SAINTE CECILE ET LA SOCIETE ROMAINE

AUX DEUX PREMIERS SIECLES

 

DOM  GUERANGER

 

TOME PREMIER ; TOME SECOND ; Accueil

 

DIXIÈME   ÉDITION

PARIS-VI°
PIERRE TÉQUI, LIBRAIRE-ÉDITEUR

82   RUE   BONAPARTE,   82

1933

 

 

 

Sainte  Cécile et la Société Romaine  aux deux Premiers Siècles

PRÉFACE

CHAPITRE  PREMIER (38-42)

CHAPITRE II (42-47).

CHAPITRE III (48-55)

CHAPITRE IV (55-58)

CHAPITRE V (57-64)

CHAPITRE VI (65-67)

CHAPITRE VII (67-76)

CHAPITRE VIII (76-98)

CHAPITRE IX (98-138)

CHAPITRE X (138-160)

CHAPITRE XI (161-171)

CHAPITRE XII

 

 

PRÉFACE

 

Les agitations de la période si troublée que nous traversons n'ont point interrompu chez les hommes studieux de notre temps l'étude des origines historiques. Dès que quelque rayon de paix vient à luire entre deux tempêtes, on ne tarde pas à s'apercevoir, par les publications sérieuses qui paraissent au jour, que de nombreux amis de la science n'ont pas discontinué d'interroger les débris du passé, durant ces longues heures où le présent offrait si peu de charmes.

C'est donc à ce moment même où la société semble en travail pour produire enfin les conditions d'une entente qui rétablisse la paix dans l'humanité dévoyée, que les annales des peuples qui ne sont plus se découvrent à nous, comme si Dieu voulait mettre sous nos yeux le spectacle

 

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de la vie entière du genre humain, pour nous faire mieux comprendre ce qui a convenu aux hommes et ce qui leur a été nuisible; pour nous révéler l'unité de plan selon lequel il procède dans le gouvernement du monde, où la liberté de l'homme apparaît entière, sans préjudice de cette souveraine direction à laquelle rien de créé ne saurait se soustraire.

L'impulsion donnée d'en haut à la science archéologique lui a fait dépasser les études déjà anciennes sur Rome et sur la Grèce; il lui a fallu désormais tendre à se rendre maîtresse de l'Egypte et de l'Assyrie, et bientôt remonter jusqu'au second berceau du genre humain, dans les plaines de Sennaar. En même temps qu'elle interroge en ces contrées lointaines des débris qui semblaient muets pour toujours, plus près de nous, elle nous restitue nos annales locales et supplée ainsi de toutes parts aux textes écrits qui nous faisaient défaut, ou que nous comprenions moins.

Au milieu de ces nobles labeurs qui nous rendent la science du passé avec une plénitude que l'on n'eût osé espérer, il était à souhaiter que l'archéologie en vint à diriger aussi ses investigations sur les origines de l'Eglise chrétienne, qu'une école a pris à tâche de travestir. Si déjà les récits de l'Ancien Testament se confirment et s'éclaircissent par leur confrontation avec les écritures de peuples anéantis,   les monuments

 

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chrétiens de l'âge des empereurs sortant tout à coup du sol romain, devaient avoir à nous révéler beaucoup de choses sur les faits qui ont accompagné la fondation de l'Eglise.

Déjà l'Afrique, la Syrie, la Gaule, ont été interrogées par de vaillants investigateurs; il était temps que Rome elle-même, qui recèle dans ses entrailles sacrées mille secrets pour le développement de l'histoire chrétienne primitive, fût aussi de nouveau explorée à la suite de ces récentes et inattendues manifestations. C'est sous le pontificat de Pie IX, qui, à la suite de tant d'autres titres glorieux, a mérité celui de second Damase, que la divine Providence a révélé tout à coup tant de précieux débris de l'âge des martyrs, à l'aide desquels l'histoire chrétienne de Rome s'illumine depuis l'âge apostolique jusqu'au temps de Constantin. Un guide était nécessaire dans cette marche si fructueuse, et la même Providence l'a fourni à notre temps en la personne de M. le commandeur J.-B. de Rossi.

En 1849, nous avions osé entreprendre de traiter l'épisode romain de sainte Cécile, que nos études sur les antiquités de la ville sainte nous avaient révélé déjà comme un point central; mais c'était à peine au moment où le P. Marchi, le docte précurseur de M. de Rossi, commençait ses grands travaux pour l'illustration de Rome souterraine, et rien ne pouvait faire pressentir encore les riches conquêtes qui devaient suivre.

 

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Notre but était de faire ressortir la beauté de cette histoire, et de la venger des dédains dont elle était l'objet depuis bientôt deux siècles. En 1853, nous donnions une seconde édition de notre livre; mais combien déjà à celte époque la situation avait changé ! D'un jour à Vautre, Rome chrétienne primitive apparaissait dans une clarté toujours croissante. Durant l'intervalle de notre première édition a la seconde, le cimetière de Lucine, s'était révélé sur ta voie Appienne, et nos lecteurs étaient à peine en possession de notre travail amendé, que la découverte du cimetière de Calliste, de la crypte des Papes et du tombeau de sainte Cécile, donnait entrée au sein même de l'Eglise chrétienne du deuxième et du troisième siècle. Dès lors notre œuvre se déclarait d'elle-même incomplète; plus d'une erreur matérielle lui devenait imputable, et notre seconde édition n'était pas épuisée, que déjà il nous paraissait évident qu'il n'était plus possible de raconter le grand rôle de Cécile, ce personnage si important, sans y joindre le récit de l'histoire chrétienne de Rome aux deux premiers siècles.

Les audaces inouïes de la critique allemande sur les origines du christianisme sont connues; néanmoins on a vu que la légèreté française peut quelquefois s'en laisser impressionner. Le haut-parler et la science boursouflée d'au delà du Rhin n'ont pas été sans produire quelques séductions, et, pour notre part, nous avons cru

 

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devoir combattre un imprudent disciple des théories exégétiques de Baur. Le meilleur moyen d'en finir avec les romans de ces professeurs prussiens, lorsqu'il s'agit de soustraire à leurs capricieux systèmes l'origine des livres du Nouveau Testament, est d'établir historiquement les conditions de la société qui accepta le christianisme. Il y a longtemps que saint Augustin a dit que « cette société était très docte et peu disposée à accepter ce qui aurait été contraire à la raison ». (De Civitate Dei, lib. XXII, cap. VIII.) Au dire de ces puissants rêveurs, qui parlent sans cesse de la critique, tout en soutenant l'identité des contraires, la classe sociale à laquelle s'adressèrent les apôtres n'aurait eu rien de commun avec cette brillante civilisation; en elle il ne faudrait voir qu'une tourbe grossière, avide d'apocryphes et nourrie de superstitions. Les faits viennent démentir ces faciles théories. Les nouvelles découvertes archéologiques montrent jusqu'à l'évidence que, dès son début à Rome, le christianisme compta dans ses rangs l'élite de la société polie. Dès lors le rôle de Cécile, sous les Antonins, ne pouvait être pleinement apprécié qu'à la suite d'un récit rétrospectif, qui montrerait l'attitude du patriciat romain en face de la prédication de l'Evangile. Au lieu d'un épisode, c'était une histoire qu'il fallait écrire.

L'étude sérieuse des lieux et des monuments, celle des écrits si lumineux et si substantiels de

 

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M. de Rossi, ses encouragements et l'amitié dont il nous honore depuis tant d'années, nous ont donné la confiance d'entreprendre cette œuvre. Mais dès lors notre rôle n'est plus simplement celui de  l'archéologue  qui examine  isolément chaque détail, propose, discute et attend; l'historien doit raconter, en mettant à profit toutes les données susceptibles de nourrir son  récit. Dans celte  rénovation de l'histoire  chrétienne de Rome, une foule de points ont été élevés au plus haut degré de certitude par notre savant maître; mais lorsque l'harmonie et la vraisemblance se montrent réunis en faveur d'un fait, nous n'avons pas hésité à lui donner place dans notre narration. Tel est le droit de l'historien; il assimile tout ce qu'il rencontre d'homogène, en ayant soin cependant de signaler comme simple conjecture ce qui lui, semblerait ne pas dépasser ce caractère. Nous l'avons fait à l'occasion; mais, pour ce qui est de nos affirmations, nous n'en avons pas produit une seule que nous ne fussions en mesure de défendre directement contre toute attaque.

Quant à l'esprit de notre livre, il est ce qu'il devait être, chrétien et catholique. Celte histoire pour nous est une histoire sacrée; car elle a pour but de raconter la conquête du monde romain au profit du Christ par ses apôtres et leurs successeurs, la fondation de l'Eglise chrétienne qui est notre mère, et enfin la vie d'une sainte que

 

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nous vénérons sur les autels. Ce que nous croyons, nous l'exprimons avec le ferme sentiment qu'éprouvent dès ici-bas ceux qui, ayant accepté la parole révélée, se sentent être les possesseurs de la vérité tout entière.

 

12 octobre 1873.

 

La faveur conquise par la Sainte Cécile de Dom Guéranger, dès sa première apparition, ne s'est point affaiblie avec les années. Si le domaine de l'archéologie croît toujours, les notions nouvelles acquises dans ce quart de siècle n'ont fait que confirmer sur la plupart des points les thèses de l'illustre Abbé. Ses livres sont de ceux qui forment jalons dans l'histoire de la science, et qu'on est heureux de connaître en eux-mêmes, indépendamment des progrès accomplis par la suite. Nous reproduisons le texte même de la dernière édition qu'ait publiée l'auteur.

 

28 mai 1897.

 

 

Sainte   Cécile et la Société Romaine aux deux Premiers Siècles

 

CHAPITRE  PREMIER (38-42)

 

Mission providentielle de Rome. — Rôle temporaire de Jérusalem. — Grandeur et succès de Rome par son patriciat. — Action de ce patriciat dans la transformation chrétienne. — Influence de la femme dans la lutte entre le christianisme et le paganisme. — Les Cornelii. — Le centurion de la cohorte Italique. — Admission des gentils dans l'Eglise par saint Pierre —   Le christianisme à Antioche. — La Chaire de saint Pierre dans cette ville. — Le nom chrétien. — Excursions apostoliques de saint Pierre dans l'Orient. —   Son retour à Jérusalem. — Sa captivité. — Son départ pour Rome.

 

La Providence divine avait préparé Rome pour servir de fondement à l'édifice du christianisme, lorsque le moment serait venu d'appeler tous

 

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les peuples à l'adoption céleste. Les annales de Rome sont la clef des temps, de même que le bassin de la Méditerranée, avec ses rivages habités par tant de peuples  divers,   devait être  le témoin et le théâtre des destinées de la race humaine tout entière. L'Assyrie et la Perse semblèrent  un  moment devenues  le  centre  d'une assimilation  redoutable  des  nationalités  orientales, et déjà elles menaçaient l'Occident; pour réduire à néant ces puissances colossales, mais éphémères, il fallut peu d'années à un jeune roi parti de la Grèce.  Quant à l'Egypte,  son  rôle était déjà fini. Ce n'était cependant pas par les armes que la Grèce devait régner sur l'Orient; ce fut par sa langue et par sa civilisation qu'elle l'envahit.  Elle  avait à  le préparer de  longue main pour la grande affiliation que Dieu avait résolu de créer entre les peuples.

Deux villes,  situées l'une et l'autre près du littoral de la Méditerranée, avaient à accomplir chacune une mission dont l'avenir du monde dépendait. La plus ancienne, Jérusalem, capitale du petit peuple hébreu,  n'était pas destinée à la conquête  armée;  mais  elle  avait l'honneur d'être   la   dépositaire   des   vérités   dont   vivent l'homme et la société,  et qui s'obscurcissaient de  plus  en  plus  sur  la  terre.   C'était  à   elle qu'étaient confiés les oracles divins, et elle devait les garder jusqu'au moment où la parole révélée se ferait jour dans toute la race humaine.

 

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Alors, des conquérants d'une espèce nouvelle se partageraient les provinces du monde, et, moins d'un siècle après leur sortie de Jérusalem, ils auraient porté le nom de Jésus-Christ au delà des régions explorées par les géographes de l'antiquité.

La seconde ville était Rome, à peine au début de ses succès, lorsque déjà la Grèce en finissait avec les Perses,  et rompait l'isolement de ces races pour qui l'Occident existait à peine. L'Empire  cependant était pour l'Occident,  et pour l'Occident par Rome. Elle était née sans bruit sur le Palatin. Son enfance s'écoula sous le régime   monarchique.   Elle   s'en   émancipa   plus tard,  et inaugura le régime consulaire qui la conduisit à l'apogée de la grandeur et de la puissance, non sans avoir eu besoin de recourir assez souvent à la dictature.

L'aristocratie romaine, qui concentrait dans le sénat les secrets de la politique et les honneurs du pontificat, fournit aussi à Rome les généraux qui commandèrent ses armées. De bonne heure, il est vrai, l'élément démocratique fit sentir ses résistances,  et fut au moment de tout perdre; mais l'habile gouvernement du sénat,  son dévouement à la chose publique, maîtrisèrent longtemps   ces   réactions   menaçantes.   Après  avoir abattu Carthage, que son instinct d'origine tyrienne semblait pousser à une jalousie implacable contre la future héritière d'Israël, il ne

 

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fallut pas à Rome plus de deux siècles pour porter son nom et sa fortune jusqu'aux frontières du monde connu. Mais, sur les derniers temps, une civilisation hâtive introduisait la corruption des mœurs dans son sein, l'ambition et la cupidité déchaînaient des passions égoïstes, et l'on put prévoir que celte Rome si fière, ayant achevé sa mission de conquérante, s'affaisserait sur elle-même, et se donnerait au premier maître à qui il plairait d'en faire son esclave.

Ses destinées cependant  étaient loin d'être épuisées,  et l'on peut même dire que tout ce qui avait précédé n'était qu'un commencement et comme le glorieux prélude de ce qui devait suivre. Au temps marqué, les promesses du ciel à la terre s'étaient enfin accomplies. Les oracles dont Jérusalem était dépositaire avaient reçu leur éclaircissement par les faits. Le Christ, qui était l'attente des nations, était venu, et il avait fondé son Eglise.  Mais  l'orgueilleuse Jérusalem,  qui méprisait tout ce qui n'était pas juif,  préféra l'ombre à la lumière, la lettre à l'esprit, et son infidélité fut le signal de la substitution de la gentilité dans les destinées de la race de Jacob. Dès lors, la mission de Rome allait être d'entreprendre une nouvelle conquête du monde, dans le but « de réunir en société les enfants de Dieu, qui jusque-là étaient dispersés sans lien visible sur la surface de la terre ». (Johan., XI.) En même temps, le passé de la ville de Romulus

 

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était expliqué. Ce n'était pas pour le profit des Césars qu'elle avait conduit tant d'expéditions sur terre et sur mer. De nombreux passages de prophéties annonçaient l'annexion de toutes les races au culte du vrai Dieu, et Rome avait été appelée à réunir tous les peuples sous une même capitale, afin d'abaisser devant la prédication évangélique les barrières qu'eussent opposées tant de nationalités diverses et ennemies. Ce n'était donc pas en vain que cette ville superbe avait la conscience de son éternité; mais elle n'avait pas prévu qu'il lui faudrait d'abord mourir en tant que cité païenne, peur revivre à jamais comme capitale de l'universelle religion, et pour devenir l'instrument de la civilisation du monde

Dans cette transformation, Rome ne devait pas perdre la forme imposante et souveraine sous laquelle elle avait apparu aux yeux des peuples. Il lui fallait seulement abaisser ses faisceaux devant la croix, s'assimiler l'élément divin que lui inoculeraient ses deux pacifiques conquérants venus de la Judée, et restituer cet élément, devenu désormais le sien, à toutes les nations de la terre. Ce ne sera plus du Capitole aux toits dorés que descendront les volontés impérieuses du peuple-roi; ce sera du Vatican, tombeau sacré d'un vieillard immolé par Néron, que partiront ces décrets doctrinaux qui maintiennent et éclairassent la vérité révélée, ces lois disciplinaires

 

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qui épurent et conservent les mœurs; et la société spirituelle, qui a là son centre, a déjà traversé dix-huit siècles, gardant toujours la même hiérarchie, le même principe d'autorité, le même symbole qui se développe et ne change jamais. Entre les faits caractéristiques qui amenèrent une si vaste et si profonde révolution, il est à propos  d'étudier  l'accueil  que  rencontra  dans cette ville la  prédication évangélique, unique moyen de conquête qui fut employé par le christianisme. Pour cela, détournons un moment nos regards de cette corruption colossale qui fait de Rome,  sous les Césars, le scandale du monde, et cherchons la véritable raison des succès qui avaient élevé cette ville au-dessus de tout. A la différence des républiques éphémères de la Grèce, dont l'action politique ne s'étendit pas, la république romaine passa, comme naturellement, de la conquête de l'Italie à celle du monde. A quelle cause est dû un tel succès? A la moralité, à la dignité que montrèrent dans l'exercice de leur haute influence un petit nombre de familles romaines qui se transmirent, durant plusieurs siècles, la tradition du dévouement à la chose publique. C'est par elles que tout s'accomplit, par elles que Rome antique aurait duré, si ses mœurs, tombées en décadence, n'avaient pas paralysé enfin cet élément qui avait été sa vie.

On suit aisément, dans l'histoire romaine, la trace de l'action de ces races patriciennes,

 

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desquelles tout émane pour le maintien et le progrès de Rome; mais arrive le moment où cette action s'arrête. Ces nobles familles ne sont pas éteintes encore, mais leur influence dans l'ordre politique a cessé. Pour citer deux noms en particulier, les Cornelii et les Caecilii ont tout conduit, tout décidé dans Rome depuis plusieurs siècles; mais après la défaite de Thapsus, où triompha la fortune de César, ils semblent s'effacer et disparaître. La place est désormais à l'empire brutal de la force, qui s'éleva sur les corruptions de la république et dont la durée ne s'explique que par la vigueur de tempérament qu'avaient su donner à Rome les mâles patriciens dont nous venons de rappeler les services. Cependant ces illustres races n'avaient pas toutes péri : Dieu les gardait pour la Rome nouvelle. Elles devaient en être les premières assises, et les plus résistantes. Sans bruit et sans jactance, elles s'enrôlèrent dans la cité du Christ, à la parole de l'humble juif, venu de l'Orient pour refaire l'œuvre de Romulus. Si généreux fut leur dévouement, que, pour reconnaître et suivre leur action dans la transformation de Rome, il faut, le plus souvent, recourir aux moyens de l'archéologie, tant sont rares et entrecoupés les documents qui ont survécu aux destructions de Dioclétien; mais, si cruelles que soient les pertes que nous ont infligées la violence des persécuteurs et les ravages du temps,

 

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la conclusion historique que nous venons d'énoncer n'en arrive pas moins au plus haut degré de certitude.

Plus d'un lecteur s'étonnera d'entendre émettre une semblable assertion, accoutumé que l'on est à voir se dérouler,  chez les historiens en vogue, les annales de l'Empire, sans un mot qui révèle le travail qui s'opère dans son sein,  ni qui  fasse  pressentir  l'explosion  victorieuse  du christianisme qui signala le début du quatrième siècle. Cependant, on aura beau la passer sous silence, l'arrivée du juif Pierre dans Rome n'en est pas moins le point de départ de la société moderne, et il serait peut-être temps d'en tenir compte.

Jusqu'ici M. de Ghampagny a été le seul historien qui ait songé à mener parallèlement les fastes de l'Eglise chrétienne avec les événements de l'Empire, et c'est le mérite principal et en même temps le cachet de son œuvre admirable. Les autres,  en traçant la triste succession des Césars et de leurs continuateurs,  semblent n'avoir qu'une préoccupation. A chaque changement de règne, ils comptent sur le retour de la liberté romaine. Ils se lamentent de ne pas voir Rome ressusciter enfin. A l'arrivée des Antonins sur la scène du monde, on les voit saisis d'une naïve espérance; on dirait qu'ils ignorent encore que Commode sera le fils de Marc-Aurèle.  Ce serait leur rendre service de leur dire, une bonne

 

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fois, que la Rome à laquelle ils rêvent a disparu pour jamais, avec les antiques mœurs auxquelles elle dut ses grandeurs et sa durée.

D'autres vous disent gravement que, sous les premiers Césars, le stoïcisme qui se répand plus ou moins dans l'aristocratie, dans les familles riches et lettrées, « obtient le premier triomphe », et que le christianisme, « qui s'adresse aux pauvres, aux esclaves, à ceux qui désespèrent », n'arrive au second qu'avec beaucoup de temps. (BEULÉ, Le Sang de Germanicus.) Quel rêve encore de croire à un triomphe du stoïcisme dans la société romaine, parce que quelques individus des classes supérieures, indignés des hontes et des crimes du Palatin, se roidirent contre le sort, et quittèrent fièrement la vie ! En quoi ces imitateurs de Caton avancèrent-ils le retour des mœurs et des vertus de l'ancienne Rome? Quelle révolution ont-ils opérée? Que restait-il à la fin du deuxième siècle de ces quelques exemples d'un mépris de la vie, qui procède plus encore de l'orgueil que de la grandeur d'âme, et n'a d'autre compensation qu'une admiration stérile et promptement blasée? Mais la pensée de l'historien qui cherche un contraste à effet, est allée se heurter contre le préjugé séculaire que tant de maladresses ont contribué à établir, et qui n'en est pas moins en contradiction avec les faits les plus positifs. Le recrutement du christianisme n'aurait eu lieu, durant un long temps,

 

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que dans les classes infimes de la société : telle est l'idée régnante dans beaucoup d'esprits, et que le retour à la véritable histoire, à la critique digne de ce nom, peut seul déraciner.

Les faits, on le verra bien, démentent formellement cette appréciation. Il est constant que le christianisme s'est adressé simultanément à tous les rangs de la société, par là même qu'il proclamait l'entière égalité des hommes devant Dieu. Si  les  classes humbles  et  souffrantes  lui  ont fourni plus de fidèles, c'est d'abord parce qu'elles sont de beaucoup les plus nombreuses; ensuite parce que les apôtres et leurs successeurs s'adressaient à  tout  ce  qui  était  humain. « Dans  le Christ, dit saint Paul, il n'y a plus de distinction entre le Juif et le Grec, entre l'esclave et l'homme libre, entre l'homme et la femme : tout devient un en lui. » (Gal., III.)

Que des membres nombreux de l'aristocratie romaine aient goûté cette doctrine, qu'ils l'aient préférée à la morgue du stoïcisme, c'est ce que démontreront avec évidence les récits qui vont suivre. Les fils des Scipions et des Metelli, derniers survivants des races héroïques de la première Rome,  ont passé dans la nouvelle avec leurs  traditions,  avec  leur considération,  avec leurs lumières, et la société chrétienne a représenté dès le principe la société humaine avec ses inégalités naturelles,  fondues dans le fraternel sentiment de la charité. Et pourquoi les grands

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sont-ils venus ainsi partager le droit de cité avec les humbles? Pourquoi ont-ils bravé l'impopularité, la disgrâce, tous les périls humains, comme on le verra, si ce n'est parce qu'ils avaient connu et apprécié la réalité des faits qui témoignaient de la mission divine du Christ? Et c'est ici que s'écroule tout le système de l'idéologie allemande, qui s'est plu à ne voir dans les chrétiens des deux premiers siècles qu'un vulgaire ignorant, accoutumé à se nourrir de fables. Il n'en est pas ainsi : dès le principe, la société chrétienne a existé complète, à tous les degrés sociaux, ayant à sa tête les classes intelligentes, et demeurant solidaire sur toute la ligne, quant aux doctrines qu'elle professait et quant aux documents écrits sur lesquels elle s'appuyait. On a opposé aux docteurs d'outre-Rhin et à leurs fantaisies audacieuses de victorieux arguments de détail; mais celui que l'on est en droit de tirer de la composition de la société chrétienne du premier âge, suffirait à lui seul pour rompre les rêves auxquels leur subjectivité se laisse aller si volontiers sous le nuage hégélien.

Dira-t-on que, s'il en est ainsi, le christianisme est venu en son temps, et que dès lors rien n'est moins étonnant que son triomphe? Certes ce n'est pas nous qui contesterons que l'Eglise chrétienne ait apparu à son moment prédestiné. Les temps sont à elle et pour elle, et nous venons d'affirmer que la Rome chrétienne a été la raison

 

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d'être de la Rome antique, mais il ne faut pas oublier que la substitution ne s'est faite qu'à la suite d'une lutte violente qui n'a pas duré moins de trois siècles. Or, dans cette lutte,  celle qui était appelée à devenir la Rome nouvelle a été constamment désarmée, tandis  que  l'ancienne avait à sa disposition toute la force matérielle amassée dans le passé. En face du césarisme impitoyable, des fureurs de la populace, de la haine des philosophes et des rages de la superstition, vous ne voyez que des hommes détachés de la vie présente,  désireux de  s'effacer,  remplis de mansuétude et de bienveillance, au point que les païens eux-mêmes sont forcés de le reconnaître, tout en les immolant. Cette portion notable de l'aristocratie romaine, qui combattait côte à côte avec les pauvres et les humbles, mettait le caractère de chrétien  bien  au-dessus de toutes les gloires du patriciat; elle prodiguait ses richesses et son sang pour la Rome nouvelle; mais elle se montra constamment passive devant la violence. Si donc elle l'a emporté, si le christianisme a vaincu, la victoire doit être attribuée à Dieu, et non aux forces humaines.

Il importe aussi de reconnaître, dans cette lutte pour l'établissement de la nouvelle Rome, un phénomène que n'avait pas vu l'ancienne. Les rangs des guerriers y sont doublés. La femme combat à côté de l'homme. En vain la loi romaine la tenait sous le joug; le baptême l'a

 

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émancipée, et le triomphe qui viendra un jour, c'est elle, autant que l'homme, qui l'aura amené. Des épouses, des veuves, des jeunes filles, affronteront César et son préfet, elles braveront les tortures et la mort, afin que le Christ règne sur cette ville superbe qui se débat en vain. A. force de vertu, de pureté et de courage, elles disputeront aux plus nobles fils du patriciat romain l'honneur de la victoire. Telle est Cécile au milieu du groupe des martyrs de Rome; vouée au Christ, et fidèle en même temps aux traditions de sa race, h elle seule, elle révèle la rénovation de son sexe, et donne à connaître ce qui, même après l'écroulement de Rome, était encore resté de grandeur chez les héritiers des fondateurs de sa puissance. À la suite de ces diverses considérations, que nous avons crues utiles au lecteur, nous abordons enfin nos récits.

La gens Cornelia, originaire de la Sabine, paraît sur les fastes consulaires dès l'an de Rome 269, par le nom de Servius Cornélius Cossus, qui a pour collègue un Fabius. Ces deux familles aidèrent puissamment Rome à sortir de son berceau, et si les 3o6 Fabiens versèrent héroïquement leur sang dans la lutte contre Veïes, Cornélius Cossus s'y distingua en tuant de sa propre main le roi Tolumnius, et, le premier après Romulus, il eut la gloire de remporter les dépouilles opimes.

De constants et courageux efforts ayant amené

 

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l'unité de l'Italie, une impulsion mystérieuse et irrésistible lance les aigles romaines à la conquête du monde. C'est sous la conduite des Cornelii que s'avancent les armées et les flottes. Un seul nom, celui des Caecilii Metelli, partage avec eux de tels services et une telle renommée. Embelli du surnom de Scipion, en souvenir d'un acte de piété filiale, le nom des Cornelii éclate de plus en plus. Les titres d'Africain et d'Asiatique viennent le compléter; et sur les trophées de cette race héroïque sont inscrits les noms de Carthage et de Numance.

Les plus antiques familles cherchent l'alliance des Cornelii. La femme de Scipion l'Africain est une Emilia, et leur fils, L. Cornélius Scipion, adopte un fils de Paul Emile, qui se rend illustre sous le nom de Scipion Emilien. Leur fille aînée épousa le fils de ce Scipion Nasica, qui fut proclamé par le sénat « le plus honnête homme de la république »; et la sœur de celle-ci fut la célèbre Cornélie, femme de T. Sempronius et mère des Gracques.

L'alliance avec les Caecilii avait manqué jusque-là aux Cornelii. Elle eut lieu dans les derniers temps de la république, en la personne de l'arrière-petit-fils de Scipion Nasica, qui, adopté par les Metelli, s'appela désormais Q. Caecilius Metellus Scipion. C'est en celui-ci que devait s'arrêter le rôle politique de ces deux grandes races. Par elles, Rome avait soumis le monde;

 

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mais l'Empire était à la veille de commencer. Q. Caecilius Metellus Scipion lutta jusqu'à la fin contre la fortune de César et devint le chef du parti de Pompée. Après Pharsale, il fut le bras de la réaction armée qui se déclarait sur la côte africaine; Petreius et Caton combattirent sous ses ordres; mais c'en était fait de l'ancienne Rome, et le noble chef qui représentait à la fois les Cornelii et les Caecilii périt dans la sanglante défaite de Thapsus.

C'est maintenant sur un autre théâtre qu'il nous faudra chercher ces grands noms. Sous l'empire des Césars, qui doit marcher par des hommes nouveaux, et surtout par des affranchis, nous ne saurons plus qu'il est encore des Cornelii que par les fastes consulaires sur lesquels une sorte de décence semble exiger que leur nom paraisse de temps à autre. Malgré cet effacement, qui leur est commun avec les descendants des autres familles illustres, quelques-uns de leurs membres s'enrôleront volontairement sous les drapeaux; ils y occuperont quelque grade subalterne, mais l'histoire ne nous les montrera plus chargés d'un commandement supérieur. C'est dans ces conditions que nous apparaît à Césarée de Palestine, vers l'an 38 de l'ère chrétienne, un Cornélius, simple centurion de la cohorte Italique.

On sait que dès le temps d'Auguste, l'inertie et le dégoût des camps s'étaient déjà emparés à

 

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tel point des Romains dégénérés, que ce prince, après des efforts inouïs, se vit contraint d'exempter Rome et l'Italie du service militaire; en sorte que désormais les légions romaines ne se recrutèrent plus que dans les provinces. Les rares citoyens de Rome que l'honneur de leur nom sollicitaient encore à ne pas décliner la gloire des armes, et qui dédaignèrent cette immunité honteuse, formèrent, en dehors des légions, des cohortes de volontaires commandées par un tribun et des centurions. Ces cohortes, qui furent lentes à se compléter et dont la première fondée paraît avoir été celle qui résidait en ce moment à Césa-rée de Palestine, finirent par s'élever au nombre de trente-deux. On les trouve désignées sur les monuments epigraphiques par un nom qui rappelle leur mode de recrutement : Cohors Italica, Cohors civium Romanorum voluntariorum, Cohors Italicorum voluntariorum, Cohors ingenuo-rum  civium  Romanorum. (Borghesi, Œuvres epigraphiques, t. II.) Composées de ce que Rome possédait encore de citoyens qui n'acceptaient pas les mœurs de la décadence, il n'y a pas lieu de s'étonner d'y rencontrer un Cornélius.

Cet officier, que les Actes des Apôtres nous font connaître, avait à Césarée un état de maison comme il convenait à un personnage de distinction. Quant à sa vie, elle était celle d'un de ces gentils qui, ne s'étant pas laissé envahir par les dégradations du paganisme, s'élevaient à Dieu,

 

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« qui veut le salut de tous les hommes » (I Tim., II), et a ouvert à chacun une voie qui, s'il ne la méprise pas, doit le conduire au bonheur éternel. L'héritier des Cornelii se sentait attiré d'en haut par un instinct divin. Son séjour dans un pays et au milieu d'une race chez laquelle régnait le monothéisme, l'occasion d'entendre sans cesse parler du vrai Dieu et des Ecritures inspirées par son Esprit, ouvrirent de plus en plus son cœur à la piété. Ses prières étaient fréquentes, il répandait d'abondantes aumônes, et s'était acquis l'estime et la reconnaissance des juifs de Césarée. Sa bonté et ses vertus avaient amené les gens de sa maison à suivre ses exemples, et, même parmi ses soldats, il s'en trouvait qui subissaient son influence.

Le moment arriva où Dieu voulut manifester à quel point les mérites de ce Romain lui étaient agréables. Un ange apparaît à Cornélius, et lui donne l'ordre d'envoyer chercher à Joppé un homme appelé Simon et surnommé Pierre, et de se rendre à tout ce que lui dira cet homme. Cornélius députe aussitôt à Joppé deux des gens de sa maison avec un soldat romain qui conformait sa vie aux exemples de son chef. Comme ils étaient en route, Dieu envoie à Pierre une vision mystérieuse, dont l'effet devait être de le disposer à l'événement qui se préparait. Arrivé à Césarée, l'Apôtre voit venir à lui le centurion, qu'un instinct supérieur précipite à ses pieds. Jérusalem et

 

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Rome sont en présence. Le Juif relève avec empressement l'héritier des Cornelii, et lui adresse cette solennelle parole : « Dieu m'a fait voir que l'on ne doit plus traiter aucun homme d'impur ni de profane. » (Act., X.)

Le Romain prend alors la parole, et raconte avec une noble simplicité l'apparition de l'ange qui est venu le visiter. Il exprime à l'apôtre une vive reconnaissance et témoigne de sa disposition à accepter, lui et les siens, tout ce que le Seigneur daignera révéler par la bouche de son envoyé. La scène devenait de plus en plus solennelle, lorsque de la bouche inspirée du vicaire du Christ descendent ces paroles : « Je le vois, Dieu ne fait point acception des personnes; mais, en toutes les nations, celui qui le craint et vit selon la justice, celui-là lui est agréable. » II n'y avait donc plus ni juif ni gentil, et si, dans le passé,  Dieu avait montré sa prédilection pour Israël, cette prédilection passait en ce moment même à tous les peuples de la terre. Que manque-t-il encore à Cornélius? La connaissance de Jésus-Christ, en qui la paix a été accordée par le ciel à tous les hommes.

Alors l'apôtre commence à exposer le mystère de l'adoption divine. Il montre le Christ envoyé de Dieu, sa mort pour le rachat du genre humain, sa résurrection, le droit qu'il exerce de juger les vivants et les morts, le ministère apostolique qu'il  a institué,  enfin la rémission  de

 

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leurs péchés, promise à ceux qui croiront en lui. Pierre parlait encore, et soudain l'Esprit-Saint descend d'une manière sensible sur Cornélius et sur ses compagnons. Les chrétiens juifs que l'apôtre avait amenés de Joppé sont dans la stupeur; mais Pierre, rempli d'un feu divin, s'écrie : « Ces hommes, qui viennent de recevoir le Saint-Esprit comme nous l'avons reçu nous-mêmes, qui donc s'opposerait à ce qu'ils soient baptisés? » Tout aussitôt l'eau régénératrice est versée, Cornélius en sort purifié, et Rome est devenue chrétienne dans la personne d'un de ses plus illustres représentants.

Il n'appartenait qu'à Pierre de consommer cette alliance. Au jour de la Pentecôte, il avait harangué la foule des juifs réunis autour du cénacle, et, par sa parole, il en avait conquis trois mille, fondant ainsi sur Israël fidèle l'Eglise chrétienne. Mais la masse de ce peuple rejetant avec fureur le nom de celui qu'elle avait crucifié, l'heure approchait où la plénitude des nations, comme parle saint Paul, allait être appelée à l'héritage des promesses. Cette heure avait enfin sonné; mais il fallait que Pierre, le pasteur universel, après avoir ouvert la porte de l'Eglise aux juifs, l'ouvrît aussi aux gentils, afin que l'unité de l'Eglise se manifestât dans toute sa grandeur.

Le bruit de l'événement de Césarée parvint bientôt aux oreilles des chrétiens juifs de Jérusalem, et, perdant de vue les oracles des

 

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prophètes qui avaient annoncé que les gentils seraient appelés à remplacer Israël, ils s'inquiétaient et se laissaient aller au trouble. Pierre dut se rendre à Jérusalem et donner l'explication de ce qui avait eu lieu au sujet de Cornélius et de sa maison. Sa parole apaisa les inquiétudes, et, loin de s'irriter de voir les gentils admis dans l'Eglise, la chrétienté de Jérusalem glorifia Dieu, qui remplissait ainsi la promesse qu'il avait faite de convoquer un jour à son alliance tous les peuples de la terre.

En lisant ce récit au livre des Actes, on demeure stupéfait de l'audace de ces renommés professeurs qui ont osé affirmer que saint Pierre fut constamment le représentant de l'élément judaïque dans l'Eglise, et qu'il ne vit pas avec bienveillance l'admission des gentils. Il est vrai que, sans égard aux premiers principes de la critique, se sentant gênés par le livre des Actes des Apôtres, ils ont décidé de le tenir désormais pour apocryphe, suivant ainsi l'exemple de leur prédécesseur, Luther, qui, voulant faire prévaloir son étrange et facile doctrine sur l'inutilité des bonnes œuvres pour le salut, et rencontrant une redoutable contradiction dans l'Epître de saint Jacques, s'avisa de la retrancher de la Bible. Nous ne pouvons assurément renoncer, par égard pour l'école de Tubingue, à un livre aussi ancien que le christianisme, et nous serons en mesure de démontrer la prédilection de saint Pierre pour

 

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les gentils par d'autres arguments encore que ceux qui nous sont fournis dans les récits de saint Luc.

La nouvelle du baptême de Cornélius et la décision rendue par le chef du collège apostolique se répandirent promptement hors de Jérusalem. Le bruit en parvint jusqu'à des chrétiens qui habitaient l'île de Chypre et la Cyrénaïque, où ils s'étaient réfugiés durant la persécution juive, dont le martyre de saint Etienne avait été le sanglant épisode. Ces disciples, s'étant rendus à Antioche, se mirent à prêcher la foi aux gentils; et Dieu favorisant leur parole, ils arrivèrent en peu de temps à former un noyau de fidèles sortis du paganisme, dans cette ville où jusqu'alors on n'avait encore annoncé l'Evangile qu'à des juifs.

Ce succès d'un genre nouveau, qui venait faire suite au baptême de Césarée, ne tarda pas à être connu à Jérusalem. Afin de confirmer dans la foi les néophytes, on fit partir pour Antioche un juif, nommé Barnabe, personnage qui jouissait d'une haute estime. Celui-ci, étant arrivé, ne tarda pas à s'adjoindre un autre juif converti depuis peu d'années et désigné encore sous le nom de Saul, qu'il devait plus tard échanger en celui de Paul, et rendre si glorieux dans toute l'Eglise. La parole de ces deux hommes apostoliques dans Antioche suscita du sein de la gentilité de nouvelles recrues, et il fut aisé de

 

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prévoir que bientôt le centre de la religion du Christ n'allait plus être Jérusalem, mais Antioche; l'Evangile passant ainsi aux gentils, et délaissant la ville ingrate « qui n'avait pas connu le temps de sa visite ». (Luc, XIX.)

La voix, de la tradition tout entière nous apprend que Pierre transporta sa résidence dans cette troisième ville de l'Empire romain, lorsque la foi du Christ y eut pris le sérieux accroissement dont nous venons de raconter le principe. Ce changement de lieu, le déplacement de la Chaire de primauté montrait l'Eglise avançant dans ses destinées, et quittant l'étroite enceinte de Sion pour se diriger vers l'humanité tout entière. La troisième et dernière station de cette Chaire devait être Rome, et la vocation de Cornélius en avait été le gage; mais auparavant il convenait qu'elle s'arrêtât quelque temps dans la capitale du monde oriental, centre du mouvement hellénique. Désormais un courant mystérieux va s'établir entre la race grecque et la race latine, et de Rome à Antioche et à l'Asie Mineure, en passant par la Grèce, le bassin de la Méditerranée sera fréquemment sillonné par les deux apôtres principaux. L'émancipation du christianisme, à l'égard du judaïsme, est donc proclamée sans retour.

Nous apprenons du pape saint Innocent Ier, dans une lettre à Alexandre, évêque d'Antioche, écrite en 415, et de Vigile, évêque de Thapsus,

 

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qui florissait à la fin du même siècle, qu'une réunion des apôtres, qui résidaient encore à Jérusalem, eut lieu à Antioche; et que l'on doit rapporter à cette assemblée ce que dit saint Luc dans les Actes, qu'à la suite de ces nombreuses conversions de gentils, les disciples du Christ furent désormais appelés « chrétiens ». La nouvelle société se propageant ainsi au dehors, il devenait nécessaire qu'elle se produisît sous un nom qui lui fût propre, nom dérivé de celui de son fondateur, et que toute solidarité avec la Synagogue fût enlevée pour jamais,

Pierre avait donc fixé son séjour à Antioche; mais de cette ville, sa pensée se dirigeait déjà sur la capitale du monde, où son Maître divin régnerait un jour. Nous verrons bientôt qu'il n'oubliait pas Alexandrie. En attendant que le signal d'en haut lui fût donné de lever sa Chaire et de la transporter en Occident, il devait obéir au précepte du Christ, qui avait recommandé à ses apôtres de parcourir la terre, afin d'y semer la parole de vie. Le livre des Actes, à l'époque où le christianisme était encore concentré à Jérusalem, nous montre déjà Pierre visitant avec l'activité d'un chef les lieux de la Palestine, où la prédication avait chance de réussir. Ayant fait choix d'Antioche pour le siège ordinaire de son autorité, il voulut néanmoins remplir sa mission d'apôtre, et choisit pour apanage les régions dont se composa il la province d'Asie. Le

 

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Pont, la Cappadoce, la Galatie, la Bithynie, connurent son visage et entendirent sa voix. On est à même d'apprécier les succès qu'il obtint, et l'affection qu'il garda toujours pour ces Eglises qui devaient leur existence à ses labeurs, par les soins dont il les entoura. L'élément de la gentilité formait le fond de ces communautés chrétiennes, comme nous aurons l'occasion de le montrer, et, en opérant ainsi sur la société païenne, l'apôtre s'essayait au ministère qu'il allait bientôt être appelé à exercer dans Rome. Il pénétrait toujours plus le mode d'instruction auquel seul étaient accessibles les hommes qui n'avaient pas eu la préparation du judaïsme, et Dieu dirigeait son vicaire à l'entier accomplissement de ses desseins sur le monde.

Au retour de ses premières pérégrinations de l'Asie, Pierre eut le désir de revoir Jérusalem, où Jacques le Mineur occupait le siège épiscopal. La ville de David et de Salomon venait de voir arriver dans ses murs, avec toute la pompe royale, au printemps de l'année 41, Hérode Agrippa, que l'empereur Claude envoyait prendre possession de la couronne de Judée. L'Iduméen sentait le besoin de se concilier dès son arrivée la faveur populaire, et il comprit qu'en sacrifiant quelques victimes au fanatisme judaïque, surexcité de plus en plus par les progrès de l'Eglise chrétienne et par l’admission des gentils avec les transfuges de la  Synagogue,  il s'attacherait

 

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plus étroitement la multitude aveugle. Il se saisit donc de Jacques le Majeur, qui se trouvait pour le moment à Jérusalem, et lui fit trancher la tête. Le respect dont les juifs entourèrent longtemps Jacques le Mineur l'empêcha de porter la main sur lui; mais, ayant su que Pierre était dans la ville, il le fit arrêter et jeter dans un cachot, se proposant de l'immoler après la fête de Pâques, qui était proche (année 42). Nul coup ne pouvait être plus sensible à la chrétienté de Jérusalem. Durant la captivité de Pierre, « la prière de l'Eglise pour lui était sans relâche », nous dit saint Luc. (Act., XII.) On sait que cette captivité fut de courte durée. Un ange vint délivrer l'apôtre; mais Jérusalem n'était plus un séjour sûr pour Pierre. Il ordonna que l'on fît part de sa délivrance à Jacques le Mineur, et, jugeant inutile de braver plus longtemps le courroux du tyran, il sortit de la ville.

Mais l'heure était venue où, préparé par l'honneur de cette nouvelle confession, le prince des apôtres devait enfin partir pour sa destination finale et prendre possession de l'Occident. Ce départ dut être aussi secret qu'il fut rapide, à raison des périls qui menaçaient l'apôtre. Pierre emmenait avec lui Marc, son disciple, qui l'avait suivi dans les pérégrinations de l'Asie, et dont il avait été à même d'éprouver le courage et le dévouement.

 

 

CHAPITRE II (42-47).

 

Claude empereur. — Saint Pierre au Transtévère. — Aquila et Priscille. — Le vicus Patricius. — Cornélius Pudens. — Relations avec saint Pierre. — L'église Sainte-Prisque au mont Aventin. — L'Evangile de saint Marc écrit en vue des gentils. — Epître de saint Pierre. Application du christianisme à la société de l'Empire. — La Babylone coélue. — Mission de saint Marc à Alexandrie. — Evodius à Antioche. — Les Pomponii. — Pomponia Graecina. — Sa conversion au christianisme. — Les Flavii. — Relations de Philon avec saint Pierre. — Cimetière Ostrianum. — Première Chaire de saint Pierre. — Séditions au quartier des juifs. — Expulsion des juifs par J'édit de Claude. — Retour de saint Pierre en Orient.

 

L'empereur Claude était entré dans la deuxième année de son règne, lorsque Pierre se présenta aux portes de Rome. On était encore au printemps de l'année 42; c'est du moins ce que donne lieu de conclure l'ensemble des monuments qui

 

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s'accordent à fixer la durée de l'épiscopat romain du prince des apôtres à vingt-cinq années, mais ajoutent tous également un surplus de quelques semaines, pour arriver au 29 juin 67, jour de son martyre.

On ne saurait douter que Rome ne renfermât déjà dans son sein quelques chrétiens. Saint Luc donne lieu de penser qu'au nombre des néophytes du jour de la Pentecôte, à Jérusalem, se trouvaient des pèlerins juifs venus de la capitale de l'Empire. D'ailleurs l'activité et les migrations continuelles des enfants de Jacob, leurs communications incessantes, sont des faits qui résultent de leur histoire tout entière. La grande crise qui travaillait en ce moment le judaïsme, les  passions  dont Jérusalem  récalcitrante était l'ardent foyer, devaient se faire sentir dans une ville où l'agrégation israélite était considérable; mais si l'immense majorité des juifs, à Rome comme ailleurs,  repoussait Jésus de Nazareth, la minorité courageuse qui l'acceptait ne pouvait manquer d'y être déjà représentée.  Avant son arrivée, Pierre, chef du christianisme, connaissait la situation, et il devait même posséder des renseignements précis sur les personnes.

Nous savons par Philon que la colonie juive de Rome avait été, de la part d'Auguste, l'objet d'une tolérance et même d'une bienveillance marquées. Il avait consenti à lui laisser occuper une partie considérable de la région transtibérine,

 

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approuvant qu'on y exerçât le culte mosaïque avec une entière liberté. Un cimetière juif, récemment découvert sur le Janicule, avec des monuments et des inscriptions remontant à la plus haute antiquité, est venu confirmer cette donnée historique, et attester l'importance de l'établissement des juifs dans ce quartier.

Fidèle à la ligne de conduite que suivirent constamment les prédicateurs de l'Evangile, Pierre devait commencer par les juifs son apostolat dans Rome.  Ce fut donc au quartier des juifs qu'il vint prendre son premier séjour. Sur une des collines du Janicule, l'église Saint-Pierre in Montorio atteste encore l'emplacement de la maison  qu'il  habita.  Quant aux  hôtes  qui  le reçurent, on est en droit de conjecturer que ce durent être les deux époux juifs Aquila et Priscille, dont nous sommes à portée de suivre les intimes relations avec saint Pierre et saint Paul. Tout porte à croire qu'ils étaient du nombre des juifs qui avaient déjà embrassé le christianisme avant l'arrivée du prince des apôtres dans Rome.

Aquila, riche industriel, s'employait à la fabrication des tentes pour l'armée et pour les particuliers, et l'on voit, par l'ensemble des détails qui nous sont parvenus sur lui, qu'il devait jouir d'une grande aisance.

Mais Pierre, devenu habitant de Rome, n'avait pas seulement à entretenir des relations avec ses

 

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compatriotes qui formaient une petite cité juive au Transtévère; les rapports qu'il avait eus à Césarée avec un Cornélius l'appelaient au vicus Patricius, où le grand événement qui s'était accompli en faveur du centurion de la cohorte Italique ne pouvait manquer d'avoir eu quelque retentissement. Les Cornelii ne cherchaient plus à figurer sur la scène de Rome; mais leurs relations de famille n'en étaient devenues que plus étroites. Il est impossible que le centurion de Césarée, dont nous avons connu l'empressement à communiquer le bienfait de la foi à ceux qui l'entouraient, soit demeuré sans faire connaître aux siens dans Rome la faveur dont il venait d'être l'objet. Lui-même, qui n'avait avec l'armée d'autre lien que celui d'un service volontaire, ne sera-t-il pas rentré dans ses foyers, sachant surtout que Pierre, son initiateur, devait tôt ou tard choisir Rome pour séjour?

Les Actes de sainte Praxède et les Martyrologes les plus anciens s'accordent à nous montrer saint Pierre devenu, sur le Viminal, dans le quartier le plus aristocratique de Rome, l'hôte d'un personnage de race sénatoriale qui est appelé Pudens.  Ce Pudens appartenait-il à la gens Cornelia?  Les faits archéologiques  peuvent  seuls donner la solution du problème. Une inscription que l'on ne saurait renvoyer au delà des premières années du troisième siècle, découverte au siècle dernier dans l'église Sainte-Pudentienne,

 

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fermait le loculus d'une femme chrétienne qui réunit les deux noms :

 

CORN.   PVDENTIANETI

BENEM.   Q.   VIXIT.   AN.   XLVII.

D.   I.    VAL.   PETRONIVS   MAT.

DVLC.   IN   PACE

 

En 1776, on découvrit à Rome, dans une fouille faite à l'église Sainte-Prisque, un titulus gravé sur cuivre, se rapportant a l'année 222, et offert par une ville d'Espagne à Gaïus Marius Pudens Cornelianus,   personnage  de l'ordre  sénatorial. (De Rossi,  Bulletin,  année V.)  Ces deux  faits suffiraient à eux seuls pour donner à penser que l'alliance des noms Pudens et Cornélius pouvait exister déjà au premier siècle. Comme nous ne tarderons pas à en administrer en son lieu la preuve directe, nous ne ferons aucune difficulté de désigner dès à présent par le nom de Cornélius Pudens le personnage qui eut l'honneur de donner l'hospitalité à saint Pierre. Un monument incontestable  nous  donnera  même le droit de produire ensuite son fils appelé des mêmes noms.

Le récit de saint Luc sur la conversion du centurion de la cohorte Italique se termine par un trait qui vient confirmer d'une manière inattendue  le  fait  que  nous  racontons.   On  y  lit qu'après son baptême, Cornélius obtint de Pierre

 

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qu'il voulût bien passer quelques jours sous son toit. Il n'est pas permis d'ignorer l'importance que les Romains attachaient à l'hospitalité. Celui que l'on avait reçu à son foyer devenait dès lors comme un membre de la famille. L'alliance contractée avec lui, et représentée par le signe appelé tessera, devenait perpétuelle. Elle liait les parents mêmes de celui qui avait ainsi ouvert sa maison à cet étranger, devenu un frère, s'il était jeune encore, un père s'il était avancé en âge.

Le séjour de Pierre au Transtévère ne dut donc pas être de longue durée; l'hospitalité de Césarée réclamait ses droits, et conviait le Galiléen à l'honneur d'habiter au Viminal. Mais en échangeant un quartier méprisé pour celui de l'aristocratie romaine, Pierre ne se séparait pas pour cela de ses deux hôtes israélites, Aquila et Priscille. Ce nom de Priscille, porté par une juive, semble indiquer dans celle qui en était décorée l'affranchie de quelque grande dame romaine. Or nous apprenons des Actes de sainte Praxède que la femme de Pudens se nommait Priscille; ainsi se trouvent expliquées les relations intimes entre les deux époux juifs et les Pudens. Au jugement de M. de Rossi, ces relations sont « un des faits de l'histoire chrétienne primitive de Rome les mieux établis par les monuments ».

Une église située sur le mont Aventin, et qui porte jusqu'aujourd'hui le nom de Sainte-Prisque,

 

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retrace encore toute cette histoire par ses vénérables souvenirs. Dès la plus haute antiquité, elle fut connue dans Rome sous l'appellation de Titre d'Aquila et de Prisque, et c'est dans son enceinte que l'on découvrit, au siècle dernier, la plaque en bronze de l'an 222, qui relate les noms d'un Pudens Cornelianus. Il est hors de doute que saint Pierre, comme le dit la tradition, y ait célébré les saints mystères. On pense avec non moins de fondement que la maison de Cornélius, au vicus Patricius, dut jouir du même honneur; mais ayant à revenir longuement sur cette famille sénatoriale et sur la demeure qu'elle partageait si noblement avec le prince des apôtres, nous dirons d'abord quels furent les soins auxquels Pierre se livra dès les premiers temps de son séjour dans Rome.

Depuis la conversion de Cornélius, et dans le cours de ses travaux apostoliques au sein des populations asiatiques, il avait senti le besoin de mettre entre les mains des chrétiens sortis de la gentilité un récit de la vie et de la doctrine du Sauveur des hommes. L'Evangile de saint Matthieu, écrit dans la langue syro-chaldaïque, en faveur des juifs initiés au baptême, atteste que l'Eglise, au moment de sa publication, n'avait pas encore franchi les limites de la Synagogue. Il débutait par une généalogie destinée à établir la descendance de Jésus, comme issu de la famille  de David;  l'évangéliste  insistait

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particulièrement sur les prophéties juives, et s'attachait à en montrer l'accomplissement dans les faits relatifs au prophète de Nazareth. Il racontait très au long les discussions avec les pharisiens et les docteurs de la loi. Il avait recueilli en grand nombre les paraboles dont Jésus se servait pour faire pénétrer ses enseignements dans l'esprit des populations de la Judée et de la Galilée.

Pierre pensa donc que la rédaction d'un second Evangile serait d'une véritable utilité aux néophytes de la gentilité, et il employa à ce travail son disciple Marc, que l'Esprit-Saint favorisa en même temps de son inspiration. L'œuvre se présentait comme l'abrégé du récit de saint Matthieu; mais la touche de Pierre était reconnaissable dans de nombreux passages où la narration du premier évangéliste reparaît complétée par un témoin oculaire. La généalogie du Sauveur a disparu, ainsi que la plupart des citations de l'Ancien Testament. Les paraboles conservées se réduisent à quatre, sur lesquelles une a rapport à la prédication de la parole de Dieu, deux à l'établissement de l'Eglise et la quatrième à la vocation des gentils.

Marc écrivit en grec l'Evangile qui devait porter son nom, et qui a été quelquefois appelé, dans l'antiquité,  l'Evangile de Pierre, comme ayant été rédigé sous les yeux du prince des apôtres. Papias et Clément d'Alexandrie, dans des fragments

 

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cités par Eusèbe, confirment la part que prit l'apôtre à l'œuvre de son disciple; ils attestent même l'empressement avec lequel cette œuvre était désirée des néophytes de Pierre qui, dès les premiers jours, avaient été conquis à la foi du Christ par sa parole. Au reste, ce livre ne devait pas demeurer renfermé dans Rome; ainsi que l'Evangile de saint Matthieu, il était appelé à se répandre comme livre sacré dans la chrétienté tout entière.  A cet effet,  ainsi que nous l'apprend  Papias, qui  écrivait  au  commencement du deuxième siècle,  « Pierre l'approuva, afin qu'il fût lu désormais dans les églises ».

Ayant ainsi pourvu, avec le concours de Marc, à l'instruction  des  nouveaux  chrétiens  que  la gentilité produisait de jour en jour, Pierre songea à leur éducation morale, et leur adressa un avertissement, sous forme de lettre, dans lequel il retraçait l'attitude que devaient garder les fidèles au milieu  de  la  société païenne. Cette  lettre, écrite dans la langue grecque, que l'on parlait à Rome autant que la langue latine, était destinée aux chrétiens dispersés dans le Pont, la Cappadoce, la Bithynie et les autres provinces de l'Asie que Pierre avait évangélisées. On voit par toute la teneur de ce document que l'apôtre n'y a en vue que des chrétiens sortis de la gentilité. Pas un mot  qui fasse allusion  au  judaïsme  qu'ils auraient professé antérieurement : loin de là, c'est à eux qu'il applique la prophétie d'Osée sur

 

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la conversion des païens, et il leur rappelle la vanité du culte auquel ils ont renoncé. Cette lettre, gage touchant de son affection pour les populations qu'il avait connues après le baptême de Cornélius, était donc en même temps destinée à Rome, où elle devait servir de règle aux nouvelles recrues de la foi chrétienne.

Après un exorde plein de majesté, l'apôtre définit en quelques mots énergiques la situation des chrétiens au sein de la société qui les entoure. « Vous devez, leur dit-il, vous considérer comme des étrangers et des voyageurs, et résister aux désirs charnels qui luttent contre l'âme. Que votre manière de vivre au milieu des gentils soit donc conforme au bien; en sorte que ceux qui maintenant parlent mal de vous, comme si vous étiez des méchants, considèrent à la longue vos œuvres bonnes, et qu'ils en rendent gloire à Dieu, au jour où il les visitera eux-mêmes. » On reconnaît ici déjà la condition particulière où allait se trouver cette nouvelle race d'hommes, recrutée dans tous les rangs de l'échelle sociale. Les chrétiens n'étaient pas appelés à devenir une école accessible seulement aux gens d'une certaine classe, comme celle des stoïciens. Il leur était seulement demandé d'être vertueux et de fuir le sensualisme; c'était l'unique réaction qu'ils avaient à exercer.

Pour ce qui est de l'ordre politique, Pierre leur prescrit de se tenir purement passifs, et de

 

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conserver toujours l'idée de Dieu, en tant que source du pouvoir social. « Soyez soumis pour Dieu, leur dit-il, à toute créature humaine; au prince, comme à celui qui occupe la première place, et ensuite à ceux qui sont envoyés de sa part, pour punir les méchants et récompenser les bons; car la volonté de Dieu est que par votre bonne vie vous fassiez taire l'ignorance des hommes insensés. »

Quant à la liberté, voici celle des chrétiens : « Soyez libres, non comme ceux qui se servent de  la liberté  comme  d'un  voile pour couvrir leur méchanceté, mais en étant les serviteurs de Dieu. »  Le christianisme  ne pouvait favoriser cette liberté sauvage qui pousse l'homme à ne vouloir relever que de lui-même,  et qui avait amené  la  tyrannie des  Césars;  mais par cela même que les chrétiens acceptaient le joug de Dieu, ils étaient francs du joug de l'homme. Il leur fallait seulement vivre trois siècles hors de la vie politique, la seule à laquelle on avait tenu jusqu'alors, et  qui  avait  fini  par  l'esclavage. Après cette épreuve, viendrait un temps où le césarisme compromis et vaincu serait rendu impossible,  hors  le cas    une  nation  autrefois chrétienne aurait le malheur de retourner à l'infidélité.

En même temps qu'il retirait les chrétiens de l'arène des révolutions politiques, le christianisme avait, à  s'occuper de refaire  la  famille.

 

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Depuis des siècles, chez les nations païennes, la vie domestique n'existait plus : le forum avait tout absorbé. Mais la vraie dignité de l'homme, le sentiment d'une vie supérieure, qui s'en préoccupait? Le mariage, altéré dans son essence par l'abaissement de la femme, avait perdu son caractère, et l'on sait d'ailleurs en quelle désuétude il était déjà tombé sous Auguste. Il s'agissait de créer de nouveau dans l'homme le sentiment de la responsabilité personnelle en présence du devoir moral, d'opposer une digue à l'égoïsme, et de remettre en vigueur les droits imprescriptibles et sacrés sur lesquels repose la famille. C'est à la femme d'abord que Pierre s'adresse; car, en la relevant, il relèvera la famille avec elle.

« Que les femmes, dit-il, soient soumises à leurs maris, afin que ceux qui ne croient pas encore soient gagnés par la manière de vivre de leurs épouses, en voyant combien est réservée et chaste leur conduite. Qu'elles ne se fassent pas remarquer par l'étalage ambitieux de leur chevelure; qu'elles évitent de paraître rehaussées par l'or et éclatantes par le luxe des vêtements, mais qu'elles songent à parer cette nature humaine invisible qui est dans le cœur, et qui doit régner dans l'incorruptible pureté d'une âme tranquille et modeste : c'est là une riche nature pour l'œil de Dieu. »

La leçon que l'apôtre donne ensuite aux hommes

 

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n'est pas moins profonde. « Et vous, maris, leur dit-il, vivez selon la sagesse avec vos femmes, les traitant avec honneur comme le sexe le plus faible, et comme étant vos cohéritières à la grâce qui produit la vie. »

C'est sur de telles bases que devait porter la réforme du monde romain, mais quelle opposition cette réforme ne devait-elle pas amener au sein d'une société dégradée par des siècles de polythéisme et d'idolâtrie! Pierre ne dissimule pas aux fidèles le sort qui les attend. « Mes bien-aimés, leur dit-il, lorsque le feu de la tribulation viendra vous éprouver, ne soyez pas surpris, comme si quelque chose d'imprévu nous arrivait; mais réjouissez-vous alors de participer aux souffrances du Christ. Votre allégresse en sera d'autant plus grande, au jour où sa gloire se manifestera. Si donc c'est pour le nom du Christ que l'on vous injurie, heureux serez-vous! car sur vous repose celui qui est l'honneur, la gloire, la vertu de Dieu, celui qui est son Esprit. »

Ce sublime manifeste, auquel nous ne pouvons emprunter que quelques lignes, nous révèle le mode d'enseignement de Pierre au milieu des gentils, en même temps qu'il nous fournit les traits les plus touchants de la modestie de ce monarque de l'Eglise chrétienne. Déjà il avait exigé que Marc n'omît pas dans le nouvel Evangile le récit de sa faiblesse chez Caïphe, et l'on est à même d'observer que la narration du disciple

 

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de Pierre à cet endroit est plus vive que celle de saint Matthieu;  mais en même temps il avait voulu qu'il laissât au premier Evangile, et qu'il ne redit pas le solennel épisode où l'on voit le Sauveur changeant le nom de Simon en celui de Pierre, et attribuant à ce disciple la qualité de fondement  de  l'Eglise, avec  la  promesse  des clefs souveraines. Si, dans le magnifique document qui nous occupe, il rappelle avec une éloquence émue le symbole biblique de la Pierre, on sent qu'il veut détourner l'attention de dessus lui-même, et reporter sur son Maître divin tout l'honneur de cette allégorie prophétique,  dans laquelle cependant il était personnellement compris. De même pour ce type du Pasteur que le Christ  lui  avait appliqué, il le  renvoie  humblement au Christ, qu'il appelle avec pompe le Pasteur et l'évêque des âmes.

L'Eglise chrétienne ne s'y trompa pas. En Occident comme en Orient, elle reconnut constamment dans l'apôtre de Jérusalem, d'Antioche et de Rome, le vicaire du Fils de Dieu, la pierre du fondement, le pasteur universel. Après son martyre, elle se groupa autour de la Chaire romaine sur laquelle il avait achevé sa vie, et c'est ainsi que selon la promesse du Christ, il n'y eut dès le principe, dans le christianisme, qu'un seul troupeau et un seul pasteur. (JOHAN., X.) La suite de ces récits le montrera avec la plus haute évidence.

 

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Ce fut dès le début de son séjour à Rome que Pierre adressa son instruction aux chrétiens gentils de l'Asie; car il y témoigne que Marc est encore avec lui,  et avant la fin de l'année 42 Marc allait se séparer de son maître. Pierre avait su mettre à profit cette première année de son séjour à Rome.  Une Eglise nouvelle surgissait déjà autour de lui. Juifs et gentils goûtaient sa parole; Cornélius Pudens et les siens, Aquila et Priscille, étaient en mesure de lui ouvrir bien des portes. En terminant sa lettre, l'apôtre informe d'une façon mystérieuse ses disciples d'Asie des progrès de l'Evangile dans Rome. « Je vous envoie, dit-il, le salut, de la part de l'Eglise qui est votre coélue dans Babylone. »

Ce mot sur la Rome de Claude est sévère autant qu'il est vrai. Cette ville, centre de toute erreur et de toute perversité, méritait bien ce nom flétrissant que saint Jean lui donna plus tard, lorsqu'il l'appela Babylone et la dépeignit sous les traits « d'une prostituée plongée dans l'ivresse, assise sur ses sept collines, et tenant à la main la coupe des abominations,  à laquelle elle faisait boire toutes les nations de la terre ».

Pierre ayant ainsi, au nom du Christ, pris possession du monde romain par l'occupation de Rome elle-même, cette ville était désormais enchaînée d'un lien indissoluble à la principauté spirituelle de l'apôtre. Déjà capitale du plus vaste de tous les empires, elle devenait la capitale de

 

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l'Eglise chrétienne. Le moment était donc arrivé où Pierre devait songer au gouvernement général de cette société qui, depuis le baptême de Cornélius, apparaissait comme ne devant avoir d'autres limites que celles de la race humaine. Il s'agissait alors d'établir des relations entre les diverses régions du monde, de chercher le moyen de ramener à l'unité, et de faciliter les rapports en créant plusieurs centres d'action. L'isolement judaïque était renversé pour jamais, et, quant à la conception du nouveau mode d'organisation de la société des croyants, Pierre, désormais en relation intime avec des membres du patriciat romain, n'avait pas longtemps à chercher pour rencontrer le type selon lequel il était à propos qu'il procédât.

L'Empire gouvernait le monde par ses trois grandes villes : Rome, Alexandrie et Antioche. Les provinces, il est vrai, demeuraient directement soumises à des proconsuls ou à des légats impériaux, mais la vie du monde romain s'alimentait à ces trois sources. Pierre avait mis le pied dans Rome, et elle était désormais le siège de la monarchie chrétienne; mais quels immenses labeurs à entreprendre pour évangéliser les vastes provinces du monde latin, placées sous le ressort immédiat de cette capitale! L'Italie, l'Espagne et le rivage africain, la Gaule Celtique, la Gaule Belgique, la Germanie, la Bretagne : tel allait être l'apanage direct de Pierre et de ses

 

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successeurs; c'est ce que l'on a appelé dans la suite le patriarcat d'Occident.

Alexandrie, la seconde ville du monde, opulente et peuplée autant que pouvait l'être Rome, cultivée à l'excès sous le rapport de la science, et en même temps en proie à toutes les superstitions, n'avait pas encore entendu parler du Christ. Pierre songea tout d'abord à venir à son secours, et avant la fin de l'année 42 il la marqua pour être la seconde entre les Eglises chrétiennes. Il lui fallut pour cela se séparer de Marc, dont il connaissait le zèle et la capacité, et ce courageux disciple reçut l'ordre de partir pour l'Egypte. Les bornes de notre récit ne nous permettent pas de décrire ici le glorieux sillon de lumière qu'il y traça. Après Alexandrie, ce fut Antioche, la troisième ville de l'Empire, à laquelle Pierre voulut assigner aussi un rang supérieur dans l'Eglise. Il connaissait cette ville, il y avait eu son propre siège; ce qu'il voulait maintenant, c'était d'en faire le troisième centre de l'action chrétienne. Eusèbe, dans sa Chronique, où il a recueilli les dates de la fondation des principales Eglises, nous apprend que l'élévation d'Antioche à cet honneur eut lieu dès l'année 43. Pierre n'envoya personne d'auprès de lui pour aller occuper ce troisième poste hiérarchique. Il avait laissé à Antioche un de ses plus fidèles coopérateurs, nommé Evodius; ce fut à lui qu'il conféra cette délégation supérieure de l'autorité apostolique.

 

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Ainsi furent fondés tout d'abord, par l'institution directe du prince des apôtres, comme l'enseignent saint Gélase et saint Grégoire le Grand, les trois sièges patriarcaux de l'antiquité : Rome d'abord, l'Eglise mère et maîtresse; au-dessous, Alexandrie et Antioche, dans la subordination à l'égard de Rome. L'Eglise copiait l'Empire, en attendant  qu'elle le remplaçât.   A la paix de Constantin, les trois sièges avaient traversé tous les orages. Le concile de Nicée honora l'œuvre de Pierre; mais l'ambition de la nouvelle capitale de l'Empire chercha de bonne heure et parvint enfin   à   supplanter   Alexandrie.   Rome   résista longtemps, et finit par céder les droits de la seconde Eglise à cette parvenue; mais qu'importait au fond? L'Empire, dont Pierre avait jugé utile d'imiter en quelque chose l'organisation, avait cessé de vivre, et l'Eglise régnait désormais sur le monde renouvelé.

Les progrès de la foi chrétienne dans la Babylone de l'Occident, ne paraissent pas avoir excité d'abord une attention  capable d'en  compromettre le succès. C'était dans le silence que se posaient les fondements de cette Eglise romaine dont saint Paul, qui ne l'avait pas visitée encore, attestait, dix ans après sa fondation, que la renommée de sa foi faisait bruit dans le monde entier. La puissance politique n'en était pas encore à prendre ombrage d'un prosélytisme qui, à première vue,  se distinguait à peine de celui

 

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qu'exerçait sans éclat et sur un petit nombre de personnes le judaïsme lui-même. On savait que, depuis longtemps déjà, la société romaine, jusque dans ses hauts rangs, avait eu et avait encore de ces affiliés à cette religion peu aimée, mais pourtant tolérée.  Ce fut même l'origine de la confusion qui eut lieu quelque temps chez les païens, entre le christianisme et le judaïsme. Le nouveau culte, d'ailleurs, ne cherchait pas à se produire en bâtissant des temples au grand jour. Les réunions de ses membres n'avaient qu'un caractère privé, et toute agitation, toute prétention même à l'intrigue politique, en était strictement bannie.

C'est à cette période de repos qu'on est en droit de rapporter avec toute vraisemblance la conversion d'une dame romaine de haut rang, que Tacite nous fait connaître, et dans laquelle les commentateurs de cet historien s'accordent généralement à reconnaître une chrétienne. Cette noble femme était appelée Pomponia Graecina. Les Pomponii sont mentionnés dès le quatrième siècle de Rome, et se firent de bonne heure un nom dans la carrière militaire. L'un d'eux était déjà consul en 519 et en 521. Le plus connu des membres de cette famille est l'ami de Cicéron, Pomponius Atticus, ainsi appelé pour l'élégance de son langage. Il n'est pas de notre sujet de parler ici de ses relations politiques  dans les derniers temps de la république; mais Pomponius

 

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Atticus nous intéresse sous un autre rapport. Les Pomponii était unis à la gens Caecilia. Nous en trouvons une preuve sur un marbre funéraire, publié par Gruter et Muratori. C'est l'épitaphe d'une jeune enfant de treize ans, nommée Caecilia Prima, à qui Pomponia, sa mère, dédie le monument. Le style et la forme de l'inscription sont de la meilleure époque.

 

D. M.

CAECILIA L. F. PRIMA

V. ANN. XIII.

POMPONIA MATER

FILIAE

C. CLINIVS C. F.  IIII VIR

 

Quant à l'ami de Cicéron, il était le propre-, neveu de Q. Caecilius, familier de Luculus, et, comme celui-ci, possesseur d'une immense fortune. Pomponius Atticus, adopté par cet oncle opulent, prit désormais le nom de Caecilius, et lorsqu'il mourut, en l'an de Rome 720, ses cendres furent déposées dans le magnifique tombeau de son père adoptif, au cinquième mille de la voie Appienne.

Il laissa une fille, nommée Caecilia, qui fut mariée au célèbre Agrippa, l'ami d'Auguste, et dont nous parlerons ailleurs. Une fille de celle-ci, appelée du nom de son père, Vipsania Agrippina, fut fiancée dès l'âge d'un an à Tibère, et devint

 

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la mère de Drusus. Nous verrons comment Tibère fut contraint de se séparer d'elle, pour épouser Julie, fille d'Auguste. Drusus, dont la fin fut tragique, comme il arrivait si souvent à la cour des Césars, laissait une fille appelée aussi Julie. La jalousie de l'infâme Messaline poursuivit cette jeune femme ornée de qualités attrayantes, et lui fit subir d'abord l'exil, puis une mort violente en l'année 43.

Pomponia Graecina, fille de C. Pomponius Graecinus, que nous trouvons consul suffectus en l'année 16 de l'ère vulgaire, était tendrement attacbée à la victime de Messaline : Julie était à la fois sa parente et son amie. Pomponia témoigna avec éclat ses regrets et son indignation. Bravant l'entourage de Claude et les fureurs de la femme meurtrière qui l'avait si cruellement frappée dans ses affections, elle arbora un deuil qu'elle garda le reste de sa vie. Rome tout entière vit et estima cette protestation contre une tyrannie devant laquelle tout se taisait et tout tremblait. (Tacite, Annal., XIII, 32.)

L'orgueilleux stoïcisme, qui faisait tant de ravages dans le monde auquel appartenait Pomponia Graecina, n'avait point faussé son intelligence, ni paralysé son cœur. Ce cœur brisé dans sa plus chère affection s'ouvrit à la foi chrétienne, et tout porte à croire que la conversion de cette femme généreuse eut lieu peu de temps après le meurtre de Julie. Le christianisme était

 

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aisé à rencontrer dans Rome pour une personne du rang de Pomponia Graecina, que sa douleur persévérante éloignait pour toujours des agitations mondaines. Pierre, le chef des chrétiens, était l'ami et l'hôte des Cornelii; les Cornelii étaient, comme nous l'avons vu, unis aux Caecilii, avec lesquels les Pomponii étaient liés par une alliance qui datait déjà d'un siècle. Il est permis de penser aussi que le nom de Jésus avait pu arriver de bonne heure aux oreilles de Pomponia, et ouvrir son cœur à la grâce qui l'attendait. Son oncle, Pomponius Flaccus, frère de Graecinus, était légat de Syrie durant les années où eurent lieu à Jérusalem les événements desquels est sorti le salut du monde. Il dut avoir connaissance des faits relatifs à Jésus de Nazareth, faits dont la renommée fut si grande dans la province qui lui était confiée, que la relation officielle en fut envoyée à Tibère, ainsi que le rappelle saint Justin dans son Apologie adressée aux empereurs. Il est assez naturel que de tels événements aient préoccupé plus ou moins les membres de la famille de Pomponia, et que son passage au christianisme en ait été rendu plus facile encore. Quoi qu'il en soit, la suite de notre récit montrera avec quelle fermeté l'illustre matrone sut constamment affirmer sa foi. En conservant le deuil de Julie jusqu'à sa mort, durant quarante années entières, non seulement elle conquit aux yeux de la société romaine une rare

 

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considération, comme l'atteste Tacite; mais elle se créait une précieuse indépendance à l'égard du public païen, étant exempte désormais de paraître en mille occasions où la corruption des mœurs et la superstition idolâtrique auraient donné à sa présence une signification que sa qualité de chrétienne devait repousser. Nous verrons néanmoins que, malgré l'isolement que cherchait Pomponia Grascina, la persécution vint un jour l'atteindre.

Elle avait été mariée à Aulus Plautius, sénateur et homme de guerre. Les Plautii figurent sur les fastes consulaires dès l'an de Rome 397, et une fille de M. Plautius Silvanus, consul en 75a, avait été fiancée à Claude, avant son avènement à l'empire. Dès l'année 43, qui laissa de si douloureux souvenirs à Pomponia Graecina, Plautius, son mari, partait pour la célèbre expédition de Bretagne, qui lui mérita, à son retour, en l'année 47,  les  honneurs d'une  solennelle ovation. Les deux époux avaient étendu leur affection sur les membres d'une famille d'origine plébéienne et étrangère à Rome, les Flavii, qui, après s'être essayés dans les charges civiles et militaires, devaient bientôt s'asseoir sur le trône et devenir une dynastie impériale. Cette bienveillance porta Plautius, partant pour la Bretagne, à placer dans le cadre des officiers de son armée les deux frères Vespasien et Sabinus, ainsi que le jeune Titus, fils de Vespasien.

 

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Mais là ne s'arrêta pas l'intérêt de la noble famille romaine envers les nouveaux venus, et tandis qu'Aulus Plautius s'occupait de les avancer dans la carrière mondaine qui s'ouvrait comme naturellement devant eux, Pomponia Graecina travaillait avec succès à leur inoculer le christianisme, dont elle avait goûté de si bonne heure les consolations.

Eusèbe, saint Jérôme et Photius racontent que Philon entreprit un second voyage à Rome pour voir et entendre Pierre. Il est difficile que cette tradition n'ait pas quelque fondement. Chez un juif moitié philosophe comme Philon, il ne serait pas étonnant que le bruit occasionné dans la Synagogue par le christianisme, eût excité quelque désir de connaître un homme qui passait pour le chef d'une nouvelle école d'interprétation des Ecritures. Saint Jérôme remarque la bienveillance avec laquelle le philosophe grec parle des thérapeutes d'Alexandrie, dans lesquels on a plus d'une raison de reconnaître des chrétiens, disciples de saint Marc. Photius raconte que des auteurs antérieurs à lui étaient allés jusqu'à dire que Philon, non seulement avait traité familièrement avec Pierre, mais qu'il avait reçu le baptême, et qu'ensuite son orgueil l'avait fait tomber dans l'apostasie. Nous ne donnons ces détails qu'afin de ne rien omettre de ce qui se rapporte au premier séjour de Pierre à Rome.

Le succès de sa prédication exigeait qu'un lieu

 

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fût déterminé pour la célébration des mystère chrétiens, un centre de réunion où juifs et gentils pussent se rassembler sans trop éveiller l'attention. Les anciens Itinéraires des pèlerins de Rome, les premiers Martyrologes et d'autres documents signalent, comme ayant servi à cette destination, un hypogée situé à la campagne, entre la voie Nomentane et la voie Salaria, et il y est désigné sous le nom de cimetière Ostrianum. Souvent une dénomination plus étendue sert à le distinguer des autres cimetières de ces deux voies; ainsi il est appelé cimetière Ubi Petrus baptizabat, cimetière Ad nymphas Sancti Petri, ou Fontis Sancti Petri.

Les hypogées funéraires n'étaient pas rares dans la campagne romaine, et ils devenaient une nécessité pour les chrétiens, auxquels leur religion ne permettait pas de brûler les corps des défunts, comme faisaient les païens. Les juifs de Rome possédaient déjà plusieurs cryptes disposées pour les sépultures de leurs frères, et quant à l'ancienne Rome, on sait que les Cornelii, fidèles à l'usage antique, ne brûlaient pas les corps des membres de leur famille. Cornélius Sylla fut le premier qui convoita les honneurs du bûcher.

Le cimetière Ostrianum dut donc être le premier asile funéraire de la petite communauté chrétienne, qui se multipliait de jour en jour autour de Pierre; car la mort n'attend pas toujours

 

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que les sociétés soient devenues nombreuses pour faire sentir ses droits. Une fontaine, comme on en rencontre dans plusieurs des catacombes ouvertes depuis, était disposée pour l'administration du baptême, et le point central de Rome chrétienne restait ainsi enveloppé de mystère, tout en demeurant accessible aux initiés.

Là était établie, dans son humble majesté, la Chaire souveraine du vicaire du Christ, et ce n'est point une figure de langage que nous employons ici. L'autorité d'enseigner la parole divine fut, dès l'origine de l'Eglise, symbolisée dans un siège particulier, sur lequel s'asseyait l'apôtre pour parler aux fidèles. Cette Chaire était conservée avec le respect le plus profond, et celui qui était appelé à succéder au fondateur d'une Eglise devait solennellement y prendre séance, montrant ainsi par un signe sensible que son enseignement serait le même que celui de son prédécesseur. C'est ainsi qu'au rapport d'Eusèbe, la Chaire de l'apôtre saint Jacques le Mineur était encore gardée à Jérusalem au quatrième siècle. La Chaire de saint Marc, transportée plus tard à Venise, où elle est dans le trésor de l'église patriarcale, se conservait aussi à Alexandrie, selon le même historien, après la paix de Constantin.

Celle de saint Pierre, établie au cimetière Ostrianum, y fut vénérée jusqu'au temps de saint Grégoire le Grand, comme le monument du

 

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premier séjour de l'apôtre à Rome. Des lampes brûlaient par honneur devant elle, et sur la liste des huiles saintes envoyées par le même saint Grégoire à la reine Théodelinde, liste topographique des sanctuaires de Rome souterraine, rédigée par le prêtre Jean sur un papyrus conservé encore à Monza, on lit ces paroles correspondant à l'une des fioles : OLEVM DE SEDE VBI PRIVS SEDIT SANCTVS PETRVS. La vénération de l'Eglise romaine pour cette première Chaire du prince des apôtres fut telle, qu'on lui consacra une fête particulière au 18 janvier de chaque année. Cette fête tomba par la suite en désuétude, sans doute après que la Chaire qu'elle avait pour objet eut disparu, et il ne restait plus au calendrier liturgique d'autre fête de la Chaire de saint Pierre que celle, non moins importante, du 22 février, lorsque Paul IV, en 1558, rétablit l'antique solennité du 18 janvier, sous le nom de Chaire de saint Pierre à Rome. Nous aurons à parler plus loin de la seconde Chaire qui se rapporte au second séjour de l'apôtre dans cette ville.

Pierre ne devait pas, en effet, jouir longtemps, à Rome, de la tranquillité qui lui eût permis de donner par lui-même à l'Eglise tous les développements que faisaient présager des commencements si heureux. Nous avons dit plus haut comment, sous le règne d'Auguste, la population juive de Rome était agglomérée dans le quartier du Transtévère, où Pierre avait d'abord fixé

 

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sa demeure. Ses premiers soins avaient dû être pour les enfants de Jacob. Dans cette conduite, qui fut d'ailleurs celle de tous les autres apôtres, il imitait son Maître divin, qui déclarait être venu « pour les brebis perdues de la maison d'Israël ». (Matth., xv.) Le mode d'enseignement consistait à faire reconnaître aux juifs, les prophéties en mains, que Jésus de Nazareth avait réalisé en lui-même le type du Messie, tel qu'elles le produisaient. De là un partage entre les auditeurs de Pierre; mais l'élément juif était trop compact et en même temps trop populeux dans Rome, pour que la réaction de la Synagogue contre toute nouveauté n'amenât pas de vives dissensions. Reviser la sentence portée contre Jésus par le sanhédrin de Jérusalem, proclamer que les gentils étaient désormais égaux aux juifs devant Dieu, c'était mettre Israël à la plus rude épreuve, et d'autant plus qu'à chaque heure on était à même de voir des fils de Jacob se détacher de la Synagogue et venir se ranger autour de Pierre. Insensiblement la lutte devint menaçante pour la tranquillité publique, jusqu'à attirer les regards du gouvernement impérial.

Le païen Suétone caractérise d'un seul mot cet incident, en disant que Claude expulsa de Rome tous les juifs, « à la suite de séditions qui avaient pour instigateur un certain Chrestus ». (Claud., XXV.) On reconnaît aisément dans ce nom légèrement altéré celui du Christ lui-même, qui

 

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retentissait sans cesse dans le Transtévère, prononcé avec rage ou avec amour, selon l'accueil que l'on avait fait aux prédications de Pierre. Durant plus d'un siècle, les païens employèrent souvent cette fausse prononciation du nom du Sauveur, ainsi que Tertullien et Lactance en ont fait la remarque. Quant à la manière dont s'exprime Suétone, il est aisé de voir qu'il a en vue quelqu'un en particulier, et que, par une erreur assez explicable chez lui, il confond Pierre, prédicateur du Christ, avec le Christ lui-même.

On vit donc paraître, en l'année 47, un édit de Claude qui expulsait de Rome tous les juifs. Pierre dut céder à l'orage, et abandonner, après cinq ans de séjour, cette ville, dont il avait fait pour toujours, par un choix inspiré d'en haut, le siège de son pouvoir. Il se retourna vers l'Orient, et, comme première station, il s'embarqua pour Jérusalem. L'apôtre emportait avec lui la fortune de Rome, quoique Rome n'en eût pas conscience. Après huit années d'absence, Pierre reparaîtra dans ses murs; il viendra terminer son œuvre, et sceller de son sang le titre imprescriptible de la dynastie immortelle, à qui tout le passé de Rome appartenait comme préparation d'un avenir pour lequel la Providence avait disposé les événements de l'histoire humaine tout entière.

Les nobles amitiés que Pierre avait formées lui demeurèrent fidèles, ainsi que nous le verrons;

 

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en même temps, les pauvres et les humbles gardèrent chèrement son souvenir. Le progrès de la foi chrétienne ne se ralentit en rien, et l'Eglise romaine marcha vers de nouveaux accroissements, sous la conduite de ministres fidèles que Pierre avait eu soin d'établir avant son départ.

Aquila et Priscille, frappés du même coup, s'arrêtèrent quelque temps en Italie; il leur en coûtait de quitter cette terre qui était devenue pour eux comme une patrie. Enfin ils se décidèrent à partir pour Corinthe, où nous ne tarderons pas à les retrouver.

 

CHAPITRE III (48-55)

 

Saint Paul. — Sa vocation au christianisme et à l’apostolat. — Il est reconnu par saint Pierre. — Après le baptême de Cornélius, il évangélise les gentils. — Son ordination. — Il se rend en Chypre. — Les Sergii. — Conversion du proconsul Sergius Paulus. — Le nom de Paul adopté par l'apôtre. — Assemblée d'apôtres à Jérusalem. — Les gentils baptisés sont déclarés exempts des rites mosaïques. — Saint Pierre, saint Jacques et saint Jean reconnaissent saint Paul comme apôtre spécial des gentils. — Saint Pierre et saint Paul à Antioche. — Saint Paul à Corinthe et à Ephèse. — Il écrit l'Epître aux Romains. — Vocation gratuite des juifs et des gentils. — Doctrine sociale du christianisme. — Voyage de saint Paul à Jérusalem. — Sédition à son sujet. — Il est arrêté et conduit à Césarée. — Le gouverneur Félix et sa femme Drusilla.

 

Après avoir exposé les événements qui signalèrent la fondation de l'Eglise romaine,  il est

 

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temps de nous occuper d'un personnage qui est, après Pierre, la seconde gloire de cette mère des églises. Paul, appelé l'Apôtre des gentils, devait un jour exercer l'apostolat dans la capitale de la gentilité. Sorti des rangs du judaïsme le plus rigoureux, il avait dû à l'intervention divine le changement radical qui s'opéra en lui et en fit tout à coup le disciple le plus ardent de Jésus, que tout à l'heure il persécutait avec fureur dans ses disciples.

Par un privilège qui n'a pas eu de semblable, le Sauveur déjà assis à la droite du Père dans les cieux, daigna instruire directement ce néophyte, afin qu'il fût un jour compté au nombre de ses apôtres. Mais les voies de Dieu n'étant jamais opposées entre elles, cette création d'un nouvel apôtre ne pouvait contredire la constitution divinement donnée à l'Eglise chrétienne par le Fils de Dieu. Paul était un aide surajouté au collège apostolique; mais il fallait qu'une telle mission fût examinée et certifiée par l'autorité légitime.

Paul, au sortir des contemplations sublimes durant lesquelles le dogme chrétien était versé dans son âme, dut se rendre à Jérusalem, afin « de voir Pierre », comme il le raconta lui-même à ses disciples de Galatie. Il dut, selon l'expression de Bossuet, « conférer son propre évangile avec celui du prince des apôtres ». (Sermon sur l'unité.) Paul insiste lui-même sur la longueur

 

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du séjour qu'il fit auprès de celui que le Christ avait établi la pierre fondamentale de son Eglise, le docteur indéfectible, le pasteur des brebis comme des agneaux. « Je restai, dit-il, quinze jours auprès de lui. » (Gal., I, 18.)

Agréé dès lors pour coopérateur à la prédication de l'Evangile, nous le voyons, au livre des Actes, associé à Barnabé, se présenter avec celui-ci dans Antioche après la conversion de Cornélius et l'ouverture de l'Eglise aux gentils par la déclaration de Pierre. Il passe dans cette ville une année entière signalée par une abondante moisson. Après la prison de Pierre à Jérusalem et son départ pour Rome, un avertissement d'en haut manifeste aux ministres des choses saintes qui présidaient à l'église d'Antioche que le moment est venu d'imposer les mains aux deux missionnaires, et on leur confère le caractère sacré de l'ordination. Jusque-là ils étaient encore laïques l'un et l'autre.

A partir de ce moment, Paul grandit de toute la hauteur d'un apôtre, et l'on sent que la mission pour laquelle il avait été préparé est enfin ouverte. Tout aussitôt, dans le récit de saint Luc, Barnabé s'efface et n'a plus qu'une destination secondaire. Le nouvel apôtre a ses disciples à lui, et il entreprend comme chef désormais une longue suite de pérégrinations marquées par autant de conquêtes. Son premier pas est en Chypre, et c'est là qu'il vient sceller avec

 

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l'ancienne  Rome  une  alliance  qui  est  comme la sœur  de  celle que Pierre avait  contractée  à Césarée.

L'île de Chypre, à raison de son étendue et de son importance, formait à elle seule une province de l'Empire. Elle était, à ce moment, du nombre de celles qui, étant l'apanage du sénat, avaient pour gouverneur un proconsul annuel, choisi toujours parmi les anciens consulaires ou prétoriens. Six licteurs portaient devant lui les faisceaux.

En l'année 43, où Paul aborda en Chypre, l'île avait pour proconsul Sergius Paulus, issu d'une famille dont le nom se lut de bonne heure sur les fastes consulaires. La gens Sergia, patricienne d'origine, s'était distinguée d'abord dans les luttes que Rome eut à soutenir pour asseoir son indépendance au milieu des peuples jaloux qui l'entouraient, et, dès l'an de Rome 317, nous voyons le surnom de Fidenas attribué au consul L. Sergius, à la suite d'une campagne héroïque. Plus tard, au combat de Pydna (586), qui rompit la phalange macédonienne et livra Persée au vainqueur, Paul Emile avait un M. Sergius parmi ses lieutenants, et ce fut peut-être l'occasion de l'alliance qui se forma entre les Sergii et les  Aemilii, et amena chez les premiers l'usage du surnom de Paulus, l'insigne de la gens Aemilia. Une inscription du meilleur temps relevée à Rome par Sirmond et transmise par lui à Gruter

 

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nous découvre une autre alliance des Sergii non moins glorieuse, celle avec la gens Caecilia.

 

D. M.

Q.  CAECILIO

Q. F. METELLO

VIXIT ANNIS VIII

DIEBUS V

SERGIA. A. F.

FAVSTINA AMITA

M. FECIT

 

Si le proconsul de Chypre se recommandait par ses aïeux, il était plus digne d'estime encore pour la sagesse de son gouvernement. Sans avoir la piété de Cornélius,  il avait par sa droiture attiré sur lui le regard de Dieu. Par un instinct céleste, il désira entendre Paul et Barnabé. Un miracle de Paul, opéré sous ses yeux, le convainquit de  la  vérité  de  l'enseignement  des  deux apôtres, et l'Eglise chrétienne compta, ce jour-là, dans son sein un nouvel héritier du nom et de la gloire des plus illustres familles romaines. Un échange touchant eut lieu en ce moment. Le patricien romain était affranchi du joug de la gentilité par le juif, et en retour, le juif, qu'on appelait Saul jusqu'alors, reçut et adopta désormais le nom de Paul, comme un trophée digne de l'Apôtre des gentils.

Après son année de gouvernement,  Sergius

 

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Paulus dut quitter Chypre, et se rendre à Rome, où déjà la gens Cornelia avait abordé au christianisme par le centurion de la cohorte Italique. D'antiques traditions nous montrent dans l'ancien proconsul de Chypre le premier évêque de Narbonne. Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que la gens Sergia n'ait connu de bonne heure le midi de la Gaule; ce qui expliquerait aisément le retour de Sergius Paulus dans une province où  sa famille  avait  un établissement. Gruter donne une inscription venue des confins de la Narbonnaise, et qui lui a été transmise par Sirmond, sur laquelle on voit un M. Sergius Paulus dédier un monument à sa mère Julia Paulina, fille de Sergius. Muratori en produit une autre, trouvée à Aix, d'une Sergia Optata qui consacre un marbre à la mémoire de Sergius, son père.

De Chypre,  Paul se rend successivement en Cilicie, dans la Pamphylie, dans la Pisidie, dans la Lycaonie. Partout il évangélise, et partout il fonde des chrétientés.  Il revient ensuite à Antioche, accompagné de Barnabé, en l'année 47, et il trouve l'église de cette ville dans l'agitation. Un parti de juifs sortis des rangs du pharisaïsme, qui devait plus tard se fondre dans les sectes judéo-chrétiennes de Cérinthe et d'Ebion, consentait à l'admission des gentils dans l'Eglise, mais seulement à la condition qu'ils seraient assujettis aux pratiques mosaïques, c'est-à-dire à la circoncision, à la distinction des viandes, etc.

 

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Les chrétiens sortis de la gentilité répugnaient à cette servitude à laquelle Pierre ne les avait pas astreints, et la controverse devint si vive, que Paul jugea nécessaire d'entreprendre le voyage de Jérusalem, où Pierre fugitif de Rome venait d'arriver. Il partit donc avec Barnabé, apportant la question à résoudre aux représentants de la loi nouvelle réunis dans la ville de David. Outre Jacques, qui résidait actuellement à Jérusalem comme évêque, Pierre, ainsi que nous l'avons dit, et Jean y représentèrent en cette circonstance tout le collège apostolique.

La question à trancher était de la plus haute portée. Le christianisme  se  contenterait-il de faire, à la manière des juifs, de simples prosélytes courbés sous le joug de deux lois à la fois, ou appellerait-il ses néophytes à une entière liberté à  l'égard  des préceptes  transitoires que Dieu avait jadis imposés à son peuple dans le désert? La cause était déjà décidée par le fait. En conférant le baptême à Cornélius, Pierre n'avait exigé de lui aucun servage à l'égard du mosaïsme. Néanmoins, à cette époque, où un grand nombre d'églises avaient eu pour premiers membres des juifs sortis de la Synagogue,  il devenait nécessaire de terminer par une décision solennelle la controverse qui s'était élevée à Antioche, et pouvait, en s'étendant, compromettre le repos de la famille chrétienne.

Une assemblée se réunit, présidée par Pierre.

 

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Jacques et Jean y prirent séance, Paul et Barnabé siégèrent après eux. On y appela les prêtres de l'église de Jérusalem, et les fidèles de cette église furent admis à entendre les résolutions qui allaient être portées. Tous étant présents, Pierre prit la parole : « Mes frères, dit-il, vous savez comment Dieu m'a choisi, il y a déjà longtemps, pour faire entendre par ma bouche la parole de l'Evangile aux gentils et les amener à croire; comment il leur a donné son Esprit ainsi qu'à nous-mêmes, ne faisant entre eux et nous aucune différence, et purifiant leurs coeurs par la foi. Maintenant donc, pourquoi tenter Dieu, en imposant à de tels disciples un joug que ni nos pères ni nous n'avons pu porter? Par la grâce du Seigneur Jésus-Christ, nous croyons être dans la voie du salut, comme ils y sont eux-mêmes. »

Saint Luc rapporte que cette solennelle déclaration de Pierre fut accueillie par l'assistance avec le silence d'un  profond respect.  Paul et Barnabé  prirent ensuite  la  parole, et racontèrent les merveilles que Dieu  avait  opérées dans leurs récentes prédications  au milieu des gentils, Jacques, relevant  la  sentence  de Pierre, la justifia en citant les oracles prophétiques sur la vocation des gentils, et l'on finit par formuler un décret en forme de lettre adressée aux fidèles d'Antioche, mais destinée à faire droit  dans  l'Eglise  entière. Toute  exigence  à l'égard des gentils relativement aux rites judaïques

 

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y était interdite, et cette disposition était prise au nom et sous l'influence de l'Esprit-Saint.

Ce fut dans cette réunion de Jérusalem que Paul, qui, dans son Epitre aux Galates, complète le récit des Actes, atteste qu'il fut accueilli par les trois grands apôtres comme devant exercer spécialement  l'apostolat  des  gentils, de  même que celui des juifs continuerait d'être l'apanage de saint Pierre. II a fallu toute l'audace germanique pour bâtir sur ces paroles l'étrange système en vertu duquel saint Pierre aurait été l'adversaire des gentils, et saint Paul le partisan enthousiaste de leur admission dans l'Eglise. Deux faits réfutent, sans réplique, cet odieux roman et se déduisent l'un et l'autre du récit des Actes et du texte des Epîtres des deux apôtres. D'un côté, Pierre nous apparaît comme le tuteur dévoué de la gentilité par l'adoption qu'il fait de Cornélius à Césarée, par le choix qu'il fait de Rome pour y établir sa Chaire, par son énergique langage dans l'assemblée  de Jérusalem,  et par mille  autres traits; d'autre part, nous voyons Paul, si dévoué aux gentils,  s'adonner constamment à  la conversion des juifs, au point de commencer toujours par eux son évangélisation dans toutes les villes où ils avaient une synagogue.

Quel but se proposait Paul en sollicitant des trois apôtres cette déclaration d'un apostolat spécial reconnu en sa personne? Lui-même nous

 

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le fait connaître. Il voulait, dit-il, s'assurer qu'en s'adressant avec tant d'ardeur aux gentils, « il n’avait pas couru en vain ». (Gal., II.) Il désirait, de la part de ceux qu'il appelle « les colonnes », une confirmation de cet apostolat surajouté à celui des douze; il voulait que ce ministère extraordinaire, qui surgissait au moment même où la moisson des gentils était ouverte, fût reconnu comme divinement destiné à seconder l'œuvre de la  miséricorde  céleste  en  faveur de  ceux  qui avaient été appelés les derniers. Les trois apôtres n'avaient qu'à s'incliner devant la volonté évidente du ciel; mais il restait toujours vrai que si Pierre avait eu l'honneur d'ouvrir aux juifs la porte de l'Eglise au jour de la Pentecôte, sa main aussi l'avait ouverte aux gentils, lorsqu'il en reçut l'ordre d'en haut.

Un incident qui nous révèle le caractère intime de Pierre et de Paul se passa peu de temps après à Antioche,  où Pierre s'était rendu de Jérusalem. Il était arrivé de cette dernière ville plusieurs juifs chrétiens dont l'apôtre croyait avoir besoin de ménager la susceptibilité. L'assemblée de Jérusalem, en prescrivant de ne pas astreindre aux rites mosaïques les convertis de la gentilité, n'avait point prétendu interdire l'usage de ces rites aux chrétiens sortis du judaïsme. Pierre, qui s'asseyait volontiers à la table des chrétiens gentils, usant sans répugnance des aliments proscrits par la loi de Moïse, craignit que cette liberté

 

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ne fût une épreuve trop forte pour les nouveaux venus.  Usant donc du droit qu'avaient encore ces derniers, il les fit manger avec lui, et l'on observa dans le repas l'ancienne distinction des viandes. La chose fut connue dans l'Eglise d'Antioche, et les chrétiens juifs en prenaient occasion de retourner aux usages mosaïques dans leurs repas  : Barnabé lui-même se laissait entraîner à leur exemple dans un but de pacification.

Paul  ne put supporter une telle  condescendance, et, dans son inquiétude pour les résultats qu'elle pouvait entraîner, il alla droit à Pierre, et osa  l'interpeller en  public :  «  Comment!  lui dit-il, toi juif, d'ordinaire tu vis comme les gentils et non plus à la manière juive; et voici que maintenant tu contrains les gentils à judaïser ! » C'était reconnaître la haute autorité de Pierre, dont l'exemple aurait suffi  pour amener à sa pratique personnelle toute l'Eglise d'Antioche. Pierre n'avait agi que d'une manière privée, dans un désir de ménagement, et Paul voyait déjà tout l'effet  du  décret  de  l'assemblée  de  Jérusalem compromis  dans  cette  grande  ville. Peut-être s'exagérait-il la portée d'un fait transitoire; mais Pierre, dont les vues étaient pures et paternelles, dut profiter de cet éclat pour amener insensiblement les chrétiens juifs à ne plus craindre autant de profiter du privilège des gentils.

Nous devions insister sur ces faits, dans lesquels

 

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se dessine si énergiquement l'antagonisme des deux capitales. Souvenons-nous qu'à ce moment Jérusalem est encore debout, que les victimes sont toujours offertes dans son temple selon le rituel de Moïse, que ses solennités attirent dans ses murs un nombre immense d'israélites accourus des synagogues du monde entier. En même temps, voyons l'Eglise chrétienne dans son essor, ayant occupé déjà Antioche, établie dans Rome, et, par la mission de Marc, prenant possession d'Alexandrie. La gentilité se précipite en foule dans son sein depuis que les barrières sont tombées; il importe donc que les dernières traces du judaïsme, qu'il faut ménager encore, n'offusquent pas les gentils, et que tous ces hommes de tous les rangs, qui accourent vers Jésus, ne soient plus obligés de passer par Moïse. Ainsi l'entendirent les deux apôtres de Rome : Pierre d'abord et Paul ensuite, quoi qu'aient osé en écrire les docteurs d'outre-Rhin. Paul ne demeura pas longtemps à Antioche, et, s'étant séparé de Barnabé, il reprit le cours de ses excursions apostoliques à travers les provinces qu'il avait déjà évangélisées, afin d'y confirmer les églises. De là, traversant la Phrygie, il vit la Macédoine, s'arrêta un moment à Athènes, d'où il se rendit à Corinthe, où il séjourna un an et demi. Ce fut là qu'il rencontra Aquila et Priscille, récemment arrivés d'Italie. Il trouva chez eux cette même hospitalité qu'ils

 

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avaient offerte à Pierre dans le Transtévère. Paul apprit par eux en détail les progrès de la foi chrétienne dans Rome, et son cœur d'apôtre put tressaillir au récit de tant de conquêtes que la parole divine y avait déjà opérées.

On était en l'année 48. Aquila avait repris sa profession à Corinthe, et continuait à se livrer à la fabrication des tentes. Afin de n'être à charge à personne dans son apostolat, Paul, comme il nous l'apprend lui-même, partageait à ses moments libres les travaux de l'atelier. On sait que, dans sa jeunesse, il s'était employé à l'industrie des  tentes. Sa  prédication eut  à Corinthe  un grand succès, et lorsqu'il quitta cette ville, il y laissa une Eglise florissante. Mais ses succès n'avaient pas été sans exciter la fureur des juifs contre lui.  Un jour ils le traînèrent devant le proconsul Gallion, qui était le frère de Sénèque, se plaignant à grands cris de ce que l'apôtre enseignait une manière d'honorer Dieu qui n'était pas conforme à leur loi; mais le proconsul, après avoir déclaré qu'il n'entendait pas se mêler de questions de cette nature,  donna ordre de les éconduire.

De Corinthe, Paul se rendit à Ephèse. Aquila et Priscille l'y suivirent, et restèrent quelque temps auprès de lui. Ephèse retint Paul plus de deux ans. Sans négliger les juifs, il obtint dans cette ville un tel succès auprès des gentils, que le culte de Diane en éprouva un affaiblissement

 

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sensible. Une émeute violente s'ensuivit, et Paul jugea que le moment était venu de sortir d'Ephèse. Durant son séjour dans cette ville, il révéla à ses disciples la pensée qui l'occupait déjà depuis longtemps : « Il faut, leur dit-il, que je voie Rome. » La capitale de la gentilité appelait l'apôtre des gentils.

Au commencement de l'année 53, Paul voulut revoir Corinthe; mais il n'y trouva plus Aquila ni Priscille. Soit qu'ils eussent appris que l'édit de bannissement rendu par Claude contre les juifs n'était pas appliqué avec rigueur, soit grâce à l'intervention de protecteurs puissants, ils avaient trouvé moyen de rentrer dans Rome. Leur arrivée dut réjouir la noble famille à laquelle les attachaient le lien des bienfaits et la fraternité dans la loi. Peut-être doit-on retarder jusqu'à cette époque le séjour des deux époux dans la maison du mont Aventin, à laquelle nous savons que se rattache le souvenir des Cornelii. Après les agitations du Transtévère qui avaient amené l'expulsion des juifs, il n'eût pas été prudent pour Aquila et Priscille de se placer trop en vue. Ils trouvaient au contraire asile et sécurité dans cette région tranquille de l'Aventin, où ils auront attendu le moment du retour de Pierre et de l'arrivée de Paul dans Rome.

L'accroissement rapide du christianisme dans la capitale de l'Empire avait mis en présence, d'une  manière  plus  frappante  qu'ailleurs, les

 

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deux éléments hétérogènes dont l'Eglise d'alors était formée. L'unité d'une même foi réunissait dans le même bercail les anciens juifs et les anciens païens. Il s'en rencontra quelques-uns dans chacune de ces deux races qui, oubliant trop promptement la gratuité de leur commune vocation, se laissèrent aller au mépris de leurs frères, les réputant moins dignes qu'eux-mêmes du baptême qui les avait tous faits égaux dans le Christ. Certains juifs dédaignaient les gentils, se rappelant le polythéisme qui avait souillé leur vie passée de tous les vices qu'il entraînait à sa suite. Certains gentils méprisaient les juifs, comme issus d'un peuple ingrat et aveugle, qui, abusant des secours que Dieu lui avait prodigués, n'avait su que crucifier le Messie.

Paul, qui fut à même de connaître ces débats par ses relations avec Aquila et Priscille, profita de son second séjour à Corinthe pour écrire aux fidèles de l'Eglise romaine la célèbre Epître dans laquelle il s'attache à établir la gratuité du don de la foi, juifs et gentils étant indignes de l'adoption divine et n'ayant été appelés que par une pure miséricorde. Sa qualité d'apôtre reconnue donnait à Paul le droit d'intervenir en cette manière, au sein même d'une chrétienté qu'il n'avait pas fondée. Au reste, son intervention ne fut pas seulement salutaire aux fidèles de Rome, entre lesquels elle répandit la concorde; la lettre se répandit et porta ses fruits en d'autres églises.

 

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Dès le début de cette lettre, qui fut écrite en l'an 53, Paul atteste que la foi des Romains est déjà célèbre « dans le monde entier », et il témoigne de l'ardent désir qu'il éprouve de visiter une si noble chrétienté. Nous ne le suivrons pas dans l'exposé de sa doctrine sur la vocation de l'homme à la foi, où il fait ressortir avec éloquence  l'indignité  des  gentils  à  l'égard  d'un don si précieux, et aussi l'obstacle que lui opposaient les vues terrestres et l'orgueil des juifs. Il montre comment la grâce divine a seule triomphé des uns et des autres. S'adressant au Romain régénéré dans le baptême, Paul, pour le ramener à l'humilité,  lui adresse ces paroles énergiques, que  les  docteurs  d'outre-Rhin auront peine à concilier avec le prétendu hellénisme de l'apôtre : « J'en conviens, leur dit-il, des branches sont tombées à terre; mais toi, olivier sauvage, tu as eu la faveur d'être enté sur celles qui étaient demeurées; c'est ainsi que tu as été rendu participant du tronc et de la sève de l'olivier franc. Tu n'as donc pas le droit de te glorifier aux dépens des rameaux. Songe que ce n'est pas toi qui portes le tronc,  mais que c'est le tronc qui te porte. Diras-tu : Ces branches ont été rompues afin que je fusse enté à leur place? — Oui, leur incrédulité les a brisées; c'est à toi maintenant de demeurer ferme par la foi. Garde-toi donc de t'élever, mais tiens-toi dans la crainte; car si Dieu n'a pas épargné les branches naturelles,

 

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sois assuré qu'il ne t'épargnerait pas non plus. » (Rom., XI.)

C'est ainsi que Paul, en face de l'élément romain, rendait hommage à la dignité de l'Israélite, à la paternité universelle d'Abraham; mais il ne poursuivait pas avec moins de rigueur l'orgueil judaïque qui prétendait encore, même après le baptême, se glorifier dans sa loi abolie pour jamais. Cette loi mosaïque qui devait s'éclipser devant l'Evangile, l'apôtre la montre impuissante, grossière, transitoire, n'ayant en elle-même aucune valeur, frappée de stérilité, puisqu'elle n'a amené aux pieds du Christ qu'un si petit nombre de fidèles. La question était donc désormais terminée; juifs et gentils, oubliant leur passé, n'avaient qu'à s'embrasser dans la fraternité d'une même foi, et à témoigner leur reconnaissance à Dieu, qui les avait appelés par sa grâce les uns et les autres.

Dans cette lettre adressée aux chrétiens de la capitale de l'Empire, Paul juge à propos d'aborder la question politique qui devait surgir tôt ou tard, comme résultat de l'accroissement indéfini de l'Eglise chrétienne. Les règles de conduite qu'il leur assigne sont les mêmes que Pierre avait déjà intimées. Il faut que tout chrétien sache qu'à ce moment, ce n'est pas un parti politique qui se forme, c'est la véritable religion qui s'élève. La victoire viendra plus tard à l'Eglise; mais il faut auparavant qu'elle ait transformé le

 

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monde. Pour cela, trois siècles d'oppression et de souffrance seront nécessaires; mais le triomphe qui en sera la suite demeurera jusqu'à la fin des siècles l'invisible argument de la divinité du christianisme.

Ces leçons des deux apôtres furent prises à la lettre par les chrétiens durant toute la longue période de l'épreuve, et déjà, au début du troisième siècle, Tertullien pouvait adjurer les païens de déclarer si jamais un chrétien avait trempé dans quelqu'une des nombreuses conspirations qui avaient débarrassé l'Empire de tant d'indignes chefs.  La même  soumission  passive et bienveillante s'affirme dans les apologies  présentées  aux empereurs  en  faveur du christianisme, ainsi que dans les Actes des Martyrs. Elle reposait sur ces axiomes politiques que Paul affirme avec tant d'autorité, et qui devaient refaire le monde : « Toute puissance procède de Dieu, et celles qui existent, c'est Dieu qui les a établies. Celui donc qui résiste à la puissance résiste à l'ordre établi de Dieu, et s'attire la damnation. Demeurez donc soumis, parce qu'il est nécessaire; soumis non seulement par le sentiment de la crainte, mais aussi par le devoir de la conscience. » (Rom., XIII.)

Ainsi, selon l'enseignement des deux apôtres de Rome, l'obéissance politique n'était pas la servitude envers l'homme : le chrétien ne pouvait servir que Dieu. Le pouvoir n'était point la

 

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résultante d'une combinaison humaine qui l'aurait fait émaner d'en bas; il procédait de la volonté divine, et Dieu ne pouvant pas être contraire à lui-même, s'il arrivait que la puissance déléguée par lui vînt à commander le mal, c'était alors à Dieu et non plus à l'homme que le chrétien devait obéir. La résistance passive des martyrs dégagea la notion véritable du pouvoir politique, qui, en définitive, n'a droit à l'obéissance que lorsque ses prescriptions ne violent pas la loi de Dieu.  Rien  n'était plus puissant pour dissoudre à la longue l'idée césarienne,  selon laquelle la volonté d'un homme était substituée à la notion du bien et du mal.  La doctrine de Pierre et Paul interdisait aux chrétiens le droit de prendre part aux incessantes conspirations par lesquelles on  faisait et on  défaisait sans cesse les empereurs; mais, en retour, elle préparait de longue main  l'avènement d'un  nouveau droit social. L'Empire païen comprit vite la portée de cette soumission éclairée du chrétien.  Il pressentit qu'une révolution  immense en  sortirait un jour, et il déclara promptement la guerre à une religion qui, se bornant à réclamer l'indépendance de la conscience, anéantissait le droit brutal de la force.

L'ancienne Rome, la Rome du sénat, devait se partager, à l'avènement du césarisme, sur l'application des théories sociales. Le plus grand nombre, par l'effet de cette lâcheté qu'enfante

 

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toujours  l'affaiblissement  des  mœurs, accepta tout  et  sanctionna  tout. Une  minorité  essaya d'opposer aux Césars le rempart du stoïcisme; elle succomba vite et ne laissa rien après elle. Une autre minorité, prise dans les débris des plus illustres races, goûta l'enseignement des apôtres. Accoutumée à tous les dévouements dans le passé, façonnée à toutes les gloires, elle connut et comprit la grandeur et la sainteté du Christ que les deux juifs, Pierre et Paul, étaient venus révéler au sein même de Babylone. Par cette élite de ses siècles de gloire, Rome, sans s'en douter d'abord, passa insensiblement  sous le joug  de l'Evangile, et lorsque, après les Antonins, les empereurs asiatiques crurent en finir avec le christianisme par la violence,  ils se trouvèrent en face d'une Rome chrétienne, complète, à la formation de  laquelle n'avaient  manqué ni  les grandes races ni le peuple, et qui, par la seule résistance passive unie au nombre, était en mesure de braver jusqu'au plus formidable des assauts, la persécution finale, celle de Dioclétien.

L'Epître de Paul aux Romains se terminait par des salutations à divers chrétiens de Rome, tous juifs, qu'il avait connus en Orient, et il rappelle avec complaisance ses relations antérieures avec eux. Il n'a garde d'oublier Aquila et Priscille, auxquels il se reconnaît redevable des plus généreux services; il atteste même qu'ils ont été jusqu'à exposer leur vie pour sauver la sienne.

 

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Les circonstances auxquelles Paul fait allusion sont demeurées inconnues; mais le fait sert à montrer toujours plus le caractère de ces deux chrétiens du premier âge. L'apôtre envoie un salut particulier à « l'église, qui est dans leur maison ». Il est aisé de reconnaître ici l'assemblée chrétienne qui se réunissait dans la maison du mont Aventin, à laquelle les noms d'Aquila et de Priscille sont demeurés attachés, et où vivaient les deux époux sous les auspices de Cornélius Pudens.

En attendant le jour où Paul pourrait enfin contempler de ses propres yeux cette église de Rome  qui,  fondée par le  prince des  apôtres, n'avait cessé de s'étendre, il avait encore à accomplir, par suite d'un vœu, le pèlerinage de Jérusalem, et il se proposait d'arriver en cette ville pour la fête de la Pentecôte. Il n'est point aisé non plus de faire cadrer avec le soi-disant hellénisme de Paul cette pérégrination toute judaïque, pas plus que le voeu de Nazaréen qui l'avait déjà précédemment appelé à Jérusalem, pas plus que la circoncision, qu'il imposa à son disciple Timothée. Ainsi  que nous l'avons dit ci-dessus, à propos de quelques repas de saint Pierre à Antioche avec les chrétiens juifs de Jérusalem,  les deux apôtres étaient parfaitement libres de se conduire en cette manière; mais le roman germanique, accepté si naïvement  en France par un de nos historiens de renom, n'en

 

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croule pas moins de toutes parts. Paul fut l'apôtre des gentils; mais il ne renonça jamais à son droit de suivre les usages mosaïques, lorsqu'il lui sembla à propos de le faire, et on est fondé à affirmer sur les faits les plus évidents que Pierre, qu'on a osé accuser de judaïsme invétéré, Pierre, l'initiateur de Cornélius et l'apôtre de Rome, a plus agi que Paul dans l'émancipation des gentils. Il nous a semblé nécessaire de revenir une dernière fois sur un système dont l'intention est visible, et qui, grâce à l'ignorance et à la futilité d'aujourd'hui, a pu séduire certains esprits qui n'étaient pas assez sur leurs gardes.

En se rendant à Jérusalem, Paul évita de passer par Ephèse, où la fureur des païens était encore soulevée contre lui, et il arriva au terme de son voyage en mai de l'année 53, après avoir touché les îles de Rhodes et de Chypre, et débarqué enfin à Césarée de Palestine. La rage des juifs de Jérusalem se déchaîna jusqu'au dernier excès. Leur orgueil en voulait surtout à cet ancien disciple de Gamaliel, à ce complice du meurtre d'Etienne, qui maintenant conviait les gentils à s'unir aux fils d'Abraham sous la loi de Jésus de Nazareth. Le tribun Lysias l'arracha des mains de ces acharnés, qui allaient le mettre en pièces. La nuit suivante, le Christ apparut à Paul, et lui dit : « Sois ferme; car il te faudra rendre de moi à Rome le même témoignage que tu me rends en ce moment à Jérusalem. »

 

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Cependant la conjuration juive formée contre la vie de l'apôtre allait éclater, lorsque Lysias, averti à temps, le fit partir, sous une forte escorte, pour Césarée, où il le renvoyait par-devant Félix, gouverneur de la Judée. Félix était le frère de l'affranchi Pallas, affranchi lui-même, et comblé des faveurs de Claude. Il avait épousé Drusilla, sœur des princesses Marianne et Bérénice.

Félix reçut Paul avec intérêt, et ne dédaigna pas d'avoir avec lui de fréquentes conférences. Drusilla, qui était juive, autant que pouvait être juive une fille d'Hérode Agrippa, rechercha aussi avec l'apôtre des entretiens intimes. Elle voulut l'entendre parler du Christ et de sa doctrine; mais ces relations furent stériles, et la malheureuse femme, après une vie peu honorable, périt en l'an 79, dans la célèbre éruption du Vésuve, avec un fils qu'elle avait eu de Félix. Saint Luc rapporte que Paul parlant un jour devant Félix de la justice, de la chasteté et du jugement à venir, le gouverneur fut saisi de terreur, et renvoya l'apôtre en lui disant : « Maintenant, retire-toi; je te manderai quand il sera temps. » Quant à la cause de Paul, Félix avait été à même de reconnaître, par les débats qui avaient eu lieu en sa présence, que l'agitation de la Synagogue contre l'apôtre ne se calmerait pas de longtemps. Il le retint prisonnier à Césarée, où Paul demeura sous la garde de la puissance publique.

 

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Nous apprenons du livre des Actes qu'un certain motif de cupidité n'était pas étranger non plus aux égards que Félix témoignait à son prisonnier, espérant qu'un jour ou l'autre les amis de celui-ci présenteraient une riche offrande pour sa rançon.

 

CHAPITRE IV (55-58)

 

Néron empereur. — L'édit de Claude contre les juifs abrogé. — Derniers travaux de saint Pierre en Orient. —  Son retour a Home. — Simon le Mage, qui l'y avait précédé, travaille à répandre ses erreurs. — Extension du christianisme durant l'absence de saint Pierre. — Le fils de Cornélius Pudens. — Mariage de Flavius Sabinus avec Plautia, fille d'Aulus Plautius et de Pomponia Graecina. — La vierge sainte Petronilla. — Linus est consacré évoque par saint Pierre, et établi son vicaire dans Rome. — Saint Pierre évangélise en personne les provinces de l'Occident. — Saint Paul à Césarée comparaît devant Portius Festus. — Il appelle à César. — Son arrivée à Rome. — Sa captivité.   Il l'emploie à annoncer l'Evangile. — Les succès de sa parole. — Il comparaît dans le prétoire et il est absous. — Sénèque fut un de ses juges. — Relations de ce philosophe avec saint Paul. — Retour de l'apôtre en Orient.

 

La captivité de Paul à Césarée durait encore, lorsque la mort de Claude, en l'année 54,

 

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ouvrit à Néron l'accès du trône impérial. Les débuts de l'élève de Burrhus et de Sénèque semblèrent promettre à l'Empire un prince destiné à faire oublier par ses qualités les détestables Césars qui l'avaient précédé; mais le fils d'Agrippine ne devait pas tarder à démentir les espérances qu'avaient fait concevoir ses premiers jours. En attendant, la mort de Claude faisait tomber les édits arbitraires et tyranniques que son caprice avait produits ou qui avaient été arrachés à son imbécillité. Celui de l'année 47, qui bannissait de Rome les juifs, était déjà plus ou moins oblitéré, et il est aisé de constater par les faits qu'il ne survécut pas à son auteur. Le moment était donc favorable pour le retour de Pierre à Rome, dont il avait été absent, huit années entières.

Durant ce long intervalle l'apôtre, que nous avons vu présider l'assemblée de Jérusalem dès les premiers temps qui suivirent son départ de Rome, semble avoir eu pour quartier général la ville d'Antioche, où d'abord il avait établi sa résidence après le baptême de Cornélius. De là Pierre, désirant remplir à la lettre le précepte du Sauveur, paraît avoir rayonné dans les provinces d'Asie qu'il avait déjà évangélisées avant son départ pour Rome; il y fonda de nouvelles églises et confirma les anciennes. Cette action du prince des apôtres fut si efficace dans les contrées dont nous parlons,  que les païens eux-mêmes

 

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la constatèrent; témoin Lucien, dans son Pseudomantis, qui atteste, au deuxième siècle, que le Pont est rempli d'athées et de chrétiens. Ce n'est pas la dernière fois que l'on voit les chrétiens confondus avec les athées, les gentils ne pouvant pas autrement se rendre compte de l'abstention des chrétiens à l'égard du culte des dieux et des déesses. Pline le Jeune, dans sa lettre à Trajan, attestait déjà que la Bithynie était remplie de chrétiens.

Il serait impossible de déterminer avec certitude les autres régions que Pierre évangélisa dans le cours de cette période; mais nous savons par une lettre du pape saint Agapet (535) qu'il fonda des églises dans la Thrace. Enfin le moment arriva où il dut songer à revoir les contrées de l'Occident. Rome en particulier avait besoin de lui. Pierre apprenait que l'ivraie était semée dans le champ qu'il avait cultivé. L'hérésiarque Simon le Mage, qu'autrefois il avait confondu à Samarie, et qui, en diverses circonstances, s'était attaché à ses pas, après avoir essayé de répandre ses impies systèmes et ses pratiques impures dans les chrétientés de l'Orient, venait d'aborder à Rome. Son but était d'y faire des prosélytes à son hérésie, qui réunissait en faisceau un christianisme tronqué, un débris de la mythologie grecque, avec les rêveries panthéistiques de l'Orient. Plus tard, ces éléments se condensèrent, et formèrent la prétendue gnose,

 

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qui couvrit tant d'ignobles mystères. Simon avait tout préparé, et il se promettait, en employant quelques termes chrétiens et en flattant la curiosité superstitieuse par l'appât d'initiations secrètes, d'attirer à sa suite un nombre plus ou moins grand des disciples de Pierre, dont il se posait comme le rival. Pierre ne voulait être que le vicaire du Christ : Simon se donnait pour la vertu même de Dieu. Pierre venait purifier les mœurs du genre humain, en relevant la famille et en faisant revivre la dignité de la femme : Simon traînait après lui sa prostituée Hélène, à laquelle il faisait rendre, comme à lui-même, les honneurs divins. Au reste, il avait plus d'une ressource : indépendamment de l'appel qu'il faisait aux passions honteuses, les sciences occultes lui étaient familières. Dès longtemps les esprits infernaux le trompaient, en secondant ses désirs pervers; mais le jour devait venir où il serait trahi par eux sous les yeux mêmes de Pierre.

En attendant, la majesté de l'apôtre, l'énergie divine qu'il avait reçue en sa qualité de pêcheur d'hommes, la pureté et la sagesse de son enseignement neutralisèrent les résultats que le faux apostolat de Simon avait pu produire, et s'il parvint à séduire quelques chrétiens, c'est qu'ils étaient de ceux dont parle saint Jean, qui montrent assez par leur défection « qu'ils n'étaient pas des nôtres ». (I Johan., II.)

 

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Pierre put se réjouir, en rentrant à Rome, de l'avancement de son œuvre dans cette immense ville. Si la renommée de la foi romaine avait retenti déjà aux oreilles de Paul, la réalité qui frappa les regards de Pierre lui révéla mieux encore la vigueur que l'Esprit-Saint conférait toujours plus à cette nouvelle église, appelée à être le centre de toutes les autres. Sur la partie juive,  Aquila et Priscille étaient en mesure de le renseigner et de lui faire connaître les nouvelles conquêtes au sein d'Israël. Ils purent lui dire que la lettre de Paul avait amené la pacification entre les deux peuples, en rappelant à tout chrétien, de quelque origine qu'il fût, l'humilité envers  Dieu et le  devoir de  la charité envers des frères également redevables de leur adoption à la miséricorde céleste.

Quant à la nombreuse fraction de l'église romaine appartenant d'origine à la gentilité,  le nom de Cornélius continuait d'être sa gloire. La joie de Pudens et de la noble Priscille dut être au comble, lorsqu'ils eurent de nouveau à exercer l'hospitalité envers l'envoyé du ciel. Il est indubitable qu'à son second séjour de Rome, Pierre fixa son domicile permanent au Viminal. Le quartier juif du Transtévère, où s'étaient élevées les agitations qui avaient amené l'édit de Claude, n'offrait pas à l'apôtre la sécurité qu'il trouvait dans le centre aristocratique de Rome. Durant son absence, l'heureuse famille de Cornelius

 

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avait été favorisée de la fécondité, et les parents purent présenter aux bénédictions du prince des apôtres un jeune Pudens, que nous ne tarderons pas à faire connaître.

Pomponia Grsecina, toujours protégée par son deuil, auquel elle devait une si heureuse indépendance, revit avec bonheur le père de la chrétienté, et elle eut à lui rendre compte des résultats de ce zèle qui l'anima toute sa vie, et qui fut au moment de lui procurer la couronne du martyre. Nous avons dit quel intérêt elle portait, ainsi que son mari Plautius, à la récente famille des Flavii. Un instinct supérieur semblait lui avoir révélé les destinées étonnantes de cette race, et elle la convoitait pour le Christ. On ne peut voir qu'avec étonnement et admiration les dévouements qui s'y produisirent lorsque l'heure de confesser la foi fut arrivée.

Ce fut en l'année 47 que Plautius revint victorieux de l'expédition de Bretagne, ramenant avec lui les trois Flavii qui avaient combattu sous ses ordres. Titus Flavius Sabinus, l'aîné de Vespasien, d'un caractère rempli de douceur et peu porté à l'ambition, ne tarda pas à recevoir la plus grande marque d'estime de Plautius et de Pomponia. Ils accordèrent en mariage à cet homme nouveau leur propre fille Plautia. On a toute raison de penser que l'influence de sa mère dut ouvrir tôt ou tard à Plautia la porte du christianisme. Quoi qu'il en soit, sa fille Plautilla nous

 

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apparaîtra bientôt au nombre des disciples les plus fervents de l'apôtre des gentils.

Pour Vespasien, il épousa une Flavia Domitilla, qui n'est pas autrement connue, à moins qu'elle n'ait appartenu, par sa mère, à la famille Domitia, qui avait eu le triste honneur de produire Néron. Vespasien eut de cette Domitilla, outre ses deux fils Titus et Domitien, une fille appelée comme sa mère, et qui elle-même eut pour fille la troisième Flavia Domitilla, que nous verrons plus tard exilée pour la foi. Il serait difficile de ne pas reconnaître dans la conversion de cette dernière l'action de la zélée chrétienne à laquelle Plautilla dut l'avantage de connaître le Christ.

Une jeune fille qui tenait aussi à la famille Flavia fut l'objet d'un tendre intérêt de la part de Pomponia Graecina. Elle se nommait Petronilla, et sa protectrice la mit en rapport avec Pierre. Au moyen âge, on alla jusqu'à voir en elle la propre fille de l'apôtre, qui était marié lorsque le Sauveur l'appela à sa suite. Le nom de Petronilla, qui dérive tout naturellement de celui de Flavius Petro, souche des Flavii (Petro, Petronius, Petronilla), était regardé par les naïfs légendaires de ces temps comme formé de celui de Petrus.

Les Actes des saints Nérée et Achillée racontent que Petronilla fut initiée à la foi chrétienne par saint Pierre lui-même, et qu'elle fut de sa

 

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part l'objet des soins les plus paternels. Sans admettre tous les détails que renferme ce document trop tardivement rédigé, on en peut extraire les notions qui s'encadrent avec l'ensemble des faits que nous racontons, et rien n'oblige à repousser la tradition si antique qui attribue à Petronilla l'honneur d'avoir été la première des vierges chrétiennes dans l'église de Rome. Lee Actes nous disent que, pour rester fidèle au Christ, elle refusa l'alliance d'un chevalier romain nommé Flaccus. Ce Flaccus ne serait-il pas le fils de Pomponius Flaccus Graccinus, que nous voyons consul en l'an 17, avec C. Caecilius Rufus, et le cousin de Pomponia Graecina? Etant à même de rencontrer les Flavii dans la société de la noble femme, il est possible que l'alliance de Plautia avec Flavius Sabinus ait déterminé le jeune Romain à songer aussi à une Flavia; cette conjecture n'offre rien que de vraisemblable, si l'on tient compte de l'intimité que le mariage de Plautia dut accroître encore entre les deux familles.

Quoi qu'il en soit, nous savons que le sarcophage de Petronilla reposa jusqu'au huitième siècle dans une salle particulière du cimetière de Flavia Domitilla, qui fut la catacombe des Flavii chrétiens, et que l'inscription funéraire portait ces mots :

 

AVRELIAE PETRONILLAE FILIAE DVLCISSIMAE

 

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L'importance de cette sépulture fut telle, que la région du cimetière de la voie Ardéatine, où elle se trouvait, est plusieurs fois appelée Ad sanctam Petronillam, sur les anciens documents de Rome souterraine. Vers l'an 760, le pape saint Paul Ier transféra le corps de la vierge et le sarcophage lui-même dans la chapelle de Sainte-Pétronille, attenante à la basilique vaticane. Sixte IV, dans un bref à Louis XI, publié par dom Martène, atteste l'existence du sarcophage dans ce sanctuaire, probablement sous l'autel, et nous apprend que son couvercle était orné de quatre dauphins.

Les détails que nous venons de donner sur la circulation du christianisme dans les familles influentes de Rome donnent légitimement à penser que ce mouvement ne devait pas se borner aux quelques personnes dont nous pouvons encore aujourd'hui assigner le rôle; la suite de nos récits le montrera d'ailleurs suffisamment. Le retour de Pierre allait puissamment avancer la propagation de l'Evangile au sein d'une population qui était un composé de l'humanité tout entière; mais avant de s'asseoir d'une manière stable dans ce centre de l'Empire et de l'Eglise, l'apôtre se sentait un devoir à remplir. Durant de longues années, l'Orient avait entendu sa voix; il était juste que les provinces de l'Occident connussent à leur tour le vieillard sur lequel le Christ avait  édifié  son  Eglise. Avant  d'ouvrir

 

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le cours de ses pérégrinations, Pierre voulut se constituer un vicaire dans Rome, et il imposa les mains à Linus, comme au plu9 digne de ses coopérateurs, comme à celui dont les travaux passés et l'influence méritaient le mieux ce poste de confiance. Nous savons, par l'ancien catalogue des papes, dont la première partie remonte au troisième siècle, mais dont le texte, tel que nous l'avons sur un manuscrit du quatrième, a malheureusement souffert, la date de la consécration épiscopale de Linus. Elle eut lieu sous le consulat de Q. Volusius Saturninus et de P. Cornélius Scipion : ce qui donne l'année 56. Cette date, mal comprise par un copiste du catalogue, lui a fait attribuer douze années de pontificat à Linus, qui ne fit que passer sur la Chaire de saint Pierre; tandis qu'il n'eût fallu voir dans ces consulats de l'an 56 que l'indication du commencement de l'épiscopat du vicaire Linus, durant lequel le prince des apôtres continuait le cours de son pontificat.

Ayant ainsi pourvu au service du troupeau, Pierre commença son apostolat dans nos régions. Plusieurs villes de l'Italie entendirent d'abord sa parole; puis il franchit les Alpes, et pénétra dans les Gaules. Le vénérable Bède, un biographe grec du huitième siècle reproduit par les Bollandistes, un auteur syriaque du sixième publié par le cardinal Maï, nous montrent l'apôtre évangélisant jusqu'à la Grande-Bretagne, qui depuis

 

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l'expédition de Plautius était devenue d'un accès facile comme toute autre province de l'Empire. L'Espagne le vit aussi, et il est probable qu'avant de rentrer à Rome il visita la côte d'Afrique, en sorte que tout ce qui devait former le patriarcat d'Occident aurait été parcouru et sanctifié par les pas de celui qui, comme dit Eusèbe, au deuxième livre de son Histoire, « étant le vaillant chef de la milice divine, couvert de l'armure céleste, était venu apporter de l'Orient à ceux qui habitaient vers le Couchant la lumière précieuse des intelligences ».

Expérimenté dans la carrière apostolique, Pierre dut procéder dans nos contrées comme il l'avait fait en Orient, s'arrêtant plus ou moins longtemps dans certaines villes, demeurant peu de temps dans quelques-unes, et évangélisant les autres localités par ses disciples. Ce labeur était l'œuvre apostolique, et sa qualité de chef suprême n'en dispensa l'apôtre ni en Orient ni en Occident. Pierre n'était point rentré dans Rome pour y jouir d'une résidence tranquille, et ce ne fut qu'après avoir consacré ainsi à la prédication plusieurs années qu'il revit cette ville, où devait se terminer sa glorieuse carrière.

Nous avons laissé Paul à Césarée, où le gouverneur Félix continuait à le retenir en captivité, l'entourant d'ailleurs de considération; mais pardessus tout il craignait d'irriter les juifs en le rendant à la liberté. En 55, Félix eut pour

 

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successeur Portius Festus, devant lequel Paul ne tarda pas à être poursuivi par ses ennemis. L'apôtre voyant que Festus, pour en finir, parlait déjà de l'envoyer à Jérusalem, forma appel à César. Cette démarche de Paul le conduisait naturellement à Rome, où son zèle l'appelait depuis si longtemps : Dieu avait dirigé toutes choses. Festus, afin de se débarrasser des clameurs des juifs, fit accélérer le départ de Paul pour l'Italie. Ce départ cependant ne fut pas tellement précipité, que l'apôtre n'eût l'occasion de rendre raison de sa foi et de sa mission devant le roi Agrippa et sa sœur Julia Bérénice, qui, étant venus à Césarée, l'entendirent avec une sorte d'intérêt.

Paul, ayant été placé sous la garde d'un centurion nommé Julius, prit la mer vers la fin de l'été, avec ses disciples Luc et Aristarque. Après une longue et périlleuse navigation, il aborda en Italie au commencement de l'année 56. Des chrétiens de Rome, instruits de son arrivée, allèrent au-devant de lui jusqu'au Forum d'Appius, ville située sur la voie Appienne, à quarante-trois milles de Rome, et d'autres seulement jusqu'au lieu appelé Tres tabernae, qui n'en était qu'à trente-trois milles. Enfin l'apôtre des gentils fit son entrée dans Rome. L'appareil d'un triomphateur ne l'entourait pas : c'était un humble prisonnier juif que l'on conduisait au dépôt où s'entassaient les prévenus qui avaient appelé à César. Mais Paul était ce juif qui avait eu le Christ lui-même

 

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pour conquérant sur le chemin de Damas. Il n'était pas Saul le Benjamite; il se présentait sous le nom romain de Paul, et ce nom n'était pas un larcin chez celui qui, après Pierre, devait être la seconde gloire de Rome et le second gage de son immortalité. Il n'apportait pas avec lui, comme Pierre, la primauté que le Christ n'avait confiée qu'à un seul; mais il venait rattacher au centre même de l'évangélisation des gentils la délégation divine qu'il avait reçue en leur faveur, comme un affluent verse ses eaux dans le cours du fleuve qui les confond avec les siennes et les entraîne à l'océan. Paul ne devait pas avoir de successeur dans sa mission extraordinaire; mais l'élément qu'il venait déposer dans l'église mère et maîtresse représentait une telle valeur, que, dans tous les siècles, on entendra les pontifes romains, héritiers du pouvoir monarchique de Pierre, faire appel encore à un autre souvenir, et commander au nom des « bienheureux apôtres Pierre et Paul ».

Une bienveillance particulière accueillit Paul à son arrivée, sans doute par l'influence du centurion Jules, qui lui avait dû son salut, ainsi que tout l'équipage du navire de traversée, lorsqu'une tempête après les avoir longtemps ballottés, les avait fait échouer à Malte. Au lieu d'attendre en prison le jour où sa cause serait appelée, l'apôtre eût la liberté de louer un logement dans la ville, obligé seulement d'avoir jour

 

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et nuit la compagnie d'un soldat représentant la force publique, et auquel, selon l'usage en pareil cas, il était lié par une chaîne qui l'empêchait de fuir, mais laissait libre tous ses mouvements. Hérode Agrippa avait subi ce mode d'emprisonnement, qu'on appelait custodia militaris, durant les six derniers mois de Tibère. On montre à Rome, dans l'église Sainte-Marie in via Lata, l'emplacement de l’hospitium qu'habita l'apôtre. Une colonne de marbre de laquelle pend une grosse chaîne et sur laquelle sont gravées ces paroles de Paul : Verbum Dei non est alligalum, est le symbole de la captivité qu'il subit en ce lieu; mais elle n'a pas pour intention d'exprimer que l'apôtre aurait été enchaîné à la manière dont les malfaiteurs l'étaient dans leurs cachots. Le récit de saint Luc est formel pour exclure cette interprétation.

Paul passa deux ans dans le genre de captivité que nous venons de décrire, et il y jouit d'une assez grande liberté pour annoncer la parole de Dieu. Dès le troisième jour, il trouva moyen d'appeler auprès de lui les principaux d'entre les juifs de Rome. Il leur déclara la situation, et leur raconta comment les mauvais traitements qu'il avait à craindre des juifs de Palestine l'avaient contraint d'appeler à César pour se tirer de leurs mains, ajoutant que, si en ce moment encore il portait une chaîne, c'était pour « l'espérance d'Israël »,  c'est-à-dire pour le Messie, qu'il la

 

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portait. Les juifs lui répondirent avec plus ou moins de franchise qu'ils n'avaient reçu de Jérusalem aucun mauvais renseignement sur lui; mais que la secte à laquelle sans doute il appartenait était de toutes parts l'objet d'une vive opposition.

Paul prit jour avec eux pour une discussion sérieuse. Ils vinrent et, après l'avoir entendu, ils furent partagés de sentiments; les uns se montrant favorables à l'interprétation que l'apôtre donnait des prophéties, les autres refusant de reconnaître en Jésus de Nazareth les caractères du Messie attendu d'Israël. Paul termina l'entretien en déclarant que le salut envoyé de Dieu était aussi pour les gentils et que les gentils l'accepteraient. Les juifs se retirèrent divisés d'opinion. Pour Paul, ce n'était là qu'un prélude à sa carrière apostolique dans Rome. Saint Luc nous apprend qu'il fut visité dans sa retraite par un grand nombre de personnes, et qu'il avait la liberté d'admettre tous ceux qui se présentaient, annonçant le Christ avec assurance et sans éprouver la moindre entrave.

Les chrétiens sortis de la gentilité devaient avoir à cœur d'approcher d'un apôtre si célèbre déjà dans toute l'Eglise. Nul d'entre eux n'ignorait que Paul était l'auteur de cette Epître adressée avec tant d'autorité aux chrétiens de Rome, durant l'absence de Pierre. Ses autres Epîtres circulaient partout; son éloquence et la dignité de

 

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son caractère étaient le bien commun de tous les fidèles  : il est donc naturel de penser que les chrétiens illustres  qui  nous  sont déjà connus furent des premiers à venir saluer Paul à son arrivée. Nous verrons plus loin qu'il ne fut pas sans relations directes avec les Flavii. En attendant, le récit de saint Luc nous le montre comme ayant joui dans sa retraite d'une complète liberté quant à l'accès des personnes qui voulaient traiter avec lui, et toute l'histoire de Paul montre que sa parole, ardente et vive, avait un entraînement particulier. Si la lassitude du  polythéisme,  le dégoût de la philosophie, le désir d'une vie plus élevée,  avaient entraîné précédemment un nombre assez notable de personnes du plus haut rang à s'agréger au judaïsme en qualité de prosélytes, doit-on s'étonner que les mêmes tendances en aient attiré d'autres, et en plus grand nombre, vers le christianisme, qui donnait la plénitude d'une doctrine dont le mosaïsme ne fournissait que l'ébauche, et qui n'exigeait point la pratique minutieuse et gênante des rites juifs, auxquels étaient astreints les vrais

prosélytes ?

Un mot de Paul, dans l'Epître qu'il écrivit de Rome aux Philippiens, éclaire jusqu'à un certain point l'étendue de ses conquêtes durant son séjour dans la capitale de l'Empire. Assurément, sa règle de conduite fut toujours celle qu'il a énoncée dans l'Epître aux Romains  : « Je me

 

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dois à tous : aux esprits cultivés comme aux ignorants »; mais il n'est pas permis de laisser passer, sans les avoir remarquées, ces paroles qu'il adresse aux chrétiens de Philippes : « Tous les fidèles vous saluent, et particulièrement ceux qui sont de la maison de César. » Il est visible que Paul veut donner ici une idée du progrès que l'Evangile faisait à Rome dans la classe la plus élevée. Si les chrétiens de la maison de César, dont il est ici question, eussent été simplement des employés d'un rang inférieur, il est à croire que Paul n'en eût pas fait cette mention spéciale : on connaît assez la sainte fierté de son caractère. Sans remonter non plus jusqu'aux premières dignités de la cour de Néron, on est en droit d'entendre ces paroles de certains officiers qui occupaient dans cette cour un rang important et remplissaient des services supérieurs.

Il n'est pas hors de propos de noter ici, d'après Tacite, que Flavius Sabinus, gendre de Pomponia Graecina, avait été élevé par Néron à la charge de préfet de Rome, vers l'année 56. Nous relèverons plus loin les raisons qui ont donné lieu de penser qu'il aurait professé le christianisme, comme tant d'autres membres de sa famille. En ce cas, on aurait peut-être lieu de le compter parmi ces chrétiens qui approchaient de César.

Après deux ans environ de captivité, vers la fin de l'année 57, on accorda enfin à Paul

 

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l’audience à laquelle lui donnait droit l'appel qu'il avait interjeté à César. Il comparut au prétoire, et il atteste lui-même, dans son Epître aux Philippiens, que sa présence produisit une véritable sensation. (Phil., 1.) Burrhus était à ce moment préfet du prétoire, et les consuls assistaient en personne aux audiences de cette nature. M. de Rossi a démontré, d'après un monument des frères Arvales, que Sénèque était consul durant le dernier semestre de l'année 37. Le philosophe fut donc à portée de connaître et d'entendre l'apôtre. Celui-ci, dans le prétoire, comme autrefois à Athènes dans l'aréopage, sut trouver des accents dignes de sa cause, et de nature à faire impression sur un éclectique du genre de Sénèque. Le nom de Paul pouvait être déjà connu du philosophe par ses relations avec son frère Gallion, proconsul d'Achaïe, devant lequel nous avons vu qu'une émeute de juifs à Corinthe avait entraîné l'apôtre.

Le succès du plaidoyer de Paul dans le prétoire amena son acquittement, et l'apôtre, débarrassé de ses liens, put se livrer, avec plus d'aisance encore, à la prédication de l'Evangile. La persuasion assez générale a été, dans la haute antiquité chrétienne, que Paul et Sénèque ont eu ensemble des relations au dehors du prétoire. On ne saurait, il est vrai, apporter en preuve la correspondance de l'un et de l'autre qui avait cours au quatrième siècle, et qui fait partie du cycle des

 

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apocryphes chrétiens; mais il faut avouer en même temps que ces relations entre l'apôtre et le philosophe ont leur vraisemblance, lorsque, sans appuyer davantage sur la rumeur si ancienne qui les atteste, on rencontre dans les écrits de Sénèque un nombre si considérable de passages reproduisant les textes mêmes des livres juifs et chrétiens, et quelquefois jusqu'aux propres paroles des Epîtres de Paul. Ces emprunts, qui ont fait dire à Tertullien, dans son livre de Anima, ce mot significatif : Seneca saepe noster, ne sauraient tous s'expliquer par la lecture assidue que Sénèque avait faite des philosophes, chez lesquels on rencontre parfois des passages empreints de spiritualisme et d'une morale pure, à côté d'autres sentences qui les neutralisent. Les traits de Sénèque auxquels nous faisons allusion retracent trop expressément le style employé dans les saintes écritures chrétiennes pour qu'il soit possible de n'y voir que des centons de Cicéron et autres moralistes, grecs ou latins, qui n'ont ni cette allure ni cette couleur.

Personne ne songe à revendiquer Sénèque pour le christianisme; ce que l'on peut dire seulement sans invraisemblance, c'est qu'il aurait reconnu dans le juif Paul un homme avec lequel on pouvait, sans déroger, lier quelques relations, et en cela Sénèque aurait imité bon nombre de personnes de distinction qui, ainsi qu'on a pu le remarquer, goûtaient les entretiens de l'apôtre.

 

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Que ces rapports aient amené Sénèque à lire nos livres sacrés, avec assez de soin pour en extraire certains passages qu'il encadre dans ses écrits, sans en indiquer la provenance, rien n'a lieu d'étonner, et d'autant moins, que le philosophe n'a pas coutume d'indiquer les sources où il puise ses sentences de morale, trop souvent contradictoires. Nous laissons donc bien volontiers au stoïcisme le philosophe qui, avec son ami Burrhus, eut le courage de faire, en plein sénat, l'apologie du meurtre d'Agrippine par Néron, leur élève, et qui ensuite eut le lâche orgueil de s'ouvrir les veines sur l'ordre de César. Nous tenons seulement à prendre acte d'un fait qui fournit une nouvelle preuve de l'attention que la société romaine portait de plus en plus au christianisme.

La famille Annea, à laquelle appartenait Sénèque, semble avoir eu dans la suite quelques membres agrégés à l'Eglise chrétienne, si c'est à cette gens qu'il faut attribuer un marbre du commencement du troisième siècle, découvert à Ostie en 1867. L'inscription funéraire, publiée par M. de Rossi, est ainsi conçue :

 

D. M.

M. ANNEO

PAVLO PETRO

M. ANNEVS PAVLVS

FILIO CARISSMO

 

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On voit ici un personnage nommé M. Anneus Paulus, et son fils appelé M. Anneus Paulus Petrus. Le surnom de Paulus, que portent à la fois le père et le fils, ne déciderait rien à lui seul; mais le cognomen surajouté de Petrus, nom entièrement inconnu dans l'épigraphe latine, annonce visiblement une intention chrétienne, et semble même donner un sens à l'emploi du surnom de Paulus. Ne serait-ce pas le vestige d'une tradition de famille chez les Annei, selon laquelle leur aïeul aurait eu des rapports avec l'apôtre Paul?

Nous avons dit que Paul avait annoncé son acquittement aux Philippiens. Auparavant, durant le cours de sa captivité, il écrivit aux Ephésiens et aux Colossiens. C'est aussi à la même époque qu'il faut placer la lettre si touchante à Philémon, en faveur de l'esclave Onésime. L'Epître aux Hébreux, qui se termine par une salutation au nom des frères « qui sont en Italie », se rapporte également au séjour de l'apôtre dans Rome. Son ardeur pour l'extension de la foi chrétienne ne lui permettait pas d'oublier, au milieu de ses labeurs dans la capitale de l'Empire, ces chères églises de l'Asie et de la Grèce, qu'il avait fondées avec tant d'efforts et au prix de tant d'épreuves. Il lui tardait de les revoir. Avant de repartir pour l'Orient, visita-t-il l'Espagne, comme il en avait annoncé l'intention? Plusieurs écrivains de l'antiquité l'affirment; il est néanmoins

 

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étonnant que pas une des églises d'Espagne n'ait revendiqué l'honneur d'avoir été fondée par l'apôtre des gentils.

Quoi qu'il en soit, Paul ne dut pas beaucoup tarder à retourner en Orient. Nous l'y retrouvons occupé aux travaux apostoliques dans cette dernière période de sa vie si laborieuse. Il remplit les promesses qu'il avait faites durant sa captivité, en visitant de nouveau Colosses et même Ephèse, où il établit évêque son disciple Timothée. Il évangélisa la Crète, où il laissa son disciple Tite pour pasteur, le chargeant d'organiser l'église dans cette île. Paul avait longtemps désiré voir l'église romaine; il l'avait vue, il l'avait illustrée par son séjour, il l'avait accrue et fortifiée par sa prédication; maintenant, il la quittait pour quelques années; mais il devait revenir pour l'illuminer des derniers rayons de son apostolat, et l'empourprer de son sang glorieux.

 

CHAPITRE V (57-64)

 

Pomponia Graecina accusée de superstition étrangère devant le tribunal de famille. — Lucine, son nom chrétien dans l'église de Rome. — Saint Pierre rentre à Rome après ses courses apostoliques dans l'Occident. — Il confère la dignité épiscopale à son disciple Cletus. — Noble origine de ce disciple. — Clément disciple de saint Pierre. — La maison du Caelius. — Les Claudii. —  Chaire de saint Pierre au Viminal. — Règlement de saint Pierre sur la célébration de la Pâque. — Le pont Triomphal et la plaine Vaticane. — La naumachie de Jules César. — Les jardins de Néron. — Le cirque de Caligula. — Le temple d'Apollon et le térébinthe. —  Catacombe établie par Pudens entre la voie Triomphale et la voie Cornelia. — Haine des païens pour le christianisme. — Incendie de Rome. — Persécution de Néron contre les chrétiens. — Martyrs dans les jardins de Néron. — Jugement de Sénèque sur le courage des martyrs. — Ralentissement de la persécution.

 

L'année 57, qui avait vu Paul comparaître dans le prétoire, vit un autre jugement qui pouvait avoir les suites les plus graves pour celle qui

 

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en était l'objet. Pomponia Graecina, ainsi que le rapporte Tacite (Annal., XIII), fut traduite devant le tribunal de famille, pour répondre sur l'accusation d'avoir abandonné la religion de l'Empire et de professer « une superstition étrangère ». Les relations de Pomponia, son zèle actif pour répandre la foi chrétienne, avaient fini par donner de l'ombrage aux amis et à certains membres de la parenté. Ce jugement domestique, autorisé par la loi romaine, pouvait se terminer par une sentence capitale décrétée contre la femme accusée. Plautius, mari de Pomponia, auquel appartenait, avec la présidence de ces assises domestiques, la décision souveraine, prononça la sentence d'absolution sur son épouse. La dignité et la grandeur d'âme de la matrone chrétienne avaient vaincu; mais il n'avait pas été possible à Plautius de soustraire sa femme à cette étrange scène qui tourna à la confusion de ceux qui l'avaient provoquée, et n'eut d'autre suite que d'assurer à Pomponia un plus haut degré d'indépendance et de liberté.

Sa carrière était loin encore d'être épuisée; car nous savons par Tacite que Pomponia survécut quarante ans à la mort de Julie, qui se rapporte à l'année 43. La divine Providence l'avait destinée à être dans Rome la coadjutrice des apôtres. Au sein de l'Eglise chrétienne, la noble femme portait un nom devant lequel s'effaçait à ses yeux celui des Pomponii : elle était appelée Lucina.

 

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Ce cognomen mystérieux n'est point un dérivé féminin de Lucius, qui donnerait Lucia, Luciania ou Lucilla; il est formé de Lux, Lucis, qui signifie Lumière. Les premiers chrétiens appelaient le baptême  illuminatio,  parce que ce sacrement dissipe les ténèbres de l'homme déchu, et l'établit dans le Christ, qui s'est dit la « Lumière du monde ». (JOHAN., VIII.) La conjecture de M. de Rossi, qui avait pressenti l'identité de Lucine et de Pomponia Graecina, a été confirmée jusqu'à l'évidence lorsque, le cimetière de Lucine interrogé conjointement avec celui de Calliste, les marbres funéraires ont répondu que là était la sépulture des Pomponii chrétiens et de leurs alliés. Mais nous reviendrons à loisir sur ces intéressants détails. Le nom de Lucine, scus lequel nous désignerons désormais Pomponia Graecina, fut conservé avec respect dans l'église romaine, et porté successivement par deux autres matrones chrétiennes, dont la première figure au milieu du troisième siècle, et la dernière vivait au temps de la persécution de Dioclétien.

Cependant l'apostolat que Pierre exerçait dans les régions occidentales touchait à sa fin, et l'apôtre devait rentrer dans Rome, pour y fixer son séjour jusqu'à sa mort. Il serait impossible de préciser ici une date avec certitude; mais il est à croire que les excursions de Pierre dans les régions qui devaient former autour de Rome le patriarcat d'Occident ne durèrent pas moins de

 

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quatre à cinq années. Dans la fondation des nouvelles églises, Pierre était à même d'employer l'expérience qu'il avait acquise en Orient, et, de retour à Rome, il ne perdit jamais de vue ces immenses provinces, qui étaient devenues comme l'apanage du premier siège. Les traditions très respectables de plusieurs églises, particulièrement dans les Gaules, attestent qu'il donna lui-même de Rome la mission à plusieurs des prédicateurs de l'Evangile qu'elles honorent comme leurs fondateurs.

Quant aux deux représentants de l'autorité de Pierre à Alexandrie et à Antioche, l'apôtre dut apprendre vers l'époque de son retour à Rome que son fidèle Marc, après de longs et fructueux travaux, avait succombé sous les coups des païens d'Alexandrie, dans une fête de Sérapis. Cet événement eut lieu, au rapport d'Eusèbe dans sa Chronique, en la septième année de Néron, qui correspond à l'an 62. Anien remplaça Marc sur le second siège de la chrétienté. Vers le même temps,  l'église  d'Antioche  perdait  son  évêque Evodius,  auquel succéda le grand Ignace, qui figurera dans nos récits.

A Rome, Linus eut à présenter aux regards de Pierre les nouvelles conquêtes de l'Eglise au sein de Babylone. Paul aussi n'avait pas travaillé en vain, et son apostolat, sous ses diverses formes, n'avait pas été moins fécond. Pierre jugea à propos, pour accroître encore le progrès des conversions,

 

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de soulager Linus en lui donnant un collègue, revêtu comme lui du caractère épiscopal. Il imposa donc les mains à un autre de ses disciples, nommé Cletus.

Ce nouveau vicaire était Romain, et avait vu le jour dans le vicus Patricius, quartier situé dans la vallée qui réunit l'Esquilin au Viminal, et habité de tout temps par les principales familles de l'aristocratie romaine. Le Liber pontificalis nous apprend que le père de Cletus appartenait à la gens Aemilia. Un monument de l'an 70, que nous mentionnons plus loin, offre les noms de sept Aemilii, qui avaient à ce moment leur habitation dans la région où se trouvait le vicus Patricius. Mais les Aemilii n'étaient pas seulement voisins de Cornélius Pudens; ce cognomen Pudens semble avoir été, sous les empereurs, usité principalement dans les deux familles Cornelia et Aemilia, qui s'étaient unies étroitement, sous la république, dans les fds de Paul Emile et de Scipion l'Africain. On cite plusieurs personnages du nom d' Aemilius Pudens rappelés dans les auteurs de l'antiquité; mais ce qui nous intéresse plus encore est un marbre chrétien découvert au cimetière de Lucine par M. de Rossi, et portant le nom d'Aemilia Pudentilla. L'inscription se rapporte au commencement du quatrième siècle, et elle rappelle tout naturellement celle dont nous avons parlé plus haut, trouvée aussi dans les catacombes de la voie Appienne,

 

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et sur laquelle se lit le nom d'une Cornelia Pudentianes. Il n'est pas hors de propos d'ajouter qu'on trouve dans Gruter (519) un Aemilius Pudens  érigeant un  monument à son jeune fils Aemilius Pudentianus; et comme il nous est, pour ainsi dire, impossible de remuer ces grands noms de l'ancienne Rome sans faire surgir un Caecilius, on nous permettra de rappeler ici, au troisième siècle de notre ère, Q. Caecilius Pudens, légat de Germanie. (Steiner, Inscript, provinc. Rheni et

Danub.)

L'origine du nouveau vicaire que Pierre s'était donné ne manquait donc pas d'illustration. Quant au nom de Cletus par lequel il est désigné dans les fastes de l'Eglise, il n'y a nulle difficulté d'y voir un cognomen chrétien, sous lequel il était connu dans l'Eglise, ainsi que nous venons d'en donner un exemple au sujet de Pomponia Graecina. Le mot grec cletos, latinisé cletus, signifiait vocatus, appelé; c'est un des noms par lesquels saint Paul désigne les chrétiens.

Les rapports de voisinage et de parenté entre les Cornelii et les jEmilii expliquent aisément comment plusieurs d'entre eux ont pu se trouver unis de pensée et de sentiment à l'égard du christianisme. Depuis la conversion de Cornélius, l'événement de Césarée planait, pour ainsi dire, sur le Viminal, et c'est dans ce noble quartier que le christianisme était venu s'abattre sur la gentilité. La domus Pudentiana était désormais

 

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l'asile préféré de Pierre. Là il recevait les soins hospitaliers de Pudens et de Priscille, et leur fils grandissait à l'ombre de l'apôtre. Leurs protégés, Aquila et Priscille, dont nous avons signalé le séjour dans la maison de l'Aventin, après le retour de Corinthe, ne terminèrent pas leurs jours à Rome. Nous voyons par la deuxième Epître de Paul à Timothée qu'ils étaient à Ephèse en l'année 67, qui fut celle du martyre de saint Pierre et de saint Paul, et les documents sur lesquels s'appuie leur histoire donnent lieu de penser qu'ils achevèrent leur carrière en Orient.

Pierre eut aussi d'intimes relations avec un autre disciple de la foi chrétienne, romain et païen de naissance, mais déjà éprouvé dans la carrière des travaux apostoliques à la suite de Paul. Il se nommait Clément; il était le fils d'un Faustinus, et avait vu le jour au pied du mont Caelius. La basilique chrétienne qui porte son nom, et qui existait déjà au quatrième siècle, d'après le témoignage de saint Jérôme, marque encore aujourd'hui l'emplacement de sa maison. Elle est située sur la pente inférieure du Caelius, et l'on sait que ce quartier était habité aussi par de nombreuses familles de l'aristocratie. Là vécurent Bruttius Praesens, Annius Verus; là fut élevé Marc-Aurèle. De récentes fouilles dans les substructions de la basilique ont mis à découvert des restes importants de l'antique maison romaine.

 

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Quant à l'origine de Clément, nul doute qu'elle n'ait été patricienne. Le livre des Récognitions, composé au plus tard dans le deuxième siècle, le fait naître de race impériale. On a cherché le moyeu de le rattacher aux Flavii, chez lesquels on trouve Flavius Clemens, dont nous aurons à parler; mais tout autre argument fait défaut, et celui-ci est par trop faible. On aurait plus de motifs pour rattacher Clément aux Claudii, race véritablement impériale, puisqu'elle compte jusqu'à quatre Césars. Un manuscrit de la Vaticane du huitième siècle, reproduit par les Bollandistes et déjà cité, dit expressément que Clément fut épargné dans la persécution de Néron, parce qu'il était allié de César. L'épigraphie, en effet, nous fournit par Gruter plusieurs inscriptions de la gens Claudia, du même temps, sur lesquelles se rencontrent un Claudius Clemens, un Claudius Faustus,  un Claudius Faustinus.  D'autre part, Cicéron atteste que Tiberius Claudius Centumali résidait sur le  Caelius,  et ce fut aussi sur le Caelius que fut élevé le temple que l'on dédia à l'empereur Claude. Les Récognitions, que l'on n'a aucun motif de récuser lorsqu'il s'agit simplement du nom des parents de Clément, lui donnent pour mère une Matidia. La race de cette femme ne devait pas  être vulgaire,  car nous voyons un Matidius épouser la propre sœur de Trajan dans la seconde moitié du premier siècle.

Toutes ces raisons autorisent à placer Clément

 

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parmi les membres de l'aristocratie romaine convertis au christianisme, et s'employant avec zèle à sa propagation. Si l'on avait à écrire en détail la vie de Clément, il serait peu sûr de prendre pour base les Récognitions, livre de parti,  où l'auteur a surtout en  but de recommander la secte ébionite; mais on est en droit de conclure de ce roman que le souvenir des pérégrinations entreprises par le jeune patricien à la recherche de la vérité n'était pas encore effacé au deuxième siècle. C'est, en effet, dans ce but que Clément quitta Rome et passa dans l'Orient. Il y eut avec Pierre des relations intimes, dans l'intervalle qui s'écoula entre les deux séjours de celui-ci à Rome; après quoi, devenu chrétien, il s'attacha durant quelque temps à la suite de Paul, qui parle de lui avec la plus haute estime. De retour à Rome, il revoyait Pierre, son ancien maître. Le vieillard l'accueillit en père, et nous verrons à quel degré s'éleva la confiance dont il l'honorait.

L'augmentation du nombre des fidèles avait engagé Pierre à fixer désormais dans la ville même le centre de son action. Le cimetière Ostrianum était trop éloigné, et ne pouvait plus suffire aux réunions des chrétiens. Le motif qui avait porté l'apôtre à revêtir successivement Linus et Cletus du caractère épiscopal, pour les rendre capables de partager les sollicitudes d'une église dont l'extension était sans limites,  amenait naturellement à multiplier les lieux d'assemblée.

 

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La résidence particulière de Pierre était donc fixée au Viminal, c'est là que fut désormais établie la Chaire mystérieuse, symbole de puissance et de vérité. Le siège auguste que l'on vénérait sous les arceaux de l'hypogée Ostrien ne fut pas cependant déplacé. Pierre visitait encore ce berceau de l'église romaine, et, plus d'une fois, sans doute, il y aura exercé les fonctions saintes. Une seconde Chaire, exprimant le même mystère que la première,  fut dressée chez les Cornelii, et cette Chaire a traversé les siècles. Le Christ a voulu que ce signe visible de l'autorité doctrinale de son vicaire eût aussi sa part d'immortalité, Cet humble siège a toute une histoire : on le suit de siècle en siècle dans les documents de l'église romaine. Tertullien atteste formellement son existence dans son livre de Praescriptionibus. L'auteur du poème contre Marcion, au troisième siècle; saint Optat de Milève, au quatrième; saint Ennodius de Pavie, au cinquième; le Missel gothico-gallican, au sixième, forment une  chaîne  indestructible  de témoignages  qui certifient la perpétuité de sa conservation.  On sait  par  d'autres  documents, également  sûrs, que saint Damase le plaça dans le baptistère qu'il construisit pour la basilique vaticane; que, durant de longs siècles, il servit à l'intronisation des papes; enfin qu'on l'exposait sur l'autel dans la fête commémorative qui lui était consacrée, le as février de chaque année. Ce jour est désigné

 

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sous le nom de Natale Petri de Cathedra, sur le célèbre calendrier du quatrième siècle, qui fait partie de l'almanach de Furius Dionysius Philocalus, conservé à la bibliothèque impériale de Vienne.

En 1663, Alexandre VII renferma la Chaire de saint Pierre dans le colossal et somptueux monument qu'il fit exécuter par le Bernin, et qui décore l'abside de la basilique vaticane. Elle a enfin revu la lumière, par l'ordre de Pie IX, qui dans l'année 1867, centenaire du martyre de saint Pierre, l'a fait exposer aux regards et à la vénération des fidèles.

Des idées inexactes s'étaient accréditées sur ce précieux témoin du séjour du prince des apôtres dans Rome. On se souvenait que ce siège était décoré d'ornements en ivoire, et on était incliné à y voir la chaise curule de Pudens, qui en aurait fait hommage à son hôte apostolique. L'étude du monument, accomplie avec autant de respect que de précision, a donné les résultats suivants : La Chaire de saint Pierre était en bois de chêne, ainsi qu'il est aisé d'en juger aujourd'hui par les pièces principales de la charpente primitive, telles que les quatre gros pieds, qui demeurent conservés à leur place, et portent la trace des pieux larcins que les fidèles y ont faits à plusieurs époques, enlevant des éclats pour les conserver comme reliques. La Chaire est munie sur les côtés de deux anneaux où l'on passait

 

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des bâtons pour la transporter; ce qui se rapporte parfaitement au témoignage de saint Ennodius, qui l'appelle sedes gestatoria. Le dossier et les panneaux du siège ont été renouvelés, a une époque postérieure, en bois d'acacia de couleur sombre; une rangée d'arcades à. jour forme ce dossier, et est surmontée d'un tympan triangulaire

de même bois.

Des ornements d'ivoire ont été adaptés au devant et au dossier de la Chaire, mais seulement dans les parties qui sont en acacia.  Ceux qui couvrent le panneau de devant sont divisés en trais rangs superposés, contenant chacun six plaques d'ivoire, sur lesquelles ont été gravés divers sujets, entre autres les travaux d'Hercule. Quelques-unes de ces plaques sont posées à faux, et l'on reconnaît aisément que leur emploi a eu lieu dans un but d'ornementation, à l'époque où l'on adaptait les restes de l'antiquité aux objets que l'on voulait décorer, aux châsses de reliques, aux missels, etc., dans les huitième et neuvième siècles. Les ivoires qui décorent le dossier correspondent à son architecture, et semblent fabriqués exprès. Ce sont de longues bandes sculptées en relief, et représentant des combats d'animaux, de centaures et d'hommes. Le centre de la ligne horizontale du tympan est occupé par la figure d'un prince couronné, ayant le globe et le sceptre. Les traits et la tenue annoncent un empereur carlovingien. C'est ainsi que le monument

 

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primitif porte jusque dans ses décorations, plus ou moins intelligentes, les témoignages de la vénération des siècles qu'il a traversés.

L'apôtre qui présida dans cette Chaire exerçait sa sollicitude non seulement sur Rome, mais sur l'Eglise entière.  Pasteur des brebis et des agneaux de l'immense bergerie qu'il avait ouverte au jour de la Pentecôte à Jérusalem, c'était à lui de pourvoir par les règlements nécessaires à la bonne administration du troupeau. Un de ces règlements eut pour objet la célébration de la Pâque, question  de  la  plus  haute  importance pour  l'entière  émancipation  de  la  gentilité  à l'égard des coutumes juives. Il était aisé de reconnaître que, dans Rome principalement, l'élément israélite, qui avait été d'abord comme le noyau de la population chrétienne, s'effaçait de plus en plus par l'accession continue des gentils au baptême. Ce ne fut, au reste, que la faible minorité chez les juifs, tant à Jérusalem que dans les provinces de l'Empire, qui consentit à reconnaître en Jésus le Messie promis et attendu. Pierre jugea donc que le moment était arrivé de proclamer la scission  profonde qui  séparait pour jamais l'Eglise de la Synagogue.

Une fête, la plus solennelle des fêtes, était commune aux juifs et aux chrétiens; mais l'objet en était tout différent; car, en ce jour, les juifs célébraient la sortie d'Israël de l'Egypte, tandis que les chrétiens fêtaient le triomphe du Christ

 

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sur la mort. Le même nom désignait cette solennité dans les deux religions, et jusque-là le même jour avait réuni juifs et chrétiens dans la célébration des deux anniversaires, dont le premier ne rappelait qu'un événement de l'histoire d'un peuple isolé, tandis que le second intéressait la race humaine tout entière.

Pierre, selon le témoignage de Bède (Hist. eccl. Anglor., lib. III, cap. XXV), statua que l'église de Rome célébrerait désormais la Pâque le dimanche, et que ce dimanche serait toujours celui qui suivrait le quatorzième jour de la lune de mars. Les juifs au contraire avaient et ont toujours leur Pâque le propre jour du quatorze de cette lune, conformément aux prescriptions mosaïques. Jusqu'alors leur pratique avait régné dans le christianisme naissant, et le règlement, sanctionné par Pierre avec une souveraine prudence, fut observé de suite dans tout l'Occident. Il fut même accepté de bonne heure dans la plus grande partie des églises de l'Orient; mais il rencontra de vives résistances en quelques autres, au sein desquelles un reste d'esprit judaïque vivait encore.

En suivant, comme nous le faisons, les progrès de l'Eglise chrétienne, nous avons perdu de vue l'affreux César que Dieu, dans sa colère, laissait dominer sur Rome païenne. Néron, après ses pacifiques débuts, n'avait pas tardé à développer un caractère dont tous les vices à la fois

 

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se disputaient l'empire. Il devait être, et il fui le premier persécuteur de l'Eglise. En attendant le moment où nous aurons à le montrer en cette qualité, laissant de côté beaucoup de détails qui trouveraient utilement leur place dans un récit moins circonscrit, il nous faut signaler ici, sous le rapport topographique, certains travaux qu'il entreprit, au point de vue de ses plaisirs, sur un terrain hors de l'enceinte de Rome, vers lequel se concentrera bientôt le principal intérêt de notre histoire.

Au delà du Tibre, en face du Champ de Mars, s'étendait une vaste plaine à laquelle conduisait le pont appelé Triomphal. Ce pont mettait en communication avec la ville les deux voies Triomphale et Cornelia, qui toutes deux se dirigeaient vers le nord. A partir du fleuve, la plaine était bordée à gauche par le Janicule, au fond par les monts Vaticans, dont la chaîne se continuait à droite en amphithéâtre. Près de la rive du Tibre, le terrain était occupé par d'immenses jardins qui étaient la propriété de la gens Claudia. Néron, qui posséda ces terrains, y joignit les jardins de sa tante Domitia, contigus aux premiers, mais situés plus au nord.

Lorsque, sortant de la ville, on avait franchi le pont Triomphal, on rencontrait bientôt le lieu d'une Naumachie, œuvre de Jules César, qui voulut donner au peuple le spectacle d'une bataille navale, dans les fêtes qui suivirent la défaite

 

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de Thapsus et la mort de Métellus Scipion. Cette Naumachie est la première qui ait été creusée dans Rome, et, bien qu'elle n'ait pas été longtemps en usage, on voit par de nombreux monuments que son nom servait à désigner la plaine Vaticane, sur laquelle elle avait été construite. (CANCELLIERI, De Secretar. basil. Vatic.) Il faut se garder de confondre la Naumachie de César, dont parle Suétone, avec celle que fit ouvrir Auguste dans le quartier du Transtévère, près du Janicule, et qui était entourée d'un bois.

Néron se fit un lieu de plaisance des jardins dont nous venons de parler, et il n'épargna rien pour les rendre convenables à son but. Plantations, constructions luxueuses, tout y fut réuni, et dans son goût pour les courses de chars, il compléta cet ensemble par un hippodrome, dans lequel le peuple romain pouvait être admis, par la faveur de César, lorsqu'il plaisait à celui-ci de présenter à l'admiration publique le premier cocher de l'Empire.

A l'ouest de la plaine Vaticane, et au delà des jardins de Néron, était un cirque de vaste étendue, que l'on désigne ordinairement sous le nom de ce prince, bien qu'il ait dû sa première origine à Caligula, qui fit apporter d'Egypte l'obélisque destiné à marquer le point central de la Spina. C'est celui que Sixte-Quint a fait dresser sur la place de Saint-Pierre. Son premier emplacement est encore marqué par une inscription

 

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sur le sol, près du flanc gauche de la basilique, dont les murs en cette partie posent sur les substructions mêmes du cirque. II est nécessaire de spécifier d'avance tous ces lieux, où nous serons ramenés bientôt. En dehors du cirque, vers son extrémité occidentale, s'élevait un temple d'Apollon, divinité protectrice des jeux publics. A l'autre extrémité, commençait la déclivité des monts Vaticans, et vers le milieu, en face de l'obélisque, était planté un térébinthe connu du peuple. Ces détails sont complétés à l'aide du Liber pontificalis et de deux manuscrits cités par Bosio, l'un du Vatican, l'autre de la bibliothèque de Saint-Jean de Latran.

La voie Cornelia et la voie Triomphale débouchaient à distance, la première longeant le cirque à droite, et la seconde allant rejoindre la voie Claudia par le pied des monts Vaticans. Sur les terrains situés entre ces deux voies, existait un praedium, qui devint ou continua d'être la propriété des Cornelii.  La pensée d'y creuser un hypogée chrétien se présenta à l'esprit de Pudens, car il avait à cœur de continuer envers son hôte vénérable,  après  son  trépas, l'hospitalité  qu'il s'honorait de lui offrir durant sa vie. Le sol de la plaine Vaticane, argileux et léger, se prêtait à ce projet, et la crypte fut ouverte. Nul endroit de Rome ne convenait mieux à une fin si auguste. De tout temps quelque chose de mystérieux avait plané sur le Vatican. Les Romains y considéraient

 

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avec respect un vieux chêne que d'antiques traditions disaient antérieur à la fondation de Romp. On parlait d'oracles qui s'étaient fait entendre en ces lieux. Et quel emplacement convenait mieux pour son repos à ce vieillard qui était venu conquérir Rome, qu'un hypogée sous ce sol vénéré, ouvrant sur la voie Triomphale et s'étendant jusqu'à la voie Cornelia, unissant ainsi les souvenirs de Rome victorieuse et le nom des Cornelii désormais inséparable de celui de Pierre?

Cette même époque vit creuser encore d'autres catacombes destinées à abriter les sépultures chrétiennes. Le cimetière Ostrianum, qui dut naturellement produire de nouvelles galeries, ne pouvait plus suffire à la population chrétienne de Rome. En outre, les nobles personnages qui avaient embrassé la foi devaient songer à construire, pour leur sépulture et celle des membres de leurs familles, qui leur étaient unis de croyance, des hypogées qui fussent à l'abri de toute superstition païenne. Là aussi, elles pouvaient offrir asile à la dépouille mortelle de leurs amis, et pratiquer dans ces lieux funèbres, toujours entourés du respect des Romains, des réunions qui, sans attirer une attention indiscrète, se transformaient aisément en assemblées religieuses.

La crypte Vaticane était déjà ouverte en l'an 67, puisqu'on put y déposer le corps de Pierre après

 

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son martyre. Le zèle ardent de Lucine ne faisait pas défaut dans cette œuvre nouvelle, et nous verrons que, dès la même époque, elle avait déjà ouvert le sol sur plusieurs voies, dans des praedia dont elle avait la propriété. Priscille, l'épouse de Cornélius Pudens, qui nous est déjà connue, commençait en même temps sur la voie Salaria la crypte qui porte son nom dès la plus haute antiquité. Tels étaient les premiers essais de Rome souterraine, en ces années où Pierre tenait encore en  ses  mains  augustes  le gouvernail du vaisseau de l'Eglise.

Ainsi Je christianisme dans Rome florissait et se développait sans qu'aucune entrave politique eût jusqu'ici menacé ses progrès. Le seul obstacle qu'il rencontrait,  et qu'il devait vaincre, était l'impopularité. Le Seigneur l'avait annoncé lui-même : « Vous serez en haine à tous, avait-il dit, à cause de mon nom. » (Matth., X.) Un homme de la société polie de Rome, Tacite, témoigne, sans s'en douter, de l'accomplissement littéral de cette prophétie, lorsqu'il nous désigne les chrétiens, sous Néron, comme « chargés de la haine  du  genre humain ». (Annal., XV.) Les odieuses et absurdes calomnies qui furent lancées sur eux, et qui obtinrent créance, sous les Antonins,  dans tout l'Empire,  n'avaient cependant pas encore été produites. En attendant, un instinct suscité par l'ennemi de Dieu et des hommes s'irritait contre ce que le monde appelait « la

 

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superstition étrangère », et un préjugé sauvage repoussait avec horreur des citoyens qui ne cherchaient qu'à s'effacer, et qui remplissaient avec la plus entière fidélité les devoirs privés et les obligations sociales. On apprenait que leur nombre s'accroissait sans cesse, et que ce n'était pas seulement dans les classes populaires que se rencontraient les sectateurs de la nouvelle religion.

L'instigation des juifs, irrités toujours plus contre le christianisme, était pour beaucoup dans cette aversion. L'esprit d'intrigue servait leur haine, rendue plus implacable par l'avancement de la foi chez les gentils. Méprisés de la société romaine, ils n'y faisaient pas moins sentir leur influence. Poppée, la seconde femme de Néron, celle dont Tacite a dit « qu'elle avait tout, excepté l'honnêteté », se laissait approcher par eux avec assez de faveur pour avoir mérité de la part de l'historien Josèphe l'épithète de theosebes. Néanmoins, le prosélytisme juif éprouvait une décadence sensible, tandis que les conversions à la doctrine des apôtres ne s'arrêtaient pas.

Pierre, dans sa solennelle Epître, avait annoncé les jours de l'épreuve comme ne devant pas tarder; l'explosion de la persécution fut subite. En 64, dans un accès de démence furieuse, Néron venait d'incendier Rome pour la rebâtir à son caprice. L'indignation du peuple auquel cependant il avait la passion de plaire monta au comble, et le tyran se demanda comment il s'y prendrait

 

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pour apaiser les murmures. Il lui vint en pensée, ou on lui suggéra de rejeter le crime sur les chrétiens. Le fanatisme païen, la jalousie juive, l'orgueil philosophique, eurent satisfaction au même instant. Ecoutons le langage féroce du grave Tacite : « Pour calmer l'irritation, Néron produisit des accusés, et soumit aux tourments les plus raffinés des hommes détestés pour leurs crimes, et que le peuple désignait sous le nom de chrétiens. Ce nom leur est venu de Christ, qui, sous l'empire de Tibère, avait été mis à mort par le procurateur Ponce-Pilate, ce qui réprima pour un moment cette pernicieuse superstition. Néanmoins le torrent déborda de nouveau, non seulement en Judée, où il avait pris sa source, mais jusque dans Rome même, où viennent se rendre et se perpétuent tous les crimes et toutes les turpitudes. On saisit d'abord ceux qui avouaient, et ensuite, sur leurs dépositions, une multitude immense, moins convaincue du crime d'incendie que d'être en butte à la haine du genre humain. » (Annal., XV.)

En lisant ces lignes écrites trente ans après les événements, on peut se faire l'idée de l'impuissance de jugement à laquelle le paganisme réduisait ses adhérents. Ignorer la doctrine des chrétiens au point de la confondre avec celle des sectes perverses, ne tenir aucun compte des vertus et des qualités de ceux qui embrassaient cette religion nouvelle; ne rien conclure de cette vie

 

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indestructible que la persécution de Néron n'avait pas atteinte, ne rien comprendre au présent, ne rien pressentir de l'avenir : tel fut le caractère de cette portion de la société romaine qui se fit l'ennemie acharnée du christianisme.

Quant à Néron lui-même, il voulut créer un nouveau genre de spectacle à ce peuple qu'il avait froissé, et dont il tenait à reconquérir la faveur. Le supplice des chrétiens, exécuté avec un luxe de barbarie inusité jusqu'alors, lui sembla propre à atteindre ce but. Aidé des inspirations de Tigellinus,  son préfet du prétoire, il trouva un moyen de varier les scènes de carnage, et de flatter d'une façon inouïe les instincts de la cruauté populaire. Il choisit pour principal théâtre de l'immolation des chrétiens ses jardins de la plaine Vaticane,  qu'il ouvrit au peuple. Là on put voir à son aise déchirer à belles dents par des meutes de chiens  furieux les disciples du Christ cousus dans des peaux de bêtes. Mais ce n'était  pas assez  pour assouvir la férocité de Tigellin et de son maître; il leur fallut des flambeaux vivants, pour éclairer les jeux que l'empereur donnait dans son hippodrome. De longues files de martyrs dessinaient l'enceinte et le contour du cirque, éclairaient les avenues des jardins. Chacun était vêtu d'une tunique de papyrus enduite de cire et de poix. Un pal fiché en terre, et se terminant par une pointe aiguë, pénétrait la gorge du martyr, et l'obligeait à garder la tenue

 

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droite d'un flambeau. Au signal donné, les bourreaux mettaient le feu à cette tunique incendiaire, et l'holocauste commençait. A la lueur de ces torches humaines, Néron lançait son char, et mendiait par son adresse les applaudissements du peuple.

Ces détails nous sont fournis par Tacite, et ils sont confirmés par Martial et Juvénal. Ce dernier donne à entendre que l'on achevait avec l'épée les martyrs à demi consumés,  lorsqu'il parle de ruisseaux de sang qui serpentaient sur le sable. Disons cependant que Tacite, sans adoucir sa haine pour les chrétiens, qu'il se gardait bien d'étudier et de connaître, finit par protester contre l'affreuse répression qu'on leur infligeait. « Quoique les chrétiens, dit-il, fussent coupables et dignes des derniers supplices,  on  finit par éprouver quelque compassion pour ces victimes, qui semblaient moins immolées au bien public qu'à l'assouvissement de la cruauté d'un seul. »

Un homme néanmoins se rencontra à qui ces scènes,'où la grandeur d'âme des victimes l'emportait encore sur l'horreur du spectacle,  inspirèrent l'admiration  et  la  sympathie  la plus vive pour les persécutés. Ce  fut  Sénèque  qui avait vu et entendu Paul; Sénèque qui, nous le répétons, avait étudié les écrits des chrétiens et modifié plus ou moins ses idées et son langage d'après ce qu'il avait lu. Dans ses lettres intimes, il s'épanche avec des amis sur ce qui vient de se

 

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passer sous ses yeux. Il a vu, écrit-il à Lucilius (Ep. XIV), des hommes en proie aux plus poignantes tortures, impassibles, n'ayant rien de la roideur théâtrale, conciliant la douleur avec un calme céleste. Il énumère les tourments qu'on a fait subir à ces hommes, et n'oublie pas la tunique enflammée. Dans une autre lettre au même, après avoir décrit les maladies cruelles qui parfois viennent assiéger l'homme, il ajoute : « Ce n'est rien cependant si on le compare à l'action du feu sur les membres, au chevalet, aux lames ardentes,  au fer parcourant de nouveau des blessures à demi fermées pour les rouvrir et les creuser plus avant. Quelqu'un a cependant souffert tout cela, et n'a pas poussé un gémissement. Je ne dis pas assez, il n'a pas même imploré de relâche. Que dis-je? il n'a pas même daigné répondre au juge. Plus encore : on l'a vu sourire,  et son  sourire était de bon cœur. Après cela, dis-moi, ne te sentirais-tu pas porté toi-même à te rire de la douleur? » (Ep.LXXVIII.)

La morale ne saurait être mieux amenée après l'exemple; mais il est bon d'ajouter que l'épreuve de la douleur à laquelle un stoïcien pouvait être appelé, consistait simplement à se sentir ouvrir les veines, selon le bon plaisir de César. Quelquefois même, celui-ci avait la courtoisie de permettre que le patient fût lui-même l'opérateur, comme il  advint à Sénèque.  L'opération avec l'accompagnement d'un  bain,  avec  un cercle

 

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de parents et d'amis autour de soi, diffère très fort, avouons-le, des tortures affreuses qu'ont subies nos martyrs, et que la clémence impériale daignait épargner aux courtisans philosophes.

Nous avons vu, par le récit de Tacite, que la persécution de Néron produisit à Rome un nombre immense de martyrs; d'où nous devons conclure que les disciples de Pierre se montrèrent dignes de leur maître. Sur tant de victimes de la cruauté païenne à cette première explosion, deux noms seulement ont survécu.  Ce sont ceux de deux femmes, Danaïs et Dircé, et la renommée de leur courage s'étendit hors de Rome.  Saint Clément, dans sa lettre aux Corinthiens, rappelle en passant la grandeur d'âme de ces deux héroïnes,  comme un  souvenir toujours vivant  : «  ces  femmes, dit-il, qui  ont  supporté de  si affreux  supplices,  en  persévérant  dans  la foi; faibles de corps, mais ayant acquis les plus nobles couronnes. »

Ces sanglantes hécatombes ne semblent pas avoir atteint en grand nombre les personnes d'un rang élevé, chez lesquelles on pouvait soupçonner la profession du christianisme. Elles sévirent plutôt contre la multitude des chrétiens de la classe moyenne et du peuple. Comme il est d'usage, la fureur première se ralentit, et d'autant plus naturellement que, selon la remarque de Tacite, le dégoût finissait par s'emparer des

 

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romains,  témoins de ces atroces cruautés.  On trouve la trace d'une commutation de peine à l'égard des condamnés à cette époque, dans un passage de Suétone (In Neronem, XXXI), où il raconte que, pour se procurer les bras et les matériaux nécessaires à la reconstruction de Rome, Néron ordonna, quelque temps après l'incendie, de ne plus condamner aucun criminel qu'aux travaux des mines ou autres semblables. De nombreuses colonies d'exilés partirent pour des régions lointaines, où les confesseurs devaient être employés aux  travaux  des carrières; mais  le glaive n'en demeura pas moins suspendu désormais sur la tête des chrétiens. En un instant, l'Eglise avait perdu cette heureuse liberté, parfois mélangée d'épreuves, au sein de laquelle elle avait pris naissance. De temps en temps, elle goûtera  encore  quelques  jours  de  paix;  mais l'ignoble main de Néron lui a porté un coup qui se fera sentir dans toute la première période de son existence. Désormais la légalité est contraire au christianisme, et, si méprisé qu'ait été un César, ses édits sont enregistrés et constituent le droit de l'Empire.

Rome dès lors était devenue pour Pierre un séjour plein de périls, et il se souvenait que son maître, en l'établissant pasteur des agneaux et des brebis, lui avait dit : « Tu me suivras. » (JOHAN., XXI.) L'apôtre attendait donc le jour où il mêlerait son sang à celui de tant de milliers

 

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de chrétiens dont il avait été l'initiateur et le père. Mais auparavant il fallait que Rome possédât de nouveau dans ses murs l'apôtre des gentils, qu'une même immolation devait réunir à Pierre, afin que rien ne manquât à la gloire et à la splendeur de l'église mère et maîtresse de toutes les autres.

 

CHAPITRE VI (65-67)

 

Saint Paul  rentre dans Rome. — Simon le Mage est confondu par saint Pierre. —  Portraits des deux apôtres conservés par les chrétiens. — Saint Paul comparaît  devant  l'empereur, et  il est condamné à la prison. — Deuxième Epître à Timothée. — Néron en Achaïe. — Hélius et Polythètes. — Dangers personnels que court saint Pierre. — Sa fuite de Rome. — La fasciola. — Saint Pierre rencontre le Seigneur, et il rentre dans Rome. — Deuxième Epître de saint Pierre. — Il désigne Clément pour son successeur. — Jalousie de quelques Orientaux au  sujet de  la primauté de l'église de Rome.  — Martyre de la femme de saint Pierre. — Sentence de mort contre saint Pierre et saint Paul. — Le carcer Tullianus. — Conversion et baptême des saints Processus et Martinien. — La fontaine miraculeuse. — Le 39 juin de l'année 67. — Crucifiement de saint Pierre. — Martyre de saint Paul. — Rencontre de Plautilla et son voile. — Les trois fontaines. — Enlèvement des corps des deux apôtres. — Ils sont repris par les chrétiens de Rome et replacés dans leurs tombeaux.

 

Paul avait achevé ses courses apostoliques dans l'Orient; il avait confirmé les églises fondées par

 

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sa parole, et les épreuves, pas plus que les consolations, n'avaient manqué sur sa route. Tout à coup, un avertissement céleste, semblable à celui que Pierre lui-même recevra bientôt, lui enjoint de se rendre à Rome où le martyre l'attend. C'est saint Athanase (De fuga sua, cap. XVIII) qui nous instruit de ce fait, rapporté aussi par saint Astère d'Amasée. Ce dernier nous dépeint l'apôtre entrant de nouveau dans Rome, « afin d'enseigner les maîtres du monde, de s'en faire des disciples, et par eux de lutter avec le reste du genre humain. Là, dit encore l'éloquent évêque du quatrième siècle, Paul retrouve Pierre vaquant au môme travail. Il s'attelle avec lui au char divin, et se met à instruire dans les synagogues les enfants de la loi, et au dehors les gentils. » (Homil. VIII.)

Rome possède donc enfin ses deux princes : l'un assis sur la Chaire éternelle, et tenant en main les clefs du royaume des cieux; l'autre entouré des gerbes qu'il a cueillies dans le champ de la gentilité. Ils ne se sépareront plus, même dans la mort, comme le chante l'Eglise. Le moment qui les vit rapprochés fut rapide; car ils devaient avoir rendu à leur maître le témoignage du sang, avant que le monde romain fût affranchi de l'odieux tyran qui l'opprimait. Leur supplice fut comme le dernier crime, après lequel Néron s'affaissa, laissant le monde épouvanté de sa fin, aussi honteuse qu'elle fut tragique.

 

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Mais avant de sortir de ce monde, Pierre devait avoir triomphé de Simon, son ignoble antagoniste. L'hérésiarque ne s'était pas contenté de séduire les Imes par ses doctrines perverses; il eût voulu imiter Pierre dans les prodiges que celui-ci opérait. Mais les miracles de Pierre avaient pour but d'amener par des bienfaits les hommes à confesser la divinité de la doctrine chrétienne; tandis que Simon ne cherchai! que la faveur et la célébrité, au moyen de prodiges équivoques, dus à l'intervention des esprits ennemis de l'homme.  Il annonça un jour qu'il volerait dans les airs. Le bruit de cette nouveauté se répandit dans Rome, et le peuple se félicitait de contempler cette ascension merveilleuse.  Si l'on s'en rapporte à Dion Chrysostome, Néron aurait retenu quelque temps à sa cour le personnage qui s'était engagé à cette tentative aérienne. Il voulut même honorer de sa présence un si rare spectacle. (Orat. XXI.) On dressa la loge de l'empereur sur la voie Sacrée, où la scène devait se passer. La déception fut cruelle pour l'imposteur. « A peine cet Icare se fut-il lancé, dit Suétone, qu'il alla tomber près de la loge de l'empereur, qui fut inondé de son sang. » (In Neronem, cap. XII.)

Nous avons voulu raconter d'abord le fait sur le témoignage de l'historien païen, et le lecteur ne sera pas étonné du nom mythologique employé par Suétone pour désigner le triste héros

 

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de l'aventure. Les écrits apocryphes ayant compromis cette histoire auprès de certains esprits ombrageux, il n'était pas inutile de faire voir que la substance du fait est rapportée par un contemporain qu'on n'accusera sans doute pas de christianisme. Maintenant il nous sera permis d'ajouter qu'à partir d'Arnobe, auteur chrétien du troisième siècle, toute la tradition des Pères s'accorde à attribuer à Simon le Mage la catastrophe à laquelle Suétone ne consacre qu'une seule phrase, dans un passage où il décrit le goût de Néron pour les spectacles.

L'accord des plus graves écrivains de l'antiquité chrétienne sur la chute honteuse de l'hérétique n'est pas moins unanime pour attribuer à l'intervention de Pierre l'humiliation infligée au jongleur samaritain au sein même de Rome, où il avait osé se poser comme un rival du vicaire du Christ. Outre Arnobe, saint Ambroise, saint Augustin, saint Maxime de Turin, saint Philastre de Brescia, et parmi les Orientaux, le compilateur des Constitutions apostoliques et Théodoret, affirment que la victoire fut due aux prières que Pierre adressa à Dieu pour déjouer les prestiges dont Satan avait espéré entourer son apôtre. Quelques autres Pères, parmi lesquels on compte saint Cyrille de Jérusalem, nous montrent Paul unissant ses prières à celles de Pierre, et obtenant concurremment avec lui cette chute compromettante  qui  discrédita  l'imposteur. Il

 

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est naturel de penser que l'apôtre des gentils ne pouvait demeurer indifférent à une lutte engagée entre la vérité et l'erreur, et que son intervention était acquise d'avance à la cause de Dieu; mais Simon était à Rome le rival de Pierre et non celui de Paul; il appartenait donc principalement à Pierre de lui faire sentir la puissance du glaive

spirituel.

C'était en l'année 65 que Paul était rentré dans Rome, accompagné de Luc l'évangéliste. Comme à son premier séjour, il y signala sa présence par toutes les œuvres de l'apostolat.  Il aimait cette église romaine à laquelle il avait écrit, avant même de l'avoir visitée. Cette fois, il y retrouvait les traces de ses propres travaux si féconds durant les deux années de sa captivité. Aquila et Priscille étaient à Ephèse, mais il revit Clément, son collaborateur à Philippes, maintenant attaché à Pierre.  Les  disciples  les  plus  chers  du prince des apôtres l'entourèrent de leur respect. Non seulement Paul connut Linus,  que Pierre avait consacré évêque; mais il eut des relations avec Pudens. Lucine et Plautilla, sa petite-fille, témoignèrent, lors du martyre de l'apôtre, l'attachement profond qu'elles lui avaient voué. Paul revit-il Sénèque à son second séjour de Rome? En tout cas, les relations auraient duré peu; car ce fut en cette même année 65 que le philosophe fut enfin sacrifié aux caprices de son impérial disciple qui s'ennuyait de le voir vivre encore.

 

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Le court séjour que l'apôtre fit à Rome jusqu'à son martyre laissa des traces durables dans le souvenir des amis et des ennemis. Ses traits demeurèrent empreints dans la mémoire des uns et des autres. C'est ainsi que l'auteur du dialogue Philopatris lance un sarcasme sur le front chauve et le nez aquilin très prononcé qui distinguaient Paul. L'apôtre lui-même ne dissimule pas la vulgarité de son extérieur, qui nous est confirmée encore par les Actes très anciens de sainte Thècle, où l'on insiste sur les mêmes détails, en appuyant sur les sourcils joints, et relevant la brièveté de la taille, et les jambes peu droites. Tel était, quant aux formes extérieures, ce juif de Tarse qui n'en avait pas moins le don de subjuguer les hommes, lorsque sa parole de feu venait à éclater. Pierre ne nous est pas non plus resté inconnu quant à ses traits. Nicéphore Calliste, dans son Histoire (lib. II, cap. XXVII), s'accorde parfaitement avec un bronze du musée Vatican qui se rapporte à la fin du second siècle, lorsqu'il donne à ce prince des apôtres une chevelure et une barbe courtes et crépues, avec un visage plutôt rond qu'ovale, un nez légèrement camard, des sourcils épais. Il ajoute que Pierre était d'une taille assez élevée, mais sans embonpoint, d'une carnation claire et nullement foncée; ses yeux étaient noirs. Au rapport de l'historien Eusèbe, qui écrivait sous Constantin, les portraits des deux apôtres étaient alors très répandus chez les fidèles

 

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de Rome, et furent conservés avec vénération dès le commencement.

La situation périlleuse de l'Eglise à la suite de l'édit de Néron, dont la publication avait été accompagnée de si cruelles violences, ne pouvait arrêter l'ardeur apostolique de Paul. Dès son premier séjour, sa parole avait, comme nous l'avons vu, produit des chrétiens jusque dans le palais de César. De retour sur le grand théâtre de son zèle, il retrouva ses entrées dans la demeure impériale. Une femme qui vivait dans un commerce coupable avec Néron, et que l'on a supposé, sans preuve, avoir été la célèbre courtisane Acte, se sentit ébranlée par cette parole à laquelle il était dur de résister. Un échanson du palais fut pris aussi dans les filets de l'apôtre. Ces détails nous sont fournis par saint Astère d'Amasée et par saint Jean Chrysostome. Néron s'indigna de cette influence d'un étranger jusque dans sa maison, et la perte de Paul fut résolue. Il ne tarda pas à être jeté en prison, non sans avoir éprouvé l'ingratitude de certains chrétiens asiatiques, entre lesquels il nomme un Phygellus, un Hermogènes, et un ouvrier en cuivre appelé Alexandre.

L'apôtre eut à comparaître devant Néron en personne. Il se défendit avec son éloquence accoutumée, et profita, comme il le faisait toujours, de l'occasion pour annoncer la doctrine du salut. Paul était l'un des plus puissants promoteurs du

 

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christianisme, de cette religion odieuse et proscrite par de sanglants édits, et il osait étendre ses conquêtes jusque dans la cour même de l'empereur;  c'était plus  qu'il  n'en fallait  pour  le vouer au dernier supplice. Dieu contint le courroux de Néron.  L'apôtre rend compte de cette redoutable audience en ces termes expressifs : « Le Seigneur m'a assisté et m'a inspiré la force, à ce point que là encore j'ai exercé la prédication. Toutes les nations ont été à même de m'entendre, et j'ai été délivré de la gueule du lion. » ( II Tim., IV.) Au lieu de la peine capitale, la prison fut pour Paul l'issue de cette comparution devant un tel homme. Dans les fers, l'apôtre ne laissa pas refroidir son zèle, et continua d'annoncer Jésus-Christ. La maîtresse de Néron et son échanson abjurèrent, avec l'erreur païenne, la vie qu'ils avaient menée, et cette double conversion prépara le  martyre  de  Paul. Il  le  sentait, et  on s'en rend compte en lisant ces lignes qu'il écrit à Timothée : « Je travaille, dit-il, jusqu'à porter les fers,  comme un méchant ouvrier; mais la parole de Dieu n'est pas enchaînée : à cause des élus, je supporte tout.  Me voici à cette heure comme la victime déjà arrosée de l'eau lustrale, et le temps de mon trépas est proche. J'ai vaillamment combattu, j'ai achevé ma course, j'ai été le gardien de la foi; la couronne de justice m'est réservée, et le Seigneur, juge équitable, me la donnera. » ( II Tim., t.)

 

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La tendre affection que Paul portait à Timothée lui faisait vivement désirer de le voir encore. Dès le début de sa lettre il épanche envers lui toute sa tendresse, rappelant les larmes que le jeune disciple avait répandues tout récemment encore, en se séparant de son maître, à Ephèse. Il renouvelle le souvenir de Loïde, aïeule de Timothée,  et d'Eunice,  sa mère,  toutes deux si distinguées par leur attachement à la foi. Mais l'apôtre désirait avoir son disciple pour témoin de sa prochaine confession. « Hâte-toi, lui dit-il, d'arriver près de moi, et fais en sorte que ce soit au plus tôt. Démas m'a quitté,  s'étant livré à l'amour du siècle, et il s'en est allé à Thessalonique. Crescent est parti pour la Galatie, et Tite pour la Dalmatie. Luc seul est resté avec moi. » On voit que Paul dans les fers jouissait encore de quelque liberté, et qu'il était traité avec une certaine considération. Il charge Timothée, avec une aimable simplicité, de lui rapporter un manteau oublié à Troade,  chez Carpus.  En même temps il réclame ses livres, et aussi des parchemins qu'il avait laissés à Ephèse, dans son empressement à se rendre à la voix de Dieu, qui tout d'un coup l'avait appelé à Rome.

Tel était Paul dans sa captivité, à la veille du martyre, tout entier à sa mission, et fidèle aux affections que nourrissait son cœur d'apôtre. Il ne dissimule pas à Timothée la peine qu'il a ressentie de se voir abandonné de plusieurs qui

 

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devaient défendre sa cause dans le prétoire, et qui firent défaut. Le prétexte de sa mise en jugement fut sans doute le fait de quelque réunion, à laquelle la police romaine avait voulu attribuer une couleur d'assemblée chrétienne; car il est à supposer que les griefs personnels de Néron ne furent pas mis en avant. En terminant sa lettre, Paul envoie un souvenir affectueux à Aquila et Priscille, ainsi qu'à la famille d'Onésiphore, qui habitait aussi Ephèse. Quant au chef de cette famille, il se trouvait alors à Rome, et Paul le loue de sa fidélité, de ce qu'il n'a pas rougi des chaînes de son maître. Paul salue ensuite Timothée de la part d'Eubulus, de Pudens, de Linus et de Claudia.

On doit remarquer que l'apôtre recommande à son disciple de disposer le voyage de manière à se rendre à Rome avant l'hiver. Le martyre de saint Pierre et de saint Paul ayant eu lieu le 29 juin 67, c'est à l'hiver de 66 qu'il est ici fait allusion. C'est à cette môme année 66 qu'il faut rapporter et la lettre et la captivité de l'apôtre, qui arriva à Rome en 65, lorsque le premier feu de la persécution commençait déjà à s'assoupir. Quant à Néron, on sait d'une manière assurée qu'il partit de Rome vers la fin de l'année 66, pour se rendre en Achaïe, d'où il ne revint que dans les derniers mois de l'année 67. Ce fut donc en 66 que Paul comparut devant lui.

Après avoir honoré les chaînes du docteur des

 

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gentils, nous revenons à Pierre, dont les jours s'écoulent avec une rapidité non moins grande. La catastrophe de Simon le Mage, qui avait été une humiliation pour Néron lui-même, avait dû préoccuper l'opinion publique. Naturellement le nom des chrétiens fut mis en avant, le nom de ces hommes « d'une superstition nouvelle et malfaisante », comme dit Suétone, digne émule de Tacite. (In Neronem, cap. XVI.) Beaucoup de gens étaient à même d'apprendre chaque jour que Pierre était le chef des chrétiens, que Simon avait la prétention de se poser comme son adversaire, qu'il y avait eu entre eux des controverses plus ou moins publiques. Le malheur arrivé à l'hérésiarque dont le déshonneur, aussi bien que le sang, avait rejailli jusque sur l'empereur, n'était-il point l'objet de quelque opération magique employée par le galiléen? On sait que longtemps les païens cherchèrent à expliquer par la magie les prodiges si souvent opérés par les martyrs.

On savait en outre qu'un autre juif, ardent propagateur du christianisme, était récemment arrivé d'Orient, que déjà il avait comparu devant l'empereur, et qu'il était retenu dans les fers. La curiosité et la malveillance n'avaient donc qu'à s'unir pour appeler sur la personne même de Pierre une attention qui pouvait devenir funeste. Que l'on ajoute à cela le péril signalé par saint Paul, « le péril des faux frères »; les froissements inévitables dans une société aussi nombreuse

 

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que l'était déjà celle  des  chrétiens,  la nécessité de mécontenter les âmes vulgaires, lorsqu'on ne doit consulter que les intérêts les plus élevés dans le choix, toujours délicat, des dépositaires  d'une  haute  confiance;  on  s'expliquera alors ce que saint Clément, témoin du martyre des apôtres, atteste dans sa lettre aux Corinthiens, « que les rivalités et les jalousies » eurent grande part au dénoûment tragique des suspicions que l'autorité  avait fini par concevoir au sujet de ces deux juifs.

Néron, comme nous l'avons dit, était absent de Rome; mais la tyrannie était restée. En partant pour la Grèce, il avait confié le gouvernement de la ville à un de ses affranchis, nommé Hélius. Cet  homme,  d'une  cupidité  et d'une  cruauté sans égales, fit plus d'une fois regretter l'absence de Néron. Un autre affranchi, nommé Polythètes, fut appelé par Hélius à partager son omnipotence sur la vie et les propriétés des habitants de Rome. Quant au préfet de la ville, Flavius Sabinus, le mari de Plautia,  on conçoit qu'il était réduit à l'impuissance par la dictature du favori de l'empereur. On ne vit donc dans Rome, durant cette période, que violences, proscriptions et supplices. L'indignation publique amena une conspiration qui allait éclater, lorsque Hélius, dans son effroi, s'échappa de la ville et se rendit à Corinthe, pour en ramener son maître.

Sous un tel régime, tout était à craindre pour

 

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le chef de l'Eglise. La piété filiale des chrétiens de Rome s'alarma, et ils supplièrent le vieillard de se soustraire au danger par une fuite momentanée. « Bien qu'il eût préféré souffrir », dit saint Ambroise (Contra Auxentium), Pierre s'acheminait sur la voie Appienne. Il approchait de la porte Capène, lorsqu'une bandelette, qui liait une de ses jambes, tomba à terre, et fut ramassée par un disciple. Nous n'insisterions pas sur ce fait, rapporté dans les Actes des saints Processus et Martinien, qui sont trop récents, si un monument n'avait pas été élevé sur place, dès les premiers siècles, pour en conserver la mémoire. C'est l'église des saints Nérée et Achillée, appelée dans l'antiquité Titulus fasciolae, le Titre de la bandelette. Quelques critiques, embarrassés d'un témoignage si exprès, ont essayé d'en éluder la valeur sous le prétexte tout gratuit, que cette église avait dû porter à son origine le nom de Titulus Fabiolae, qui se serait changé plus tard en celui de Titulus fasciolae, par allusion aux Actes dont nous venons de parler. Les hyper-critiques sont généralement très crédules, quand il s'agit de leurs idées, et l'on ne peut s'empêcher de sourire en les voyant attribuer, sans aucune preuve, l'érection de ce sanctuaire à la pieuse veuve Fabiola, qui n'est connue que par la correspondance de saint Jérôme. En 1831, un démenti leur advint par le fait d'une découverte imprévue. On releva sous le portique de la basilique

 

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de Saint-Paul une inscription funéraire qui indiquait par les consuls l'année 377, et elle était consacrée à la mémoire d'un certain Cinnamius Opas,  lecteur du Titulus fasciolae (1).  Quant à Fabiola, on sait qu'elle vivait encore en 395, et accomplissait en cette année le pèlerinage des saints lieux de Palestine; il faut donc aller chercher ailleurs que dans le nom de cette dame romaine le motif qui, dès l'année 377, faisait désigner l'église en question par le mot fasciola, et laisser en repos le nom respectable de Fabiola, qui n'a rien à faire ici. Ajoutons en passant que l'on trouve dans un concile romain tenu en 499, sous le pontificat de saint Symmaque, la signature officielle d'Acontius,  Paulin et Epiphane, prêtres du Titulus fasciolae, et non Fabiolae. Les dernières traces du prince des apôtres sur le sol romain sont si précieuses, qu'on nous pardonnera, nous l'espérons, cette courte dissertation, dans un livre que nous avons voulu, pour ainsi dire, réduire à la substance des faits.

Pierre était arrivé près de la porte Capène, lorsque tout à coup se présente à lui le Christ, entrant lui-même dans la ville.  « Seigneur, où

 

 

(1)  CINNAMIVS OPAS LECTOR TITVLI FASCIOLE AMICVS PAVPERUM QVI VIXIT  ANN. XLVI. MENS. VII. D.  VIII, DEPOSIT. IN. PACE. KAL. MART.  GRATIANO IIIII. ET MEROBAVDE CONSS. (De Rossi, Inscriptiones christianae Urbis Romae, t. I, n° 362.)

 

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allez-vous? s'écrie l'apôtre. — A Rome, répond le Christ, pour y être de nouveau crucifié. » Le disciple comprit le maître, il revint sur ses pas, n'ayant plus qu'à attendre l'heure de son martyre. Cette scène tout évangélique exprimait la suite des desseins du Sauveur sur son disciple. Afin de fonder l'unité dans l'Eglise chrétienne, il avait étendu à ce disciple son nom prophétique de Pierre; maintenant c'était jusqu'à sa croix dont il allait le faire participant. Rome allait avoir son Calvaire, comme Jérusalem qu'elle remplaçait.

Pierre rentra aussitôt dans la ville, plein de joie d'avoir vu le Seigneur et d'être bientôt appelé à le suivre. Nous n'avons pas cru devoir accepter les récits qui le font sortir de prison pour cette tentative de fuite que nous venons de raconter. La narration de saint Ambroise et celle d'Hégésippe nous montrent Pierre à la veille de tomber aux mains des persécuteurs, mais libre encore. Les Actes de saint Processus et de saint Martinien l'établissent d'abord dans la prison Mamertine, et c'est de là qu'ils le font sortir pour sa fuite; ce qui n'offre aucune probabilité. Les condamnés que l'on renfermait dans ce cachot peu d'heures avant leur supplice, n'auraient pu en aucune façon en être soustraits, tant à cause de la surveillance qui était exercée sur eux dans un tel moment, que pour la difficulté matérielle que présentait la construction même de cet

 

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affreux réduit. Le captif que l'on avait descendu par une ouverture de la voûte, n'était remonté à la lumière qu'avec le concours de gardiens spéciaux et d'agents de la force publique. Quant à la bandelette que laissa tomber l'apôtre, et dont la réalité est attestée par un monument qui a traversé les siècles, rien n'oblige à y voir le linge destiné à protéger une plaie causée par la pression des fers dans la prison. On conçoit aisément la chute d'un objet secondaire du vêtement, dans une fuite précipitée, et aussi l'empressement du chrétien qui recueille cette simple bandelette en souvenir d'un si solennel moment. Dans les desseins de la Providence, l'humble fasciola était appelée à devenir comme le monument de cette glorieuse et mémorable rencontre, où le Christ en personne s'était trouvé en face de son apôtre aux portes de Rome, lui annonçant que la croix était proche.

Pierre dès lors disposa toutes choses en vue de sa fin prochaine. Ce fut alors qu'il écrivit sa seconde Epître, qui est comme son testament et ses adieux à l'Eglise. Il y annonce que le terme de sa vie est arrivé, et compare son corps à un abri passager que l'on démonte, pour émigrer ailleurs. « Bientôt, dit-il, ma tente sera détendue, ainsi que me l'a signifié Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. » L'allusion à l'apparition sur la voie Appienne est ici évidente. Mais Pierre, avant de sortir de ce monde, avait encore à se

 

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préoccuper de la transmission de sa charge pastorale, et à pourvoir au besoin de l'Eglise, en se désignant un successeur; c'est dans cette intention qu'il ajoute : « J'aurai soin qu'après ma mort vous soyez en mesure de vous rappeler mes enseignements. »

Il insiste sur les bases de la foi, dont la solidité est inébranlable, étant fondée sur les saintes Ecritures, qui doivent être acceptées comme l'oeuvre de l'inspiration de l'Esprit-Saint, et non jugées, comme une oeuvre humaine, par l'examen de la raison privée. Pierre a pour but, dans ces paroles, de prévenir les fidèles contre les hérétiques qui se montrent déjà et qui pulluleront bientôt. Il les appelle des docteurs de mensonge, qui introduiront des sectes de perdition, s'appuyant sur de fausses interprétations des livres saints. « Ils ne parleront que de liberté, dit-il, lorsqu'eux-mêmes seront esclaves de leurs propres vices. Mieux eût valu pour eux demeurer païens, n'avoir pas connu le chemin de la justice, que de retourner ainsi en arrière. »

Portant ensuite son regard inspiré vers ces derniers temps où les hommes se feront adorateurs de la nature, jusqu'à croire à l'éternité du monde, Pierre ne veut pas quitter cette vie sans avoir encore affirmé le dogme de la création et celui de la destruction future de l'univers. « C'est, dit-il, par une ignorance volontaire que ces hommes ne savent plus que les cieux furent

 

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faits d'abord par le Verbe de Dieu, ainsi que la terre. Le même Verbe, ajoute-t-il, les conserve; mais ils sont réservés pour être consumés par le feu, au jour du jugement et de la ruine des hommes  pervers  et impies. » Après  combien de temps aura lieu la catastrophe? l'apôtre ne le dit pas plus  que ne l'a dit son  Maître. Il se borne à déclarer que, « pour le  Seigneur, mille ans sont comme un jour, et un jour comme mille ans. S'il diffère, c'est un effet de sa parole miséricordieuse; c'est qu'il veut qu'aucun ne périsse, et il met chacun à même de revenir à lui par la pénitence.  » Après cette longue période de mansuétude, « le jour du Seigneur, continue l'apôtre, viendra  comme  vient  un voleur, et alors, dans une violente tempête, les cieux passeront, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec tout ce qu'elle porte sera consumée par le feu.  » C'est ainsi qu'à l'exemple de son Maître, Pierre, à la veille de monter sur la croix, rappelait  aux  hommes la fin dernière  de  ce monde.

Le souvenir de Paul, son frère dans l'apostolat, de Paul déjà retenu dans les fers, et désigné aussi pour un prochain martyre, se présente à Pierre au moment où il va terminer sa lettre. Il vient d'expliquer la prolongation de la durée de ce monde par la bonté de Dieu, qui daigne attendre la conversion des pécheurs. Il se rappelle alors les termes dont Paul s'est servi autrefois en

 

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écrivant aux Romains, lorsqu'il disait : « O homme, méprises-tu donc les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longanimité? ignores-tu donc que c'est son amour qui veut t'amener à pénitence? » (Rom., II, 4.) Faisant allusion à ces lignes éloquentes, Pierre ajoute : « Notre très cher frère Paul vous a écrit sur ce sujet, selon la sagesse qui lui a été donnée. La même doctrine se retrouve dans toutes ses lettres, dans lesquelles, il est vrai, se rencontrent certains endroits difficiles à entendre, que des hommes ignorants et légers détournent pour leur propre perte, comme ils font des autres Ecritures. »

Pierre n'avait pas voulu quitter ce monde sans avoir couvert de son irréfragable autorité le corps des Epîtres de Paul, son frère. Il déclarait que toutes ces lettres étaient véritablement Ecriture sainte, et que l'Eglise devait les recevoir comme telles. Paul, au début de son apostolat, était allé rendre hommage à Pierre, il avrnt conféré son évangile avec le sien; maintenant que la carrière de Paul va se terminer, il reçoit de la part de Pierre, pour ses Epîtres, le même témoignage solennel que Marc, ainsi que nous l'avons vu, avait obtenu pour son Evangile. L'apostolat de Paul et celui de Pierre se fondaient visiblement dans l'unité d'une même source et d'un même enseignement.

Restait à pourvoir au gouvernement de l'Eglise, qui  bientôt allait être  veuve de son chef.  En

 

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quelles mains passeraient les clefs que Pierre avait reçues du Christ, en signe de son pouvoir sur le troupeau tout entier? Linus était depuis plus de dix ans l'auxiliaire de l'apôtre au sein de la chrétienté de Rome; l'accroissement du peuple fidèle avait amené Pierre à lui donner un collègue dans la personne de Cletus; ce n'était cependant ni sur l'un ni sur l'autre que devait s'arrêter le choix de l'apôtre, en ce moment solennel, où il allait remplir l'engagement qu'il avait pris dans la lettre de ses adieux, de pourvoir à la continuation de son ministère. Clément, que son lien avec la famille impériale recommandait à la considération des Romains, en môme temps que son zèle et sa doctrine lui méritaient l'estime des fidèles, fut celui sur lequel s'arrêta la pensée du prince des apôtres. Dans les derniers jours qui lui restaient encore, Pierre lui imposa les mains, et l'ayant ainsi revêtu du caractère épiscopal, il l'intronisa dans sa propre Chaire, et déclara son intention de l'avoir pour successeur. Ces faits, rapportés dans le Liber pontificalis, sont confirmés par le témoignage de Tertullien et de saint Epiphane.

Ainsi la qualité d'évêque de Rome entraînait celle de pasteur universel, et Pierre devait laisser l'héritage des clefs divines à celui qui occuperait après lui le siège que lui-même occupait au moment de sa mort. Ainsi l'avait ordonné le Christ, et l'inspiration céleste avait amené Pierre

 

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à choisir Rome pour sa dernière station, Rome préparée de longue main par la divine Providence à l'empire universel. L'Eglise romaine, comme l'enseigne saint Gélase dans son célèbre décret de l'an 494, avait donc été « établie par la propre bouche du Christ lui-même comme chef de toutes les églises ». (Concil., t. IV.) De là advint qu'au moment où la suprématie de Pierre passa à l'un de ses disciples, aucun éton-nement ne se manifesta dans l'Eglise. On savait que la primauté devait être un héritage local, et on n'ignorait pas que la localité dont Pierre avait fait choix, depuis longues années déjà, était Rome elle-même. Après la mort de Pierre, il ne vint en pensée à aucun chrétien de chercher le centre de l'Eglise soit à Jérusalem, soit à Alexandrie, soit à Antioche, soit ailleurs. Dès l'origine du christianisme, toutes les églises eurent les yeux fixés sur celle de Rome. Elles suivirent avec un filial respect la succession de ses évêques, et dressèrent ces listes sacrées destinées à conserver l'unité dans le vaste corps du christianisme. C'est à ces listes que, dès avant la fin du siècle suivant, saint Irénée, évêque de Lyon, représentant de la tradition de l'Asie et des Gaules, faisait appel comme au titre irréfragable de la puissante principauté de l'église de Rome sur toute autre église et sur tous les fidèles du monde entier.

L'Eglise cependant avait eu ses commencements en Orient. C'est en Orient que le Christ

 

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avait paru, qu'il avait accompli tous ses mystères pour le salut du monde. La substitution de l'Occident à l'Orient dans la faveur divine ne rappelait-elle pas cruellement celle de Jacob à Esaü? Lorsque le Christ attaché à la croix tournait le dos aux régions où se lève le soleil, et étendait ses bras vers l'Occident, fallait-il donc voir dans cette attitude un signe de préférence pour les nations les plus enfoncées dans les ombres de la mort? Rome, la fière et dure conquérante des peuples, allait-elle donc devenir la ville sainte de l'univers? Ces pensées n'étaient pas sans amertume pour plusieurs chrétiens orientaux. Ils voyaient s'avancer les années de Pierre, et ils n'ignoraient pas que sa mort à Rome déciderait la question, que sa tombe deviendrait le titre inattaquable de la nouvelle Jérusalem. Cette jalousie qui, dans la suite, devait prendre un corps, et par l'orgueil de Byzance, rompre l'unité de l'Eglise, allait apparaître en ces jours jusque dans Rome, et tenter un coup désespéré mais impuissant, pour ravir à l'Occident la gloire que Dieu lui avait réservée.

Depuis le baptême de Cornélius, Pierre n'avait agi, pour ainsi dire, que dans le but de relever dans le christianisme l'élément de la gentilité à l'égal de l'élément juif. La chrétienté de Rome lui tenait compte du paternel dévouement dont il s'était montré prodigue envers elle. De là ces alarmes auxquelles l'apôtre consentit un jour à

 

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céder. Ce n'est pas sans raison que saint Ambroise nous dit que le Sauveur l'avait laissé sur la terre, pour être « le vicaire de Bon amour ». (In Lucam, lib. X.) Les Epîtres de Pierre, si affectueuses, rendent témoignage de cette tendresse d'âme qu'il avait reçue à un si haut degré. Il y est constamment le pasteur dévoué aux brebis, craignant par-dessus tout les airs de domination; c'est le délégué qui sans cesse s'efface, pour ne laisser apercevoir que la grandeur et les droits de celui  qu'il doit représenter.  Cette ineffable modestie est encore accrue chez Pierre par le souvenir qu'il conserva toute sa vie, ainsi que le rapportent les anciens,  de la faute qu'il avait commise et qu'il pleura jusque dans les derniers jours de sa vieillesse. Fidèle à cet amour supérieur dont son Maître divin avait exigé de sa part une triple affirmation, avant de lui remettre le soin de son troupeau, il supporta, sans fléchir, les immenses labeurs de sa charge de pêcheur d'hommes. Une circonstance de sa vie, qui se rapporte à la dernière période, révèle d'une manière touchante le dévouement qu'il gardait à Celui qui avait daigné l'appeler à sa suite, et pardonner à sa faiblesse. Clément d'Alexandrie nous a conservé le trait suivant. (Stromat., lib. VII.)

Avant d'être appelé à l'apostolat, Pierre avait vécu dans la vie conjugale. Dès lors sa femme ne fut plus pour lui qu'une soeur; mais elle

 

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s'attacha à ses pas, et le suivit dans ses pérégrinations pour le servir. ( I Cor., IX.) Elle se trouvait à Rome, lorsque sévissait la persécution de Néron, et l'honneur du martyre la vint chercher. Pierre la vit marcher au triomphe, et à ce moment sa sollicitude pour elle se traduisit dans cette seule exclamation : « Oh! souviens-toi du Seigneur. » Ces deux galiléens avaient vu le Seigneur, ils l'avaient reçu dans leur maison, ils l'avaient fait asseoir à leur table. Depuis, le divin Pasteur avait souffert la croix, il était ressuscité, il était monté aux cieux, laissant le  soin  de  sa  bergerie au pêcheur du lac de Génézareth. Qu'avait à faire à ce moment l'épouse de Pierre, si ce n'est de repasser de tels souvenirs, et de s'élancer vers Celui qu'elle avait connu sous les traits de l'humanité,  et qui  s'apprêtait à couronner sa vie obscure d'une gloire immortelle?

Le moment d'entrer dans cette gloire était enfin arrivé pour Pierre lui-même. « Lorsque tu seras devenu Vieux, lui avait dit mystérieusement son Maître, tu étendras tes mains : un autre alors te ceindra, et te conduira là où tu ne veux pas. » (JOHAN., XX.) Pierre devait donc atteindre un âge avancé; comme son Maître, il étendrait ses bras sur une croix; il connaîtrait la captivité et le poids des chaînes dont une main étrangère le garrotterait; il subirait violemment cette mort que la nature repousse, et boirait ce calice dont son Maître lui-même avait demandé d'être délivré.

 

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Mais comme son Maître aussi, il se relèverait, fort du secours divin, et marcherait avec ardeur vers la croix. L'oracle allait s'accomplir à la lettre.

Au jour marqué par les desseins de Dieu, la puissance païenne donna l'ordre de mettre la main sur l'apôtre.  Cette puissance était représentée par les deux tyrans, Hélius et Polythètes, que nous avons fait connaître. Le témoignage de saint Clément, témoin oculaire, est formel : Ce sont ceux qui gouvernaient Rome qui agirent en cette circonstance, et leur arrêt ne fut pas lancé sur Pierre seulement; il comprenait aussi Paul. Quel fut le mobile qui porta les ignobles affranchis de Néron à sévir tout d'un coup contre ces deux juifs, dont l'un avait pu échapper aux fureurs de la persécution de 64,  et dont l'autre semblait presque en sûreté dans sa prison? Saint Clément,  dont  nous  avons  cité plus  haut lçs propres paroles, nous révèle que l'ambition et la jalousie amenèrent ce tragique dénouement. Avec des hommes tels qu'Hélius et son digne assesseur, il suffisait d'une délation. La trahison inspirée non par la cupidité, comme celle de Judas, mais par le dépit de n'avoir pas été préféré, conduisit à l'homicide, et le Christ permit que la passion de son vicaire eût cette relation avec la sienne.  Pierre étant frappé,  Paul,  son illustre compagnon, devait l'être en même temps.

Les détails nous manquent quant aux procédures

 

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judiciaires qui suivirent l'arrestation du prince des apôtres, mais la tradition de l'église romaine est qu'il  fut enfermé dans la prison Mamertine. On a donné ce nom au cachot que fit construire Ancus Martius au pied du mont Capitolin, et qui fut ensuite complété par Servius Tullius, d'où lui est venu le nom de carcer Tullianus. Deux escaliers extérieurs, appelés les Gémonies, conduisaient à cet affreux réduit. Ordinairement, le supplice de ceux qu'on y enfermait avait lieu dans le cachot inférieur; après quoi le corps du supplicié était remonté et exposé sur les marches de l'escalier des Gémonies.

L'emprisonnement du chef des chrétiens n'eut pas lieu sans l'ordre de Néron, dont le séjour en Achaïe se prolongeait; du moins l'empereur en fut-il prévenu par Hélius, son digne représentant. Quoi qu'il en soit, Pierre fut traité comme un prisonnier de marque, ce cachot ne servant que pour les prévenus mis en jugement sur des délits qui intéressaient l'Etat. Ils n'y demeuraient que le temps nécessaire pour terminer leur cause et préparer leur supplice. La détention de Pierre en ce lieu attestait donc, en dépit de ses ennemis, l'importance de  son  rôle dans la capitale du monde. Un cachot supérieur donnait entrée à celui qui devait recevoir le prisonnier, et ne le rendre que mort, à moins qu'on ne le destinât à un supplice public. Pour l'introduire dans ce terrible séjour, il fallait le descendre, à l'aide

 

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de cordes ou d'une échelle, par une ouverture pratiquée dans la voûte, et qui servait aussi a le remonter, quel que fût son sort. La voûte étant assez élevée et les ténèbres complètes dans ce cachot, la garde d'un prisonnier, chargé d'ailleurs de lourdes chaînes, était facile.

La miséricorde divine amena près de Pierre deux soldats romains, dont les noms sont devenus impérissables dans la mémoire de l'Eglise. L'un se nommait Processus, et l'autre Martinien. Ils furent frappés de la dignité de ce vieillard confié à leur garde pour quelques heures, et qui ne devait remonter à la lumière du jour que pour périr sur un gibet. Pierre leur parla de la vie éternelle  et du  Fils de Dieu,  qui a aimé les hommes jusqu'à donner son sang pour leur rachat. Processus et Martinien reçurent d'un coeur docile cet enseignement inattendu; ils l'acceptèrent avec une foi simple, et demandèrent la grâce de la régénération. Mais l'eau manquait dans le cachot, et Pierre dut faire appel au pouvoir de commander à la nature que le Rédempteur avait confié à ses apôtres, en les envoyant dans le monde. A la parole du vieillard, une fontaine jaillit du sol, et les deux soldats furent baptisés dans l'eau miraculeuse. La piété chrétienne vénère encore aujourd'hui cette fontaine qui ne diminue ni ne déborde jamais, et qui, avant le prodige, n'avait aucune raison d'exister dans cette prison.

 

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Processus et Martinien ne tardèrent pas à payer de leur vie l'honneur qu'ils avaient reçu d'être initiés à la foi chrétienne par le prince des apôtres, et ils sont honorés entre les martyrs. L'intrépide Lucine prit soin de leur sépulture, et fit déposer leurs corps dans une crypte dont nous avons déjà parlé, et qui était située sur un praedium qu'elle possédait près de la voie Aurélia. Leurs tombeaux furent, jusqu'au huitième siècle, un des centres historiques des catacombes de cette voie.

On était au mois de juin de l'année 67. Une sentence fut rendue au nom de l'empereur, par l'affranchi Hélius et son associé Polythètes, portant que Simon Pierre, galiléen, chef de la religion proscrite des chrétiens, et Paul, juif de Tarse et citoyen romain, seraient mis à mort, le trois des calendes de juillet (29 juin); que le premier serait crucifié dans la plaine Vaticane, et que le second aurait la tête tranchée aux Eaux Salviennes.

Une tradition, malheureusement trop récente, nous montre les deux apôtres conduits ensemble au supplice, et ne se séparant que sur la voie d'Ostie. Après des adieux qui ne manquent ni de grandeur ni d'éloquence, mais qui ne se trouvent que dans une lettre faussement attribuée à saint Denys l'Aréopagite, et tout à fait indigne de cet illustre docteur, Pierre eût été reconduit dans Rome,  qu'il aurait dû,  dans ce cas,

 

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traverser tout entière pour arriver au lieu de son martyre, tandis que Paul se fût acheminé vers les Eaux Salviennes. On se rend compte assez difficilement d'une telle condescendance de la part des persécuteurs ou de leurs agents; toutefois, la sentence que l'un et l'autre allaient subir n'en éprouvant qu'un peu de retard, il se pourrait qu'un reste d'humanité eût porté les chefs de la milice qui les conduisait à la mort, à permettre à ces deux juifs destinés au supplice de se voir et de s'entretenir une dernière fois. Partis l'un et l'autre d'une prison différente, la divine Providence leur aurait ainsi fourni, au moment suprême, le moyen d'échanger les adieux du martyre. Au reste, la prétendue lettre à Timothée, qui n'a été admise dans aucune des éditions de saint Denys l'Aréopagite, ne désigne pas l'endroit où la rencontre aurait eu lieu; elle aurait dès lors pu se passer dans l'intérieur de la ville, ce qui offrirait plus de vraisemblance.

Ce fut donc le 29 juin de l'année 67 que Pierre fut tiré de son cachot pour être conduit à la mort. Selon la loi romaine, il subit d'abord la flagellation, qui était le prélude du supplice des condamnés à la peine capitale. Les citoyens romains étaient battus de verges; les autres étaient fouettés avec des lanières. Une escorte de soldats conduisait l'apôtre au lieu de son martyre, en dehors des murs de la ville, comme le voulait aussi la loi romaine. Nous avons plusieurs récits

 

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de la mort de saint Pierre, remontant à une très haute antiquité. Le plus célèbre est celui qui a été connu de très bonne heure sous le nom de Linus, et qui figure parmi les apocryphes du Nouveau Testament. Nous n'empruntons rien au discours qu'il contient, quelles qu'en soient l'éloquence et la dignité; les détails de ce genre seraient impossibles à certifier; mais la partie topographique du récit, sur laquelle l'imagination du rédacteur n'avait aucun frais à faire, et qui pouvait être vérifiée tous les jours, à l'époque si reculée où ces pages furent écrites, cette partie est du plus haut intérêt pour l'archéologue.

Pierre, marchant au supplice, était suivi d'un grand nombre de fidèles que l'affection enchaînait à ses pas, et qui bravaient ainsi tous les périls. Ce concours des chrétiens autour des martyrs avait lieu sans cesse, ainsi que nous l'apprenons des Actes les plus authentiques; mais la scène de Pierre traîné au supplice avait fait sur les fidèles de Rome une impression si vive, que, dès le quatrième siècle, époque où les sarcophages chrétiens accueillirent avec une pleine liberté les sujets sacrés, on y représenta souvent le prince des apôtres entraîné à la mort par ses bourreaux.

Le cortège traversa le Tibre sur le pont Triomphal, et il se dirigea par le quartier de la Naumachie, le long des jardins de Néron, vers le cirque de Caligula. L'emplacement désigné pour

 

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le supplice de Pierre était entre le cirque et les collines de la  chaîne Vaticane,  près  du térébinthe dont nous avons parlé. La croix de l'apôtre s'élevait en face de la spina, dans l'intervalle compris entre les deux bornes qui étaient placées à chaque  extrémité.  L'obélisque égyptien  qui marquait le milieu de la spina devait donc correspondre au gibet destiné à Pierre. La basilique Vaticane couvre aujourd'hui l'emplacement, et par la connaissance que nous avons encore du lieu où s'élevait l'obélisque avant sa translation par Sixte-Quint au milieu de la place de Saint-Pierre, on est en droit de conclure que la croix fut plantée à peu près au lieu où l'on vénère, dans la basilique, la statue de bronze de l'apôtre.

Cette prise de possession d'un lieu où s'unissaient aux souvenirs des anciens triomphes les traditions mystérieuses du vaticinium, avait une souveraine grandeur. Les anciens se sont préoccupés aussi du voisinage du Tibre. Prudence tient à montrer les deux apôtres immolés sur les bords de ce fleuve fameux, bien que le théâtre du martyre de saint Paul, sur la rive gauche, en ait été un peu plus éloigné.  « Le gazon des rives du Tibre,  dit-il,  fut honoré d'un double trophée. Témoin de la croix, il le fut aussi du glaive, et, comme une source féconde, le sang apostolique l'arrosa par deux fois. » (Hymn. XII.) Cette proximité des eaux près de la croix du prince des apôtres avait ému les fidèles jusque dans l'Orient.

 

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Saint Ephrem (Biblioth. orient., t. I) et saint Jean Chrysostome (Homil. in XII Apost.) en rendent témoignage.

Pierre s'avança vers l'instrument du supplice. Ce fut alors qu'il pria les bourreaux de l'y établir la tête en bas, et non à la manière ordinaire, afin, dit-il, que l'on ne vît pas le serviteur dans la même attitude qui avait convenu au Maître. La demande fut accordée, et la tradition chrétienne tout entière rend témoignage de ce fait, qui atteste, à la suite de tant d'autres, la profonde modestie d'un si grand apôtre. Pierre, les bras étendus sur le bois du sacrifice, pria pour la ville et pour le monde, tandis que son sang s'épanchait sur le sol romain dont il acheva la conquête. A ce moment, Rome était devenue pour jamais la nouvelle Jérusalem. Après que l'apôtre eut parcouru en entier le cycle de ses souffrances, il expira; mais il devait revivre dans chacun de ses successeurs jusqu'à la fin des siècles.

Cependant un autre martyre se consommait sur la rive gauche du Tibre. Paul, entraîné le long de la voie d'Ostie, était suivi aussi par un groupe de fidèles qui s'étaient joints à l'escorte du condamné. Au sortir de la porte Tergemina, les regards de l'apôtre rencontrent une jeune dame romaine dont il connaissait la foi profonde. C'était Plautilla, fille du préfet Flavius Sabinus et de Plautia, digne en tout de Lucine, son aïeule. Elle versait des larmes et se recommandait aux

 

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prières de Paul dans de touchants adieux. Paul lui dit : « Va, Plautilla, fille du salut éternel. Prête-moi seulement le voile qui couvre ta tête, et retire-toi un peu à l'écart, à cause de la foule. Tu m'attendras là jusqu'à ce que je revienne vers toi, et que je t'aie restitué ce voile que je demande à ta charité. Il servira à me bander les yeux; après quoi je te le rendrai, comme une récompense de ta pieuse tendresse et comme un gage de mon amour pour le Christ, au moment où je monterai vers lui. » Plautilla aussitôt détache son voile et le présente à l'apôtre. Les chefs de la cohorte voulaient empêcher la noble femme de donner à un condamné une telle marque de considération. « Pourquoi, disaient-ils, croire ainsi un magicien, un imposteur? Pourquoi lui sacrifier ce voile précieux? » Paul reprit avec une douce autorité : « Ma fille, dit-il, attends en ce lieu mon retour, et tout à l'heure, vivant avec Jésus-Christ, je t'apporterai sur ce même voile les signes de mon martyre. »

Après avoir suivi environ deux milles la voie d'Ostie, les soldats conduisirent Paul par un sentier qui se dirigeait vers l'Orient, et bientôt on arriva sur le lieu désigné pour le martyre du docteur des gentils. Paul se mit à genoux et adressa à Dieu sa dernière prière; puis, s'étant bandé les yeux avec le voile de Plautilla, il attendit le coup de la mort. Un soldat brandit son glaive, et la tête de l'apôtre, détachée du tronc,

 

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fit trois bonds sur la terre. Trois fontaines jaillirent aussitôt aux endroits qu'elle avait touchés. Telle est la tradition gardée sur le lieu du martyre, où l'on voit trois fontaines sur chacune desquelles s'élève un autel. Il serait aisé d'expliquer ce partage des eaux par un désir de complaire à la pieuse croyance des pèlerins, lorsque ces autels furent construits vers la fin du seizième siècle; mais des fouilles récentes dans ce sanctuaire ont amené M. de Rossi à constater une disposition des lieux, qui oblige de reculer d'au moins mille ans l'existence de ces trois fontaines et la vénération dont elles ont été l'objet dès la plus haute antiquité. Tout à l'heure nous serons à portée de faire voir que, déjà de son temps, saint Jean Chrysostome n'ignorait pas leur existence.

Après le martyre consommé, la cohorte se retirait, lorsque, près de la porte Tergemina, ses chefs aperçurent Plautilla. Ils l'abordèrent avec raillerie, lui demandant pourquoi sa tête n'était pas déjà couverte du voile qu'elle avait confié à Paul. Plautilla leur répondit : « Hommes vains et misérables, il est en ma possession, ce voile teint du sang du martyr, et je le garde comme mon trésor. » En môme temps elle tirait de son sein ce précieux gage de l'affection de l'apôtre, et le montrait à ces vils païens. L'émouvante grandeur et la touchante simplicité de ce récit emprunté à un document qui, malgré ses imperfections,

 

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n'en remonte pas moins aux premiers siècles du christianisme, n'échapperont pas aux esprits impartiaux. Quant à la rencontre de Paul et de Plautilla sur la voie d'Ostie, au moment où l'apôtre était entraîné au supplice, elle ne saurait surprendre les lecteurs qui se souviennent que la foi chrétienne était entrée dans la gens Flavia par l'influence directe de Pierre. L'incident demeura gravé dans la mémoire des fidèles à ce point que, sur un sarcophage chrétien de l'abbaye Saint-Victor de Marseille, conservé au musée de cette ville, Plautilla figure auprès de saint Paul que l'on mène à la mort. L'interprétation de ce sarcophage appartient à M. de Rossi, qui le fait remonter à la fin du quatrième siècle, ou tout au plus au commencement du cinquième. A droite, selon l'usage d'un grand nombre de sarcophages chrétiens de Rome, on remarque l'arrestation de Pierre, à côté de la scène mutilée de son reniement. Jusqu'à présent l'allusion au martyre de saint Paul, qui est placé à la gauche sur le sarcophage de Marseille, n'a été constatée sur aucun autre. Les sarcophages chrétiens de la Gaule, dont l'idée est prise de ceux de Rome, mériteraient une étude particulière, à raison des rapprochements et des variantes qu'ils présentent avec les premiers.

Pierre et Paul avaient rendu leur témoignage, ils avaient inauguré dans leur sang la nouvelle Jérusalem. Il s'agissait maintenant de donner la

 

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sépulture à leurs dépouilles sacrées. La crypte ouverte par les soins des Cornelii chrétiens avait son centre sous le temple d'Apollon et s'étendait sous la colline du térébinthe. Le prêtre Marcel présida aux funérailles de Pierre, détaché de la croix. On sait avec quelle facilité la loi romaine accordait les corps des suppliciés à ceux qui les réclamaient pour leur donner la sépulture. Lucine fit enlever des Eaux Salviennes la dépouille de Paul, et la déposa dans l'hypogée qu'elle avait fait construire au bord du Tibre, sur la voie d'Os-tie. Elle avait dû céder aux Cornelii l'honneur d'ensevelir Pierre; le centurion de la cohorte Italique, prémices de la foi romaine, assurait un droit incontesté à quiconque de sa race se déclarait disciple du Christ. Le partage de Lucine fut donc d'être la gardienne de la tombe de Paul, auquel sa petite-fille Plautilla avait rendu le dernier office ici-bas.

Ces deux tombes, scellées avec tant de respect et d'amour, étaient cependant au moment d'être violées : une conjuration s'était ourdie contre elles. Un parti d'Orientaux chrétiens veillait, et se préparait à enlever la dépouille des deux apôtres, afin de la rendre à l'Orient, dont ils regardaient Pierre et Paul comme les transfuges. Le lecteur doit y voir un nouveau trait de cette opposition à la gentilité que nous avons si souvent rencontrée chez une partie des chrétiens juifs, et de cette jalousie qu'inspirait à d'autres

 

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encore la préférence donnée à l'Occident. Cependant tout était consommé, c'était à Rome et non ailleurs que la succession de Pierre était ouverte, ses ossements sacrés en étaient le titre visible; mais le droit reposait sur quelque chose de plus solide encore, sur le fait de la mort de Pierre à Rome. A la faveur des ombres, les ravisseurs s'emparent simultanément des corps saints, et, chargés de ce dépôt, ils se mettent en marche vers la voie Appienne, espérant gagner promptement un des ports de l'Italie méridionale, et partir de là pour l'Orient. Ils s'arrêtent après le deuxième mille, et déposent leur riche capture au lieu appelé dans la suite Ad Catacumbas, où s'éleva plus tard la basilique de Saint-Sébastien.

Cette première station avait été préparée à l'avance. Les Orientaux gardèrent toute la nuit leur trésor, espérant jouir en paix du fruit de leur frauduleuse entreprise; mais le ciel se déclara contre eux. Au moment où ils allaient se remettre en marche, un affreux orage, accompagné de tonnerres et d'éclairs terribles, éclata soudain et glaça leurs coeurs. Sur ces entrefaites, des chrétiens de Rome, avertis de l'enlèvement des corps, renseignés par ces indiscrétions, qui compromettent souvent le succès des complots les plus hardis, parviennent à découvrir la marche des ravisseurs. Ils accourent et remportent bientôt leur auguste patrimoine, sous les yeux des conjurés qui n'osent leur résister. Saint Grégoire le

 

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Grand, à qui nous empruntons ce récit (Epist. ad Constantinam Aug.), donne à penser que le nombre des complices de l'enlèvement était considérable, et c'est ce qui explique comment le secret ne put être gardé. Rome chrétienne recouvra donc le titre immortel de sa puissance, et deux siècles avant saint Grégoire, le pontife qui eut pour mission de célébrer les grandeurs de Rome souterraine, saint Damase, décora de ses vers élégants le lieu où avaient un moment reposé les corps des deux apôtres, et où ils revinrent au troisième siècle chercher, durant trente années, une sécurité que leurs tombes ne garantissaient plus. L'inscription damasienne, posée au quatrième siècle, s'exprimait ainsi :

« O toi qu'attirent en ces lieux les noms de Pierre et de Paul, sache qu'ici fut leur premier séjour. C'est l'Orient, nous en convenons, qui nous avait envoyé ces disciples du Christ. Ayant versé leur sang pour lui, ils ont mérité de le suivre jusque dans les cieux; à travers les airs, ils sont montés au royaume des saints; mais Rome aussi avait le droit de défendre comme sa propriété ceux qui étaient devenus ses citoyens. Astres nouveaux, c'est Damase qui vous adresse ici ces louanges (1). »

 

(1)  HIC  HABITASSE  PRIVS  SANCTOS  COGNOSCERE DEBES

NOMINA   QVISQVE   PETRI   PARITER   PAVLIQVE REQUIRIS

DISCIPVLOS ORIENS  MISIT QVOD  SPOSTE  FATEMVR.

SANGVINIS  OB  MERITVM  CHRISTVM  PER  ASTRA SECVTI

AETHERIOS    PETIERE    SINVS    REGNAQVE PIORVM.

ROMA SVOS POTIVS MERVIT DEFENDERE CIVES.

HAEC DAMASVS VESTRAS REFERAT NOVA SIDERA  LAVDES.

 

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Après la reprise du sacré dépôt, on dut recommencer  les funérailles des deux apôtres, et, comme l'exprime saint Grégoire,  « leurs corps furent dès lors établis dans les lieux où ils reposent aujourd'hui ».  Ces paroles d'un si grand pape nous remettent en mémoire celles de Caïus, prêtre romain, qui, au siècle suivant, sous Zéphyrin, combattant Proclus, chef de la secte des Cataphryges, s'enorgueillissait saintement de la possession de ces deux tombeaux. « Moi, s'écriait-il, je suis en mesure de te montrer les trophées des apôtres. Quiconque le veut n'a qu'à se rendre au Vatican et sur la voie d'Ostie, il y verra les monuments de ceux qui ont fondé cette église. » (EUSEB., Hist. eccles., lib. II, cap. XXIV.) On conçoit jusqu'à un certain point que les réformateurs du seizième siècle, dans les premiers jours de la révolte, dépourvus, comme on l'était généralement  alors, de  toute  science historique, se soient avisés, comme d'un expédient, de nier le séjour de saint Pierre à Rome; mais ce qui étonnera la postérité, c'est qu'on ait vu, il y a peu d'années, en ce siècle de l'archéologie, dans cette même Rome, de prétendus savants, demeurants

 

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d'un autre âge, tenir des conférences publiques pour remettre en question le voyage du prince des apôtres dans la capitale de l'Empire romain. Si nous eussions eu l'honneur d'être présent dans un si docte aréopage, nous eussions demandé à ces critiques, renouvelés de l'Allemagne de Luther, de nous laisser penser sur ce point de litige ce que pensait Julien l'Apostat, qu'on ne soupçonnera pas de papisme. Comme eux Julien était d'avis que les synoptiques n'ont pas enseigné la divinité de Jésus-Christ, et que saint Jean est le premier des évangélistes qui l'ait formulée; mais pour le prouver, l'Apostat emploie un argument qui  ne saurait être du goût de  nos docteurs. « L'excellent Jean,  dit-il,  s'étant aperçu  que, dans la plupart des villes grecques et italiques, une immense multitude était portée à admettre la divinité de Jésus, et sachant que les tombeaux de Pierre et de Paul étaient l'objet d'un culte fervent quoique secret, osa le premier mettre en avant cette doctrine. » (Apud Cyrill. Alexandr., Edition de Spanheim, Leipsick, 1696.) Ainsi, on peut être apostat et croire néanmoins que saint Pierre est venu à Rome et que son corps y repose.

Autour de la tombe de Pierre vinrent se ranger ses successeurs jusqu'à la fin du deuxième siècle. Un labyrinthe de galeries s'étendit progressivement sous les terrains que longeaient la voie Triomphale et la voie Cornelia; ce fut le

 

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cimetière Vatican, le plus sacré de tous. Ses corridors, interceptés au quatrième siècle par les murs de la basilique constantinienne, reparurent au seizième, lorsque l'on eut à creuser de nouvelles fondations pour établir ra basilique actuelle, dont les proportions dépassaient de beaucoup celles de l'ancienne. On put circuler de nouveau dans ces galeries qui n'avaient été visitées par personne depuis le quatrième siècle; on retrouva des oratoires, des cubicula ornés de peintures. Bosio, à qui nous devons ces détails, déclare les avoir en partie puisés dans les notes d'un bénéficier de Saint-Pierre nommé Tiberio Alfarano, et en partie recueillis de ses propres souvenirs, et il regrette que son âge trop peu avancé encore ne lui ait pas permis de prendre les dessins des peintures.

Quant à la tombe de Pierre, enfouie d'abord sous le sol du champ Triomphal, à quelques pas du cirque de Néron, les somptueuses constructions qui l'ont successivement entourée depuis Constantin ne lui ont point enlevé son immobilité. Des degrés conduisent au niveau du sol de la crypte des Cornelii, et le pèlerin qui les a descendus se trouve en présence de la Confession immortelle, centre et rendez-vous du monde entier. C'est là que Pierre repose, « tout près du lieu où il fut crucifié », comme l'atteste, avec le Liber pontificalis, la tradition de douze siècles. A quelques pas, près de l'endroit où l'on

 

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vénère la statue de bronze du prince des apôtres, s'éleva la croix, à l'ombre du térébinthe. La coupole lancée dans les airs par le génie de Michel-Ange désigne à la ville et au monde le lieu où dort le pêcheur galiléen, vainqueur et successeur des Césars, résumant dans le Christ, dont il est le vicaire, les destinées de la ville éternelle.

La seconde gloire de Rome est la tombe de Paul sur la voie d'Ostie. Constantin voulut aussi l'entourer de splendeur, en construisant autour d'elle une immense basilique; mais le cimetière souterrain qui rayonnait du sépulcre de l'apôtre ne fut point intercepté. En 1837, sur le pan d'un des murs ruinés du transept de gauche, nous pûmes lire encore cette inscription :

 

SVB   HOC   PAVIMENTO   TESSELLATO
EST  CAEMETERIVM   S.   LVCINAE  MATRONAE
IN QVO PLVRIMA SANCTORVM
MARTYRUM   CORPORA   REQVIESCVNT.

 

Ce cimetière d'ailleurs, quoique très vaste, ne fut jamais compté parmi les plus célèbres de Rome souterraine; son honneur était d'avoir pour centre la tombe du docteur des nations.

Cette tombe, à la différence de celle de Pierre, qui plonge dans les profondeurs de la crypte vaticane, est portée jusqu'à fleur de terre par un massif de maçonnerie sur lequel pose le vaste

 

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sarcophage. On fut à même de constater cette particularité en 184i, lorsque l'on reconstruisit l'autel papal. Il parut évident que l'intention de soustraire le tombeau de l'apôtre aux inconvénients qu'amènent les débordements du Tibre, avait obligé de soulever ainsi le sarcophage de la place où d'abord Lucine l'avait établi. Le pèlerin in a garde de s'en plaindre, lorsque, par le soupirail qui s'ouvre au centre de l'autel, son oeil respectueux peut s'arrêter sur le marbre qui ferme la tombe, et y lire ces imposantes paroles, tracées en vastes caractères de l'époque constantinienne :

 

PAVLO APOSTOLO MARTYRI

 

Ainsi Rome chrétienne est protégée au nord et au midi par ces deux citadelles. Les fidèles de Rome, privés d'entendre et de voir désormais leurs apôtres, entourèrent d'une tendre vénération, au témoignage même de Julien l'Apostat, ces augustes trophées, dont la seule pensée faisait tressaillir saint Jean Chrysostome. Entendons-le parler dans une homélie au peuple de Constantinople. « Non, s'écriait-il, le ciel, lorsque le soleil l'illumine de tous ses feux, n'a rien de comparable à la splendeur de Rome versant sur le monde entier la lumière de ces deux flambeaux. C'est de là que sera enlevé Paul, que partira Pierre. Réfléchissez et frissonnez déjà à

 

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la pensée du spectacle dont Rome sera témoin, lorsque Paul avec Pierre, se levant de leurs tombes, seront emportés à la rencontre du Seigneur. Quelle rose éclatante Rome présente au Christ! Quelles couronnes entourent cette cité! De quelles chaînes d'or elle est ceinte! Quelles fontaines elle possède! Cette ville fameuse, je l'admire, non à cause de l'or dont elle abonde, non à cause de ses fastueux portiques, mais parce qu'elle garde dans son enceinte ces deux colonnes de l'Eglise. » (Homil. XXXII in Epist. ad Rom.)

La carrière personnelle de Pierre était donc achevée. Vingt-cinq ans s'étaient écoulés depuis ce jour de l'année 42, où, obscur et sans appui, il avait abordé dans Rome; il la laissait toute pleine de lui jusqu'à la fin des siècles. L'empire païen luttera encore deux siècles et demi contre ce nouveau et impérissable souverain venu de Judée, qu'avaient mystérieusement pressenti les peuples, au rapport de Tacite et de Suétone. La dynastie de Pierre va suivre son cours sous le fer de la persécution, jusqu'à ce qu'enfin, ayant vaincu, elle voie apparaître Constantin qui, ébloui d'une si haute majesté, s'en ira porter jusqu'aux rives du Bosphore le trône impérial, qui dans Rome n'aurait plus que la seconde place.

Dans cette rapide esquisse, nous avons cherché à faire connaître et apprécier le rôle qui revient à Pierre dans l'oeuvre de la fondation du

 

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christianisme parmi les gentils, et particulièrement à Rome. N'est-il pas apparu comme le vicaire du Rédempteur des hommes, appelant toutes les classes de la société à la régénération dont l'heure était venue? Quelle grandeur, quelle bonté, quelle simplicité caractérisèrent ce premier monarque de l'Eglise chrétienne! Que serait-ce si, laissant reposer la plume de l'historien, et nous élevant avec Dante aux sommets de l'empyrée, nous voulions le montrer « au-dessous du Fils de Dieu et de la Vierge-Mère, entre le monde ancien et le monde nouveau, tenant, dans l'attitude du triomphe, les clefs du séjour de la gloire éternelle? »

 

Quivi trionfa sotto l'alto Filio
Di Dio et di Maria, di sua vittoria,
E con l'antico et col miovo concilio
Colui, che tien le chiavi di tal gloria.

(Paradiso, canto XXIII.)

 

 

CHAPITRE VII (67-76)

 

Saint Linus. — Son passage sur le siège de Rome. — Sa pierre sépulcrale au Vatican. — Mort de Néron. — Châtiment des meurtriers de saint Pierre. — Clément souverain pontife. — Explication du dyptique romain des martyrs Linus, Cletus, Clemens. — Guerre des Juifs. — Vespasien empereur. — Chute de Jérusalem et de son temple. — Arc de Titus. — Félicitations de la tribu Succusana a Vespasien sur son avènement à l'Empire. — Inscription chrétienne du Corpus juniorum. — Cornélius Pudentianus. — Flavius Sabinus et ses vertus. — Flavius Clemens, son fils, chrétien, épouse Domitilla, petite-fille de Vespasien, chrétienne aussi. — Saint Clément établit sept régions ecclésiastiques dans Rome et sept notaires pour recueillir les actes des martyrs. — Il envoie de Rome les premiers évoques à diverses églises de l'Occident. — Troubles dans l'église de Corinthe. — Saint Clément intervient pour rétablir l'ordre et la paix. — Sa lettre aux Corinthiens. — Ses lettres aux vierges. — Le christianisme renouvelle la notion de la chasteté. — La virginité consacrée par saint Clément dans la personne de la jeune Flavia Domitilla. — Hermas adresse le livre de ses Fistons à saint Clément et à la diaconesse Grapté.  — Allégories d'Hermas sur l'Eglise.  — Annonce d'une persécution — Saint Clément encourt la disgrâce de Vespasien. — Il est exilé dans la Chersonèse et abdique le pontificat.

 

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Pierre avait désigné Clément pour son successeur,  il  l'avait  fait asseoir dans  sa propre chaire; cependant tous les catalogues des pontifes romains,  sans exception,  s'accordent à placer Linus immédiatement après Pierre. On en doit conclure que si le mérite et la considération de Clément, joints à l'estime que lui avait témoignée le prince des apôtres, le recommandaient particulièrement au respect de la population chrétienne de Rome, sa modestie l'élevait plus haut encore. Souvent les apôtres avaient laissé dans une môme ville plusieurs de leurs disciples honorés du caractère épiscopal; la mission de l'apôtre terminée, la succession s'établissait par le concert de ces hommes désintéressés de toute idée humaine,  et bientôt l'unité d'évêque,  qui est la force de toute église particulière, s'établissait pour durer toujours.

Depuis douze ans, Linus avait reçu la consécration; durant l'absence de Pierre, il l'avait suppléé dans le gouvernement de l'église romaine; que pouvait faire Clément, ordonné évêque tout récemment, sinon donner l'exemple de l'humilité chrétienne, en s'effaçant devant un homme vénérable et dès longtemps en possession du respect de la chrétienté de Rome? On découvre les sentiments qui suggérèrent à Clément

 

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cette conduite pleine de modestie, en lisant sa lettre aux Corinthiens,  dans laquelle il exprime avec un accent si ferme l'obligation, pour les pasteurs de l'Eglise, de vivre dans un entier détachement des honneurs et des charges ecclésiastiques. Linus dut donc accepter, pour quelques jours qu'il devait vivre encore, la qualité de successeur de Pierre, ayant près de lui Clément et Cletus comme les vicaires de son autorité.

Tandis que la succession au pontificat chrétien s'opérait ainsi dans Rome, la tyrannie de Néron, qui s'obstinait à poursuivre en Grèce ses succès d'histrion, devenait de plus en plus odieuse. Des conjurations se formaient et se multipliaient. Hélius, effrayé de la vindicte publique qui  le menaçait  chaque jour autant  que  son maître,  s'embarqua pour la Grèce,  et  parvint enfin à ramener le tyran à Rome, dans les derniers mois de 67. L'année 68 vit la chute honteuse et tragique du monstre, en ce même mois de juin où, l'année précédente, le sang des apôtres avait coulé dans Rome, et l'Eglise put enfin respirer.

Mais déjà Linus avait disparu. Dès le 23 septembre 67, il avait été atteint par le glaive de la persécution. On l'ensevelit dans la crypte Vaticane, près de la tombe du prince des apôtres, et telle fut la vénération qui entoura son sépulcre, qu'il fut découvert, encore immobile, dans les

 

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restaurations que fit exécuter Urbain VIII,  en 1633, à la Confession de saint Pierre. Severano et Torrigio, témoins oculaires, attestent que sur un tombeau voisin de celui du prince des apôtres, on  lut  cette  simple inscription : Linus. L'emplacement de ce tombeau,  qui n'est plus apparent aujourd'hui, est indiqué sur un plan de la crypte Vaticane dressé en 1635 par Benoît Drai, employé à la basilique, et ce plan est celui-là même que Bonanni a inséré dans son Histoire de la basilique Vaticane.

L'Empire, vacant par la mort de Néron, vit successivement passer Galba, Othon et Vitellius. L'Eglise n'eut rien à souffrir durant  la  crise qu'entraînèrent ces révolutions si rapides; mais la Providence sévit contre les ennemis des chrétiens. Galba eut le temps d'ordonner le supplice d'Hélius et de Polythètes; quant à l'infâme Tigellinus, ce fut la main d'Othon que Dieu employa pour lui infliger la peine de ses cruautés contre les chrétiens dans les jardins de Néron.

Linus ayant reçu la couronne du martyre, Clément dut enfin se résoudre à occuper la chaire de saint Pierre. Ici les critiques se partagent; les uns voulant que Cletus ait précédé Clément dans le pontificat, les autres que Clément ait siégé avant Cletus. Le sentiment des premiers s'appuie sur les listes des papes dressées loin de Rome, sur lesquelles en effet Cletus est préposé à Clément; l'opinion des seconds est fondée sur le

 

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plus ancien catalogue des pontifes romains, rédigé à Rome dans la première partie du troisième siècle, et qui se trouve confirmé par l'autorité de saint Optât de Milève et de saint Augustin. On connaît les relations intimes que l'église d'Afrique entretenait avec celle de Rome,  dont elle était sortie.  La divergence qui s'est manifestée sur ce point semble avoir eu pour origine la manière dont les trois premiers successeurs de saint Pierre  sont établis  sur les diptyques  de l'église de Rome, tels que l'on peut encore les constater au Canon de la messe. On y lit en effet : Lini,  Cleti,  Clementis; mais il  serait utile de remarquer que le martyre de saint Clément, dont la date précise nous est fournie par saint Jérôme,  n'ayant eu lieu qu'après celui de saint Cletus, il est tout naturel que, sur une liste de martyrs, on ait enregistré les martyrs dans l'ordre chronologique de leur martyre.

Cette question de l'antériorité de saint Clément à saint Cletus ou de saint Cletus à saint Clément n'a sans doute qu'une importance très secondaire; mais outre que la marche des faits relatifs à ces deux pontificats s'agence parfaitement en plaçant Clément avant Cletus, l'archéologue ne peut faire abstraction du précieux catalogue romain du troisième siècle, dont le rédacteur, qui semble avoir été le chronographe saint Hippolyte, a procédé à l'aide des fastes consulaires. La nature de notre travail ne nous

 

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permettant pas les dissertations, nous ne nous arrêterons pas davantage sur ce sujet. Il nous suffit d'avoir touché le point de solution, en montrant que la méprise a eu pour origine une fausse interprétation  des  diptyques  des  martyrs  de l'église romaine, sur lesquels saint Clément ne devait en effet occuper que la troisième place. A la suite des doctes archéologues Bianchini, Vignoli, et de nos jours Mgr Héfélé,  nous nous attacherons donc au chronographe du troisième siècle, qui avait connaissance des autres listes, et qui assurément ne détermina pas la place de saint Clément sans avoir interrogé  soigneusement les vraies traditions de l'église de Rome.

Le pontificat de Clément devait voir s'accomplir le terrible jugement de Dieu sur Jérusalem, et le dernier écroulement de la religion mosaïque. Rome était déjà constituée héritière de la ville autrefois sainte et désormais maudite. La gentilité ébranlée se rendait de toutes parts au vrai Dieu, ainsi que l'avaient prédit les prophètes juifs eux-mêmes. L'élite d'Israël avait passé à l'Evangile; mais la multitude, ayant sur le coeur ce voile que lui reprochait saint Paul ( II Cor., III), s'obstinait de plus en plus dans la haine et le mépris des chrétiens. Pourtant, dans cette substitution d'une nouvelle alliance à l'ancienne, les premiers honneurs avaient été pour Israël. C'était à ses fils qu'il avait été dit : « Allez, enseignez toutes les nations.  » Les nations

 

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prêtaient l'oreille, et le gentil devenu croyant était désormais, non disciple de Moïse, il est vrai, mais fils d'Abraham. Le Juif pouvait-il, sans irriter le ciel, s'obstiner à ne pas remonter au delà du Sinaï, à ne pas tenir compte de la page où il est écrit qu'Abraham, avant même la naissance d'Isaac, avait reçu de Dieu la promesse qu'en lui seraient bénis tous les peuples de la terre?

La race des Flaviens, qui nous a paru déjà marquée d'un signe surnaturel, que l'on verra se dessiner plus vivement encore, avait été choisie pour être l'exécutrice des vengeances divines, et devait en retour recevoir la couronne de l'Empire. Heureuse cette famille, si sa branche cadette, qui obtint en partage les grandeurs du monde, eût prêté l'oreille, comme sa branche aînée, à l'enseignement des apôtres ! En l'année 67, tandis que son frère Flavius Sabinus occupait encore la préfecture de Rome, Flavius Vespasien était envoyé en Palestine pour réprimer l'insurrection des Juifs dans cette province. Une fureur inouïe entraînait ce peuple à sa perte. Divisé en partis féroces les uns envers les autres, il bravait Rome avec une imprudence qui devait précipiter sa ruine. Vespasien commença par faire la conquête de la Galilée, et les bandes juives qui n'avaient pas été exterminées refluèrent sur la Judée et Jérusalem. La campagne en était là lorsque Vespasien apprit, au mois de

 

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juillet 69, qu'il venait d'être proclamé empereur à Alexandrie. Il se rendit d'abord dans cette ville, avant de se présenter à Rome, où il n'avait pour compétiteur que l'ignoble Vitellius. En partant, Vespasien laissait à son fils Titus la charge d'en finir avec les Juifs, et dans les derniers mois de l'an 70, il arrivait sur le théâtre de sa fortune. En avril 70, Titus mit le siège devant Jérusalem, et dès les premiers jours de septembre, après les plus affreuses convulsions, la ville déicide succombait avec son temple. Pour le culte du vrai Dieu, Jérusalem n'était plus; il n'y avait plus que Rome.

On fut à même de le reconnaître, lorsqu'au printemps de l'année suivante se déroula dans les rues de cette ville la pompe triomphale qui célébrait la défaite du judaïsme, non par la main des hommes, comme l'attesta Titus lui-même, mais par la main de Dieu. Les yeux des Romains virent passer tour à tour le mystérieux chandelier à sept branches, la table des pains de proposition, les trompettes sacrées, le voile du Saint des saints; en un mot les dépouilles du sanctuaire que Dieu délaissait, ayant transporté ailleurs ses affections. Vespasien et son fils paraissaient sur un char, aux acclamations d'un peuple immense, au sein duquel les chrétiens seuls savaient qu'en ce jour Rome célébrait une victoire qui dépassait en résultats toutes celles qui lui avaient soumis le monde. Désormais, c'était dans ses murs

 

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qu'il fallait venir chercher la montagne de Sion, tant aimée de Dieu, le vrai temple, le sacrifice éternel, le Christ du Seigneur, que la première Jérusalem n'avait su que méconnaître et crucifier. Dans cette consommation terrible, il y eut, entre mille autres, un trait caractéristique de la vengeance divine. Le représentant de la résistance judaïque se nommait Simon, fils de Gioras; c'était lui qui devait être égorgé, selon l'usage, pendant la marche du cortège, lorsque celui-ci serait arrivé en vue du temple de Jupiter Capitolin. Flagellé durant tout le parcours de la pompe triomphale, il fut saisi et plongé dans le cachot de la prison Mamertine, où Simon Pierre, quatre ans auparavant, avait passé les heures qui précédèrent son martyre. Là, Simon, fils de Gioras, fut immolé, et l'on remonta son cadavre.

La mémoire d'un événement aussi grave pour le christianisme que le fut l'extinction de Jérusalem et le renversement de son temple, donne un intérêt saisissant aux médailles qui furent frappées à cette occasion. La Judée vaincue, assise tristement sous un palmier, exprime de la façon la plus expressive le châtiment qu'elle s'attira en repoussant son Messie, en s'obstinant à vouloir n'être que la capitale d'un peuple, et dédaignant de devenir celle du genre humain.

Mais le trophée de Rome victorieuse et héritière de la cité de David est l'arc de Titus, qui,

 

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dans la beauté et la pureté de ses lignes, se dresse en face de l'amphithéâtre de Vespasien. En l'établissant avec cette solennité sur la voie Sacrée, Rome ignorait qu'elle posait sur le sol le premier monument de sa transformation.

L'arrivée de Vespasien à Rome avait été saluée de vives acclamations. On espérait que ce chef militaire effacerait l'odieux souvenir de Néron, et mettrait un terme à l'anarchie qu'avaient amenée les trois compétiteurs à l'Empire, que l'on avait vus disparaître tour à tour d'une façon si tragique. Parmi les monuments de l'épigraphie romaine, nous rencontrons un groupe d'inscriptions ayant pour objet d'exprimer à Vespasien les félicitations de la tribu Succusana.

Cette tribu tirait son nom du vicus Succusanus, situé dans la cinquième région de Rome (SEXTUS RUFUS), laquelle comprenait, avec le Viminal, la partie de l'Esquilin la plus rapprochée de cette colline, et aussi la petite vallée qui les sépare. Nous connaissons déjà ces lieux comme habités par une partie de l'aristocratie romaine. Quatre inscriptions recueillies par Gruter, et découvertes en 15/17 près de l'arc de Septime Sévère, s'unissent pour attester le solennel hommage que la tribu Succusana, dans ses différents corps, offrit à Vespasien, le 15 des calendes de décembre de l'année 70, anniversaire de sa naissance. Les dédicaces de ces marbres respirent l'enthousiasme, et donnent à entendre

 

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que le nouvel empereur n'était pas étranger à la même tribu. On lit sur une d'elles (page 78) :

 

FORTVNAE REDVCI

DOMVS AVGVST

SACRVM

TRIB. SVC. CORP. FOEDER

 

sur une autre (page 243) :

 

VICTORIAE

IMP.  CAESARIS VESPASIANI

AVGVSTI

SACRVM

TRIB.  SVC.  CORP. IVLIANI

 

sur une troisième (page 239) :

 

PACI AETERNAE

DOMVS

IMP. VESPASIAM

CAESARIS AVG.

LIBERORVMQ. EIVS

SACRVM
TRIB. SVC. IVNIOR

 

sur une quatrième (page 104) :

 

PACI AVGVST

SACRVM

CVRATORES TRIB.  SVC. IVNIOR

 

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L'inscription que nous plaçons ici la troisième ne porte pas moins de huit cents noms d'associés à cette démonstration de la tribu Succusana, et beaucoup de ces noms sont des plus illustres de Rome; on y trouve jusqu'à vingt membres de la gens Cornelia, sept de la gens Aemilia, etc. N'ayant pas à écrire l'histoire de Vespasien, nous ne nous serions pas arrêté à ces détails, si un cinquième marbre, découvert aussi au seizième siècle et reproduit par Muratori, ne fût venu, en complétant le groupe des monuments consacrés par la tribu Succusane à fêter l'avènement d'un Flavius à l'Empire, jeter un jour inattendu sur un point intéressant de l'histoire chrétienne de

Rome.

Ce marbre est une base qui porte sur l'une de ses faces, avec les noms des duumvirs entrepreneurs du monument, le jour et la date consulaire de sa dédicace, en ces termes (page 308) :

 

PONEN. CVR.

C. NYMPHIDIVS. CHRESTVS

II VIR

JU. OCTAVIVS. L. F. IVCVNDVS

II. VIR. TR. TRIB. CLAVD.

DEDIC. XVII. K. DEC.

L. ANNIO. BASSO

 

COS.

C. CAECINA. POETO

 

186         

 

Cette date revient au 15 novembre de l'an née 70; car L. Annius Bassus et C. Caecina Paetus ; remplacèrent dans le consulat, aux calendes de novembre de cette année, M. Licinius Mucianus et P. Valerius Asiaticus, qui eux-mêmes avaient été subrogés le 1er  juin à Vespasien et à Titus. A deux jours près, cette date est la même qui se lit sur l'inscription principale que nous avons reproduite ci-dessus comme la troisième : d'où l'on voit que ces divers monuments s'enchaînent les uns aux autres. Lisons maintenant l'inscription de ce dernier :

 

HILARITATI PVBLICae

IMP.  CAES. VESPASIANI

SACRVM

TIUBVL. SUCC.  CORP. IVNIOR

TI. CLAVDIVS LEMNVS FORTuNatuS

 

D.  FVRIVS. D. F. FIRMVS VI V

T. COMINIVS AMARANTHUS

T. FLAVIVS. T. F.  LVSCVS

Q. CORNELIVS. Q. P.  PVDENTIANUS

CVRATORES LIBEROR. TRIB.  SVC. COR. IVNIOR.

I. S. P. D. D. CVI. POPVLVS EIVS COR

beneFICIO  IMMVNIT. PERPET.  locum

decreto X. CENTVRVM DECREVIT

EX S. C.

 

Ce qui frappe tout d'abord dans cette inscription, c'est l'objet même de la dédicace. Des quatre

 

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premières,  nous voyons l'une consacrée à la Fortune, l'autre à la Victoire, les deux dernières à la Paix. Le paganisme se montre ici à découvert. Dès  longtemps  la  Fortune  avait  à Rome ses autels; l'idole de la Victoire avait le sien au sénat depuis Auguste, et, près de la voie Sacrée, on creusait à ce moment même les fondations du temple de la Paix vespasienne. Il est impossible  de  n'être  pas frappé  du  contraste qu'offre la cinquième inscription comparée avec les quatre autres. Elle est dédiée à la Joie publique; expression flatteuse pour Vespasien, mais totalement dépourvue d'allusion païenne. On ne la voit paraître sur les médailles  que vers la moitié du deuxième siècle. N'est-on pas en droit de penser qu'ici elle représente les voeux d'un groupe de citoyens qui ont pour intention de s'isoler de toute réminiscence idolâtrique? Remarquons en outre que l'inscription donnée par Muratori, et que nous appelons ici la cinquième, est un hommage présenté par le corps des jeunes gens (corpus juniorum) ; cinq noms seulement y figurent.  Pourquoi ces cinq noms ne se trouvent-ils pas  sur le  troisième  marbre,  qui est aussi offert au nom du corpus juniorum, et contient jusqu'à huit cents noms? pourquoi pas du moins sur le quatrième, qui se présente comme l'hommage plus spécial des curateurs de la tribu et de son corpus juniorum? n'est-il pas évident que ces cinq contribules et curateurs de la Succusane

 

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ont voulu leur monument à part? pourquoi, sinon parce que la dédicace Paci aeternae répugnait à leur croyance?

Nous avons donc ici les noms de cinq chrétiens appartenant à la tribu Succusane, laquelle comprenait  l'intermontium  du  Viminal  et  de l'Esquilin,  quartier occupé, dès  les  premiers temps de Rome, par l'aristocratie. Relisons maintenant les noms de ces personnages. Ils sont désignés comme curateurs de la tribu. Les curateurs des tribus,  à Rome,  ne doivent pas être confondus avec les curateurs des régions de la ville; ces derniers, d'institution récente, comme les régions elles-mêmes, n'étaient que des officiers inférieurs d'administration et de police locale,  choisis  d'ordinaire  parmi  les  affranchis, tandis que les curateurs des tribus exerçaient, dès l'origine de Rome, sur leurs contribuables, une autorité et une sollicitude continuelles.

Le premier des cinq noms est Tiberius Claudius Lemnus Fortunalus. Ce Claudius est digne de remarque, après ce que nous avons exposé relativement à la famille Claudia, lorsqu'il a été question de l'origine de saint Clément. Notons aussi que ce saint pape députa un Claudius et un Fortunatus à l'église de Corinthe, dans la circonstance dont nous parlerons bientôt.

Vient ensuite D. Furius Firmus, qui porte le titre de sévir. Il est à propos de ne pas confondre les sévirs des chevaliers romains, officiers purement

 

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civils et militaires, avec les sévirs augustaux, d'institution récente, qui exerçaient un sacerdoce de bas étage. Un Furius chrétien paraît sur les inscriptions les plus archaïques de la voie Nomentane.

Nous laissons passer T. Cominius Amaranthus et T. Flavius Luscus, faute de renseignements précis; mais au point de vue de l'histoire que nous écrivons, le cinquième de ces juniores vient décider par son nom l'importante question que nous nous étions posée au chapitre II, relativement à l'hôte de saint Pierre au Viminal. Pudens appartenait-il à la gens Cornelia? Des monuments du troisième siècle nous avaient mis à même de conclure que, du moins à cette époque, le surnom de Pudentianus se trouvait joint au gentililium dans une branche des Cornelii. Or voici, dès l'an 70, un Quintus Cornelius, Quinti filius, Pudentianus, membre d'une tribu dont faisait partie la vallée du Viminal, où s'élève l'église Pudentienne, habitation certaine de Pudens, l'hôte de saint Pierre. Le problème est donc résolu avec une évidence que la critique rencontre rarement.

Les conclusions se tirent d'elles-mêmes. Quintus Cornélius Pudens, mari de Priscille, eut un fils, nommé Quintus Cornélius Pudentianus. Ce fils, chrétien comme son père, figure le dernier, comme plus jeune, parmi les cinq juniores inscrits sur le cinquième marbre vespasien, duquel

 

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ont été bannies les dédicaces païennes qu'on lit sur les quatre autres. Ce jeune homme, en l'année 70, comptait déjà dans la tribu Succusane, ce qui suppose qu'il avait atteint au moins sa quinzième année, âge auquel on était admis à faire partie d'une tribu. En même temps se trouve résolu un autre problème. On savait que les deux vierges, Pudentienne et Praxède, étaient filles d'un Pudens du Viminal. En leur donnant pour père le Cornélius Pudens, hôte de saint Pierre, on était réduit à faire vivre jusqu'à un âge démesuré Praxède qui survécut à sa soeur, et vivait encore sous Marc-Aurèle. Maintenant tout s'explique : les deux soeurs ne sont pas filles, mais petites-filles du mari de Priscille, et leur père ne porte pas moins le nom de Pudens. Il ne fallait que distinguer Q. Cornélius Pudens, l'ami de saint Pierre, de Q. Cornélius (fils de Quintus) Pudentianus. Un monument de l'année 70 vient confirmer tous les arguments sur lesquels M. de Rossi avait établi l'identité de Pudens et de Cornélius, et, au point de vue de nos récits, nous avons droit, plus que jamais, de signaler le baptême du centurion de la cohorte Italique à Césarée, comme le point de départ de l'entrée du christianisme dans Rome par le patricial

Après cette digression, qui jette une vive lumière sur la voie que nous avons parcourue jusqu'ici, il est à propos de nous arrêter à considérer de nouveau le mouvement du christianisme

 

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dans la famille Flavia, qui compensait à ce moment le défaut d'une origine patricienne par l'éclat de la pourpre impériale. Avec un instinct évidemment éclairé d'en haut, Lucine avait su pressentir les destinées de cette race, et elle en avait admis tout d'abord l'aîné jusque dans sa propre famille. Mais au moment où Vespasien, son frère, devenait césar, le gendre de Lucine, Flavius Sabinus, périssait dans Rome, au milieu d'une émeute qu'avait amenée la chute de Vitellius. Depuis douze ans, selon Tacite, il gérait la préfecture de la ville, et l'estime publique entourait sa personne. Sa bonté et sa justice étaient universellement reconnues, et l'on s'accordait à dire que dans les camps et la vie privée nul ne s'était montré plus irréprochable. Quant à la dignité de sa personne, Tacite, à qui nous empruntons tous ces traits, déclare qu'elle avait suffi à mettre en honneur la race des Flavii, avant même que Vespasien montât à l'empire. Ces grandes qualités aident à expliquer la bienveillance dont il fut l'objet de la part de Lucine, et peut-être ne nous tromperons-nous pas en attribuant leur développement à l'influence de cette illustre Romaine. Avec tant de belles parties, Sabinus mit-il le dernier sceau à sa moralité, en embrassant le christianisme? Il semble qu'on serait en droit de le conclure du trait final qu'ajoute Tacite lorsqu'il nous dit que, vers la fin de sa vie, Sabinus adopta une conduite qui le

 

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fit accuser de mollesse par les uns, tandis que les autres reconnaissaient en lui un type de modération et la clémence d'un magistrat avare du sang humain. (Histor., lib. III, cap. lXXV.) Des jugements semblables et formulés dans les mêmes termes chez des historiens païens, à l'endroit de personnages que nous savons, à n'en pas douter, avoir professé le christianisme, aident à saisir la portée des expressions de l'annaliste.

Nous connaissons  déjà  la  fille  de  Sabinus, Plautilla,  dont le nom est dérivé de celui de Plautia, sa mère. On ignore jusqu'ici celui de son mari, et le moment n'est pas encore venu de parler de son illustre fille, la vierge Flavia Domitilla. La mère et la fille sont honorées d'un culte dans l'Eglise. Outre leur fille Plautilla, Sabinus  et Plautia  eurent deux  fils, dont  l'un, nommé Titus Flavius Sabinus, épousa Julia Augusta, fille de Titus. Il n'y a pas lieu de douter qu'il n'ait été chrétien.  L'autre,  Titus Flavius Clemens,  non seulement fut chrétien,  mais  il remporta la palme du martyre. Il épousa Flavia Domitilla,  petite-fille de Vespasien,  chrétienne aussi, quoique de la branche cadette des Flavii. Nous aurons à revenir sur ces deux époux. Cette intéressante généalogie, que M. de Rossi a exposée avec tant de précision et de clarté, nous donne une idée des succès de la prédication de saint Pierre dans Rome, en même temps qu'elle

 

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fait apprécier de plus en plus l'influence de Lucine, durant les quarante années de ce deuil dont nous parle Tacite, sans en pénétrer le mystère.

La branche cadette des Flavii ne paraît pas avoir donné au christianisme un autre nom que celui de Flavia Domitilla,  l'épouse de Flavius Clemens; en retour, elle eut les honneurs et la puissance. Il n'est pas de notre sujet d'entrer dans le détail des gestes de Vespasien; mais nous devons mentionner la construction de son colossal amphithéâtre, qui devint le champ de bataille des chrétiens, un des lieux où se décida, par leur invincible courage,  la victoire finale après tant de luttes. Nous en reparlerons à propos de Titus.

Dans un moment où le christianisme florissait au sein même de la dynastie régnante, et où la Chaire de Pierre était occupée par un membre d'une des familles du haut patriciat, on n'a pas droit d'être étonné de voir l'Eglise régler déjà son administration par une mesure qui annonce l'importance de son établissement dans la capitale du monde. De même que Pierre avait tracé les grandes lignes de démarcation de l'empire chrétien, en créant, avec subordination au premier, les trois sièges de Rome, d'Alexandrie et d'Antioche; ainsi Clément,  son deuxième successeur, ayant devant lui les quatorze régions de Rome, en traçait sept au point de vue ecclésiastique, réunissant deux en une, et plaçait à la

 

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tête de chacune d'elles l'un des sept diacres qui formaient une des parties essentielles du clergé de Rome, à l'imitation de ce qui avait eu lieu au commencement de l'église de Jérusalem. Ces diacres régionaux, dont l'institution nous est révélée par le Liber pontificalis, aidaient l'évêque dans l'administration des secours temporels aux pauvres, et facilitaient aux prêtres le ministère des âmes. Un de ces diacres avait la préséance sur les autres, et fut décoré de bonne heure du nom d'archidiacre. On entrevoit déjà cette prééminence dans saint Etienne à Jérusalem, et les Pères l'ont reconnue.

Clément institua en outre sept notaires de l'Eglise, dont la fonction correspondait à chacune des régions de la division chrétienne de Rome. La tolérance de Vespasien permettait ces hardiesses, et l'on reconnaît aisément le caractère romain dans cet esprit d'administration. Mais l'Eglise ne comptait pas sur la longueur de la trêve, et la mesure que prenait Clément l'annonçait assez. La charge de ces notaires devait être de recueillir les Actes des martyrs, c'est-à-dire le détail de leur interrogatoire, de leurs réponses, des tourments qu'ils auraient soufferts et de leur glorieux trépas. Le courage invincible des martyrs devant être la confirmation de l'origine divine du christianisme, il importait de ne pas laisser se perdre les éléments précieux d'un argument sur lequel reposerait la certitude de la

 

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foi dans les âges futurs. Le Sauveur, en outre, avait annoncé que toutes les paroles de ses disciples devant les persécuteurs leur seraient divinement suggérées; un respect particulier s'attachait donc à ces réponses sublimes rendues aux tyrans par des héros de toute condition, de tout âge et de tout sexe. L'effroyable persécution de Néron avait fait périr un nombre immense de chrétiens dans Rome. Durant la tempête, nul ne songea à recueillir des détails qui auraient été si précieux à la postérité. On mourait par masse : l'héroïsme du martyre était là; mais l'expérience du martyre n'était pas formée encore. Nous avons remarqué ci-dessus que deux noms seulement ont surnagé, de tous ceux des chrétiens de Rome qui succombèrent sous les violences et les cruautés raffinées de Tigellinus.

Clément, qui a sauvé de l'oubli ces deux noms, était à même de sentir à quel point il importait à l'église romaine de réunir en corps de si utiles enseignements, et c'est ce qui le porta à organiser un service pour en assurer la conservation. Ses successeurs se montrèrent plus d'une fois les imitateurs et les continuateurs de son oeuvre. Heureuse la postérité, si la persécution de Dioclétien, particulièrement jalouse des archives chrétiennes, n'eût pas sévi avec autant d'habileté que de fureur sur les dépôts où se conservaient de si glorieuses annales!

Sous un pontife tel que Clément, le nombre

 

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des chrétiens ne pouvait manquer d'être en progrès. Dans ces recrues, nous n'avons garde de le contester, les humbles et les pauvres formaient l'immense majorité, et dans l'Eglise la société tout entière, avec ses inégalités de rang et ses proportions  naturelles,  se trouvait représentée. Sous  Néron, Tacite, parlant  de  la  population chrétienne de Rome, l'appelle déjà une multitude immense, ingens multitudo. La période de paix  qui s'ouvrait à l'avènement des Flavii, abaissait de nombreuses barrières, et rendait une liberté d'action dont la prédication évangélique avait grandement à profiter. Mais les progrès de la chrétienté romaine ne firent point perdre de vue à  Clément  le devoir que  lui  imposait  sa qualité de patriarche de l'Occident, celui de répandre la lumière de l'Evangile sur les provinces de l'Empire dont saint Pierre avait rattaché le soin immédiat au siège de Rome. Pour ce qui est de la Gaule en particulier, la critique la plus assurée rattache à saint Clément la mission de saint Denys à Paris. Il nous serait impossible de discuter ici les titres des autres églises de France, qui font remonter à notre saint pape la mission de leur premier évêque; mais il est permis de remarquer que le Liber pontificalis attribue à Clément l'ordination  de  quinze évêques  destinés à divers lieux. On a droit de penser avec toute vraisemblance que ces évêques auront été partagés entre les provinces occidentales où le

 

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besoin d'apôtres se faisait le plus sentir. Les successeurs de Pierre ne durent avoir rien de plus à coeur que de protéger la foi dans l'héritage qui leur avait été transmis, et l'occupation chrétienne de la Gaule avant le troisième siècle est désormais un fait incontestable.

Le temps a fait disparaître, sauf un seul, les documents qui attestent l'intervention de Clément dans les affaires des églises lointaines; mais celui qui nous est resté, montre en plein exercice la puissance monarchique de l'évêque de Rome dès cette époque primitive. L'église de Corinthe était agitée de discordes intestines, que la jalousie à l'égard de certains pasteurs avait suscitées. Ces divisions, dont on découvre le germe dès le temps de saint Paul, avaient détruit la paix et causaient du scandale aux païens eux-mêmes. L'église de Corinthe finit par sentir le besoin d'arrêter un désordre qui pouvait être préjudiciable à l'extension de la foi chrétienne, et dans ce but il lui fallait chercher du secours hors de son sein. A ce moment, tous les apôtres avaient déjà disparu de ce monde, hors saint Jean, qui éclairait encore l'Eglise de sa lumière. De Corinthe à Ephèse, où résidait l'apôtre, la distance n'était pas considérable; néanmoins ce ne fut pas vers Ephèse, mais vers Rome que l'église de Corinthe tourna ses regards.

Clément prit connaissance des débats que les lettres de cette église renvoyaient à son jugement,

 

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et fit partir pour Corinthe cinq commissaires qui devaient y  représenter l'autorité du siège apostolique.  C'étaient Claudius, Ephebus, Valerius,  Viton  et Fortunatus.  Us étaient porteurs d'une lettre que saint Irénée appelle très puissante, potentissimas litteras. Cette lettre, que nous avons encore en son entier, déclare en tête qu'elle est écrite « au nom de l'église romaine », Clément ayant jugé que cette suscription serait plus imposante encore, rappelant ainsi l'autorité de Pierre, dont le séjour et la mort dans Rome avaient valu la principauté à cette église.  Elle fut jugée si digne et si apostolique à cette époque première,  que  longtemps  on  la  lut publiquement dans plusieurs églises,  comme une sorte de continuation des Ecritures canoniques. Le tou en est digne, mais paternel, selon le conseil que saint Pierre donne aux pasteurs. Rien n'y sent l'esprit de domination; mais à la gravité et à la solennité du langage, on reconnaît la voix du pasteur universel,  auquel nul ne saurait désobéir sans désobéir à Dieu lui-même.

Au début de la lettre, Clément s'excuse de n'avoir pas répondu plus promptement à celle qu'il a reçue de Corinthe. Il s'est trouvé en proie à des traverses qui lui ont enlevé le loisir d'écrire. Cette particularité nous reporte vers les derniers temps du pontificat de Clément, où l'on dirigea contre lui des persécutions qui aboutirent à son exil. Il est à remarquer que l'église de Corinthe,

 

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en implorant le secours de celle de Rome contre le schisme qui la désolait, avait eu recours au siège apostolique pour d'autres questions, dont la solution dut être donnée dans une seconde lettre que nous n'avons plus.

L'espace ne nous permet pas de reproduire ici de longs fragments de cette célèbre épître, dont le style rappelle souvent celui de saint Paul, avec moins de véhémence toutefois. Clément fait d'abord l'éloge de Corinthe dans ses premiers jours; « mais, ajoute-t-il, la justice et la paix sont maintenant loin de vous, parce que vous vous êtes laissés aller à l'envie ». Il montre aux Corinthiens les dangers de ce vice, et c'est à ce propos qu'il rappelle la triste part qu'une funeste jalousie avait eue récemment à Rome dans l'immolation des saints apôtres. Il se livre ensuite à une digression sur la résurrection des morts. On sait combien le lien qui unit ce dogme à celui de la permanence de l'âme après le trépas, avait besoin d'être rappelé à ces néophytes élevés au sein d'une société qui n'avait plus que de vagues idées sur la vie future. Il était souvent à propos de leur redire que non seulement l'âme ne périssait pas, mais que le corps lui-même devait revivre. L'instinct païen, après avoir poussé l'homme à abuser du corps en cette vie, répugnait à l'idée de le voir renaître purifié et glorieux. Déjà saint Paul s'était vu obligé de proclamer cette vérité avec une insistance

 

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particulière aux oreilles des chrétiens de Corinthe. Pour inculquer d'une manière sensible l'enseignement de la révélation sur ce point capital, Clément a recours à des similitudes. « Le jour succède à la nuit, dit-il, et la nuit au jour; la semence est confiée à la terre, et lève plus tard en moisson florissante.  » Il passe de là au phénix, dont il célèbre la palingénésie,  d'après les naturalistes de  l'antiquité, et  termine  en  citant  les  livres saints.

Passant ensuite à l'objet direct de la lettre, le saint pape rappelle que les apôtres ont constitué les divers degrés  de la  hiérarchie,  et réglé le mode de  succession  des pasteurs qui devaient tenir leur place. «  Ceux donc,  ajoute-t-il,  qui ont été établis par eux,  et après  eux par des hommes vénérables, avec le consentement et l'approbation de toute une église, s'ils ont régi convenablement la bergerie du Christ, ne pourraient sans injustice être rejetés de l'office qu'ils exercent.  Or nous voyons que vous avez exclu de leurs fonctions plusieurs de ceux qui jusqu'ici les avaient gérées honorablement et sans reproche.  » S'adressant ensuite à ceux qui s'étaient laissé tenter par les honneurs ecclésiastiques, il leur fait un appel que nul autre, plus que Clément, n'eût eu le droit de leur proposer, lui que son humilité avait porté à décliner tout d'abord la succession de Pierre. Il leur dit : « Est-il parmi vous un homme généreux, un homme dévoué et

 

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rempli de la charité? Qu'il ait le courage de dire : Si je suis cause de la sédition, de la discorde, du schisme, je me retire, je m'en vais où vous voudrez; je me soumets au voeu du peuple fidèle; heureux, à ce prix, de voir régner la paix dans la bergerie du Christ, sous la conduite des anciens qui doivent la régir. Celui qui se conduira ainsi s'acquerra une grande gloire dans le Seigneur, et trouvera partout un asile. »

Enfin, interpellant avec l'accent de l'autorité les instigateurs du scandale, Clément leur dénonce la peine qu'ils ont encourue. « Vous donc, leur dit-il, qui avez été les premiers auteurs de la sédition, soumettez-vous aux prêtres, et recevez pour correction la pénitence. Fléchissez les genoux de votre coeur; apprenez à obéir, et quittez l'arrogance et la superbe de vos propos. Mieux vaut pour vous être petits et fidèles dans la bergerie du Christ, que de mériter d'en être chassés par la hauteur de vos prétentions. »

Ce langage si solennel et si ferme obtint son effet : la paix se rétablit dans l'église de Corinthe, et les messagers de l'église romaine ne tardèrent pas à en rapporter l'heureuse nouvelle. Un siècle après, saint Denys, évêque de Corinthe, témoignait encore au pape saint Soter la gratitude de son église envers Clément pour le service dont elle lui était redevable.

En lisant cette vénérable épître dont l'authenticité n'est pas contestée, on remarque que son

 

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auteur y allègue non seulement les livres de l'Ancien Testament, mais encore ceux du Nouveau qui déjà avaient été publiés. Naturellement l'Evangile de saint Jean,  qui n'était pas écrit encore, n'est pas cité; mais ceux de saint Matthieu et de saint Luc ont fourni des textes à l'écrivain. La plupart des Epîtres de saint Paul figurent par citations  dans  la  lettre, ainsi  que  la première Epître de saint Pierre.  En  constatant ces intéressantes particularités, on prend en pitié la prétendue critique d'outre-Rhin qui, sans tenir compte des faits, ose renvoyer au deuxième siècle, ou même plus tard, la rédaction et la circulation des livres du Nouveau Testament allégués par saint Clément dans une lettre dont la date n'a pas dépassé l'année 76. La vraie histoire et la  saine  archéologie  triompheront  de ces incroyables débauches de l'esprit germanique, ou c'en serait fait de la raison humaine.

Elevé à l'école des apôtres, Clément avait retenu dans une certaine mesure leur style et leur manière, et on les retrouve dans les écrits qu'il nous a laissés. Outre la lettre aux Corinthiens, il nous reste encore un assez long fragment qui lui est attribué par plusieurs critiques; mais ce débris d'une plus longue composition, lettre ou sermon, n'offre qu'un intérêt médiocre. Il en est autrement des deux Lettres aux vierges, dont on avait la trace par saint Epiphane et par saint Jérôme, et qui furent retrouvées, au siècle dernier,

 

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par le savant Wetstein, dans la traduction syriaque, sur un manuscrit apporté d'Alop.

Le principe de la continence vouée à Dieu fut dès l'origine l'une des bases du christianisme, et l'un des moyens les plus efficaces dans la transformation du monde. Le Christ avait relevé le mérite supérieur de ce sacrifice, et saint Paul, comparant les deux états de la femme,  enseignait que la vierge est sainte d'esprit et de corps, tandis que l'épouse, malgré sa dignité, demeure divisée. ( I Cor., VII.) Clément eut à développer cette doctrine, et c'est ce qu'il fait dans ces deux lettres.  Avant saint Athanase,  saint Ambroise, saint Jérôme,  saint Jean Chrysostome et saint Augustin,  ces  grands  docteurs de la virginité chrétienne,  il  développa les  enseignements de Pierre et de Paul sur un sujet si grave. « Celui ou celle, dit-il, qui aspire à cette grandeur d'une vie supérieure, doit vivre comme les Anges d'une existence divine et toute céleste. La vierge s'isole des attraits sensuels : non seulement elle renonce au droit qu'elle aurait de les suivre en ce qu'ils ont de légitime; mais elle aspire à cette espérance que Dieu, qui ne saurait tromper, entretient par sa promesse, et qui dépasse celle qu'ont les hommes  d'avoir une postérité.  En  retour de leur généreux sacrifice,  leur partage au ciel est la félicité même des Anges. »

Tel était le langage du disciple de Pierre, choisi par lui pour mettre la main au renouvellement

 

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de la Babylone romaine. Il ne fallait pas moins que cette forte doctrine pour lutter avec avantage contre le débordement des moeurs de l'Empire. Si le christianisme se fût contenté d'inviter les hommes à l'honnêteté, comme faisaient les philosophes, ses efforts eussent été en pure perte. Le stoïcisme, en surexcitant l'orgueil chez quelques-uns, pouvait amener à mépriser la mort; il était impuissant à faire reculer le sensualisme, dans lequel il faut reconnaître le plus puissant auxiliaire de la tyrannie des Césars. L'idéal de la chasteté, jeté au sein de cette société dissolue, pouvait seul arrêter le torrent d'ignominie qui menaçait de submerger toute dignité humaine. Pour le bonheur du monde, la morale chrétienne parvint à se faire jour, et, les exemples éclatants se joignant aux maximes, on dut enfin en tenir compte. La corruption romaine s'étonna en entendant parler de la virginité, comme de l'objet du culte et de la pratique d'un grand nombre de sectateurs de la religion nouvelle, et cela dans un moment où les plus beaux privilèges, joints aux plus terribles châtiments,  avaient peine à contenir dans le devoir les six vestales sur la fidélité desquelles reposaient l'honneur et la sécurité de la ville éternelle.  Vespasien et Titus eurent connaissance des infractions que ces gardiennes du Palladium se permettaient à l'égard de leur premier devoir; mais ils jugèrent que le niveau auquel étaient descendues les moeurs, ne

 

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permettait plus d'infliger à ces infidèles les pénalités antiques.

Le moment devait cependant arriver bientôt où les empereurs, le sénat, Rome tout entière, allaient apprendre, en lisant la première apologie de saint Justin, les merveilles de pureté dont  l'enceinte  de Babylone  était  le  théâtre. « Parmi nous, en cette ville, leur disait l'apologiste, des hommes, des femmes, en nombre considérable,  ont atteint déjà l'âge de soixante à soixante-dix ans; mais, élevés dès leur enfance sous la loi du Christ, ils ont persévéré jusqu'à cette heure dans l'état de virginité, et il n'est pas de pays dans lequel je n'en pourrais signaler de semblables. » Àthénagore, dans son mémoire présenté à Marc-Aurèle peu d'années après, pouvait dire à son tour : « Vous trouverez parmi nous, tant chez les hommes que chez les femmes, une multitude de personnes qui ont passé leur vie jusqu'à la vieillesse dans l'état de virginité, n'ayant d'autre but que de s'unir à Dieu plus intimement. »

Clément fut à même d'entourer de ses soins une de ces existences angéliques. La jeune Flavia Domitilla, fille de Plautilla, avait été élue du ciel pour marcher sur les traces de Petronilla. Sa mère avait placé près d'elle, en qualité d'officiers chargés de sa personne, deux chrétiens nommés Nérée et Achillée; l'un et l'autre avaient reçu le baptême des mains de saint Pierre. Les

 

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Actes que nous avons sur ces deux personnages disent qu'ils servaient leur jeune maîtresse en qualité d'eunuques; mais ce document, trop mélangé de détails  apocryphes,  est réfuté sur ce point par saint Grégoire le Grand, qui, dans sa célèbre homélie pour la fête des deux martyrs, relève le courage avec lequel ils ont dédaigné les joies de ce monde et sacrifié jusqu'à l'espoir légitime d'une postérité,  afin de garder la fidélité qu'ils avaient promise à Dieu. Flavia Domitilla, qui fut de bonne heure privée de sa mère, demeura sous la garde de son oncle Flavius Clemens, qui, chrétien  lui-même, encouragea les soins que Nérée et Achillée lui prodiguaient pour en faire une fidèle disciple de l'Evangile.

Cependant, elle était parvenue à l'âge nubile, qui arrivait de bonne heure pour les filles chez les Romains, et la petite-nièce de César ne pouvait manquer d'aspirants à sa main. Un parent d'Aurelius Fulvus, préfet de Rome, se mit sur les rangs; mais la jeune fille ayant connu, dans ses entretiens avec ses deux officiers, la noblesse et le mérite de la virginité chrétienne, se dégagea des liens qui menaçaient sa liberté, et n'eut plus d'attrait que pour l'Epoux céleste. La tradition de l'église romaine est que Clément la consacra solennellement à Dieu, et lui donna le voile de virginité. Flavia Domitilla pouvait avoir quatorze ans. L'usage de consacrer les vierges, en imposant  le voile sur  leur tête, existait déjà au

 

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deuxième siècle, ainsi que nous le verrons, et rien n'empêche de le faire remonter au premier. La virginité consacrée au Christ était un mariage mystique; il n'y a pas lieu de s'étonner que la liturgie chrétienne ait eu aussi dès lors son flammeum.

Chaque pas que faisait l'Eglise développait au dehors ce fonds inépuisable de doctrine et d'esthétique dont l'Esprit-Saint, qui réside en elle, est la source; et l'étude des monuments de son âge primitif nous la montre déjà si avancée dans ses rites et dans son enseignement, que, plus d'une fois, on a entendu les représentants du protestantisme en témoigner leur surprise. Ce progrès réglé, cette expansion si sûre et en même temps si aisée, ont toujours procédé dans le christianisme du principe vivifiant d'une autorité dirigée d'en haut. De là cette confiance des vrais fidèles dans l'Eglise, dépositaire de toute vérité révélée, comme de tout moyen de salut pour l'homme, sous la garantie de la promesse formelle du Christ. Nous trouvons des images saisissantes de cette Eglise, appui tutélaire des fidèles, dans un opuscule qu'écrivit à Rome, sous le pontificat de Clément, un chrétien nommé Hermas, le même peut-être dont on lit le nom dans les salutations qu'envoie saint Paul à la fin de son Epître aux Romains. Cette composition forme la première partie d'un ensemble connu sous le titre de Livre du Pasteur, que l'on

 

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trouve déjà cité par saint Irénée,  Clément d'Alexandrie, Tertullien et Origène, et que quelques-uns auraient même voulu placer parmi les saintes Ecritures. Cette première partie, qui est intitulée Visions, est incontestablement du premier siècle, et elle porte d'ailleurs en elle-même sa date, comme nous le verrons tout à l'heure. Les deux autres, qui ont pour titre Préceptes et Similitudes, se rapportent à une époque postérieure, et nous en rencontrerons l'auteur  au deuxième siècle. De bonne heure, les trois opuscules furent fondus sous un même titre, lequel ne pourrait se rapporter au premier, puisqu'il n'y est pas question de Pasteur, tandis qu'un pasteur est mis en scène dès le début du second. En outre, le troisième opuscule (les Similitudes) contient, avec tous ses développements, la belle allégorie de la tour, déjà ébauchée dans le premier. Il n'est pas naturel qu'un même auteur traite deux fois et diversement le même sujet dans un même ouvrage. M. de Champagny, dans les Antonins (tome I), a très lucidement démêlé cette question, et nous ne faisons ici que développer la solution qu'il a proposée.

Hermas raconte qu'il a vu une femme âgée, vêtue d'une robe éclatante et tenant dans sa main un livre. Elle était assise avec autorité dans une chaire ornée d'une tenture de laine blanche comme la neige. Hermas apprend que cette femme est l'Eglise,  et que, si elle paraît

 

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sous les traits de la vieillesse, « c'est qu'elle a été créée avant tout, et que le monde a été fait pour elle ». Dieu, en effet, a conçu éternellement le plan de son Eglise, et l'a destinée à recueillir ses élus dans tous les siècles. Toujours elle a été la société des âmes qui veulent s'unir à Dieu; mais, par le Christ, elle a reçu une forme et une organisation visibles et précises. Maintenant elle a une chaire, du haut de laquelle elle proclame ses enseignements.

Hermas la vit encore sous d'autres aspects. La première fois, elle s'était montrée grave et sévère; car elle avait des reproches à. lui faire sur certains désordres qui régnaient dans sa famille, et dont sa conduite personnelle le rendait plus ou moins responsable.  Apaisée par la docilité d'Hermas, elle se fit voir à lui de nouveau, mais, cette fois, sous les traits de la jeunesse et avec un  visage  riant; cependant, afin de  montrer qu'elle était la même,  elle  avait conservé ses cheveux blancs.  Une troisième fois,  elle apparut à son disciple; mais les signes de la vieillesse avaient complètement disparu. Enfin, une quatrième fois,  Hermas la vit,  parée  comme une jeune épouse dans la pompe nuptiale. Toute sa mise,  jusqu'à la chaussure,  était d'une blancheur éblouissante. Elle était coiffée d'une sorte de diadème,  et ses longs cheveux flottants répandaient un éclat merveilleux. Cet ensemble plein de grâce marquait l'éternelle jeunesse de

 

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l'Eglise, qui n'a ni tache ni ride, comme dit l'Apôtre. (Ephes., V.) Elle est ancienne et ne vieillit pas; mais, pour rendre ce double caractère, des apparitions diverses et successives avaient été nécessaires. On sent déjà se préparer ici le symbolisme des peintures murales des catacombes, sur lesquelles l'Eglise est si souvent représentée sous la forme d'une femme.

L'Eglise apparaît encore à Hermas sous la figure d'une tour que l'on bâtit; mais ce bel apologue est traité de nouveau, et d'une façon bien supérieure, dans l'opuscule du deuxième siècle, dont nous aurons à parler en son temps.

L'institutrice d'Hermas lui ordonne de mettre par écrit ce qu'il a vu et entendu, et lui prescrit d'en faire deux copies, dont il remettra l'une à Clément, « afin qu'il l'envoie aux villes plus éloignées; car, dit-elle, il le peut faire »; et l'autre à Grapté, pour qu'elle la communique aux veuves et aux orphelins dont elle avait la charge. Origène pense avec raison que Grapté était une des diaconesses de l'église de Rome. Il est peut-être permis de reconnaître la trace de cette pieuse femme sur une inscription honorifique, trouvée dans un jardin de l'Esquilin et conservée dans le recueil de Muratori (page 705). Elle est ainsi conçue :

 

GRATTE C. F. DOMITILLAE
...LIAE. LENTINI. SABINI.

 

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V. FORT. LEGT. ASCALON

COMVGI. SATRI. SILON

IS. V. RELIG. PROMAGIST

NEPTI. VESPASIANI. IM

 

Le nom féminin de Grapté se rencontre plusieurs fois dans Gruter : ici nous trouvons Gratte, probablement par suite d'une distraction  du graveur. Y voir, avec Muratori, l'altération du nom Gratae, est peu naturel : le graveur ne s'y serait pas trompé. En tout cas, cette femme portait le nom de Domitilla, et elle était nièce de Vespasien, dont la femme était aussi une Domitilla. Son père était un Sabinus, et son mari est qualifié de vir religiosus; éloge rare et significatif. Rien de moins étonnant, après tout ce que nous avons vu, qu'un chrétien et une chrétienne de plus dans la famille Flavia. C'est le sentiment de Muratori et de Greppo touchant ces personnages.

La dernière partie du livre des Visions se rapporte à une grande persécution qui menaçait l'Eglise. Hermas a vu un immense dragon, à la gueule béante, d'où s'échappaient des sauterelles de feu. Cette bête s'avançait avec une rapidité capable de renverser les murailles d'une ville. La femme qui figurait l'Eglise dit à Hermas que ce monstre représentait la tribulation qui bientôt allait fondre sur les élus. La persécution de Domitien  n'était pas éloignée; peut-être ce

 

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terrible symbole la désignait-il déjà; à moins que l'on ne doive voir ici l'ensemble de toutes les persécutions qui s'étendirent de Néron à Dioclétien, et qui furent l'épreuve décisive de l'origine divine de l'Eglise.

Clément était prédestiné à la gloire des martyrs, mais il devait attendre longtemps encore sa couronne. Vespasien laissa l'Eglise jouir de la paix durant tout son règne; comme dit Eusèbe, « il n'eut pas même la pensée de nous nuire ». (Hist. eccles., lib. III, cap. XVII.) Nous lisons néanmoins dans le Liber pontificalis que « Clément avait fait plusieurs écrits par zèle pour la foi chrétienne, et que ces écrits attirèrent sur lui une persécution qui aboutit au martyre ». Il est certain que, sur la fin de son règne, Vespasien devint ombrageux à l'égard des philosophes. Ces hommes aux doctrines indépendantes constituaient une sorte d'opposition dans l'Etat, et cette opposition était plus gênante sous le régime d'un homme nouveau qui était venu occuper la place des Césars, profitant de la lassitude que les Césars avaient inspirée, pour fonder une nouvelle dynastie. Les philosophes discouraient volontiers sur le gouvernement, et Vespasien, qui ne voulait pas être sanguinaire, n'était pas non plus sans savoir que les stoïciens affectaient de ne pas craindre la mort. Une répression tempérée lui sembla nécessaire. Il était d'ailleurs sous l'influence de Titus, qui trouvait

 

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avantageux de couvrir du nom de son père les actes de rigueur qu'il jugeait utiles à sa politique, se réservant de devenir « les délices du genre humain », quand une fois il serait assis sur le trône impérial.

On vit donc, sur les dernières années de Vespasien, partir pour l'exil, sous la prévention de regretter la république, Helvidius Priscus, Hostilius et Démétrius le Cynique. D'autres encore furent inquiétés, et plusieurs même mis à mort. Bientôt une sentence capitale, extorquée à Vespasien, vint atteindre Helvidius dans son exil. C'est au milieu de cette réaction impériale qu'eurent lieu l'exil de Clément et la fin de son pontificat qui ne dépassa pas l'année 76. Comment se fit-il qu'un prince résolu à n'inquiéter personne pour ce qui tenait aux questions purement religieuses, en vînt à sévir contre le chef des chrétiens? Comment le successeur de Pierre, oubliant les enseignements si formels de l'apôtre,  se serait-il immiscé dans la querelle politique, au point d'avoir partagé le sort des ennemis de Vespasien?

Pour la solution de ces questions, il est nécessaire de se souvenir qu'il s'était produit, autour du nouveau maître du monde, des faits capables d'éveiller la sollicitude pastorale de Clément et de l'obliger à élever la voix, afin d'écarter le scandale qui menaçait son troupeau. Nous avons constaté plus haut l'affectation avec laquelle les

 

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membres de la tribu Succusane avaient acclamé la Paix éternelle à l'avènement du nouvel empereur, et comment plusieurs chrétiens de cette tribu, notamment Cornélius Pudentianus, prévoyant que, sous ce nom, Rome allait s'enrichir d'une nouvelle divinité, avaient préféré offrir leur hommage à Vespasien, en substituant l'Hilarilas publica à la Pax aeterna. La nouvelle divinité inaugurée par les Flaviens prit en effet son rang parmi celles de Rome, et le temple de la Paix fut dédié solennellement en l'année 76. Vespasien avait séjourné dans la Palestine, il était allé consulter les mystérieux oracles du mont Carmel, et sa vanité de vieux soldat un peu crédule avait été flattée des compliments que des gens intéressés, abusant de certains passages des prophéties de l'Ancien Testament, lui offraient comme à celui qu'on y désignait sous le nom de Prince de la Paix. Les juifs ne firent pas défaut dans cette occasion. Leur haine pour les chrétiens s'accommodait d'un procédé qui éloignait de Jésus de Nazareth un titre glorieux, pour le reporter à César. Dans son Histoire de la guerre des Juifs, livre hautement estimé de Titus, Josèphe ouvrait la voie à cette profanation des Ecritures sacrées, en les appliquant sans pudeur à Vespasien. (Lib. VII, cap. XII.) Beaucoup de païens dans Rome, chez lesquels, depuis longtemps, l'attente vague d'un prince et d'un empire fondé sur la paix était répandue,  comme

 

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on peut le voir dans Cicéron et dans Virgile, se laissaient volontiers persuader que le jour de ce monarque bienfaisant avait lui enfin. Le temple fut inauguré ayant à son fronton cette inscription solennelle : PACI AETERNAE. Parmi les médailles des sixième et septième consulats de Vespasien, plusieurs la reproduisent, et d'autres y font allusion.

On n'a donc pas droit de s'étonner que Clément n'ait pu souffrir, sans protester, cette dérogation à la gloire du Fils de Dieu au profit de César; qu'il ait parlé, qu'il ait môme écrit pour venger l'honneur du Christ de l'indigne trahison de la Synagogue et des prétentions de la vanité impériale. Sans vouloir fronder le pouvoir de César, il a dû enseigner résolument que les prophéties regardaient un tout autre personnage que Vespasien, et les délations l'auront atteint auprès de Mucianus, l'un des agents autrefois de la tyrannie de Néron, maintenant chargé de la police de Rome, en ce qui concernait les proscriptions. Tel est le sentiment de Bianchini, auquel nous adhérons pleinement. Clément se vit donc à son tour frappé d'une sentence d'exil, Vespasien étant consul pour la septième fois, et Titus pour la cinquième; ce qui donne l'an 76. C'était jusque dans la Chersonèse, sur le Pont-Euxin, qu'on le reléguait, et il ne devait plus revoir Rome. Le pieux pontife dont l'humilité avait décliné tout d'abord la succession de Pierre,

 

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et qui avait recommandé au clergé de Corinthe de ne pas tant s'attacher aux dignités de l'Eglise, joignit l'exemple au précepte, en abdiquant lui-même les honneurs du premier siège. Il avait occupé environ huit années la chaire de saint Pierre. Le Liber pontificalis dit qu'après Clément le siège apostolique vaqua vingt-deux jours; preuve évidente de l'abdication du pontife, puisqu'il ne souffrit le martyre que vingt-cinq ans après, la chaire de saint Pierre étant occupée par Evariste.

Fidèle au plan que nous nous sommes imposé dans ces récits, de nous borner à la chronique locale de l'église romaine, nous ne suivrons pas Clément dans son exil en Chersonèse. Les Actes qui en détaillent les circonstances remontent à la plus haute antiquité; mais nous n'avons pas à les discuter ici. Ils racontent que Clément trouva dans cette presqu'île un nombre considérable de chrétiens déportés avant lui, et employés à l'exploitation des carrières de marbre qui étaient riches et abondantes en Chersonèse. La déportation de ces chrétiens se rapportait sans aucun doute à la persécution de Néron, et la peine dont ils avaient été frappés était celle que la loi romaine appelait Ad metalla : terme par lequel on entendait les carrières aussi bien que les mines de métaux. La joie des chrétiens à la vue de Clément s'explique d'elle-même; son zèle à propager la foi dans cette lointaine contrée et les

 

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succès de son apostolat n'ont rien qui doivent surprendre. Le miracle d'une fontaine jaillissant de la roche à la parole de Clément, pour désaltérer les confesseurs, est un fait analogue à cent autres que l'on rencontre dans les Actes les plus authentiques des saints. Enfin l'apparition d'un agneau mystérieux sur la montagne, où il marque de son pied le lieu d'où l'eau va jaillir, reporte la pensée vers les premières mosaïques chrétiennes sur lesquelles on voit encore le symbole de l'agneau debout sur un monticule verdoyant.

La mémoire de Clément se présente entourée d'une auréole particulière dans les origines de l'église de Rome.  A. ce moment où les apôtres ont disparu, il semble éclipser Linus et Cletus, qui cependant avaient reçu avant lui l'honneur de l'épiscopat. On passe comme naturellement de Pierre à Clément, et les églises orientales ne célèbrent pas son souvenir avec moins d'honneur que l'église latine. Il fut bien véritablement le pontife universel, et l'on sent déjà que l'Eglise tout entière est attentive à ses actes comme à ses écrits. Cette haute réputation lui a fait attribuer tout un cycle d'écrits apocryphes, qu'il est aisé de démêler de ses écrits véritables; mais il est à noter que les faussaires qui ont jugé à propos de lui prêter leurs propres oeuvres, ou de bâtir des romans à son sujet, s'accordent à le faire naître de race impériale.

 

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CHAPITRE VIII (76-98)

 

Saint Cletus souverain pontife. — Titus empereur. — Dédicace de l'amphithéâtre de Vespasien. — Pontificat de saint Anaclet. — Mort de Lucine. — Son cimetière sur la voie Appienne. — Démonstration de son identité avec Pomponia Graecina. — Cimetière de Flavia Domitilla. — Sa façade retrouvée de nos jours. — Importance de son ambulacre. — Ses galeries surajoutées avec leurs belles peintures du siècle des Antonins. — Saint Anaclet fait décorer la Confession de saint Pierre. — Le chrétien Acilius Glabrio consul. — Domitien persécute l'Eglise. — Saint Jean l'Evangéliste à Rome. —  Son martyre. — Il est divinement préservé. — Son exil à Patmos. — Le chrétien Flavius Clemens consul. — Ses deux fils adoptés par Domitien. — Flavius Clemens est mis à mort pour la foi. — Exil de sa femme Flavia Domitilla et de sa nièce, la vierge du même nom. — Deux Juifs de la famille de David comparaissent devant Domitien. — Suspension de la persécution. — Nerva empereur. — Pontificat d'Evariste. — Prophétie de saint Jean sur Rome. — Evariste assigne leurs titres aux vingt-cinq prêtres de l'Eglise romaine. — Le quartier du Viminal signalé comme suspect par Juvénal. — Cimetière de Prétextat. — Inscriptions primitives du cimetière Ostrianum sur la voie Nomentane, et du cimetière de Priscille sur la voie Salaria.

 

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Le successeur de Clément sur la chaire romaine fut Cletus. Dans le cours d'un pontificat de six années, il vit mourir Vespasien, Titus occuper deux ans le trône impérial et s'ouvrir le règne néfaste de Domitien. Durant cette période, Rome reçut d'importants embellissements. Le capitole fut réédifié après un incendie, les thermes de Titus furent construits; le colosse de Néron fut consacré au Soleil, moyennant une nouvelle tête entourée de rayons d'or mise à la place de celle du tyran. Mais un monument qui intéresse à la fois Rome et l'Eglise chrétienne, est l'amphithéâtre de Vespasien, ce formidable et sublime colosse qui fut dédié par Titus. Dans les jeux qui signalèrent son inauguration, il périt dix mille hommes et cinq cents bêtes féroces. L'arène de cet amphithéâtre, ainsi que nous l'avons dit, fut celle où se livra la bataille entre le paganisme et le christianisme. Les ruines imposantes d'un tel monument sont encore aujourd'hui la plus complète et la plus grandiose manifestation de la Rome impériale.

Cletus songea à élever à vingt-cinq le nombre des prêtres employés dans le ministère sacré; c'est la première origine des prêtres cardinaux de ce clergé romain que nous voyons, au temps de saint Cyprien, chargé du gouvernement de l'Eglise universelle durant la vacance du Siège apostolique, communiquant avec les évêques, et portant des règlements pour le maintien de la

 

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discipline générale. Il ne nous reste pas d'autres renseignements sur les actes du gouvernement de Cletus. Il fut enseveli dans la crypte Vaticane, près du corps de saint Pierre. En lui finirent les trois évoques qui avaient partagé l'honneur d'avoir été les vicaires du prince des apôtres, et dont les noms sont restés inséparables.

Le successeur de Cletus fut Anaclet, que les catalogues rédigés hors de Rome confondent avec son prédécesseur. L'église romaine les a toujours distingués. Le catalogue de Libère qui, dans sa première partie, nous donne les traditions romaines précisées au troisième siècle, désigne par des consulats différents le commencement et la fin du pontificat de l'un et de l'autre. Les peintures de la basilique de Saint-Paul, accompagnées d'inscriptions et se rapportant à l'époque de saint Léon, les distinguent pareillement. La chronique de Félix IV et le Liber pontificalis consacrent à chacun une notice séparée. Enfin les martyrologes assignent le 26 avril à saint Cletus et le 13 juillet à saint Anaclet. L'église de Rome a donc constamment reconnu Cletus et Anaclet pour deux de ses évêques, et non pour un seul. Dans cette question, très secondaire d'ailleurs, les fastes locaux et officiels d'une église ont naturellement plus de valeur que le témoignage des étrangers, qui ont pu aisément prendre le change à raison de la similitude des noms.

 

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Anaclet était    à  Athènes,  et son père se nommait Antiochus. On ignore quelles circonstances l'amenèrent à Rome; mais il y fut distingué par saint Pierre qui l'ordonna prêtre. Ce fait, rapporté par le Liber pontificalis, nous montre dans Anaclet le dernier des papes qui ait été sanctifié par l'imposition des mains du prince des apôtres.  Son pontificat, qui se termina au milieu de la tourmente d'une persécution, avait commencé  sous  des auspices  plus tranquilles; mais quelque chose faisait craindre que Domitien, déjà trop porté à reprendre les errements de  Néron, n'en  vînt  un jour jusqu'à vouloir imiter sa fureur contre les chrétiens.

Ce fut dans les premiers jours de l'épiscopat d'Anaclet que la chrétienté de Rome vit disparaître la noble femme que le monde appelait Pomponia Grrccina, et que les fidèles nommaient Lucine. Les quarante années de son deuil, que Tacite a comptées, finissent vers l'an 83, et Lucine, après tant de saintes oeuvres, avait droit au repos et aux joies de l'éternité. Elle laissait le christianisme en héritage à plus d'un patricien de Rome, ainsi qu'à la famille nouvelle des Flavii, et son nom demeurait attaché pour toujours à son cimetière de la voie Appienne.

Nous avons mentionné dans notre récit les deux cryptes que cette illustre chrétienne avait déjà créées dans ses praedia : l'une sur la voie d'Ostie, pour y recueillir le corps de saint Paul,

 

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et l'autre sur la voie Aurélia, où elle ensevelit les martyrs Processus et Martinien. Lucine, dans ses dernières années, en ouvrit une nouvelle, après le premier mille sur la droite de la voie Appienne. Cette voie était, comme l'on sait, bordée de tombeaux à droite et à gauche jusqu'à Albe, et, grâce aux déblayements exécutés par la munificence de Pie IX, on en peut suivre encore aujourd'hui l'importante série. Derrière la ligne des tombeaux s'étendaient des terrains occupés par des villae appartenant d'ordinaire à la famille dont les monuments funéraires bordaient la voie. Lorsque les propriétaires du sol étaient chrétiens, il leur était facile d'entreprendre un autre mode de sépultures, en créant, sous le sol même, des hypogées destinés aux membres de la famille qui professaient la même foi.

Le rapprochement des inscriptions tumulaires provenant des tombeaux qui bordaient la voie avec celles que l'on découvre à l'intérieur des cryptes chrétiennes qui s'étendent sous le même terrain, peut amener à constater qu'une même famille a occupé l'area extérieure et l'area souterraine. C'est grâce à une confrontation de ce genre que M. de Rossi a pu produire un nouvel argument en faveur de l'identité de Pomponia Graecina avec la pieuse et célèbre Lucine. D'un côté, les marbres païens des Pomponii ont été reconnus comme ayant eu leur place sur la voie; d'autre part, les inscriptions des Pomponii chrétiens,

 

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parmi lesquels un Pomponius Grascinus, ont apparu dans l'intérieur du cimetière de Cal-liste qui, dans l'origine, n'était qu'une annexe de celui de Lucine.  La disposition  architectonique et les peintures classiques de ce dernier offrent d'ailleurs le caractère du premier siècle, tel qu'on peut le déterminer d'après les monuments de Pompéi. Tous ces motifs réunis donnaient le droit d'attribuer ces terrains funéraires aux Pomponii, unis d'ailleurs aux Caecilii. En môme temps, il était constant que ce premier cimetière de la voie Appienne avait été dès l'origine désigné par le nom de Lucine; la conclusion à tirer était que la matrone qui, dans la société romaine, se nommait Pomponia Graecina, n'était pas autre que la chrétienne connue des fidèles sous le nom béni de Lucine. Ainsi s'est résolu de lui-même ce problème qui, ayant pour point de départ le texte si précieux de Tacite, arrivait à sa solution,  à l'aide d'un monument contemporain que le temps, malgré ses ravages, a encore respecté jusqu'à nos jours.

L'alliance des Pomponii avec les Caecilii vient encore ajouter une nouvelle démonstration à la thèse. La crypte de Lucine contient, ainsi que nous le verrons, de nombreuses inscriptions chrétiennes des Caecilii. Cette réunion avec les Pomponii, sous les auspices du nom de Lucine, dans ces souterrains, confirme avec une nouvelle précision tout ce que nous avons dit jusqu'ici du

 

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christianisme dans ces deux familles. Nous ajouterons, d'après Cicéron ( Tusc., I, sect. VII), que les Metelli avaient leurs tombeaux sur la voie Àppienne, à la distance de Rome où s'ouvre la crypte de Lucine, et qu'on a découvert en ce siècle même, dans la vigne Amendola, sur le sol extérieur de ce cimetière, un colombaire des affranchis de la gens Caecilia.

Nous avons attendu jusqu'ici à parler de la nouvelle catacombe qui fut ouverte sur la voie Ardéatine, et est connue sous le nom de cimetière de Domitilla. Sa première origine paraît avoir été une propriété possédée par une des Flavia Domitilla sur le sol dans lequel elle est creusée. Tout porte à penser que ce dût être la propre fille de Vespasien, mère de Flavia Domitilla, qui fut chrétienne et femme du consul Flavius Clemens.  Un cippe découvert sur les terrains appelés aujourd'hui de Tor Morancia, près de la voie Ardéatine, est venu attester l'existence en ce lieu du praedium d'une Flavia Domitilla. On y lit cette inscription :

 

SCR. CORNELIO

IVLIANO. FRAT

PHSSIMO. ET

CALVISIAE. EIVS

P. CALVISIVS

PHILOTAS. ET.  SIBI

EX INDVLGENTIA

 

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FLAVIAE DOMITILL

IN FR. P. XXXV

IN AGR. P. XXXX

 

Ainsi, Flavia Domitilla a bien voulu concéder sur son praedium à un Calvisius Philotas, pour y ensevelir les siens, une area de trente-cinq pieds de face et de quarante de profondeur.

Un second marbre publié par Gruter nous révèle un autre don de terrain pour sépulture, fait par la fille de Flavia Domitilla en faveur de Glycera son affranchie. Sur l'inscription, cette Flavia Domitilla est qualifiée de petite-fille de Vespasien.

Un troisième marbre, recueilli au dix-huitième siècle dans une vigne attenante à Tor Marancia, attestait pareillement le don d'un terrain funéraire fait à un particulier par la même Flavia Domitilla, toujours qualifiée de petite-fille de Vespasien.

C'est donc un fait certain que, dès le règne de Vespasien, il existait sur la voie Ardéatine un terrain affecté à des sépultures, et ayant appartenu successivement aux deux illustres matrones, Flavia Domitilla, fille de Vespasien, et Flavia Domitilla, petite-fille de cet empereur. Or le cimetière chrétien qui porte le nom de Domitilla est situé sous ce même sol; on est donc en droit de conclure qu'il doit son origine à l'une de ces deux princesses. Le christianisme de la première

 

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n'est pas démontré; mais celui de la seconde est un fait historique incontestable. A quelle époque aura-t-on creusé l'hypogée de famille qui donna naissance au vaste cimetière de la voie Ardéatine? L'année peut être douteuse, mais il est incontestable qu'un des deux Domitille avait ouvert de bonne heure en ce lieu une ou plusieurs salles funéraires, puisque c'est là que fut déposé le corps de la vierge Petronilla, disciple de saint Pierre, et qui mourut dans sa première jeunesse.

Nous serions encore aujourd'hui réduits à ces données, évidentes d'ailleurs, sur l'origine du grand cimetière de la voie Ardéatine, si des recherches, opérées aux frais de M. le comte Desbassayns de Richemont, ne nous avaient pas révélé tout à coup l'entrée imposante de l'hypogée des Flavii chrétiens. A la suite de fouilles intelligentes, on vit apparaître, en 1865, la façade solennelle d'un vestibule s'adossant à la colline, comme celui du tombeau des Nasons sur la voie Flaminia. Cette façade, construite correctement en briques, était ornée d'une corniche en terre cuite. Au-dessus de la porte, on reconnaissait encore la place de l'inscription. A droite et à gauche s'étendaient deux édifices attenants, quoique construits un peu plus tard. Celui de gauche est composé de petites chambres étroites revêtues d'un stuc rouge, sur lequel sont peints des oiseaux, à la manière de certaines fresques de Pompéi. On remarque là un puits, un réservoir

 

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d'eau, la vasque d'une fontaine et des bancs de pierre. L'édifice placé à droite offre une vaste salle, autour de laquelle règne un banc. Ce fut évidemment un triclinium, dans lequel les chrétiens se réunissaient pour leurs agapes.

Entrant maintenant par la porte qui ouvre sur le vestibule de l'hypogée, on descend quelques marches, auxquelles succède une pente douce, et l'on se trouve dans un vaste ambulacre, sui les parois duquel, à droite et à gauche, sont pratiquées des niches où furent établis de nombreux sarcophages dont les débris jonchent encore le sol. A partir du vestibule, la voûte est décorée dans toute sa longueur d'une fresque du goût le plus pur, représentant des branches de vigne au milieu desquelles se jouent des oiseaux et des génies. Ces rinceaux descendent le long des murailles, et sont interrompus par des paysages qui rappellent ceux de Pompéi. L'ambulacre, qui fut réservé au commencement pour un petit nombre de tombeaux, selon les intentions de Domitilla, se ramifie peu à peu, mais toujours dans de vastes proportions, pour recevoir un supplément de sépultures. Plus loin, il est mis en communication avec la vaste catacombe Ardéatine, dont le centre est le tombeau des saints Nérée et Achillée.

L'état de délabrement dans lequel a apparu le large corridor qui fut d'abord à lui seul tout le cimetière de Domitille,  ne permet plus de

 

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recueillir aujourd'hui autrement que par fragments les peintures des sujets chrétiens dont il abondait autrefois. On reconnaît encore cependant les débris d'une fresque classique représentant Daniel dans la fosse aux lions. Dans un cubiculum, trois peintures répètent le mythe de Psyché. Ailleurs on voit l'image d'un homme occupé à la pêche; plus loin, une brebis paissant au pied d'un arbre. Au fond de l'ambulacre, deux personnages sont assis près d'une table élégante sur laquelle sont servis trois pains et un poisson. Un troisième personnage se tient debout près d'eux. Le dessin des figures, le style de l'ameublement, reportent aux fresques antiques les plus parfaites.

Tel fut le début du magnifique cimetière connu non seulement sous le nom de Domitille, mais sous ceux de Pétronilla et encore de Nérée et Achillée. Ce dernier nom se rapporte davantage au magnifique labyrinthe qui prend son point de départ à l'ambulacre de Domitille et s'étend sous les terrains de Tor Marancia, ayant eu pour centre historique le tombeau des deux martyrs. La beauté et l'importance des peintures que l'on remarque dans ses cubicula en font l'un des plus précieux monuments du christianisme dans Rome souterraine. Nous aurons recours souvent aux précieux et primitifs sujets dont il est rempli, et dont le goût classique reporte les connaisseurs aux premières années du deuxième siècle.

 

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De la catacombe de la voie Ardéatine il nous faut passer maintenant à celle du Vatican, où nous avons vu ensevelir auprès du prince des apôtres deux de ses successeurs, Linus et Cletus. Anaclet jugea qu'un si auguste sanctuaire, où. tous  les  fidèles  vénéraient  le fondement de l'Eglise, demandait d'être orné avec une dignité qui témoignât de son importance. Il attacha son nom à cette décoration, et la chronique papale ne donne pas  sur  ses  gestes  d'autres détails. Rome chrétienne s'affirmait ainsi dans les entrailles de la terre, au moment où la tempête s'apprêtait à fondre sur elle.

La folie sacrilège de Caligula, qui, de son vivant, s'était fait décerner les honneurs divins, s'empara de Domitien dès les premières années de son règne (année 85), et l'affermit encore dans sa carrière de crimes et d'extravagances. La complaisance des Romains de l'Empire ne fit pas défaut  à  cette  entreprise  du  césarisme. Cette même année, Aurelius Fulvus, qui, par intérêt de famille, ne devait pas être bienveillant envers la religion de la vierge Flavia Domitilla, arrivait aux honneurs du consulat. Au reste, le paganisme,  en ces mêmes années, était à portée de faire la comparaison entre la licence de ses propres vestales et la dignité des vierges chrétiennes,  dont le  nombre s'accroissait à Rome de jour en jour. Sur les six prêtresses de Vesta, trois venaient d'être convaincues d'infidélité à

 

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leur engagement. C'était une Varronilla et deux Occellatae  : on crut devoir se  relâcher à leur égard de l'atroce sévérité de la loi romaine, et on leur laissa le choix du supplice. Mais, six ans après, une autre vestale, qui portait le beau nom de Cornelia, s'étant laissé corrompre,  la pénalité lui fut appliquée dans toute sa rigueur, et elle fut enterrée vive. Le paganisme vermoulu était heureux d'avoir pour se soutenir encore l'intérêt politique et l'attrait du peuple pour la superstition, deux forces redoutables dont Dieu seul pouvait triompher.

L'hostilité de Domitien à l'égard des chrétiens sembla se préparer,  lorsque l'on vit,  en l'année 89, Aurelius Fulvus appelé pour la seconde fois aux honneurs du consulat.  Agricola était en disgrâce, et l'empereur ne sentait plus aucun frein  capable de ralentir ses desseins pervers. Néanmoins,  l'un des consuls de l'année 91  se trouva être un chrétien,  Àcilius Glabrio; mais peut-être Domitien ignorait-il encore à ce moment que ce patricien  appartînt à la religion nouvelle. Les réunions des chrétiens étaient environnées d'un certain mystère,  et plus d'une fois, dans la famille même, on parvenait à dissimuler assez longtemps le lien secret qui rattachait au culte proscrit.

On verra plus loin la preuve du christianisme d'Acilius Glabrio. Sa famille était consulaire, et ses ancêtres avaient été honorés des faisceaux

 

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dans les années 563 et 600. Celui dont nous parlons n'avait pas encore achevé son année qu'il put voir déjà, par un caprice du tyran, que sa vie même n'était pas en sûreté. Durant la célébration des jeux appelés Juvenilia, Domitien lui donna l'ordre de combattre contre un énorme lion qu'on venait de lâcher. Acilius obéit, et à force d'adresse il parvint à tuer l'animal; ce coup heureux déconcerta l'empereur, qui retrouva plus tard l'occasion de sacrifier celui dont le courage avait déjoué sa sinistre intention.

A l'exemple de Vespasien, son père, Domitien se prit de colère contre les philosophes dont l'esprit indépendant lui causait de l'ombrage; mais les influences dont il était entouré lui persuadèrent bientôt qu'en poursuivant les chrétiens il se montrerait encore un plus digne imitateur de Néron, pour lequel il ne dissimulait pas son goût. L'année 94 vit donc commencer une persécution qui, pour avoir été de courte durée, n'en fut pas moins sanglante non seulement à Rome, mais dans l'Empire. La police impériale vint mettre la main jusque sur un vieillard qui achevait tranquillement sa noble vie dans l'Asie Mineure, mais dont l'autorité pleine de douceur et le zèle ardent étaient signalés par les proconsuls comme la cause principale de la persistance et des progrès du christianisme dans cette florissante province. Ce vieillard bientôt centenaire était Jean, le dernier survivant des  apôtres de

 

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Jésus. En amenant ainsi jusque dans Rome un tel personnage, Domitien ignorait quel surcroît de gloire il procurait à cette église fondée par Pierre, évangélisée par Paul, et sanctifiée désormais par la présence du disciple que Jésus aimait. Quelle dut être la joie d'Anaclet et du peuple fidèle qui l'entourait, on en peut juger par l'enthousiasme qu'inspirait encore à Tertullien, plus d'un siècle après, le concours de ces trois apôtres apportant chacun à l'Eglise mère le tribut de son autorité et de sa renommée, et la rendant auguste et sacrée entre toutes. « Heureuse Eglise, s'écrie-t-il, dans le sein de laquelle les apôtres ont versé toute leur doctrine avec leur sang; où Pierre a imité la Passion du Seigneur par la croix, où Paul a reçu comme Jean-Baptiste la couronne par le glaive, d'où Jean l'apôtre, sorti sain et sauf de l'huile bouillante, a été relégué dans une île! » (De Praescript., cap. XXXVI.)

Le Sauveur avait annoncé aux deux fils de Zébédée qu'ils auraient part à son calice. Jacques, l'aîné des deux, avait de bonne heure consacré Jérusalem par les prémices du sang apostolique; c'était à Rome que Jean devait offrir sa vie pour l'honneur de son Maître. Alors s'accomplit le mystérieux oracle dans lequel Jésus avait prédit que Pierre le suivrait, ayant les mains étendues sur la croix, sans vouloir expliquer si Jean mourrait ou ne mourrait pas. Par

 

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ordre du magistrat romain, le vieillard est conduit près de la porte Latine. Là on a préparé une chaudière d'huile brûlante; un ardent brasier fait bouillonner dans le vase immense la liqueur homicide. Les inspirations de Tigellinus dans les jardins de Néron semblent dépassées par les inventions des ministres de Domitien, et il est à croire que l'apôtre ne fut pas le seul des chrétiens soumis à cet ignoble et cruel supplice. Après la flagellation qui précédait toujours l'exécution des condamnés, le9 bourreaux saisissent le vieillard, ils le plongent avec barbarie dans la chaudière mortelle; ô prodige! l'huile brûlante a perdu tout à coup ses ardeurs; aucune souffrance ne se fait sentir aux membres épuisés de l'apôtre, et lorsqu'on l'enlève enfin à ce supplice impuissant, il a recouvré la vigueur que les années lui avaient enlevée. Le prétoire est vaincu, et l'oracle du Christ est accompli. Comme Pierre, Jean a été soumis à l'épreuve; martyr de désir, il a accepté la mort; mais désormais la mort a fui devant lui. Il attendra que le Christ vienne et l'appelle.

L'impression d'une telle scène dut être profonde dans la chrétienté de Rome. A la paix de l'Eglise, une basilique s'éleva sous le titre de Saint-Jean devant la Porte Latine, près du lieu où la merveille s'était accomplie, et conserva aux âges futurs un si grand souvenir. Quant à

 

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l'apôtre, qui était venu apporter à l'église romaine une nouvelle illustration, la superstition païenne attribua sa préservation à quelque procédé magique, et refusa de lutter plus longtemps avec lui. Une sentence impériale exila Jean dans l'île sauvage de Patmos.

Un caprice de Domitien, en l'année 95,  appela tout à coup Flavius Clemens aux honneurs du consulat. Ce digne époux de Flavia Domitilla était un des membres les plus honorables de l'église de Rome. La profession qu'il faisait du christianisme ne pouvait être ignorée de Domitien  qui,  bien  qu'il eût mis à mort Sabinus, frère de Clemens, avait adopté les deux fils de celui-ci. Il avait voulu que l'un fût appelé Vespasien et l'autre Domitien, et le célèbre Quintilien avait été chargé de leur enseigner les belles-lettres. La chute de Domitien entraîna celle des Flavii, qui n'avaient pas duré assez pour lui survivre : autrement, ce prince venant à disparaître sans descendance personnelle, on eût pu voir l'Empire,  dès la fin du premier siècle, passer aux mains d'un chrétien. (BEULÉ, Les Chrétiens de la famille Flavia. Journal des savants. Janvier 1870.) Les deux jeunes princes issus d'un père et d'une mère fortement attachés à la foi chrétienne, entourés d'autres membres de la famille  non moins zélés pour le culte nouveau, auraient, selon toute probabilité, persévéré dans les principes de leur éducation première. Il en

 

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fût résulté pour l'Eglise un avantage prématuré qui n'entrait pas dans les intentions de la divine Providence. La lutte désarmée, mais victorieuse, contre le paganisme, devait durer encore plus de deux siècles, et le père du jeune Vespasien et du jeune Domitien avait à peine expié son christianisme sous la hache du licteur, que la dynastie des Flavii disparaissait dans la tempête avec le tyran.

Clemens et Domitille avaient pu, dans la vie privée, professer sans éclat la religion proscrite; mais le père et la mère des deux jeunes héritiers de l'Empire ne pouvaient plus désormais dérober aux regards ces nuances de conduite qui trahissaient le christianisme dans ses adhérents. Comment un consul, membre de la famille impériale, proche parent d'un César qui se faisait élever des temples et des autels, eût-il pu dissimuler longtemps son éloignement pour le paganisme, et paraître associé aux crimes de tout genre que commettait son impérial cousin? N'y avait-il pas d'ailleurs des yeux ouverts sur les Flavii chrétiens, des inimitiés sourdes qui n'attendaient que le moment pour éclater? Dans une telle situation, Clemens chercha l'obscurité autant qu'il était possible à un consul; mais sa modestie lui fut fatale aux yeux de César. A peine avait-il achevé l'année de ses honneurs, que Domitien, sans tenir aucun compte des liens du sang, lui faisait trancher la tête.

 

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Suétone, dans son appréciation païenne, accuse le martyr d'une inertie qui n'était digne que de mépris, contemptissimae inertiae; mais il insiste sur la précipitation avec laquelle la sentence de mort fut rendue et exécutée, à l'expiration de l'année du consulat. (Domit., c. XV.) Dion Cassius entre dans plus de détails. Nous apprenons de son récit que Flavius Clemens fut accusé du crime d'impiété envers les dieux, et il ajoute que l'on condamna en même temps beaucoup d'autres personnes qui avaient embrassé les rites judaïques; ce qui signifie, comme on le sait, le christianisme chez les auteurs païens de cette époque. Bruttius Praesens, l'ami de Pline le Jeune, cité par Eusèbe dans sa Chronique, dit en propres termes que les victimes de la cruauté de Domitien à ce moment encoururent leur sentence pour avoir fait profession du christianisme. Au rapport de Dion Cassius, les uns furent mis à mort, et les autres dépouillés de leurs biens : Flavia Domitilla elle-même ne fut pas épargnée. Sans égard pour la parenté, Domitien l'exila dans l'île de Pandataria qui avait été le lieu d'exil de Julie, fille d'Auguste, femme d'Agrippa et de Tibère. Mais ce qui jette une lumière non douteuse sur l'instigateur de tant de mesures cruelles dirigées contre les membres chrétiens de la famille Flavia, c'est de voir figurer sur la liste des proscrits la fille de Plautilla, l'innocente vierge Flavia  Domitilla,  celle-là même  qui  avait

 

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repoussé l'hymen d'un Aurelius. Elle fut enlevée à son tour et transportée dans l'île Pontia, voisine de celle de Pandataria. Au quatrième siècle, sainte Paule, se rendant en Palestine, voulut s'arrêter quelques instants sur cet aride rocher, pour y vénérer de si beaux souvenirs, et saint Jérôme atteste l'émotion qu'elle éprouva à la vue de la pauvre demeure où avait souffert pour la foi la courageuse nièce d'un César.

Ces traitements barbares envers des personnes d'un si haut rang ont indigné Tacite lui-même. Malgré sa haine pour les chrétiens, il ne peut s'empêcher de féliciter son beau-père Agricola de n'avoir pas été témoin des exils et des persécutions de tant de nobles femmes. (Agric., c. XLV.) Aux victimes de Domitien prises dans sa propre famille, et sacrifiées à l'antipathie qu'il éprouvait alors pour les chrétiens, il faut ajouter en cette même année (96) l'ancien consul Acilius Glabrio, dont Dion Cassius mentionne la condamnation après celle de Flavius Clemens, la motivant sur les mêmes griefs.

Un incident inattendu vint mettre fin à cette affreuse tourmente qui désola l'Eglise, et, s'étendant hors de Rome, produisit des martyrs en diverses contrées. Domitien fit amener d'Orient et comparaître devant lui deux juifs de la famille de David, qui étaient petit-fils de l'apôtre saint Jude, parent du Seigneur. La politique de César avait pris quelque ombrage au sujet des descendants

 

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d'une race royale qui représentaient par le sang, non seulement la nation que Rome venait d'écraser, mais le Christ lui môme que ses disciples exaltaient comme le suprême roi du monde. Domitien fut à même de constater que ces deux humbles juifs ne pouvaient être un péril pour l'Empire, et que s'ils regardaient le Christ comme le dépositaire du pouvoir souverain, il s'agissait d'un pouvoir qui ne devait s'exercer visiblement qu'à la fin des siècles.

Le langage simple et courageux de ces deux hommes fit impression sur Domitien, et, au rapport de l'historien Hégésippe, auquel Eusèbe a emprunté les faits que nous venons de raconter, il donna des ordres pour suspendre la persécution.  Mais si l'Eglise allait désormais  respirer quelques instants, la mesure des crimes de Domitien était comblée. « Cette bête féroce qui semblait, comme dit  Pline le  Jeune, mettre ses délices à lécher le sang de ses proches » (Paneg., LXVIII),  trouva  l'occasion  de  sa  perte  dans  le meurtre de Flavius Clemens. C'est la remarque de Suétone lui-même, et Philostrate, dans la Vie d'Apollonius, signale la mort violente de Domitien, comme un effet de la colère du ciel, irrité du crime qu'il avait commis à l'égard du vertueux consul. L'accord de ces deux païens atteste l'estime dont avait joui Flavius Clemens, et fait contrepoids aux termes méprisants que Suétone s'est permis. Le martyr était le second membre

 

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de la famille de Domitien immolé par le tyran, qui, s'il n'avait pas versé le sang des deux Domitille, les avait précipitées du faîte des grandeurs dans les angoisses d'un honteux et cruel exil. Ce fut par ce côté que la vengeance divine fondit sur lui. Une conjuration de palais, amenée par la découverte subite d'un projet sanguinaire de Domitien contre l'impératrice elle-même, contre les deux préfets du prétoire, et plusieurs hauts personnages de la cour, éclata le 18 septembre de l'année 96. Au nombre des conjurés se trouvait un affranchi de Flavia Domitilla, nommé Stéphane. Il était intendant des biens de la veuve du consul, et ressentait d'autant plus vivement l'indigne traitement fait à sa maîtresse. Ce fut lui qui introduisit les autres  conjurés,  et qui porta le premier des sept coups de poignard par lesquels  Rome  et l'Empire  furent délivrés  du monstre, qui trop longtemps avait  offert  au monde l'ignoble copie des crimes, des débauches et des impiétés de Néron.

La même année 96 vit se clore le pontificat d'Anaclet. Il fut enseveli près de saint Pierre dans la crypte Vaticane, et eut pour successeur Evariste. Le nouveau pontife était un juif hellène, né à Antioche. Son père, nommé Judas, était sorti de Bethléem. Le clergé de Rome comptait dans ses rangs un certain nombre d'Orientaux, et souvent, comme nous le verrons, le pontife était pris parmi eux. Il résulte aussi de

 

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l'ensemble des monuments que, jusque dans le troisième siècle, la langue de l'église romaine était la langue grecque.

En même temps que le pontificat chrétien, l'Empire se renouvelait en cette année 96. Evariste succédait à Anaclet, et l'honnête Nerva s'asseyait pour deux ans sur le trône impérial rendu vacant par le meurtre de Domitien. Son premier soin fut de révoquer, avec le concours du sénat, les sentences d'exil et de proscription qui avaient été décrétées sous le régime précédent. Nous apprenons de saint Jérôme que cette mesure fut appliquée en particulier à saint Jean, qui put enfin quitter Patmos et revoir Ephèse, où il écrivit son Evangile, et termina bientôt sa sainte et laborieuse carrière.

Durant les années de son séjour dans l'île de Patmos, Dieu lui avait manifesté les mystères de l'avenir. Jean avait vu le sort futur de cette Rome qui se résignait à vivre sous le sceptre d'un Néron et d'un Domitien, et gardait toutes ses indignations pour les amis de Dieu. Elle s'appelait elle-même la ville éternelle, mais ses jours étaient comptés. A elle de tenir encore unies sous un même joug les nations de la terre, afin de faciliter la prédication de l'Evangile; à elle de diriger contre les saints, durant deux siècles encore, tous les efforts de sa cruauté; à elle de fournir ainsi l'éternel, argument de l'établissement surnaturel du christianisme : mais elle est jugée

 

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et condamnée sans retour. Rome doit périr, les Antonins ne la sauveront pas, et les empereurs chrétiens eux-mêmes ne réussiront pas à lui enlever le caractère de la bête. L'arrêt qui l'a vouée à la destruction est sans appel. Déjà le flot des Barbares s'avance,  il monte et rien ne l'arrêtera, jusqu'à ce qu'il ait submergé Rome païenne; mais, dans ce déluge, les basiliques des martyrs surnageront, et la nouvelle Rome, la Jérusalem nouvelle, à la construction de laquelle nous assistons,  apparaîtra pour durer jusqu'à ce que vienne le Seigneur.

Ecoutons le martyr de la porte Latine : « Et il vint un des sept anges qui me parla et me dit : Viens, je te montrerai la condamnation de la grande prostituée qui est assise sur les grandes eaux. Et je vis une femme assise sur une bête de couleur écarlate, pleine de noms de blasphème, qui avait sept têtes et dix cornes, et cette femme était couverte de pourpre, et elle tenait à la main un vase d'or plein d'abomination et de l'impureté de sa fornication. Et, sur son front, ce nom était écrit  : Mystère  :  la grande Babylone, la mère des fornications et des abominations de la terre.  Et je vis cette femme ivre du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus. Et l'ange me dit : Les sept têtes sont les sept collines sur lesquelles est assise la femme.  Les dix cornes sont dix rois, à qui le royaume n'a pas encore été donné. Ils combattront contre l'Agneau, et

 

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l'Agneau les vaincra. Ce sont eux qui réduiront la prostituée à la désolation, qui la dénuderont, dévoreront ses chairs et la feront brûler au feu. Les eaux sur lesquelles la prostituée est assise, ce sont les peuples, les nations et les langues. Et la femme que tu as vue, c'est la grande ville qui règne sur les rois de la terre. Ciel, fais éclater ta joie sur elle, et vous aussi, saints apôtres et prophètes; car Dieu a jugé votre cause contre elle.

« Et alors un ange plein de force leva en haut une pierre, comme une grande meule, et la jeta dans la mer en disant : C'est avec cette rapidité qu'elle sera précipitée, Babylone, cette grande ville, et on ne la trouvera plus. Et on a trouvé dans cette ville le sang des prophètes et des saints, et de tous ceux qui ont été mis à mort sur la terre. Et j'entendis ensuite comme la voix d'une nombreuse troupe qui était dans le ciel et qui disait : Alléluia! Salut et gloire et puissance à notre Dieu; parce que ses jugements sont véritables et justes; parce qu'il a porté son jugement sur la grande prostituée qui a corrompu la terre par sa prostitution, et parce qu'il a vengé le sang de ses serviteurs, qu'elle a répandu de ses mains. Et ils dirent une seconde fois : Alléluia! Et la fumée de son embrasement monte dans les siècles des siècles. » (Apoc. XVII, XVIII, XIX.)

Rome et l'Empire romain ne pouvaient donc plus être sauvés, et l'on ne peut qu'être étonné

 

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de la naïve simplicité avec laquelle certains historiens croyants, écrivant l'histoire de l'Empire, passent tour à tour de la crainte à l'espérance à mesure que se déroule la succession des Césars. Si le colosse de Rome s'est écroulé, c'est, selon eux, par la faute de celui-ci, par la négligence de celui-là; si l'on s'y fût pris de telle manière, tout . était sauvé. Nous chrétiens, nous savons et nous croyons fermement que Rome était condamnée à mort par arrêt divin, pour avoir sanctionné toutes les idolâtries, depuis le grossier fétichisme jusqu'à l'adoration  non moins  grossière de César, pour avoir bu le sang des martyrs, et l'avoir fait répandre par torrents dans le monde entier.

On a dû remarquer que la révélation de saint Jean confirme l'appellation de Babylone que saint Pierre avait attribuée à Rome dans sa première Epître. Ce terme prophétique avait une application trop évidente quand il s'agissait d'une ville que le prince de ce monde avait choisie pour le siège de sa puissance, et d'où il se faisait adorer des peuples. C'était pourtant dans ce centre de l'infidélité que Pierre avait déposé le germe de la foi chrétienne, et, depuis la deuxième année du règne de Claude, ce germe s'était déjà développé en un grand arbre. Nous en trouvons une preuve matérielle dans ce que le Liber pontificalis nous rapporte au sujet d'Evariste, lorsqu'il dit que ce pape divisa entre les

 

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vingt-cinq prêtres les titres de la ville. Saint Pierre, ainsi que nous l'avons dit, avait désiré voir s'élever à ce nombre les sanctuaires chrétiens de Rome. Cletus avait consacré les prêtres destinés à les desservir, et Evariste se trouvait en mesure de les installer chacun dans une de ces églises domestiques, que la piété des chrétiens avait successivement assignées à la célébration du culte divin.

Ceci nous ramène tout naturellement à la vallée du Viminal, berceau du christianisme dans Rome. A l'avènement de Vespasien, nous y avons rencontré, en sa qualité de membre de la tribu Succusane, le jeune Q. Cornélius Pudentianus, en qui il nous a été aisé de reconnaître le propre fils de l'hôte de saint Pierre. Depuis, il avait épousé une Sabinilla, ainsi qu'on peut le conclure des Actes de sainte Praxède, et tout porte à reconnaître dans cette femme un membre de la famille Flavia. On a vu que le chef de la branche aînée de cette famille portait le cognomen de Sabinus, et que le préfet de Rome, mari de Plautia, le passa à son fils aîné. A l'époque où nous sommes parvenus, Q. Cornélius Pudentianus se présente à nous comme chef de famille, entouré de ses deux filles, Pudentienne et Praxède. La première est distinguée par le cognomen de son père et de son aïeul; quant à celui que porte la seconde, il pourrait avoir pour raison le nom de Praxéa, donné un demi-siècle auparavant à

 

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la femme de Pomponius Labéon, préfet de Mysie. Il n'est pas besoin de rappeler les relations intimes qui rapprochèrent, en ces temps, les familles Cornelia et Pomponia.

L'adhésion au christianisme de plusieurs familles de l'aristocratie établies dans la vallée qui séparait l'Esquilin du Viminal, avait jeté dans la société païenne une sorte de suspicion contre ce noble quartier On en trouve une trace assez évidente dans une boutade de Juvénal (Satyr., III) qui dénonce ces lieux comme envahis par tous les aventuriers de l'Orient. Qu'ils vinssent de Syrie, de Grèce ou d'Asie, les chrétiens qu'appelait à Rome le zèle ou tout autre motif savaient d'avance, comme Justin le Philosophe, en quel lieu de l'immense cité l'hospitalité traditionnelle les attendait. « Qu'ils arrivent, dit le poète, l'un de la haute Sicyone, l'autre d’Amydon, celui-ci d'Andros, celui-là de Samos, cet autre de Tralles ou d'Alabandes, ils s'acheminent vers les Esquilies ou le mont Viminal, et bientôt ils deviennent l'objet de la tendresse, les maîtres même des plus puissantes maisons. » Juvénal n'est pas sérieux quand il veut donner à entendre que ces émigrants qu'il jalouse n'étaient, pour la plupart, que des artistes ou des saltimbanques (Celse et Lucien ne désignent pas autrement les chrétiens); mais il montre mieux sa pensée lorsqu'il les appelle aussi des hommes à tout savoir, habiles grammairiens,  augures,  médecins,  magiciens.

 

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Il était impossible que la fraternité inspirée par le christianisme,  et professée par des Romains du plus haut rang a l'égard d'étrangers que leur rattachait le lien de la foi, ne produisît pas à la longue une impression dans les salons de Rome. Nous avons vu comment Suétone jugeait les effets de la modestie chrétienne dans un personnage aussi digne que le consul Flavius Clemens; il était bien à permis à Juvénal de tomber dans quelques méprises à propos d'un monde nouveau sur lequel la société romaine n'avait pas compté.

Nous ne terminerons pas ce chapitre sans mentionner de nouveaux travaux qui avaient pour but le développement de Rome souterraine, et qui étaient dus aux soins et aux sacrifices d'une ou plusieurs familles aristocratiques de la ville. Nous voulons parler d'abord du cimetière de Prétextât qui fut ouvert à la fin du premier siècle, ou dans les premières années du second. Il est situé sur la gauche de la voie Appienne, en face de celui de Lucine; mais ses accroissements successifs lui ont donné une étendue immense. Aucun renseignement ne nous est parvenu sur le Prétextât qui donna son nom à cette vaste catacombe, dont l'origine fut probablement un hypogée de famille.  Une inscription  grecque découverte par M. de Rossi dans la crypte de sainte Cécile, et qui doit avoir été tracée du second au troisième siècle, porte le nom encore assez lisible

 

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d'un Septimius Praetextatus Caecilianus. Y aurait-il eu entre les Praetextati et les Caecilii une alliance antérieure, qui se serait encore resserrée par la profession commune du christianisme? Ce qu'il y a de certain, c'est que sainte Cécile, après le martyre de Valérien et de Tiburce, au lieu de déposer leurs corps au cimetière de Lucine, où les Caecilii chrétiens furent si fréquemment ensevelis, ainsi qu'il constate par les inscriptions tumulaires elles-mêmes, les déposa au cimetière de Prétextât. M. de Rossi atteste avoir rencontré dans cette catacombe une série de peintures du style le plus pur, qui les ferait remonter sans peine au premier siècle. Il est regrettable que la publication de ces peintures soit différée encore; mais nous avons voulu tout d'abord prendre possession du côté gauche de la voie Appienne, avant de passer au deuxième siècle.

Un dernier renseignement que nous recueillerons des recherches de M. de Rossi, et que nous tenons à placer ici, est relatif aux familles romaines dont les membres avaient donné leur nom au christianisme, vers le temps de la chute des Flaviens. Dans un quartier des catacombes de la voie Nomentane, là où elles s'étendent à gauche sous les vignes, et se dirigent vers la voie Salaria, était situé le cimetière Ostrianum, Ad Nymphas B. Petri. On y a rencontré un groupe considérable d'inscriptions, dont les unes sont gardées à Rome, spécialement au musée de Latran,

 

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et les autres ont été enrichir diverses collections italiennes. La calligraphie de ces inscriptions est excellente : le style en est laconique et classique, à ce point que, sans les signes chrétiens, on se demanderait si ces épitaphes n'appartiennent pas à des sépultures païennes. Sur les unes, le nom apparaît seul; sur d'autres, on ne trouve que le cognomen. L'adjonction au nom est des plus simples et des plus touchantes : Filio dulcissimo, Filiae dalcissimae, Conjugi dulcissimae, Parentibus dulcissimis; une ou deux fois : incomparabili. Le style est le même sur les épitaphes de langue grecque. Le signe de christianisme le plus fréquent dans cette famille d'inscriptions funéraires est l'ancre. Sur une d'elles, le poisson vient s'adjoindre à ce signe. Le formulaire épigraphique chrétien n'est pas encore fixé; une seule pierre porte l'antique acclamation : Vivas in Deo. Tout annonce une époque entièrement primitive, la période qui, selon M. de Rossi, doit s'étendre des derniers Flaviens à Trajan.

La nomenclature de ces chrétiens de la première époque est du plus haut prix; cependant, le principe de l'égalité chrétienne dans le baptême ayant amené le mélange des sépultures des patrons et des affranchis, et les trois noms se trouvant rarement déclinés, il n'est pas toujours aisé de discerner les chrétiens de race illustre de ceux d'un rang inférieur. On ne contestera pas

 

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du moins, comme appartenant à l'une des plus illustres familles de Rome, celle-ci :

 

L. CLODIVS CRESCENS CLODIAE VICTORIAE

CONIVGI INCOMPARABILI

 

Elle est avoisinée de l'inscription d'une Clodia Ispes, affranchie de ce L. Clodius Crescens. Sans rappeler ici la Claudia de saint Paul, rien n'est donc plus assuré que l'existence d'un Clodius chrétien à l'époque où nous sommes arrivés dans nos récits. La découverte de cette inscription frappa tellement le savant Marini, qu'il voulut descendre dans la catacombe de la voie Nomentane, afin de la reconnaître par lui-même. Nous avons donné plus haut les motifs qui nous inclinaient à rattacher saint Clément à la famille Claudia. Notre inscription fournit une preuve incontestable que cette illustre famille n'a pas été sans donner de bonne heure quelques-uns de ses membres au christianisme. Il n'est pas besoin d'ajouter que le nom de cette gens s'écrivait indifféremment Claudius et Clodius, ainsi qu'en font foi les inscriptions les plus authentiques.

Parmi les noms qui se lisent sur les épitaphes du groupe dont nous parlons, nous noterons les suivants qui ne sont pas sans valeur dans l'ancienne Rome : L. Furius Ur..., Q. Memmius Felix,

 

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C. Munatius Octavianus, Claudius Atticia-nus, ...ius Piufinus, Tullia Paulina, Ulpia Agrippina, Vibia Attica.

Le cimetière de Priscille, dans la région que M. de Rossi a reconnue pour être le centre où se trouvaient les tombeaux des Pudens, offre aussi une famille d'inscriptions qui remontent, comme celles du cimetière Ostrianum, à l'origine du christianisme dans Rome. Là aussi, les noms sont posés avec une modestie remarquable. Le style de l'épigraphie chrétienne, qui commence à se caractériser vers le milieu du deuxième siècle, n'apparaît pas encore. Sur une seule tombe, on lit : In pace; mais sur un grand nombre est écrit Pax tecum ou Pax tibi; l'ancre et la palme accompagnent souvent le nom. A la différence des inscriptions du cimetière Ostrianum qui sont la plupart gravées sur le marbre, celles de cette région du cimetière de Priscille sont simplement peintes en minium sur les tuiles qui ferment les loculi.

Nous devons ajouter cependant que M. de Rossi a découvert, dans cette crypte même, un marbre ayant les trois noms : Titus Flavius Felicissimus. Il est impossible de ne pas reconnaître ici un nouveau membre chrétien de la gens Flavia.

Avant d'entrer dans l'ère des Antonins, sous laquelle l'architecture et l'épigraphie chrétienne prirent un  nouvel  essor dans  les  catacombes,

 

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nous avons cru devoir au lecteur ce coup d'oeil rapide sur leur état primitif. Nous parlerons plus tard des peintures classiques qui formèrent dans ces premiers jours de Rome souterraine l'ornementation des salles funéraires.

 

CHAPITRE IX (98-138)

 

Trajan empereur. — Ses dispositions à l'égard des chrétiens. — Pline le Jeune en Bithynie. — Martyre des saints Nérée et Achillée et de sainte Flavia Domitilla. — Saint Ignace d'An Hoche condamné à mort par Trajan. — Son martyre à Rome. — Saint Alexandre souverain pontife. — Saint Hermès et saint Quirinus. —  Les chaînes de saint Pierre. — Hadrien empereur. —  Pontificat de saint Sixte Ier. — Martyrs à Rome. — Hadrien en Grèce. — Apologies de Quadratus, d'Aristide et d'Ariston de Pella. — Succès de ces apologies. —  Les Hadrianées. — Le temple de Vénus et Rome. —  Martyre de saint Getulius. — Pontificat de saint Télesphore. — Hadrien en Egypte. — Culte d'Antinous. — La villa Hadriana à Tibur. — Soulèvement et dernière défaite des juifs. — Abolition du nom de Jérusalem. — Aelia Capitolina. — Martyre de sainte Symphorose et de ses sept fils. — Martyre de saint Télesphore. — Mort d'Hadrien.

 

Après la mort du bon et pacifique Nerva, nous voyons s'ouvrir l'ère des Antonins. Durant cette période, Rome et l'Empire semblèrent respirer un peu sous des princes dont les qualités relatives

 

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firent parfois oublier le joug tyrannique des anciens Césars. Les Barbares, fléau de Dieu, furent souvent forcés de reculer, et l'heure fatale de Rome en fut retardée. Mais le paganisme, avec toutes ses corruptions, n'en était pas moins au fond de la civilisation romaine, et l'Eglise, qui grandissait à vue d'aeil dans une demi-paix, accélérait ses conquêtes sur toute la surface de l'Empire et au delà. Son divin fondateur lui avait appris à ne pas se fier dans les hommes, et à compter sur la tribulation. Celle-ci ne lui manqua pas plus sous les Antonins que sous leurs prédécesseurs; car telle est sa voie. Mais il se rencontra un moment où dans la population générale de l'Empire, la majorité allait bientôt se trouver du côté des chrétiens.

Evariste avait vu finir Nerva, et vit commencer Trajan. Ce prince, nonobstant ses grandes qualités, avait plus d'un côté faible. Sans insister sur les vices honteux qui souillèrent sa vie, il était accessible à des influences qu'un caractère plus fort eût repoussées. La tendance à suivre les errements d'une légalité brutale était assez naturelle dans un soldat parvenu, et, dès le début de son règne, nous en rencontrons une preuve dans la correspondance de Pline le Jeune. Celui-ci venait d'être nommé proconsul de Bithynie, et il écrivit dans les premiers mois à l'empereur la lettre suivante :

« Dans la plupart des villes, mais particulièrement

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à Nicomédie et à Nicée, j'ai trouvé un certain nombre d'individus condamnés aux mines, destinés aux jeux, ou soumis à toutes autres peines; et qui maintenant affranchis reçoivent un salaire pour les corvées auxquelles on les emploie. Ayant eu connaissance de ceci, j'ai hésité longtemps sur ce que j'aurais à l'aire. Il me semblait bien sévère de soumettre à la peine édictée, après un si long temps, des gens dont la plupart sont déjà des vieillards, vivant, ainsi qu'on l'affirme,  d'une manière frugale et tranquille. D'un autre côté, employer avec salaire aux travaux publics des individus qui ont été frappés d'une condamnation,  ne me semblait pas conforme au devoir d'un magistrat.  Vous me demanderez peut-être comment il est arrivé que des condamnés aient été ainsi affranchis de la peine; je me suis enquis moi-même, sans avoir pu rien éclaircir. On me montrait les sentences qui les avaient atteints; mais j'ai cherché en vain les documents  en  vertu  desquels  ils  auraient  été libérés.  Certaines personnes affirment que leur situation aurait été ainsi adoucie à la suite de suppliques auprès des proconsuls ou des légats. » On pourrait peut-être reconnaître ici une nombreuse famille de ces chrétiens, par l'exil desquels finit la persécution  de  Néron. Nous  en avons déjà rencontré de semblables en Chersonèse. Ces exilés ont vieilli dans la déportation; ceci s'accorde parfaitement avec les dates. Tout

 

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condamnés qu'ils sont, Pline confesse que ce sont des hommes vertueux, de moeurs graves; des condamnés ordinaires n'offriraient pas ce caractère. Trajan répond au proconsul de Bithynie :

« Tu dois te rappeler que je. t'ai envoyé dan9 cette  province, parce  qu'il  s'y  trouvait beaucoup d'abus à corriger.  C'en est un qu'il s'y rencontre des gens condamnés à une peine, et qui, non  seulement n'ont été libérés par personne, mais se trouvent placés au rang des serviteurs honnêtes. Il faut donc que ceux qui auraient été frappés d'une condamnation dans les dix dernières années, et qui n'ont point obtenu de libération de la part d'une autorité compétente, soient rendus à la peine qu'ils ont encourue. Quant à ceux dont la condamnation serait plus  ancienne, et  aux  vieillards, affectons-les aux gros travaux qui par eux-mêmes peuvent être déjà considérés comme un châtiment. »

Telles étaient les dispositions de Trajan lorsqu'en la troisième année de son règne, il lui vint des rapports de Chersonèse, sur lesquels Clément était dénoncé comme perturbateur. Vingt-cinq années s'étaient écoulées depuis le départ du saint pontife pour le lieu de son exil, et il n'avait point été rendu à sa patrie. Nous ferons observer en passant que les auteurs qui ont retardé jusqu'au règne de Domitien l'exil de Clément, n'ont pas réfléchi que les victimes de

 

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la persécution de cet empereur furent graciées par ordre de Nerva et du sénat romain. C'est en vertu de cette disposition que saint Jean revint de Patmos à Ephèse. Cette mesure bénigne n'avait pas d'application à Clément exilé sous Vespasien.

La dynastie des Flaviens avait passé tout entière sur le trône impérial, sans que l'exil du saint vieillard eût été troublé par quelque violence contre lui. Clément avait profité de cette paix pour étendre le règne du christianisme sur la terre de sa déportation, et la colonie chrétienne s'était beaucoup développée dans la Chersonèse. La superstition et la politique devaient s'entendre pour ne pas laisser impuni un tel attentat. D'après Eusèbe et saint Jérôme, ce fut dans la troisième année de Trajan, correspondant à l'an ioo de l'ère chrétienne, que partit de Rome l'ordre de mettre à mort l'auguste vieillard. Un navire apporta la sentence de César, et le supplice suivit de près. Clément fut jeté à la mer avec une ancre au cou, et de longs siècles s'écoulèrent avant que sa dépouille mortelle fût apportée à Rome.

La question légale du christianisme ne tarda pas à devenir directement une préoccupation pour Pline le Jeune dans son gouvernement. Il écrivit encore à l'empereur pour en recevoir une ligne de conduite. En commençant, il avoue n'avoir jamais assisté au procès des chrétiens,

 

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en sorte qu'il ignore encore ce qu'on doit rechercher et punir chez eux, et quelle pénalité il faut leur appliquer. « Doit-on, demande le proconsul, tenir compte de l'âge? peut-on user de pardon  envers  ceux qui se  repentent? le seul titre de chrétien,  en l'absence de tout crime, constitue-t-il un délit?  Faut-il seulement sévir contre les crimes qui s'y rattachent? Jusqu'ici, voici ma conduite à l'égard de ceux qui m'ont été dénoncés  comme  chrétiens; je leur ai demandé s'ils étaient chrétiens; sur leur réponse affirmative, j'ai renouvelé ma question une seconde et une troisième fois, en les menaçant du supplice.  Quand ils ont persisté, je les ai fait exécuter.  Parmi  les  hommes  atteints  de  cette folie,  il  s'est trouvé des  citoyens  romains; je les ai fait expédier à Rome. On m'a remis une dénonciation anonyme qui compromettait  un grand nombre de personnes. Tous ont nié qu'ils fussent chrétiens; j'ai cru devoir les renvoyer libres; d'autres, après avoir été désignés par un accusateur, s'étant d'abord déclarés chrétiens, se sont ensuite démentis. D'après leur affirmation, leur tort se réduisait à se réunir à jour fixe avant le lever du soleil; à chanter en choeur un hymne au Christ comme à un Dieu; à s'interdire le larcin, le brigandage, l'adultère, le manque de parole, la négation d'un dépôt; à s'asseoir à un repas commun où  figurent  innocemment  les deux sexes. J'ai interrogé par la torture deux

 

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femmes esclaves, auxquelles on donnait le titre de diaconesses;  mais je n'ai  trouvé  chez elles qu'une superstition excessive. J'ai donc ajourné l'enquête, et je viens prendre une direction, devenue nécessaire, à raison du grand nombre de ceux qui se trouvent compromis. Une foule de personnes de tout âge, de tout sexe, de toute condition, sont dénoncées ou vont l'être bientôt; car cette contagion superstitieuse a gagné non seule ment les villes, mais les bourgs et les campagnes. Je crois néanmoins qu'il est possible de l'arrêter et de la guérir.  Déjà les temples,  presque abandonnés, sont fréquentés de nouveau; les cérémonies  sacrées, longtemps  interrompues, reprennent  leur  cours; on  trouve  maintenant  à vendre les victimes pour lesquelles les acheteurs étaient devenus rares; d'où il est à conclure que beaucoup pourront être ramenés de leur égarement si l'on fait grâce au repentir. »

On a lieu d'être étonné de la légèreté avec laquelle Pline traite ici le christianisme. Ses progrès, il est vrai, frappaient peu les regards des païens, préoccupés qu'ils étaient de leurs plaisirs ou de leurs affaires. Le prosélytisme chrétien s'opérait sans bruit, et la recommandation si expresse faite aux fidèles par les apôtres de s'abstenir de toute intrigue politique, et de s'occuper uniquement de l'amélioration morale de soi-même et des autres, portait ses fruits. Nous avons remarqué plus haut comment la Bithynie et les

 

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autres provinces d'Asie, évangélisées deux fois par saint Pierre, avaient gardé et développé l'élément de la foi; nous avons rappelé à ce propos le mot de Lucien, qui dit crûment que ces provinces étaient peuplées d'athées; l'aveu de Pline et la description qu'il fait de l'état du paganisme à son arrivée en Bithynie, complètent le témoignage du philosophe grec. On voit par les paroles de l'ami de Trajan que tous les rangs de la société, sans excepter les plus élevés, étaient largement représentés dans  la  nouvelle  religion, et que, non seulement les rustiques habitants des campagnes, mais ceux des villes, avaient accepté la loi du Christ. Pline se vante d'avoir remis en honneur et en pratique le culte païen; mais en même temps il se contredit, lorsqu'il convient que, malgré ce succès, la population presque entière se trouve impliquée dans l'accusation de christianisme.  Les  quelques  apostasies  qu'il  a obtenues sont au fond un assez mince succès; mais elles lui donnent l'espoir d'en finir avec un peu de clémence. Il se trompait, et d'une manière odieuse; car ses propres paroles le convainquent d'avoir envoyé au supplice les gens les plus honnêtes de la province.

Trajan lui répond en approuvant sa ligne de conduite. « On ne peut rien statuer à cet égard, dit-il, d'une manière générale, ni poser de règles certaines. D'abord il ne faut pas rechercher les chrétiens; mais s'ils sont dénoncés, il faut les

 

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punir. Si l'accusé nie qu'il soit chrétien, et s'il confirme sa dénégation en invoquant les dieux, il y a lieu de lui pardonner, à cause de son désaveu. » Trajan recommande enfin à Pline de ne pas recevoir les dénonciations anonymes.

La réponse de cet empereur montre que, dans sa pensée, il existait une légalité qui défendait d'être chrétien. A qui remontait-elle? Evidemment à Néron. Le décret porté par ce monstre n'avait point été effacé des lois de l'empire. Vespasien et Titus n'en avaient pas pressé l'application; Domitien lui avait donné cours un moment, et il se retrouvait pour amener une question légale au tribunal de Trajan. Tels sont les extrêmes où conduit l'adoration de la loi humaine, et c'est ainsi que, plus d'une fois de nos jours, nous avons vu nos tribunaux baser leurs arrêts, en temps d'ordre et de paix, sur des décrets et ordonnances, non seulement de la Convention nationale, mais même des anciens parlements, et sur d'anciens édits royaux. Il s'agissait, il est vrai, des corporations religieuses, auxquelles, comme aux premiers chrétiens, on refuse l'unique privilège qu'elles réclament, celui de l'existence de fait, et les légistes s'obstinent à vouloir une révocation des édits du passé accomplie dans les formes. L'Eglise elle-même dut attendre jusqu'à Constantin pour l'obtenir : jusque-là, la persécution contre elle put quelquefois être suspendue, mais jamais elle ne cessa d'être légale.

 

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Les chrétiens devaient se tenir pour dit qu'on avait toujours droit de les rechercher pour les punir, et qu'une fois amenés devant le magistrat, il n'y avait plus pour eux que la mort ou l'apostasie. Si maintenant la recherche allait être interdite, on voit que la dénonciation n'en était pas moins acceptée, à la condition toutefois de n'être pas anonyme. Telles furent les limites auxquelles Trajan réduisit la^ loi néronienne.

En attendant de le voir lui-même mettre en pratique sa jurisprudence, nous devons signaler près de Rome le martyre de la dernière chrétienne du sang des Flaviens. La révocation des édits d'exil portés par Domitien aurait dû rendre à la liberté les deux Domitille, qui, chacune, expiaient leur fidélité à la foi chrétienne dans une île sauvage de la Méditerranée; mais la disgrâce de la famille Flavia permettait d'être plus sévère à l'égard de ses membres. Aurelius gardait toujours sa passion à l'égard de Flavia Domitilla. Il s'était rendu à l'île de Pontia, et avait cherché à séduire Nérée et Achillée. Les ayant trouvés invincibles dans la fidélité à leur maîtresse, il les avait enlevés et transportés à Terracine. Dénoncés comme chrétiens, ils comparurent devant le magistrat, et, sur leur refus de retourner à l'idolâtrie, ils eurent la tête tranchée. Un chrétien nommé Auspicius porta leurs corps à Rome, et les ensevelit sur la voie Ardéatine, dans le cimetière de Domitille.  Leur sépulture y devint un

 

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des principaux centres historiques, et la catacombe où ils reposèrent porta dans l'antiquité le nom de cimetière de Nérée et Àchillée, aussi bien que celui de cimetière de Domitille.

Après avoir éloigné de leur maîtresse ces deux gardiens dévoués, Aurelius tenta directement d'ébranler la constance de la vierge. Il l'enleva à son tour de l'île Pontia, avec deux de ses suivantes, nommées Euphrosyne et Théodora, et la fit conduire à Terracine, où il avait probablement sa villa. Flavia Domitilla résista aux séductions comme aux menaces, et son persécuteur ayant obtenu de Trajan, disent les Actes, l'autorisation de sévir contre la vierge et ses compagnes, toutes les trois périrent dans l'incendie de la maison où on les avait renfermées. Quant à Flavia Domitilla, l'épouse du martyr Clemens, on ignore si elle finit ses jours dans l'île Pandataria, ou si elle recouvra la liberté; mais son nom est resté cher à l'église romaine, qu'elle illustra par sa foi, par son courage et ses saintes oeuvres.

Evariste occupait encore le siège de Pierre, lorsqu'il vit arriver à Rome l'évêque d'Antioche qui venait y cueillir la palme du martyre. C'était Ignace, successeur d'Evodius sur le troisième siège de l'Eglise. Dans la tragédie qui allait se passer, Trajan jouait le premier rôle. En l'année 107, il se trouvait à Antioche au lendemain de ses victoires sur les Daces et à la veille de partir pour combattre les Arméniens et  les Parthes.

 

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Ignace fut son propre dénonciateur; il se fit conduire devant l'empereur, espérant attirer sur lui les périls qui menaçaient son troupeau. Après un interrogatoire qui n'appartient pas à notre récit, Trajan rendit cette sentence : « Nous avons ordonné qu'Ignace, qui prétend porter en lui le crucifié, soit conduit enchaîné dans la grande Rome, afin qu'il y soit la pâture des botes, pour le divertissement du peuple. » Ainsi le vicaire de Pierre à Antioche allait venir, après quarante années, mêler son sang à celui de Pierre lui-même dans la capitale du paganisme.

Sur la route, en passant à Smyrne, le saint martyr visita l'évêque saint Polycarpe, disciple comme lui de saint Jean, et ce fut de cette ville qu'il adressa ses lettres aux églises d'Ephèse, de Magnésie et de Tralles. Il écrivit aussi à celle de Rome cette éloquente lettre qui est demeurée l'une des plus nobles pages de l'antiquité chrétienne. La place nous manque pour l'insérer ici tout entière; mais nous ne devons pas omettre la suscription que le martyr plaça en tête de cette lettre et qui témoigne si énergiquement de sa foi dans la principauté de l'église romaine :

« Ignace, appelé aussi Théophore, à cette Eglise qui a obtenu la miséricorde par la magnificence du Père très haut et de Jésus-Christ, son Fils unique; Eglise qui est aimée et éclairée par la volonté de celui qui veut toutes choses selon la charité de Jésus-Christ, notre Dieu; Eglise qui

 

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occupe le Siège supérieur et réside dans la contrée des Romains, digne de Dieu, digne d'être appelée bienheureuse, digne d'être célébrée, digne de voir accomplir tous ses désirs, digne dans sa chaste fidélité; qui préside dans la charité, et qui est marquée du nom du Christ et du nom du Père. »

Telle était, sous Evariste, l'église romaine, dans la pensée du disciple de saint Jean. Aussi avec quel respect il s'adresse à elle, implorant la grâce du martyre! « Mon entreprise, dit-il, est heureusement commencée;  mais je  crains  que votre charité ne me soit funeste. Jamais je n'aurai telle occasion d'aller à Dieu, et, si vous m'aidez par votre silence, jamais aussi vous n'aurez accompli  oeuvre  meilleure. Permettez seulement que je sois immolé à Dieu, tandis que l'autel est prêt. Je ne vous parle pas avec autorité, comme un Pierre ou un Paul; ils étaient des apôtres, moi je ne suis qu'un condamné; ils étaient déjà libres, je ne suis encore qu'un pauvre esclave. » Le saint confesseur, arrivé à Troade, écrivit aux églises de Philadelphie et de Smyrne, avec une lettre d'adieu à saint Polycarpe. Sa marche vers le martyre était un triomphe, et il se réjouissait dans son coeur, en apprenant que son dévouement personnel avait écarté de l'église d'Antioche le péril toujours douloureux de la persécution. Après un séjour assez prolongé à Smyrne, ses gardiens avaient craint de laisser passer l'époque

 

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des jeux publics, pour lesquels on l'attendait à Rome. Ces jeux se donnaient au mois de décembre, à l'occasion des Saturnales et des jours Sigillaires qui en faisaient partie. On reprit la mer en toute hâte, et bientôt le navire débarqua près d'Ostie. Une députation des fidèles de Rome l'attendait sur le rivage. Ignace leur renouvela les instances dont sa lettre était remplie, et finit par les persuader de ne pas employer le crédit dont certains chrétiens jouissaient à Rome pour empêcher son supplice. Tous alors fléchirent le genou, et le saint évêque pria pour la cessation de la persécution, et pour le maintien de la charité parmi les frères.

A peine entré dans Rome, le 13 des calendes de janvier, ses gardes le dirigèrent immédiatement vers l'amphithéâtre de Vespasien, dont les immenses et nombreux gradins étaient couverts d'une multitude cruelle et déjà occupée à voir couler le sang. Un officier public prononça le nom d'Ignace, évêque des chrétiens à Antioche, et tout aussitôt le martyr s'avança dans l'arène. A sa vue, les bêtes féroces, poussées par un instinct non assouvi encore par les autres victimes qu'elles avaient déjà dévorées, s'élancèrent sur lui, et en quelques instants, il ne resta plus de la dépouille mortelle du saint vieillard que quelques os les plus durs. Les fidèles de l'église d'Antioche qui l'avaient suivi jusqu'à Rome avec un respectueux amour, les rachetèrent au prix de l'or,

 

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et les remportèrent avec eux. L'église romaine, de son côté, regarda le triomphe d'Ignace comme une de ses gloires personnelles, et, de tous les athlètes chrétiens qui ont consacré pour jamais le Colisée par leur sang, il n'en est aucun dont le nom plane avec autant de majesté sur ce magnifique monument de la grandeur et de la férocité de la Rome impériale.

Evariste ne survécut pas longtemps à l'immolation de l'évêque d'Antioche. Dès l'année 108, il passa à une vie meilleure, et alla reposer dans la crypte Vaticane. Son successeur fut Alexandre. Il était né à Rome d'un père qui portait le même nom, dans le quartier que l'on nommait Caput Tauri, qui paraît être le même que Suétone appelle Capita Bubala. Nous avons sur ce pontife des Actes que nous ne prétendons pas accepter dans toute leur teneur, mais qui contiennent plusieurs traits auxquels il serait injuste de refuser une valeur historique.

Un magistrat romain, nommé Hermès, avait été converti à la foi par le saint pape. Les Actes le font préfet de Rome, ce qui est peu probable, si l'on considère le nom de ce personnage qui semble plutôt avoir été un affranchi. Rien n'empêche cependant de reconnaître en lui un officier plus ou moins supérieur de l'administration; ces charges ayant souvent été confiées à des affranchis, dès les premiers temps de l'Empire. Ce néophyte souffrit le  martyre,  et on  l'ensevelit

 

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dans son praedium sur la voie Salaria vêtus. On construisit à cet effet dans une arenaria une vaste crypte en briques, du style romain le plus sévère. Cet édifice par son étendue et ses proportions indique qu'il fut construit pour y recevoir les assemblées chrétiennes, en même temps qu'il conservait la mémoire du martyr. De tout temps, ce lieu fut connu sous le nom de Cimetière de Saint-Hermès.

Le martyre du magistrat fut suivi de celui d'un tribun chargé de la garde des prisons, et nommé Quirinus. Son corps fut enseveli au cimetière de Prétextât, dont nous avons raconté la fondation. Un fragment de son sarcophage, découvert récemment par M. de Rossi, présente le buste du martyr avec le laticlave, insigne de l'ordre sénatorial. En mourant, Quirinus laissait une fille nommée Balbina. Elle est comptée parmi les vierges de l'église romaine, et c'est à elle que cette église est redevable de la possession des chaînes de saint Pierre. Ces chaînes précieuses, dont l'apôtre avait été lié dans son cachot, devaient être scellées à la muraille, et sans doute elles avaient servi depuis à d'autres captifs. Le père de Balbina, ayant autorité dans les prisons, était à portée de satisfaire le pieux désir de sa fille. Celle-ci remit les chaînes à Théodora, femme d'Hermès, qui avait embrassé le christianisme avec son mari. Ces renseignements sur un objet si sacré n'occupent que quelques ligues

 

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dans les Actes de saint Alexandre; mais ces lignes sont d'un haut intérêt pour l'archéologue. Il est certain qu'à la paix de l'Eglise, Rome chrétienne était en possession des chaînes de saint Pierre. Elle n'a pu les obtenir que par un concours de circonstances analogue à celui que nous venons de relater, et qui n'offre rien que de très naturel. Il faudrait être totalement étranger à la connaissance des moeurs des chrétiens, pour s'étonner du désir que le pontife et les fidèles de Rome éprouvaient de posséder un si glorieux souvenir du martyre du prince des apôtres, ainsi que de l'empressement que deux néophytes auront mis à réaliser cette pieuse pensée.

Balbina ne tarda pas à unir à la couronne des vierges celle des martyrs, et le cimetière de Prétextât reçut sa sainte dépouille, comme il avait reçu celle de son père. Quant à Théodora, appelée à son tour devant le juge, elle confessa qu'elle était chrétienne. On lui trancha la tête, et elle alla reposer, près de son mari, dans leur crypte de la voie Salaria.

L'espace qui nous est laissé ne nous permet pas de détailler ici les décrets rendus par Alexandre sur la liturgie; la place nous manquerait pour les explications dont il faudrait les entourer. Nous avons laissé passer de même les ordonnances de plusieurs de ses prédécesseurs relatées au Liber pontificalis, toujours dans le but de ne pas trop nous étendre. C'est pour nous un regret;

 

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mais le point de vue que nous avons choisi, celui du développement du christianisme au sein de la société romaine, offre assez d'importance par lui-même, pour expliquer comment nous réduisons tous nos efforts à le préciser le plus qu'il nous est possible.

La fin du pontificat d'Alexandre, en 117, coïncide avec la mort de Trajan. Il eut pour successeur Sixte, Romain de naissance, dont le père se nommait Pastor, et qui habitait la région appelée Via lata. Son élévation sur la chaire de saint Pierre se fit sans bruit dans Rome, qui saluait, à ce moment, de ses acclamations le fils adoptif de Trajan, Aelius Hadrien, montant au trône impérial. Le nouveau César, dont nous n'avons à nous occuper que dans ses rapports avec l'Eglise, apportait, pour les hautes fonctions qu'il allait remplir, une nature aussi riche qu'elle était incomplète. « Il avait, comme le dit le docte historien de l'Empire, tous les dons et toutes les faiblesses, toutes les grandeurs et toutes les puérilités, toutes les ambitions et toutes les hontes. » (DE CHAMPAGNY, les Antonins, t. II)

Sous son règne, l'Eglise offre un groupe de martyrs assez considérable, et, si le nombre des fidèles allait toujours croissant, on voit que, soit dans un lieu, soit dans un autre, ils étaient fréquemment décimés. Hadrien n'avait aucun intérêt à les soutenir contre la fureur et la superstition populaires; il les laissait donc à leur sort,

 

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et l'Eglise cueillait de nouvelles palmes dons ces premières années du deuxième siècle, théâtre d'un progrès si marqué pour elle dans les rangs de la population romaine. À la tête des martyrs de. Rome sous Hadrien, nous avons à inscrire un chef militaire nommé Placidus, plus connu sous le nom d'Eustache ou mieux Eustathe. Ses Actes, qui ne peuvent compter parmi les documents historiques, servent au moins à conserver sa mémoire qui est célèbre dans toute l'Eglise.

Une jeune vierge, nommée Sérapie, était née à Anlioche, et avait été amenée à Rome par sa mère qui portait le nom de Sabina. Celle-ci était issue de la race des Hérodes, et avait épousé un Romain nommé Valentin. Devenue veuve, elle vivait avec sa fille dans une grande opulence. Sérapie avait eu le bonheur d'être initiée au christianisme, et elle était parvenue à conquérir sa mère à la foi. Sa récompense fut d'être elle-même bientôt appelée à rendre témoignage à la pureté de l'Evangile. On lui trancha la tête. Sabina ne tarda pas à être dénoncée à son tour et subit le même sort. Nous constatons encore à la même époque, dans un cimetière de la voie Aurélia, un groupe de martyrs composé d'une mère et de ses trois filles. Leurs noms significatifs datent évidemment de leur baptême, et couvraient quelque appellation illustre, ainsi que nous l'avons reconnu pour Lucine qui n'était autre que Pomponia Graecina. La mère se faisait

 

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honneur de s'appeler Sophie (Sagesse), et les trois filles étaient Pistis (Foi), Elpis (Espérance), et Agapé (Chanté). Toutes les quatre mêlèrent leur sang dans un commun martyre, et des lampes brûlaient encore devant leurs tombeaux au temps de saint Grégoire le Grand.

Le voyage que fit en Grèce Hadrien, l'an 126, apporta d'une manière inattendue un adoucissement à la situation des chrétiens. Le prince avait entrepris la visite de l'Empire. Après avoir parcouru la Gaule,  la Grande-Bretagne,  l'Espagne et la côte d'Afrique, il vint à Athènes, où l'appelaient toutes ses tendances de poète et d'artiste. Durant son séjour en cette ville, il reçut un mémoire en forme ayant pour objet la défense du christianisme. Cette première des apologies présentées par les chrétiens à la puissance impériale avait pour auteur Quadratus, qui venait de succéder au martyr Publius sur le siège épiscopal d'Athènes.  Une autre défense fut présentée en même temps à Hadrien. Elle avait été rédigée par Aristide, qui avait quitté l'école de Platon pour celle de l'Evangile. Enfin une troisième était signée du nom d'Ariston de Pella.

Une telle démarche, à laquelle les chrétiens n'eussent pas même songé sous Néron et sous Domitien, était devenue possible après la lettre de Trajan à Pline, et plus encore sous un empereur comme Hadrien qui affectait certains dehors de bienveillance et d'humanité. Le moment semblait

 

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venu de réclamer contre cette disposition cruelle, qui laissait la vie de tant d'hommes vertueux et inoffensifs à la merci d'un dénonciateur prévenu ou hostile. Enivré de ses admirations pour la Grèce et désireux de se montrer bienfaisant comme un dieu, César consentit à mitiger quelque peu la légalité dirigée contre les chrétiens. Il  adressa donc à Minucius Fundanus, proconsul d'Asie, une instruction qui devait faire loi, et dans laquelle il décidait que si, à l'appui de leurs poursuites contre les chrétiens, les habitants de la province avaient à faire valoir des griefs susceptibles d'être produits en justice, ils auraient à porter l'affaire devant le tribunal, mais qu'ils s'abstiendraient désormais des démarches tumultueuses au théâtre ou des cris sur la place publique. S'il se rencontre un accusateur, et qu'il parvienne à prouver que les chrétiens commettent quelque chose contre la loi, ce sera au juge de statuer selon la gravité du délit. Si le dénonciateur n'a eu d'autre but que la calomnie, le juge aura à instruire sur cette manoeuvre cruelle, et à en punir l'auteur.

Au fond, l'Empire s'engageait peu, car il demeurait toujours loisible d'accuser un chrétien de violer la loi, puisque la loi était le paganisme; mais les meurtres provoqués au moyen de l'émeute allaient devenir plus rares, et la puissance publique semblait entrer dans cette voie de modération qui laissa par le fait en liberté un

 

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nombre immense de chrétiens, et rendit l'Eglise assez forte pour affronter les guerres d'extermination, auxquelles elle devait être en butte pendant la durée du troisième siècle.

Hadrien était trop porté à l'éclectisme pour ne pas avoir ressenti quelque impression de ce mouvement mystérieux que le christianisme imprimait à toute la société. On fut à même de s'en apercevoir par d'importantes modifications appliquées aux lois antérieures, que l'on vit dès lors tendre à devenir plus humaines et plus paternelles. La dynastie des Antonins semble avoir voulu suivre ce courant; mais ce qui est particulier à Hadrien, c'est d'être allé jusqu'à concevoir l'idée d'associer le Christ aux divinités de l'Empire, sans déroger aux prescriptions chrétiennes qui interdisaient si sévèrement les idoles. Le christianisme, avec son Dieu immatériel, lui semblait une assez haute école de philosophie pour avoir, comme toute autre, sa place au soleil. Païens et chrétiens durent un jour être quelque peu surpris, lorsqu'ils apprirent qu'une fantaisie de César, passée en décret, ordonnait l'érection de temples sans idoles dans toutes les villes de l'Empire. Cette mesure n'était pas de nature à être soutenue par les successeurs d'Hadrien; toutefois, au rapport de Lampridius, elle causa de l'ombrage aux pontifes païens. Ils firent bientôt déclarer à l'empereur par leurs oracles que, s'il persistait dans  son  dessein,  tous  les  sujets de

 

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l'Empire voudraient être chrétiens, et que les autres temples seraient bientôt abandonnés. La mesure n'en eut pas moins un commencement d'exécution. Ces édifices sans objet demeurèrent sur le sol en plusieurs villes, et on les appela Hadrianées, du nom de leur auteur. Saint Epiphane parle de ceux que l'on voyait encore de son temps à Alexandrie et à Tibériade.

Hadrien revint enfin de la Grèce à Rome, plus épris que jamais des arts et de la poésie, plus rempli de son pouvoir sans limites dont il venait de parcourir l'immense théâtre. Ce fut à cette époque qu'il édifia sur le forum le temple double de Vénus et Rome. Les deux tribunes étaient adossées l'une à l'autre; un même portique introduisait dans la cella de chacune, et ainsi, dans un même lieu, recevaient l'encens, comme deux soeurs déesses, la Volupté dont la plaie rongeait le monde, et l'Orgueil de la ville superbe, qui, non contente de l'empire universel, voulait encore la divinité. Le christianisme avait à dissoudre cette alliance et à terrasser ce double ennemi du règne de Dieu.

Parmi les généreux athlètes que l'on remarqua dans la lutte qui devait conduire à une telle victoire, nous signalerons un tribun de la milice romaine nommé Getulius Zoticus. Cet officier était chrétien, et sa femme Symphorose, qui partageait sa foi, lui avait donné sept fils. Son frère Amantius, chrétien comme lui, et occupant aussi

 

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un poste dans l'armée, jouissait des bennes grâces d'Hadrien. La maison de Getulius était située à Gabies, dans la Sabine, et le pieux tribun en avait fait un centre de réunion pour les fidèles. Une dénonciation attira les regards de la police impériale, et un officier de l'empereur nommé Cerealis reçut ordre d'instruire sur l'objet de la plainte.  Cerealis,  étant venu à Gabies pour y remplir  sa mission, rencontra la foi  qu'il ne cherchait pas. Il fut tellement touché des vertus qui brillaient dans les deux frères, et subjugué par l'autorité  douce  de  leur  parole, qu'il  demanda bientôt lui-même le baptême.  Un messager fut envoyé à Sixte qui se hâta d'arriver à Gabies. Là, dans une crypte appartenant à Getulius, le saint pape catéchisa Cerealis et le régénéra dans le Christ par l'eau sainte. Il offrit ensuite le sacrifice, et le néophyte participa avec les anciens chrétiens à la victime du salut. La conversion de Cerealis devait le conduire au martyre, et en ouvrir la voie à ses amis. Il en fut ainsi : un magistrat appelé Licinius fut envoyé pour procéder contre ces nouveaux chrétiens. C'est à lui que Cerealis fit cette belle réponse : « Dis-moi  si  tu  désires  vivre  ou mourir!  lui  avait demandé Licinius. — Si je ne désirais pas vivre, répondit Cerealis, je ne confesserais pas le nom du Christ.  »  Un  commun supplice  réunit les trois martyrs qui regardaient Getulius comme leur chef.  Symphorose recueillit avec une respectueuse

 

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tendresse le corps de son époux, et l'ensevelit, disent les Actes, dans l'arenarium de sa maison de campagne, au pays des Sabins, en un lieu nommé Capris, près de la ville de Tibur, au delà du fleuve. On a lieu de penser que le corps du martyr Getulius fut transporté plus tard dans les vastes cryptes de la voie Lavicane, où l'on rencontre un centre historique connu sous le nom de Caemeterium, Zotici.

Le pontificat de Sixte touchait à son terme au moment du retour d'Hadrien à Rome. L'année 127 fut la dernière de sa sainte carrière. Il fut enseveli dans la crypte Vaticane, et l'église romaine  lui  donna  pour  successeur  Télesphore, Grec de nation, qui avait servi Dieu dans la vie monastique, comme semblent l'indiquer les mots ex anachorita, qu'on lit dans la chronique papale. Nous ne saurions ici nous arrêter à prouver que des hommes voués à Dieu par une consécration  spéciale, comme les  Nazaréens dans l'ancienne loi, pouvaient exister déjà au deuxième siècle.

L'élévation du nouveau pontife des chrétiens se trouvait coïncider avec les grands travaux qu'Hadrien exécutait dans Rome depuis son retour; mais le prince ne comptait pas faire un long séjour dans la capitale du monde. Après l'ingénieuse Grèce qui avait captivé le littérateur, l'Egypte attirait cette nature superstitieuse. Il fallait à Hadrien ces mystères, ces initiations,

 

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ces arcanes d'un monde plus antique et plus voisin des soupiraux de l'enfer. En l'année 13o, il repartit de  Rome et se dirigea vers  la vieille terre de toutes les idolâtries. Ce fut là qu'il sacrifia, sur la parole d'un prétendu oracle, l'ignoble instrument de ses débauches, le bel Antinous, à l'honneur duquel il consacra des temples et jusqu'à des villes, fondant, pour cet infâme favori, un culte nouveau, qui s'étendit au delà de l'Egypte et durait encore en plusieurs lieux un demi-siècle après la mort d'Hadrien. L'accès de spiritualisme qui avait donné naissance aux Hadrianées n'avait donc pas été, comme on le voit, de longue durée; en retour, Hadrien avait pris goût à la divinité. Il accepta des temples en Asie et même en Grèce; mais il recula devant la pensée d'en réclamer à Rome. Au reste il revenait d'Egypte, usé et fatigué de la vie, n'ayant retiré que l'ennui et le désenchantement, à la suite de tant de mouvement et de changements de scène.

Bientôt le séjour de Rome lui devint insupportable.  Il lui fallut se créer,  hors la ville, une retraite digne d'un César, où les heures s'écouleraient moins longues et plus agréables. Il choisit Tibur à cet effet, et construisit dans le voisinage cette villa superbe dont les débris étonnent encore.  Là furent reproduits à grands frais et avec toute l'exactitude possible les monuments de l'art et de la superstition qui l'avaient intéressé dans ses voyages. Les opérations magiques

 

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occupaient une partie de ses loisirs, et, quant aux sacrifices offerts aux dieux, il n'en était pas dans lesquels il ne cherchât un moyen d'occuper son penchant rêveur et superstitieux.

Ce fut pour lui un réveil pénible d'apprendre tout à coup que le fanatisme juif se relevait dans la Palestine, et que des bandes innombrables, commandées par un chef de brigands nommé Barcochébas, bravaient la puissance romaine, et annonçaient l'intention de soustraire la terre d'Israël au joug des gentils. Il fallut entreprendre une répression violente, et une armée romaine, sous la conduite de Julius Severus, écrasa ce dernier mouvement politique du judaïsme, à la suite de tels carnages qu'on ne peut les comparer qu'à ceux qui ensanglantèrent la Judée sous Titus.

La vengeance païenne d'Hadrien seconda en cette occasion la vengeance divine. Après le désastre de Jérusalem sous les Flaviens, le nom du moins de cette ville était demeuré. Le César voulut qu'il disparût de la terre. La ville de David dut s'appeler désormais Aelia Capitolina, et elle garda ce nom jusqu'à la paix de l'Eglise. Alors Jérusalem reparut; mais ce n'était plus qu'un humble siège épiscopal, suffragant de la métropole de Césarée de Palestine. Jusqu'à la ruine définitive sous Hadrien, le siège de saint Jacques avait vu se succéder quatorze évêques, tous juifs sans exception; le premier évêque d' Aelia Capitolina se nommait Marc, et était sorti de la gentilité.

 

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Le dernier reflet du judaïsme s'effaçait de l'Eglise, et des deux capitales du culte de Dieu, Jérusalem et Rome, Rome seule survivait, non seulement par les droits irréfragables de Pierre, mais parce que Dieu ne pouvait plus souffrir le nom même de la cité déicide. La haine du judaïsme contre le christianisme s'en accrut encore. On  rencontra  plus  que  jamais  les juifs parmi les plus perfides et les plus habiles ennemis de l'Eglise,  et,  chose digne de remarque, jamais le paganisme, même après avoir souillé l'emplacement où fut Jérusalem,  ne demanda compte aux juifs de leur monothéisme ni de leur horreur pour les idoles.

L'instinct de Rome païenne, qui ne sentait pas encore à quel point le Christ l'avait blessée, mais qui se débattait cependant sous son étreinte, conduisit Hadrien à l'odieuse idée d'élever un temple à Jupiter Capitolin sur l'emplacement même où Salomon avait bâti le temple de Jéhovah. Il alla plus loin, et, provoquant le Christ en personne, il chercha, dans la ville renouvelée, ses traces divines pour les profaner, bien qu'il fût notoire que les chrétiens avaient refusé de prendre part à l'insurrection. Par ordre impérial, la statue de Vénus fut établie sur la colline du Calvaire; celle d'Adonis, sur la grotte de Bethléem, et celle de Jupiter,  au mont des Oliviers,  sur le lieu de l'Ascension. Mais tel est l'aveuglement des impies, qu'ils servent, sans le vouloir, aux desseins

 

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de Dieu. Ces monuments de l'idolâtrie marquèrent les lieux saints d'une manière ineffaçable, et, à la paix de l'Eglise, il ne fut besoin que de faire disparaître ces impures idoles, pour relever la gloire du Fils de Dieu, en ces lieux que les chrétiens d'Aelia Capitolina pouvaient d'autant moins oublier qu'on avait voulu les en repousser.

Cependant Hadrien ne perdait pas de vue son grand oeuvre à Tibur. La villa grandiose et fantastique qu'il avait élevée à si grands frais était enfin achevée. Il songea à en célébrer solennellement la dédicace; mais il voulut auparavant consulter les oracles sur la durée d'un monument  destiné  à  immortaliser  son nom. Il  lui fut répondu  par l'oracle  du  temple  d'Hercule qui était célèbre à Tibur : « La veuve Symphorose,  avec ses sept fils,  ne cesse de nous tourmenter en invoquant son Dieu. Qu'elle sacrifie, ainsi que ses enfants, et nous nous engageons à t'accorder tout ce que tu désires. »

La sainte veuve du martyr Getulius était ainsi désignée par l'enfer lui-même au ressentiment d'Hadrien. Rome allait voir immoler à ses portes une émule de la mère des Machabées, et un Antiochus ne manquerait ni à elle, ni à ses fils. Peu d'années après, un holocauste tout semblable s'offrit dans l'enceinte même de Rome, en sorte que l'Eglise chrétienne n'eut plus rien à envier à l'ancienne alliance, si justement fière d'avoir

 

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une fois produit une telle mère et de tels fils.

Symphorose, entourée de ses sept enfants, fut amenée en présence d'Hadrien,  qui espéra un moment que quelques bienveillantes paroles, sorties de la bouche du maître du monde, triompheraient de la résistance d'une faible femme. La martyre répondit avec dignité : « Mon mari Getulius et son frère Amantius étaient tribuns dans tes armées. Ils ont enduré les supplices plutôt que de consentir à sacrifier aux idoles ; comme de vaillants athlètes, il ont, en mourant, vaincu tes  démons;  maintenant mêlés  aux anges,  ils jouissent dans les cieux d'une vie sans fin à la cour du roi éternel. » La feinte modération d'Hadrien ne put tenir à cette réponse. « Ou tu vas sacrifier avec tes fils aux tout-puissants dieux, s'écria-t-il d'un ton menaçant, ou je te fais immoler toi-même avec tes enfants. — Et d'où me vient ce bonheur, reprit Symphorose, d'être offerte avec mes fils comme une hostie à Dieu? — Mais c'est à mes dieux, dit l'empereur, que je te ferai immoler. — Tes dieux, repartit Symphorose, ne peuvent pas me recevoir en sacrifice; mais si tu me fais consumer par les flammes pour le nom du Christ mon Dieu, c'est alors que je brûlerai bien plus ardemment encore tes démons. — A toi de choisir, dit Hadrien : ou sacrifie à mes dieux, ou attends-toi à périr d'une fin cruelle. — Ne te flatte pas, reprit la martyre, d'émouvoir mon âme par une crainte de cette

 

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espèce; moi qui n'ai qu'un désir, celui d'aller me reposer près de mon époux Getulius, que tu as fait mourir pour le nom du Christ. » Hadrien la  fit aussitôt conduire au  temple d'Hercule, donnant ordre de la souffleter avec violence, et de la suspendre par les cheveux.  Ayant appris que rien ne pouvait abattre son courage, il commanda  de  la  précipiter dans  l'Anio  avec  une grosse pierre au cou. Symphorose avait à Tibur un frère, membre du conseil de la ville : les Actes ne disent pas qu'il fût chrétien. II témoigna du moins son affection fraternelle en recueillant le corps de la martyre, et l'ensevelit à peu de distance de Tibur.

Le lendemain, Hadrien se fit amener les sept fils de Symphorose. Ils se nommaient Crescent, Julien, Nemesius, Primitivus, Justin, Stacteus et Eugène. Ils se montrèrent invincibles et dignes de leur mère. Par ordre de l'empereur, ils furent conduits près du temple d'Hercule, et immolés cruellement tous les sept. On laissa exposés toute la journée les corps des victimes de ce sacrifice humain, et, le lendemain, Hadrien ordonna qu'on les jetât dans une fosse profonde. C'était là une des scènes dont aimait à se repaître l'imagination malade d'un prince à qui, surtout en ce moment, il fallait du sang et de la superstition.  La haine des pontifes païens donna officiellement au lieu de ce sanglant sacrifice un nom d'exécration  : Ad septem biothanatos. Le

 

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biothanate était celui qui avait péri de mort violente. Ces aveugles ne se doutaient pas que cet endroit de la banlieue de Tibur serait un jour vénéré comme le théâtre de la plus noble victoire, et que la Rome nouvelle ouvrirait un de ses sanctuaires à la vaillante mère et à ses sept fils. Les Actes de ces saints martyrs, qui sont originaux, ajoutent qu'après leur immolation, il n'y eut pas de sang chrétien répandu à Rome durant un an et six mois, et qu'on en profita pour élever les trophées de ces glorieuses victimes. Leur martyre se rapporte au 18 juillet de l'année 136.

Un tel incident tenait peu de place dans la vie d'Hadrien, perdu d'ennui au milieu des chefs-d'oeuvre de sa villa. Sa santé allait s'altérant de plus en plus, et les sentences de mort arbitrairement lancées venaient sans cesse effrayer le sénat et la ville. Sénateurs, affranchis, miliciens, rien n'était à l'abri. Au milieu de ses accès de mélancolie, qui l'entraînaient parfois jusqu'à la tentation du suicide, le César préparait un tombeau magnifique pour recevoir ses cendres; mais il avait dû songer aussi à se donner un successeur dans l'Empire. Son choix était allé chercher un Lucius Verus, issu de la famille étrusque des Ceionii. Tout annonçait dans ce personnage un triste César; mais le monde en fut débarrassé après deux ans, Hadrien vivant encore. Il fallut un nouveau choix. Le vieil empereur se décida

 

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en  faveur d'Aurelius Antoninus. Celui-ci était fils du consul Aurelius Fulvus, déjà connu dans nos récits. Il avait épousé Annia Faustina, fille d'Annius  Verus,  préfet de  Rome et trois  fois consul.  Hadrien  exigea  qu'Antonin  adoptât  à son tour Marcus Annius Aurelius, neveu de sa femme, et Lucius Aelius Verus, âgé de huit ans, fils de Lucius Verus à qui la mort venait d'enlever l'héritage de l'Empire.

La famille Annia, nouvelle comme l'avait été celle  des  Flavii, allait  donc  arriver  aux  premières grandeurs de la terre.  Par son alliance avec Antonin, elle entrait en part de la dignité impériale,  et Marc-Aurèle,  qui devait succéder à Antonin, la porterait bientôt sur le trône. Nous aurons à montrer le christianisme pénétrant jusque dans son sein, vers la fin du siècle, de même qu'il avait fait son choix parmi les Flavii, sans consulter Vespasien, et dans les Ulpii, sans en prévenir Trajan.

Cependant le vieux César se débattait entre les serres de la mort qu'il avait si souvent appelée. Antonin dut veiller sans cesse à arrêter les projets homicides que son père adoptif formait chaque jour contre sa propre vie. Enfin le malade transporté à Baïes y expira le 10 juillet 138, et Antonin prit les rênes de l'Empire.

Au début de cette même année, le saint pape Télesphore avait terminé son pontificat par un martyre que saint Irénée appelle glorieux. Il fut

 

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enseveli dans la crypte Vaticane, et promptement remplacé sur le siège apostolique par Hygin. Celui-ci, comme son prédécesseur, était grec d'origine, né à Athènes, et il avait porté le manteau de philosophe. Le Liber pontificalis déclare que le nom de son père est demeuré inconnu. Ainsi l'année 138 voyait commencer presque en même temps le règne d'Antonin et le pontificat d’Hygin, qui devait s'asseoir à peine quelques années sur la chaire de saint Pierre.

 

CHAPITRE X (138-160)

 

Antonin empereur. — Pontificat de saint Hygin. — Hérésies de Saturnin, de Basilide et de Carpocrate. — Infamies des sectateurs de ce dernier. — Origine des calomnies contre les chrétiens. — Valentin et Cerdon repoussés de. l'église romaine. — Pontificat de saint Pie. — L'hérétique Marcion. — Menaces de persécution. — Saint Justin. — Son apologie. — Edit de tolérance d'Antonin. — Le christianisme pénètre dans la famille des Annii. — Sainte Praxède et sainte Pudentienne, filles du second Cornelius Pudens. — Privilège accordé à la maison du Viminal. — Nouvelle église aux Thermes de Novatus. — Constitutum du pape saint Pie sur la célébration de la Pâque. — Hermès et le livre du Pasteur. — L'allégorie de la tour. — Pontificat de saint Anicet. — Saint Polycarpe à Rome.

 

Antonin a mérité la reconnaissance de l'Eglise. Peu de princes, dans l'histoire, apparaissent aussi équitables, aussi remarquables par la bonté, et ont su unir avec une si haute puissance une telle

 

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modération et une telle possession de soi-même. Sa tolérance envers les chrétiens ne peut être comparée qu'à celle que fit paraître Alexandre Sévère au siècle suivant. Les progrès de l'Eglise, sous ce règne, durent être considérables dans Rome, grâce à une liberté dont on n'avait pas encore joui jusqu'alors. Hygin en profita pour régler  les  charges  ecclésiastiques  dans  son clergé.

Les quelques mots que nous fournit le Liber pontificalis doivent s'entendre d'un complément d'organisation.  Nous avons déjà vu saint Clément créer sept notaires, et saint Evariste attribuer un prêtre spécial à chacun des vingt-cinq titres de la ville. Restait à instituer des officiers pour d'autres emplois rendus nécessaires par le développement de la chrétienté urbaine. La richesse temporelle s'était accrue d'une manière considérable; on ne tardera pas à en voir la preuve sous le pontificat de Soter. Une administration en règle était donc devenue nécessaire. C'est aux diacres qu'elle était confiée; mais la part principale fut dévolue de bonne heure à celui d'entre eux qui portait le titre d'archidiacre. La garde des archives, la rédaction  des  correspondances  avec toutes les églises, l'expédition des lettres formées, toutes les branches de service d'un si vaste corps, exigeaient des clercs spécialement députés à leurs offices. Le soin des cimetières dont le nombre s'accroissait de jour en jour,  la sépulture des

 

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martyrs, réclamaient aussi des hommes fidèles, dont le zèle fût à la hauteur de ces importantes fonctions. Hygin s'occupa de satisfaire à tous ces besoins, et le gouvernement de l'église romaine fut mis sur un pied respectable, comme il convenait à l'église principale.

Au milieu de tant de soins, le pieux pontife eut à subir une dure épreuve : ce fut, dans Rome, l'invasion des hérésies orientales. Depuis la défaite de Simon le Mage,  la chrétienté romaine avait joui d'une paix profonde relativement à la doctrine. Les hérésies judaïsantes avaient fini par s'épuiser, même en Orient; mais le père du mensonge ne renonçait pas à séduire les âmes, en propageant des systèmes hostiles à la foi. L'Orient lui tenait en réserve, pour attaquer le symbole chrétien, d'un côté le panthéisme qui faisait le fond des théogonies égyptiennes; de l'autre Je dualisme qui, de la Perse,  infectait une partie de l'Asie. Simon avait, du premier coup, essayé une  synthèse  de  ces  erreurs  diverses;  mais  il s'était éteint rapidement, et son hérésie multiple allait être reprise en sous-oeuvre. L'explosion eut lieu en Orient cette fois encore. Au même moment où un sectaire nommé Saturnin émettait son enseignement fondé sur le dualisme, Basilide produisait la théorie panthéiste de l'émanation sous des obscurités calculées qui devaient en voiler les conséquences aux âmes honnêtes. Son disciple Carpocrate eut moins de pudeur, et

 

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dans cette branche de la secte se produisirent bientôt les plus infâmes pratiques. Ce furent ces horreurs qui, ayant été constatées malgré le mystère dont les carpocratiens les entouraient, donnèrent lieu aux atroces calomnies que juifs et païens firent planer, durant plus d'un siècle, sur les chrétiens et sur leurs assemblées. Incestes, promiscuité, anthropophagie, rien n'était mieux démontré que ces crimes, par les découvertes que fit la police de l'Empire dans ces bas-fonds de l'hérésie. Les carpocratiens se vantant d'appartenir au christianisme, il fut aisé aux ennemis de la nouvelle religion, en s'adressant à la crédulité populaire, de répéter et de faire croire en tous lieux que telles étaient les moeurs des sectateurs du Christ.

Un autre rameau du panthéisme, à l'état d'hérésie chrétienne, fut le système de Valentin qui prétendait posséder la gnose supérieure. Un amas de rêveries d'où sortaient ces « interminables généalogies » que saint Paul avait signalées d'avance ( I  Tim., 1), formait le caractère de cette secte qui s'étendit et séduisit beaucoup d'imaginations, jusqu'à ce qu'épuisée par les divisions et subdivisions qu'elle enfantait, elle s'affaissât sur elle-même. Valentin, philosophe égyptien, puis chrétien, avait aspiré à la dignité épiscopale. On le trouva suspect, et son ambition déçue l'entraîna dans la voie de la perdition. Après avoir tenté quelques essais en Orient, il eut l'idée de

 

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se montrer à Rome. La vigilance d'Hygin ne tarda pas à démasquer ses mauvais desseins. Par trois fois, il fut condamné et signalé aux fidèles comme un docteur d'impiété, et, ne trouvant pas de crédit pour sa secte, il quitta Rome et s'en alla en Chypre, où il donna pleine carrière à son dogmatisme insensé.

A peine Valentin avait-il délivré l'église romaine de sa présence, qu'un autre sectaire oriental venait à son tour y chercher fortune. C'était Cerdon, disciple de Saturnin, et, comme lui, apôtre du dualisme. Il fut aisé à Hygin de démêler le loup sous ses peaux de brebis. En face de la majesté du siège de Pierre, Cerdon ne put tenir longtemps. Il abjura son erreur; mais le sectaire ne pouvait mourir en lui. Il revint à son vomissement, et Hygin se vit contraint de le dénoncer et de l'expulser de l'Eglise. Ce fut au milieu de ces labeurs que le zélé pontife quitta ce monde, pour aller recevoir la récompense de sa fidélité dans la garde du dépôt de la foi. Il mourut en l'année 142 , et son corps fut déposé, près de ceux de ses prédécesseurs, à l'ombre de la crypte Vaticane.

Pie Ier fut élu à la papauté en remplacement d'Hygin. II était d'Aquilée, et avait un frère, nommé Pastor, qui servait l'église romaine en qualité de prêtre. Il est probable que le nom sous lequel ils sont connus l'un et l'autre n'était que leur cognomen. Quoi qu'il en soit, on trouve

 

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sur les fastes, à l'année 163, un consul du nom de Pastor.

Les premiers jours du pontificat de Pie furent troublés par l'arrivée d'un nouveau sectaire que l'Orient dirigeait encore sur Rome. C'était Marcion, né à Sinope en Paphlagonie. Excommunié pour un crime par son évêque qui était aussi son père, il venait demander sa réhabilitation à l'église romaine. On  lui  répondit que  cette faveur pourrait lui être accordée,  lorsque son évêque aurait levé la sentence portée contre lui. Marcion, dans sa colère, réplique que, puisque l'église romaine lui déniait sa communion,  il allait désormais tout mettre en jeu pour la déchirer. Il alla donc trouver l'hérétique Cerdon, qu'il dépassa bientôt en  audace,  et scandalisa la chrétienté de Rome, en dogmatisant avec fureur, non seulement sous le pontificat de Pie, mais jusque sous Eleuthère. Prenant aussi pour base la doctrine des deux principes, il jugea à propos de simplifier les systèmes orientaux, afin d'arriver à un enseignement plus acceptable aux imaginations moins fantastiques de l'Occident.

Ces efforts de l'hérésie pour s'implanter dans Rome devaient être vains.  Quelques  chrétiens sans doute pouvaient être séduits et payer cher leur imprudence ou leur vanité; mais rien n'était capable de porter atteinte à la pureté de l'église mère. Sa foi, maintenue indéfectible par la prière du Christ, la rendait semblable au rocher, sur

 

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lequel le serpent ne saurait laisser sa trace. (Origène, In Matth., sect. XII.) Pour l'hérétique et pour l'hérésie, elle n'avait que des anathèmes; mais durant plusieurs siècles il lui faudra vivre ayant, non dans son sein, mais près d'elle, de dangereux et obstinés sectaires. Ses vrais enfants ne seront pas trompés; ils savent tenir à leur place ces prédicants de l'erreur. « Il est en effet, écrivait saint Justin à l'époque où nous sommes parvenus, il est des hommes qui se professent chrétiens et qui ne tiennent pas la doctrine de Jésus-Christ. Nous, ses disciples, nous n'en sommes que plus fermes dans la foi; car il nous avait annoncé leur venue. En dépit de leur prétention de se couvrir du nom de Jésus, nous ne les désignons pas autrement que par le nom de l'auteur de leur secte. Nous ne communiquons avec aucun d'eux, sachant que, dans leur impiété, ils ne sont pas les adorateurs de Jésus, et ne le confessent que de bouche. Semblables aux gentils, qui appellent Dieu l'ouvrage de leurs mains, c'est eux-mêmes et eux seuls qui s'imposent le nom de chrétiens, et ils participent à des sacrifices qui ne sont que crime et impiété. » (Dialog. cont. Tryph., cap. XXXV.)

Cependant un bruit de persécution s'était fait entendre sous le bienveillant Antonin. Le péril des chrétiens ne venait pas de quelque nouvel édit, mais de l'aveuglement du peuple qui s'en prenait à eux et réclamait leur supplice, lorsque

 

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quelque calamité venait à tomber sur une ville ou sur une province. Le règne d'Antonin ne fut pas exempt de  ces  secousses qui agitaient les populations, et tenaient en éveil leurs mauvais instincts. Des tremblements de terre dans l'Asie Mineure et dans l'île de Rhodes, l'inondation du Tibre, la peste et la famine, de fréquents incendies à Antioche, à Carthage, à Narbonne, à Rome même, où le feu dévora trois cent quarante maisons; c'était plus qu'il n'en fallait pour surexciter les fureurs de la multitude contre les chrétiens. Il dut y avoir et il y eut en effet çà et là quelques martyrs, et on avait lieu de craindre que la persécution ne vînt à s'étendre. Antonin, par son caractère personnel,  ne causait aucune inquiétude à l'Eglise; mais son futur successeur, Marc-Aurèle, qui affectait des tendances vers la philosophie, ne  préparait-il  pas  aux  chrétiens  des épreuves sur lesquelles la prudence les obligeait de compter? Il était notoire que la philosophie ne dédaignait pas  seulement le  christianisme, mais qu'elle le jalousait et le haïssait. Le rhéteur Fronton, précepteur du jeune prince, était soupçonné d'être ennemi des chrétiens, et il se montra tel dans la suite. Lucien poursuivait de ses sarcasmes leur religion dans ses Dialogues, et l'épicurien Celse venait de publier un livre contre le christianisme, sous le titre ambitieux de Discours ami de la Vérité. L'auteur s'était donné la peine de lire les livres des chrétiens, et l'attaque

 

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était conduite avec habileté et malice, comme à l'égard d'un adversaire plus redouté encore que méprisé.

Entre les systèmes de la philosophie, c'était la nuance stoïcienne qu'avait adoptée le jeune Marc-Aurèle, et il s'en donna les airs toute sa vie. Ce genre de sagesse avait cela de commode que ses sectateurs  pouvaient emprunter au  christianisme, en fait de morale, tout ce que bon leur semblait, et s'en parer comme d'un produit de leur école.  Epictète avait été un grand maître dans ce système d'assimilation, et l'on ne peut disconvenir que beaucoup de traits de sa morale ont été délicatement choisis dans celle des chrétiens.  Quant à Celse, il ne se faisait pas faute d'être épicurien; mais les deux tendances s'unissaient en parfaite alliance pour faire la guerre au christianisme, qui réprouvait à la fois l'orgueil du stoïcien et les honteux abaissements du sensualisme.  Quant aux rites païens,  ils faisaient partie de la constitution de l'Empire; les uns et les autres les pratiquaient extérieurement sans y attacher d'importance, à moins qu'il ne s'agît d'y soumettre les chrétiens par la violence et par les supplices.

Dans cette situation, il pouvait être avantageux de tenter auprès d'Antonin ce qui avait réussi jusqu'à un certain point à Quadrat et à Aristide auprès d'Hadrien. Une nouvelle apologie du christianisme, déposée aux mains des maîtres du

 

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monde, aurait l'avantage d'être un appel à l'opinion publique, en même temps qu'à la conscience probe d'Antonin. La disposition peu bienveillante de la philosophie envers le christianisme, à la veille d'un règne comme celui qui se préparait, semblait aussi demander que l'apologiste lui-même ne fût pas étranger à la philosophie.

A ce moment l'église romaine possédait dans son sein un homme arrivé à la foi chrétienne, après avoir fréquenté les diverses écoles de la sagesse mondaine. Tour à tour disciple de Zenon, d'Aristote, de Pythagore et de Platon, il avait frappé à toutes les portes, hors à celle d'Epicure, cherchant la vérité; mais il ne l'avait rencontrée qu'à l'école du Christ, où s'étaient enfin fixés son intelligence et son coeur. Il était né sous Trajan à Flavia Neapolis, ville samaritaine transformée par Vespasien en colonie romaine, et sortait d'une famille grecque. Le désir de puiser à la source apostolique une plus parfaite intelligence de la doctrine divine à laquelle il avait désormais voué sa vie, l'amena à Rome, où il changea son nom grec Symmetrius en celui de Justin qui en était la traduction latine. L'église romaine ne tarda pas à apprécier le mérite de ce philosophe que la foi chrétienne avait conquis pour toujours, et il fut élevé à l'ordre de prêtrise. Une candeur et une générosité d'âme, telles que les païens n'en auraient pu même concevoir l’idée,

 

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formaient son caractère, et il était véritablement digne de servir d'organe aux remontrances de l'Eglise, en cette solennelle occasion.

Avant l'année 15o, l'apologie de Justin fut déposée entre les mains d'Antonin à qui l'auteur l'adressait, ainsi qu'à Marc-Aurèle et à Lucius Verus, qui y sont qualifiés l'un et l'autre de philosophes. Le ton de ce mémoire est d'une fermeté et d'un désintéressement de la vie, qui durent étrangement étonner ces gentils. Justin se plaint des violences dont les chrétiens vont devenir de nouveau les victimes. Il les montre résolus à tout braver, plutôt que de renoncer à leur foi; mais en même temps il s'applique à faire voir que c'est cette foi même qui les attache à la vertu, dont la pratique est si favorable à la société et au pouvoir qui la régit. Il établit que les chrétiens sont sujets fidèles par motif de conscience, et que César n'a pas plus à craindre d'eux qu'ils n'ont eux-mêmes peur de César. Après avoir réfuté l'absurde accusation d'athéisme dont on les chargeait, il aborde les dogmes qui sont l'objet de leur croyance, et il en montre le fondement et la beauté. Il n'est pas jusqu'à la croix elle-même, si odieuse aux païens, qu'il ne confesse et ne relève comme un trophée glorieux. Mais il importait aussi de dissoudre les calomnies atroces lancées de toutes parts contre les chrétiens, à la suite des découvertes que la police romaine avait faites sur les moeurs des carpocratiens. Justin se

 

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trouve donc amené à dévoiler tous les mystères de l'initiation chrétienne, le baptême avec ses rites et ses engagements à la vertu, le sacrifice avec la transformation du pain et du vin en le corps et le sang de Jésus, n'omettant rien de ce qui se passait dans les assemblées des fidèles. Pour découvrir ainsi à des païens jusqu'aux mystères que la discipline de l'Eglise ne permettait de confier aux catéchumènes qu'à la veille de leur baptême, il avait fallu la dernière extrémité; et l'avocat du christianisme fut, sans doute, autorisé par le pouvoir compétent à déroger pour cette circonstance à la loi de l'arcane, que l'on sait avoir été fidèlement maintenue dans l'Eglise avant et après l'apologie de saint Justin.

A la fin de ce mémoire éloquent dans sa simplicité, Justin formule l'unique demande des chrétiens à César. Elle consiste à réclamer l'application des mesures prescrites par Hadrien au proconsul d'Asie Minucius Fundanus. Si un chrétien est dénoncé, que l'accusateur fasse contre lui la preuve d'un autre délit que du délit du christianisme; autrement, que l'accusé soit renvoyé de la plainte.

Les espérances furent dépassées. Le vieil empereur termina la question en adressant, vers l'an 152, un rescrit à l'assemblée des villes d'Asie. C'était en cette contrée que le soulèvement contre les chrétiens s'était produit avec plus de violence, à l'occasion des tremblements

 

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de terre. Antonin rappelle dans ce rescrit la décision donnée autrefois par Hadrien, et, enchérissant sur ce que cette décision avait déjà de favorable, il statue que si l'accusation de christianisme est encore portée contre un particulier, le dénonciateur, lors même qu'il ferait la preuve de son accusation, sera puni lui-même comme coupable d'un délit. Cette disposition fut aussitôt mise en pratique dans l'Empire, et Justin lui-même nous l'apprend indirectement, lorsque, s'adressant aux juifs, dans son Dialogue avec Tryphon, il leur dit : « Vous ne pouvez plus aujourd'hui nous maltraiter, parce que ceux qui ont empire sur vous, vous le défendent; mais dans le passé, toutes les fois qu'il vous a été possible, vous l'avez fait. » (Cap. XVI.)

La nécessité où nous sommes de réduire nos récits nous oblige à ne faire que mentionner le rôle du prêtre Justin dans l'église romaine, en qualité de chef de l'école chrétienne qui commence à lui, et se poursuit jusque dans le cours du troisième siècle. Nous ne dirons non plus qu'un seul mot, d'après saint Jérôme, du grand travail qu'il publia pour la réfutation des hérésies qui avaient paru jusqu'alors, ainsi que du traité spécial qu'il écrivit contre Marcion, lequel, s'étant implanté dans Rome, continuait de tendre des pièges; mais ce qu'il importe de faire ressortir, c'est l'abondance des citations qu'il emprunte aux Evangiles et aux autres livres du

 

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Nouveau Testament. Il a fallu toute l'insolence de l'école hégélienne pour oser parler d'une fabrication lente et successive de ces textes sacrés que nous voyons cités mot à mot tels que nous les avons, par saint Clément au premier siècle, et au deuxième par saint Justin et saint Irénée. C'est trop perdre de vue la dignité, la circonspection, les communications incessantes qui faisaient le caractère de l'immense société chrétienne. La période des Antonins est la plus civilisée dont ait joui l'Empire; c'est aussi celle où l'Eglise s'accrut davantage, quant au nombre et à la considération de ses membres.

Parmi les recrues que fit à Rome le christianisme sous les Antonins, il faut placer celles que lui fournit la famille Annia. Antonin avait pris dans cette famille sa femme Annia Faustina, et Marc-Aurèle était le propre neveu de cette impératrice. Or les monuments de Rome souterraine nous apportent la preuve incontestable de l'entrée des Annii dans l'Eglise chrétienne. Les cryptes de Lucine, sur la voie Appienne, ont fourni à M. de Rossi les inscriptions suivantes :

 

 

 

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Voici donc d'abord une Annia Faustina.  Le goût avec lequel sont traités les objets sculptés sur le sarcophage, et qui représentent des génies faisant la vendange,  ne dément pas la fin du deuxième siècle. La Lucinia Faustina qui vient ensuite, et dont le sarcophage offre même un peu plus d'archaïsme, ne saurait être contestée à la famille Annia dans laquelle on rencontre cinq femmes au moins avec le cognomen de Faustina. Acilia Vera n'est pas moins authentiquement un membre de la même famille, dans laquelle est usité le cognomen Verus.  Marc-Aurèle le porte sur ses inscriptions et sur ses médailles : Marcus Annius Aurelius Verus. Quant à Annius Catus, le nomen est exprès, et nous n'avons pas à justifier le cognomen. Les quatre inscriptions sont de la même époque, à en juger par les caractères.  Si on veut les descendre jusqu'aux premières années du troisième siècle,  il n'en demeure pas moins certain que ces Annii chrétiens ont dû vivre vers la fin du règne de Marc-Aurèle et sous celui de Commode, auxquels ils étaient unis par le sang.

Leur présence au cimetière de Lucine donne lieu à M. de Rossi de se demander quel lien pouvaient avoir les Annii avec les Caecilii, dont on trouve en si grand nombre les marbres dans cette région des catacombes. Il résout aisément la question, en rappelant qu'une Annia Faustina, petite-fille de Marc-Aurèle et nièce de Commode,

 

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épousa un Pomponius Bassus. Or le lien d'alliance qui unissait les Pomponii aux Caecilii date, ainsi que nous l'avons vu, des temps mêmes de la république, et la célèbre Lucine qui fit creuser la crypte de la voie Appienne, près du terrain des Caecilii, était à la fois Pomponia et Caecilia.

Mais il est temps de revenir à Cornélius Pu-dens, que nous avons connu dans sa première jeunesse, à l'avènement de Vespasien. Les Actes de sainte Praxède, rédigés malheureusement trop tard, ne peuvent être considérés comme un document incontestable dans toutes leurs parties; mais ils renferment, comme nous l'avons dit, certains détails que les monuments ont confirmés, et l'on peut s'en aider dans une certaine mesure pour éclairer et compléter les récits. Sans s'inquiéter de la chronologie, le rédacteur a confondu les deux Pudens, et par suite il a ouvert la voie à des difficultés inextricables. Maintenant que les deux personnages sont reconnus parfaitement distincts, toute difficulté est levée. Rien donc ne s'oppose à ce que disent les Actes, que Pudens prolongea sa vie jusqu'au pontificat de Pie Ier. On l'ensevelit au cimetière de famille, près de son père, l'hôte de saint Pierre, et de sa mère Priscille qui avait donné son nom à la catacombe. La région où reposèrent ces nobles et primitifs chrétiens est encore reconnaissable par la forme des loculi, et par le style antique des

 

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peintures sur le stuc dont les parois sont ornées. C'est là que M. de Rossi a découvert l'antique image de la Vierge dont nous parlerons plus tard.

Les deux filles de Cornélius Pudens, Praxède et Pudentienne, continuèrent d'habiter la maison paternelle du Viminal, que rendait si vénérable le séjour qu'y avait fait le prince des apôtres. Elles y vivaient dans la virginité, et l'une des deux au moins avait reçu le voile sacré, dont saint Clément, au siècle précédent, avait honoré Flavia Domitilla. Leur vie se passait dans la prière, et comme elles désiraient remplir jusqu'aux conseils même du Seigneur, elles se résolurent de vendre leur patrimoine, et d'en distribuer le prix aux pauvres. Leur maison, ainsi que nous l'avons dit plus haut, était un des centres de réunion pour les fidèles; mais elle pouvait être élevée à un degré supérieur encore, si le pontife consentait à y établir la fontaine baptismale qui était réservée aux principaux sanctuaires. La dignité que cette maison empruntait de ses grands souvenirs semblait appeler cette distinction. Les deux soeurs exprimèrent leur désir au prêtre Pastor, et Pie accorda le privilège. Les Actes disent qu'à la Pâque suivante, il n'y eut pas moins de quatre-vingt-seize personnes baptisées dans ce lieu vénérable. Une si noble origine a rendu sacrée à jamais la basilique Pudentienne,  le plus ancien titre de la ville sainte,

 

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connu aujourd'hui sous le nom d'église Sainte-Pudentienne. Elle est appelée aussi, dans les anciens documents, Titulus Pastoris, à cause du prêtre Pastor dont l'influence lui obtint de si grands honneurs, et qui probablement la desservit lui-même.

Une année et demie s'était à peine écoulée que Pudentienne s'envolait de ce inonde pour aller recevoir au ciel la couronne des vierges. Praxède conserva vingt-huit jours près d'elle le corps de sa soeur, et l'ensevelit à coté de leur père au cimetière de Priscille. Son affection pour cette soeur chérie a laissé dans l'hypogée des Pudens un monument que nos yeux voient encore. Sur une chaire pontificale, un vieillard est assis; près de lui est une jeune fille debout, tenant avec respect un voile qu'elle vient de recevoir du pontife. Un troisième personnage, debout aussi, accompagne le vieillard et complète la scène. Dans un tel lieu, et si l'on considère le style encore très correct de la peinture, il n'est pas difficile de reconnaître sur cette fresque la vierge Pudentienne, le pontife qui la consacra et le prêtre dont il fut assisté. Quel autre que Praxède elle-même, appelée à demeurer longtemps encore dans les luttes de la vie, a pu consacrer à son angélique soeur ce touchant témoignage de son respect et de sa tendresse, placé ainsi sous la garde des plus précieux souvenirs de leur famille? Il est naturel de rapporter cette fresque,  qui est une des  rares

 

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peintures historiques des catacombes, à la première moitié du deuxième siècle, la seconde ayant été agitée par la persécution de Marc-Aurèle, sous laquelle Praxède elle-même disparut de ce monde.

Les Actes nous font connaître un pieux Romain nommé Novatus, dont le frère appelé Timothée était prêtre de l'église romaine. Ce zélé chrétien aimait à venir prier dans l'église Pudentienne, et il appartient aux groupes de saints poison nages que nous voyons réunis autour de la vierge Praxède. Il possédait sur l'Esquilin des thermes qui n'étaient plus en usage, quoique la construction en fût belle et spacieuse. Sa piété le porta à consacrer cet édifice au culte de Dieu, et deux ans environ après la dédicace de l'église Pudentienne, sentant la mort approcher, il en légua la propriété à son frère Timothée, sous le nom duquel ce nouveau titre figura d'abord. Praxède obtint aisément de Pie l'érection de ce sanctuaire. L'église qui s'élève aujourd'hui sur son emplacement porte le nom de la vierge, et est encore pleine de son souvenir.

Le Liber ponlificalis s'accorde avec les Actes de sainte Praxède, pour attribuer à Pie un décret (Constitutum) qui intéressait l'Eglise entière. Selon les Actes, ce décret avait pour objet la fête de Pâque, dont il s'agissait d'amener la célébration au dimanche dans toutes les églises, nonobstant la pratique contraire qui était encore suivie dans

 

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un certain nombre de lieux. Cette question reparut vers la fin du siècle, sous le pontificat de Victor; mais déjà Pie avait senti la nécessité d'établir l'uniformité sur une matière si importante. Il rappelait aux églises lointaines la tradition que saint Pierre, ainsi que nous l'avons dit, avait laissée à ce sujet dans l'église de Rome, et qu'il semblait urgent d'appliquer à toute la chrétienté, maintenant que l'élément judaïque, envers lequel l'Eglise avait dû garder d'abord quelque ménagement, était complètement dissous. Nous verrons la suite de cette affaire sous le pontificat suivant.

Nous avons maintenant à parler du célèbre livre du Pasteur, dont il est question à cette époque, non seulement dans le Liber pontificalis, mais dans la chronique de Félix IV, et, ce qui est encore plus digne de remarque, dans le catalogue des papes du troisième siècle. On y parle d'un nommé Hermès, qualifié frère de Pie, auquel un ange, apparaissant sous la forme d'un pasteur, ordonne de consigner dans un livre ce qu'il lui a fait connaître. Nous avons rencontré sous le pontificat de Clément l'opuscule rédigé par Hermas, et qui porte avec lui sa date. La similitude des noms a fait unir sur les manuscrits l'oeuvre du premier siècle à celle du deuxième, et donner à cet ensemble le titre général de Livre du Pasteur. Or il n'est question de pasteur que dans les deux opuscules postérieurs,

 

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qui sont entièrement fondés sur l'apparition d'un ange, ayant les dehors d'un berger et servant d'initiateur à Hermès. On remarque seulement dans un passage du troisième livre qui est intitulé : les Similitudes, qu'une main étrangère a tenté de relier les visions de cette partie avec celles de la première; mais il n'est pas explicable qu'un même auteur ait pu traiter le même apologue à si peu de pages de distance, et reproduire avec des dissemblances si notables les détails moines qu'il vient de donner. En admettant deux auteurs, ce retour à un sujet déjà traité n'a rien qui étonne.  Nous donnerons ici quelques traits de l'allégorie du deuxième siècle, si supérieure en grâce et en poésie à celle du premier.

Le sujet est encore l'édification de l'Eglise sous la forme d'une tour, dont les pierres figurent les âmes. Le Pasteur conduit Hermès au lieu où se bâtit cette tour. Il lui montre d'abord une plaine sur laquelle s'élèvent douze montagnes d'aspect très divers, d'où doivent être tirés les matériaux. Ce sont les différentes classes d'hommes que la grâce appelle à former l'Eglise, les uns par la voie de la sainteté, les autres par celle de la pénitence.  Au  milieu de la plaine était une pierre blanche d'une vaste dimension, et surpassant en hauteur les  douze  montagnes. Sa  forme  était carrée, et elle pouvait porter le monde entier. Cette  pierre  semblait  d'une  haute  ancienneté; mais elle avait une porte récemment ouverte, et paix d'antonin

 

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il en sortait une lumière plus vive que celle du soleil. Le Pasteur enseigne à Hermès que cette pierre est le Fils de Dieu. Elle est ancienne, parce que le Fils de Dieu subsiste avant toute créature. Il a assisté au conseil du Père, lorsqu'il s'est agi de la création. La porte est récente, parce que c'est dans les derniers temps qu'elle a été ouverte, afin que, par elle, les élus pénètrent dans le royaume de Dieu, qui n'a pas d'autre accès. Près de la porte se tenaient douze vierges, placées deux à deux, vêtues de tuniques de lin, ayant le bras droit dégagé avec modestie, et se préparant à accomplir un travail. Elles étaient toutes d'une grande beauté, agiles et posées avec énergie, comme si elles avaient eu le ciel à soutenir. Le Pasteur révélera plus tard à Hermès le nom et la qualité de ces êtres surhumains. Tout à coup six hommes d'un aspect imposant, et tous semblables par les traits du visage, parurent. Ils en appelèrent d'autres qui leur étaient subordonnés, bien qu'ils fussent d'une même nature. Il fut dit plus tard à Hermès que les uns et les autres étaient des anges. Les premiers donnèrent l'ordre aux nouveaux venus de se mettre à bâtir la tour sur la pierre; car c'est avec le puissant concours des saints anges que s'élève l'Eglise.

Les travailleurs angéliques étaient aidés par les vierges, qui leur présentaient les pierres que les autres anges avaient la charge d'extraire des flancs des douze montagnes. Mais la tour ne

 

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s'achevait pas, parce que le Seigneur devait auparavant la visiter, afin de voir s'il n'était pas entré dans sa construction des pierres de rebut qui devraient être rejetées et remplacées. Le Seigneur vint en effet, et les vierges qui gardaient la tour accoururent au-devant de lui, et marchèrent à ses côtés. Il frappait les pierres avec une baguette qu'il avait à la main, et quelques-unes apparaissaient aussitôt couvertes de taches, et d'autres se fendaient. Le Seigneur commanda au Pasteur de purifier toutes ces pierres défectueuses, et de jeter au rebut celles qui ne pourraient convenir. Le Pasteur accomplit l'ordre du Seigneur.

Un grand nombre de ces pierres, ayant subi l'épreuve de la taille, furent replacées dans la construction par la main des vierges, les unes dans l'épaisseur des murs,  les autres  plus en évidence. Quant à celles qui restaient au rebut, elles furent enlevées par douze femmes qui se présentèrent vêtues de tuniques noires, sans ceinture, les épaules découvertes et les cheveux épars. Ces femmes avaient une beauté sauvage, et paraissaient triomphantes en reportant ces pierres aux montagnes d'où on les avait extraites. Le Pasteur les désigna par leur nom à Hermès  : « Ce sont d'abord, lui dit-il, la perfidie, l'intempérance, l'incrédulité et la volupté. Les huit autres sont la tristesse, la méchanceté, la débauche, la colère, le mensonge, la folie, l'enflure et la

 

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haine. Le serviteur de Dieu qui les hante, ajouta le Pasteur, pourra voir de ses yeux le royaume de Dieu, mais il n'y entrera pas. »

L'oeuvre de la tour étant achevée par les derniers soins du Pasteur et la coopération des douze vierges, celui-ci parla de se retirer et commanda à Hermès d'attendre son retour. « Que ferai-je, seul ici? répondit Hermès avec anxiété. — Mais tu ne seras pas seul, dit le Pasteur, puisque ces vierges restent avec toi. — Alors, Seigneur, reprit Hermès, recommande-moi à elles. » Le Pasteur les appela et leur dit : « Je vous recommande celui-ci, jusqu'à ce que je sois de retour. » Elles accueillirent l'étranger avec une gracieuse affabilité, surtout quatre d'entre elles qui semblaient supérieures aux autres; mais laissons Hermès parler lui-même.

« Elles me dirent ensuite : — Le Pasteur ne doit pas revenir ici aujourd'hui. — Que ferai-je donc? leur répondis-je. — Attends jusqu'au soir ; peut-être viendra-t-il, et parlera-t-il avec toi; autrement tu demeureras avec nous jusqu'à ce qu'il revienne. — J'attendrai jusqu'à ce soir. S'il ne revient pas, je retournerai à ma maison et je reviendrai le lendemain matin. — Tu nous as été confié; il ne t'est pas libre de t'éloigner de nous. — Mais où demeurerai-je? — Tu demeureras avec nous, non comme un époux, mais comme un frère. Ne l'es-tu pas en effet?

« Cette proposition me rendait confus; alors

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celle d'entre elles qui semblait la première me serra dans ses bras et me donna un baiser. Toutes les autres vinrent ensuite et m'embrassèrent fraternellement; puis, me conduisant vers la tour qu'elles  avaient élevée,  elles jouaient amicalement avec moi. Quelques-unes se mirent à chanter des psaumes, pendant que les autres formaient des choeurs de danse. Moi, je marchais avec elles, silencieux et comme rajeuni par la joie. Le soir étant venu, je voulus me retirer; elles me retinrent. Je restai donc cette nuit avec elles près de la tour. Elles déployèrent sur la terre leurs tuniques de lin, et, m'ayant placé au milieu d'elles, elles ne cessèrent de prier. Comme elles, je priais sans interruption et avec non moins d'ardeur. Leur joie était grande de me voir prier ainsi, et je demeurai dans leur compagnie jusqu'à ce que le jour parût.

« Lorsque nous eûmes adoré le Seigneur, le Pasteur arriva et leur dit : Vous ne l'avez point maltraité? Elles répondirent : Demande-lui. — Seigneur, dis-je à mon tour, j'ai éprouvé un grand bonheur en demeurant avec elles. — De quoi as-tu soupe? demanda-t-il. — Je me suis nourri toute la nuit des paroles du Seigneur, lui répondis-je. — Présentement, veux-tu m'écouter? me dit-il. — Oui, Seigneur, lui répondis-je, et je te prie de satisfaire aux questions que je vais t'adresser. Il me dit : Je remplirai ton désir et je ne te cacherai rien.  » Le Pasteur donna

 

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à Hermès les explications que nous avons indiquées plus haut sur les diverses parties de l'allégorie de la tour, et lorsque celui-ci lui demanda quelles étaient ces vierges qui s'étaient montrées si empressées à son égard, il répondit : « Ce sont les diverses opérations de l'Esprit-Saint dans les âmes; et nul homme ne peut entrer dans le royaume de Dieu qu'elles ne l'aient revêtu de leur propre tunique. Elles sont les puissances du Fils de Dieu, et en vain porterait-on son nom, si l'on n'était en outre revêtu de ces puissances. Tu as vu ces pierres qui ont été rejetées; elles portaient son nom, le nom de chrétien; mais elles n'étaient pas couvertes de la robe de ces vierges. — Et quelle est donc cette robe? demanda Hermès. — Ce sont leurs noms mêmes, répondit le Pasteur. Quiconque porte le nom du Fils de Dieu doit aussi porter le nom de ces vierges; car le Fils de Dieu lui-même le porte. Toutes elles ne sont qu'un même esprit, qu'un même corps, et c'est pour cela que leurs vêtements sont d'une même couleur. — Dis-moi maintenant leurs noms, Seigneur, reprit Hermès. — Le Pasteur répondit : Les quatre plus puissantes sont la foi, la tempérance, la force et la patience. Quant aux huit autres, voici leurs noms : la simplicité, l'innocence, la chasteté, la joie du coeur, la vérité, l'intelligence, la concorde et la charité. »

Le Pasteur continue d'expliquer à Hermès les

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autres parties de l'apologue dont nous venons de donner les principaux traits, et dont la supériorité sur celui d'Hermas pour l'étendue de la conception et l'importance des détails est de la plus haute  évidence. Nous  avons voulu seulement donner l'idée d'une oeuvre mystique qui se rapporte à l'époque de nos récits.  Rien ne révèle mieux la transformation opérée dans la partie chrétienne de la population de Rome, de cette ville usée par tous les genres de corruption civilisée,  que cette candeur,  cette paix de  l'âme, cette naïveté qui apparaissent d'une manière si touchante dans ces pages. Qu'on lise en regard les apologies de saint Justin; la même simplicité, la même énergie tranquille nous font découvrir une race d'hommes supérieurs à ce monde visible, et prêts à tout, même au martyre. On  s'explique  ces  épitaphes  concises des tombeaux chrétiens du premier âge, sur lesquels tout souvenir mondain est absent, où seulement on entend parfois le cri, Vivas in Deo,  et cet adieu, In pace. On se rend compte de l'expression naïve des personnages sur les peintures contemporaines  dont les  cubicula des catacombes sont ornés, et qui retracent à la fois tant de vie et tant de calme.

La belle allégorie de la tour occupa assez la pensée des chrétiens de cette époque primitive, pour qu'un monument nous soit resté de la popularité dont elle jouissait. Une fresque des

 

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catacombes de Naples, portant les caractères de l'époque des Antonins pour la pureté du dessin et la grâce de la composition, représente les vierges d'Hermès, dans leur robe blanche, employées à la construction de la tour. Ce sujet ne se retrouve pas dans la série des peintures des catacombes romaines, dont, il est vrai, la plus grande partie a péri par suite des dévastations et de l'incurie.

Le saint pape Pie Ier acheva son pontificat en l'année 15o, et on l'ensevelit dans la crypte Vaticane. L'église de Rome lui donna pour successeur Anicet, syrien de nation, dont le père se nommait Jean. Il habitait dans la ville un quartier désigné plus ou moins exactement par la chronique papale, sous le nom d'Omisa ou Amisa. Le nouveau pape trouvait l'Eglise en paix du côté de César; mais la chrétienté de Rome avait à souffrir de la part des hérétiques orientaux qui dogmatisaient en dehors de l'Eglise dont ils avaient été repoussés, et ne laissaient pas que d'entraîner dans leurs erreurs un certain nombre d'esprits. En même temps, on était préoccupé de la crainte de voir tôt ou tard une division éclater entre les orthodoxes sur la question de la Pâque, au sujet de laquelle le prédécesseur d'Anicet avait cru devoir faire une démonstration solennelle. Anicet tenait depuis peu de temps le gouvernail du vaisseau de l'Eglise, lorsqu'il vit arriver à Rome un  illustre vieillard,

 

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Polycarpe, évêque de Smyrne, disciple autrefois de l’évangéliste saint Jean, et bientôt appelé à la gloire du martyre. Emu au bruit qu'avait fait dans toute l'Eglise le Constitutum de Pie, il venait réclamer le maintien d'une coutume chère aux chrétiens d'Asie, et autorisée par la condescendance du disciple bien-aimé du Seigneur.

En vain Anicet chercha-t-il à le persuader des sages raisons qui avaient porté l'église romaine à choisir le jour du dimanche pour la célébration de la plus solennelle des fêtes, en vain s'efforça-t-il de démontrer à son hôte vénérable que le moment était venu de secouer le dernier lambeau des pratiques judaïques, Polycarpe ne demeura pas convaincu, et Anicet comprit que le moment n'était pas venu encore d'établir dans l'Eglise une parfaite uniformité sur ce point capital de la liturgie. Il renonça à presser davantage le vieillard dont il honorait la haute vertu, et remit à ses successeurs le soin de régler définitivement cette importante question, lorsque le temps aurait enlevé les difficultés de personnes, et amené déjà la plupart des églises, ainsi qu'il arriva, à la pratique romaine. Il voulut même donner à son peuple une preuve de l'estime qu'il professait pour Polycarpe, en l'invitant à célébrer solennellement les saints mystères dans l'assemblée des fidèles de Rome. Mais la soif du martyre dévorait le saint évêque, et il avait fallu le motif de prévenir les troubles dans son église et dans

 

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celle de la province d'Asie, pour lui faire entreprendre, à l'âge de quatre-vingts ans, un si long et si  laborieux voyage.  Il  se  sépara donc du successeur de Pierre avec l'espoir d'avoir conjuré de graves dissensions, et repartit pour Smyrne où la couronne l'attendait. Les Actes de son martyre attestent la persécution ouverte et la recherche des chrétiens par les magistrats de l'Empire. On doit donc reporter l'événement aux premières années de Marc-Aurèle,  et non à l'année  155, où l'Eglise jouissait encore de la tranquillité

 

CHAPITRE XI (161-171)

 

Pontificat de saint Soter. — Mort d'Antonin. — Marc-Aurèle empereur. — Sa philosophie hostile au christianisme. — Martyrs dans les derniers jours d'Antonin. — Deuxième apologie de saint Justin. — Sainte Félicité et ses sept fils martyrs. — Tombeau de saint Januarius et sa découverte récente. — Martyre de saint Justin. — Mort de sainte Praxède. — Largesses du pape saint Soter à l'église de Corinthe. — Puissance et richesse de l'église de Rome. — Développement de la société chrétienne dans l'Empire. — Dignités et honneurs conférés aux chrétiens. — Mélange des deux sociétés. — Les matrones chrétiennes.

 

Le pontificat d'Anicet ne s'étendit pas au delà de l'année 161, qui vit aussi mourir Antonin, prince digne des regrets de Rome, de l'Empire, et, nous ajouterons, de l'Eglise. Marc-Aurèle lui succéda, associant à l'Empire Lucius Verus. Anicet fut remplacé sur le siège apostolique par Soter. Le nouveau pape, né dans la Campanie, à Fundi, était le fils d'un nommé Concordius.

 

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Son pontificat fut plus agité que celui de ses prédécesseurs. Non seulement les hérésies, qu'aucune force extérieure ne réprimait, continuaient leurs ravages; mais la persécution, qui dormait sous Antonin, allait se réveiller sanglante et perfide sous son successeur. Il était possible de fondre en un même système d'oppression les rescrits de Trajan, d'Hadrien et d'Antonin. Pour cela, il suffisait d'un empereur peu bienveillant envers le christianisme. Ces trois décisions impériales avaient été de plus en plus favorables à la liberté des chrétiens, mais pas une, même celle d'Antonin, n'avait enlevé à ceux-ci la qualité de prévenus d'un délit contraire aux lois de l'Empire. Qu'importait que leurs dénonciateurs eussent été plus ou moins contenus, si un jour les magistrats recevaient l'ordre officiel ou tacite de donner suite à la dénonciation? Marc-Aurèle n'encourrait pas le reproche d'une tyrannie par trop odieuse, si, laissant tomber les adoucissements ajoutés par Hadrien et par Antonin, il s'en tenait à la ligne de conduite prescrite au proconsul de Bithynie par Trajan. Au fond c'était replacer les chrétiens sous la légalité établie à leur égard par Néron; on en était quitte pour ne pas l'avouer, et assurément les païens ne réclameraient pas. Quant aux chrétiens, ils réclamèrent, comme nous allons le voir.

Marc-Aurèle avait embrassé  la profession de philosophe. Le contraste de cette vie solennelle

 

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et supérieure au vulgaire lui avait semblé d'un grand effet sur le trône impérial. Il prépara son rôle de longue main, et le suivit jusqu'au bout. Après la prédication de l'Evangile, la philosophie n'était plus qu'une réaction de l'orgueil contre le christianisme qui l'avait dépassée, et la convainquait d'erreurs grossières dans toutes ses écoles sans exception. Le philosophe sincère, et véritable chercheur de la sagesse, accourait au baptême, comme saint Justin; les autres éprouvaient un éloignement instinctif pour une doctrine qui accueillait le pauvre et l'ignorant aussi bien que le riche et le savant, et n'avait pour l'un comme pour l'autre qu'un même symbole de foi, devant lequel toute pensée humaine devait s'incliner. L'opposition du juif et celle du philosophe contre le christianisme étaient donc de même nature. La religion du Christ disait à l'israélite que Moïse ne suffisait plus, au philosophe que la sagesse humaine n'est devant Dieu que folie; ni le juif ni le philosophe ne voulant se rendre, il ne leur restait que la haine.

Ce sentiment, s'il rendait le juif toujours plus obstiné et plus sourd à la voix de ses propres oracles, n'empêchait pas du moins le philosophe de discerner dans le christianisme certaines vérités dont la possession et même l'idée distincte avaient manqué aux écoles antiques. Le plagiat devenait tentant; on sut se le permettre, sans que la haine y perdît rien. ChezMarc-Aurèle, la spécialité

 

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était la morale. Il la trouvait toute faite dans l'enseignement chrétien, et, pas plus qu'Epictète, il ne se faisait faute d'y faire des emprunts, sans toutefois trahir la source. Les chrétiens étaient nombreux et puissants dans la société romaine, et il s'était formé insensiblement un courant qui transmettait déjà leurs principes jusqu'à ceux mêmes qui affectaient d'ignorer ce qu'était le christianisme. De là, sous les Antonins, une modification dans les lois, rendues plus conformes à l'équité naturelle. Hadrien avait fait quelque chose dans ce sens. Antonin suivit la même ligne, et Marc-Aurèle continua. C'était le progrès par le christianisme, sans avouer le christianisme.

Quant au dernier de ces empereurs, personne n'ignore avec quelle faveur il a été traité dans la postérité. On a tenu à le juger en faisant abstraction des faits dans lesquels est empreint son caractère véritable, et peu s'en faut que son apothéose ne se soit étendue jusqu'à nos temps. Ses admirateurs se sont fait une loi de l'apprécier uniquement par ses écrits, sans se rendre compte qu'il y pose continuellement. Ses Pensées sont une confidence vaniteuse qu'il daigne faire de sa grande âme, et la candeur de sentiment qui fait le caractère de ses lettres à Fronton rassure peu chez un homme qui répandit par système le sang innocent. On sait, au reste, que les anciens écrivaient d'ordinaire leurs lettres intimes dans la

 

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pensée qu'elles iraient plus loin que le destinataire, et un empereur assurément ne pouvait en douter.

La moralité de l'époux de Faustine ne saurait se soutenir, et l'on voit qu'elle a toujours embarrassé ses panégyristes. A l'égard de cette ignoble femme, Marc-Àurèle fut-il dupe ou complaisant? La première supposition n'est pas admissible; la seconde serait peu honorable dans un moraliste. Au fond, quelle base eût pu avoir une vertu sérieuse, chez un homme qu'aucun principe supérieur ne conduisait? Sur Dieu, sur l'âme, il en demeure  toujours,  dans  ses  écrits, au  scepticisme. En revanche, sa philosophie se combine parfaitement avec la superstition d'un païen vulgaire. Il ne fait rien pour arrêter la contagion du paganisme oriental qui précipitera la ruine de l'Empire; mais, dès qu'il s'agit du christianisme, son mépris et sa haine lui inspirent un sang-froid qui fait frémir. A peine sera-t-il assis sur le trône qu'on verra recommencer le carnage des chrétiens dans tout l'Empire. Ce philosophe est en même temps jaloux du courage des martyrs. Plaidant lâchement, au livre Xe de ses Pensées, la cause du suicide, qu'il propose comme 'e dénomment de la vie d'un sage, il conseille au philosophe une résolution qui doit être l'effet de mûres réflexions et d'un jugement arrêté. « Il faut se garder, dit-il, d'aller à la mort en enfants perdus, comme les chrétiens. » Marc-Aurèle ment

 

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ici à sa conscience. Il était à même d'apprendre, par l'Apologie de Justin et par les réponses des chrétiens aux interrogatoires des proconsuls, que si les martyrs s'offraient avec une noble ardeur à la mort, c'est parce qu'ils voulaient fuir le mal auquel on les provoquait, c'est parce qu'ils savaient qu'ils allaient à Dieu par cette voie. Et ce n'était pas la mort seulement que les martyrs affrontaient; c'étaient d'affreuses tortures inventées par la férocité païenne. Marc-Aurèle a mauvaise grâce de rappeler ces généreux sacrifices à ceux auxquels il conseille de sortir de cette vie par un attentat contre eux-mêmes, et qu'il essaye de rassurer, en leur suggérant les moyens les plus doux. On sut donc de bonne heure, dans tout l'Empire, qu'on ne lui déplairait pas en poursuivant les chrétiens à outrance.

Antonin vivait encore, et déjà l'audace païenne se montrait à découvert, grâce à la vieillesse de l'empereur et aux sentiments bien connus de son associé. En 160, la préfecture de la ville était aux mains de Q. Lollius Urbicus. Un fait en particulier annonça aux chrétiens de la ville que le règne d'Antonin n'existait plus que de nom. Deux époux avaient vécu dans le désordre durant plusieurs années. La femme rentra en elle-même, et, ayant ouvert les yeux à la lumière, elle embrassa généreusement le christianisme. Dès lors elle dirigea tous ses efforts pour amener son mari à une vie meilleure; mais cet homme s'étant

 

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jeté dans des désordres qui surpassaient encore ceux de sa vie antérieure, sa femme, après avoir pris conseil et à la suite d'une longue épreuve, sollicita la séparation que lui permettait la loi civile. Le mari alla aussitôt déposer une dénonciation contre elle, l'accusant de christianisme, auprès du préfet de Rome, Lollius Urbicus. Elle s'adressa à l'empereur,  pour obtenir un sursis qui devait lui donner le temps de régler ses affaires domestiques, avant de répondre à l'accusation. Irrité de ce délai, le mari tourna sa fureur contre un chrétien, nommé Ptolémée, qui avait initié sa femme au christianisme. Une dénonciation s'ensuivit, et Ptolémée comparut devant Urbicus.  Interrogé sur le seul  fait de savoir s'il était chrétien,  il s'avoua tel, et le préfet l'envoya au supplice. Un autre chrétien, présent au jugement et nommé Lucius, osa interpeller Urbicus, sur une conduite si opposée aux maximes qu'Antonin avait fait prévaloir dans les causes des chrétiens. « Es-tu donc aussi de ces gens-là? lui demanda le préfet. — Oui », répondit Lucius. Sans  autre  information, Urbicus  prononça  la peine de mort contre ce second chrétien.  « Je te rends grâces,  Urbicus, s'écria le martyr, de me délivrer du joug de tels maîtres, et de m'envoyer vers celui qui est le père et le roi plein de bonté.  »  Un troisième des auditeurs,  ayant déclaré de lui-même qu'il n'avait pas d'autres sentiments que les deux premiers, fut pareillement

 

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conduit au supplice. C'est ainsi que la persécution sournoise et sanguinaire débutait dans Rome.

Le prêtre Justin s'indigna de cette recrudescence d'une guerre que sa première Apologie semblait avoir conjurée pour longtemps. Il entreprit une nouvelle défense des chrétiens, qui devait être présentée à Antonin lui-même, ainsi qu'à Marc-Aurèle et à son frère adoptif Lucius Verus. Il y débute en racontant les faits que nous venons de relater, et qui venaient de se passer dans Rome même sous les yeux des Césars, et il se plaint que des attentats semblables aient lieu à la même heure dans toutes les provinces de l'Empire, avec le concours des magistrats. Les chrétiens cependant ont été justifiés; la précédente Apologie a exposé ce qu'ils croient, ce qu'ils font, ce qu'ils désirent. Si, nonobstant, on veut de nouveau les soumettre à la persécution, que l'on sache qu'ils sont prêts à tout souffrir pour la vérité, et qu'ils ne renieront pas leur foi. Quant à lui Justin, il compte personnellement sur les embûches perfides de Crescens le Cynique, qui ne lui pardonne pas d'avoir confondu ses calomnies, en dévoilant aux yeux de tous sa profonde ignorance. En attendant, Justin réclame une dernière fois de la justice des Césars, non plus seulement la tolérance, mais même la protection; car c'est l'équité qui l'exige en ce moment, de la part d'un prince disciple de la

 

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philosophie. Justin réclamait en vain, ainsi qu'un peu plus tard Méliton, évoque de Sardes, qui envoyait de l'Asie Mineure à Marc-Aurèle les éloquentes réclamations des chrétiens. (PITRA, Spicileg. Solesm., tom. II.)

En l'année 162, un coup d'autorité judiciaire vint révéler aux chrétiens de Rome l'inanité de leurs requêtes.  La préfecture de  la ville avait passé aux mains de Publius Salvius Julianus, qui l'occupa deux ans. Les populations étaient surexcitées dès l'année précédente par les inondations et par la famine,  et l'orage grondait d'autant plus contre les chrétiens. Une matrone illustre, désignée sous le nom de Felicitas par les Actes de son martyre, vivait à Rome dans la retraite et la prière,  entourée  de  sept fils  qu'elle élevait dans  la foi  chrétienne.  Le  cognomen  féminin Félicitas ne saurait nous renseigner sur la famille à laquelle elle appartenait. On le trouve porté par de nombreux membres des familles Cornelia, Caecilia, Valeria, Claudia, Julia, Bruttia, etc.; ce qui donnerait à entendre qu'il annonçait une certaine distinction dans la personne. Il est hors de doute qu'une chrétienne devait y attacher un sens plus élevé que le vulgaire. Saint Augustin en relève avec éloquence la gracieuse convenance chez une martyre, à propos de l'esclave Félicitas, compagne de Perpétue dans l'amphithéâtre de Cartilage.

Les Actes de sainte Félicité sont historiques,

 

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au jugement des critiques les plus exigeants, et l'on ne doit pas s'inquiéter des légers défauts qu'un rédacteur inhabile leur a imposés, comme il arrive si souvent, en employant des termes qui le montrent déjà quelque peu éloigné du temps où les choses s'étaient passées. Il ne serait pas plus raisonnable de voir un indice de supposition dans le rapport qui unit les deux martyres Symphorose et Félicité, ayant chacune sept fils. L'une a souffert à Tibur sous Hadrien, l'autre à Rome sous Marc-Aurèle. Leurs sépultures, distantes l'une de l'autre et parfaitement connues, ainsi que celles de leurs enfants, empêchent toute confusion. S'il prenait fantaisie à quelqu'un de susciter ici une controverse du genre de celle qui s'est élevée au sujet des deux Urbain, le moyen de solution serait le même; il consisterait à produire et à peser les faits. Une plus grande habitude des monuments de l'archéologie chrétienne de Rome épargnerait beaucoup de surprises, et préviendrait à propos les confusions topographiques et chronologiques chez ceux qui se croient trop aisément maîtres dans une matière qui jusqu'ici n'avait pas fait l'objet de leurs études. Quoi d'étonnant qu'il ait plu à Dieu que Tibur ne fût pas seul témoin de cette sublime reproduction de la mère des sept frères Machabées, et qu'il ait voulu laisser dans Rome même comme un second renouvellement de ce fait qui est la gloire des annales juives?

 

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Félicité menait dans Rome une vie obscure malgré son rang. Tout entière aux bonnes oeuvres et au soin de ses fils, elle semblait devoir échapper à ces infâmes dénonciateurs qui pouvaient toujours, quand bon leur semblait, traîner un chrétien au prétoire. Elle ne put éviter cependant les regards des prêtres païens, auxquels l'instinct avait révélé en elle une ennemie des dieux. Félicité étant veuve, et n'ayant pas conservé de relations avec le monde, se trouvait sans défense,  et pouvait être impunément attaquée. Elle fut donc traduite devant le préfet de Rome que les Actes désignent seulement par son praenomen Publius.  C'est au savant Borghesi que nous devons de pouvoir décliner la nomenclature entière de ce personnage. (Lettres, tome II.) Publius l'invita d'abord à rendre raison de l'accusation portée contre elle, et il essaya de gagner la courageuse femme par des paroles flatteuses qui témoignaient de sa considération pour une personne de haut rang.  Il  insistait en même temps sur le danger de la résistance. « Ni tes caresses, ni tes menaces n'ont prise sur moi, répondit Félicité. J'ai en moi l'Esprit-Saint, qui ne permettra pas  que je  sois  vaincue par le diable. Je suis donc en assurance; car, si je survis, c'est que tu ne m'auras pas abattue, et, si tu me fais mourir, je n'aurai que mieux triomphé de toi. » Déconcerté de cette réponse inattendue, Publius éclata par cette invective : « Misérable femme!

 

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s'il t'est si agréable de mourir, laisse du moins vivre tes enfants. — Si mes enfants ne sacrifient pas aux idoles, reprit Félicité, c'est alors qu'ils vivront véritablement; mais s'ils commettaient un tel crime, la mort éternelle serait leur partage. »

Le lendemain, Publius s'assit sur son tribunal au forum de Mars, et il fit amener devant lui Félicité et ses sept fils. « Aie pitié de tes enfants, dit-il à la mère; ils sont dans la fleur de la plus brillante jeunesse. » Félicité répondit : « La compassion que tu témoignes à leur égard n'est qu'impiété, et rien n'est plus cruel que tes conseils. » Puis, s'adressant à ses fils : « Regardez le ciel, mes enfants, leur dit-elle; tenez vos yeux en haut; c'est là que le Christ vous attend avec ses saints. Combattez pour vos âmes, et montrez-vous fidèles dans l'amour du Christ. » Publius s'écria : « C'est jusqu'en ma présence que tu oses les exhorter à mépriser les ordonnances de nos maîtres! » et il fit donner des soufflets à l'héroïque femme.

Il appela ensuite successivement les sept frères, et employa tour à tour les promesses et les menaces pour les entraîner. Leurs réponses furent dignes de leur mère, et Publius, déconcerté par cette constance unanime, adressa un rapport aux empereurs sur l'audience. Marc-Aurèle, désirant éviter un trop grand éclat, et ne pas laisser peser sur le préfet toute la responsabilité de cette sanglante

 

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tragédie, fit renvoyer les accusés devant plusieurs juges subalternes qui seraient chargés d'appliquer la peine.  Le premier de ces juges condamna Januarius, l'aîné des sept, à être assommé  avec  des  fouets  garnis  de  plomb; le second fit périr sous le bâton Félix et Philippe; le troisième ordonna de précipiter Silvanus d'un lieu élevé;  le  quatrième fit trancher la tête à Alexandre,  à Vital et à Martial;  le cinquième enfin condamna Félicité à périr par le glaive. Ses enfants furent immolés le 10 juillet, et quant à elle-même elle attendit la couronne jusqu'au 23 novembre. L'église romaine a inséré son nom au Canon de la messe, récompense digne de la foi et du courage d'une si grande martyre. Son corps fut enseveli sur la voie Salaria, au cimetière appelé de Maxime. Cette particularité apporte  peut-être  quelque jour sur l'origine  de sainte Félicité. On constate que, sous les Antonins, les Claudii, et particulièrement les Claudii Maximi, florissaient encore dans l'aristocratie romaine. Un Claudius Maximus paraît sur les fastes consulaires en 172. C'est à un Claudius que Marc-Aurèle marie celle de ses filles qui sera la mère d'Annia Faustina,  femme du chrétien Pompo-nius Bassus du cimetière de Calliste, et chrétienne elle-même.  Il n'est pas sans quelque vraisemblance de voir dans l'hypogée de la voie Salaria une propriété de la gens Claudia, affectée comme naturellement à la sépulture de notre martyre,

 

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qui, ainsi que nous allons le voir, a pu appartenir à cette famille.

Il était réservé à M. de Rossi de résoudre plusieurs problèmes quant à l'emplacement du tombeau de sainte Félicité et du cimetière de Maxime. On savait par le calendrier romain du quatrième siècle publié par Boucher, et par le martyrologe de Fiorentini, que non seulement le tombeau de la sainte martyre était un centre historique au cimetière de Maxime, sur la voie Salaria, mais que Silvanus, l'un de ses fils, avait sa sépulture au lieu appelé Ad sanctam Felicitatem. Au mois d'avril 1856, le savant archéologue découvrit dans les ruines d'un oratoire de la voie Salaria correspondant avec la première catacombe de cette région, presque sous les murs de Rome, un marbre sur lequel deux chrétiens exprimaient qu'ils s'étaient procuré un bisomus dont ils désignaient l'emplacement par ces mots : Ad sanctam Felicitatem, confirmant ainsi l'appellation antique. Cette première découverte en entraînait d'autres, et peu à peu les sépultures de cinq autres des fils de sainte Félicité ont pu être déterminées, en même temps que la série des cimetières qui précèdent celui de Priscille sur la voie Salaria. A la suite du premier qui porte le nom de Maxime, et qui a été choisi de préférence pour y déposer le corps de la noble matrone, on trouve le cimetière de Thrason, lequel étant dépassé, on rencontre celui qui est désigné sous le

 

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nom des Jordani; c'est là que furent ensevelis trois des frères : Martial, Vital et Alexandre. Le cimetière de Priscille ne vient qu'après : c'est celui où furent déposés les corps de Félix et de Philippe. Une peinture de ce dernier cimetière nous retrace le glorieux septénaire. Les martyrs sont à genoux en groupe. Près d'eux on voit les poissons, les pains et les sept corbeilles, dont nous donnerons bientôt la signification.

Le précieux renseignement que le calendrier romain de 354 nous donne sur la sépulture des sept fils de sainte Félicité se complète par l'indication du tombeau de Januarius, qui fut l'aîné. Seul, il n'est pas sur la voie Salaria; c'est sur la voie Appienne, au cimetière de Prétextât, qu'il a été enseveli. Quelle raison pourrait-on en assigner? Le jeune martyr aurait-il été exécuté au pagus de la voie Appienne dont nous parlerons bientôt, et qui avoisinait le cimetière de Prétextât? Il est bon d'observer, à l'appui de nos conjectures sur l'origine de sainte Félicité, que le nom de Januarius se trouve au moins vingt fois dans Gruter, comme ayant été porté par des membres de la gens Claudia. Les noms des autres frères se rencontrent aussi, quoique moins fréquemment, sur les inscriptions de cette même famille; il était naturel que l'on donnât à l'aîné le nom le plus usité. Nous avons dit plus haut que le surnom féminin de Félicitas se reproduit plus d'une fois dans les fastes de la gens Claudia.

 

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Ces divers rapprochements, qui se confirment les uns les autres, ne sont pas sans apporter quelque lumière sur l'origine de sainte Félicité.

L'un des événements de notre temps qui ont le plus servi à encourager les investigations dans les labyrinthes de Rome souterraine a été l'insigne découverte du tombeau de saint Januarius au cimetière de Prétextât. On fut alors à même de reconnaître avec quelle distinction la précieuse dépouille du martyr avait été accueillie dans cette importante catacombe. En 1857, M. de Rossi pénétra dans une crypte assez voisine de l'église Saint-Urbain alla Caffarella. Il n'y avait pas d'arcosolium dans cette crypte. Elle n'était pas creusée dans le tuf, mais bâtie sous le sol, en maçonnerie solide, comme l'église souterraine de Saint-Hermès. Sur trois côtés s'ouvraient des niches destinées à recevoir des sarcophages. On aperçoit encore la trace du revêtement en marbre qui avait décoré la crypte. Ce petit édifice souterrain avait une façade construite en briques jaunes, et accompagnée de pilastres en briques rouges, avec des corniches en terre cuite. Le style, confronté avec celui d'autres monuments du deuxième siècle, atteste avec la dernière évidence l'époque des Antonins.

La voûte est décorée d'une fresque dont l'exécution se rapporte au même temps : nous en citerons plus loin quelques détails. La figure du bon Pasteur occupait le centre de l'arc faisant

 

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face à la porte d'entrée; mais elle est coupée en deux par un loculus pratiqué plus tard pour recevoir un corps. M. de Rossi découvrit sur l'enduit qui avait servi à cimenter la fermeture de ce loculus une inscription dont les lettres suivantes sont encore lisibles  : ... Mi refrigeri Januarius, Agatopus, Felicissim... martyres... On était donc averti que le chrétien dont la sépulture indiscrète  avait été placée dans  un  tel  lieu y était venu chercher la protection du martyr Ja-nuarius dont il implorait le secours, avec celui d'Agatopus et de Félicissirne. Cet Agatopus invoqué ici, en même temps que Januarius, est le diacre Agapitus qui, ainsi que son collègue Felicissimus, fut martyrisé, dans ce cimetière même, avec le pape  saint  Sixte  II, en 257. Or  nous savons par des monuments incontestables que les martyrs désignés ici avaient reposé au cimetière de Prétextât. Januarius étant nommé le premier, on était en droit de penser que cet important monument était sa propre tombe. Il ne fut plus possible d'en douter, lorsque M. de Rossi, ayant recueilli les  fragments de marbre épars sur le sol, put, en les réunissant, former cette inscription :

 

BEATISSIMO MARTYRI

IANVARIO

DAMASVS EPISCOPVS
FECIT

 

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L'apparition de cette tombe triomphale était à la fois une joie pour les coeurs chrétiens, auxquels elle rappelait si éloquemment le fils aîné de la matrone Félicité, et le plus puissant encouragement à l'étude de Rome souterraine, qui révélait ainsi l'un de ses principaux centres; mais il nous faut revenir au deuxième siècle, et reprendre le cours de notre récit.

L'immolation de Félicité et de ses fils avait eu lieu, ainsi que nous l'avons dit, sous la préfecture de Publius Salvius Julianus, qui géra cette charge dans les années 161 et 162. Elle atteste les violences auxquelles étaient soumis les chrétiens jusque dans Rome, au moment où expirait le règne d'Antonin, et où Marc-Aurèle et son entourage allaient pouvoir faire sentir à l'Eglise la dureté du joug païen. L'Apologie de Justin ne pouvait produire aucun effet, si ce n'est d'irriter plus encore les ennemis du christianisme et d'attirer sur celui qui l'avait écrite les vengeances du pouvoir. En l'année 163, la préfecture de Rome passa aux mains de Junius Rusticus, qui avait été l'un des précepteurs de Marc-Aurèle. Justin ne tarda pas à être cité devant ce magistrat. Il nous faut malheureusement abréger les détails rapportés dans les Actes du martyr, qui sont d'une très haute autorité, sauf quelques erreurs insignifiantes de copiste. Mais il est un trait que nous relèverons ici. Rusticus adresse cette question à Justin  : « Dis-moi du

 

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moins en quel lieu vous vous réunissez, toi et tes disciples. » Voici la réponse du martyr : « Jusqu'ici j'ai habité dans le voisinage d'un certain Martin, aux Thermes de Timothée. C'est le second séjour que je fais à Rome, et je n'ai pas connu d'autre domicile. S'il a plu à quelqu'un de venir vers moi, c'est là que je lui ai communiqué la doctrine de vérité. »

Il est aisé de reconnaître dans la désignation donnée ici par saint Justin les Thermes de Novat, cédés par celui-ci à son frère, le prêtre Timothée, et consacrés en église chrétienne par le pape saint Pie, sur la demande de la vierge Praxède. Justin ne fit pas difficulté de désigner ce lieu, parce que déjà la police romaine, éclairée par les dénonciations de Crescens le Cynique, ne pouvait manquer d'en avoir connaissance. Nous constatons en même temps que Justin avait, dans ce titre, ses attributions comme prêtre de l'église romaine, puisque c'est là que venaient le trouver ceux qui voulaient se faire instruire du christianisme.

Le jugement du martyr et de plusieurs chrétiens qui avaient été arrêtés avec lui se termina par la peine capitale. C'est ainsi que Rusticus était chargé de répondre à la seconde remontrance de Justin; la force devait tenir lieu de raison. Un mot dans les réponses de Justin à Rusticus nous a ramené vers le sanctuaire que Praxède et Timothée ont consacré à Dieu dans les

 

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Thermes de Novat sur l'Esquilin. Le prétoire connaît ce lieu de réunion des chrétiens; il n'ignore pas que la fille d'un Cornélius Pudens couvre de son nom respecté cet asile d'une religion proscrite; mais, à ce début, les poursuites judiciaires ménageront les familles de l'aristocratie romaine. La persécution est inaugurée, mais c'est à peine si elle est avouée. Elle contredit manifestement la tolérance d'Antonin, et au sénat, qui contient dans son sein plus d'un chrétien, quelqu'un pourrait demander peut-être comment il se fait que l'on frappe aujourd'hui de la peine capitale ceux dont les dénonciateurs étaient punis hier. D'ailleurs, les Annii eux-mêmes ne sont pas sans reproche; plus d'un membre de cette famille devenue impériale semble pencher vers le christianisme; des ménagements sont donc nécessaires. Il suffit pour le moment que le sang chrétien soit versé, quand bien même il ne serait pas illustre.

Les Actes de sainte Praxède racontent qu'elle fit enlever de nuit le corps du prêtre Symmetrius, sous le nom duquel il est impossible de méconnaître saint Justin, et lui donna la sépulture au cimetière de Priscille. Les itinéraires des catacombes (IVe et Ve) signalent sa sépulture dans ce même cimetière, près de Pudentienne et de Praxède. D'autre part aucun de ces monuments ne mentionne le tombeau de saint Justin qui, d'après ses Actes, fut enseveli au cimetière de

 

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Priscille; nous sommes donc en droit de maintenir ce que nous avons dit de l'identité de Symmetrius et de Justin.

Quant à Praxède elle-même, une tristesse profonde s'était emparée de son âme. L'Eglise, après une longue tranquillité, retombée sous le joug de ses ennemis, l'éloquent apologiste des chrétiens succombant sous les coups d'une perfide vengeance, la demeure de la fille de Cornélius Pudens ne pouvant plus abriter avec sûreté les fidèles qui venaient y louer Dieu, et recevoir les secours de l'âme et du corps : tant de douleurs accablèrent Praxède. Elle demanda à Dieu avec larmes de la retirer d'un monde où tout l'affligeait, et de la réunir bientôt à sa soeur, la douce vierge Pudentienne. Elle fut exaucée, et moins de deux mois après le martyre de son hôte, son âme s'envola de la terre au ciel. Le prêtre Pastor déposa le corps de Praxède près du tombeau de sa soeur, dans la crypte où reposaient déjà deux générations de cette famille bénie par le prince des apôtres.

Au milieu des épreuves de l'église de Rome, que nous suivons à l'aide des rares fragments historiques et des débris de monuments que le temps et le ravage des persécutions n'ont pas dévorés, Soter conduisait avec zèle et prudence le troupeau du Seigneur. Sa sollicitude, qui s'étendait à toutes les églises, ne se bornait pas au maintien de l’orthodoxie, à l’apostolat et à la

 

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conversion  des  infidèles;  pasteur universel,  il subvenait encore aux nécessités temporelles des chrétientés lointaines par des largesses qui nous révèlent l'opulence dont commençait à  jouir l'église romaine. Eusèbe nous a conservé le précieux fragment d'une  lettre  que  saint Denys, évêque de Corinthe, envoyait en action de grâces à Soter pour un bienfait de cette nature. Cette lettre, selon l'usage fréquemment observé à l'époque primitive,  est adressée à l'église romaine. L'exemple de saint Paul, qui écrivait collectivement  aux  diverses  chrétientés, avait  introduit cette coutume; ainsi avons-nous vu saint Ignace d'Antioche écrire, non seulement aux Romains, mais aux Magnésiens, aux Tralliens, aux Ephésiens. Dans cette lettre, l'évêque de Corinthe disait aux Romains : « Dès le commencement vous avez eu l'habitude de combler vos frères de toutes sortes de bienfaits, et l'on vous a vus envoyer des subsides pour les choses nécessaires à la vie aux diverses églises établies dans un grand nombre de villes. Vous pourvoyez ainsi aux besoins des indigents dans nos cités, même aux nécessités des frères qui sont contraints aux travaux des mines; et, en distribuant ces largesses, vous ne faites qu'imiter,  vous Romains,  l'exemple que vous ont donné, dès l'origine, les chrétiens de Rome, vos pères. Mais Soter, votre évêque, n'a pas seulement suivi cette munificence traditionnelle,  il l'a encore accrue par l'abondance des

 

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subsides qu'il a envoyés aux saints, ainsi que par la manière affable dont il prodigue les consolations aux frères voyageurs, comme un père plein de tendresse agit avec ses fils. »

Eusèbe, à qui nous devons ce passage de la lettre de saint Denys, en extrait encore quelques lignes auxquelles nous avons plus haut fait allusion, au sujet de l'épître de saint Clément aux Corinthiens. « Aujourd'hui même, dit le pieux évêque, c'était le saint jour du Seigneur. Nous avons lu votre lettre, et nous continuerons de la lire à l'avenir, ainsi que nous le faisons pour celle que Clément nous écrivit autrefois, et nous puiserons de précieux enseignements dans l'une et dans l'autre. »

Cette charité de l'église de Rome que l'évêque de Corinthe célèbre avec tant d'effusion, continua de se manifester sous l'effort même des affreuses persécutions du troisième siècle. Ainsi nous apprenons de saint Basile, dans une lettre à saint Damase, que le pape saint Denys, qui siégeait en 261, avait envoyé racheter des captifs jusqu'en Cappadoce; et l'historien Eusèbe donne une lettre de saint Denys d'Alexandrie, où nous lisons que saint Etienne, qui fut pape en 255, trouvait moyen de faire parvenir ses largesses jusqu'en Syrie et en Arabie.

Plus d'un lecteur s'étonnera de voir, dès le pontificat de Soter qui s'étend de 161 à 171, l'église romaine arrivée à un état de prospérité

 

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qui lui permet de diriger des chargements de blé vers les provinces étrangères; la construction des catacombes donne cependant une idée encore supérieure de la puissance des chrétiens durant les siècles de la lutte avec le paganisme. Il vaut mieux convenir que l'on n'avait jamais réfléchi sérieusement sur les faits les plus patents, empressé que l'on était de produire l'antithèse de la faiblesse matérielle du christianisme, en face du paganisme armé de tous les genres de force. Assurément l'immense majorité des fidèles, ainsi que nous en sommes toujours convenu, devait appartenir et appartenait en effet à la classe indigente, puisque l'Evangile s'adressait à tous les membres de la société humaine telle qu'elle existe; mais on aurait dû se demander si, en même temps, la haute civilisation et les lumières n'étaient pas représentées aussi dans les rangs toujours plus serrés de l'Eglise chrétienne. C'est ce que not^e récit a prouvé jusqu'ici par les faits; et maintenant que nous touchons à l'important épisode dont tout ce qui précède est en quelque sorte la préparation, il nous semble à propos de réunir ici certains traits généraux, qui aideront le lecteur à mieux apprécier encore le milieu social dans lequel a vécu le personnage principal auquel les pages qui vont suivre sont consacrées. Ces traits, nous les emprunterons à Tertullien dont la naissance, comme celle de Cécile, date des premières années du règne de Marc-Aurèle.

 

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Ce moraliste chrétien, qui fut à même plus que tout autre de connaître à fond la société de son temps, ayant partagé sa vie entre le séjour de Carthage et celui de Rome, donne une peinture fidèle des habitudes de la société chrétienne à l'époque des Antonins, les écrits que nous allons citer se rapportant aux dernières années du deuxième siècle et au commencement du troisième.

Commençons par la question du nombre et de la qualité des chrétiens dans l'Empire. Les premières années de Sévère, qui succéda au dernier des Antonins, avaient été marquées par une certaine bienveillance à leur égard. « Ce prince n'ignorait pas, dit Tertullien à Scapula, proconsul d'Afrique, qu'au nombre des sectateurs de notre religion, on comptait des clarissimes, tant parmi les femmes que parmi les hommes; non seulement il ne les a pas maltraités, mais il leur a rendu un témoignage honorable et il a su contenir en face la fureur du peuple qui menaçait de se porter contre eux aux dernières violences. » (Ad Scapulam, cap. IV.) Cette fureur du peuple, il est vrai, entraîna plus tard Sévère dans la persécution à l'égard du christianisme, et l'an 202 vit émaner de cet empereur un édit sanguinaire contre l'Eglise.

Tertullien nous donne une idées des clameurs païennes qui avaient amené cette mesure violente. « La capitale est assiégée, dit-on; les chrétiens

 

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sont partout, jusque dans les campagnes, dans les villages, dans les îles. Tout sexe, tout âge, toute condition, même toute dignité, nous quittent pour passer dans leurs rangs, et prendre ce nom funeste. » Ainsi, ce n'est pas seulement le nombre des sectateurs du Christ qui inquiète le paganisme; c'est aussi la situation supérieure qu'occupent dans le monde ces déserteurs des dieux de l'Empire. Tertullien ne conteste ni l'un ni l'autre. Après avoir raconté les indignes traitements que les chrétiens ont eu à souffrir dans un grand nombre de lieux, il ajoute : « Pouvez-vous dire que nous ayons jamais cherché les représailles? Pourtant, il ne nous faudrait qu'une nuit et quelques torches pour nous venger largement, s'il nous était permis de rendre le mal pour le mal. Qu'est-ce donc après tout que les Maures, les Marcomans,  les Parthes eux-mêmes, nations isolées, si on les compare au monde entier? Nous sommes d'hier, et déjà nous remplissons tout ce que vous avez d'espace. On  nous trouve partout : dans les cités, dans les îles, dans les villages, dans les municipes, dans les conseils, dans les camps, dans les tribus, dans les décuries, au palais, dans le sénat, au forum; nous ne vous laissons que vos temples. Que l'on fasse le compte de vos armées; le nombre des chrétiens d'une seule province est au-dessus. »

C'est aux magistrats de l'Empire que Tertullien adresse le mémoire où se lisent de telles paroles ;

 

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c'est eux qu'il prend à témoin de cette présence des chrétiens en tous lieux. Ce peuple. qui a surgi depuis hier dans toutes les provinces de l'Empire, et qui supporte patiemment le joug dont on l'accable, ce n'est pas une tourbe aveugle et illettrée; le palais des Césars, le sénat, les conseils, l'armée, se recrutent de ses membres. On est chrétien comme on est Romain.

Tertullien vient d'appeler l'armée en témoignage. Sous le règne de Marc-Aurèle lui-même, nous allons rencontrer une légion, la Fulminante, composée tout entière de chrétiens; on ne dira pas, sans doute, que ses chefs et ses officiers étaient païens. L'Empire comptait donc sur ces hommes, malgré l'inflexibilité de leurs principes, puisqu'il s'en servait. Malgré le mauvais vouloir de César, les marques d'estime, les récompenses devaient bien arriver quelquefois jusqu'à eux. On n'a pas assez pesé jusqu'ici ce fait capital de l'histoire du christianisme au deuxième siècle : l'acceptation par l'Etat d'une classe de soldats dans l'armée, en dehors des autres légions, pour lesquelles les pratiques idolâtriques étaient de rigueur. Il est évident que la légion Fulminante devait marcher sous des étendards un peu différents de ceux que l'on portait en tête des autres légions. Une fresque d'un cimetière de la voie Salaria représente un personnage militaire entouré de tous les attributs que l'on peut réunir autour d'un officier principal des armées

 

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romaines. On s'est demandé si cette tombe était chrétienne. Nous répondrons : Pourquoi ne le serait-elle pas? Les victoires, les aigles et les autres attributs belliqueux réunis autour du personnage n'ont rien que de civique, et n'impliquent en quoi que ce soit la négation du christianisme. Peut-être a-t-on dû supporter cette ornementation un peu profane, pour ne pas offusquer les membres païens d'une famille. Si l'on y regarde avec attention, on aperçoit, près de la couronne que tient à la main la Victoire volante placée à droite, cinq perles disposées dans l'intention évidente de figurer la croix. À notre avis, il n'en faudrait pas davantage, dans un tel lieu, pour déterminer une sépulture chrétienne.

Le grand nombre des chrétiens admis aux magistratures de l'Empire, au moins sous Commode, le dernier des Antonins, est constaté dans les opuscules de Tertullien, où le sévère Africain s'attache à donner des règles de conduite à ceux de ses frères qu'il préférerait voir plus détachés des honneurs du monde et moins exposés au péril. « Un chrétien, leur dit-il, peut accepter les honneurs, mais à titre d'honneurs seulement. Il ne peut sacrifier, il ne peut prêter son autorité aux sacrifices, il ne peut fournir les victimes, il ne peut se charger de distribuer à d'autres le soin des temples, il ne peut contribuer à leur assurer des revenus, il ne peut donner de spectacles à ses frais ni à ceux de l'Etat, il ne peut

 

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présider à leur célébration. » Ce cas de conscience à l'usage du magistrat chrétien atteste du moins que ce magistrat existait, que les fidèles pouvaient être en mesure de se présenter et d'être acceptés pour les postes d'honneur.

Dans un autre de ses traités, Tertullien argumente contre les spectacles, et passe en revue les excuses que plusieurs chrétiens appartenant à la société polie mettaient en avant pour continuer, après le baptême, de fréquenter le cirque et l'amphithéâtre. L'entraînement vers ces jeux était si vif, nous dit-il, qu'il n'était pas rare de rencontrer des hommes qui hésitaient à embrasser le christianisme, plutôt par la nécessité où ils seraient dès lors de renoncer à ce genre de plaisir, que par la crainte même du supplice qui menaçait les fidèles. Mais l'auteur convient en même temps que la généralité des chrétiens savait s'abstenir de ces scènes dont le carnage et la lubricité faisaient tout le fond, et il atteste que les païens eux-mêmes reconnaissaient qu'un homme avait embrassé le christianisme, lorsqu'ils le voyaient cesser de paraître aux spectacles.

Personne n'a droit de s'étonner que la fragilité humaine se retrouvât parfois chez des hommes qui s'étaient arrachés au paganisme pour donner leur nom à une religion austère. Le fait est que, lorsque la persécution s'élevait, et elle revenait souvent, les apostats étaient rares, et que ces mêmes hommes qui s'étaient un peu amollis

 

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redevenaient des héros. Mais c'est dans ses conseils aux dames chrétiennes, dans son opuscule De cultu faeminarum, que Tertullien est plus instructif encore sur les habitudes de la haute société romaine, à laquelle appartenaient les matrones qu'il entreprend de ramener aux lois d'une tenue plus sévère. « Beaucoup d'entre vous, leur dit-il, entraînées par l'irréflexion, ou cédant à une tendance qu'elles ne s'avouent pas, affichent dans leur extérieur aussi peu de retenue que si la pudeur, chez une femme, consistait uniquement dans la garde stricte de l'honneur et dans l'aversion pour le crime. Il semble que, pour elles, il n'y ait rien au delà, et que le luxe exagéré soit chose indifférente. On les voit persévérer dans les mêmes recherches qu'auparavant pour relever l'éclat de leurs charmes, et promener en public la même pompe que les femmes païennes, auxquelles manque le sentiment de la véritable pudeur. »

Tertullien poursuit d'abord la richesse excessive des bijoux dont ces chrétiennes ne craignent pas de se charger. « On tire d'un petit écrin, dit-il, la valeur de tout un patrimoine considérable. On enfile à un même cordon des diamants qui représentent un million de sesterces. Une tête délicate porte sur elle des forêts entières et jusqu'à des îles; le revenu d'une année pend à l'oreille de celle-ci, et chacun des doigts de la gauche de celle-là se joue en agitant ce qui a

 

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coûté des sacs gonflés d'or. Admirez la force que donne la coquetterie, en voyant un faible corps s'assujettir à de tels fardeaux. »

Le rude et éloquent Africain passe ensuite aux soins excessifs employés à la chevelure. Il se plaint de ces mêmes chrétiennes qui « s'ingénient, dit-il, à donner à leurs cheveux une teinte blonde, comme si elles regrettaient de n'être pas nées filles de la Germanie ou de la Gaule. Le jour viendra sans doute, ajoute-t-il, où elles essayeront de teindre en noir leurs cheveux devenus blancs, si elles ont le chagrin de voir approcher la vieillesse. Que sert à votre salut, dit-il encore, tout ce labeur employé à l'ornement de la tête? Quoi! pas une heure de repos à cette chevelure : aujourd'hui retenue par un noeud, demain affranchie du réseau, tantôt dressée en l'air, tantôt abaissée; ici, captive dans ses tresses; là, éparse et flottante avec une négligence affectée! Que sera-ce quand vous ajoutez à votre chevelure de nouveaux cheveux qui viennent s'arrondir sur votre tête comme un bouclier? Si vous ne rougissez pas du fardeau, ayez du moins honte de son indignité. Ces dépouilles d'une tête étrangère, que vous arborez sur votre tête sanctifiée et chrétienne, proviennent peut-être, qui sait? de quelque créature immonde qui aura mérité la vindicte des lois. »

La coiffure de plusieurs femmes chrétiennes ne paraît pas moins répréhensible à Tertullien.

 

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Il leur reproche d'avoir abandonné le voile pour des parures de tête qui ne s'accordent pas avec la modestie. « Il en est, dit-il, qui lient leur tête de bandelettes, dont leur front, il est vrai, est traversé, mais en laissant à découvert le reste de la tête. D'autres, de peur sans doute de la trop charger, posent dessus un tissu léger qui ne descend pas même aux oreilles, et ne cache que le sommet de la tête. Vraiment, j'ai pitié d'elles, d'avoir l'ouïe assez dure pour ne pas entendre à travers un voile. » L'impitoyable moraliste ne fait grâce à aucune faiblesse. Il poursuit avec une rigueur soutenue les femmes chrétiennes qui soignent leur peau au moyen de pâtes préparées par l'art des médecins, qui colorent leurs joues d'un incarnat artificiel, et prolongent le contour de leurs sourcils au moyen d'une poudre appliquée au pinceau.

Ce n'est pas qu'il ne rende justice aux vertus réelles de ces chrétiennes imprudentes; mais il leur reproche la présomption, et les déclare responsables des périls que leur vanité pourrait faire courir à autrui. « Vous devriez bien plutôt, leur dit-il, dissimuler, sous la simplicité de votre extérieur, des charmes qui peuvent être funestes à ceux aux yeux desquels vous les produisez sans précaution. Ce n'est pas la beauté que j'accuse; elle est une perfection pour le corps, un ornement de plus à l'oeuvre de Dieu, un vêtement de dignité pour l'âme; mais les désordres qu'elle

 

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peut attirer de la part de ceux dont elle frappe imprudemment les regards sont à redouter. Je ne prétends certes pas vous imposer une tenue grossière, un extérieur sauvage, ni préconiser la malpropreté comme une vertu; je me borne à vous conseiller la mesure équitable selon laquelle vous devez avoir soin de votre corps. Ne dépassez donc jamais ce qu'exige une modeste et décente simplicité; en un mot, n'allez pas au delà de ce qui plaît au Seigneur. Admettons que l'opulence de votre maison, la naissance, le rang, vous condamnent à paraître avec une magnificence extérieure : c'est alors qu'il faut vous souvenir que vous avez reçu la sagesse. Apportez à ce luxe tous les tempéraments possibles, et ne lui lâchez pas la bride sous prétexte qu'il est pour vous une nécessité.  Comment pratiquerez-vous l'humilité que nous devons professer comme chrétiens, si vous ne savez pas restreindre cette richesse et cette élégance d'ajustements qui poussent à la vaine gloire?

« Mais vous qui êtes exemptes de ces nécessités qu'il faut bien admettre pour d'autres, où sont vos motifs, lorsque vous vous montrez avec cette pompe? Vous ne fréquentez pas les temples, on ne vous voit pas aux spectacles, les fêtes des gentils vous sont étrangères. C'est dans de telles occasions que la femme païenne, voulant voir et être vue, affiche sa tenue insolente, pour mettre à l'encan sa pudeur, ou pour recueillir les succès

 

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dont elle est fière.  Mais vous, vous n'avez occasion de sortir que pour des motifs graves et sérieux : c'est un frère malade à visiter, c'est le sacrifice qui va être offert, c'est la parole de Dieu qu'il s'agit d'aller entendre. Tout ceci est oeuvre de gravité et de sainteté; pour y vaquer, il ne faut ni vêtements extraordinaires, ni longs apprêts, ni robe flottante. Si des devoirs d'amitié ou des relations de famille vous réclament, pourquoi ne pas vous montrer sous l'armure qui vous distingue, et d'autant plus que vous paraissez devant des  personnes étrangères  à la foi? N'avez-vous pas alors à manifester la différence qui existe entre les servantes de Dieu et celles du démon? N'êtes-vous pas appelées, dans ces occasions, à servir d'exemple à celles-ci? Ne devez-vous pas les édifier en vos personnes, afin que, comme dit l'apôtre, Dieu soit glorifié dans votre corps? Oui, il est glorifié par la chasteté de ce corps; mais n'est-il pas juste que votre mise extérieure soit en rapport avec cette chasteté même? »

Nous nous laissons entraîner par le charme de cette parole éloquente; mais où trouverait-on des renseignements plus précis sur la vie intime des chrétiens à Rome et dans l'Empire? Quel homme de bonne foi pourrait contester l'existence du christianisme à l'état de société complète sous les Antonins? Laissons donc les païens reprocher à la nouvelle religion la qualité infime de ses membres, parce qu'elle appelait tous les hommes

 

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à l'égalité devant Dieu, et accueillait les pauvres avec une faveur spéciale; laissons la fantaisie germanique rêver un temps où l'Eglise n'avait pas conscience d'elle-même, parce que, prétendent-ils, elle ne possédait dans son sein ni les supériorités sociales, ni les lumières de la civilisation, livrée qu'elle était à une ignorance grossière et à l'indécision des doctrines. Les faits les plus positifs révèlent, on l'a vu, une tout autre situation dès le commencement. Pour le deuxième siècle, Tertullien nous renseigne à souhait, et l'on est désormais à même de reconnaître qu'à cette époque la qualité, pas plus que le nombre, ne manquait aux chrétiens. Nous sommes loin d'avoir épuisé les traits que nous fournirait l'incisif écrivain; mais ce que nous en avons choisi en dit assez sur la liberté et la publicité des relations qu'avaient ensemble à cette époque les deux sociétés.

Remarquons cependant que ces chrétiennes élégantes auxquelles Tertullien rappelle le devoir de la simplicité et de la modestie pouvaient, d'un moment à l'autre, être réclamées pour le martyre. Un édit, moins qu'un édit, une simple dénonciation, les amenait parfois au prétoire. Pas une qui n'eût à compter sur l'heure solennelle où elle devrait honorer son baptême, en livrant son corps aux tortures et sa tête au licteur. Tertullien les laisse en face de cette épreuve qui les attend et sur laquelle elles ont dû compter.

 

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« Hâtez-vous donc, leur dit-il, de renoncer à ces délicatesses amollissantes qui ne peuvent qu'énerver la mâle vigueur de la foi. Franchement, je ne sais si des poignets accoutumés à de si riches bracelets ne seront pas un peu étonnés du poids et de la rudesse des chaînes. Je m'inquiète de savoir si des pieds habitués à des cercles d'or se trouveront à l'aise quand ils seront serrés dans les entraves. J'en viens à craindre que cette tête, autour de laquelle s'entrelacent tant de cercles de perles et d'émeraudes, n'ait quelque peine à livrer passage au tranchant du glaive. En tout temps, mais en celui-ci surtout, c'est sur le fer et non sur l'or que doivent compter les chrétiens. Voici qu'on prépare déjà les robes pour les martyrs; déjà les anges les tiennent dans leurs mains. Oui, montrez-vous parées, mais avec les ornements que vous prêteront les prophètes et les apôtres. Le blanc, demandez-le à la simplicité, l'incarnat à la pudeur, la beauté du regard à la modestie, l'agrément de la bouche à la retenue des discours. Suspendez à vos oreilles la parole de Dieu, et sur votre cou placez le joug du Christ. Vivez soumises à vos maris, et rien ne manquera à votre parure. Occupez vos mains à filer la laine, enchaînez vos pieds à la maison; ils seront mieux ainsi que si vous les couvriez d'or. La vertu sera votre soie, la sainteté votre lin, la pudeur votre pourpre : ainsi parées, vous aurez Dieu lui-même pour amant. »

 

CHAPITRE XII

 

La gens Caecilia. — Son illustration sous les rois. — Elle reparaît sous la république.—L. Caecilius Metellus vainqueur des Carthaginois. — Q. Caecilius Metellus. — La gens Caecilia se divise en deux branches. — La première a pour chef Q. Caecilius Metellus le Macédonique. — La seconde, L. Caecilius Metellus Calvus. — Ses deux fils, le Dalmatique et le Numidique. — Grandeur d'âme du Numidique. — Les Caecilii vengeurs de la morale dans Rome. — Q. Caecilius Metellus Pius, fils du Numidique. — Les Caecilii en Espagne. — Q. Caecilius Pomponianus Atticus, l'ami de Cicéron. — Les femmes de la gens Caecilia. — Caïa Caecilia Tanaquil. —  Tombeau et sarcophage de Caecilia Metella. — Villa de Q. Caecilius Marcellus sur la voie Tusculane. — L. Caecilius  Balbinus  Vibullius  Pius,  consul  en 137. —  Au cimetière de Lucine, L. Caecilius chrétien, vers la fin du deuxième siècle. — Sainte Cécile issue de la ligne du Numidique. — Sa naissance.

 

Les éloquentes paroles de Tertullien qui terminent le chapitre précédent serviront d'introduction à celui-ci, où nous allons parler enfin de l'héroïne dont le nom brille sur le titre de cet ouvrage, et dont la noble vie est comme le

 

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résumé de ce que nous avons exposé jusqu'ici de l'alliance de Rome antique avec le christianisme, du patriciat de la ville aux sept collines avec la race cosmopolite des chrétiens. Le nom de Cécile, qui est une des gloires principales de l'Eglise, réveille en même temps les plus beaux souvenirs de l'histoire romaine, et nous sommes amené naturellement à tracer ici la généalogie de la race héroïque dont l'illustre vierge est issue. Plus d'une fois déjà le nom des Caecilii s'est rencontré sous notre plume : nous ne pouvions parler des Cornelii, sans signaler leur alliance avec la famille qui fut leur émule dans les hauts faits et les nobles entreprises d'où sortit la grandeur de Rome. Nous ne pouvions non plus rappeler le rôle des Pomponii, sans mettre en relief les Caecilii, qui leur apportèrent l'illustration en s'unissant avec eux. Les Sergii, que nous avons rencontrés sur la route, nous ont pareillement révélé leur lien de parenté avec la gens Caecilia. Le moment est venu de faire appel aux traditions de la ville éternelle, et de montrer quels furent les ancêtres directs de cette jeune femme, dont le nom est l'objet d'un respect et d'une admiration qui surpassent tout ce que la postérité a pu accorder en ce genre aux grands hommes dont elle fut la fille.

La gens Caecilia, qui semble avoir été originaire de l'Etrurie, a pour premier représentant, dans l'histoire romaine, la célèbre Caïa Caecilia

 

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Tanaquil, dont nous parlerons bientôt. La chute des rois entraîna l'expulsion de plusieurs familles patriciennes, et les Caecilii furent du nombre. Ils rentrèrent de bonne heure dans Rome; mais ce ne fut qu'au prix des plus signalés services qu'ils recouvrèrent avec le temps les honneurs du patriciat. Nous ne ferons que nommer Q. Caecilius, tribun du peuple en l'année de Rome 316; mais, dès l'an 470, les fastes consulaires s'ouvraient pour L. Caecilius Metellus. C'est la première fois que le cognomen Metellus apparaît uni au nom des Caecilii, dont il est désormais inséparable.

En l'année 5o3, les faisceaux consulaires reposent aux mains de L. Caecilius Metellus, fils du précédent. On peut dire qu'en cet illustre personnage est le point de départ de la gloire des Caecilii. La victoire de Panorme qu'il remporta sur les Carthaginois répara les désastres de Scipion et de Regulus, et assura l'heureuse issue de la première guerre punique. Le triomphe fut digne de la victoire. On y mena treize généraux ennemis, et cent vingt éléphants furent offerts aux regards du peuple romain. De là, sur les monnaies des Caecilii, les éléphants qu'on y remarque si fréquemment.

La haute estime que recueillait L. Caecilius, parut dans son élévation au suprême pontificat, où il acheva de conquérir l'estime du sénat et du peuple par un acte célèbre de dévouement. Un incendie dévorait le temple de Vesta, et allait

 

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faire périr le Palladium et les autres objets sacrés auxquels Rome croyait ses destins attachés. Les vestales elles-mêmes avaient fui. Metellus s'élance au milieu des flammes, et enfin il reparaît portant dans ses bras à demi consumés le signe tutélaire de la première Rome. Ses yeux avaient cruellement souffert de l'action du feu, et ils demeurèrent frappés de cécité. En retour d'un tel acte de courage, le sénat décréta que Metellus aurait désormais le privilège de se rendre à la curie sur un char; ce qui jusqu'alors n'avait été accordé à aucun sénateur. Les Caecilii voulurent conserver la mémoire du haut fait de leur aïeul, en représentant l'image de Pallas sur leurs monnaies consulaires.

Le fils de ce grand homme fut Quintus Caecilius Metellus, consul en 548 et dictateur en 549. C'est à lui que Rome fut redevable de l'envoi en Afrique de celui des Scipions qui devait mériter si glorieusement le nom d'Africain, et ruiner pour jamais la fortune de Carthage. Il fallut, pour faire prévaloir ce choix d'un général capable d'anéantir enfin la rivale de Rome, que Quintus Caecilius luttât en plein sénat avec des hommes tels que Caton et Fabius. Il l'emporta par l'ascendant de son nom et par son mérite personnel, et les destinées de la ville éternelle reprirent leur cours.

À partir de ce Quintus, la gens Caecilia se divise en deux branches de la plus haute illustration.

 

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La première a pour chef Q. Caecilius Metellus le Macédonique. Simple préteur, il gagna ce titre en soumettant la Macédoine révoltée. C'est de ce fait (607) que date l'introduction du clypeus Macedonicus sur les monnaies céciliennes. De retour à Rome, Q. Caecilius, après le triomphe, commença l'embellissement de la ville, en faisant construire sur la partie du champ de Mars où s'éleva plus tard le portique d'Octavie, les deux premiers temples de marbre que Rome eût vus dans son enceinte, dédiés l'un à Jupiter et l'autre à Junon. On remarqua qu'il n'inscrivit point son nom sur ces monuments. La modestie et la modération furent constamment, avec le courage et l'honnêteté des moeurs, le caractère des Caecilii. Le Macédonique aimait cette magnificence qui élève les idées d'un peuple. Il encadra d'un portique les deux temples qu'il avait bâtis et réunit alentour une suite de statues équestres rapportées de sa conquête. Elles étaient, disait-on, l'oeuvre de Lysippe qui, sur l'ordre d'Alexandre, l'avait représenté lui-même, ainsi que les chevaliers de son armée tombés au passage du Granique.

Consul en 611, le Macédonique passa en Espagne. La Celtibérie, soulevée et défendue par Viriathe, allait échapper à Rome. En deux années, on la vit pacifiée et soumise presque tout entière par la valeur et l'habileté de Metellus. Rentré dans Rome, où il sut conquérir au plus

 

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haut degré l'estime de ses concitoyens, il fut créé censeur (623). Un de ses premiers soins fut de travailler à l'épuration des moeurs publiques. Dans un discours qu'il prononça en vertu de sa charge, on l'entendit insister sur le devoir qu'il aurait voulu imposer à tous les Romains de contracter mariage, afin d'anéantir l'odieuse indépendance du libertinage. Un siècle après, Auguste, poursuivant le même but, fit rechercher ce discours d'un Caecilius, le fit lire dans le sénat, et un édit en notifia le texte au peuple romain. Inexorable contre les désordres qui tendaient à corrompre la république, l'intègre censeur usa de son autorité sans se mettre en peine de la fureur des gens vicieux qu'il ameutait contre lui. Atinius Labéon, tribun du peuple, avait été rayé du sénat par Metellus.Ayant rencontré celui-ci près du Capitole, à une heure où l'extrême chaleur du jour avait rendu ce lieu comme désert, il se jeta sur lui, et déjà il l'entraînait vers la roche tarpéienne, lorsque les autres tribuns, arrivant au secours, arrachèrent enfin de ses mains l'intègre et courageux censeur. Labéon, déçu de son projet homicide, s'en vengea audacieusement, en confisquant solennellement ses biens, sur les rostres, au profit des temples. De tels outrages ne faisaient qu'élever plus haut Metellus dans l'estime des gens de bien. Des dissensions avaient existé entre lui et Scipion Emilien ; jamais elles ne lui firent perdre de vue le

 

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mérite de ce grand homme. Il pleura sa mort, et commanda à ses propres fils de porter eux-mêmes son corps au bûcher.

L'an de Rome 639 vit terminer la vie de ce vertueux citoyen, qui porta si haut le nom des Caecilii. Il mourait prince du sénat, et l'on remarqua à ses funérailles que de ses quatre fils qui déposèrent son corps sur le bûcher, l'un était consul de l'année, deux l'avaient été déjà, et un quatrième allait le devenir à son tour. Ses deux gendres eux-mêmes, qui étaient présents à la pompe funèbre, obtinrent aussi dans la suite cet honneur.

Les quatre fils du Macédonique, auxquels leur père avait laissé de si nobles exemples, étaient Q. Caecilius Metellus, dit le Baléarique, triomphateur des Baléares, consul en 631; Lucius Caecilius Metellus, consul en 637; Marcus Caecilius Metellus, consul en 639, et Caïus Caecilius Metellus Caprarius, consul en 641; ces deux derniers, triomphateurs en un même jour de deux peuples différents. Nous n'enregistrons pas ici les autres descendants du Macédonique, qui furent honorés des faisceaux jusque dans les dernières années du septième siècle de Rome; mais il nous est impossible d'omettre le type de la magnanimité et de l'indomptable fidélité au devoir, Q. Caecilius Metellus Celer, l'adversaire de Catilina, vengeur aussi de la morale, dont les fastes consulaires portent le nom inscrit à l'année 694.

 

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Ce fut sous ce consulat que se forma, pour la perte de la république, le triumvirat de Pompée, César et Crassus. Celer en prévit les suites et en mourut de douleur.

Telle fut la branche aînée dans la descendance de Quintus Caecilius Metellus, le consul de 548. La seconde va nous apparaître plus illustre encore. Son chef fut L. Caecilius Metellus Calvus, frère du Macédonique, et consul en 612. Il laissa deux fils, le Dalmatique et le Numidique, dont nous allons suivre la filiation.

Le Dalmatique fut appelé Lucius comme son père, et le surnom dont il est décoré vient de son triomphe sur les Dalmates. L'année 635 le vit consul. Vengeur sévère des moeurs comme un Caecilius, il osa, étant censeur, expulser du sénat jusqu'à trente-deux sénateurs.

Il eut pour fils L. Caecilius Metellus, consul en 686. Le frère de celui-ci fut Q. Caecilius Metellus le Crétique. Il dut ce glorieux agnomen à la conquête qu'il fit de la Crète. Les fastes consulaires le portent à l'année 685. Ce dernier fut le père de Caecilia Metella, femme du triumvir Crassus, sur laquelle nous aurons occasion de revenir. Un fils du Crétique, nommé comme lui Q. Caecilius Metellus, fut tribun du peuple, et plus tard l'un des généraux du parti d'Antoine à la bataille d'Actium. Il avait adopté un membre de l'antique gens Junia, qui prit le nom de O Caecilius Metellus Creticus Silanus, et fut consul

 

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en 760. Sa fille Junia fut fiancée à Nero Caesar, fils aine de Germanicus. Etant morte peu de temps après, ses cendres furent déposées dans le mausolée d'Auguste, en sa qualité de membre de la famille impériale.

Mais aucun des Caecilii n'a atteint la gloire du NUMIDIQUE, frère du Dalmatique. Il portait le praenomen Quintus qui continua dans sa descendance. Envoyé, dans sa jeunesse, à Athènes, pour y recevoir les leçons du rhéteur Carnéade, il en revint orateur distingué; mais ses principes de morale ne lui permirent jamais d'user de son éloquence qu'en faveur du bon droit, et on le vit refuser de plaider la cause de son beau-frère Lucullus, parce que celui-ci semblait avoir forfait à l'honneur. En 645, il était consul, et ne tarda pas à se rendre en Numidie, où la fortune de Rome cédait devant l'âpre résistance de Jugurtha. Il fallut peu de temps à Q. Metellus pour remonter le moral de l'armée et pour humilier un si redoutable adversaire. Heureux s'il n'eût pas choisi pour son lieutenant le plus ingrat et le plus perfide des hommes, C. Marius! Celui-ci, laissant tout à coup l'armée, après avoir obtenu quelques succès militaires, osa se rendre à Rome dans le but de supplanter un si grand général, dont il accusait les sages et habiles lenteurs. Il parvint, par ses intrigues auprès du sénat et par ses flatteries envers la populace, à se faire attribuer,  avec  le  consulat, le commandement de

 

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l'expédition en Numidie, et se hâta de repartir pour l'Afrique. A peine avait-il disparu, que le sénat et le peuple se repentaient déjà de la légèreté avec laquelle ils avaient cédé à l'intrigue d'un ambitieux. Cependant Metellus revenait avec tristesse vers Rome si redevable déjà aux Caecilii, et si amère pour leur héritier. Contre son attente, il fut reçu avec les plus vives démonstrations d'enthousiasme et de reconnaissance. Des médailles furent frappées en son honneur, et, au grand dépit de Marius, le surnom de Numidique lui fut décerné d'un commun accord.

En quittant Rome, Marius y avait laissé de dignes héritiers de sa haine, et bientôt Metellus se voyait citer en justice, et accuser de concussion par les jaloux de sa considération et de son opulence. Mais son jugement fut un nouveau triomphe, plus insigne encore que le premier. Le tribunal se hâta de déclarer qu'un homme tel que le Numidique devait être jugé, non sur telles ou telles écritures, mais sur sa vie tout entière qui proclamait assez haut l'intégrité de son caractère.

En 652, Metellus était créé censeur avec son cousin Caprarius. Rome tout entière fut contrainte de s'incliner sous le joug austère de ces deux Caecilii, non sans des réactions violentes qui allèrent jusqu'à contraindre le Numidique de se réfugier au Capitole, où la multitude armée des citoyens vicieux le poursuivit et l'assiégea,

 

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jusqu'au moment où les chevaliers romains accoururent le délivrer. Ce fut dans l'exercice de cette vigoureuse censure qu'à l'exemple de son oncle le Macédonique, le Numidique sonda la plaie profonde des moeurs romaines et prononça à son tour une célèbre harangue pour réclamer la réhabilitation du mariage. Cette double protestation, demeurée célèbre dans la postérité, attesta qu'avant d'attacher son glorieux nom à la régénération de Rome par le christianisme, la race des Caecilii avait été, plus que tout autre, la gardienne de l'honnêteté dans cette ville qui n'eut pas de plus grand ennemi que sa propre corruption.

Mais les épreuves du Numidique n'étaient pas terminées. Une nouvelle intrigue de Marius suscita la discussion d'une loi agraire. Le projet de cette loi, présenté par le tribun Apuleius Saturninus, portait qu'après son acceptation par le peuple, tout sénateur qui ne consentirait pas à la jurer se verrait interdire l'eau et le feu. Marius proposa au sénat de jurer la loi, en sous-entendant une clause qui aurait annulé le serment, persuadé qu'il était que le Numidique ne se prêterait jamais à une telle feinte. Il ne s'était pas trompé. Les sénateurs juraient de toutes parts, et suppliaient le grand homme d'imiter leur exemple. Metellus fut inflexible, et accepta de subir la peine qu'avait méritée sa probité. En quittant le forum, il disait à ses amis dans ce

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style dont nous retrouverons encore la trace chez notre héroïne du deuxième siècle : « Faire ce qui est mal, c'est le propre des esprits mauvais; faire sans courir de risques ce qui est bien, peut appartenir aux âmes vulgaires; l'homme de coeur ne s'écarte jamais de ce qui est juste et honnête, qu'il ait à attendre la récompense ou les menaces. » (PLUTARQUE, in C. Mario.) Les citoyens probes prenaient déjà les armes et se préparaient à livrer combat pour la défense de Metellus; mais celui-ci se hâta de se dérober à ses amis comme à ses ennemis. Disant adieu à Rome et à sa brillante existence, il monta sur un navire et alla se retirer à Rhodes, où sa vie d'exilé s'écoula dans toute la grandeur et la dignité des moeurs antiques.

La réaction ne tarda pas à se faire sentir. Apuleius fut massacré, et le peuple réclama le retour d'un si grand citoyen, rappelant avec enthousiasme tous les services dont Rome était redevable à la gens Caecilia. Metellus était passé de Rhodes à Smyrne, lorsqu'il reçut la nouvelle de son rappel. Son arrivée fut signalée par les transports d'une joie inouïe; Rome tout entière sentait qu'il rentrait le même qu'il était sorti.

Son fils, Q. Caecilius Metellus, dont la piété filiale s'était signalée, avec la plus noble constance, dans les démarches qui amenèrent le retour d'un homme si honoré de la population romaine, reçut par acclamation le cognomen de

 

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Pius, qui demeura comme un héritage dans cette branche des Caecilii. A peine sorti de l'adolescence, il se vit élevé au suprême pontificat, et préféré pour cet honneur aux personnages même consulaires. A partir de ce moment, les monnaies des Caecilii offrirent souvent l'image d'Enée portant son père, ou la cigogne ayant devant elle la Piété. Pour exprimer la gloire militaire unie au pontificat, on y représenta aussi l'urceus et le lituus, au centre d'une couronne de laurier chargé de ses fruits.

Avant de nous séparer du Numidique, nous dirons que sa maison de ville était située sur le Palatin; mais il avait sa villa sur la voie Tiburtine, à une faible distance de Rome. Son opulence lui avait permis d'en faire un des plus somptueux monuments de la campagne romaine, et il n'avait pas mis moins de quatre ans à la bâtir. Nous notons ces points en passant, nous réservant d'y revenir.

Son fils Q. Caecilius Metellus Pius avait fait ses premières armes dans la guerre contre Jugurtha, où le Numidique l'emmena simple soldat sous ses ordres. Il parut plus tard comme un des meilleurs généraux de Sylla, dans les luttes de celui-ci contre la faction démocratique; mais il n'avait d'autre but que de refouler la démagogie qui, sous la conduite de Marius, menaçait Rome des derniers malheurs, et il ne trempa jamais dans les violences atroces qui ont souillé la

 

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mémoire du dictateur. Il eut les honneurs du consulat en 674. On ne tarda pas à l'envoyer en Espagne, où Sertorius tenait en échec la puissance romaine. Les rebelles, qui avaient compté sur l'isolement de la péninsule pour prolonger leur occupation séditieuse, se virent contraints de céder devant la science militaire de Pius. Celui-ci, dans l'expédition, avait eu pour collègue le jeune Pompée qui partagea avec lui les honneurs du triomphe en 684. Il mourut en 691, ayant tenu durant quarante ans le pontificat suprême.

Le rôle militaire des Caecilii, sur la terre d'Espagne, ouvert par le Macédonique, ne s'étendit pas au delà des dernières campagnes de Metellus Pius; mais cette contrée demeura chère aux Caecilii qui l'avaient occupée assez de temps pour y fonder comme un second établissement de leur famille. Deux villes nouvelles, Mételline et Castra Caecilia, aujourd'hui Cacérès, en Estramadure, ont marqué le souvenir de leur glorieux passage. Lorsque tout fut perdu pour la grandeur romaine, on vit une partie de cette noble race s'établir sur le sol que ses ancêtres avaient reconquis à Rome, et venir chercher au milieu des races ibériennes l'héritage de cette estime que leurs pères y avaient méritée. Les médailles et les inscriptions nous les montrent, aux premiers siècles de notre ère, se liant toujours plus par leurs bienfaits avec les peuples de la péninsule.

 

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Au reste, les Caecilii ne furent pas seuls à venir demander à cette terre l'indépendance et la dignité de la vie, telles qu'elles pouvaient exister encore sous le règne des Césars.

On peut dire que l'époque la plus heureuse et la plus brillante pour l'Espagne fut celle où, à partir du règne d'Auguste, ayant renoncé à la lutte contre la puissance des légions, elle recueillit et appliqua les moyens de civilisation qu'apportèrent dans son sein les grandes races de l'émigration romaine. Ce fut au moment même où la péninsule Italique marchait vers la décadence que l'Ibérique s'éleva au faîte de sa grandeur. Grâce aux influences que nous signalons, l'esprit romain, la langue et les moeurs latines, s'y montraient plus florissants qu'en Italie même, où l'esprit grec avait si fort modifié le vieux caractère national. On ne s'étonne plus alors de voir l'Espagne fournir à Rome des empereurs : Trajan, Hadrien et Théodose. (Reinhold Baumstark, Une Excursion en Espagne.)

Entre les familles du patriciat romain dont plusieurs membres émigrèrent dans ce pays, nous ne pouvons omettre de désigner les Valerii. On les y suit comme les Caecilii, à l'aide des inscriptions et des médailles, à partir du règne d'Auguste, exerçant l'un après l'autre ou simultanément les premières charges dans les colonies et les municipes de cette contrée. Bien plus, les deux noms s'unissent dans la communauté la plus

 

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intime. A Sagonte, un Valerius est adopté par les Caecilii (Gruter., pag. 378); à Barcelone, une Valeria dédie un monument funèbre à son mari Caecilius (ibid., 534); un Caecihus Bassus épouse une autre Valeria (ibid., 1092); tandis que, à Rome, un Valerius Bassus est le mari d'une Caecilia (ibid., 478}. Ces rapprochements auront plus tard leur prix dans notre histoire.

Nous avons parlé déjà, à propos des Cornelii, de Q. Caecilius Metellus Pius Scipion, adopté par les Caecilii. En même temps qu'il était arrière-petit-fils de P. Cornélius Scipion Nasica Corculum, il se rattachait au même degré de parenté, par son aïeule, à Caecilius le Macédonique, en attendant qu'il entrât définitivement dans la gens Caecilia par l'adoption que fit de lui Metellus Pius. Nous avons dit comment, en la journée de Thapsus, cet héritier des deux races succomba avec Rome devant la fortune de César.

Avant de parler des femmes de la gens Caecilia, ii n'est pas hors de propos de dire quelque chose des simples chevaliers de cette famille. On entendait sous ce nom ceux des Caecilii qui, laissant à leurs frères l'illustration des hautes magistratures, se contentaient de l'état intermédiaire où les plaçait leur fortune. Ainsi nous mentionnerons Q. Caecilius Bassus qui, après la bataille de Pharsale, lutta avec énergie dans Apamée contre les forces de César. Nous avons nommé déjà l'ami de Cicéron, Q. Caecilius Pomponianus Atticus,

 

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né d'un Pomponius et d'une Caecilia. L'existence splendide et pacifique de ce personnage dans des temps aussi agités, est un des épisodes les plus intéressants de cette époque où Rome finit. Nous avons dit la grande fortune que lui assura l'adoption de son oncle Q. Caecilius, et son nom ne tardera pas à revenir, à propos de sa descendance féminine.

Le nom d'une Caecilia brille aux premières pages de l'histoire romaine, et là est le point de départ des gloires inouïes qui se sont rassemblées autour de cette famille. L'époque des rois était close depuis bien des siècles, la république avait épuisé ses destinées, l'Empire s'en allait chancelant vers sa ruine, que le souvenir de Caïa Caecilia Tanaquil, femme de Tarquin l'Ancien, planait encore sur la ville éternelle. Dans son admiration pour cette matrone, Rome lui avait érigé une statue au Capitole. Varron, au rapport de Pline, atteste que la quenouille garnie de laine et le fuseau de Caïa Caecilia se conservaient encore de son temps dans le temple de Sangus, et que l'on gardait dans celui de la Fortune une robe que cette princesse avait tissée pour l'usage de Servius Tullius.

Ce culte traditionnel rendu à une femme que son rôle politique n'avait point détournée des convenances et des occupations de son sexe, est un des traits caractéristiques de l'ancienne Rome, et nous aurons occasion de remarquer jusqu'à

 

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quel degré l'idée et les attributs de Caïa Caecilia étaient entrés dans le type de l'épouse romaine. Mais ce qui ajoute encore à la gloire de ce personnage mystérieux, c'est d'avoir obtenu les éloges d'un Père de l'Eglise. Saint Jérôme a cité l'épouse de Tarquin l'Ancien comme l'un des modèles de la pudicité conjugale chez les gentils. « Le nom du prince auquel elle fut unie, dit le saint docteur, disparaît sous les ombres de l'antiquité comme celui des autres rois; mais la rare vertu qui a élevé cette femme au-dessus de son sexe est gravée si profondément dans la mémoire de tous les siècles, que le temps n'a pu l'effacer. » (Adv. Jovinian., lib. I, c. XLIX.)

Une autre Caecilia est restée célèbre jusqu'à nos jours, non par les qualités dont elle fut ornée, puisque les historiens ne nous en ont rien transmis, mais par la grâce et la majesté du monument qui lui servit de tombeau. Fille de Q. Caecilius Metellus le Crétique, que nous avons vu consul en 685, elle fut mariée au triumvir M. Licinius Crassus. Assis vers le sommet d'une colline que la voie Appienne monte rapidement, le sépulcre élevé par le Romain à son épouse dominait avec grandeur les tombeaux, les temples, les villae et les aqueducs qui portaient à la ville des Césars le tribut des lacs et des fleuves. De nos jours, cet admirable monument n'est plus qu'une ruine; mais il est resté le plus bel ornement de cette sublime région de la campagne

 

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romaine, si grandiose dans ses lignes, si suave dans l'ondulation de ses plans.

Posant sur un dé quadrilatère, construit en travertin, ce tombeau a la forme d'une tour aux plus élégantes proportions. Une frise à festons entrecoupés de têtes de taureau décore avec grâce la partie supérieure, et un toit conique terminait autrefois ce gracieux monument. Ce toit fut renversé au moyen âge et remplacé par des créneaux de défense qui subsistent encore en partie. Le temps et les hommes ont respecté jusqu'aujourd'hui l'inscription dédicatoire placée sous la frise, faisant face du côté de la voie, et surmontée de plusieurs trophées. Elle porte seulement ces mots :

 

CAECILIAE

Q.  CRETICI F.

METELLAE CRASSI.

 

A l'intérieur du monument, on admirait le sarcophage dans lequel Crassus déposa le corps de son épouse. Il fut enlevé au seizième siècle, et placé dans Rome sous le cortile du palais Farnèse, où il est encore.

Q. Caecilius Metellus Pius fut père d'une autre Caecilia Metella, qui épousa d'abord M. Aemilius Scaurus, prince du sénat, deux fois consul. Devenue veuve, elle s'unit en secondes noces à celui qui fut plus tard le trop célèbre dictateur L. Cornélius Sylla Félix (666), consul cette année même

 

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avec Pompée. Cette mésalliance d'une fille des Gaecilii choqua toute la ville, et Plutarque (in Syllam) rapporte que l'on chanta dans les rues des couplets à la honte de celui qui n'avait pas reculé devant une telle ambition; les sénateurs eux-mêmes, au rapport de Tite-Live, « n'estimant pas digne de la main d'une si grande dame celui qu'ils avaient jugé digne du consulat ». Au reste, Sylla entoura toujours Metella de la plus haute considération. Il eut d'elle deux enfants jumeaux, un fils et une fille, qu'il appela, l'un Faustus et l'autre Fausta.

L'héritier des Cornelii et des Gaecilii, que nous avons vu succomber à Thapsus, eut une fille qui conquit au plus haut degré l'estime de la société romaine. Elle est connue sous le nom de Cor-nelia. Ayant perdu son mari P. Crassus qui périt dans la guerre des Parthes avec son père le triumvir, elle épousa en secondes noces le grand Pompée. Plutarque dit à propos de cette nouvelle Caecilia : « Ceste dame avoit beaucoup de grâces pour attraire un homme à l'aimer, oultre celle de sa beaulté; car elle estoit honestement exercitée aux lettres, bien apprise à jouer de la lyre, et sçavante en la géométrie, et si prenoit plaisir à ouïr propos de la philosophie, non point en vain, ny sans fruict : mais, qui plus est, elle n'estoit point pour tout cela ny fascheuse, ny glorieuse, comme le deviennent ordinairement les jeunes femmes qui ont ces parties et ces

 

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sciences-là. Davantage, elle estoit fille d'un père, auquel on n'eust sceu que reprendre, ny quant à la noblesse de sa race, ni quant à l'honneur de sa vie. » (Plutarque d'AMYOT, in Pompeium.)

Notre intention n'est pas d'énumérer ici toutes les gloires qu'apportèrent, par leurs alliances, à la gens Caecilia, les femmes de cette grande race. Mais nous ne devons pas omettre la fille de Pomponius Atticus, celle-là même que Cicéron salue encore tout enfant, dans ses lettres à son père : « Puellae Caeciliae bellissimae salutem dices. » (Ad Atticum, VI, 4) Elle fut mariée à l'ami et lieutenant d'Auguste, M. Vipsanius Agrippa, qui préféra l'alliance de Pomponius Atticus, simple chevalier de la gens Caecilia, à celle des plus grandes familles.

La fille de Caecilia Attica fut appelée des noms de son père Vipsania Agrippina, et Auguste l'ayant fiancée, dès l'âge d'un an, à Tibère, elle épousa celui-ci et lui donna pour fils Drusus César, le père même de cette Julie que Messaline fit périr en l'année 43, et dont la mort fut le moyen dont se servit la divine Providence pour amener au christianisme notre illustre Pomponia Graecina. Plus tard, Auguste rompit le mariage qu'il avait noué lui-même. Tibère se vit contraint de renvoyer Vipsania, qui était enceinte, et jouissait de l'estime universelle, aussi bien que de la tendresse de son mari. Ce divorce imposé fut très sensible à Tibère qui dut épouser Julie, la propre

 

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fille d'Auguste. Il est à croire que si le futur empereur fût demeuré sous l'ascendant de la petite-fille des Caecilii, Rome et le monde n'auraient pas vu les affreux désordres qui souillèrent le trône impérial, et mirent à l'ordre du jour les infamies qui forment le caractère du règne des premiers Césars.

Séparée pour toujours de Tibère, Vipsania épousa en secondes noces Asinius Gallus, et mourut en l'année 20 de l'ère chrétienne. Elle est la seule des nombreux enfants d'Agrippa qui n'ait pas péri de mort violente. Son second mari, Asinius Gallus, était fils du célèbre orateur C. Asinius Pollion, qui, appelé aux honneurs du consulat et du triomphe, eut aussi la gloire d'ouvrir à Rome la première bibliothèque publique. Il mourut dans sa villa de Tusculum, la troisième année de notre ère. Sa fille, belle-soeur de Vipsania, épousa M. Claudius Marcellus Aeserninus; et ce fut cette alliance qui introduisit dans la gens Asinia l'usage du surnom Marcellus, qu'on y retrouve fréquemment depuis, avec celui d'Agrippa qu'y apportait en même temps la petite-fille de Caecilius Atticus. Un nouveau mariage sera-t-il venu, dans la seconde moitié du premier siècle, resserrer encore l'alliance des deux familles Asinia et Caecilia ? C'est ce que semblerait insinuer le cognomen de ce Q. Caecilius Marcellus, possesseur, sous Trajan, de la magnifique villa Tusculane dont M.  de Rossi

 

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vient de déterminer l'emplacement. (Bollettino, 1872.) Il n'était pas rare à cette époque que les fils de famille adoptassent comme troisième nom celui de leur mère, et cette villa de Q. Ceecilius Marcellus, si elle ne fut pas la dot même d'Àsinia Marcella, mère de celui-ci, se trouve du moins en rapports de voisinage avec d'importantes possessions des Àsinii (villa, briqueteries) sur ce même territoire de Tusculum.

Telle fut l'illustre race d'où sortit au deuxième siècle la vierge Cécile dont la gloire efface par son éclat toutes les grandeurs qui l'avaient précédée. Elle fut donnée du ciel pour unir en sa personne l'ancienne Rome, en ce qu'elle avait de plus noble et de plus pur, à la Rome nouvelle qui, à partir de Cornélius Pudens et de Pomponia Graecina, avait déjà enrôlé dans ses rangs généreux plus d'un membre ou allié de la gens Caecilia. Les autres demeurèrent, comme il n'est que trop aisé de l'expliquer, sous les ombres de l'infidélité. A. rares intervalles, sous les empereurs, quelques-uns parurent sur les fastes consulaires; ainsi nous noterons, en l'an 17 de l'ère chrétienne, G. Caecilius Rufus, dont le cognomen annonce une alliance des Cornelii Rufi avec la grande race des Caecilii. Il faut descendre jusqu'à l'an 137 pour rencontrer L. Caecilius Balbinus Vibullius Pius; mais celui-ci a droit de nous arrêter. Son cognomen Pius indique tout d'abord la filiation du Numidique; et d'autre part, son

 

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praenomen Lucius se retrouve sur le marbre chrétien d'un Caecilius, dont le cognomen a été brisé. Ce marbre, découvert par M. de Rossi au cimetière de Lucine, appartient à la dernière moitié du deuxième siècle. N'aurait-il pas rapport au consul de l'année 137, ou au fils de celui-ci? En toute hypothèse, cette inscription commence la série d'un grand nombre d'autres de la famille Caecilia que nous énumérerons bientôt, et qui attestent directement la profession du christianisme dans cette famille au deuxième siècle.

Il serait difficile de pousser plus avant l'investigation généalogique; mais un fait de la plus haute évidence démontre que notre héroïne est issue de la branche des Caecilii Metelli Numidici et Pii. Les monuments pouvaient seuls dirimer le problème. Nul archéologue chrétien ne peut ignorer le canon du concile de Carthage qui a fait droit si longtemps, même à Rome, dans l'attribution du nom de tel ou tel saint à une église que l'on voulait construire. Ce célèbre canon auquel M. de Rossi a fait appel avec tant de succès, pour déterminer l'origine de la basilique de Saint-Clément, porte que les églises en l'honneur des saints peuvent être élevées seulement dans les lieux où reposent leurs reliques et dans ceux où ils ont vécu, où ils ont souffert, et, encore, dont ils ont été possesseurs. (Concil. carthag. IV, ann. 398, canon XIV.) Or nous apprenons du Liber pontificalis que le pape saint Zacharie,

 

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qui siégea de 751 à 752, entreprit la restauration d'une église de Sainte-Cécile qui était située sur la voie Tiburtine au cinquième mille vers le point où le Magliano joint ses eaux à celles du Teverone. A en juger par les soins que le pontife mit à cette restauration, il faut que cette antique mémoire de sainte Cécile ait été d'une haute importance historique; d'autre part, l'état de ruine où elle se trouvait déjà au huitième siècle atteste l'époque reculée à laquelle elle remontait. Zacharie la releva avec splendeur, l'orna de peintures, la dota richement et il alla jusqu'à racheter les biens qu'elle avait eus autrefois, et qui avaient été envahis par les voisins. Dans son respect pour ce lieu sacré, il en confia l'administration au clergé de la basilique Vaticane, et le Liber ponlificalis, chronique contemporaine, atteste que cette belle et riche église de la voie Tiburtine était appelée Domus culta sanctae Caeciliae.

Nous avons vu plus haut que Caecilius Metellus le Numidique avait fait construire magnifiquement sa villa sur la voie Tiburtine, et un texte de Cicéron nous apprend que cette villa ne devait pas être très éloignée de Rome. Le grand orateur raconte que, dans une levée de soldats, un particulier cherchant à se faire exempter sous le prétexte de la faiblesse de sa vue, le Numidique lui demanda s'il ne voyait absolument rien. « Ohl répondit le Romain, je suis encore de force

 

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à apercevoir ta villa, en regardant de la porte Esquiline. » (De Oratore, II.) Cette petite distance de Rome concorde aisément avec ce que dit le Liber pontificalis des cinq milles qui séparaient de la ville l'église de Sainte-Cécile rebâtie par Zacharie.

Nous pouvons maintenant tirer les conséquences. Sainte Cécile n'a point souffert le martyre sur la voie Tiburtine, à cinq milles de Rome; ses reliques n'y ont jamais reposé; le motif qui lui a fait ériger un sanctuaire très important en ce lieu dès la paix de l'Eglise ne peut donc être que le séjour qu'elle y aura fait, ou le domaine qu'elle y aura exercé. Or ce lieu, ce domaine, qui se rattache au souvenir et au culte d'un membre de la gens Caecilia sur la voie Tiburtine, peut-il être autre que la célèbre villa du Numidique, possédée ensuite par son fils Caecilius Pius et par sa descendance? Dès lors il nous est permis d'affirmer avec certitude la filiation qui rattache en ligne directe notre héroïne à la branche la plus glorieuse des Caecilii. Ceci admis, il est assez naturel de conjecturer que la villa Tiburtine aura été assignée en dot à Cécile, lors de son mariage avec Valérien; et l'église romaine, que nous verrons si empressée de recueillir les traces de l'illustre martyre dans la ville, n'aura pas mis moins de zèle à les glorifier hors de Rome.

Cécile dut naître dans les premières années du règne de Marc-Aurèle, et le glaive du martyre

 

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l'avait déjà moissonnée avant la mort de l'empereur philosophe. Sa carrière fut courte; car la mort de son jeune époux Valérien et sa propre immolation suivirent de près le jour qui éclaira l'alliance de ces deux grands noms. Ses Actes nous apprennent qu'elle souffrit la mort pour le Christ sous Marc-Aurèle et Commode; ils précisent par là même, autant qu'il est possible, la date de son glorieux trépas, puisque ces deux empereurs ne régnèrent ensemble que du 27 novembre 176 au 17 mars 180, qui fut le jour de la mort de Marc-Aurèle. C'est donc dans l'intervalle qui s'écoule entre ces deux dates que doit être placé le martyre de la fille des Caecilii. On verra par le récit les raisons qui nous font choisir de préférence l'année 178.

 

FIN  DU PREMIER VOLUME