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AVERTISSEMENTS AUX PROTESTANTS
SUR
LES LETTRES DU MINISTRE JURIEU
CONTRE
L'HISTOIRE DES VARIATIONS.

 

 

L'ANTIQUITÉ ÉCLAIRCIE SUR L'IMMUTABILITÉ DE  L'ETRE  DIVIN
E T   SUR L'ÉGALITÉ DES TROIS PERSONNES.
L'ÉTAT PRÉSENT DES CONTROVERSES ET DE LA RELIGION PROTESTANTE.

Contre  la sixième,  septième  et huitième  Lettre du Tableau de M. Jurieu.

 

SIXIÈME ET DERNIER AVERTISSEMENT.

 

 

Mes chers Frères,

 

J'ai vu le Tableau du socinianisme de M. Jurieu ; et la sixième lettre, où ce ministre attaque ma personne, est tombée depuis peu de jours entre mes mains. Par la divine miséricorde, je ne me sens aucun besoin de répondre à des calomnies qu'il ne peut croire lui-même : mais l'embarras où il est pour défendre ses propositions sur le mystère de la Trinité, la mauvaise humeur où il entre, parce qu'il ne sait par où se tirer de ce labyrinthe, et

 

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l'état où il a mis nos controverses, en les tournant d'une manière si avantageuse aux sociniens dont il veut paraître le vainqueur, sont choses trop remarquables pour être dissimulées. Je ne lui dirai donc pas, comme on fait publiquement dans son parti (1), qu'il ne mérite plus qu'on lui réponde, parce qu'il ne raisonne plus et ne montre dans ses discours qu'une impuissante fureur. Sans songer à ce qu'il mérite et occupé seulement de ce que méritent les mystères qu'il a profanés, je les vengerai de ses attentats ; et pour l'amour des infirmes que ses dangereuses nouveautés pourraient séduire, je les mettrai pour la dernière fois devant les yeux du public. On verra qu'en attaquant l’ Histoire des Variations, ce ministre a fait triompher le socinianisme, pour ne point encore parler des autres erreurs; et que dans la Sixième Lettre de son Tableau, où il fait les derniers efforts pour se purger de ce reproche, il le mérite plus que jamais. Que je vais recevoir d'injures après ce dernier Avertissement, et que le nom de M. de Meaux va être flétri dans les écrits du ministre ! Déjà on ne trouve dans sa Sixième Lettre, que les ignorances de ce prélat, ses vaines déclamations avec les comédies qu'il donne au public ; et quand le style s'élève, ses fourberies, ses friponneries, son mauvais cœur, son esprit mal fait, baissé et affaibli par son grand âge qui passe soixante-dix ans, ses violences qui lui font mener les gens à la messe à coups de barre, sa vie qu'il passe à la Cour dans la mollesse et dans le crime (2) ; car on pousse la calomnie à tous ces excès : et tout cela est couronné par son hypocrisie, c'est-à-dire, comme on l'explique, par un faux semblant de révérer des mystères qu'il ne croit pas dans son cœur. On me donne tous ces éloges sans aucune preuve; car aussi où les prendrait-on? Et je les reçois seulement pour avoir convaincu M. Jurieu de faire triompher l’erreur. Que n'aurai-je donc pas mérité aujourd'hui qu'il faudra pousser la conviction jusqu'à la dernière évidence, et effacer tout le faux éclat de ce Tableau dont le ministre a cru éblouir tout l'univers? La chose sera facile, puisque le témoignage de M. Jurieu me suffira contre lui-même.

 

1 M. de Beauval, Hist. des ouvrages des Savants., juil. 1690, art. 9, p. 501. — 2 Jur., 287.

 

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Je ne puis ici m'empêcher de retracer, en aussi peu de paroles qu'il sera possible, le sujet de notre dispute. Dans la préface de l’Histoire des Variations j'avais posé ce principe comme le fondement de tout l'ouvrage : « Que toute variation dans l'exposition de la foi est une marque de fausseté dans la doctrine exposée ; que les hérétiques ont toujours varié dans leurs symboles, dans leurs règles, dans leurs Confessions de foi, en ne cessant d'en dresser de nouvelles; pendant que l'Eglise catholique donnait toujours dans chaque dispute sur la foi une si pleine déclaration de la vérité (1), » qu'il n'y fallait après cela jamais retoucher; d'où suivait cette différence entre la vérité catholique et l'hérésie, « que la vérité catholique venue de Dieu a d'abord sa perfection, et l'hérésie au contraire comme une faible production de l'esprit humain, ne se peut faire que par pièces mal assorties (2) » et par de continuelles innovations.

Par ces principes, l’ Histoire des Variations n'était plus une simple histoire ou un simple récit de faits; mais elle se tournait en preuve contre la Réforme, puisqu'elle la convainquait d'avoir varié, « non pas seulement en particulier, mais en corps d'église, dans les livres qu'elle appelait symboliques, c'est-à-dire dans ceux qu'elle a faits pour exprimer le consentement de ses prétendues églises ; en un mot dans ses propres Confessions de foi (3), » dans les décisions de ses synodes et enfin dans ses actes les plus authentiques (4).

Les ministres ne pouvaient donc s'élever assez contre des principes si ruineux à la Réforme; et le ministre Jurieu qui s'est mis en possession de défendre seul la cause commune, après avoir fait longtemps le dédaigneux selon sa coutume, et sur le livre des Variations et sur les Avertissements qui le soutenaient comme sur des livres qui ne méritaient ni réponse ni même d'être lus, est enfin bénignement demeuré d'accord dans son Tableau (5), « qu'il était ici tout à fait de l'intérêt de la vérité de faire voir des variations considérables dans l'exposition de la doctrine des anciens, afin de ruiner ce faux principe de M. de Meaux, que la véritable

 

1 Préf. de l'Hist. des Var., n. 2, 3 et suiv. — 2 Ibid., n. 7. — 3 Ibid., n. 8. — 4 Ibid., n. 19 et suiv. — 5 Tab., lett. VI, p. 297.

 

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religion ne peut jamais varier dans l'exposition de sa foi. » Enfin donc il confessera qu'il était important de répondre, et que c'était par faiblesse qu'il faisait auparavant le dédaigneux.

On pourrait ici lui demander à qui donc il importait tant de détruire ce faux principe. Est-ce à une église qui prétend ne varier pas? Point du tout. Qu'on écrive tant qu'on voudra que la foi ne souffre point de variation, nous ne nous en offenserons jamais, parce que nous ne prétendons point avoir varié ni varier à l'avenir dans la doctrine : au contraire nous applaudirons à cette maxime, et l'Eglise déclarera que sa règle est de croire ce qui a toujours été cru. Par une raison contraire, si la Réforme ne peut souffrir qu'on lui propose la même règle et qu'on lui demande une doctrine stable et invariable, c'est qu'elle a varié et ne veut pas se priver de la liberté de varier encore quand elle voudra : elle ne peut donc pas trouver mauvais qu'on ait fait l'Histoire des Variations, et cet ouvrage n'est plus si méprisable que le ministre disait.

En effet, si on ne lui avait montré aucune variation dans la foi de son église, ou si celles qu'on lui a montrées étaient seulement dans les paroles ou en tout cas peu essentielles, il n'avait qu'à convenir du principe sans troubler les siècles passés et sans y ébranler jusqu'aux fondements. Mais dès qu'il a ouï parler de variations, il a cru tout perdu pour la Réforme. Il a appelé tous les Pères à garants, sans épargner ceux des trois premiers siècles, encore qu'il les préférât à tous les autres sur la pureté de la doctrine; et il a cherché de tous côtés dans ces saints hommes qui ont fondé le christianisme après les apôtres, ou des défenseurs ou des complices.

Et remarquez, mes chers Frères, car ceci est tout à fait, nécessaire pour établir l'état de notre question; remarquez, dis-je, qu'il ne s'agit pas d'accuser d'erreur quelques Pères en particulier, puisque mon principe qu'on voulait combattre était que l'Eglise ne varie jamais. Il fallait donc pour la réfuter montrer des erreurs non dans les particuliers, mais dans le corps; et c'est pourquoi le ministre dès ses lettres de 1689, marquait les erreurs des Pères comme étant non d'un ni de deux, mais de tous : ce qui

 

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l'oblige à parler toujours de leur théologie comme étant celle de « l'Eglise et de leur siècle (1). » Et pour ne laisser aucun doute de son sentiment il vient encore d'écrire, ce qu'il ne faut pas oublier et ce qu'on ne peut assez remarquer pour entendre notre dispute, que l'erreur qu'il attribue aux trois premiers siècles « était la théologie de tous les anciens avant le concile de Nicée sans en excepter aucun (2) : » sans quoi en effet il ne ferait rien contre ma proposition, et il ne prouverait passes variations de l'Eglise, comme il l'avait entrepris.

Au surplus, il fait paraître tant de joie d'avoir trouvé « cette grande et notable variation dans la doctrine des Pères du deuxième, du troisième et même du quatrième siècle (3),» qu'il ne croit plus dorénavant avoir rien à craindre du coup que je lui portais ; et il s'en vante en ces termes : « Cet argument est un coup de foudre qui réduit à néant l'argument tiré contre nous de nos variations : c'est un argument si puissant, qu'il vaut tout seul tout ce qu'on peut dire pour anéantir ce grand principe de M. de Meaux, que la véritable Eglise ne saurait jamais varier dans l’exposition de sa foi. »

Pendant qu'il me foudroie de cette sorte, et que cherchant des variations dans les points les plus essentiels, il a poussé l'erreur des anciens jusqu'à leur faire nier l'égalité des trois Personnes divines, pour ne point encore parler des autres impiétés aussi capitales, on a vu dans son parti même les inconvénients de sa doctrine. On a vu qu'il faisait errer les trois premiers siècles sur les fondements de la foi contre ses propres maximes qui en rendaient la croyance invariable dans tous les siècles : et ce qui est plus fâcheux pour lui, on a vu qu'il ne pouvait plus refuser la tolérance aux sociniens ni les exclure du salut, puisqu'il était forcé d'avouer en termes exprès que ces étranges variations qu'il attribuait aux anciens n'étaient pas essentielles et « fondamentales (4). » Les non tolérants se sont élevés contre lui d'une terrible , manière. On a senti ses excès jusque dans son parti. On sait ce qu'a écrit M. de Beauval en abrégeant mes Avertissements dans

 

1 IIIe  Ann., lett. VI, p. 44, 45, etc. — 2 Tab., lett. V, p. 251.— 3 Ibid., p. 280. — 4 IIIe Ann., lett. VI, p. 44.

 

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son Histoire des ouvrages des Savants (1). On a vu ses vigoureuses réponses contre les durs avis de M. Jurieu ; et s'il se tait à présent pour n'avoir plus à combattre contre un homme qui ne se défend « qu'à coups de caillou, » c'est en lui remettant encore devant les yeux toutes ses erreurs (2). On sait aussi qu'un ministre en a représenté la liste à tout un synode, et qu'il n'a rien moins reproché à M. Jurieu « que l'arianisme tout pur » dans cette inégalité des trois Personnes (3). Mais pour montrer qu'il ne cède pas, M. Jurieu ajoute encore aujourd'hui dans la sixième Lettre de son Tableau que l'erreur des Pères, quoiqu'elle emporte en termes formels cette détestable « inégalité, ne ruine pas le fondement : » et non seulement « n'est condamnée par aucun concile, » pas même « par celui de Nicée, » mais encore « qu'elle ne peut être réfutée par l'Ecriture, et qu'on ne peut en l'aire une hérésie (4). »

On peut maintenant apercevoir pourquoi il prenait tant son air de mépris, et déclarait si hautement qu'il ne daignerait me répondre (5). Malgré ses fiertés affectées, il sentait bien l'embarras où il s'était mis, et que pris dans ses propres lacets plus il ferait d'efforts pour se dégager, plus il redoublerait les nœuds qui le serrent. Il n'entre donc que forcé dans cette dispute; et il est comme obligé de l'avouer, lorsqu'il dit dans son avis à M. de Beauval : « A cet endroit, » lorsqu'on en sera aux avantages que les sociniens et les tolérants tirent continuellement de ce qu'il a opposé à mes Variations, « il n'y aura pas moyen d'éviter M. de Meaux (6). » Vous l'entendez, mes chers Frères; la rencontre de cet ennemi « qu'il n'y a plus moyen d’éviter, » lui paraît importune. Ce n'est pas moi qu'il redoute; c'est la vérité qui le presse par ma bouche : c'est qu'il fallait se dédire, comme on verra qu'il a fait, de ce qu'il avait assuré en 1689, et bâtir un nouveau système qui ne se soutiendrait pas mieux que le premier. Comme il ne peut plus reculer, et que malgré lui il faut commencer un combat où son désordre ne peut manquer d'être sensible, il ne

 

1 Hist. des ouvrag. des Savants, mai, 1690, art. 13, p. 596. — 2 Ibid., juillet, 1690, art. 9, p. 501. — 3 Rép. De M. de la Conseill., p. 6; Fact. de M. de la Conseill., p. 37. — 4 Tab., lett. VI, art. 3, p. 268, 271, 273.— 8 Jur., Lett. sur M. Papin, p. 16. — 6 P. 1.

 

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se possède plus : de là ces exclamations, de là ces fureurs; l’ignorance, la fourberie, la friponnerie lui paraissent encore trop faibles pour exprimer sa colère, et il n'y a calomnie ni outrage où il ne s'emporte.

Laissons là ses emportements et examinons ses réponses, maintenant que le lecteur est au fait, et qu'il a devant les yeux avec la suite de notre dispute, l'état de la question dont il doit juger. Elle se partage en deux points. Le premier, si le ministre pourra soutenir les variations qu'il impute à l’ancienne Eglise, sans renverser en même temps ses propres principes et le fondement de la foi. Le second, s'il pourra se défendre des conséquences que les tolérants tireront de son aveu pour la tolérance universelle. Nous verrons après si cette querelle est seulement de M. Jurieu ou celle de tout le parti. Je ne crois pas qu'il y eût jamais une dispute plus essentielle à nos controverses.

 

PREMIÈRE PARTIE.
QUE LE MINISTRE RENVERSE SES PROPRES PRINCIPES ET LE FONDEMENT DE LA FOI PAR LES VARIATIONS QU'IL INTRODUIT DANS L'ANCIENNE ÉGLISE.

 

ARTICLE PREMIER.
Dénombrement  de   ses  erreurs :  la Trinité  directement attaquée  avec l'immutabilité, et la spiritualité ou simplicité de l'Etre divin.

 

Sur la première question le ministre nous promet d'abord « d'expliquer et de justifier contre l'évêque de Meaux la théologie des anciens sur le mystère de la Trinité et celui de la génération du Fils de Dieu (1).» Il n'en promet pas davantage dans cette sixième Lettre de son Tableau. Mais d'abord ce n'est pas là satisfaire « à l'évêque de Meaux. » Il est vrai que je l'accuse d'avoir reconnu et toléré dans les anciens une doctrine contraire

 

1 Tab., lett. VI, p. 225; art. 1-4; p. 227, 237, 252, 276.

 

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à l'égalité, à la distinction et à la coéternité des trois Personnes divines; mais ce n'est pas là tout son crime. Selon lui, «les Pères du troisième siècle, et même ceux du quatrième » n'ont pas mieux entendu l'Incarnation que la Trinité, « puisqu'ils nous ont fait un Dieu converti en chair selon l'hérésie qu'on a attribuée à Eutyche. » Leur erreur n'est pas moins extrême sur les autres points, puisque dans leurs sentiments « la bonté de Dieu n'est qu'un accident comme la couleur ; la sagesse de Dieu n'est pas sa substance : c'était la théologie du siècle. On ne croyait pas que Dieu fut partout, ni qu'il put être en même temps dans le ciel et dans la terre (1). » Faut-il s'étonner après cela que la foi de la providence vacillât? Un Dieu qui n'était qu'au ciel ne pou voit pas également prends garde à tout ; aussi était-ce « l'opinion constante et régnante que Dieu avait abandonné le soin de toutes les choses qui sont au-dessous du ciel, sans en excepter même les hommes, et ne s'était réservé la providence immédiate que des choses qui sont dans les deux (2). » La grâce n'était pas mieux traitée. «On la regarde aujourd'hui (remarquez que c'est toujours la foi d'aujourd'hui que le ministre reçoit, et vous en verrez d'autres exemples) ; la grâce donc qu'on regarde aujourd'hui avec raison comme un des plus importants articles de la religion, jusqu'au temps de saint Augustin était entièrement informe. » Ce mot d'informe lui plaît, puisque même il l'attribue à la Trinité, et l'on verra comme il s'embarrasse en tâchant de se démêler de cette expression insensée. Mais peut-être que les erreurs qu'on avait sur la matière de la grâce avant le temps de saint Augustin étaient médiocres? Point du tout : «Les uns étaient stoïciens et manichéens : d'autres étaient purs pélagiens; les plus orthodoxes ont été semi-pélagiens : » ils sont tous par conséquent convaincus d'erreurs sur des matières si essentielle. Il en dit autant du péché originel. Quoi plus? « La satisfaction de Jésus-Christ, ce dogme si important, si fondamental et si clairement révélé par l'Ecriture, est demeuré si informe jusqu'au quatrième siècle, qu'à peine peut-on rencontrer un ou deux passages qui l'expliquent bien (3). » On trouve même dans saint Cyprien « des

 

1 Tab., lett. VI, p. 225, etc. — 2 Lett. V, p. 49. — 3 Ibid.

 

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choses très-injurieuses à cette doctrine : et pour la justification , les Pères n'en disent rien, ou ce qu'ils disent est faux, mal digéré et imparfait (1). » Prenez garde : ce ne sont pas ici des sentiments particuliers, mais partout les opinions régnantes et la théologie du temps. Il ne dit pas quelques-uns, mais tous, et les Pères en général. Il ne dit pas : On s'expliquait mal, ou l'on parlait avant les disputes avec moins de précaution; mais : « On croyait, on ne croyait pas; » et il s'agit de la foi. Enfin l'ignorance de l'ancienne Eglise allait jusqu'aux premiers principes; et la foi n'était pas même arrivée à sa perfection « dans le dogme d'un Dieu unique, tout-puissant, tout sage, tout bon, infini et infiniment parfait (2). » On a varié sur des points si essentiels et si connus , comme sur tous les autres, quoiqu'il n'y ait « point d'endroit où les Pères de l'Eglise auraient du être plus uniformes et plus exempts de variations que celui-là, s'y exerçant perpétuellement dans leurs disputes contre les païens. » Tous les savants sont d'accord qu'on a parlé plus correctement et avec plus de précision des choses dont on avait à disputer que des autres, parce que la dispute même excitait l'esprit; mais il n'y a que pour les Pères des trois premiers siècles que cette règle trompe ; et ils avaient l'esprit si bouché même dans les choses de Dieu, qu'ils ignoraient jusqu'à celles qu'ils avaient tous les jours à traiter avec les païens, et même son unité et sa perfection infinie : nous le verrons mieux tout à l'heure, puisqu'on nous dira nettement qu'ils ne le croyaient ni immuable, ni indivisible. Je ne m'étonne donc pas si en parlant des Pères de ces premiers siècles, le ministre les a appelés « de pauvres théologiens qui ne volaient que rez-pied rez-terre. » Quand il voudra néanmoins, ce seront des aigles, et les plus purs de tous les docteurs; mais on voit en tous ces endroits-là comme il les abîme : et comment auraient-ils pu s'en sauver, puisqu'ils n'étudiaient pas l’Ecriture sur les matières les plus importantes, comme sont celles de la grâce (3), et qu'en général « il ne paraît , pas qu'ils se soient beaucoup attachez à cette lecture (4) » se remplissant seulement de celle des platoniciens? Que de redites

 

1 Lett. V, p. 49. — 2 Lett. VI, p. 46. — 3 Ibid., p. 50; I Avert., n   15. —

4 I Avert., n. 16.

 

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importunes! dira M. Jurieu. Il est vrai, ce sont des redites. J'ai relevé toutes ces erreurs de M. Jurieu dans mon premier Avertissement : mais je ne vois pas qu'on puisse, sans les répéter, lui faire voir qu'il ne songe seulement pas à y faire la moindre réponse dans l'ouvrage qu'il vient de donner pour sa défense. Pourquoi? Est-ce peut-être que ces matières ne regardent pas d'assez près l'essence de la religion? Mais c'en sont les fondements. Ou bien est-ce qu'elles ne regardent pas le socinianisme dont M. Jurieu fait le Tableau? Mais il sait bien le contraire : et dans ce même Tableau il reproche aux sociniens toutes ces erreur (1). Pourquoi donc se tait-il sur tous ces points, si ce n'est qu'il évite encore autant qu'il peut M. de Meaux ? Ce lui serait trop d'affaires de Chercher des faux-fuyants à tous les mauvais pas où il s'engage ; il ne s'attache qu'à la Trinité et il espère se sauver mieux parmi les ténèbres d'un mystère si impénétrable. Il reste donc à lui faire voir qu'il s'y abîme plus visiblement que dans les autres articles, et que ses excuses sont de nouveaux crimes.  Rendez-vous attentifs : voici le nœud. La matière est haute; et quelque ordre qu'on y apporte, elle échappe si on ne la suit : mais pour abréger la dispute, on convaincra le ministre par ses propres paroles.

Il demeure d'accord d'avoir dit dans ses Lettres de 1689 que selon la doctrine des anciens qu'il trouve du moins tolérable, « l'effusion de la sagesse, qui se fit au commencement du monde, fut ce qui donna la dernière perfection, et pour ainsi dire la parfaite existence au Verbe et à la seconde Personne de la Trinité (2). » Il n'en faut pas davantage. Le Verbe avait donc manqué dans l'éternité toute entière de sa dernière perfection. Or ce qui manque de sa perfection, visiblement n'est pas Dieu. Quand il la recevrait dans la suite, il ne Je serait non plus, puisqu’il serait muable et changeant? Le Fils de Dieu n'est donc Dieu dans cette supposition que le ministre tolère, ni avant la création , puisqu'il n'avait pas sa dernière perfection ; ni depuis, puisqu'il l'a reçue alors de nouveau,. N'est-ce pas assez blasphémer que d'enseigner ou de tolérer de pareils sentiments?

 

1 Tab., lett. I, II, etc. — 2 Tab., lett. VI, p. 233.

 

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Il s'excuse d'un autre blasphème en cette sorte. Voici ses paroles : « J'ai dit dans la sixième Lettre pastorale de 1689 que selon Tertullien, » avec qui il veut que les autres anciens soient d'accord, « le Fils de Dieu n'a été personne distincte de celle du Père qu'un peu avant la création (1). » Voilà un second blasphème assez évident : mais voici comme il s'en tire : Personne distincte, dit-il (2), c'est-à-dire personne « développée et parfaitement née. » Mais pour lui ôter ce dernier refuge et ne lui laisser aucune évasion, je lui réponds en deux mots : premièrement, que ce n'est pas là ce qu'il avait dit : secondement, que ce qu'il veut avoir dit ne vaut pas mieux.

Premièrement donc, ce n'est pas là ce qu'il avait dit dans ses Lettres de 1689, puisqu'il avait dit en termes exprès : « Que le Verbe n'est pas éternel en tant que Fils; qu'il n'était pas une personne ; que la génération du Verbe n'est pas éternelle ; que la génération de la personne du Verbe fut faite au commencement du monde; que la Trinité des Personnes ne commença qu'alors, et qu'il y avait trois Personnes distinctes » à la vérité, « mais engendrées et produites dans le temps, » en sorte « qu'elles en venaient à une existence actuelle (3) : » après quoi il ne faut plus s'étonner qu'on les ait fait « inégales : » comment eussent-elles pu être égales, puisqu'elles n'étaient pas coéternelles? M. Jurieu fait dire tout cela aux anciens (4) : M. Jurieu soutient qu'il n'y a là rien « d'essentiel, ni de fondamental (5). » Il faut être bien assuré de faire passer tout ce qu'on veut, pour croire qu'on puisse réduire tant d'impiétés à un bon sens.

Il distingue néanmoins : « La personne du Fils de Dieu n'était pas » encore; et pour parler plus généralement, « la Trinité des personnes n'était pas encore : » la Trinité des personnes « développées, » il l'accorde : la Trinité des personnes véritablement distinguées en elles-mêmes, mais non encore enfantées ni développées; il le nie.

Nous verrons bientôt l'impiété de cette doctrine dans son fond : mais maintenant pour nous attacher seulement aux termes, je

 

1 Lett. VI, de 1689, p. 44 ; Tabl., lett. VI, 260. — 2 Ibid. — 3 Lett. VI, de 1689, p. 44-46. — 4 I Avert., n. 10. — 5 P. 44.

 

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lui demande en un mot si distincte ne voulait dire que développée , que n'usait-il de ce dernier terme? que ne disait-il clairement que dans l'opinion des anciens la personne du Fils et celle du Saint-Esprit n'étaient pas encore développées, ce qui lui paraît innocent ; au lieu de dire distinctes, qui lui paraît criminel et insoutenable?

C'est, dit-il, que « j'avais à expliquer brièvement ce sentiment des Pères, n'ayant aucun intérêt alors à l'expliquer plus au long (1). » Il n'y avait aucun intérêt ! C'est tout le contraire car une des choses qu'il s'était le plus proposées dans les Lettres dont nous parlons, était de faire voir aux sociniens et à ceux qui les tolèrent, qu'il ne leur donnait aucun avantage en tolérant les Pères des trois premiers siècles : et puisqu'il mettait le dénouement à leur faire dire que la personne du Verbe était dans le sein de son Père comme un enfant dans celui de sa mère, « formé et distinct, mais non encore enfanté ni développé : » lui eût-il coûté davantage de dire développé que de dire distingué? Et pourquoi n'avoir pas donné d'abord à une si grande difficulté une solution si facile, où il n'eût fallu que trois mots?

Mais, ajoute votre ministre, je m'étais assez expliqué, puisque j'avais dit que « le Verbe était caché dans le sein de son Père comme sapience : et, poursuit-il, ce qui est caché est pourtant et existe comme une personne (2). » Il dissimule ce qu'il avait dit, que ce Verbe qui « était caché dans le sein du Père comme sapience, » était seulement « son Fils et son Verbe en germe et en semence. » Or ce qui est « un germe et une semence, » visiblement n'est pas une personne ; le Fils de Dieu n'était donc pas une personne selon M. Jurieu. Il tronque et il falsifie ses propres paroles : que faut-il donc espérer qu’il laisse dorénavant en son entier ?                                                                   On voit plus clair que le jour qu'il ne lui reste aucune défense : car pour entrer dans le fond de son raisonnement, il sait bien qu'une chose peut être dans une autre ou en acte et selon sa forme, ou en, puissance et selon ses principes comme l'épi dans le grain, l'arbre dans son pépin ou dans son noyau, un animal

 

1 Tab., lett. VI, p. 238. — 2 Tab., p. 260 ; lett. VI, de 1689, p. 44.

 

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dans son germe, tous les ouvrages dont l'univers est composé dans leurs principes primordiaux. Ce n'était donc pas assez à M. Jurieu de dire que le Fils de Dieu fût caché dans le sein de son Père ; les ariens même disaient selon lui, qu'il y était caché « en puissance (1) : » et pour fermer la bouche aux sociniens et aux tolérants leurs amis, il fallait avoir expliqué que si le Verbe était caché dans le sein du Père, ce n'était pas en puissance, comme l'enfant est dans le germe et dans l'embryon; mais en effet et en acte, comme il est après sa conception ou sa naissance. Mais loin de le dire ainsi, ou plutôt de le faire dire aux anciens, M. Jurieu dit tout le contraire dans l'endroit même qu'il cite pour se justifier : et il en conclut un peu après « qu'on de voit se représenter Dieu comme muable et divisible, changeant ce germe de son Fils » en une personne (2). Ainsi selon les anciens approuvés ou tolérés par M. Jurieu, il ne m'importe, le Fils de Dieu était éternellement dans le sein de son Père comme « un germe, » comme « une semence, » et non pas comme une personne ; et ce germe ne fut changé en une personne que dans le temps. Qui ne voit manifestement que faire parler ainsi les anciens, c'est les faire blasphémer ; et qu'approuver ou tolérer ces expositions de la foi, comme M. Jurieu les veut appeler, c'est blasphémer soi-même? Il en est de même des autres pensées que le ministre attribue aux Pères. Par exemple, il leur faisait nier l'éternité de la génération du Fils ; il s'explique : l'éternité de la seconde génération, il l'avoue : de la première, il le nie (3). Il fallait donc deviner ces deux générations dont il ne disait pas un seul mot ; reconnaître dans une seule personne selon la divinité deux générations proprement dites, et croire que le Père éternel avait engendré son Fils à deux fois.

Les autres opinions que le ministre avait imputées aux saints docteurs ne sont pas mieux excusées : et il n'y a personne qui ne voie que ce qu'il dit aujourd'hui dans son Tableau est une réformation, et non pas une explication de son système. Pitoyable réformation, puisque loin de le relever du blasphème dont il

 

1 Tab., lett. VI, p. 275. — 2 Tab., lett. VI, p. 46; I Avert., n. 14. — 3 Lett. VI, de 1689 ; Tab., lett. VI.

 

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a été convaincu, elle l'y enfonce de nouveau, comme on va voir!

Il faut donc ici expliquer le nouveau mystère de cet enveloppement et développement du Verbe, de sa conception et de sa sortie hors des entrailles de son Père, et de sa double nativité : l'une éternelle, mais imparfaite ; l'autre parfaite, mais temporelle et arrivée seulement un peu avant la création du monde : car c'est là tout le dénouement que donne M. Jurieu à la théologie des anciens, et il est temps d'en démontrer la visible absurdité selon lui-même.

En effet voici comme il parle (1) : « Cette pensée des anciens, » cette double nativité et ce nouveau développement du Verbe, « dans le sens métaphorique est belle et bonne ; mais dans le sens propre, comme ces anciens le prenaient, elle ne s'accorde pas avec l'idée de la parfaite immutabilité de Dieu. »

Il n'y a ici qu'à ouvrir les yeux pour voir l'égarement de notre ministre. Cette double génération ou ce développement du Verbe, à le prendre proprement, est si absurde qu'il n'entrera jamais dans les esprits. Car qui pourrait croire qu'un Dieu s'enveloppe et se développe selon sa nature divine , ou que le Père engendre son Verbe à deux fois? Il ne faut qu'ouvrir seulement l'Evangile de saint Jean, pour y remarquer que s'il est engendré deux fois, l'une de ces générations le regardait dans l'éternité comme Dieu, et l'autre dans le temps en tant qu'homme. Mais que comme Verbe il ait pu être engendré deux fois, et qu'il fallût au pied de la lettre le développer du sein paternel comme un enfant de celui de sa mère, c'était dans cette divine et immuable génération une imperfection si visible et si indigne de Dieu, qu'il faudrait être insensé pour le dire ainsi dans le sens propre.

C’est pourquoi le docteur Bullus, le plus savant des protestants dans cette matière, lorsqu'il a vu dans cinq ou six Pères (car il n'en met pas davantage) cette double génération, avait entendu la seconde « d'une génération métaphorique, » qui ne signifie autre chose que son opération extérieure et la manifestation de ses desseins éternels par la création de l’univers, à la manière que nous verrons si clairement dans la suite, qu'il n'y aura pas moyen

 

1 Tab., lett. VI, p. 266.

 

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d'en disconvenir. Aussi M. Jurieu est-il déjà d'accord avec nous, que cette pensée des anciens est irréprochable en ce sens. Cependant il refuse de la suivre ; et obstiné à trouver dans les anciens l'erreur dont un si savant protestant les avait si clairement justifiés : « Pour moi, dit-il, je tiens pour certain qu'il n'y a point là de métaphore (1). » Et un peu plus haut : « J'entends tout cela sans figure ; et je comprends que ces théologiens ( ce sont les Pères des trois premiers siècles ) ont cru que les deux Personnes divines, le Fils et le Saint-Esprit, étaient renfermés dans le sein de la première, comme un enfant est enfermé dans le sein de sa mère, parfait de tous ses membres, ayant vie, être, mouvement et action; mais n'étant pas encore développé et séparé de la mère (2). »

Mais s'il faut prendre au pied de la lettre et salis figure, comme le ministre nous y veut contraindre, tout ce qu'il vient de raconter, il y a donc, comme dans la mère et dans son enfant lorsqu'il vient au monde, un double changement en Dieu : un dans le Père qui développe ce qui était enfermé dans ses entrailles ; un dans le Fils qui est séparé et développé de ces entrailles paternelles : et on ôte également au Père et au Fils la parfaite simplicité et immutabilité de leur être.

Après ces extravagances qu'on nous débite comme des oracles, le ministre m'avertit sérieusement « de ne continuer pas à harceler la théologie des Pères par des conséquences, en disant que selon le sentiment que je leur attribue, il faut que la Trinité soit nouvelle et non éternelle ; que Dieu soit muable ; qu'il faut que Dieu puisse s'étendre et se resserrer (2). » Voilà des objections contre sa doctrine qui sans doute sont considérables ; mais il les résout en un mot. « Tout cela est chicane, » dit-il. C'en est fait, l'oracle a parlé. Mais est-ce chicane de dire que celui qui ouvre son sein et foi développe ce qu'il y tenait enfermé, et celui qui sort de ce sein où il était auparavant, aient ce double défaut d'être muables et divisibles ? Je le demande à tout homme qui a les premiers principes de l'intelligence.

Pour la mutabilité, la chose est claire. Le ministre demeure d'accord que dans la supposition qu’il attribue aux anciens,

 

1 Tab., lett. VI, p, 266. — 2 P. 255. — 3 P. 269.

 

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« l’effusion faite dans le temps de la sagesse divine donna la dernière perfection, et pour ainsi dire la parfaite existence au Verbe et à la seconde personne de la divinité. » Sur ce fondement je raisonne ainsi : Ce qui reçoit de nouveau sa dernière perfection, en termes formels est changé : or dans la supposition de M. Jurieu (1) la seconde Personne reçoit de nouveau sa dernière perfection; donc dans cette supposition la seconde Personne en termes formels est changée. Vous le voyez, mes chers Frères. J'aime mieux tomber dans la sécheresse d'un argument en forme que de donner lieu, quoique sans sujet, à votre ministre de dire que j'exagère et que je fais le déclamateur.

Voulez-vous ouïr un autre argument également clair? Ecoutez ce qu'on attribue à Tertullien et aux autres Pères (2). « Dieu dit : Que la lumière soit : voilà la seconde génération du Fils : ce que Tertullien appelle la parfaite naissance du Verbe, et qui fait voir qu'il en reconnaissait une autre IMPARFAITE en comparaison de celle-ci : c'était la génération éternelle par laquelle le Verbe en tant qu'entendement et raison divine était en Dieu éternellement, bien distingué à la vérité de la personne du Père, mais encore enveloppé. » Demeurons-en là, et disons : Ce qui passe d'un état imparfait à un état parfait, change d'état : mais dans cette supposition le Fils de Dieu passe d'un état imparfait à un état parfait ; par conséquent le Fils de Dieu change d'état. Il passe manifestement de l'imparfait au parfait; qui est, non par conséquence, mais précisément et selon la définition ce qu'on appelle changer.

Et remarquez que son état imparfait est celui où il était mis par sa naissance éternelle : c'est cet état qu'on regarde comme imparfait à comparaison de celui où il est élevé dans le temps et au commencement du monde. Dieu donc dans l'éternité a engendré un Fils imparfait, qui a acquis sa perfection avec le temps. Si ce n'est pas là blasphémer en termes formels contre le Père et le Fils, je ne sais plus ce que c'est.

Enfin c'est trop disputer ; et il n'y a qu'à répéter au ministre ce qu'il écrivait en 1689, que «les anciens représentaient Dieu comme muable et divisible, changeant ce germe de son Fils en une

 

1 Tab., lett. VI. p. 259. — 2 P. 259.

 

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personne, et donnant une portion de sa substance pour son Fils sans la détacher de soi (1). » Qu'y a-t-il de plus scandaleux et de plus impie tout ensemble, que de réduire le Fils de Dieu à l'imperfection « d'un germe et d'une semence, » comme il parle? Mais n'est-ce pas assez clairement et en termes assez formels le reconnaître muable, et faire un Dieu changeant et un Dieu changé ? Mais que fallait-il davantage pour faire un Dieu corporel, que de l'avouer divisible et de lui attribuer des divisions et des portions de substance? Où réduit-on le christianisme? et ose-t-on se vanter de confondre les sociniens, lorsqu'on dit que de semblables blasphèmes ne ruinent pas le fondement de la foi?

Voilà ce qu'il écrivait en 1689; et loin de corriger ces blasphèmes dans une Lettre qu'il compose exprès pour s'en justifier, il y assure de nouveau que la seconde nativité du Verbe est sa « parfaite nativité. (2), » et que la première est plutôt « une conception » qu'un enfantement parfait (3). Ce n'est pas tout : par cette seconde nativité, de « sagesse il est devenu Verbe et personne parfaitement née (4) : » par conséquent quelque chose de plus fait et de plus formé qu'il n'était auparavant : en sorte « que la Trinité a pris dans cette naissance son être développé et parfait : ce qui a fait croire aux docteurs des trois premiers siècles qu'ils étaient en droit de compter la naissance de la Trinité de ce qu'ils appelaient sa parfaite nativité (5). » Non content d'avoir proféré tant d'impiétés, il y met le comble en cette sorte : « À Dieu ne plaise, dit-il, que je voulusse porter ma complaisance pour cette théologie des anciens jusqu'à l'adopter ni même la tolérer aujourd'hui ! On doit pourtant bien remarquer que l'on ne saurait réfuter par l'Ecriture cette théologie bizarre des anciens, et c'est une raison pourquoi on ne leur en saurait faire une hérésie. Il n'y a que la seule idée que nous avons aujourd'hui de la parfaite immutabilité de Dieu, qui nous fasse voir la fausseté de cette hypothèse : or nous n'avons cette idée de la parfaite et entière immutabilité de Dieu que des lumières naturelles qu'une mauvaise philosophie peut obscurcir (6). »

 

1 Lett. VI, 1689; I Avert., n. 14. — 2 Tab., lett. VI, p. 259, 261. — 3 Ibid., 263, 362. — 4 Ibid., 233, 285. — 5 Ibid., 260, 361; — 6 Ibid., 268

 

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On ne sait en vérité par où commencer pour démontrer l'impiété de ce discours. Mais ce qui frappe d'abord, c'est que les anciens croyaient Dieu véritablement muable ; et ce qui passe toute absurdité, que la parfaite immutabilité de Dieu est une idée « d'aujourd'hui. » Elle n'était pas hier : elle est nouvelle dans l'Eglise, et ne doit pas être rangée au nombre de ces vérités qui ont toujours été crues, et partout : Quod ubique, quod semper. Mais ce qu'il y a de plus absurde et de plus impie, c'est qu'elle est nouvelle non-seulement à l'Eglise primitive, mais encore aux prophètes et aux apôtres, puisque, selon M. Jurieu, « on ne peut réfuter par l'Ecriture » cette bizarre théologie des anciens. Ce n'est que des philosophes que nous prenons cette idée que nous avons « aujourd'hui » de la parfaite immutabilité de Dieu : sans la philosophie, la doctrine des chrétiens sur un attribut aussi essentiel à Dieu serait imparfaite. Croire ce premier Etre muable, ce n'est pas une erreur contre la foi, c'est, si l'on veut, une erreur ou une hérésie philosophique, laquelle n'est point contraire à la révélation : les philosophes ont mieux connu Dieu que les chrétiens, et mieux que Dieu lui-même ne s'est fait connaître par son Ecriture.

 

ARTICLE II.
Erreur du ministre, qui ne veut voir la parfaite immutabilité de Dieu ni dans les Pères ni dans l'Ecriture même.

 

C'est bien là en vérité le discours d'un homme qui ne sait plus ce qu'il dit, et qui en faisant le savant n'a rien lu de l'antiquité qu'en courant et dans un esprit de dispute. Car s'il avait lu posément le seul livre de Tertullien Contre Praxéas, il y aurait trouvé ces paroles sur la personne du Fils de Dieu : « Etant Dieu, il le faut croire immuable et incapable de recevoir une nouvelle forme, parce qu'il est éternel (1). » Mais qu'est-ce encore selon cet auteur, que d'être immuable et éternel? « C'est ne pouvoir être transfiguré eu changé en une autre forme, parce que toute transfiguration est la mort de ce qui était auparavant. Car, poursuit-il, tout ce qui est transformé cesse d'être ce qu'il était, et commence

 

1 Tertull., Adv. Prax., n. 26.

 

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d'être ce qu'il n'était pas : mais Dieu ne cesse point d'être ni ne peut être autre chose que ce qu'il était. » Je voudrais bien demander à M. Jurieu si ses métaphysiciens d'aujourd'hui dont il veut tenir celle belle idée de la parfaite immutabilité de Dieu, plutôt que de l'Ecriture et de l'ancienne et constante tradition de l'Eglise, lui en ont parlé plus précisément que ne vient de faire cet ancien auteur ? Et si ce n'est pas assez, il ajoute encore «que la parole qui est Dieu, et la parole de Dieu demeure éternellement, et persévère toujours dans sa propre forme. » Voilà celui qui selon M. Jurieu introduit un Verbe qui achève de se former avec le temps : voilà comme il ignorait l'immutabilité de Dieu , et en particulier celle de son Fils. Il conclut l'immutabilité de ce qu'il est, par l'immutabilité de ce qu'il dit. L'auteur du livre de la Trinité, qu'on croit être Novatien, suit les idées de Tertullien, et déclare comme lui que « tout ce qui change est mortel par cet endroit-là (1). » Il faudrait donc ôter aux anciens avec l'idée de l'immutabilité celle de l'éternité de Dieu dont la racine, pour ainsi parler, est son Etre toujours immuable. De là vient qu'en disputant contre ceux qui mettaient la matière éternelle, ces graves théologiens leur démontraient qu'elle ne pouvait l'être, parce qu'elle était sujette aux changements. Tertullien soutient Contre Hermogène, « que si la matière est éternelle, elle est immuable et inconvertible, incapable de tout changement ; parce que ce qui est éternel perdrait son éternité, s'il devenait autre chose que ce qu'il était. Ce qui fait Dieu, poursuit-il, c'est qu'il est toujours ce qu'il est; de sorte que si la matière reçoit quelque changement, la forme qu'elle avait est morte : ainsi elle aurait perdu son éternité : mais l'éternité ne se peut perdre (2). » Remarquez qu'il ne s'agit pas de changer quant à la substance et à l'être, mais quant aux manières d'être, puisque c'est en présupposant que la matière n'était point muable dans le fond de son être, qu'on procède à faire voir qu'elle ne peut l'être en rien, et qu'on ne lui peut rien ajouter. Théophile d'Antioche procède de même : « Parce que Dieu est ingénérable, c'est-à-dire éternel, il est aussi inaltérable. Si donc la matière était éternelle, comme le disent les platoniciens, elle ne pourrait recevoir aucune altération et serait

 

1 De Trin., cap. IV. — 5 Cont. Herm., cap. XII.

 

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égale à Dieu; car ce qui se fait et ce qui commence est capable de changement et d'altération : mais ce qui est éternel est incapable de l'un et de l'autre (1). » Athénagore dit aussi que « la Divinité est immortelle, incapable de mouvement et d'altération (2) ; » ce qui emporte, non-seulement l'immutabilité dans le fond de l'être, mais encore dans les qualités et universellement en tout : d'où il conclut que le monde ne peut être Dieu, parce qu'il n'a rien de tout cela. Il ne faut pas oublier que ces passages sont tirés des mêmes endroits d'où le ministre conclut ces prétendus changements dans Dieu et dans son Verbe. Pour se former une idée parfaite de l'immutabilité de Dieu, il ne faut que ce petit mot de saint Justin (3) : « Qu'est-ce que Dieu ? » et il répond : « C'est celui qui est toujours le même, et toujours de même façon, et qui est la cause de tout; » ce qui exclut tout changement, et dans le fond et dans les manières ; et cela est tellement l'essence de Dieu, qu'on en compose sa définition. Les autres anciens ne parlent pas moins clairement; et si occupé de toute autre chose que de l'amour de la vérité, le ministre ne veut pas se donner la peine de la chercher où elle est à toutes les pages , Bullus et son Scultet lui auraient montré dans tous les auteurs qu'il allègue, dans saint Hippolyte, dans saint Justin, dans Athénagore, dans saint Théophile d'Antioche et dans saint Clément d'Alexandrie,  que non-seulement le Père, mais encore nommément le Fils,  «est inaltérable, immuable, impassible, incapable de nouveauté, sans commencement (4) : » et quand ils disent sans commencement, ils ne disent pas seulement que lui-même ne commence pas, mais encore que rien ne commence en lui, comme ils viennent de nous l'expliquer ; et c'est pourquoi ils joignent ordinairement à cette idée celle de tout parfait, panteles, pour montrer qu'on ne peut rien ajouter ni diminuer en Dieu : ce qui enferme la très-parfaite immutabilité de son Etre. La voilà donc dans les plus anciens auteurs cette parfaite immutabilité, que le ministre ne veut savoir que d'aujourd'hui; et la voilà dans tous ceux où il croit trouver le contraire, sans même qu'on puisse

 

1 Lib. II, ad Autol. — 2 Legat. pro Christ., ad c. — 3 Dial. cum Tryph., p. 105. — 4 Scult. Medul. PP., Ipart., p. 7, 107, 114, 198, etc.; Just., Apol., I, n. 6, p. 45; Dial. cum Tryph., supra; Athen., apud Just.; Clem. Alex., Strom. 4, 7, p. 703; Hip., Collect. Anast.

 

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futer par l'Ecriture leur bizarre théologie, comme il l'appelle.

Il ne veut donc pas que Tertullien, lorsqu'il a dit avec tant de force que « Dieu ne change jamais , ni ne peut être autre chose que ce qu'il était à cause qu'il est éternel, » ait puisé cette belle idée de l'endroit où Dieu se nomme lui-même Celui qui est (1) ; c'est-à-dire, non-seulement celui qui est de lui-même , et celui qui est éternellement, mais encore celui qui est, éternellement tout ce qu'il est ; qui n'est point aujourd'hui une chose et demain une autre, mais qui est toujours parfaitement le même. Il ne veut pas que les anciens aient entendu la belle interprétation que le prophète Malachie adonnée à cette parole : Celui qui est, lorsqu'il fait encore dire à Dieu : « Je suis le Seigneur, le Jehovah, » et celui qui est, « et je ne change point (2), » c'est-à-dire manifestement: Je ne change en rien, parce que je suis celui qui est; ce que je ne serais plus si je cessais un seul moment d'être ce que j'ai toujours été; ou, ce qui est la même chose, si je commençais à être ce que je n'étais pas.

Si on veut dire que l'antiquité n'ait pas vu un sens si clair dans les deux passages qu'on vient de citer, il faut donc encore les effacer du livre de Novatien (3), qui en conclut que Dieu conserve toujours son état, sa qualité et en un mot tout ce qu'il est : il faudra dire encore que les saints docteurs n'auront pas vu dans saint Jacques, que « le Père des lumières ne reçoit ni de mutation, ni d'ombre de changement (4) : » ou il faudra que saint Jacques, à cause qu'il n'avait pas ouï ces philosophes « d'aujourd'hui, » qui ont appris à M. Jurieu de si belles choses sur la perfection de Dieu, n'ait pu nous donner comme eux une exacte idée de la parfaite exemption de tout changement, pendant que par ses paroles il en exclut jusqu'à l'ombre, et qu'il ne peut souffrir dans l'immutabilité de Dieu la moindre tache de nouveauté qui en ternisse l'éclat. Voilà ce qu'il faut penser pour écrire ce qu'a écrit votre ministre. Peut-on dans un docteur, pour ne pas dire dans un prophète, un plus profond étourdissement ?

Dira-t-il qu'on démontre bien dans les Ecritures la parfaite immutabilité de Dieu, mais non pas celle de son Fils? Le Fils n'est

 

1 Exod., III, 14  — 2 Malch., III, 6. — 3 De Trinit., cap. IV. — 4 Jacob., I, 17.

 

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donc pas Dieu, ou il est un autre Dieu que le Père; et il faudra reconnaître un Dieu qui sera parfaitement immuable, et un Dieu qui ne le sera qu'imparfaitement? Mais que veut donc dire ce verset du Psaume, que saint Paul, assurément très-bon interprète, applique directement à la personne du Fils de Dieu : « Pour vous, Seigneur, vous êtes toujours le même (1) : » et toujours ce que vous êtes? Par où il nous fait entendre ce qu'il avait dit au commencement de l’Epître, « qu'il était l'éclat de la gloire, et l'empreinte de la substance de son Père (2) : » par conséquent également grand, également éternel, également immuable en tout ce qu'il est.

Le ministre veut-il renoncer à convaincre les sociniens par tous ces passages de l'Ecriture ? Mais veut-il renoncer encore à prouver par l'Ecriture ses propres articles de foi ? Lisons la Confession des prétendus réformés, nous y trouverons à la tête que « Dieu est une seule et simple essence, spirituelle , éternelle, immuable (3). » Il n'en faut pas davantage : fermons le livre. Le ministre veut-il se dédire de la maxime constante de sa religion, que tous les articles de foi, principalement les articles aussi essentiels que celui-ci, sont prouvés, et clairement prouvés par l'Ecriture? Il doit donc, selon lui-même, être bien prouvé par l'Ecriture que Dieu est parfaitement immuable ; et si cette vérité y est claire contre M. Jurieu, les Pères à qui il la fait nier sont bien réfutés.

Il lui reste pourtant encore une échappatoire : car il est vrai qu'il ne s'est pas engagé à nier qu'on puisse prouver par l'Ecriture l'immutabilité en général, mais la parfaite immutabilité (4). Basse et pitoyable chicane s'il en fut jamais, puisque ce nom d'immuable, exclusif de tout changeront, consiste dans l'indivisible comme celui d'éternel; et ainsi de tous les noms divins il n'y en a point qui porte en lui-même plus sensiblement le caractère de perfection que celui-ci, où l'on voudrait mettre du plus ou du moins. On pourrait dire de même, et à plus forte raison, qu'on prouvera bien par l'Ecriture que Dieu est bon, mais non pas parfaitement bon ; sage, mais non pas parfaitement sage ; heureux, mais non pas parfaitement heureux ; et pour ne rien oublier,

 

1 Psal. CI, 26; Hebr., 1, 10, 11. — 2 Ibid., 1, 3. — 3 Conf. de foi, art. 1. — 4 Tab., lett. VI, p. 208.

 

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parfait, mais non pas parfaitement parfait : et au lieu que nous concevons qu'il faut étendre naturellement tout ce qui se dit de Dieu et toujours l'élever au sens le plus haut, parce que quoi qu'on puisse dire ou penser de sa perfection, l'on demeure toujours infiniment au-dessous de ce qu'il est ; ce nouveau docteur nous apprend à l'exemple des sociniens à tout ravilir et à tout restreindre ; en sorte que par les idées que Dieu nous donne de lui-même dans son Ecriture, nous ne puissions pas même comprendre sa parfaite immutabilité, c'est-à-dire celui de ses attributs dont on le peut le moins dépouiller, et sans lequel on ne sait plus ce que Dieu serait, puisque même il ne serait pas véritablement éternel.

Le ministre en revient toujours à l'enfant, « qui sortant parfait du sein de sa mère n'acquiert pas par sa naissance un nouvel être, » mais une « nouvelle manière d'être ; » et il croit satisfaire à tout en disant que la « seconde naissance du Fils de Dieu » lui donne aussi comme à cet enfant « non un nouvel être, » mais a une nouvelle manière d'être (1). » Aveugle, qui ne voit pas que nous-mêmes quand nous changeons de pensées et de sentiments, nous ne changeons pas autrement que dans des manières d'être ! N'est-ce donc pas une erreur d'attribuer à Dieu de tels changements ? Ou bien sera-ce une erreur légère que l'Ecriture ne rejette pas? Et nous faudra-t-il endurer cette tache et cette ombre en Dieu malgré la parole de saint Jacques? Il faudra donc encore de ce côté-Là donner gain de cause aux sociniens, puisque lorsqu'ils font changer Dieu de situation ou de sentiment et de pensée, ce que M. Jurieu trouve si mauvais avec raison (2), ils répondront qu'après tout ils ne font point changer Dieu, en lui donnant ni un nouvel être ni une nouvelle substance ; mais en lui donnant seulement de nouvelles manières d'être, c'est-à-dire des mouvements, des sentiments et dépensées ; ce qui ne dérogerait pas, selon le ministre Jurieu, à l'immutabilité que l'Ecriture nous a révélée. Mais tout cela est pitoyable, puisqu'enfin ces manières d'être qu'on supposerait de nouveau en Dieu, ou seraient peu dignes de sa nature, et en ce cas pourquoi les y mettre ? ou si elles en sont dignes, elles sont par conséquent infinies, immenses et en un mot vraiment

 

1 P. 256. — 2 Tabl. du Socin., lett. I, II, etc.

 

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divines, dignes de toute adoration et de tout honneur : auquel cas Dieu n'est plus Dieu, si elles lui manquent un seul moment, comme il le faudrait supposer dans la doctrine que le ministre attribue aux saints. Car le Fils de Dieu serait-il, comme dit saint Paul, « au-dessus de tout, Dieu éternellement béni (1) » et par conséquent très-parfait, s'il attendait du temps sa dernière perfection et quelque chose au-dessus de ce qu'il est dans l'éternité ? Mais serait-il heureux, s'il avait encore à attendre et à désirer quelque chose? Son Père le serait-il, s'il était lui-même sujet au changement, ou si son Fils en qui il a mis ses complaisances de voit changer dans son sein, et qu'en attendant il manquât de sa dernière perfection et de son bonheur accompli ? Et l'un et l'autre seraient-ils le Dieu tout-puissant et créateur, s'ils ne pouvaient rien créer, ni changer le non-être en être, sans se changer et s'altérer eux-mêmes ? Et si ces absurdités ne peuvent être réfutées par les Ecritures, comme l'assure M. Jurieu, quels secours laissera-t-il donc à notre ignorance? Les catholiques auraient encore la tradition; et il est vrai que pour expliquer et déterminer le sens de l'Ecriture , même les savants protestants se servent souvent de la manière dont elle a toujours été entendue dans l'Eglise chrétienne ; mais ce refuge leur est ôté comme tous les autres, puisqu'on ravit aujourd'hui aux trois premiers siècles la connaissance d'un Dieu parfaitement immuable. Si donc on ne connaît Dieu et la perfection de ses principaux attributs, ni par les ternies de l'Ecriture, ni par la foi de l'Eglise et de ses docteurs, où est cette perfection du christianisme que le ministre veut porter si haut? Et que devient le reproche qu'il fait aux sociniens d'en anéantir les grandeurs (2)? Mais que sert à ce ministre de leur reprocher qu'ils nous font un Dieu dont Platon et les philosophes ne s'accommoderaient pas, et qu'ils trouveraient au-dessous de leurs idées, s'il en vient à la fin lui-même à la même erreur; et si pour connaître Dieu, il est contraint de nous renvoyer « à nos lumières naturelles qu'une mauvaise philosophie peut obscurcir (3) ? » C'est donc enfin la philosophie qui doit redresser nos idées, et la foi ne nous suffit pas pour savoir ce qu'il faut croire de la perfection de la nature divine.

 

1 Rom., IX, 3. — 2 Tabl., lett. II, III, etc. — 3 Lett. VI, p. 208.

 

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Il se dit maître en Israël, et il ignore ces choses; et pendant qu'il marche à tâtons se heurtant à chaque pas et contre tous les principes de la religion, il triomphe, et il ose dire : « Je ne me pique de rien que d'avoir des principes bien concertez (1). » Qu'il est modeste ! Il ne se pique de rien que de raisonner toujours parfaitement juste. Si vous en doutez, il est prêt « à coucher enjeu quelque chose qui vaille la peine. » Dans les affaires du monde le serment fait la décision ; en matière de théologie dorénavant ce sera la gageure ; et enfin, qui que vous soyez qui accusez M. Jurieu de contradiction, catholiques et « M. de Meaux, » ou protestants (car on s'en mêle aussi parmi vous ; et, dit M. Jurieu, « cela devient fort à la mode ; » ) mais enfin, qui que vous soyez, « auteur de la Lettre de l'an passé, auteur de l’Avis venu de Suisse, auteur de l’Avis aux Réfugiés ; » M. de Beauval qui vous déclarez, et cent autres qui n'osez vous nommer, « il s'engage à vous confondre » au jugement « de six témoins. » Peut-être , s'il les choisit, si ce n'est qu'il se confonde lui-même comme il fait à chaque page de ses écrits. Où rêve-t-on ces manières de défendre ses contradictions? Est-ce là comme on traite la théologie?

 

ARTICLE III.
Que le ministre détruit, non-seulement l'immutabilité, mais encore la spiritualité de Dieu.

 

Le ministre n'est pas moins clairement convaincu dans la seconde accusation dont il a voulu se défendre ; c'est d'avoir fait dire aux anciens, non-seulement que Dieu était muable , mais encore qu'il était divisible, et « qu'il pouvait s'étendre et se resserrer (2). » Car qui peut douter de son sentiment, après ce qu'on vient d'entendre des divisions et des portions de substance qu'il fait admettre aux anciens, dont il déclare néanmoins la doctrine pure de toutes erreurs contre les fondements de la foi ? C'est ce qu'il disait en 1689; et s'il voulait s'en dédire, il fallait donc sans faire le fier, avouer son aveuglement : mais au contraire il y persiste, puisqu'il nous dit encore aujourd'hui dans cette sixième Lettre

 

1 Tabl., lett. VI, p. 309. — 2 P. 269.

 

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du Tableau, où il prétend s'expliquer à fond et lever toutes les difficultés de son système, que cette naissance temporelle qu'il fait attribuer au Verbe par les anciens, selon eux, se fait « par voie d'expulsion, Dieu ayant poussé au dehors ce qui était auparavant enveloppé dans son sein (1) ; » qu'elle se fait « par un simple développement et une extension de la substance divine, laquelle s'est étendue comme les rayons du soleil s'étendent quand il se lève après avoir été caché (2). » J'avoue qu'en quelques endroits par une secrète honte il tempère la dureté de ces expressions , en y ajoutant des pour ainsi dire, dont nous parlerons ailleurs ; mais s'il voulait dire par là que ces expressions et les autres de même nature, si on les trouvait dans quelques Pères se devraient prendre figurément et comme un faible bégaiement du langage humain, il ne fallait pas rejeter le dénouement de Bullus et les figures qu'il reconnaît dans ces discours. Que s'il persiste toujours et à quelque prix que ce soit, à vouloir trouver dans les premiers siècles des variations effectives, et que pour cela il s'attache opiniâtrement à prendre ses expressions sans figure et sans métaphore, il demeurera convaincu par son propre aveu, au lieu de se corriger de ses premières idées qui lui faisaient dire en d089 que les Pères faisaient Dieu corporel, de les avoir confirmées en leur faisant reconnaître encore aujourd'hui, non-seulement un Dieu muable et changeant, mais encore un Dieu divisible , un Dieu qui s'étend et se resserre, en un mot un Dieu qui est un corps.

Il ne devait pas espérer de résoudre ces difficultés, en répondant que ce ne sont que « des chicanas, » et ensuite nous renvoyant « à la révélation et à la foi comme à la seule barrière qu'on peut opposer au raisonnement humain (3). » Car la foi ne nous apprend pas à dire qu'une substance qui s'étend , qui se divise, qui se resserre et se développe, proprement et dans le sens littéral ne soit pas un corps, ou que tout ce qui reçoit tous ces changements ne soit pas muable. La foi épure nos idées : la foi nous apprend à éloigner de la génération du Verbe tout ce qu'il y a de bas et de corporel dans les générations vulgaires : la foi nous

 

1 P. 257. — 2 P. 258, 261. — 3 P. 269.

 

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apprend à dire que si par la faiblesse du langage humain on est contraint quelquefois de se servir d'expressions peu proportionnées à la grandeur du sujet, c'est une erreur de les prendre au pied de la lettre. Puisque M. Jurieu ne veut pas suivre ces belles lumières, son sang est sur lui et son crime est inexcusable.

Il ne fallait non plus nous objecter que nous « harcelons la théologie des Pères, » et que toutes ces difficultés que nous faisons « n'en sont que des conséquences qu'ils n'ont pas vues, et qu'ils auraient niées (1). » Car il s'agit de savoir, non pas si nous tirons bien les conséquences de la doctrine des Pères, mais si les Pères ont pu dire au sens littéral, comme veut M. Jurieu, que Dieu « se développât et s'étendit » sans en faire formellement un corps, et qu'il devint au dedans ce qu'un peu auparavant il n'était pas sans le faire formellement changeant et muable. Le ministre, qui semble ici vouloir le nier, nous a déclaré tant de fois que les anciens faisaient Dieu muable et divisible, qu'il ne peut plus s'excuser que par un exprès désaveu de ses sentiments. Ce ne sont donc pas ici des conséquences, et ce n'est pas moi qui harcelle la théologie des anciens; c'est lui qui la fait absurde et impie.

Au reste , à entendre le ministre , on pourrait penser que ces enveloppements et ces développements, cette conception, ce sein paternel où le Verbe est renfermé pendant une éternité comme un enfant, et les autres expressions semblables, se trouvent à toutes les pages dans les écrits des anciens. Mais, mes Frères, il ne faut pas vous laisser plus longtemps dans cette erreur. Je réponds à votre ministre selon ses pensées : mais dans le fond il faut vous dire que ces enveloppements et ces développements, qui font tant de bruit dans son système , sont termes qu'il prête aux Pères ; et vous verrez bientôt que leurs expressions prises dans leur naturel, ne portent pas dans l'esprit les basses idées que le ministre veut y trouver. Pour ce qui est de la conception, et de ces entrailles d'où le Verbe se doit éclore, on les tire d'un seul petit mot de Tertullien, à qui vous verrez aussi qu'on en fait beaucoup accroire ; et vous serez étonnés qu'on attribue aux trois

 

1 Tabl., lett. VI, p. 269, 285.

 

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premiers siècles, non par conséquence, mais directement, des absurdités si étranges sur un. fondement si léger.

 

ARTICLE  IV.
Suite des blasphèmes du ministre, et qu'il fait la Trinité véritablement informe en toutes façons.

 

Ce n'est pas non plus une conséquence, mais un dogme exprès de M. Jurieu, de dire «qu'au troisième siècle, » et bien avant « dans le quatrième, la Trinité était encore informe, » et que les Personnes divines y passaient véritablement pour inégales. C'est sur cela qu'il me reproche de m'être emporté à des« invectives, des déclamations, des exclamations et des pauvretés qui font honte à la raison humaine (1). » Mais ici comme dans le reste, vous allez voir que plus il s'échauffe, plus visiblement il a tort. « L'évêque de Meaux se récrie, continue-t-il, sur ce que j'ay dit que ce mystère demeura informe jusqu'au premier concile  de Nicée, et même jusqu'à celui de Constantinople. Mais, ajoute-t-il, un enfant aurait entendu cela, et tout le monde comprend que tout cela signifie que l'explication du mystère de la Trinité et de l'Incarnation demeura imparfaite et informe jusqu'au concile de Constantinople. » C'est aussi ce que j'entendais, et je suis content de cet aveu. Il poursuit : « Car pour le mystère en soi-même , ou tel qu'il est dans l'Ecriture sainte, il a toujours été tel qu'il doit être et dans sa perfection. » Vous le voyez, mes chers Frères; ce docteur fait semblant de croire qu'on lui objecte que la Trinité ne fut formée qu'au concile de Constantinople ; et que ce concile y a mis la dernière main-Mais pour me servir de ses paroles, « un enfant » verrait que c'est de la foi de la Trinité que je lui parle : c'est cette foi que je lui reproche de laisser informe jusqu'au» concile de Constantinople ; et il demeure d'accord qu'elle l'était. « L'explication de la Trinité était, dit-il, imparfaite et informe » jusqu'à ce temps. On n'y connaissait rien, on n'y voyait rien ; car c'est ce que veut dire informe : imparfait ne vaut pas mieux, car la foi est toujours parfaite dans l'Eglise. Ce n'est pas assez de dire avec

 

1 Tabl., lett. VI, p. 261, 262.

 

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le ministre que le mystère est parfait dans l'Ecriture, car il faut que cette Ecriture soit entendue. Par qui, sinon par l'Eglise ? L'Eglise a donc toujours très-bien entendu ce qu'il faut croire de ce mystère. Si la preuve en est plus claire après les disputes, la déclaration plus solennelle, l'explication plus expresse, il ne s'ensuit pas qu'auparavant la foi des chrétiens ne soit pas formée sur un mystère qui en fait le fondement, ou ce qui est encore pis, qu'elle soit informe. Elle est formée dans son fond, dira-t-il ; et je lui réponds : Que lui manquait-il donc? Des accidents? Est-ce assez pour dire qu'elle était informe ; ou, comme il parle du mystère de la grâce, « entièrement informe? » Il n'y a que Au qui parle ainsi, parce qu'il espère toujours sortir par subtilité de toutes les absurdités où il s'engage, et faire croire au monde tout ce qu'il voudra. Mais il se trompe. Tout le monde voit que la foi de la Trinité n'était pas même formée selon lui dans son fond, lorsqu'on reconnaissait de l'imperfection, de la divisibilité, du changement, une véritable inégalité dans les Personnes divines. Car le ministre ne peut pas nier que le contraire n'appartienne au fond de la foi : or le contraire, selon lui, n'était pas connu dans les trois premiers siècles ; donc la foi de la Trinité n'était pas même alors formée dans son fond. Elle ne l'était même pas dans l'Ecriture, puisque selon le ministre, encore à présent on ne peut pas réfuter par l'Ecriture l'erreur qu'il attribue aux Pères. Il ne sait donc ce qu'il dit, et il contredit en tout point sa propre doctrine. Mais lorsqu'il se glorifie d'avoir du moins reconnu que le mystère de la Trinité a toujours eu en lui-même la perfection qu'il devait avoir, il s'embrouille plus que jamais, puisque selon la doctrine qu'il tolère dans les saints Pères et qu’il ne croit pas pouvoir réfuter, il devait avec le temps survenir au Fils une seconde naissance plus parfaite que la première, et un dernier développement qui fît la perfection de son Etre. Ce n'est donc pas seulement l'explication : c'est le mystère en lui-même qui est imparfait durant toute l'éternité et jusqu'au commencement de la création, et qui est tel selon des principes qu'on ne peut réfuter. C'est ce que dit le ministre, et il demeure plus que jamais dans le blasphème qu'il avait cru éviter.

 

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ARTICLE V.
Autre blasphème du ministre : l'inégalité dans les Personnes divines : principes pour expliquer les passages dont il abuse.

 

Il se débarrasse encore plus mal du crime de rendre inégales les trois Personnes divines, qui est le plus manifeste de tous les blasphèmes, puisque les anciens, qu'il tolère, et qui n'ont pas renversé le fondement de la foi : car il faut toujours se souvenir que c'est là son sentiment et même qu'on ne les peut réfuter, ces « anciens, dis-je, ont eu , » selon lui, « jusqu'au quatrième siècle, une autre fausse pensée sur le sujet des personnes de la Trinité : c'est qu'ils y ont mis de l'inégalité (1). » Voilà ce qu'il enseignait en 1689 ; et loin de le révoquer, il enchérit au-dessus dans la sixième Lettre de son Tableau en soutenant, non-seulement que ces saints docteurs ont mis cette inégalité entre les Personnes divines, mais encore qu'ils l'y ont dû mettre (2). J'entends bien qu'il expliquera qu'ils l'y ont dû mettre selon leur théologie : et c'est le comble de l'impiété, puisqu'en mettant, comme il a fait, leur théologie au-dessus de toute attaque, il a rendu l'erreur invincible. Mais si les Personnes divines sont inégales dans leur perfection, le culte qu'on leur rend le doit être aussi : on ne leur rend donc pas le même culte, puisqu'il n'y a point d'inégalité dans ce qui est un : quel autre que M. Jurieu peut concilier ce sentiment avec le fondement de la religion ?

Mais voyons encore comment il le fait : « Cette inégalité , dit-il , ne consiste point dans la diversité de la substance, mais premièrement dans l'ordre, parce que le Père est la première Personne et la source (3). » C'est ce que nous croyons autant que les Pères, et ce n'est pas là une véritable inégalité : mais en voici de plus essentielles : « En second lieu, poursuit-il, l'inégalité est dans les temps et les moments, parce que le Père était éternel absolument ; au lieu que le Fils n'était éternel qu'à l'égard de sa première génération, et non à l'égard de cette manière d'être développé, qu'il acquit avant la création. » Il est donc véritablement

 

1 Lett. VI, de 1689, p. 45; I Avert., n. 10. — 2 P. 264. — 3 Ibid.

 

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et réellement inégal d'une inégalité proprement dite et d'une inégalité de perfection, puisqu'il n'est pas éternel en tout comme le Père. Il continue : « En troisième lieu l'inégalité se trouvait à l'égard des opérations ; car les anciens croyaient que Dieu se servait de son Verbe et de son Fils comme de ses ministres. »Leur opération n'est donc pas une, puisque celle du Père et celle du Fils sont inégales, et que la seconde est ministérielle. « Enfin, en quatrième lieu, ils ont mis cette différence entre le Père et les autres deux Personnes, qu'elles ont été produites librement : en sorte que le Fils et le Saint-Esprit sont des êtres nécessaires comme Dieu à l'égard de leur substance et de l'être coéternel et enveloppé qu'ils avaient en Dieu; mais à l'égard de cette manière d'être développé, Dieu les a produits librement, comme il a produit les créatures. » Selon cette supposition, il y a quelque chose en Dieu qui n'est pas digne de Dieu, puisque Dieu s'en peut passer, comme il se peut passer des créatures. Telle est la théologie que le ministre appelle bizarre, mais en même temps invincible, puisqu'il n'y a pas moyen de la réfuter, encore moins de la condamner et de lui refuser de la tolérance.

Il ne veut pas que nous disions que c'est là parmi les chrétiens un prodige de doctrine , une impiété, un blasphème, qui par l'inégalité de la perfection introduit l'inégalité dans l'adoration des trois Personnes. Je l'appelle encore ici à sa propre Confession de foi, où il est expressément porté que toutes les trois Personnes a sont d'une même essence, éternité, puissance et égalité (1)». Cet article n'est-il pas de ceux qu'on appelle fondamentaux , et qui ont toujours été crus ? Comment donc en a-t-il pu ôter la foi aux trois premiers siècles de l'Elise?

Il s'imagine sauver tout cela par les souplesses de son esprit ; et il croit avoir résolu la difficulté, en disant que cette inégalité ne suppose pas « la diversité de substance (2). » Mais en quoi donc sera l'inégalité ? Dans des accidents, des qualités, des manières d'être, et en un mot dans quelques choses survenues à l'Etre divin ? En sommes-nous réduits à reconnaître en Dieu de telles choses, et à nier la parfaite simplicité de son être ? L'inégalité

 

1 Art. VI. — 2 P. 264.

 

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sera donc peut-être dans les propriétés personnelles, et ce sera quelque chose de plus d'être Père que d'être Fils ou Saint-Esprit? Où est la foi de la Trinité, si cela est ? Que le ministre nous dise si l'égalité reconnue dans sa propre Confession de foi n'est pas une égalité en tout et partout, et si cette égalité n'est pas un des fondements de la religion et de ceux qui ont toujours été crus dans l'Eglise ? Ce n'est donc pas secourir, mais achever d'abîmer l'Eglise des trois premiers siècles, si en lui faisant admettre une véritable inégalité entre les Personnes divines, on ne trouve d'autre excuse à son erreur que de lui faire penser que cette inégalité n'est pas dans la même substance.

Mais poussons encore plus loin le ministre, et demandons-lui si cette erreur de l'ancienne Eglise n'est pas du nombre de celles qu'on ne peut pas réfuter, selon lui, par l'Ecriture? Sans doute elle est de ce nombre ; car nous avons vu que cette inégalité est fondée sur cette double naissance et sur ce que le Fils, quoique éternel, ne l'est pas en tout comme son Père : d'où il s'ensuit qu'à cet égard il lui cède en perfection : et c'est pourquoi le ministre avoue, non-seulement que l'Eglise des trois premiers siècles a dit que les Personnes étaient inégales, mais encore « qu'elle l'a dû dire » selon ces principes invincibles et irréfutables qu'il reconnaît. Mais si cela est, il faut donc encore affaiblir, comme tous les autres passages, celui où saint Paul a dit que le Fils de Dieu « n'a point réputé rapine d'être égal à Dieu (1) : » et il faudra expliquer égal à Dieu en son essence, mais non pas dans sa personne; égal à Dieu dans le fond de l'Etre divin, mais non pas dans toutes ses suites. Il sera donc permis de dire encore, sans crainte d'être réfuté, que le Fils est inégal en opération et en perfection à son Père ; et tellement permis, que le ministre qui ne peut donner de bornes à ses erreurs, nous dira bientôt que cette inégalité a été plutôt approuvée que condamnée dans le concile de Nicée. En vérité c'en est trop; et on ne sait plus que penser d'un homme que ni la raison, ni l'autorité, ni sa propre Confession de foi ne peuvent retenir.

Il serait donc temps d'ouvrir les yeux à de si étranges égarements

 

1 Philip., II, 6.

 

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de votre ministre ; et au lieu de lui permettre de pousser à bout les principes pleins d'ignorance et d'impiété qu'il attribue à l'ancienne Eglise, il faudrait entendre au contraire que l'inégalité improprement dite et dans la façon de parler, est la seule qu'on puisse souffrir en Dieu : encore est-il bien certain que les Pères ne se servaient pas de ce terme, que l'expresse condamnation de saint Paul aurait rendu odieux et insoutenable. Que s'ils parlent d'une manière qui semble quelquefois viser là, le dénouement y est naturel. Qui met la bonté de Dieu en un certain sens et à notre manière d'entendre au-dessus de ses autres attributs, comme David a mis « ses miséricordes au-dessus de tous ses ouvrages (1), » parle bien en quelque façon par rapport à nous, mais non pas en toute rigueur. Ainsi l'inégalité que quelques Pères auront semblé mettre dans la façon de parler entre les Personnes divines, à cause de leur origine et de leur ordre, qui est la première raison que le ministre nous a alléguée , est supportable en ce sens, puisque le Père est et sera toujours le premier, le Fils toujours le second et le Saint-Esprit toujours le troisième. Mais parce que cet ordre, quoique immuable, n'emporte point d'inégalité de perfection ni de culte, saint Clément d'Alexandrie le change dans cette belle hymne qu'il adresse au Fils de Dieu, puisqu'il dit : « Louange et action de grâces au Père et au Fils, au Fils et au Père (2) : » ce qu'il fait exprès pour nous marquer que si cet ordre est toujours fixe entre les Personnes à raison de leur origine, il est indifférent à le regarder par rapport à leur perfection et à leur culte : et c'est pourquoi il avait dit un peu au-dessus: «Père, qui êtes le conducteur d'Israël : Fils et Père, qui n'êtes tous deux qu'une même chose : Seigneur, » et non pas Seigneurs, pour nous faire entendre dans les Personnes divines une même perfection, un même empire et un même culte. Au reste ces sortes d'inégalités que l'on trouve en Dieu dans notre faible et imparfaite manière de nous exprimer, soit entre ses attributs, ou même entre les Personnes divines, sont tellement compensées par d'autres endroits, qu'à la fin tout se trouve égal. Qu'il y ait, si vous voulez, dans le nom de Père quelque chose de plus majestueux que dans celui de Fils ; ce qui

 

1 Psal. CXLIV, 9. — 2 Paedag., III, cap. ult., in fine.

 

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a fait que saint Athanase et les autres n'ont pas craint d'entendre du Verbe même selon la génération éternelle ces paroles : « Mon Père est plus grand que moi (1) : » mais il y a d'autres côtés, c'est-à-dire, d'autres manières d'entendre ou d'envisager la même vérité, où l'égalité se répare. L'autorité de principe, comme l'appelle saint Augustin (2), semble attribuer au Père quelque chose de principal et en quelque sorte plus grand : mais si l'on regarde le Fils comme la Sagesse du Père, le Père sera-t-il plus grand que sa Sagesse, que sa Raison, que son Verbe et son éternelle Pensée ? Et tout ce qui est en Dieu n'est-il pas égal, puisque tout ce qui est en Dieu est Dieu ; et que s’il y avait quelque chose en Dieu qui fût moindre que Dieu même, il corromprait la perfection et la pureté de son être ?

Je sais qu'il ne faut pas croire que le Père tire sa sagesse du Fils, ou qu'il n'y ait de sagesse en Dieu que celle qui prend naissance éternellement dans son sein : au contraire cette sagesse engendrée , comme l'appellent les Pères, ne naîtrait pas dans le sein de Dieu , s'il n'y avait primitivement dans la nature divine une sagesse infinie , d'où vient par surabondance la sagesse qui est le Fils de Dieu ; car nous-mêmes nous ne formons dans notre esprit nos raisonnements et nos pensées, ou ces paroles cachées et intérieures par lesquelles nous nous parlons à nous-mêmes, de nous-mêmes et de toutes choses, qu'à cause qu'il y a en nous une raison primitive et un principe d'intelligence, d'où naissent continuellement et inépuisablement toutes nos pensées. A plus forte raison faut-il croire en Dieu une intelligence primitive et essentielle, qui résidant dans le Père comme dans la source, fait continuellement et inépuisablement naître dans son sein son Verbe qui est son Fils sa pensée éternellement subsistante, qui pour la même raison est aussi très-bien appelée son intelligence et sa sagesse. C'est là du moins l'idée la moins imparfaite que nous pouvons nous former après les saints Pères, et après l'Ecriture même, de la génération du Fils de Dieu. Mais en même temps cette pensée et cette parole intérieure conçue dans l'esprit de Dieu, qui fait son perpétuel et inséparable entretien, ne peut lui être inégale, puisqu'elle le comprend tout entier et embrasse en

 

1 Joan.. XIV, 28. — 2 Tract., XXXI, in Joan., n. 1 et seq.

 

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elle-même toute la vérité qui est en lui : par conséquent est autant immense; autant infinie et autant parfaite, comme elle est autant éternelle que le principe d'où elle sort, et ne dégénère point de sa plénitude.

Il en faut dire autant du Saint-Esprit ; et on voit par cet endroit-là une égalité toute entière, à regarder même le Fils et le Saint-Esprit du côté de leur origine, qui est celui qui peut donner le plus de lieu à l'infériorité. Si on sait épurer ses vues, on connaîtra qu'en Dieu il n'y a pas plus de perfection à être le premier qu'à être le second et le troisième; car il est d'une même dignité d'être comme le Saint-Esprit le terme dernier et le parfait accomplissement des émanations divines, que d'en être le commencement et le principe, puisque c'est faire dégénérer ces divines émanations que de faire qu'elles se terminent à quelque chose de moins que le principe d'où elles dérivent. Ainsi le Père et le Saint-Esprit, le premier principe et le terme, la première et la troisième Personne, c'est-à-dire celle qui produit et celle qui ne produit pas à cause qu'elle conclut et qu'elle termine, étant d'une parfaite égalité, le Fils qui est au milieu à cause qu'il tire de l'un et qu'il donne à l'autre, ne peut pas leur être inégal; et en quelque endroit qu'on porte sa vue, soit au Père qui est le principe, soit au Fils qui tient le milieu, soit au Saint-Esprit qui est le terme, on trouve tout également parfait, comme par la communication de la même essence on trouve tout également un. Que si dans une autre vue saint Athanase et les autres saints ont reconnu dans le Père, même après le concile de Nicée, une espèce de prééminence, dira-t-on qu'ils aient affaibli la Trinité? On sait bien que non. Venons aux expressions formelles de l'écriture. Le Fils est envoyé par le Père, le Saint-Esprit par l'un et par l'autre ; et il n'y a que le Père seul qui jamais ne soit envoyé. Dans notre façon de parler il y a là quelque dignité et quelque autorité particulière : mais si vous y en admettez une autre que celle d'auteur et de principe, vous errez. Prenez de la même sorte tout le reste qui se dit du Père et du Fils, vos sentiments seront justes.

En parlant même des créatures, encore que notre langage soit plus proportionné à leur état, nous ne savons pas toujours adjuger

 

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bien juste la perfection. La racine par sa vertu vaut mieux que   les branches; dans la beauté, les branches l'emportent; dans une certaine vue l'arbre est plus noble que le fruit qu'il porte ; dans une autre vue le fruit prévaut, puisqu'il fait l'honneur de l'arbre. Pour nous servir de la comparaison la plus ordinaire des saints Pères et de celle dont le ministre abuse le plus, comme on verra, le soleil nous paraîtra d'un côté plus parfait que son rayon : mais d'un autre côté, sans le rayon qui connaîtrait le soleil? Qui porterait dans tout l'univers sa lumière et sa vertu? Une même chose à divers regards est plus parfaite ou moins parfaite Qu'elle-même. On est contraint de parler ainsi tant qu'on n'entend pas la vérité parfaitement et par son fond, c'est-à-dire dans tout le cours de cette vie. Jusqu'à tant que nous voyions Dieu tel qu'il est, en voyant par une seule pensée, si l'on peut parler de la sorte, celui dont l'essence est l'unité, et jusqu'à tant que nous voyions les trois Personnes divines dans le centre de cette unité incompréhensible, contraints pour ainsi dire de la partager en conceptions différentes tirées des choses humaines, nous ne parviendrons jamais à comprendre cette égalité du tout. Nommer seulement l'égalité, nommer la grandeur qui en est le fondement, c'est déjà dégénérer de la sublimité de ce premier Etre ; et le seul moyen qui nous reste de rectifier nos pensées, quand nous croyons apercevoir du plus et du moins en Dieu et dans les Personnes divines, c'est de faire toujours retomber ce plus et ce moins sur nos pensées et jamais sur l'objet.

Vous paraissez étonné de ce que saint Justin a dit que le Fils de Dieu est engendré par le conseil et la volonté de son Père (1) : ne parlez point de Dieu, ou avant que de lui appliquer les termes vulgaires, dépouillez-les auparavant de toute imperfection. Vous dites que Dieu se repent, qu'il est en colère ; vous lui donnez des bras et des mains; si vous n'ôtez de ces expressions tout ce qui se ressent de l'humanité, en sorte qu'il ne vous reste dans les bras et dans les mains que l'action et la force, dans la colère qu'une puissante et efficace volonté de punir les crimes, et ainsi du reste, vous errez. A cet exemple, si vous ôtez du mot de conseil

 

1 Jur., Tabl, lett. VI, p. 229.

 

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l'incertitude et l'indétermination , que vous y restera-t-il, si ce n'est la raison et l'intelligence ? Vous direz donc que le Fils de Dieu ne procède pas de son Père par une effusion aveugle, comme le rayon procède du soleil et le fleuve de sa source, mais par intelligence ; et si vous appelez ici la volonté du Père pour exclure la nécessité, cette nécessité, que vous voulez exclure, est une nécessité aveugle et fatale qui ne convient point à Dieu. Il ne faut point souffrir en Dieu une nécessité qui soit hors de lui, qui lui soit supérieure, qui le domine ; une telle nécessité n'est point en Dieu ; il est lui-même sa nécessité; il veut sa nécessité comme il veut son être propre ; il n'y a rien en Dieu que Dieu ne veuille : ainsi il veut produire son Fils en la même manière qu'il veut être : c'est ainsi qu'il le produit volontairement ; c'est ainsi qu'il le produit par conseil. Si vous entendez par ces expressions qu'il produise quelque chose en lui-même qu'il puisse ne pas produire, comme il peut ne pas produire les créatures, vous renversez le fondement ; si vous le faites dire aux anciens, vous le leur faites renverser : et si vous dites encore, avec M. Jurieu (1), qu'on ne peut réfuter cette erreur, vous y participez visiblement.

Il en est de même du terme de ministre. On l'attribue sans difficulté au Fils de Dieu comme incarné ; mais avant que de s'incarner, les anciens ont cru qu'il s'incarnait par avance en quelque façon, et s'accoutumait pour ainsi dire à être homme lorsqu'il apparaissait aux patriarches sous une figure humaine. Accoutumés peut-être à lui donner ce titre de ministre à raison de la nature humaine qu'il avait prise ou qu'il devait prendre, et dont il prenait si souvent la forme extérieure, ils l'ont étendu jusqu'à l'origine du monde lorsque Dieu a tout fait par son Verbe; c'est de même que lorsqu'ils ont dit que le Fils de Dieu était dans la création de l'univers le conseiller de son Père, ou, comme ils parlent, son conseil et sa sagesse. Ces expressions visiblement sont fondées en partie sur les paroles de Salomon et des autres auteurs sacrés, qui donnent à Dieu à son exemple une sagesse assistante et enfantés de son sein, avec laquelle il résout et il fait tout (2) : et en partie aussi sur Moïse lorsqu'il fait dire à Dieu :

 

1 Jur., ibid. — 2 Prov., VIII ; Sapient., VIII ; Eccli., 1.

 

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« Faisons l'homme (1) ; » car c'est aussi ce qui a fait dire à tous les Saints que Dieu tient conseil, mais avec ses égaux, puisqu'il dit : « Faisons; » par où il montre qu'il entend parler, non à ce qui est fait, mais à ce qui fait avec lui. Sur ces paroles de Salomon et de Moïse, les Pères ont dit que Dieu tenait conseil avec son Fils, que son Fils était son conseiller, qu'il déterminait et arrangeait toutes choses avec lui. À la rigueur ces expressions tournent plutôt contre le Père que contre le Fils ; car celui dont on demande les conseils, à cet égard est supérieur à celui qui les demande. Mais en Dieu il faut entendre autrement les choses. Le Verbe est le conseil du Père, mais un conseil qu'il tire de son sein : il tient conseil avec lui, parce qu'il fait tout avec sa sagesse, qui est son Verbe, sa parole et sa pensée. C'est en ce sens qu’on l'appelle le conseiller de son Père. On voit bien qu'on l'appelle aussi dans le même sens son ministre; c'est pourquoi on fait marcher ces expressions d'un pas égal. Tertullien, par exemple, sur ces paroles : « Faisons l'homme, » dit que « Dieu par l'unité de la Trinité parlait avec le Fils et le Saint-Esprit comme avec ses ministres et ses conseillers : » Quasi cum ministris et arbitris (2). Prenez ce terme à la rigueur, je dis même celui de ministre, vous nuisez autant au Père qu'au Fils ; car il aura donc besoin de ministres comme les hommes, et il faudra qu'il emprunte une force étrangère. Reconnaissez donc qu'il faut adoucir ce mot, et en ôter quelque chose même à l'égard du Père éternel. Otez-en donc le besoin, ôtez-en l'emprunt; vous trouverez que le Père se sert de son Fils, non pas comme il se sert de ses anges, peuple naturellement sujet et créé; mais il se sert de son Fils comme on se sert de sa raison et de sa sagesse. Voilà un beau ministère qu'il trouve toujours en lui-même et dans son sein, où il n'y a rien d'étranger ni d'emprunté; et qu'il emploie aussi non point par besoin, mais parce qu'il lui est toujours inséparablement uni.

Après avoir ôté du côté du Père ce qui blesserait sa divinité dans le terme de ministre, faites-en autant du côté du Fils. Otez du nom de ministre l'infériorité et la sujétion ; il ne restera dans le Fils qu'une personne subsistante, une personne distinguée,

 

1 Genes., I, 26. — 2 Tertull., Adv. Prax., n. 12.

 

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une personne envoyée, qui reçoit tout de son Père dans lequel réside la source de l'autorité, parce qu'il est en effet l'auteur et le principe de son Verbe, d'où vient aussi le mot d'autorité: en un mot, il restera une personne par qui le Père fait tout à même titre qu'il fait tout par sa raison. Tout cela est une suite naturelle de la foi , qui nous apprend qu'il y a en Dieu une raison et une sagesse engendrée, en laquelle nous découvrons la fécondité et la plénitude infinie de l'être divin. Voilà enfin ce qui restera dans le titre de ministre, à en ôter tout le reste comme le marc et la lie ; et après cet épurement il n'y aura rien en ce terme que de véritable , et qui ne convienne parfaitement à la dignité du Père et du Fils.

C'est donc ainsi que les anciens ont quelquefois donné au Fils de Dieu et au Saint-Esprit le nom de ministres du Père, et non pas pour leur attribuer, comme fait M. Jurieu (1), une opération inégale ; car cela est de la crasse du langage humain, et de cette rouille dont il faut purifier ses lèvres lorsqu'on veut parler de Dieu. Et c'est pourquoi ces saints docteurs, qu'on veut faire passer pour si ignorants, ont bien à la vérité employé quelquefois le mot de ministre en l'épurant à la manière qu'on vient de voir; mais si d'autres fois ils l'ont regardé avec cette imperfection naturelle au langage humain, ils l'ont aussi pour cette raison exclu des discours où ils parlaient du Fils de Dieu, puisqu'ils ont dit « que Dieu nous a envoyé pour nous sauver, non pas comme on pourrait croire, un de ses ministres, ou quelque ange, ou quelque puissance du ciel qui soit préposée au gouvernement de la terre, mais le Créateur lui-même et l'ouvrier de toutes choses,... comme un roi qui envoie son fils roi comme lui, et comme un dieu qui envoie un dieu (2). »                                                     Au reste on ne se sert plus maintenant de ce terme de ministre, parce que les ariens en ont abusé; mais il a eu son usage en son temps. Les noétiens et les sabelliens voulaient croire que Dieu agissait par son Verbe, comme un architecte agit par son art : mais comme l'art dans un architecte n'est pas une personne subsistante et n'est qu'un mode, ou un accident, ou une annexe de

 

1 P. 264, 265. — 2 Just., Ep. ad Dior., n. 7.

 

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l’âme, comme on voudra l'appeler, ces hérétiques croyaient que le Verbe était la sagesse, ou l'idée et l'art de Dieu, de la même sorte, sans être une personne distinguée. Les orthodoxes les rejetaient, en faisant de cette sagesse divine un ministre, qui était par conséquent une personne distinguée du Père. Mais telle est la hauteur et pour ainsi dire la délicatesse de la vérité de Dieu, que le langage humain n'y peut toucher sans la blesser par quelque endroit; c'est ainsi qu'en expliquant la distinction et l'origine du Fils, il est à craindre que vous n'y mettiez quelque chose qui se ressente de l'inférieur. Mais après tout si vous attendez à parler de Dieu : que vous ayez trouvé des paroles dignes de lui, vous n'en parlerez jamais. Parlez-en donc en attendant comme vous pourrez, et résolvez-vous « dire toujours quelque chose qui ne porte pas où vous tendez, c'est-à-dire au plus parfait. Dans cette faiblesse de votre discours, vous vous sauvez, en songeant que vous aurez toujours à vous élever au-dessus des termes où vous ressentirez de l'imperfection, puisque dans l'extrême pauvreté de notre langage , il faudra même s'élever au-dessus de ceux que vous trouverez les plus parfaits.

Il faut dans le même esprit épurer encore le terme de commandement. Le Fils a tout fait, et il s'est fait homme par le commandement de son Père; le Père a commandé à sa parole qui est son Fils. Quoi? par une autre parole? Illusion. Le Fils est lui-même le commandement du Père, ou pour parler avec saint Clément d'Alexandrie, «sa volonté toute-puissante (1); » il est, dis-je, son commandement à même titre qu'il est sa parole ; quand il agit par commandement, c'est qu'il agit en même temps par la volonté de son Père et par la sienne ; car si Dieu agit par son Verbe ou par sa parole, cette parole ou ce Verbe agit aussi, parce qu'il est une personne; autrement le Fils de Dieu ne dirait pas : « Mon Père agit, et moi j'agis aussi (2); » et si en recevant la vie du Père, il n'avait pas la vie en lui-même, il ne dirait pas : « Comme mon Père a la vie en lui-même, ainsi il a donné à son Fils d'avoir la vie en lui-même (3). » Le Père lui commande donc, non par une autre parole, autrement il faudrait aller à l'infini; mais par la

 

1 Clém., Strom., V. — 2 Joan., V, 17. — 3 Ibid., 26.

 

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parole qui est le Fils lui-même : et il reçoit le commandement, comme il reçoit de son Père d'être sa parole. Ténèbres impénétrables pour les incrédules ; mais à nous, qui sommes ravis de croire sans voir ce que nous espérons de voir un jour, tout cela est esprit et vie.

Mais que dirons-nous de ces portions et de ces parties de substance que quelques Pères attribuent au Fils de Dieu? Car c'est là que M. Jurieu met son fort pour conclure l'inégalité (1). Que ce ministre est injuste! Il a bien osé se permettre de dire que le Fils de Dieu n'était pas toute la Divinité; et il veut que nous excusions par une bénigne interprétation une expression si étrange, pendant qu'il tient à la gorge ses conserviteurs, pour ne pas dire ses maîtres et les saints docteurs de l'Eglise; et jusqu'à les étrangler (2), il les presse en leur disant : Tu as dit portion, tu as dit partie; tu as mis l’inégalité. Mais, encore un coup, qu'il est injuste par un autre endroit, puisqu'il avoue que ces mots de portion et de partie ne sont employés que dans des comparaisons, telles que sont celles du soleil et de ses rayons, de la source et de ses ruisseaux ! Mais quoi! vous oubliez donc que c'était une comparaison, et non pas une identité, qu'on voulait vous proposer ! Vous ne songez même pas que toute comparaison, surtout lorsqu'il s'agit de Dieu, est d'une nature imparfaite et dégénérante ! Mais laissons là le ministre qui se permet tout, et qui est inexorable envers tout le monde. Répondons aux gens équitables qui nous demandent de bonne foi si ces termes de portion et de partie peuvent s'épurer comme les autres. Aisément, en les rapportant à l'origine des Personnes divines; car le Père communique tout à son Fils excepté d'être Père, qui est quelque chose de substantiel, puisque c'est quelque chose de subsistant. C'est comme dans une source dont le ruisseau n'a rien de moins qu'elle, puisque toutes les eaux de la source passent continuellement et inépuisablement au ruisseau, qui, à vrai dire, n'est autre chose que la source continuée dans toute sa plénitude : mais la source, en répandant tout, se réserve d'être la source; et s'il est permis en tremblant d'en faire l'application, le Père en communiquant tout à son Fils et se

 

1 Lett. VI, 1689, 45; Tabl., lett. VI. p. 264. — 2 Matth., XVIII, 28.

 

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versant tout entier pour ainsi dire dans son sein, se réserve d'être le Père. En ce sens donc et avec ces restrictions, on dira dans la pauvreté de notre langage qu'il n'y aura dans le Fils qu'une partie de l'être du Père, puisque l'être du Père n'y sera pas. Mais nous pouvons encore en invoquant Dieu, et par le souffle de son Saint-Esprit, nous laisser élever plus haut; et dans une plus sublime contemplation, nous dirons que comme principe et source de la Trinité le Père contient en lui-même le Fils et le Saint-Esprit d'une manière bien plus parfaite que l'arbre ne contient son fruit, et le soleil tous ses rayons : qu'en ce sens le Père est le tout, et que le tfils et le Saint-Esprit étant aussi le tout en un autre sens et dans le fond, parce que rien ne se partage dans un être parfaitement simple et indivisible, le Père demeure le tout en cette façon particulière et en qualité de principe, qui à notre façon de parler, est en lui la seule chose incommunicable.

Par là se voit la puissance et la force de l'unité à laquelle tout se réduit naturellement, puisque selon la remarque de saint Athanase ', non-seulement Dieu est un par l'unité de son essence ; mais encore que la distinction qui se trouve entre les Personnes se rapporte à un seul principe qui est le Père, et même de ce côté-là se résout finalement à l'unité pure. De là vient que ce sublime théologien conclut l'unité parfaite de Dieu, non-seulement de l'essence qui est une, mais encore des Personnes qui se rapportent naturellement à un seul principe; car s'il y avait en Dieu deux premiers principes, au lieu qu'il n'y en a qu'un qui est le Père, l'unité n'y régnerait pas dans toute sa perfection possible, puisque tout se rapporterait à deux, et non pas à un. Mais comme la fécondité de la nature divine en multipliant les Personnes, rapporte enfin au Père seul le Fils et le Saint-Esprit qui en procèdent, tout se trouve primitivement renfermé-dans le Père comme dans le tout, à la manière qui a été dite, et la force de l’unité inséparable de la perfection se fait voir infiniment.

Je ne me jette pas sans nécessité dans cette haute théologie, puisque c'est elle qui nous fait entendre d'où vient que dans l'Ecriture, et ensuite dans les saints docteurs qui ont formé leur

 

1 Athan., Orat. V, nunc IV in Arian., I, n. 1.

 

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langage sur ce modèle, le nom de Dieu est donné ordinairement au Père seul avec une attribution particulière; ce qui se fait sans exclusion du Fils et du Saint-Esprit, puisqu'au contraire cela se fait en les regardant comme originairement contenus dans leur principe. De là vient, pour pousser plus loin cette divine contemplation, que la prière et l'adoration s'est adressée de tout temps, selon la coutume de l'Eglise, ordinairement au Père seul par le Fils dans l'unité du Saint-Esprit; non qu'on ne les puisse invoquer directement, puisque Jésus-Christ lui-même nous a appris aie faire dans l'invocation la plus authentique qui se fasse parmi nous, qui est celle du baptême et de la consécration du nouvel homme ; mais parce qu'il a plu au Saint-Esprit qui dicte les prières de l'Eglise, qu'en éternelle recommandation de l’unité du principe on adressât ordinairement l'invocation au Père, dans lequel on adore ensemble et le Fils et le Saint-Esprit comme dans leur source, afin que par ce moyen l'adoration suivît l'ordre des émanations divines, et prît, pour ainsi parler, le même cours; ce qui faisait dire à saint Paul : « Je fléchis mes genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1), » sans exclure de cette adoration ni Jésus-Christ, « Dieu béni au-dessus de tout (2) ; » ni le Saint-Esprit inséparable des deux, mais regardant et le Fils et le Saint-Esprit dans le Père qui est leur principe ; d'où vient aussi primitivement la grâce de l'adoption, et « toute paternité, » toute consanguinité, toute alliance, « dans le ciel et dans la terre (3). » Toutes les fois donc qu'on voit dans les anciens le Fils et le Saint-Esprit comme rangés après Dieu , il faut toujours se souvenir que c'est selon l'ordre de leur procession , les regarder dans le principe de leur être d'où ils sortent sans diminution, puisque c'est sans dégénérer d'une si haute origine ; et ceux qui entendront bien ce divin langage, surmonteront aisément les difficultés que la profondeur d'un si haut mystère nous fait trouver quelquefois dans les explications des saints docteurs.

Pour ce qui regarde les similitudes tirées des choses humaines, si on s'étonne de les trouver si fréquemment usitées en cette matière, puisqu'on avoue qu'elles sont si défectueuses, il faut

 

1 Ephes., III, 14. — 2 Rom., IX, 5. — 3 Ephes., III, 15.

 

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tendre que la faiblesse de notre discours ne peut soutenir longtemps la simplicité si abstraite des choses spirituelles. Le langage humain commence par les sens. Lorsque l'homme s'élève à l'esprit comme à la seconde région, il y transporte quelque chose de son premier langage; ainsi l'attention de l'esprit est tirée d'un arc tendu; ainsi la compréhension est tirée d'une main qui serre et qui embrasse ce qu'elle tient. Quand de cette seconde région nous passons à la suprême, qui est celle des choses divines, d'autant plus qu'elle est épurée et que notre esprit est embarrassé à y trouver prise, d'autant plus est-il contraint d'y porter le faible langage des sens pour se soutenir, et c'est pourquoi les expressions tirées des choses sensibles y sont plus fréquentes.

L'intelligence en sera aisée à ceux qui sauront comprendre ce que le ministre a tâché cent fois de dérober à notre vue; c'est, comme nous l'avons dit, que toutes les comparaisons tirées des choses humaines sont les effets comme nécessaires de l'effort que fait notre esprit, lorsque prenant son vol vers le ciel et retombant par son propre poids dans la matière d'où il veut sortir, il se prend comme à des branches à ce qu'elle a de plus élevé et de moins impur pour s'empêcher d'y être tout à fait replongé. Lorsque poussés par la foi, nous osons porter nos yeux jusqu'à la naissance éternelle du Verbe, de peur que nous replongeant dans les images des sens qui nous environnent et pour ainsi dire nous obsèdent, nous n'allions nous représenter dans les Personnes divines et la différence des âges et l'imperfection d'un enfant venant au monde, et toutes les autres bassesses des générations vulgaires; le Saint-Esprit nous présente ce que la nature a de plus beau et de plus pur, la lumière dans le soleil comme dans sa source et la lumière dans le rayon comme dans son fruit. Là on entend aussitôt une naissance sans imperfection, et le soleil aussitôt fécond qu'il commence d'être, comme l'image la plus parfaite de celui qui, étant toujours, est aussi toujours fécond. Arrêtés dans notre chute sur ce bel objet, nous recommençons de là un vol plus heureux, en nous disant à-nous-mêmes que si l'on voit dans les corps et dans la matière une si belle naissance, à plus forte raison devons-nous croire que le Fils de Dieu sort de son

 

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Père comme « l'éclat rejaillissant de son éternelle lumière; » comme « une douce exhalaison et émanation de sa clarté infinie ; » comme « le miroir sans tache de sa majesté et l'image de sa bonté parfaite. » C'est ce que nous dit le Livre de la Sagesse (1). Et si nos prétendus réformés ne veulent pas recevoir de là ces belles expressions, saint Paul les leur ramasse en un seul mot, lorsqu'il appelle le Fils de Dieu « l'éclat de la gloire et l'empreinte de la substance de son Père (2). » il n'y a rien qui démontre mieux dans le Père et dans le Fils la même nature, la même éternité, la même puissance, que cette belle comparaison du soleil et de ses rayons, qui portés à des espaces immenses, font toujours un même corps avec le soleil et en contiennent toute la vertu. Mais qui ne sent toutefois que cette comparaison, quoique la plus belle de toutes, dégénère nécessairement comme les autres? Et si l'on voulait chicaner, ne dirait-on pas que le rayon, sans se détacher du corps du soleil, souffre diverses dégradations, ou, comme parlent les peintres, que les teintes de la lumière ne sont pas également vives? Pour ne point laisser prendre aux hommes une idée semblable du Fils de Dieu, saint Justin, le premier de tous, présente à l'esprit un autre soutien : c'est dans la nature du feu, si vive et si agissante, la prompte naissance de la flamme d'un flambeau soudainement allumé à un autre (3). Là se répare parfaitement l'inégalité que le rayon semblait laisser entre le Père et le Fils; car on voit dans les deux flambeaux une flamme égale, et l'un allumé sans diminution de l'autre : ces portions et ces divisions, qui nous offensaient dans la comparaison du rayon, ne paraissent plus. Saint Justin observe expressément qu'il n'y a ici, « ni dégradation ou diminution, ni partage; » et M. Jurieu remarque lui-même (4) que ce martyr satisfait parfaitement à ce que demandait l'égalité. Il est donc à cet égard content de lui, et peu content de Tertullien avec ses portions et ses parties. Mais s'il n'était point entêté des erreurs qu'il cherche dans les Pères, il n'y aurait qu'à lui dire que tout tend à la même fin ; qu'il faut prendre des comparaisons, non, comme il fait, le grossier et le bas; autrement le

 

1 Sapient.,  VII,   25, 26. —  2 Hebr.,   I, 3. — 3 Just., adv. Tryph., n. 61.— 4 Tabl., lett. VI, p. 229.

 

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flambeau allumé de saint Justin ne serait pas moins fatal à l'union inséparable du Père et du Fils, que le rayon de Tertullien scm-bloit l'être à leur égalité; car ces deux flambeaux se séparent : on en voit l'un brûler quand l'autre s'éteint; et nous sommes bien loin du rayon qui demeure toujours attaché au corps du soleil. C'est donc à dire, en un mot, que de chaque comparaison, il ne fallait prendre que le beau et le parfait : et ainsi on trouverait le Fils de Dieu plus inséparablement uni à son Père, que tous les rayons ne le sont au soleil, et plus égal avec lui que tous les flambeaux ne le sont avec celui où on les allume, puisqu'il n'est pas seulement un Dieu sorti d'un Dieu, mais, ce qui n'a aucun exemple dans les créatures, un seul Dieu avec celui d'où il est sorti (1).

Et ce qui rend cette doctrine sans difficulté, c'est que tous les Pères font Dieu immuable, comme on a vu dans une évidence à ne laisser aucun cloute. Ils ne le font pas moins spirituel et indivisible dans son être, « sans grandeur, sans division, sans couleur, sans tout ce qui touche les sens, et inapercevable à toute autre chose qu'à l'esprit (2). » Car aussi est-il immuable s'il est divisible, s'il se diminue, s'il se partage? Qui est donc Dieu, est Dieu tout entier, ou il ne l'est point du tout : et qui est Dieu tout entier ne dégénère de Dieu par aucun endroit. Tous les Pères sont uniformes sur la parfaite simplicité de l'être divin; et Tertullien lui-même, qui à parler franchement, corporalise trop les choses divines parce qu'aussi dans son langage inculquant, le mot de corps peut-être signifie substance, ne laisse pas, en écrivant contre Hermogène, de convenir d'abord avec lui comme d'un principe commun, que « Dieu n'a point de parties, et qu'il est indivisible (3); » de sorte qu'en élevant leurs idées par les principes qu'ils nous ont donnés eux-mêmes, il ne nous demeurera plus dans ces rayons, dans ces extensions, dans ces portions de lumière et de substance, que l'origine commune du Fils et du Saint-Esprit, d'un principe infiniment communicatif; et à vrai dire ce qu'a dit le Fils en parlant du Saint-Esprit, «  Il prendra du mien, »

 

1 Tertull., adv. Prax., n. 12. — 2 Just., adv. Tryph., etc., sup. Athenag., Leg. pro Christ., sup., etc. — 3 Cap. II, etc.

 

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ou « de ce que j'ai, » de meo (1), comme je prends de mon Père avec qui tout m'est commun.

Il ne fallait donc pas imaginer dans la doctrine des Pères ce monstre d'inégalité sous prétexte de ces expressions qu'ils ont bien su épurer, et bien su dire avec tout cela que le Fils de Dieu « était sorti parfait du parfait, éternel de l'éternel, Dieu de Dieu; » c'est ce que disait saint Grégoire, appelé par excellence le Faiseur de miracles (2) : et saint Clément d'Alexandrie disait aussi « qu'il était le Verbe, né parfait d'un Père parfait (3) ; » il ne lui fait pas attendre sa perfection d'une seconde naissance, et son Père le produit parfait comme lui-même; c'est pourquoi non-seulement le Père, mais encore en particulier a le Fils est tout bon et tout beau (4), » par conséquent tout parfait : « il n'est pas parole comme la parole qu'on profère de la bouche ; mais il est la sagesse et la bonté très-manifeste de Dieu, sa force toute-puissante et véritablement divine (5) : en lui on possède tout, parce qu'il est tout-puissant, et lui-même la possession à laquelle rien ne manque (6). » Il est donc plus clair que le jour que l'idée d'inégalité n'entra jamais dans l'esprit des Pères; au contraire nous venons de voir que pour l'éviter, après avoir nommé selon l'ordre le Père et le Fils, ils disaient exprès, contre l'ordre, le Fils et le Père, dans le dessein de montrer que si le Fils est le second, ce n'est pas en perfection, en dignité ni en honneur. Loin de le faire inégal, ils le faisaient et en tout et partout un avec lui aussi bien que le Saint-Esprit (7) : » et afin qu'on prît l'unité dans sa perfection, comme on doit prendre tout ce qui est attribué à Dieu, ils déclaraient que « Dieu était une seule et même chose, une chose parfaitement une, au delà de tout ce qui est un et au-dessus de l'unité même (8). »

 

1 Joan., XVI, 15. — 2 Ap. Greg. Nyss., de vit. Greg. Neoc. — 3 Clem., Pœdag., I, 5, 6. — 4 Ibid., III, cap. ult. — 5 Strom. V. — 6 Pœdag., III, 7. — 7 Ibid., cap. ult.—  8 Ibid., I,8.

 

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ARTICLE VI.
Prodige d'égarement dans le ministre, qui veut trouver l'inégalité des trois Personnes divines jusque dans le concile de Nicée.

 

Loin de vouloir ouvrir les yeux pour apercevoir dans les anciens cette parfaite égalité du Père et du Fils, le ministre ne la veut pas voir dans le concile de Nicée : « Et, dit-il (1), ce qu'on y appelle le Fils de Dieu, lumière de lumière, est une preuve que le concile n'a pas condamné l'inégalité que les docteurs anciens ont mise entre le Père et le Fils ; » c'est-à-dire, comme on a vu, que ce concile n'a pas condamné une véritable et réelle inégalité en perfection et en opération, en sorte que celle du Fils soit vraiment et à la rigueur inférieure et ministérielle. Voilà, selon le ministre Jurieu, ce que le concile n'a pas voulu condamner ; et cela parce qu'il est dit dans le Symbole de cette sainte assemblée, que le Fils de Dieu est « lumière de lumière. » Tout autre que ce ministre attirait cru qu'on avait choisi ces paroles pour établir la parfaite égalité, puisque même elles étaient jointes avec celles-ci : « Dieu de Dieu, vrai Dieu de vrai Dieu, » n'y ayant rien au-dessus de ces expressions dans tout le langage humain, et rien par conséquent ne paraissant plus égal que d'appeler l'un Dieu et l'autre Dieu, l'un lumière et l'autre lumière, l'un vrai Dieu et l'autre vrai Dieu. Par la règle que nous avons souvent posée, de prendre ce qu'on dit de Dieu dans le sens le plus élevé, il faut entendre par cette lumière une lumière parfaitement pure, « où il n'y ait point de ténèbres, » comme dit saint Jean (2) ; une lumière d'intelligence et de vérité simple, éternelle, infinie ; une lumière qui soit Dieu et qui soit vrai Dieu : c'est ce qu'on dit du Père et du Fils sans restriction et en parfaite égalité, dans un symbole où le ministre nous assure que l'inégalité n'est pas condamnée.

Voyons sur quoi il se fonde. C'est, dit-il, que ces expressions

sont prises de Tertullien qui a dit dans son Apologétique que le

Verbe « est un esprit né d'un esprit, un Dieu sorti d'un Dieu, et

une lumière allumée à une lumière (3) ; » et tout cela veut dire

 

1 P. 71. — 2 I Joan., I, 5. — 3 Tertull, Apolog., n. 21.

 

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inégalité, parce que cet auteur ajoute que « le Fils est le rayon, c'est-à-dire une portion tirée du tout; le Père est toute la substance, et le Fils est la portion dérivée de tout (1); » ce qui emporte, dit le ministre (2), inégalité manifeste. Que de chemin il faut faire pour venir de là au concile de Nicée, et à cette inégalité que le ministre y veut trouver à quelque prix que ce soit ! Il faut premièrement, qu'il soit bien constant que le ministre ait bien entendu Tertullien. Je n'en crois rien ; je crois qu'il se trompe : je crois que Tertullien a passé d'une comparaison à une autre, de celle du rayon à celle du flambeau allumé; je crois, dis-je, que cette parole : Lumière allumée à une lumière, LUMEN de famine accensum (3), ne convient pas au rayon qu'on ne va pas allumer au soleil, mais qui en sort comme de lui-même par une émanation naturelle ; mais qu'elle s'entend d'un flambeau qu'on allume à un flambeau déjà allumé, ou d'un feu que l'on continue et que l’on étend en lui approchant de la matière. C'est le sens de Tertullien, je le maintiens: la suite le fait paraître, puisqu'il ajoute : « Le fond de la matière demeure le même ; » la flamme ne diminue pas, « encore que vous l'attiriez sur plusieurs matières qui en empruntent les qualités. » Voilà une matière allumée, d'où il s'en allume une autre; voilà la comparaison de saint Justin, où le ministre avait reconnu une égalité si parfaite. Tertullien emploie cette double comparaison pour prendre de l'une et de l'autre ce qu'elles avaient de meilleur, et soulager par ce moyen le plus qu'il pouvait les païens qu'il tâchait d'élever à la pureté de nos mystères. Que s'il est ainsi, s'il est vrai que le concile en disant : Lumière de lumière, ait eu Tertullien en vue, bien éloigné d'avoir établi l'inégalité, il aura plutôt établi l'unité et l'égalité parfaite, ainsi que nous avons vu. Mais laissons là cette explication ; n’incidentons pas avec un homme qui ne cherche qu'à tout embrouiller, et à s'arrêter en beau chemin. Je vous accorde, si vous le voulez, M. Jurieu, que Tertullien parle ici du rayon : vous êtes encore bien loin de votre compte ; car pour venir à votre prétendue inégalité, il faut que Tertullien soit inexorablement obligé à soutenir sa comparaison en toute rigueur, et qu'il s'engage à trouver

 

1 Tertull., adv. Prax., n. 9. — 2 Lett. VI de 1689. — 3 Tertull., apol., n. 21.

 

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dans la nature matérielle et dans le corps du soleil une image entière et parfaite de ce qui convient à Dieu. Il faut aussi le forcer à soutenir dans la signification la plus rigoureuse son terme de portion et de partie, encore qu'il ait dit ailleurs, comme on a vu (1), que Dieu n'a point de parties et ne se divise pas. Et quand on aura fait voir contre ce que nous avons démontré ailleurs, que Tertullien ait mis tous ces termes dans leur dernière et plus basse grossièreté, il faudra encore que le concile de Nicée ait pris ces expressions : Lumière de lumière, non pas de saint Paul, comme nous verrons qu'il a fait, ni de la commune tradition qui les lui avait apportées, mais de Tertullien tout seul; et encore qu'en les prenant de lui, ce saint concile n'y ait rien osé rectifier : en sorte que le Fils de Dieu dans l'intention du concile ne soit au pied de la lettre qu'une partie de la substance divine, pendant que le Père en est le tout. Mais si cela est, nous allons bien loin; car tout à l'heure (2) le ministre nous accordait du moins que cette inégalité, que les anciens et Tertullien admettaient entre le Père et le Fils, n'emportaient aucune « diversité de substance : » mais ses idées sont changées, et il faut qu'entre le Père et le Fils il y ait en ce qui regarde la substance la même diversité qui se trouve entre le tout et la partie; en sorte que le consubstantiel de Nicée, qui a fait tant de bruit dans le monde, ne soit plus qu'un consubstantiel en partie, et que le Fils de Dieu n'ait reçu qu'une partie de la substance de son Père. Nous voilà bien loin de notre route. Nous croyions sur cette matière n'avoir à soutenir de variations que dans les Pères qui ont précédé le concile de Nicée ; mais ce concile même n'en est pas exempt, et il a voulu expressément marquer qu'il ne voulait pas condamner la prétendue erreur de Tertullien, qui aura fait le Fils inégal au Père jusqu'à n'être qu'une portion de sa substance.

Voici bien un autre prodige : c'est que depuis le temps du concile jusqu'à M. Jurieu, personne n'en aura entendu le sens, puisque tous les Pères, sans en excepter aucun, y ont cru voir toute sorte d'inégalité entre le Père et le Fils si parfaitement excluse, que depuis il n'en a jamais été parlé ; ainsi les Pères

 

1 Ci-dessus; n. 45. — 2 Ci-dessus, n. 27.

 

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mêmes qui ont assisté au concile de Nicée n'y auront rien compris : car distinctement ils excluent cette portion de substance et de lumière que le ministre veut qu'on y ait pris de Tertullien. Saint Athanase a composé un traité exprès pour expliquer le Symbole de Nicée ; mais au lieu de ces portions de lumière ou de substance, il reconnaît dans le Fils la même « impassibilité et impartibilité, ou indivisibilité, » que dans le Père, to ameres (1) : ce qu'il explique ailleurs, en disant que « le Verbe n'est pas une portion de la substance du Père (2). » Il loue aussi Théognoste, un ancien auteur, pour avoir dit « que le Fils n'était pas une portion de la substance paternelle (3); » ce que cet auteur dit expressément pour expliquer la comparaison de la lumière. Et ce qui se dit de la lumière, se dit aussi de la substance, selon saint Athanase, puisqu'il assure « que la lumière » en cette occasion « n'est autre chose que la substance même (4) : » et loin d'admettre dans le Fils de Dieu cette prétendue portion de lumière de Tertullien, il pousse les ariens par la comparaison de la lumière en cette sorte : S'ils veulent dire que le Fils de Dieu « n'a pas toujours été, ou qu'il n'a pas toute la substance de son Père, qu'ils disent donc que le soleil n'a pas toujours eu son éclat, » ou sa splendeur et son rayon, « ou que cet éclat n'est pas de la propre substance de la lumière ; ou s'il en est, que ce n'en est qu'une portion et une division (5). » Donc ou les Pères de Nicée ne songeaient point à Tertullien, ou Tertullien ne prenait pas ce terme de portion à la rigueur ; ou saint Athanase, qui a tant aidé à composer le Symbole de Nicée, ne savait pas qu'on y avait mis cette pensée de Tertullien dans le dessein d'en faire un asile à l'erreur de l'inégalité.

Saint Hilaire, son contemporain et un si docte interprète du Symbole de Nicée, rejette aussi en termes formels et avec horreur ce que les ariens imputaient au concile de Nicée, « que le Fils était une portion détachée du tout (6); » c'est pourquoi en expliquant dans la suite l'endroit du Symbole de Nicée dont nous

 

1 Athan., De decr. Nic. syn., n. 23.— 2 Or. II, nunc Or. I, in Arian.— 3 Or. III, nunc or. II in Arian., n. 33. — 4 De Decr. Nic. syn., n. 28. — 5 Or. III, nunc II in Arian., n. 33. — 6 Hilar., lib. IV, de Trin., n. 10.

 

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parlons et cette comparaison de la lumière, il en exclut positivement « cette portion de substance (1) ; » d'où il conclut « que l'Eglise ne connaît point cette portion dans le Fils, mais qu'elle sait qu'un Dieu tout entier est sorti d'un Dieu tout entier : » qu'au reste, « comme il n'y a rien en Dieu de corporel, qui dit Dieu le dit dans sa totalité ; » en sorte qu'en mettre « une portion, » c'est en mettre « la plénitude : » et ainsi qu'en disant de Jésus-Christ « qu'il est Dieu de Dieu, comme il est lumière de lumière, » on fait voir que « rien ne se perd dans cette génération; » c'est-à-dire que tout s'y donne sans diminution et sans partage, parce que le Fils n'est pas « une extension » de la substance du Père mais « une seule et même chose » avec lui.

Eusèbe de Césarée, qui était présent au concile, dans la lettre qu'il écrivit à son Eglise sur le mot de consubstantiel, raconte qu'en proposant les difficultés qu'il trouvait dans cette expression et dans celle de substance (2), on lui avait répondu que « sortir de la substance du Père ne signifiait autre chose que sortir de lui en telle sorte qu'on n'en soit pas une portion ; » si bien qu'en tout et partout ce fondement d'inégalité qu'on tire de Tertullien était banni du Symbole.

Mais sans nous arrêter davantage au passage de Tertullien, à qui il ne paraît pas que le concile ait songé plutôt qu'à saint Hippolyte où l'on trouve la même expression (3), ou aux autres anciens docteurs et à la commune tradition, il fallait aller à la source d'où le concile et tous les auteurs avaient puisé cette belle comparaison delà lumière; et c'est l'apôtre saint Paul, qui dit dans la divine Epitre aux Hébreux que le Fils est « la splendeur et l'éclat de la gloire de son Père (4) ; » car c'est en effet à ce passage que saint Athanase et les autres ont perpétuellement recours pour expliquer cette comparaison. Vouloir donc que cette expression : Lumière de lumière, emporte inégalité, c'est s'en prendre, non point aux Pères et à Tertullien, mais à l'Apôtre même d'où elle est venue; ainsi rien n'empêche plus que toute inégalité entre le Père et le Fils ne soit condamnée dans le symbole de Nicée.

 

1 Hilar., lib. VI, de Trin., n. 10.— 2 Euseb., Soc., lib. I, cap. V. — 2 Hipp., hom., de Deo uno et trin., passim. — 4 Hebr., I, 3.

 

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Car aussi pourquoi hésiter à condamner une erreur que saint Paul avait proscrite, en faisant le Fils « chose égale à Dieu, non par usurpation (1) » ou par attentat, mais en vérité et par son droit? Et quelle honte au ministre de n'employer son esprit qu'à embrouiller les matières les plus claires, et à s'aveugler lui-même !

 

ARTICLE VII.
Autre égarement du ministre sur le concile de Nicée, où il veut trouver ses deux prétendues nativités du Verbe.

 

Mais ses erreurs vont croissant à mesure qu'il avance ; car après avoir assuré que le décret du concile laisse en son entier cette criminelle inégalité, il passe outre et il soutient que cette seconde génération, qui rend le Verbe parfait d'imparfait qu'il était auparavant, loin d'avoir été condamnée par cette sainte assemblée, « est confirmée par ses anathèmes (2). »

C'est encore ici un nouveau prodige, et dans le concile de Nicée une découverte que personne jusqu'au ministre n'avait jamais faite. Mais pour voir jusqu'où peut aller le travers d'une tète qui ne sait pas modérer son feu, il faut encore considérer sur quoi il se fonde. C'est sur cet anathème du concile : « Si quelqu'un dit qu'il fut un temps que le Fils de Dieu n'était pas, ou qu'il n'était pas avant que de naître, et qu'il a été fait du néant, l'Eglise catholique et apostolique le déclare anathème (3). » Voici donc comme le ministre raisonne (4). La seconde proposition arienne était celle-ci : « Le Fils de Dieu n'était pas avant que de naître.» L'opposite très-catholique était donc qu'il était avant que de naître : or cela ne pouvait s'entendre de sa première, génération, puisque celle-là étant éternelle, il n'y avait rien devant ; il en faut donc reconnaître une autre postérieure et dans le temps, qui est celle que le ministre attribue aux Pères, et à raison de laquelle le Fils de Dieu qui est éternel était avant que de naître.

C'est bien ici s'égarer dans le grand chemin, et à force de raffiner, laisser échapper les vérités les plus palpables. Ces trois propositions

 

1 Phil., II, 6. — 2 P. 273. — 3 Symb. Nic., Anath. in Ep. Euseb. Cœsar., n. 4, in fine Op. S. Athanas., de Decr. Nic. Syn. — 4 P. 277.

 

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des ariens : Il fut un temps que le Fils de Dieu n'était pas; et il n'était pas avant de naître; et il a été tiré du néant ; visiblement ne signifiaient que la même chose en termes un peu différera. Saint Athanase en parlant aux ariens: «Lors, dit-il, que vous avez dit : Le Fils n'était pas avant que de naître, cela signifie la même chose que ce que vous avez dit aussi : Il fut un temps que le Fils n'était pas; et l'une et l'autre de ces expressions signifie qu'il y a eu un temps devant que le Verbe fût (1). » La raison en est bien claire. Le but des ariens était de dire que tout ce qui naissait avait un commencement ; et par conséquent que si le Fils de Dieu naissait, comme on en était d'accord, sa naissance était précédée par quelque temps. Et le but des catholiques était au contraire de dire que le Fils de Dieu naissait à la vérité, mais de toute éternité, d'un Père qui n'était jamais sans Fils, et par conséquent que le temps n'avait point précédé cette naissance. C'est la perpétuelle explication que donne saint Athanase à cette proposition des ariens. Saint Hilaire dit aussi qu'ils se servaient des trois expressions : « Il fut un temps qu'il n'était pas : Il n'était pas avant que de naître : Et il a été fait du néant; parce que la nativité semblant apporter avec elle cette condition, que celui qui n'était pas commençât à être, et qu'il naquît n'étant pas auparavant, ces hérétiques se servaient de cela pour assujettir au temps le Fils unique de Dieu (2). » Ainsi vouloir trouver un autre sens dans ces anathématismes du concile, c'est y vouloir trouver un sens que les Pères de ce temps-là et ceux-mêmes qui y ont été présents, pour ne pas ici parler de la postérité, n'ont pas connu. Et pour comble de conviction, quoique je n'en aie peut-être que trop dit  sur une si visible absurdité, je  veux bien ajouter encore que les anathématismes du concile n'y ont été prononcés après le Symbole, que pour proscrire les erreurs contraires à la doctrine que le concile venait d'y établir. Le concile venait d'établir dans le Symbole « que le Fils de Dieu était né devant tous les siècles. » On convient qu'il voulait dire par là que sa naissance était éternelle, puisque dès que vous sortez de la mesure du temps, vous ne voyez plus devant vous que l'éternité.  Que restait-il

 

1 Athan , or. II Adv. Ar., nunc or. I, n. 1. — 2 Hilar., lib. II, de Trin., n. 11, et alibi.

 

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donc au concile, après avoir établi l'éternité de la naissance du Fils, que de frapper d'anathème ceux qui disaient que sa naissance fut précédée par le temps, ou, ce qui est la même chose, « qu'il n'était pas avant que de naître? » Et si, comme le ministre le prétend, l'intention du concile eût été de dire que « le Fils de Dieu était effectivement avant que de naître, » puisqu'il a mis, comme on vient de voir, sa naissance dans l'éternité, il faudrait qu'il eût voulu dire qu'il était devant l'éternité, et que son être précédât l'éternité même, puisqu'il précédait sa naissance qu'on supposait éternelle.

Voilà des absurdités dont je puis dire, sans exagérer, que ce ministre est seul capable. Mais encore que ce qu'il pense soit si insensé qu'il ne mériterait pas de réponse, comme j'ai affaire à un homme qui croit pouvoir soutenir et persuader au inonde tout ce qui lui plaît, il faut une fois lui fermer la bouche, et faire voir au public jusqu'où il est capable de s'égarer. Si le concile de Nicée a connu et « confirmé, » comme il le prétend, ces deux prétendues naissances du Fils de Dieu, il faut faire dire à ce concile deux choses également absurdes et également opposées à ses décisions : la première que le Fils de Dieu est né muable ; la seconde qu'il est né trois fois, au lieu de ces deux nativités connues de tous les fidèles, l'une éternelle comme Dieu, l'autre temporelle comme homme.

Que le Fils de Dieu soit muable dans la supposition de cette seconde nativité de M. Jurieu, on l'a vu (1) et la chose parle d'elle-même, puisque par cette seconde nativité, qui est la « parfaite, » à comparaison de laquelle la première est une imparfaite « conception , » le Fils de Dieu « est devenu Verbe et Personne parfaitement née; » ce qu'il n'était pas auparavant. Voilà donc ce qu'il faut trouver, non-seulement dans les anciens docteurs, mais encore dans le concile de Nicée , puisque loin de condamner cette doctrine, on soutient qu'il « la confirme par ses anathèmes. » Mais c'est dans ces anathèmes que je trouve tout le contraire, puisqu'il y est expressément porté : « Si quelqu'un dit que le Fils de Dieu soit capable de changement ou de mutation, la sainte Eglise

 

1 Ci-dessus, n. 11.

 

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catholique et apostolique lui dénonce qu'il est anathème (1) ; » car il faut savoir que les ariens en tirant le Fils de Dieu du néant, concluaient de là que n'étant pas immuable dans sa substance non plus que nous, il pouvait aussi comme nous recevoir quelque changement dans ses qualités; et en un mot, qu'il était « d'une nature changeante. » Par une raison contraire les Pères de Nicée concluaient que n'étant pas tiré du « néant, » mais « de la substance de son Père, » il était en tout et partout « immuable et inaltérable » comme lui (2); ce qui condamne directement la prétention du ministre.

Et cesserait en vérité pousser trop loin l'ignorance et la témérité, que de dire qu'on ne connut pas même alors la parfaite immutabilité de Dieu, qu’on trouve à toutes les pages dans saint Athanase. Car il la fait consister en ce qu'on ne peut rien ajouter à la substance de Dieu. « Si l'on pouvait, dit-il, ajouter à Dieu d'être Père, il serait muable, » c'est-à-dire il ne serait pas Dieu; « car, poursuit-il, si c'était un bien d'être Père et qu'il ne fût pas toujours en Dieu, donc le bien n'y serait pas toujours (3). » Concluez de même : Si c'est un bien au Fils d'être Verbe, d'être personne parfaitement née et développée, d'acquérir cette nouvelle manière d'être qui fait la perfection de sa naissance, et que ce bien ne soit pas toujours en lui, le bien n'y est donc pas toujours; d'où saint Athanase conclura qu'il n'est point l'image du Père, s'il ne lui est pas semblable et égal, en ce « qu'il est immuable et invariable; » car, poursuit-il, comment « celui qui est changeant sera-t-il semblable à celui qui ne l'est pas (4)? » Il n'avait donc garde de s'imaginer que son Père l'eût engendré à deux fois, ou que le Fils put acquérir quelque perfection, puisqu'il assure au contraire qu'il est sorti d'abord « parfait du parfait, immuable de l'immuable, » et qu'en naissant il tire de lui « son invariabilité toute entière (5). » Et la racine de tout cela, c'est qu'il ne vient pas du néant; car, dit-il, « ce qui fait que les créatures sont d'une nature muable et capable d'altération, c'est qu'elles sont tirées du néant et passent

 

1 Symb. Nicaen., ubi sup. — 2 Epist. Alex., ad omnes ep. ap. Soc, I. 4. — 3 Athan., orat. II, cont. Arian., nunc or. I, n. 28. — 4 Ibid. — I Athan., Exp. et de Dec. fid. Nic., ubi sup.

 

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du non-être à l'être (1) ; » ce qui fait qu'ayant changé dans leur fond, elles peuvent aussi changer dans tout le reste. « Mais au contraire, poursuit-il, le Fils de Dieu étant né de la substance de son Père, comme on ne peut dire sans impiété que d'une substance immuable il se tire un Verbe changeant, il faut que le Fils de Dieu soit autant inaltérable que son Père même, » à cause visiblement qu'il ne pouvait rien naître que de parfait d'une substance aussi parfaite que celle de Dieu ; et que s'il y naissait quelque chose d'imparfait ou de muable, comme on suppose que serait son Fils, il porterait son imperfection et sa mutabilité dans la substance de Dieu où il serait reçu.

Qu'un homme qui raisonne ainsi et qui pose de tels principes, ait pu étant à Nicée y avoir appris, comme le veut M. Jurieu, qu'il faille faire naître deux fois le Fils de Dieu comme Dieu, afin qu'à sa seconde naissance il acquît ce qui manquerait à la première, ce serait un prodige de le penser. Au contraire, si ce grand homme était encore au monde, il dirait à notre ministre : Si le Verbe venait du néant, les ariens auraient raison de le faire « changeant et flexible » comme nous le sommes (2), et de conclure les changements accidentels de celui qui lui serait arrivé dans sa substance : si donc vous lui attribuez un changement quel qu'il soit, vous le faites, comme eux, sortir du néant. Que si vous dites qu'il a pu changer une seule fois à la création du monde, et que sa nature ne résiste pas universellement à toute altération pour petite qu'on l'imagine, saint Athanase vous demandera comme il demandait aux ariens, « quelles bornes vous voulez donner à ces changements; » s'il a changé une fois, quelle raison trouvez-vous de ne le pas faire muable jusqu'à l'infini ? C'est donc, continue ce Père, « une impiété et un blasphème » d'admettre dans le Fils de Dieu la moindre mutation, puisque la moindre qui serait déjà en elle-même un grand mal, aurait encore celui de lui en attirer d'infinies.

Et c'est aussi en cela, poursuit ce grand homme, qu'il est égal à Dieu, comme dit saint Paul, et en tout semblable à son Père. Car ce que dit le même Apôtre dans le même lieu, que le Fils de Dieu

 

1 Athan., or. II, adv. Arian., n. 29. — 2 Ibid.

 

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« sera exalté (2), » ne peut pas lui convenir en tant qu'il est Fils de Dieu, puisqu'à cet égard rien ne lui manque. « Il est parfait, dit saint Athanase ; il n'a besoin de rien ; il est si haut et si semblable à son Père, qu'on ne peut rien lui ajouter. » C'est donc selon la nature humaine seulement qu'il peut être élevé plus haut; et dire qu'il puisse être élevé comme Fils de Dieu, « c'est une diminution de la substance du Verbe. » Voilà les idées des Pères qui ont assisté au concile de Nicée, et celles de saint Athanase qui en était l'âme. Mais s'ils se représentaient le Fils de Dieu comme attendant avec le temps et dans une seconde nativité sa dernière perfection, il ne serait pas par sa nature incapable d'être mis plus haut, même comme Dieu, ni sans besoin et sans défaut de toute éternité, puisqu'il aurait eu encore à devenir Verbe de sagesse qu'il était auparavant , c'est-à-dire sans difficulté, à devenir quelque chose de plus parfait et de plus formé qu'il n'avait été jusqu'alors. Que dira M. Jurieu? Il faudra dire que c'était là le sentiment de saint Athanase, mais non pas celui du concile de Nicée; et que ce Père n'a pas entendu les définitions qu'on y faisait avec lui et par ses lumières.

Mais voici encore un autre Père de ce saint concile : c'est saint Alexandre d'Alexandrie, l'évoque de saint Athanase, celui qui excommunia Arius et ses sectateurs. « Comme le Père est parfait, dit-il, sans que rien puisse manquer à sa perfection, » il ne faut pas « dégrader ou diminuer le Verbe, » ni dire que rien lui manque , ou que rien lui puisse manquer en quelque état qu'on le considère, car le mot grec signifie tout cela, « puisqu'étant d'une nature immuable, il est parfait et en toutes façons sans défaut et sans besoin (2). » C'est ce que dit ce grand personnage ; et comme salin Athanase, il fonde son raisonnement sur ce que le Fils de Dieu n'est point tiré du néant, mais de la substance de son Père ; d'où ce grand évoque conclut qu'on ne peut lui rien ajouter; et finit son raisonnement par cette demande : « Que peut-on donc ajouter à sa filiation, et que peut-on ajouter à sa sagesse? » Mais M. Jurieu lui répondrait selon la doctrine que ce ministre veut attribuer au concile de Nicée, qu'on peut ajouter à sa sagesse de

 

1 Phil., II, 9. — 3 Alex. Alexandrin., Ep. ad Alexand. Constantinop.

 

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le faire devenir Verbe, qui est quelque chose de plus formé; et qu'on peut ajouter « à sa filiation » ce dernier trait, qui le fait une personne parfaitement née et parvenue à son être parfait.

Telle est la doctrine que ces grands personnages, saint Alexandre d'Alexandrie et saint Athanase alors son diacre et depuis son successeur, portèrent au concile de Nicée. Saint Hilaire n'en dit pas moins qu'eux, puisque partout il conclut pour l'immutabilité du Verbe, égale à celle du Père : et on veut après cela que nous croyions qu'on a confirmé à Nicée ces deux nativités qui mettent un changement dans sa personne, et que les Pères de ce saint concile n'aient pas eu, non plus que les autres, cette idée parfaite de l'immutabilité que nous avons aujourd'hui.

 

ARTICLE VIII.
Suite des égarements du ministre, qui fait établir au concile trois naissances du Fils de Dieu, au lieu des deux qu'il confesse : l'une du Fils comme Dieu, et l'autre comme homme.

 

Quand il n'y aurait que ces trois naissances qu'il faudrait faire attribuer à Jésus-Christ par le concile, c'en serait assez et trop pour confondre le ministre : car il faudrait dire au pied de la lettre que Jésus-Christ est né trois fois, deux fois comme Dieu, et une fois comme homme. Mais où les Pères de Nicée auraient-ils pris ces trois naissances? Lorsqu'ils firent leur symbole, ils avaient devant les yeux le commencement de l'Evangile de saint Jean, où ils rencontraient d'abord cette naissance éternelle que les ariens contestaient au Fils de Dieu : « Au commencement le Verbe était, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (1). » Le voilà Dieu, « Fils unique de Dieu; » toujours « dans le sein de son Père (2), » comme il est expliqué un peu au-dessous. Après cette première et éternelle naissance, ils ne trouvaient que celle où il s'est fait homme : « Et le Verbe a été fait chair (3) ; » ils n'avaient donc garde de penser à une troisième naissance également réelle; et c'est pourquoi en suivant le même ordre et le même progrès que saint Jean, ils disent du Fils de Dieu à son exemple, « qu'il est né avant

 

1 Joan., I, 1. — 2 Ibid., 14, 18. — 3 Ibid., 14.

 

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tous les siècles, de la substance de son Père : » d'où ils passent incontinent à la seconde naissance : « Et il a été fait homme, » sans songer seulement à cette troisième qu'on voudrait aujourd'hui leur faire confirmer.

Un prophète avant l'évangéliste avait prédit ces deux nativités. Michée dans cette admirable prophétie qui étant rapportée dans saint Matthieu (1), était continuellement à la bouche et devant les yeux de tous les fidèles, avait dit : « Et toi, Bethléem, le conducteur d'Israël sortira de toi : » mais de peur qu'on ne s'arrêtât à cette naissance humaine sans vouloir croire que le Sauveur sortît de plus haut, il ajoute : « Et sa sortie est dès le commencement, dès les jours éternels (2). » L'évangéliste et le prophète s'accordent à raconter comme d’une voix ces deux nativités du Sauveur : l'une dans l'éternité, et l'autre dans le temps ; l'une comme Dieu et l'autre comme homme; et la seule différence qu'il y a entre eux, c'est que l'un comme historien commence par la naissance éternelle, d'où il descend à la temporelle; et l'autre conduit d'abord par le Saint-Esprit à la crèche de Bethléem, où il contemple Jésus-Christ nouvellement né du sein de sa Mère, s'élève jusqu'au sein du Père éternel où il était engendré devant tous les temps. Mais dans ce progrès admirable, ni l'un ni l'autre ne trouve, pour ainsi parler, en son chemin cette troisième nativité qu'on veut être si parfaite; et le concile de Nicée, qui les suit tous deux, n'en fait non plus nulle mention, mais passe seulement comme eux de la naissance éternelle à la temporelle. Car aussi n'y ayant en Jésus-Christ que deux natures, il pouvait bien naître deux fois, mais non pas davantage; et le faire naître deux fois selon sa nature divine, comme si le Père éternel n'avait pas pu tout d'un coup l’engendrer parfait, c'est attribuer au Père et au Fils tant de changement et tout ensemble tant d'imperfection et tant de faiblesse, qu'une telle absurdité n'a pu entrer dans l'esprit d'aucun homme de bon sens, pour ne pas dire d'un si grand concile.

Il est vrai que nous trouvons dans la lettre d'Arius à saint Alexandre son évêque que quelques-uns, dont les noms ne sont pas venus jusqu'à nous, furent assez insensés pour avoir dit en

 

1 Matth., II, 6. — 2 Mich., V, 2.

 

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parlant du Fils de Dieu « qu'étant auparavant, il avait été dans la suite engendré et créé pour être Fils ; » mais nous lisons dans le même endroit « qu'Alexandre les rejeta en pleine Eglise (1) : » et maintenant M. Jurieu prétend qu'une si ridicule imagination que saint Alexandre avait rejetée en pleine église, ait été confirmée en plein concile, le même Alexandre présent et ayant dans ce saint concile une autorité si éminente.

Le ministre est donc convaincu d'avoir calomnié, non plus des docteurs particuliers, mais tout un concile œcuménique ; et encore quel concile? Celui que les chrétiens ont toujours le plus révéré, et celui qu'on reçoit expressément dans la profession de foi des prétendus réformés, puisqu'on y lit ces paroles : Nous avouons les trois Symboles, « des Apôtres, de Nicée et d’Athanase, pour ce qu'ils sont conformes à la parole de Dieu (2). » Mais aujourd'hui un ministre de cette société, et celui à qui on remet d'un commun accord la défense de la cause, entreprend de convaincre le Symbole de Nicée d'avoir pris le prétendu sens de Tertullien, pour induire l'inégalité des Personnes; et afin qu'il ne restât rien d'entier dans ce saint concile, il veut que ses anathèmes « aient confirmé » une seconde naissance du Fils de Dieu comme Dieu, pour suppléer au défaut et à l'imperfection qu'il reconnaît dans la première ; c'est ainsi qu'il reçoit la foi de Nicée comme conforme à l'Ecriture.

Il ne faut donc pas s'étonner si la foi de Nicée lui parait informe, puisqu'on y trouve encore tant d'arianisme. Mais celle des autres conciles ne lui paraîtra pas plus parfaite, puisqu'on les commence toujours par y confirmer la foi de Nicée, et à la poser pour fondement. Ne lui parlons pas davantage sur cette matière. Car enfin après avoir fait arianiser, non-seulement les saints Pères et l'Eglise des trois premiers siècles, mais encore le concile de Nicée, entêté comme il est de sa seconde naissance, il la trouvera partout. Il soutiendra à David que c'était de cette naissance qu'il voulait parler, lorsqu'il faisait dire au Père éternel : « Je t'ai engendré devant l'aurore (3) : » car la première naissance n'était qu'une conception et un vain effort du Père qui n'avait pu tout à fait enfanter son Fils. Saint Jean ne s'en sauvera pas ; et lorsqu'il a

 

1 Ap. Ath., de Syn., et Hil., lib. IV, de Trin. — 2 Art. 5. — 3 Psal. CIX, 3.

 

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dit : « Au commencement le Verbe était, » il faudra encore l'entendre de la seconde nativité, puisque dans la première il n'était pas Verbe, et qu'il n'était qu'une sapience qui attendrit à devenir Verbe avec le temps. Et sans exagération il faut bien qu'il trouve en son cœur ces interprétations soutenables, puisqu'il veut que ces prétendus arianisants ne puissent pas être réfutés par l'Ecriture; ou c'est qu'il ne pense pas à ce qu'il écrit, et qu'il ne faut plus prendre garde à ses vains discours.

 

ARTICLE IX.
Sur la distinction que fait le ministre entre la foi de l'Eglise et la théologie des Pères.

 

Il est maintenant aisé de voir combien il impose au monde par sa belle distinction de théologie et de foi, dont il fait tout le dénouement de son système. Il n'ose dire que l'Eglise ait varié dans sa foi, du moins sur des articles si fondamentaux ; et il impute les erreurs des Pères, non pas à leur foi qui ne changeait pas, mais à leur théologie toujours variable. Il voudrait me faire accroire que cette rare distinction de théologie et de foi m'est inconnue. « Il faut, dit-il, avoir le cœur fait comme l'évêque de Meaux, pour se moquer comme il fait de la distinction que j'ay dit qui est entre la foi de l'Eglise et la théologie de ses docteurs ». » Visiblement il donne le change. Où a-t-il pris que je me moquasse d'une distinction si reçue? Je la reçois comme tout le monde ; je reconnais de la différence entre la foi qui propose aux fidèles des vérités révélées, et la théologie qui tâche de les expliquer; et je sais (car aussi qui ne le sait pas? ) que ces explications ne sont pas de foi. Ce que j'ai dit à M. Jurieu, ce que je lui dis encore, et ce qu'il fait semblant de ne pas entendre, c'est que cette distinction ne lui sert de rien. Car je lui demande encore un coup, comme j'ai fait dans le premier Avertissement (2), si ce qu'il appelle théologie des anciens, «était une explication qui laissât en son entier le fond des mystères, ou bien une explication qui les détruisît en termes formels. Ce n'était pas, poursuivais-je, une explication

 

1 N. 9, p. 289. — 2 Avert., n. 21.

 

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qui laissât en son entier le fond des mystères, puisqu'on lui a démontré que selon lui c'étaient les choses les plus essentielles que les anciens ignoraient; » comme sont dans les Lettres de l'année passée la distinction éternelle des trois Personnes divines, et encore dans celle-ci leur égalité parfaite et l'immutabilité de l'Etre de Dieu. C'est donc le fond des mystères et des vérités catholiques que le ministre fait nier aux anciens : et il faut ou ne prouver rien, ou attribuer ces explications, c'est-à-dire ces ignorances et des erreurs si grossières, non point aux particuliers, mais à l'Eglise elle-même, puisque c'étaient des variations non pas des particuliers, mais de l'Eglise en corps dont il s'agissait entre nous.

C'est à quoi il faudrait répondre, et non pas soutenir toujours que la foi de l'Eglise était entière, pendant que la théologie du siècle y était directement opposée. Encore s'il n'attribuait cette fausse théologie qu'à quelques Pères : « Mais, dit-il, je n'en excepte aucun ; c'était la théologie de tous les anciens avant le concile de Nicée (1) ; » et c'était la théologie même du concile de Nicée , puisque loin de la condamner, ce grand concile la confirme par ses anathèmes.

 

ARTICLE X.
La mauvaise loi du ministre dans les passages qu'il produit des saints docteurs des trois premiers siècles.

 

Une si visible calomnie faite en matière si grave au plus saint concile qu'ait vu la chrétienté depuis les apôtres et à toute l'Eglise catholique qu'il représentait, vous peut faire juger, mes Frères, de celles qu'il aura faites aux saints docteurs du troisième siècle. Il voudrait ici m'obliger à lui répondre passage à passage, « et à reprendre les textes des Pères qu'il a produits » contre moi (2) : mais pourquoi ce long examen ? Pour réfuter ce qu'il disait, que les Personnes n'étaient pas distinctes de toute éternité, ou que le Verbe n'était qu'un germe et une semence qui devait s'avancer avec le temps à une existence actuelle? Mais il le réfute

 

1 Tabl., lett. VI, p. 25. — 2 Ibid., p. 284, 288.

 

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lui-même à présent, et il se dédit de ses absurdités. Que veut-il donc que je réfute ? Son « développement, » qui ne vaut pas mieux et dont il se dédira quand cet écrit lui en aura fait voir l'extravagance, s'il peut trouver quelque autre moyen de sauver les variations de l'ancienne Eglise? Quand il saura bien ce qu'il veut dire et que son système aura pris sa dernière forme, il sera temps de le réfuter si le cas le demande ; mais après tout je lui soutiens que cette discussion n'est pas nécessaire entre nous. Il impute mon silence à faiblesse ; et il me reproche qu'au lieu de répondre à ses passages et à toutes ses conséquences qu'il a réfutées lui-même ; je n'en sors que par un hélas (1) ! en vous disant d'un ton plaintif : « Hélas ! où en êtes-vous, si vous avez besoin qu'on vous prouve que les articles les plus essentiels, et même la Trinité et l'Incarnation, ont toujours été reconnus par l'Eglise chrétienne ! » Il est vrai, voilà mes paroles (2) : voilà cet hélas ! dont il se moque. Il ne veut pas qu'il me soit permis de déplorer les tristes effets de la Réforme, qui ouvre tellement son sein à toutes sortes d'erreurs, qu'elle a besoin qu'on lui prouve les premiers principes. Mais si l’ hélas lui déplaît, voyons comme il répondra au raisonnement.

En vérité étais-je obligé à prouver à M. Jurieu et aux prétendus réformés ce qu'ils supposent avec moi comme indubitable ? Le ministre ne le dira pas. Je ne suis pas obligé de prouver aux luthériens la présence réelle, ni aux sociniens la venue et la mission de Jésus-Christ, ni aux calvinistes la Trinité et l'Incarnation: autrement ce serait vouloir disputer sans fin contre le précepte de l'Apôtre, et renverser les fondements qu'on a posés. Cela est clair : passons outre. Le mystère de la Trinité étant, comme il est, le fondement de la foi, par conséquent il est un de ceux qu'on a toujours crus. M. Jurieu en convient, « C'est, dit-il, une calomnie que le ministre Jurieu ait nié que les mystères de la Trinité et de l'Incarnation fussent connus aux Pères (3). » Et il ajoute « qu'il s'agit uniquement de savoir comment les anciens ont expliqué la manière de la génération du Fils. » Voilà donc sa résolution : que les Pères ont connu le fond du mystère, en sorte que

 

1 Tabl., lett. VI, p. 288. — 2 I Avert., n. 24. — 3 P. 209.

 

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leur erreur ne tombe que sur les manières de l'expliquer. Et si je montre au ministre que l'erreur qu'il leur attribue ne regarde pas les manières, mais le fond, il ne faudra pour le réfuter sans autre discussion que l'opposer à lui-même : mais la chose est déjà faite et incontestable. Le mystère de la Trinité, c'est l'éternelle co-existence de trois Personnes distinctes, égales et con-substantielles; et quelque partie qu'on rejette de cette définition, on nie le fond du mystère : or est-il que le ministre Jurieu a fait nier clairement aux Pères des trois premiers siècles la distinction, la co-existence et l'égalité des trois Personnes divines, comme on a vu ; par conséquent il leur fait nier le fond du mystère.

Dites-moi, qu'y a-t-il de faible dans ce raisonnement? Est-ce qu'il faut toujours tout prouver à tout le monde, et même tout ce dont on convient? C'est s'opposer directement à saint Paul, qui ne veut pas que les disputes soient « interminables, mal entendues et sans règle : » mais qui ordonne en termes exprès que « nous persistions dans les mêmes sentiments (1), » et que nous, marchions ensemble dans les mêmes choses « où nous sommes déjà parvenus, demeurant fermes dans la même règle en attendant que Dieu révèle le reste (2) » à ceux qui ne l'ont pas encore connu. J'ai donc dû, mes très-chers Frères, marcher avec vous dans la foi de la distinction, de l'égalité, de l'éternelle co-existence des trois Personnes divines, comme dans la foi d'un mystère toujours confessé dans l'Eglise : et m'obliger à vous prouver la perpétuité de cette foi, c'est m'obliger à vous traiter comme si vous étiez sociniens : c'est contre le même saint Paul « vous ramener au commencement de Jésus-Christ, et jeter de nouveau le fondement que nous avions posé ensemble (3). »

C'est encore la même erreur à M. Jurieu de vouloir me faire prouver que Dieu soit spirituel, qu'il soit immuable, et que ces divins attributs aient toujours été crus comme essentiels à la religion : car par sa confession de foi il doit le croire autant que nous, comme on a vu (4). La même confession de foi reconnaît aussi « l'égalité de» trois Personnes (5) ; » et c'est là encore un de

 

1 I Timoth., I, 4; II, 23.— 2 Phil., III, 15, 16.— 3 Hebr., VI, 1. — 4 Jur., Conf., art. 1.— 5 Art. 6.

 

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ces fondements dont le ministre suppose avec moi que l'Eglise n'a jamais douté. S'il le fait aujourd'hui révoquer en doute, non par deux ou trois docteurs, mais par tous ceux des trois premiers siècles, et même par le concile de Nicée, et qu'il ébranle tous les fondements que nous avions posés jusqu'à présent ensemble, je suis en droit de le rappeler à nos principes communs. Qu'il prenne donc son parti ; qu'il se déclare ouvertement contre la perpétuité de la foi, de l'immutabilité, de la spiritualité, delà perfection toujours égale de trois Personnes divines, alors je le combattrai comme socinien : mais tant qu'il sera calviniste, je ne suis obligé à lui opposer que sa propre confession de foi ; si j'en ai fait davantage, c'est par abondance de droit et pour l'instruction de ceux qui cherchent la vérité de bonne foi.

C'est néanmoins sur ce fondement, et parce que je n'ai pas voulu faire un volume pour prouver par tous les anciens ce qui devait être constant entre nous, que le ministre me reproche mon ignorance x. Mais puisqu'il me force à entrer dans cette carrière , sans m'engager à une trop longue discussion, j'espère trouver le moyen de faire toucher au doigt sa mauvaise foi. Qu'ainsi ne soit : il nous vante saint Hippolyte : et non-seulement il n'est pas pour lui, mais encore il lui fera perdre tous ceux qu'il croyait avoir, puisqu'il nous donne le dénouement pour les expliquer. Il en produit ces paroles de l'Homélie qu'il a composée, De Deo uno et trino : « Quand Dieu voulut et de la manière qu'il voulut, il fit paraître dans le temps qu'il avait défini son Verbe, par lequel il a fait toutes choses : » en entendant ces paroles suivant la nouvelle idée d'une seconde naissance, le ministre présuppose le Verbe déjà né pour la première fois et actuellement existant de toute éternité : il ne faut donc pas lui prouver ce qu'il avoue avec nous; et il n'y a qu'à lui faire voir que cette seconde naissance n'est que la manifestation au dehors du Verbe divin, et précisément la même chose que nous appelons aujourd'hui l'opération au dehors, par laquelle Dieu manifeste au dehors et lui et son Verbe. La preuve en est sensible par ces paroles : « Quand Dieu voulut et de la manière qu'il voulut, il fit paraître son Verbe:» et s'il reste quelque

 

1 Tabl., lett. VI; p. 265.

 

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équivoque dans le mot de faire paraître, qui dans le grec quelquefois signifie produire, elle est ôtée par toute la suite; car le martyr continue : « Celui qui fait ce qu'il veut, quand il pense, il accomplit son dessein ; quand il parle, il le montre; quand il forme son ouvrage, il met au jour sa sagesse; » et un peu après : « Il engendrait donc le Verbe ; et comme il l'avait en lui-même où il était invisible, il l'a fait visible en créant le monde. » L'engendrer en cet endroit n'est donc autre chose que le faire paraître au dehors : ce n'est là ni un nouvel être ni rien de nouveau dans le Verbe : c'est de même qu'un architecte , qui ayant en son esprit son idée comme le plan intérieur de son bâtiment que personne ne voyait que lui dans sa pensée, le rend visible à tout le monde, l'enfante pour ainsi dire, et le met au jour quand il commence à élever son édifice. Tel est cet enfantement et cette génération du Verbe. Tout y regarde la créature à qui il devient visible , de la même manière que « les perfections invisibles de Dieu sont vues dans ses œuvres (1). » Le Verbe ne change non plus que son Père même dans cette manifestation ; et cette manifestation est attribuée spécialement au Verbe divin, parce qu'il est l'idée éternelle de cet architecte invisible : à quoi il faut ajouter en suivant la comparaison, que comme l'architecte parle et ordonne, et que tout se range à sa voix qui n'est que l'expression et comme la production au dehors de sa pensée : ainsi Dieu est représenté dans l'Ecriture comme proférant une parole, qui n'est autre chose que son Verbe manifesté et exprimé au dehors. C'est aussi ce qui fait dire à saint Hippolyte que Dieu en prononçant cette parole, qui fut la première qu'il ait proférée : « Que la lumière soit, engendra de sa lumière ; » qui était le fond de son essence, « la lumière » qui était son Verbe, c'est-à-dire comme on vient de voir, le produisit au dehors; et pour user de ses propres termes, « produisit à la créature son Seigneur ; » car sans doute il n'en était le Seigneur qu'après qu'elle fut ; et à parler proprement, le rien n'a pas de Seigneur. Par là, continue le Saint, « Dieu rendit visible au monde celui qui n'était visible qu'à lui et que le monde ne pouvait pas voir, afin qu'en le voyant après qu'il est apparu , il

 

1 Rom., I, 20.

 

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fût sauvé. » Voilà donc le dénouement que j'avais promis : toute cette production n'est que la manifestation du Verbe ; c'est la manière dont on expliquait alors ce que nous appelons à présent l’opération au dehors, sans altération et sans changement de ce qui était au dedans. Et lorsque le martyr ajoute après « que Dieu par ce moyen eut un assesseur distingué de lui, » il fait une allusion manifeste à cette Sagesse dont avait parlé Salomon , qui fut « son inséparable assistante quand il préparait les deux et qu'il arrangeait le monde qu'elle composait avec lui (1) : » non que ce Verbe ou cette Sagesse commençât alors ; c'est ce qu'on ne voit nulle pâli : elle commença seulement d'être « l'assistante » du Père, c'est-à-dire d'être associée à son opération extérieure, que le Saint appelle toujours manifestation, en disant que ce Verbe qui est au dedans « la pensée et le sens de Dieu, » à la manière qu'on a expliquée (2), « en se produisant au monde avait été montré le Fils de Dieu ; » c'est par où conclut le martyr : où il est infiniment éloigné de ce nouvel être qu'on veut lui faire donner au Verbe, puisque tout son discours aboutit non à le faire être ou à le faire changer en quelque sorte que ce soit, mais à montrer qu'il avait paru tel qu'il était, comme étant cette Sagesse « qui renouvelle toutes choses en demeurant toujours la même (3) : » et afin de nous en tenir aux expressions de notre martyr, comme étant ce Verbe toujours parfait, dont avant comme après son incarnation, «la divinité est infinie, incompréhensible, impassible, inaltérable, immuable, puissante par elle-même et le seul bien d'une perfection et d'une puissance infinie (4) : » à qui pour cette raison il adresse en un autre endroit cette parole : « Vous êtes celui qui êtes toujours : vous êtes comme votre Père sans commencement et co-éternel au Saint-Esprit (5).» Faites-lui dire après cela que le Verbe change, ou que comme un germe imparfait il attend sa perfection d'une seconde naissance.

Voilà donc déjà un passage dont le ministre abusait, qui devient un dénouement de la question : en voici un autre dont il

 

1 Prov., VIII, 27, 30. — 2 Ci-dessus, n. 31. — 3 Sapient., VII, 27. — 4 Hipp., cont. Ber. et Bel., in collect. Anast. — 5 De Antich., bibl. PP., tom. III, p. 259.

 

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abuse encore davantage (1), et dont néanmoins nous tirerons une nouvelle lumière. C'est celui d'Athénagore, philosophe athénien et l'auteur d'une des plus belles et des plus anciennes Apologies de la religion chrétienne. Pour l'entendre il faut supposer que ce philosophe chrétien ayant à répondre au reproche de l'athéisme qu'on faisait alors aux fidèles, donne aux païens une idée du Dieu parfaitement un que les chrétiens servaient en trois Personnes et leur expose sur le mystère de la Trinité ce qu'ils en pouvaient porter d'abord. Son discours a trois parties. Il commence à exposer dans la première qu'il n'y a point d'inconvénient que Dieu ait un Fils, parce qu'il ne faut pas s'en imaginer la naissance à la manière de celle des enfants des dieux dans les fables : « Mais le Fils de Dieu, dit cet auteur, est le Verbe ou la raison du Père en idée, en opération, ou en efficace : car par ce Verbe ont été créées toutes choses : le Père et le Fils n'étant qu'un et le Fils étant dans le Père comme le Père est dans le Fils par l'unité et par la vertu de l'Esprit : c'est ainsi que l'intelligence ou la pensée et la parole du Père est le Fils de Dieu (2). » Voilà une belle génération que ce docte Athénien nous représente dans la première partie de ce passage. Si l'on veut voir maintenant la traduction du ministre dans sa Lettre de 1689 (3), tout y paraîtra défiguré : on y verra l'unité du Père et du Fils supprimée, et ce qui regarde le Saint-Esprit tellement déguisé qu'on ne l'y reconnait plus. Mais comme il s'est réveillé et qu'il a réformé sa version dans son Tableau (4), pardonnons-lui cette faute, qui demeure seulement en témoignage de la négligence extrême avec laquelle il avait d'abord jeté ce passage sur le papier. Voici la suite et. la seconde partie du discours d'Athénagore, qui après avoir parlé plus en général de la personne du Fils et de la manière dont le monde avait été créé par lui, achève d'en donner l'idée autant qu'il fallait en ce lieu par des paroles que le ministre traduit en cette sorte :  « Que si par la pénétration de votre esprit vous croyez être capables de contempler ce que c'est que le Fils , je vous le dirai en peu de paroles. La première génération est au Père, qui n'est joint engendré. Car dès le commencement

 

1 Lett. VI, de 1689, p. 43. — 2 Athen., Leg. pro Christ., n. 10. — 3 Lett. VI, p. 43. — 4 Tabl., lett. VI, p. 130.

 

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Dieu étant un entendement éternel, a eu son Verbe en soi-même, parce qu'il était toujours raisonnable. Mais il était (ce Verbe) comme couché et courbé sur les choses matérielles destituées de forme : quand il a mêlé les choses spirituelles avec les plus grossières, s'avançant en forme et en acte, c'est-à-dire, ajoute le traducteur, en venant à une existence actuelle. » Telle est la traduction du ministre. Il n'y a point de difficulté dans la première période, mais le reste n'a ni sens ni construction : jamais philosophe n'avait tenu de discours si peu suivi, et jamais pour un Athénien rien n'avait été plus obscur. Car que veut dire « ce Verbe couché et courbé » sur la matière, dont aussi il n'y a nulle mention dans faiseur? Pourquoi au lieu « des choses légères, » mettre les choses « spirituelles » dont il n'était pas question ? Et que signifie ce mélange « des choses spirituelles avec les grossières? » Que veut dire aussi cette belle phrase : « La première génération est au Père qui n'est point engendré ? » Il est encore bien certain que l'original n'a point engendré, mais fait : ce que je ne prouve pas, parce que le ministre en convient et qu'il a encore réformé cette fausseté  dans son Tableau (1). Mais le reste, à quoi il n'a pas touché, est inexcusable, comme on le va découvrir dans notre version que voici : « Si vous croyez pouvoir comprendre ce que c'est que le Fils, je vous dirai qu'il est la première production de son Père ; non pas qu'il ait été fait, puisque dès le commencement Dieu étant une intelligence éternelle, et étant toujours raisonnable, il avait toujours en lui-même sa raison, ( ou son Verbe; ) mais à cause que ce Verbe ayant sous lui, à la manière d'un chariot (qu'il de voit conduire) toutes les choses matérielles, la nature informe et la terre, les choses légères étant mêlées avec les épaisses (et la nature étant encore en confusion), il s'était avancé pour en être l'acte et la forme » Il n'y a rien là que de suivi : car après avoir observé que le Fils était la production de son Père, il était naturel d'ajouter qu'il en était la production, non pas comme une chose faite, genomenon, ce que le ministre avait supprimé d'abord, mais comme étant toujours naturellement en qualité de raison en Dieu qui est tout intelligence. Le reste ne

 

1 p. 130.

 

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suit pas moins bien. La matière ou les premiers éléments, comme un chariot encore mal attelé et sans conducteur, étaient soumis au Verbe de Dieu qui en allait prendre les rênes : et « toutes choses étant mêlées, » le Verbe s'était avancé non pour acquérir « l'existence actuelle, » que le ministre à toute force voulait lui donner ( car il l'avait éternelle et parfaite dans le sein de Dieu comme la raison et le Verbe de cette éternelle intelligence) ; mais pour « être l'acte et la forme, » le moteur, le conducteur et l’âme, pour ainsi parler, de la nature confuse. Rien ne se dément là-dedans : c'est une allusion manifeste au commencement de la Genèse, où nous voyons pêle-mêle le ciel et la terre avec le souffle porté dessus ; ce qu'Athénagore exprimait par le mélange confus des choses légères et épaisses. Quand le Verbe s'avance  ensuite pour débrouiller ce mélange, c'est encore une allusion à la parole que Dieu prononça pour faire naître la lumière, le firmament et le reste : car tous les anciens sont d'accord que cette parole est le Verbe même comme exprimé au dehors par son opération extérieure, ainsi qu'on a vu. De cette sorte tout était confus avant que le Verbe parût, et tout se range en son lieu à sa présence. C'est donc lui qui étant déjà le Verbe de Dieu comme « son idée et son efficace, » ainsi qu'Athénagore le venait de dire, devient « l'idée ou la forme et l'acte » de cette matière confuse vers laquelle il s'avance pour l'arranger : ce qui est infiniment éloigné de cette existence actuelle qu'on lui veut donner à lui-même.

On voit dans ces expressions ce qu'on a vu dans celles de saint Hippolyte, c'est-à-dire cette opération au dehors qui est spécialement attribuée au Verbe, pour montrer que Dieu n'agit point par une aveugle puissance, mais toujours par intelligence et par sagesse ; et c'est ce qui est encore exprimé dans les paroles suivantes qui font la troisième partie du passage d'Athénagore. Après avoir exposé comme le Verbe s'avance par son opération vers la matière confuse pour la former, il prouve son exposition par l'Ecriture en cette sorte : « Et, dit-il, l'esprit prophétique s'accorde avec mon discours, lorsqu'il dit ( ou lorsqu'il fait dire au Verbe dans les Proverbes de Salomon) : Le Seigneur m'a créé le commencement

 

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de ses voies (1). » Le ministre traduit cet endroit, dont il croit se pouvoir servir pour son dessein, à cause du terme de création qui semblait induire dans le Verbe une nouvelle existence au commencement de l'univers, ainsi que le ministre le pensait alors ; mais il supprime le reste du passage d'Athénagore qui aurait fait voir le contraire. Cet auteur poursuit donc ainsi : « L'esprit prophétique s'accorde avec mon discours, lorsqu'il dit : Dieu m'a créé.....Et quant à ce qui regarde ce même esprit prophétique qui agit dans les hommes inspirés, nous disons qu'il est une émanation de Dieu , et qu'en découlant de lui (sur les prophètes qu'il inspire), il retourne à lui par réflexion comme le rayon du soleil. » C'est en effet le propre de l'inspiration de nous ramener à Dieu qui en est la source comme de l'Esprit qui la donne ; par où l'on voit clairement que sans parler de l'émanation éternelle du Saint-Esprit, où les païens à qui il écrit n'auraient rien compris, Athénagore fait connaître cette Personne divine par son émanation et son effusion temporelle sur les prophètes, c'est-à-dire par l'opération qu'elle y exerce comme il venait de faire connaître le Verbe par celle qu'il exerçait dans la création de l'univers; ce qu'il finit en disant : « Qui ne sera donc étonné qu'on nous fasse passer pour athées, nous qui reconnaissons Dieu le Père, Dieu le Fils et le Saint-Esprit ? »

Le ministre n'a qu'à dire maintenant que le Saint-Esprit n'était pas, ou qu'il n'était pas parfait avant qu'il inspirât les prophètes, ou que par cette inspiration qui n'est qu'une effusion du Saint-Esprit au dehors, il acquiert quelque nouvel être ou quelque nouvelle manière d'être : et s'il a honte de le penser et de faire changer le Saint-Esprit à cause qu'il change en mieux les prophètes, qu'il inspire, il doit entendre de la même sorte cette création, c'est-à-dire cette production au dehors du Verbe qui était toujours, et qui sans changer lui-même a changé toute la nature en mieux.

On voit maintenant assez clairement tout le dessein d'Athénagore, qui pour empêcher les païens de nous mettre au rang des athées, entreprend de leur donner quelque idée du Dieu que nous

 

1 Prov., VIII, 21.

 

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servons en trois Personnes, dont il ajoute qu'il fallait connaître « l'unité et les différences : » et comme ils ne pouvaient pas entrer dans le fond d'un si haut mystère, ni dans l'éternelle émanation du Fils et du Saint-Esprit, il se contente de faire connaître ces deux divines Personnes par les opérations que l'Ecriture leur attribue au dehors, c'est-à-dire le Fils par la création, et le Saint-Esprit par l'inspiration prophétique.

C'étaient là deux grands caractères du Fils et du Saint-Esprit : l'un comme sagesse du Père est reconnu pour l'auteur de la création , qui est un ouvrage de sagesse ; et l'autre comme son esprit est reconnu pour l'auteur de l'inspiration prophétique, qui est aussi le caractère qu'on lui donne partout et même dans le Symbole, de Constantinople, où sa divinité est définie : « Je crois, dit-on, au Saint-Esprit, qui a parlé par les Prophètes : » et c'est pourquoi Athénagore le caractérise, comme font aussi les autres Pères, par le titre d'Esprit prophétique. Il ne pouvait donc rien faire de plus convenable que de désigner ces deux Personnes par leurs opérations extérieures, ni parmi ces opérations en choisir deux plus marquées que la création de l'univers et l'inspiration des prophètes : ce qui fait voir plus clair que le jour que cette production du Verbe divin n'est en ce lieu que l'opération par laquelle il se déclare au dehors, et c'est encore ici un dénouement de la doctrine des Pères.

Je ne m'arrêterai point au défaut de la version des Septante, qui font dire à la Sagesse divine dans cet endroit des Proverbes de Salomon : « Dieu m'a créée. » On sait qu'il ne s'agissait, comme Eusèbe de Césarée l'a bien remarqué, que d'une lettre pour une autre, d'un iota pour un êta, i pour e ; et d'un ektise, qui signifie m'a créée, pour un ektese, qui signifie m'a possédée. L'hébreu porte, comme saint Jérôme l'a rétabli dans notre Vulgate : « Le Seigneur m'a possédée, » c'est-à-dire selon la phrase de la langue sainte : « M'a engendrée : » ce qui convenait parfaitement à la Sagesse engendrée, qui était le Fils de Dieu ; qui dit aussi dans la suite : « Les abîmes n'étaient pas encore quand j'ai été conçue» dans le sein de Dieu ; « et j'ai été enfantée devant les collines, devant que la terre eût été formée et que Dieu l'eût posée sur ses

 

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fondements (1) ». La génération du Fils de Dieu se présentait clairement dans ces paroles, et redressait les idées que le terme de création aurait pu donner : et c'est pourquoi les anciens n'hésitaient pas à appeler constamment le Fils de Dieu , non pas un ouvrage, mais un Fils; non pas une créature, mais une personne engendrée avant tous les siècles. Mais l’ektise, le créé de l'ancienne version en engagea quelques-uns, non à mettre le Fils de Dieu au rang des créatures, mais à dire que la Sagesse éternellement conçue dans le sein de Dieu, avait été créée en quelque façon, lorsqu'elle s'était imprimée et pour ainsi dire figurée elle-même dans son cuivrage, à la manière qu'un architecte forme dans son édifice une image de la sagesse et de l'art qui le fait agir : car c'est en cette manière qu'en contemplant attentivement une architecture bien entendue, nous disons que cet ouvrage est sage; qu'il y a là de la sagesse, c'est-à-dire de la justesse, de la proportion , et dans la parfaite convenance des parties une belle et sage simplicité. En cette sorte, outre la sagesse créatrice, on reconnaît dans l'univers une sagesse créée et une expression si vive du Verbe de Dieu, qu'on dirait qu'il s'est transmis lui-même tout entier dans son ouvrage, ou que cet ouvrage n'est autre chose que le Verbe produit au dehors.

On voit donc en toutes manières que la doctrine des anciens docteurs n'est au fond que la même chose que la nôtre, puisque ce qu'on appelle parmi nous l'opération extérieure de Dieu agissant par son Verbe, c'est ce qu'ils appelaient dans leur langage la sortie du Verbe, son progrès, son avancement vers la créature, sa création au dehors à la manière qu'on vient de voir : et en ce sens une espèce de génération et de production, qui n'est en effet que sa manifestation, et précisément la même chose que saint Athanase a depuis si divinement expliquée dans sa cinquième Oraison contre les ariens (2).

Si je n'avais autre chose à faire, je montrerais au ministre sa témérité, lorsqu'il accuse Athénagore et les autres Pères «d'être sortis de la simplicité de l'Ecriture en tentant d’expliquer le

 

1 Prov., VIII, 24, 25. — 2 Athan., orat. V, in Arian., nunc orat. IV n. 12.

 

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mystère (1). » Car on peut voir aisément qu'ils n'ont fait que suivre les Proverbes de Salomon, et les Livres Sapientiaux, comme on les appelle, dont saint Jean avait ramassé toute la théologie en un seul mot lorsqu'il avait dit : «Au commencement la Parole était. » Je pourrais aussi remarquer contre ceux qui les font tant platoniser qu'en ce qui regarde le Verbe ils en trouvent plus dans un chapitre de ces livres divins qu'on n'en pourrait recueillir de tous les endroits dispersés dans les dialogues de Platon ; ce que je dis non pas pour nier qu'il ne convînt à ces saints docteurs de présenter aux païens des idées qui paraissaient assez convenables à une philosophie qui tenait le premier rang parmi eux, mais pour montrer au ministre qu'ils avaient de meilleurs originaux devant les yeux.

Au reste pour en revenir aux passages qu'il a cités des saints docteurs, on peut juger par les deux qu'on a vus avec quelle témérité il a produit tous les autres. Une autre marque de son imprudence, pour ne rien dire de pis, est qu'en nommant les défenseurs de sa double nativité, il déclare « qu'il n'en excepte aucun » des Pères (2), jusqu'à citer pour cette doctrine saint Irénée , où il ne s'en trouve pas le moindre vestige, et saint Justin qui n'en dit non plus un seul mot (3). Ce n'est pas que je veuille dire qu'il soit sans difficulté. Il y a des difficultés aisées à résoudre par les principes qu'on a posés, ou par d'autres qui ne sont pas de ce lieu ; des difficultés en tout cas qui regardent M. Jurieu et les prétendus réformés aussi bien que nous ; en sorte qu'ils n'ont pas droit d'exiger de nous que nous ayons à les leur résoudre. Mais pour cette difficulté de M. Jurieu qui regarde les deux naissances, lui-même il ne produit aucun passage de ce Saint. Il est vrai qu'il cite pour cette doctrine, quoiqu'à tort, Tatien disciple de ce martyr, « et il dit qu'il l'avait au prise de son maître (4). » Mais s'il avait tout appris d'un si excellent docteur, il en aurait donc appris la détestable hérésie des encratites, dont ce malheureux disciple a été le chef depuis le martyre de son maître (5).

Il m'insulte néanmoins par ces grands noms ; et lorsque je lui

 

1 Lett. VI, de 1689, p. 43. —  2 P. 251. — 3 Tabl., lett. VI, p. 283. — 4 Jur., lett. VI, de 1689. — 5 Epiph., haer. 46

 

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reproche qu'il a corrompu la foi de la Trinité : « M. de Meaux doit savoir, dit-il, que ces éloges ne tombent pas sur moi, mais sur ses saints et sur ses martyrs (1). » Il les appelle mes martyrs, comme il a coutume de me dire avec le même dédain : « Son Père Pétan (2); » mais en quelque sorte qu'il me les donne, en colère ou autrement, je les reçois. Il nomme ensuite parmi mes saints et mes martyrs saint Justin, saint Irénée, saint Hippolyte, dont on a vu que les deux premiers ne disent rien de ce qu'il prétend, et le troisième en dit ce qu'on vient d'entendre, c'est-à-dire ce qui doit confondre le ministre.

Venons à saint Cyprien. Le ministre le comprendra-t-il parmi les auteurs de cette double nativité? Oui et non. Il l'y comprendra; car il dit : Et moi « je n'en excepte aucun. » Il ne l'y comprendra pas ; car il est forcé d'avouer « qu'il y a d'autres auteurs, comme par exemple saint Cyprien, où cette théologie ne se trouve pas ; » mais il ne les exempte pas pour cela de cette double génération, puisque « cela vient, dit-il, de ce qu'ils n'ont pas eu l'occasion d'en parler. » Mais saint Cyprien a eu la même occasion d'en parler que les autres, puisque comme les autres il a expliqué de Jésus-Christ cette parole des Proverbes : « Dieu m'a créé, » qu'il traduisait de même manière qu'on le faisait en son temps (3). Il n'en a pourtant pas conclu cette double génération de Jésus-Christ comme Dieu; et s'il le fait naître deux fois , c'est à cause « qu'ayant été dès le commencement le Fils de Dieu, il devait naître encore une fois selon la chair (4) ; » par où il s'arrête manifestement à le faire naître deux fois : une fois comme Fils de Dieu, et une autre fois comme Fils de l'homme; et s'il n'a jamais parlé de cette troisième naissance, que le ministre tout seul veut imaginer comme véritable dans le sens littéral, ce n'est pas manque d'occasion, mais c'est que ni lui ni les autres ne songeaient seulement pas à cette chimère.

Il nous allègue une autre raison du silence de quelques Pères sur cette double génération : Ou « c'est peut-être, dit-il, qu'ils étaient plus modérés que les autres. » Mais si à titre de modération

 

1 P. 285. — 2 P. 284, 296. — 3 Cypr., lib. II, Test. ad Quir., cap. I. — 4 Ibid., cap. VIII.

 

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ou autrement, il n'ose pas se promettre de trouver dans tous les anciens sa seconde nativité, il ne fallait donc pas trancher si net : « Et moi je n'en excepte aucun ; » car c'est là trop visiblement assurer ce qu'on avoue qu'on ne sait pas, et contre sa propre conscience vouloir trouver des erreurs qu'on puisse imputer à l'Eglise.

C'est ce qui lui fait ajouter qu'il ne faut pas faire deux classes des anciens auteurs, parce « qu'on ne lit rien chez ceux qui se taisent » de cette double génération, « qui condamne directement, ou indirectement ce que les autres ont écrit là-dessus (1). » Quelle erreur ! Tous ceux qui font Dieu spirituel et immuable, et qui en particulier font le Fils de Dieu incapable de changement, s'opposent directement à cette double génération, qui le fait une portion inégale de la substance du Père ; un fils engendré à deux fois, formellement imparfait et venant avec le temps à sa perfection à la manière d'un fruit qui a besoin de mûrir. Mais où ne trouve-t-on pas cette immutabilité et indivisibilité, puisque nous l'avons montrée partout, et même dans les auteurs à qui on veut attribuer cette naissance imparfaite ? C'est donc qu'eux-mêmes ne la croyaient pas; personne ne la croyait parmi les Pères: cette seconde nativité n'est qu'une similitude qu'on prend trop grossièrement au pied de la lettre. Il ne faut donc pas demander qu'on montre dans les trois premiers siècles une réfutation expresse d'une chimère qui n'y fut jamais : on ne l'a non plus réfutée dans les siècles suivants; car on n'y songeait seulement pas, parce qu'on ne trouvait tout au plus une erreur si insensée que dans quelques extravagants qu'on ne connaît point, et que jamais on n'a crus dignes d'être réfutés. Si le raisonnement du ministre avait lieu, il n'y aurait donc qu'à imaginer dans la suite toutes sortes d'extravagances, et à leur donner du crédit sous prétexte qu'on ne pourrait démontrer qu'elle eût été réfutée. C'est donc une erreur grossière de parler ici de réfutation ; et c'est assez que nous montrions à notre ministre que ses idées ridicules répugnent directement à celles des Pères dès l'origine du christianisme.

Il revient à saint Cyprien : « Et il n'est pas apparent, dit-il,

 

1 P. 252.

 

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que saint Cyprien, par exemple, qui vénérait si fort Tertullien et qui l'appelait son maître, le regardât comme un ennemi de la divinité de Jésus-Christ (1). » Mais trouve-t-il bien plus apparent que saint Cyprien regardât son maître comme un ennemi déclaré de la perfection et de l'immutabilité du Fils de Dieu, ou qu'il trouvât bon qu'on l'appelât Dieu en le faisant imparfait, et en lui faisant attendre du temps sa dernière perfection ? Il faut donc dire que saint Cyprien n'y aura pas vu ces erreurs non plus que les autres, et qu'il n'aura pas fait à Tertullien un crime d'une métaphore ou d'une similitude. Ainsi nous pouvons conclure sans crainte, que le ministre n'entend pas les Pères qu'il a cités, et que c'est par un aveugle entêtement de trouver des variations qu'il les implique dans l'erreur.

Il met au rang de ses partisans sur la double génération saint Clément d'Alexandrie (2), où il n'y en a pas un trait. Il cite le Père Pétau (3), qui trouve bien dans ce Père des locutions incommodes, mais non pas sur le sujet que nous traitons. Mais je demande à M. Julieu : Osera-t-il mettre cet auteur parmi ceux qui ne combattent ni directement ni indirectement la prétendue erreur des anciens? Quoi donc! ne combat-il pas l'inégalité et l'imperfection du Fils, lui qui l'appelle en un endroit « vraiment Dieu et égal au Seigneur de toutes choses (4); » et en d'autres, «toujours parfait et parfaitement un avec son Père? » Mais poussons à bout cet article de Clément Alexandrin. Après tout que blâmera-t-on dans cet auteur? Ce qu'on y blâme le plus en cette matière, c'est d'avoir appelé le Fils « une nature très-proche du seul Tout-Puissant. » Mais pesons toutes ces paroles : «une nature; une chose née : » d'où vient le mot de nature en grec comme en latin, phusis «, une chose naturelle à Dieu : qu'y a-t-il là de mauvais? Le Fils de Dieu n'est-il pas de ce caractère, c'est-à-dire Fils par nature, et non par adoption? Ce qui fait dire à saint Athanase que le Père n'engendre pas son Verbe par volonté et par libre arbitre, mais par nature (5); et que la fécondité « est naturelle » dans Dieu (6),

 

1 P. 252. — 2 P. 251. — 3 Lib. I, de Trin., cap. IV, n. 1 ; ibid., cap. V, n. 7. —  4 Clem., in Protrep., vide sup., n. 30, 46.— 5 Athan., orat. IV, in Arian., nunc orat. III, n. 61 et seq. — 6 Orat. III, ibid.

 

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quoiqu'elle soit dans une autre vue propre et personnelle dans le Père. On a donc pu et on a dû regarder dans le Fils de Dieu sa naissance comme lui étant naturelle. Le mal serait si l'on voulait dire qu'il est d'une autre nature, c'est-à-dire, d'une autre essence, ou d'une autre substance que son Père; mais ce saint prêtre d'Alexandrie a exclu formellement cette idée, et surtout dans les endroits où il a dit, comme on a vu, que le Père et le Fils sont un, et un de l'unité la plus parfaite. Pendant qu'il pense comme nous, est-ce un crime de ne parler pas toujours de même? Mais il a dit que le Verbe est une nature, ou, comme nous l'entendons, une chose naturelle en Dieu, « et très-proche du seul Tout-puissant, » prosekesate. Où est le mal de cette expression? C'est qu'au lieu de dire « très-proche, » il fallait dire un avec lui. Il l'a dit aussi, comme on a vu : regardez-le selon la substance, il est un : regardez-le comme distingué, il est très-proche; et remarquez que ce très-proche doit être traduit très-uni à Dieu, et une chose qui lui convient très-parfaitement; car tout cela est renfermé dans le terme prosekesate. Ce n'est rien d'étranger au Père, puisqu'il est son Fils, et son Fils qui ne sort jamais du sein paternel, qui est toujours dans le Père, comme le Père est toujours dans le Fils. Qu'y a-t-il là que de vrai ? Et pouvait-on mieux exprimer cet apud Deum de saint Jean, qui signifie tout ensemble, et en grec comme en latin, être en Dieu, être avec Dieu, être auprès de Dieu ou chez Dieu; c'est-à-dire être quelque chose qui lui soit très-proche et très-inséparablement uni? Et pour ce qui est d'avoir appelé le Père le seul Tout-Puissant, les moindres théologiens savent que ce n'est rien, puisque Jésus-Christ a dit lui-même : « Or c'est la vie éternelle de vous connaître, ô mon Père, vous qui êtes le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (1) : » où il ne craint point d'appeler son Père le seul vrai Dieu, avec autant d'énergie que ce savant prêtre l'appelle le seul Tout-Puissant. Je n'ai pas besoin ici de rappeler cette doctrine commune, qu'en parlant du Père ou du Fils ou du Saint-Esprit, le seul n'est pas exclusif des personnes inséparables de Dieu, mais de celles qui lui sont étrangères; c'est pourquoi saint

 

1 Joan., XVII, 3.

 

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Clément d'Alexandrie, qui appelle ici le Père le seul Tout-Puissant, reconnaît ailleurs, comme on a vu (1), la toute-puissance du Fils et l'appelle même formellement le seul Dieu, comme le ministre l'avoue (2) : « Hommes, dit-il, croyez en celui qui est Dieu et homme; mortels, croyez en celui qui est mort, et qui est le seul Dieu de tous les hommes (3). » Le Père n'en est pas moins Dieu, comme le Fils n'en est pas moins tout-puissant.

Après que ces difficultés sont dissipées, la divinité de Jésus-Christ va luire comme le soleil dans saint Clément d'Alexandrie (4) : « La très-parfaite, très-souveraine, très-dominante et très-bienfaisante nature du Verbe est très-proche, très-convenante, très-intimement unie au seul Tout-Puissant. C'est la souveraine excellence qui dispose tout selon la volonté de son Père ; en sorte que l'univers est parfaitement gouverné, parce que celui qui le gouverne agissant par une indomptable et inépuisable puissance, regarde toujours les raisons cachées, » et les secrets desseins de Dieu. « Car le Fils de Dieu ne quitte jamais la hauteur d'où il contemple toutes choses; il ne se divise, ni ne se partage, ni ne passe d'un lieu à un autre : il est partout tout entier sans que rien le puisse contenir, tout pensée, tout œil, tout plein de la lumière paternelle, et tout lumière lui-même ; voyant tout, écoutant tout, sachant tout; » c'est-à-dire sans difficulté, le sachant toujours, « et pénétrant par puissance toutes les puissances; à qui tous les anges et tous les dieux sont soumis. » Si le ministre avait vu cinq cents endroits qu'on trouve dans cet excellent auteur, de cette élévation et de cette force , il n'en mépriserait pas comme il fait la théologie (3). Elle renverse son système par les fondements. Si le Fils de Dieu est une chose naturellement très-parfaite et toujours immuable, il n'a donc pas eu besoin de naître deux fois pour arriver à sa perfection. Si son immutabilité exclut jusqu'au moindre changement quant aux lieux et quant aux pensées, c'est en vain qu'on lui veut faire acquérir de nouvelles manières d'être. L'inégalité n'est pas moins excluse, puisque saint Clément Alexandrin vient de le faire si pénétrant, si puissant, et s'il est permis de

 

1 Ci-dessus, n. 30, 46. — 2 Jur., p. 233.— 3 Clem., in Protrep.— 4 Strom. VII, init. — 5 P. 233.

 

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parler en cette sorte, si immense que le Père ne peut l'être davantage. Le ministre a donc cité témérairement cet auteur comme tant d'autres, et il ne veut qu'éblouir le monde par de grands noms.

Sans entrer dans tout ce détail, qui ne m'était pas nécessaire, dès mon premier Avertissement je lui ôtais en un mot tous les anciens en le renvoyant à Bullus, de qui il pouvait apprendre le véritable dénouement de tous leurs passages. Mais sa mauvaise foi paraît ici comme partout ailleurs. D'abord il n'a pas osé avouer que Bullus me favorisât, ni qu'un si savant protestant lui enlevât tout d'un coup tous ses auteurs sans lui en laisser un seul : et c'est pourquoi il dit d'abord dans son Avis à M. de Beauval (1) : « Un œuf n'est pas plus semblable à un œuf, que les observations de Bullus le sont aux miennes. » On ne peut pas porter plus loin le mensonge : et pour le voir en un mot, il ne faut que considérer que cette seconde nativité de quelques anciens se doit entendre selon Bullus (2), «non d'une nativité véritable et proprement dite, mais d'une nativité figurée et métaphorique, » qui ne signifiait autre chose que « sa manifestation et sa sortie au dehors par son opération : » ce que Bullus met en thèse positivement, et ce qu'il répète à toutes les pages (3), comme le parfait dénouement de la théologie de ces siècles. Or comme cette solution renverse tout le système du ministre, il s'y oppose de toute sa force ; en sorte que Bullus disant que tout cela s'entend en figure, le ministre Jurieu dit au contraire et entreprend de prouver que tout cela s'entend à la lettre (4) : et voilà comme ces deux auteurs se ressemblent.

Par la même raison on pourrait dire que le catholique et le calviniste ont le même sentiment sur la présence de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, parce que si l'un la met en vérité, l'autre la met en figure. Les sociniens seront aussi de même doctrine que nous, parce que Jésus-Christ est figurément selon eux ce qu'il est proprement selon nous, « Dieu béni aux siècles des siècles (5) : »

 

1 P. 2. — 2 Def. fid. Nic., sect. III, cap. V, § 3, p. 337. — 3 Sect. II, cap. V, § 1, 7; cap. V, § 5 etc. — 4 Jur., Tabl., lett. VI, p. 248, 255. 266. — 5 Rom., IX, 3.

 

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l'affirmation et la négation, les lumières et les ténèbres ne seront plus qu'un ; et le ministre trouvera tout en toutes choses.

Il a bien fallu se dédire d'une si visible absurdité, mais c'est toujours de mauvaise foi ; car au lieu que, dans l'Avis à M. de Beauval, Bullus et Jurieu étaient deux œufs si semblables qu'il n'y avait nulle différence, dans la sixième lettre du Tableau M. Jurieu se contente « qu'il n'y ait pas dans le fond grande différence (1). » Mais quelle plus grande différence veut-il trouver que celle du sens figuré au sens propre ; que celle qui met en Dieu de l'imperfection et du changement et celle qui n'y en met pas ; que celle qui introduit des variations dans les sentiments et celle qui n'en reconnaît que dans les expressions ; que celle qui donne au christianisme une suite toujours uniforme et celle qui commet les pères avec les enfants, les premiers siècles avec la postérité, qui donne enfin une face hideuse au commencement de la religion et à toute l'Eglise chrétienne?

 

ARTICLE XI.
Que selon ses propres principes le ministre devait recevoir le dénouement de Bullus, et qu'il tombe manifestement dans l'extravagance.

 

Mais pourquoi vouloir obliger le ministre Jurieu, un si grand original en matière de théologie, à suivre les sentiments de Bullus? Je le dirai en un mot : c'est qu'il s'y devait obliger lui-même, pour n'avoir point à dire cent absurdités qu'on vient d'entendre, avec cent autres qu'on découvrira dans la suite ; et si l'on veut parler plus à fond, c'est que le sentiment de Bullus portait, surtout dans un homme qui comme M. Jurieu fait profession de reconnaître la divinité de Jésus-Christ, un caractère manifeste de vérité qu'on ne pouvait rejeter sans extravagance. Car d'abord tous les endroits dont le ministre abuse étaient constamment des comparaisons, des similitudes, ou si vous voulez, des métaphores, puisque les métaphores ne sont autre chose que des similitudes abrégées, et encore des similitudes tirées des choses sensibles pour les transporter aux divines. De là venaient ces extensions,

 

1 P. 241, 265.

 

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ces portions de lumière et les autres choses semblables que nous avons observées : c'était si peu des expressions précises et littérales, qu'on en cherchait d'autres pour redresser ce qu'elles pouvaient avoir de défectueux; et le caractère de similitude v était si marqué, qu'il n'y a rien, comme on a vu, de si ridicule à notre ministre que d'avoir voulu pousser à bout ces comparaisons.

Celles qu'on tire de l’âme, qui est un esprit que Dieu a fait à son image , sont plus pures, mais toujours infiniment disproportionnées à la nature divine. L'architecte, avons-nous dit, répand son idée et tout son art sur son ouvrage : ce qu'il a mis au dehors est en quelque façon ce qu'il avait conçu au dedans : tout cela se peut appliquer à Dieu lorsqu'il produit le monde par son Verbe; mais il faut y apporter les distinctions nécessaires : car tout cela dans le fond n'est que similitude et métaphore même à l'égard de l'architecte mortel, qui à la rigueur garde toujours sa pensée, et ne la met pas hors de lui quand il bâtit : à plus forte raison tout cela n'est que bégaiement et imperfection à l'égard de Dieu.

Mais la comparaison que les Pères pressent le plus est celle de notre pensée et de notre parole, ou comme parle la théologie, de nos deux paroles : l'intérieure par laquelle nous nous entretenons en nous-mêmes, et l'extérieure par laquelle nous nous exprimons au dehors. Tous les Pères ont entendu après l'Ecriture que le Fils de Dieu était son Verbe, sa parole intérieure, son éternelle pensée et sa raison subsistante, parce que verbe, parole et raison, c'est la même chose; et pour la parole extérieure ils la trouvaient attribuée à Dieu au commencement de la Genèse, lorsqu'il dit : « Que la lumière soit, et la lumière fut : qu'il se fasse une étendue, » ou a un firmament, et il se fit une étendue, » ou « un firmament (1) ; » et ainsi du reste. Il est bien clair que cette expression de la Genèse, qui fait prononcer à Dieu une parole extérieure, est une similitude qui nous représente en Dieu la plus parfaite, la plus efficace et pour ainsi dire la plus royale, et en même temps la plus vive et la plus intellectuelle manière de faire

 

1 Gen., I, 3 et seq.

 

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les choses, lorsqu'il n'en coûte que de commander et qu'à la voix du souverain, qui demeure tranquille dans son trône, tout un grand empire se remue. Ainsi Dieu commande par son Verbe ; et non-seulement toute la nature, et  autant l'insensible  que la raisonnable, mais encore le néant même obéit. Une si belle similitude méritait bien d'être continuée; mais en la continuant il fallait toujours se souvenir de son origine. On a suivi la comparaison en disant que cette parole : « Que la lumière soit, » et les autres de même nature, étaient en Dieu comme en nous l'image de la pensée; qu'en disant: «Que la lumière soit, » Dieu avait produit au dehors ce qu'il avait au dedans, son idée, son intelligence, son Verbe en un mot qui est son Fils : qu'il l'avait « proféré , prononcé, manifesté au dehors, » à la manière que nous l'avons vu (1) : qu'alors il l'avait créé, engendré, enfanté en quelque façon, comme un discours que nous prononçons après l'avoir médité, est en quelque sorte la production et l'enfantement de notre esprit. On sent bien naturellement que tout cela est la suite d'une  comparaison ;  mais le ministre  veut tout prendre  rigoureusement. En poussant la comparaison, Tertullien dit que cette prononciation extérieure où Dieu profère ce qu'il pensait, en disant : « Que la lumière soit faite, » et le reste, est la parfaite nativité du Verbe (2) : le ministre conclut de là que le Verbe en toute rigueur est vraiment enfanté. Mais comme Tertullien attribue la perfection à cette seconde nativité, à cause qu'en an certain sens et à notre manière d'entendre, une chose est regardée comme plus parfaite, lorsqu'elle se manifeste par son action : le ministre s'obstine encore à dire au pied de la lettre que le Verbe change, et acquiert sa perfection par cette seconde naissance ; et parce que le même auteur ajoute après, que le Verbe par ce moyen est sorti du sein de son Père, ou pour mettre ses propres paroles (car il ne faut point obscurcir les choses par trop de délicatesse), « qu'il est sorti de la matrice de son cœur (3), » le ministre conclut encore qu'avant que Dieu eût parlé, le Verbe était dans son sein, mais seulement comme conçu, au lieu que par sa parole il a été vraiment engendré et mis au jour. Voilà dans Tertullien

 

1 Ci-dessus, n. 66 et suiv. — 2 Tertul., Adv. Prax., n. 5-7. — 3 Ibid.

 

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tout le fondement de ces enveloppements et développements tant vantés, et de cette double naissance qu'on veut prendre au pied de la lettre : et parce que cet auteur a entassé comparaison sur comparaison, et métaphore sur métaphore, pour trouver parmi les anciens des variations plus que dans les termes, il faudra leur faire tout dire à la lettre et embrouiller toute leur théologie. Ne voilà-t-il pas une rare imagination et une chose bien difficile à entendre, que le dénouement de Bullus qui rejette ces idées?

Mais enfin je vais vous forcer à le recevoir ; car cette parfaite nativité de Tertullien n'arrive qu'à ces paroles : « Que la lumière soit faite : » ce fut alors et à cette voix que, dit Tertullien, le Verbe « reçut son ornement et sa parfaite nativité (1). » Ce sont les mots de cet auteur. Mais cette parole : « Que la lumière soit, » ne se fait entendre qu'après qu'il a été dit : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre (2) : » Le ciel et la terre étaient donc que le Verbe n'était pas encore ; ou en tout cas il n'avait pas son être distinct, comme vous le vouliez en 1689, ou son être développé, comme vous l'avez mieux aimé en 1690. Le Verbe était donc alors aussi informe que le monde. Mais par qui donc avaient été faits le ciel et la terre? N'est-ce pas encore par le Verbe? Et saint Jean en a-t-il trop dit lorsqu'il a prononcé : « Toutes choses ont été faites par lui ; » et pour appuyer davantage : « Sans lui rien n'a été fait de ce qui a été fait (3)? » Mais si vous êtes forcé par cette parole de saint Jean, à dire que dès ce premier commencement le ciel et la terre ont eu par le Verbe tout ce qu'ils avaient d'existence, le Verbe les a-t-il faits avant que d'être lui-même, ou avant que d'être parfait ou formé et développé, comme vous parlez? Est-ce qu'il s'élevait à sa perfection, à mesure qu'il perfectionnait son ouvrage? Ou bien est-ce qu'il est venu à trois fois et non plus à deux : une fois dans l'éternité, faible embryon qui avait besoin au sein de son Père, d'où par un premier effort il commença à le produire lorsqu'il créa en confusion le ciel et la terre, pour l'enfanter tout à fait lorsqu'il produisit la lumière? Quoi ! vous n'ouvrez pas encore les yeux, et vous n'apercevez pas qu'en toutes ces choses il n'y a point d'autre dénouement que

 

1 Tertull., Adv. Prax., n. 7. — 2 Gen., I, 1. — 3 Joan., I, 3.

 

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des significations mystiques, c'est-à-dire des similitudes? En vérité vous êtes outré, et on ne peut plus raisonner avec vous.

Mais pourquoi, me dira-t-on, ne voulez-vous pas que Tertullien lit pu penser des extravagances? Si c'était Tertullien tout seul, quoiqu'il n'y ait aucune apparence qu'il en ait pensé de si énormes, ce ne serait pas la peine de disputer pour ce seul auteur. Mais puisque vous ne voulez excepter de ces folles imaginations aucun auteur des trois premiers siècles, vous mettez en vérité trop d'insensés à la tête de l'Eglise chrétienne, et vous donnez à la religion un trop faible commencement.

Au surplus il ne faut pas s'imaginer que le dénouement qu'on vient de voir ne serve que pour Tertullien ; au contraire je n'ai choisi cet auteur qu'à cause que c'est lui qui par son style ou ferme ou dur, comme on voudra l'appeler, enfonce le plus ses traits et appuie le plus fortement sur ces deux naissances, étant même le seul qui nous a nommé cette parfaite nativité qu'on vient d'entendre ; de sorte qu'on ne peut douter que le dénouement qu'on emploie pour Tertullien, à plus forte raison ne serve aux autres, au nombre de cinq ou six qui ont eu à peu près la même pensée ; et en voici une raison qui ne laissera aucune réplique au ministre.

Le même Tertullien, lorsque Dieu proféra ces mots : « Que la lumière soit faite, » dit « qu'il proféra une parole sonore, » comme le traduit M. Jurieu (1), vox et sonus oris, aër ofj'ensus intelligibili auditu (2). Le ministre croit trouver la même chose dans Lactance, dans saint Hippolyte et dans Théophile d'Antioche, qui selon lui ont admis cette parole « sonore, » c'est-à-dire sans difficulté, comme il en convient, « une parole externe et proférée à l'extérieur. » Mais a-t-il pris au pied de la lettre les expressions de ces Pères? Point du tout; il a bien su dire qu'on voit bien que « cela ne se doit pas prendre à la rigueur, comme a fait le Père Pétau ; » on le voit bien par l'absurdité excessive de ce sentiment, qui ne peut jamais être tombé dans une tête sensée. Pourquoi donc n'ouvrir pas les yeux à de semblables absurdités qu'il attribue lui-même à ces Pères? Pourquoi ne pas recourir à une

 

1 Tabl., lett. VI, p. 260. — 2 Tertull., adv. Prax., n. 7.

 

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figure qu'il a déjà reconnue en cette même occasion dans ces auteurs? Et pourquoi s'obstiner toujours à leur faire dire au sens littéral, que le Verbe naisse imparfait dans le sein de Dieu, que son Père ou n'ait pas pu ou n'ait pas voulu lui donner sa perfection d'abord?

La suite même des choses excluait ce dernier sens. Les mêmes qui ont employé dans leurs interprétations cette parole résonnante, l'ont considérée comme un corps et un revêtissement : que Dieu donnait à sou Verbe ; de même que nos paroles sont » une espèce de corps et de revêtissement que nous donnons à nos « pensées. En suivant la comparaison et pour donner ptfis de substance ou, si l'on veut, plus de corps à cette parole résonnante par laquelle on veut que Dieu ait créé la lumière, quelques-uns de ces auteurs lui ont attribué une subsistance durable, semblable à celle que nous donnons à nos pensées et à nos paroles, lorsque nous les mettons par écrit. Tout cela est-il vrai à la rigueur ? Dieu a-t-il écrit ce qu'il disait? Mais a-t-il effectivement parlé? A qui et en quelle langue? A la matière qui était muette et sourde? Ou aux hommes qui n'étaient pas? Ou aux anges à qui il ait donné pour cela des oreilles comme à nous? Forcé par l'absurdité d'une telle imagination, le ministre reconnaît ici une figure dont l'esprit est en deux mots, que Dieu agit au dehors par son Verbe qui est son Fils ; qu'il agit en commandant, c'est-à-dire avec un pouvoir absolu; que le Verbe par qui il commande, et qui est lui-même son commandement ainsi qu'il est sa parole, est une personne (1) ; et que la même vertu par laquelle il a une fois créé le monde, subsiste éternellement pour le conserver.

Pour pousser à bout le ministre par ses propres principes, voici en 1690 comme il prouve que les anciens ont reconnu le Fils de Dieu éternel, non plus « en germe et en semence, » comme il disait en 1689, car il ne l'a plus osé dire depuis, mais en existence et en personne : « Ce serait, dit-il, une erreur folle de croire comme ils ont cru qu'il est engendré de la substance du Père sans croire qu'il soit éternel (2). » Il a raison ; car pour en venir à cette folie, il faudrait croire que la substance de Dieu ne serait pas

 

1 Ci-dessus, n. 33. — 2 P. 239.

 

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éternelle, ou qu'on en pourrait séparer son éternité. Passons outre : cela est trop clair pour nous arrêter davantage. Le ministre ajoute ailleurs en parlant des mêmes Pères (1), « qu'il faut croire que ceux qui errent ne sont pas fous ; et que ce serait l'être et se contredire d'une manière folle, que de dire absolument d'une part, que le Fils est une même substance et qu'il est coéternel au Père, et dire cependant qu'il aura commencé. » A la bonne heure : il ne veut donc pas que les anciens soient fous, ni qu'ils se contredisent d'une manière folle; mais si c'est une absurdité de croire qu'on soit de même substance sans être coéternel, ou qu'on soit coéternel, et que cependant on ait commencé : ce n'en est pas une moindre ni moins sensible que de croire qu'on soit de même substance, sans croire qu'on soit aussi en tout et partout de même perfection ; que de croire qu'on soit éternel, sans croire qu'on le soit aussi en tout ce qu'on est ; que de croire avec tous les Pères qu'on soit immuable, et qu'on change cependant; que la substance soit indivisible, et qu'on n'en tire au pied de la lettre qu'une portion ; ou qu'on s'enveloppe et se développe l'un de l'autre, sans être des corps et sans changer; que de croire enfin qu'on soit Dieu sans être parfait, ou qu'on soit parlait ou heureux lorsqu'on manque de quelque chose ; ou qu'il n'arrive point de changement dans la substance du Père, lorsqu'il survient quelque chose à son Fils qui est dans son sein ; ou que le Père ne soit pas d'abord parfaitement Père, et qu'il laisse mûrir son fruit dans ses entrailles , comme une mère impuissante ; et toutes les extravagances aussi brutales qu'impies que nous avons vues.

Je maintiens que les ariens et les sociniens n'ont rien de si insensé que cette doctrine ; car on peut bien avoir cru, ou avec les orthodoxes que le Fils de Dieu fût né de toute éternité par une seule et même naissance, ou qu'il fût né tout à fait et tout entier dans le temps, et vraiment tiré du néant : voilà deux extrémités infiniment opposées, mais qu'on peut tenir séparément l'une et l'autre, sinon avec vérité, du moins avec des principes en quelque sorte suivis ; mais qu'en supposant le Fils, de Dieu éternel et de même substance que Dieu, on le supposât en même temps si

 

1 P. 261.

 

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imparfait qu'il ne pût venir d'abord tout entier et qu'il lui fallût du temps pour le mettre à terme, ou que son Père le changeât lui-même volontairement dans son sein, et l'avançât à sa perfection avec le temps : c'est attribuer au Père et au Fils tant d'impuissance, tant d'imperfection et un si pitoyable changement, qu'on ne peut l'avoir pensé de cette sorte, comme le ministre le fait penser non à trois ou à quatre inconnus, mais à tous les Pères des trois premiers siècles, sans une folie consommée.

Et sans tant de raisonnements, qui obligeait à prendre toujours à la lettre Tertullien (1), le plus figuré, pour ne pas dire le plus outré de tous les auteurs? Car peut-on en expliquer seulement six lignes dans les endroits dont il s'agit, sans avoir cent fois recours à la figure? Cette parole sonore que nous avons vue, n'est-ce pas une inévitable figure, de l'aveu du ministre Jurieu? « Dieu s'agitait en lui-même, » comme Tertullien le répète par deux fois (2), « et il travaillait en pensant » à faire le monde : le peut-il dire à la lettre, lui qui dit dans les mêmes lieux, « que rien n'est difficile à Dieu, et qu'à lui vouloir et pouvoir c'est la même chose? Avant que Dieu eût parlé, » dit encore Tertullien, « il médita ce qu'il allait faire (3). » N'y pensait-il pas auparavant et de toute éternité? « Aussitôt que Dieu voulut mettre au jour ce qu'il avait disposé , il proféra son Verbe. » Ne pensa-t-il donc encore un coup à son ouvrage que lorsqu'il donna ses ordres pour l'exécuter? Qui ne voit manifestement les mêmes façons de parler, qui font dire que Dieu se repent ou qu'il se fâche? Mais si pour conserver dans ces expressions la majesté infinie du Père céleste, il faut nécessairement sortir du sens littéral et rigoureux, quelle peine peut-on avoir à les adoucir pour l'amour du Fils de Dieu? Mais en les adoucissant, tout vous échappe : vos deux nativités s'en vont, puisque Tertullien est le seul où vous trouvez la parfaite nativité et la conception du Verbe, et qu'enfin vous n'avez point de plus ferme appui de votre cause.

Mais il objecte que Tertullien a dit des choses encore plus dures,

 

1 Tertull., Adv. Prax., n. 7. — 2 Cont. Hermog., n.   18; ibid., 16. — 3 Adv. Prax., n. 10.

 

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puisqu'il y a des passages où il dit que « le Père seul était éternel, » et que le Fils a eu un commencement (1).

Sans entrer dans la discussion de ces passages, on voit bien que le ministre les allègue à tort, puisque c'est évidemment contre lui-même; car constamment ce qu'ils contiennent est si excessif, qu'on ne le peut soutenir au pied de la lettre que dans le sens des ariens, qui nient l'éternité du Fils de Dieu. Il faut donc ou les abandonner à ces hérétiques, ce que le ministre ne veut pas; ou bien les tempérer par quelque figure, qui est pourtant précisément ce qu'il nous conteste.

Et pour montrer qu'il ne veut qu'amuser le monde, il ne faut qu'entendre ce qu'il dit lui-même sur ces passages de Tertullien : « C'était, dit-il, un esprit de feu qui ne savait garder de mesure en rien, et qui outrait tout. En disputant avec sa chaleur ordinaire contre Hermogène, qui faisait la matière éternelle, il a poussé sans borne la théologie de son siècle sur la seconde génération du Fils, pour montrer que rien n'était, à parler proprement, éternel que le Père; mais il ne faut pas s'imaginer qu'il ait eu dessein de nier cette existence éternelle qu'il donnait. au Verbe dans le sein et dans le cœur de Dieu (2). » Tout ce discours aboutit à vouloir trouver de la justesse dans les mouvements d'une imagination qu'on suppose si échauffée. Mais après tout, pour faire sentir au ministre la bizarrerie de ses pensées, demandons-lui ce qu'il prétend faire de Tertullien? Un arien qui ne veuille pas que le Fils soit de même substance que son Père? Cet auteur a dit cent fois le contraire : et le ministre en convient. Quoi donc? un fou qui ne crût pas que l'éternité fût de la substance de Dieu, ou qui crût qu'on pût être Dieu sans être éternel? Il a dit tout le contraire dans le propre livre d'où est tiré le passage dont nous disputons. « Par où, dit-il, connaît-on Dieu et le met-on dans son rang, que par son éternité (3)? » Et ailleurs : « La substance de la Divinité c'est l'éternité, qui est sans commencement et sans fin (4) » Donc le Fils de Dieu étant Dieu, de même substance que Dieu, il faut qu'il soit éternel. Enfin que voulez-vous donc que Tertullien

 

1 P. 240. — 2 Jur., Tabl., lett. VI, p. 283. — 3 Tertull., Cont. Herm., n. 4.— 4 Ad Nat., lib. II, cap. III.

 

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ait pensé, lorsqu'il a dit que le Fils de Dieu n'était pas sans commencement? C'est, dites-vous, qu'il n'était pas sans commencement selon une manière d'être et en qualité de Verbe, quoiqu'il fût sans commencement dans le fond de sa personne et en qualité de Sagesse. D'abord cela est absurde, et à le prendre au pied de la lettre, contre toutes les idées des chrétiens. Mais passons tout au ministre. Supposé que Tertullien contre ses propres principes et contre tout ce qu'il a dit dans les endroits qu'on a vus, ait voulu faire le Fils de Dieu muable et né deux fois à la rigueur, aura-t-il du moins raisonné juste? Point du tout, dit M. Jurieu, il aura toujours « poussé sans borne la théologie de son siècle (1) ; » et il demeurera pour certain qu'il n'a pas dû dire que le Fils de Dieu eût commencé d'être, puisqu'il a, selon lui-même, une subsistance éternelle. Mais poussons encore plus avant. Cet auteur n'a-t-il pas dit clairement en plusieurs endroits, et même Contre Hermogène, qui est le livre dont il s'agit, que ce qui est éternel ne change en rien, ni en substance, ni en qualité, ni en accident, ni enfin en quoi que ce soit? Nous en avons vu les passages qui ne souffrent point de réplique (2). Mettez qu'avec ces principes un homme entreprenne de dire que celui qui est éternel naisse deux fois au pied de la lettre, et qu'une seconde naissance lui ôte ce qu'il avait, ou lui ajoute ce qu'il n'avait pas, cela ne se peut, et l'humanité y résiste. On ne peut pas si ouvertement se contredire soi-même, ni oublier à l'instant ce qu'on vient d'écrire. En tout cas Tertullien se sera donc contredit; il se sera donc oublié : il faudrait donc pour cette fois laisser là ce dur Africain, sans faire un crime à toute l'Eglise des obscurités de son style et des irrégularités de ses pensées.

Je ne parle pas en cette sorte de Tertullien dans l'opinion de ceux qui s'imaginent avoir droit de le mépriser, à cause que son style est forcé, et qu'il s'abandonne souvent à sa vive et trop ardente imagination; car il faut avoir perdu tout le goût de la vérité, pour ne sentir pas dans la plus grande partie de ses ouvrages, au milieu de tousses défauts, une force de raisonnement qui nous enlève : et sans sa triste sévérité, qui à la fin lui fil préférer les

 

1 Jur., Tabl., lett. VI, p. 162. — 2 Ci-dessus, n. 31.

 

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rêveries du faux prophète Montan à l'Eglise catholique, le christianisme n'aurait guère eu de lumière plus éclatante. Je ne l'abandonne donc pas en cet endroit; et je croirais au contraire pouvoir faire voir, s'il en était question, que tout ce qu'il a de dur dans son livre Contre Hermogène, il ne le dit pas selon sa croyance, mais en poussant, son adversaire selon ses propres principes. Maintenant il me suffit de démontrer l'injustice de notre ministre, qui ne cite de bonne foi aucun des Pères qu'il produit, et qui renverse lui-même le témoignage qu'il tire de Tertullien, en voulant le prendre à la lettre dans un endroit où il avoue qu'il est outré au delà de toute mesure.

On a honte des pitoyables raisons qu'il oppose à Bullus, qui lui montrait le grand chemin : les voici. La première : « On ne prouve pas les métaphores, » comme les anciens ont prouvé cette seconde naissance et ce développement du Verbe ; « car les métaphores sont des faussetés prises et prouvées dans le sens littéral (1). » Voilà de ces faux principes qu'on jette en l'air, quand on ne sait ce qu'on dit, et qu'on ne veut qu'étourdir un lecteur; car le contraire de ce qu'il avance est incontestable. On prouve les similitudes et les comparaisons, soit qu'elles soient étendues, soit qu'elles soient abrégées et réduites en métaphores, quand on les explique et qu'on en montre les convenances. On prouve tous les jours aux Juifs que Jésus-Christ est cette étoile de Jacob que vit Balaam (2) cette fleur de la tige de Jessé que vit Isaïe (3), cette pierre rejetée d'abord, et puis mise à l'angle que chanta David (4). Nous prouvons très-bien aux protestons que l'Eglise « est la maison bâtie sur la pierre (5); » c'est-à-dire qu'elle est inébranlable , « et la cité élevée sur une montagne (6), » c'est-à-dire qu'elle est toujours visible : les protestants eux-mêmes prouvent tous les jours que les sacrements sont des sceaux de la grâce et de l'alliance , contre ceux qui n'y reconnaissent que de simples signes de confédération entre les fidèles. On prouve donc une métaphore et une figure, lorsqu'on prouve qu'une figure explique parfaitement bien une vérité et qu'elle épuise tout le sens d'un discours; ainsi les Pères ont très-bien

 

1 Tabl., lett. VI, p. 248. — 2 Num., XXIV, 17. — 3 Isa., XI, 1. — 4 Psal. CXVII, 22. — 5 Matth., VII, 24, 25. — 6 Ibid., V, 14.

 

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bien prouvé, non pas que le Verbe, qui est né de toute éternité, naisse de nouveau au commencement des temps, car cela porte son absurdité dans ses propres termes, mais que le Verbe qui était caché dans le sein de son Père a opéré au dehors, et qu'il a été manifesté lorsque Dieu a commandé à l'univers de paraître : ce qui était en un certain sens produire son Verbe et mettre au jour sa pensée, comme il a été expliqué souvent.

La seconde raison n'est pas meilleure : « En disputant contre les hérétiques, ou contre les païens ennemis du mystère de la Trinité, parler métaphoriquement ce serait la dernière imprudence et une inexactitude qui ne pourrait se supporter (1).» Au contraire c'est précisément les esprits grossiers des païens qu'il fallait tâcher d'élever aux vérités intellectuelles par des expressions tirées des sens : aussi tout est-il rempli de ces expressions dans les livres qu'on a faits pour les instruire; et il faut n'avoir rien lu, ou n'avoir rien digéré pour le nier. J'en dis autant des hérétiques. On a si peu évité les similitudes ou, si l'on veut, les métaphores dans les écrits qu'on a faits pour les confondre, qu'on en a même inséré dans les symboles où ou les condamne; puisqu'on a dit dans celui de Nicée : « Dieu de Dieu, lumière de lumière. » Les hérétiques sont grossiers à leur manière, quoiqu'ils soient encore plus opiniâtres. Comme opiniâtres on les abat par la parole de Dieu; comme grossiers, on se sert de tous les moyens par où on tâche d'élever les esprits infirmes à la sublimité des mystères. Il n'y a donc rien de plus pitoyable que de raisonner en cette sorte : «Tertullien disputait contre Praxéas et contre des hérétiques qui niaient la Trinité; Théophile disputait contre des païens (2) : » donc ils ne devaient point user de métaphores. Mais au contraire tout en est plein dans ces ouvrages, et entre autres on y voit en ternies précis celle dont nous disputons. C'est dans le livre Contre Praxéas que Tertullien attribue la seconde naissance du Fils à cette « parole sonore et extérieure » dont nous venons de parler. Le ministre en produit lui-même le passage (3), et le traduit en ces termes : « Alors, dit Tertullien (4), la parole reçut sa beauté et son ornement, savoir la voix et le son, quand Dieu

 

1 Tabl., lettr. VI. p. 248. — 2 Ibid. — 3 P. 245. — 4 Tert., Adv. Prax., cap. VI, VII.

 

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dit : Que la lumière soit; et c'est là la parfaite naissance de la parole. » Or c'est précisément de cette expression de Tertullien que le ministre a prononcé, comme on a vu, qu'il ne la faut pas entendre à la rigueur (1). Il trouve la même expression dans le livre de Théophile contre les païens (2). Ainsi dans ces deux auteurs cette seconde naissance est visiblement exprimée par une similitude : et le ministre songe si peu à ce qu'il dit, qu'il exclut cette figure, non-seulement des mêmes ouvrages, mais encore des mêmes passages où il l'admet.

La troisième et la dernière raison a déjà été touchée : c'est, dit le ministre, « que sur une simple métaphore , les anciens ne se seraient pas emportez à dire des choses si dures, en disputant contre l'éternité delà matière (3). » Ces anciens, qui ont dit ces duretés au sujet de l'éternité de la matière, se réduisent à Tertullien, qui semble dire que le Fils de Dieu « a eu un commencement, et qu'il n'y a que le Père qui soit éternel ; » et le ministre prétend que pour sauver cet esprit outré, comme il l'appelle, et couvrir les absurdités vraies ou apparentes de son discours, il faut lui en faire dire de plus excessives, n'y en ayant point de pareilles à celles de ces deux naissances, ni qui soient pleines d'ignorances, de contradictions et d'erreurs plus insensées.

On voit donc qu'il n'y avait rien de plus naturel que le sentiment de Bullus, et que le ministre y était entré en quelque façon. J'ai même remarqué qu'en attribuant à l'ancienne Eglise les absurdités de ces deux naissances, il n'a pu s'empêcher d'en faire paraitre une secrète peine (4) ; c'est pourquoi bien qu'il eût dit et redit qu'il voulait prendre à la lettre et sans figure ces portions et ces extensions de la nature divine, il a fallu y ajouter des pour ainsi dire, qui adoucissaient la rigueur d'un dogme affreux. Cette seconde naissance s'est faite « par voie d'expulsion, pour ainsi dire (5); Dieu, pour ainsi dire, développant ce qui était renfermé dans ses entrailles (6). » Et encore qu'il se propose dans tout son ouvrage de faire voir des changements véritables et de nouvelles manières d'être réellement attribuées à Dieu parles, saints Pères

 

1 P. 260. — 2 Ibid. — 3 Tabl., lett. VI, p. 248. — 4 Ci-dessus, n. 88. — 5 P. 257. —  6 P. 258.

 

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(autrement ses variations prétendues de l'ancienne Eglise s'en iraient à rien), il a fallu dire que ces manières d'être « sont en quelque sorte nouvelles (1) : » c'est-à-dire qu'il a senti que son lecteur serait offensé des imperfections et des nouveautés qu'il faisait attribuer à Dieu par les anciens Pères. A la bonne heure; qu'il achève donc de se corriger, et qu'il laisse en repos les premiers siècles qui font l'honneur du christianisme. On voit bien qu'il le faudrait faire, et donner gloire à Dieu en se rétractant; mais il faudrait donc se résoudre à ne plus parler des variations de l'ancienne Eglise; et ce dangereux principe de M. de Meaux, que la religion ne varie jamais, demeurerait inébranlable.

Il s'élève ici contre moi une accusation dont voici le titre à la tête de l'article IV : Fourberies de l'évêque de Meaux (2). Mais quelque rude que soit ce reproche, le ministre n'est pas encore content de lui-même; et examinant la conduite que j'ai tenue avec lui dans mon premier Avertissement : « On a peine, dit-il, à nommer une telle conduite; mais il s'y faut résoudre : on ne saurait donc l'appeler autrement qu'une friponnerie insigne (3). » Vous le voyez; il a peine à lâcher ce mot, tant les injures lui coûtent à prononcer : mais après qu'il a surmonté cette répugnance, il répète plus aisément la seconde fois : La friponnerie de l'évêque de Meaux ; et on voit qu'il a de la complaisance pour cette noble expression. Le fondement de son discours est d'abord que je le renvoie au Père Pétau et à Bullus tout ensemble, pour apprendre les vrais senti-mens des Pères des trois premiers siècles : « Pour achever son portrait, dit-il, M. de Meaux ne pouvait mieux faire que de joindre, comme il a fait, Bullus à Pétau comme travaillant à la même chose, puisque Bullus s'est occupé presque uniquement à réfuter Pétau pied à pied (4). Ceux qui ont lu ces deux auteurs sont épouvantez d'une telle hardiesse (5), » de faire aller ensemble deux auteurs si directement opposés.

Il dissimule que ce que j'allègue du Père Pétau n'est pas son second tome que Bullus réfute, mais une préface postérieure dont Bullus ne parle qu'une seule fois et en passant : et si j'avais à me plaindre de la candeur de Bullus, ce serait pour avoir poussé le

 

1 P. 266. — 2 Tabl., lett. VI. — 3 Ibid., p. 292. — 4 P. 293. — 5 P. 290.

 

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Père Pétau, sans presque faire mention de cette préface où il s'explique, où il s'adoucit, où il se rétracte, si l'on veut ; en un mot, où il enseigne la vérité à pleine bouche.

Quelle réplique à un fait si important? C'est une « friponnerie,» et, dit M. Jurieu (1), « on ne peut rien imaginer de plus infâme » que d'épargner le Père Pétau, et d'accuser ce ministre « qui dit beaucoup moins. » Mais pourquoi alléguer toujours le Père Pétau, qui a dit la vérité toute entière dans un écrit postérieur? Que M. Jurieu l'imite ; qu'il s'explique d'une manière dont la foi de la Trinité ne soit point blessée, nous oublierons ses erreurs : mais puisqu'au lieu de se corriger, plus il s'excuse plus il s'embarrasse, et qu'il s'obstine à soutenir dans la Trinité de la mutabilité, de la corporalité et de l'imperfection et, ce qui est en cette matière le plus manifeste de tous les blasphèmes, une réelle et véritable inégalité ; ou qu'il craigne la main de Dieu avec ses faux dogmes, ou qu'il cesse de les soutenir, et de favoris er les impies.

Le ministre répond ici : « Que nous importe après tout ce qu'a dit le Père Pétau dans sa préface (2) ? » Mais c'est le comble de l'injustice; car c'est de même que s'il disait : Que nous importe, quand il s'agit de condamner un auteur, de lire ses derniers écrits et de voir à quoi à la fin il s'en est tenu? Mais enfin pour en venir à cette préface : « Le Père Pétau, dit le ministre (3), y prouve la tradition constante de la foi de la Trinité dans les trois premiers siècles, comme un socinien ou du moins un arien la pourrait prouver. » Il faut avoir oublié jusqu'au nom de la bonne foi et de la pudeur pour écrire ces paroles. Bullus, le grand ennemi du Père Pétau, lui fait voir dans le seul endroit qu'il cite de cette préface (4), que le Père Pétau y a reconnu dans saint Justin « une profession de la foi de la Trinité, à laquelle il ne se peut rien ajouter, aussi pleine, aussi entière, aussi efficace qu'on l'aurait pu faire dans le concile de Nicée : d'où s'ensuit dans le Fils de Dieu la communion et l'identité de substance avec son Père, sans aucun partage, et en un mot la consubstantialité du Père

 

1 P. 292. — 2 P. 293. — 3 Ibid. — 4 Def. fid. Nic., sect. II, cap. IV, 53, p. 109; Prœf. in tom. II. Theol. Dogm., cap. III, n. 1.

 

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et du Fils. » Le ministre ne rougit-il pas après cela d'avoir osé dire que le Père Pétau défend le mystère de la Trinité, comme aurait pu faire un arien et un socinien ? Mais sans nous arrêter à ce passage, il ne faut qu'ouvrir la préface du Père Pétau, pour voir qu'il entreprend d'y prouver que les anciens « conviennent avec nous dans le fond, dans la substance, dans la chose même du mystère de la Trinité, quoique non toujours dans la manière de parler : » qu'ils sont sur ce sujet sans aucune tache (1) : qu'ils ont enseigné de Jésus-Christ « qu'il était tout ensemble un Dieu infini et un homme qui a ses bornes ; et que sa divinité demeurait toujours ce qu'elle était avant tous les siècles, infinie, incompréhensible, impassible, inaltérable, immuable, puissante par elle-même, subsistante, substantielle, et un bien d'une vertu infinie (2) : ce qui était, ajoute le Père Pétau, une si pleine confession de foi de la Trinité, qu'aujourd'hui même, et après le concile de Nicée on ne pouvait la faire plus claire (3). » Voilà, selon M. Jurieu, établir la foi de la Trinité comme pouvait faire un arien. Enfin le Père Pétau remarque même dans Origène, « la divinité de la Trinité adorable (4); » dans saint Denis d'Alexandrie, « la co-éternité et la consubstantialité du Fils; » dans saint Grégoire Thaumaturge, « un Père parfait d'un Fils parfait, un Saint-Esprit parfait image d'un Fils parfait; » pour conclusion, la parfaite Trinité: et en un mot, « dans ces auteurs de la droite et pure confession de la Trinité (5) : » en sorte que, lorsqu'ils semblent s'éloigner de nous, c'est selon ce Père (6), ou bien avant la dispute, comme disait saint Jérôme (7), « moins de précaution dans leurs discours, le substantiel de la foi demeurant le même jusque dans Tertullien, dans Novatien, dans Àrnobe, dans Lactance » même et dans les auteurs les plus durs (8); ou en tout cas des ménagemens, des condescendances, et comme parlent les Grecs, des économies qui empêchaient de découvrir toujours aux païens encore trop infirmes, « l'intime et le secret du mystère avec la dernière précision et subtilité (9). » Par conséquent il est constant, selon le Père Pétau,

 

1 Prœf., cap. I, n. 10, 12; cap. II, cap. III, etc. — 2 Ibid., cap. IV, n. 2.— — 3 Ibid. — 4 Ibid., n. 3. — 5 Ibid., n. 4, 5. — 6 Ibid., cap. III, n. 6. — 7 Hier., Apol. I, nunc Apol. II ad Rufin. — 8 Ibid., cap. V, n. 1, 3, 4. — 9 Ibid., cap. III, n. 3; I Avert., n. 28.

 

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que toutes les différences entre les anciens et nous dépendent du

style et de la méthode, jamais de la substance de la foi.

Voilà d'abord une réponse qui ferme la bouche : mais d'ailleurs quand ce savant jésuite ne se serait pas expliqué lui-même d'une manière aussi pure et aussi orthodoxe qu'on vient de l'entendre, à Dieu ne plaise qu'il soit rien sorti de sa bouche qui approche des égarements de M. Jurieu. Ce ministre croit me mettre aux mains avec les savants auteurs de ma communion, en proposant à chaque page le grand savoir « du Père Pétau et de M. Huet (1), et me reprochant en même temps que si j'avais traversé comme eux le pais de l'antiquité, je n'aurais pas fait des avances si téméraires; mais qu'aussi je ne savais rien d'original dans l'histoire de l'Eglise, et que ni je n'avais vu par moi-même les variations des anciens, ni bien examiné les modernes qui ont traité de cette matière. » C'est ainsi qu'il m'oppose ces deux savants hommes. Mais quelle preuve nous donne-t-il de leur grand savoir dans les ouvrages des Pères? J'en rougis pour lui : « C'est qu'ils » les ont faits ce qu'ils ne sont pas, de son aveu propre ; c'est-à-dire « le Père Pétau formellement arien, et M. Huet guère moins (2). » C'est ainsi qu'il met le savoir de ces deux fameux auteurs, en ce qu'ils ont imputé aux Pères des erreurs dont lui-même il les excuse. Je ne veux, pour moi, disputer du savoir ni avec les vivants ni avec les morts ; mais aussi c'est trop se moquer de ne les faire savants que par les fautes dont on les accuse, et de ne prouver leurs voyages dans ces vastes pays de l'antiquité, que parce qu'ils s'y sont souvent déroutés. Je lui ai montré le contraire du Père Pétau par sa savante préface. Pour ce qui regarde M. Huet, avec lequel il veut me commettre, il se trompe : je l'ai vu dès sa première jeunesse prendre rang parmi les savants hommes de son siècle, et depuis j'ai eu les moyens de me confirmer dans l'opinion que j'avais de son savoir durant douze ans que nous avons vécu ensemble. Je suis instruit de ses sentiments, et je sais qu'il ne prétend pas avoir fait arianiser ces saints docteurs, comme le ministre l'en accuse. A peine a-t-il prononce quelque censure qu'il l'adoucit un peu après. Il entreprend de faire voir dans les

 

1 P. 278. — 2 Tabl., lett. VI, p. 291.

 

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locutions les plus dures de son Origène même (1), comme sont celles de créature, et dans les autres « qu'on le peut aisément justifier; que la dispute est plus dans les mots que dans les choses ; que si on le condamne en expliquant ses paroles précisément et à la rigueur, on prendra des sentiments plus équitables en pénétrant sa pensée. » Il est même très-assuré qu'il ne traitait pas exprès cette question, et qu'il n'a parlé des autres Pères que par rapport à Origène, ou pour l'éclaircir ou pour l'excuser. Enfin il est si peu clair que ce prélat fasse Origène ennemi de la consubstantialité du Fils de Dieu, que pour justifier ce Père sur cette matière, le protestant anglais qui nous a donné son Traité de l'Oraison, nous renvoie également à M. Huet et à Bullus (2). Je n'en dirai pas davantage : un si savant homme n'a pas besoin d'une main étrangère pour le défendre ; et si quelque jour il lui prend envie de réfuter les louanges que le ministre lui donne, il lui fera bien sentir que ce n'est pas à lui qu'il faut s'attaquer. Mais après tout, quand il serait véritable que le Père Pétau autrefois, et M. Huet aujourd'hui, auraient aussi maltraité les anciens que le prétend M. Jurieu, leur ont-ils fait dire comme lui que la nature divine est changeante, divisible et corporelle? Ont-ils dit que la perfection de l'Etre divin, sa spiritualité et son immutabilité n'étaient pas connues alors « que l'opinion constante et régnante » était opposée à la foi de la Providence; et les autres impiétés par où le ministre fait voir qu'on ôtait à Dieu dans les premiers siècles, non-seulement ses Personnes, mais ce qui est pis, son essence propre et les attributs les plus essentiels à la nature divine, que les païens même connaissaient? Quand donc le ministre assure que j'épargne les savants de mon parti et que je le poursuis en toute rigueur, lui qui en a dit infiniment moins (3), il jette en l’air, ces paroles sans en connaître la force, puisqu'il n'y a rien eu jusqu'ici qui ait égalé ses égarements sur ce sujet. Il se vante « d'avoir dit en propres termes dans ses lettres de 1689, que les anciens faisaient la Trinité éternelle, tant à l'égard

 

1 Origen., cap. II, q. 2, n. 10, 17, 24, 28. — 3 Quòd Origenes de Filii omousio rectè sensit, consulatur Huetius in Origen. Et Bullus noster. Nota ad p. 58 lat. interpret. — 3 Jur., lett. VI, p. 291.

 

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de la substance que des Personnes (1). » Mais il y dit précisément le contraire, puisqu'il y a dit, comme on a vu (2), que le Fils de Dieu n'était dans le sein du l'ère que « comme un germe, et une semence qui s'était changée en personne un peu devant la création. » Lorsqu'il blâme le Père Pétau d'avoir dit « que le Fils de Dieu n'était pas une Personne distincte du Père dès l'éternité (3), » il le blâme de sa propre erreur; et lui-même l'assurait ainsi il n'y a pas encore deux ans, comme on a vu (4). Si le Père Pétau est blâmable selon lui d'avoir fait arianiser quelques Pères, nonnulli, « ou de les avoir tous comptez, très-peu exceptez, entre ces prétendus ariens (5), » que dira-t-on du ministre, qui méprisant tout tempérament et tout correctif, ose dire à pleine bouche : « Et moi, je n'en excepte aucun? » Il n'en excepte ni n'en exempte aucun d'avoir dit que le Fils de Dieu, comme Verbe, avait deux « nativités actuelles et véritables : » l'une imparfaite dans l'éternité, et l'autre parfaite dans le temps (6); ainsi qu'il avait acquis dans le temps un être « développé et parfait, et que de Sagesse de Dieu il était devenu son Verbe (7) ; » qu'il était donc imparfait, aussi bien que le Saint-Esprit, de toute éternité; et que sur ce fondement les anciens non-seulement avaient dit, mais avaient du dire (8) qu'il y avait entre les Personnes divines une véritable et réelle inégalité ; en sorte que l'une fût inférieure à l'autre, non-seulement à raison de son origine, mais encore à raison de sa perfection. Où était donc la vérité de la foi, quand tous les Pères enseignaient unanimement cette doctrine, « sans en excepter un seul?» Ceux qui en ont dit, à ce qu'il prétend, infiniment moins que lui, se sont-ils emportés à cet excès?

Mais voici enfin le comble de l'aveuglement et l'endroit fatal au ministre. Ceux qui ont fait selon lui arianiser les Pères, en ont-ils conclu comme lui que la doctrine arienne fût tolérable, ou qu'elle n'eût jamais été condamnée dans les conciles, ou enfin qu'elle ne pût être réfutée par l'Ecriture? Tout au contraire, ils ont regardé ces sentiments comme condamnables et condamnés effectivement dans le concile de Nicée. M. Jurieu est l'unique et

 

1 P. 292.— 2 Ci-dessus, n. 4 6.— 3 P. 249.— 4 Ci-dessus, n. 4-6. — 5 P. 251. — 6 P. 255, 257, 261, 262. — 7 Ibid., p. 283. — 8 P. 264, 284.

 

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l'incomparable, qui non content de faire enseigner en termes formels à tous les Pères des trois premiers siècles, « sans en excepter aucun, » la divisibilité et la mutabilité de la nature divine avec l'imperfection et l'inégalité des Personnes, ose dire encore dans la sixième lettre de 1689, que ce n'est pas là « une variation essentielle; » et en 1690, « que l'erreur des anciens est une méchante philosophie, qui ne ruine pas les fondements (1) : que cette théologie pour être un peu trop platonicienne, ne passera jamais pour être hérétique, ni même pour dangereuse dans un esprit sage (2); » qu'elle n'a jamais été condamnée dans aucun concile; que le concile de Nicée avait expressément marqué dans son symbole, « qu'il ne voulait pas condamner l'inégalité que les anciens docteurs avaient mise » entre le Père et le Fils (3), et que loin de condamner la seconde nativité qu'ils attribuaient au Verbe, « ils la confirment par leur anathème (4) : » enfin non-seulement que cette doctrine n'avait point été condamnée, mais encore qu'elle n'était pas condamnable, puisqu'elle ne pouvait même « être réfutée par les Ecritures. » Voilà ce qu'a dit celui qui prétend en avoir dit « infiniment moins » que les autres, pendant qu'il s'élève au-dessus d'eux tous par des singularités qui lui sont si propres, qu'on n'en a jamais approché parmi ceux qui font profession de la foi de la Trinité. Je ne lui fais donc point d'injustice de le distinguer, je ne dirai pas du Père Pétau qui s'est réduit en termes formels à des sentiments si orthodoxes, mais encore de son Scultet et des autres protestants qui ont le plus maltraité ces Pères, puisqu'aucun d'eux n'a jamais pensé à exempter de la censure des conciles et de toute condamnation la doctrine qu'ils leur attribuent. On voit maintenant ce que c'est que « ces insignes friponneries » que le ministre ne rougit pas de m'imputer; et on voit sur qui je pourrais faire retomber ce reproche, si je n'avais honte de répéter des expressions si brutales, qu'au défaut de l'équité et de la raison une bonne éducation aurait supprimées.

 

1 Tabl., lett. VI. art. 4, p. 276. — 2 P. 297. — 3 P. 271. — 4 P 273

 

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