LIVRE II

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LIVRE SECOND. Histoire du Saint depuis son diaconat, 381, jusqu'à la sédition d'Antioche, 887.

 

I. Pendant les dernières années du séjour de Chrysostome au désert, le monde avait vu s'accomplir de graves événements. La colère dé Dieu éclatait. Les hordes barbares, tenues en réserve par la Providence dans les déserts du Nord pour punir les crimes de la société romaine, s'étaient ébranlées; on vit apparaître les Goths, les Visigoths, les Alains, les Gépides, les Quades, les Sarmates, et mille autres tribus sauvages dont l'histoire connaît à peine les noms. Ces barbares n'étaient séparés des provinces de l'empire que par le Danube. Quelquefois ils servaient dans les rangs des légions romaines en qualité d'alliés, mais souvent ils prenaient les armes et se jetaient sur la Thrace, l'Illyrie et la Pannonie, pour les ravager. Leurs entreprises contre ces provinces furent longtemps malheureuses, parce qu'ils combattaient sans ordre et sans discipline; mais, vers l'an 375, ils étaient aguerris, leur contact fréquent avec les armées romaines en les formant à l'art militaire, leur avait appris à les vaincre.

Tel était l'état des nations gothiques aux frontières de l'empire d'Orient, lorsque, tout à coup, en 376, un bruit se répand: on raconte qu'une race inconnue a traversé les palus Méotides; c'étaient les Huns! La présence de ces effroyables barbares fut annoncée par un tremblement de terre qui secoua presque tout le sol romain, et qui fit pencher sur la tête d'Hermanric lui-même, chef des Goths, sa couronne séculaire.

Les Huns, descendus des peuples Ouralo-Finnois, étaient la dernière grande nation appelée à la destruction de Rome. Ces barbares, sans religion, sans justice, sans humanité, petits de taille, mais forts et vigoureux, endurcis au travail, à la fatigue et à la faim dès leur enfance, nourris de racines et de chair crue, toujours campés, fuyant les maisons comme des tombeaux, n'ayant pour fortune que leur épée, et des chariots chargés de leurs femmes et de leurs enfants, s'avançaient vers le Midi comme un redoutable orage. Leurs visages balafrés, les peaux dont ils étaient couverts, leurs cris sauvages, tout en eux parut effroyable aux yeux mêmes des autres barbares.

Tout plia devant eux, et leur armée, grossie par celles des autres tribus alliées ou. vaincues, après avoir franchi le Danube, se précipita sur les provinces, signalant partout son passage par le pillage, l'incendie et les massacres. Quels ravages, quels bruits de guerre, quelle désolation en Orient! s'écriait saint Ambroise; mais nous ne sommes guère plus heureux nous-mêmes, frappés comme nous le sommes parla famine et la peste! La dévastation fut si grande, que quelques années plus tard Chrysostome la rappelait au peuple d'Antioche pour l'exciter à la pénitence.

Saint Jérôme, écrivant à Héliodore sur la mort de Népotien, 378, décrit admirablement les malheurs de l'empire. « Depuis vingt ans, dit-il, les flots du sang romain inondent les contrées qui s'étendent de Constantinople aux Alpes Juliennes. La Scythie, la Thrace, la Macédoine, la Dardanie, la Dacie, la Thessalie, l'Achaïe, l'Épire, la Dalmatie, et toutes les provinces de la Pannonie sont ravagées. Les Goths, les Sarmates, les Quades, les Alains, les Marcomans, les Vandales et les Huns, semblent se disputer les derniers lambeaux de ces malheureuses contrées Qui pourrait dire le nombre de vierges et de nobles dames qu'ils ont souillées et immolées? Les évêques sont prisonniers, les prêtres égorgés, les saintes reliques profanées, les églises renversées, et les autels du Christ servent d'abri aux chevaux des barbares; partout on n'aperçoit que deuil et désolation, partout l'image de la mort. L'empire romain s'écroule; nous devrions gémir et trembler, et pourtant, hélas ! nous ne rougissons pas encore de notre orgueil et de nos crimes (1)! »

II. Les légions romaines, accourues pour s'opposer aux armées des barbares et les refouler dans leurs déserts, furent plusieurs fois vaincues. Valens en fut si irrité, qu'il osa publiquement outrager ses généraux en les accusant de trahison et de lâcheté. « Ce n'est pas moi qui ai perdu la victoire, répondit Trajan, un d'entre eux et ami de saint Basile, c'est vous, prince, qui l'avez procurée aux ennemis en irritant le ciel par la persécution que vous exercez depuis si longtemps contre les fidèles et les évêques catholiques. »

Valens partit enfin de Constantinople pour se mettre à la tète de l'armée, le 11 juin 378. Au moment où il se mettait en marche, le moine Isaac sort de sa cellule, voisine du chemin où passait l'empereur, et s'avançant au-devant de lui : « Prince, où allez-vous? lui cria-t-il, vous courez à votre perte. Après avoir fait si longtemps la guerre à Dieu, comment ne craignez-vous pas les coups de sa justice? C'est lui qui a suscité les barbares pour punir vos blasphèmes et l'impiété exécrable avec laquelle vous avez poursuivi ceux qui chantaient ses louanges.

 

1. Comm. in Luc, cap. 9.

 

Cessez de faire la guerre à Dieu, consolez l'Église, rappelez les évêques exilés, et vous remporterez la victoire; mais si vous refusez, sachez que vous périrez vous-même et toute votre armée. »

« Prophète impie, répondit Valens, je te convaincrai de mensonge; tu resteras dans les fers jusqu'à mon retour. Je reviendrai vainqueur, et une mort terrible sera le juste châtiment de ton orgueil. »

Isaac répondit: « Faites-moi mourir si vous me trouvez en mensonge. »

III. La prophétie du solitaire se vérifia près d'Andrinople. Ce fut sous les murailles de cette ville, dans un lieu appelé Sauces, que les deux armées ennemies se rencontrèrent. Les Romains entonnèrent le Barritus,cri militaire commençant presque à voix basse, allant toujours en grossissant, et finissant par une explosion terrible, signal du combat; les barbares, de leur côté, déployant leur bannière, répondirent aux cris des Romains par le lamentable son de cette corne, célèbre dans le récit de leurs combats, et au bruit de laquelle les futurs soldats d'Attila devaient renverser le Capitole. Les troupes impériales, après avoir lutté quelque temps, tombèrent sous les coups des barbares, comme les épis sous la faux des moissonneurs; Valens lui-même, blessé à mort et transporté dans une chaumière, périt misérablement dans les flammes allumées par la main des vainqueurs. Il fut brûlé avec une pompe royale, dit Jornandès, par ceux qui lui avaient demandé la vraie foi, et qu'il avait trompés, leur donnant le feu de la géhenne au lieu du feu de la charité.

Telle fut la fin de cet empereur impie, fauteur de l'idolâtrie, protecteur des ariens, et persécuteur de l'Église catholique. Libanius composa son oraison funèbre.

« Les pluies du ciel ont effacé le sang de nos soldats, dit-il avec son emphase ordinaire, mais leurs ossements blanchis sont restés témoins plus durables de leur courage. L'empereur lui-même tomba à la tête des Romains. N'imputons pas la victoire aux barbares, la colère des dieux est la seule cause de nos malheurs (1) . »

IV. Cet empereur ne méritait pas d'avoir un autre panégyriste que le païen Libanius.

Valens est un des plus méchants princes qui aient jamais régné; lâche, indolent et cruel, il n'est courageux que contre les évêques et les moines qu'il poursuit de toute sa fureur. Renfermé le plus souvent dans les murs de ses palais, il s'occupe plus de l'Église que de l'État; dans sa personne, il faut voir plutôt un hypocrite, un mauvais sectaire, qu'un empereur. Il. assiste tranquillement aux jeux du cirque, tandis que les barbares menacent Constantinople et en brûlent déjà les faubourgs; pour le réveiller de sa lâcheté honteuse, il faut que le peuple irrité menace de marcher sans lui contre l'ennemi. Son règne ne rappelle que des troubles, des supplices, l'oppression des catholiques, la profanation des églises, la persécution des moines et l'exil de plus de deux cents évêques. Ce fut lui qui corrompit la foi des Goths, des G épides, des Bourguignons et des Huns, par le moyen d'Ulphilas, leur évêque. On peut dire qu'en rendant ces peuples ariens Valens s'est en quelque sorte rendu coupable de toutes les horreurs que ces barbares exercèrent contre les catholiques dans toute l'étendue de l'empire romain. L'histoire a justement flétri sa mémoire; son nom, écrit en caractères de sang, se trouve parmi ceux des tyrans impies et persécuteurs.

 

1 Jornand., cap. XXVI.

 

V. Dieu, qui avait signalé sa justice dans la fin funeste de ce méchant prince, rendit, par sa mort, la liberté à son Église. Gratien, son neveu, fils de Valentinien, réunit en sa personne le titre d'empereur d'Orient et celui d'empereur d'Occident. Ce prince, religieux et catholique, se hâta d'apaiser les troubles excités par Valens; la persécution cessa, et les évêques exilés furent rappelés. Il fit restituer aux catholiques les sièges épiscopaux que les ariens leur avaient enlevés, avec défense à tous ceux qui n'étaient pas de la communion du pape Damase de les occuper. Par ses soins, la paix fut rendue à l'Église d'Orient, et les catholiques purent enfin servir Dieu et professer la foi de Nicée sans craindre la confiscation de leurs biens, l'exil ou la mort. Gratien rendit à l'Église un autre service non moins important, ce fut d'associer Théodose à l'empire.

VI. Chrysostome en rentrant dans Antioche eut la consolation d'y trouver son évêque et son père, celui de qui il avait reçu une naissance divine dans le saint baptême; il put admirer de nouveau la douceur, la charité, les vertus de ce saint pontife qui venait de signaler sa foi en souffrant un troisième exil. Saint Mélèce ne fut pas moins heureux de retrouver son fils spirituel. Ravi de joie à la vue des progrès merveilleux qu'il avait faits dans la sainteté, et désirant l'attacher irrévocablement au service de son Église, il lui conféra l'Ordre du diaconat auquel l'appelait le vœu de tous les fidèles. Mais il ne devait pas être donné à saint Mélèce de l'ordonner prêtre.

VII. Ce saint pontife quitta Antioche la même année, 381, pour présider au concile général de Constantinople, assemblé par l'ordre de Théodose, qui voulait proscrire l'hérésie. Cent cinquante évêques s'y trouvèrent réunis. Le concile condamna Macédonius qui niait la divinité du Saint-Esprit, il fit quelques additions au symbole de Nicée pour mettre la doctrine de la foi dans un plus grand jour, et confirma l'élection de saint Grégoire de Nazianze pour le siège de Constantinople. Les Pères du concile déclarèrent en même temps que l'évêque de Constantinople aurait la primauté d'honneur après celui de Rome, et que son Église serait patriarcale.

Saint Mélèce mourut pendant la célébration du Concile. Tous les Pères assistèrent à ses funérailles; son oraison funèbre fut prononcée par saint Grégoire de Nysse en présence de l'empereur Théodose et d'un peuple immense, qui, pour montrer l'assurance qu'il avait de la sainteté du défunt, arrachait les linges qui couvraient son cercueil. Ce saint patriarche, si célèbre par sa douceur et par sa grande charité, avait gouverné pendant trente ans l'Église d'Antioche. Défenseur intrépide de la divinité de Jésus-Christ, noble émule de saint Athanase, comme lui il avait souffert les persécutions et l'exil ; il avait mérité « par la fermeté de sa foi et son héroïque patience, l'admiration du monde et la couronne des confesseurs.» Son corps fut inhumé dans l'église de Saint-Babylas qu'il avait fondée à Antioche. Les fidèles pleurèrent sa mort, sa mémoire fut en bénédiction; la peinture et la sculpture reproduisirent ses traits vénérés, et ses images se trouvèrent imprimées sur les cachets, sur les vases d'or et d'argent, sur les meubles et les instruments, et dans presque toutes les maisons. Cinq ans plus tard, Chrysostome, dans un éloquent panégyrique, exprima en présence des habitants d'Antioche la vénération profonde que lui inspiraient la foi vive, la charité, le courage héroïque et les vertus de saint Mélèce.

VIII. Chrysostome, rentré dans sa ville natale, fut obligé, à cause du dépérissement de ses forces et de sa santé, de suspendre les jeûnes et les grandes austérités que nous l'avons vu pratiquer dans la solitude du désert, mais il n'en resta pas moins fidèle à tous les autres exercices de la vie ascétique et religieuse. Ce fut, chez lui, le même esprit d'humilité et de pénitence, la même ferveur dans la prière, la même charité, la même union avec Dieu. Associé au ministère de l'autel, il s'efforça d'en remplir les devoirs, consolant les affligés, servant les pauvres, visitant les malades et les prisonniers et instruisant les ignorants. Pendant les années de son diaconat, il instruisit des mystères de la foi plusieurs milliers de personnes qui, sans préparation, avaient reçu le baptême lors d'un affreux tremblement de terre qui avait failli renverser Antioche (1). Ce fut aussi dans le même temps qu'il rédigea, tels que nous les avons encore, les six livres Du Sacerdoce; ses deux grands Traités, l'un adressé aux vierges et l'autre aux veuves chrétiennes; son Histoire de saint Babylas, comme aussi son livre contre l'Habitation commune des Clercs et des Femmes, dont nous parlerons plus tard. Son zèle ne lui laissait aucun repos; il oubliait sa faiblesse et ses douleurs, dès qu'il s'agissait de la gloire de Dieu et du salut des âmes.

Pendant qu'il était ainsi occupé, se multipliant en quelque sorte pour répondre au besoin des âmes, un événement surprenant, un de ces coups incompréhensibles de la main de Dieu, vint encore mettre sa charité à contribution, et lui fournir l'occasion d'écrire un livre immortel, qui a été et qui sera toujours la justification de la Providence dans les maux qu'elle permet, et une vraie consolation pour les âmes affligées. Nous devons dire quelle en fut l'occasion.

IX. Chrysostome comptait parmi ses plus intimes amis

 

1. In Acta, hom. 46.

 

un jeune homme appelé Stagyre. Issu d'une noble famille, très-riche des biens de la fortune, et l'aîné de plusieurs frères, Stagyre dès son enfance avait appris à craindre le Seigneur (1). De bonne heure il avait étudié les lettres sacrées et les dogmes salutaires qui nous sont venus des anciens par succession. Quoique élevé dans;l'abondance de toutes choses, il avait pourtant su conserver purs son esprit et son coeur, de manière à ne tomber dans aucun dérèglement considérable. Poussé par la grâce, il avait, jeune encore et malgré les résistances de son père, renoncé aux richesses, aux plaisirs, aux honneurs du monde pour embrasser la vie monastique, mener la vie des parfaits, et acheter par ses larmes, ses prières et ses bonnes oeuvres le royaume des cieux. Il était venu sur les saintes montagnes respirer l'air de la vraie liberté, et chercher avec des peines infinies la perle précieuse de l'Évangile. Sa conduite au désert ne répondit pas à l'ardent désir qui l'y avait amené; hélas! souvent nous manquons de répondre à la grâce de notre vocation; souvent nous entreprenons avec ardeur, mais nous n'achevons pas l'oeuvre que nous avions si bien commencée. Après quelque temps passé dans la ferveur, Stagyre se relâcha peu à peu. La prière lui fut à charge, les jeûnes et les veilles n'étaient plus de son goût, il se laissait aller à la vanité au sujet de sa famille, repoussait les réprimandes, et donnait plus de temps et de soin aux arbres du jardin qu'à la lecture et aux saintes méditations.

Dieu eut pitié de cet infortuné qui, après tant de sacrifices, s'exposait par sa lâcheté à en perdre les fruits. Dans sa bonté providentielle, et pour le rappeler à sa première ferveur, il l'affligea d'une sensible manière. Un jour, pendant que Stagyre était à prier en commun avec tous les solitaires, le démon, par la permission

 

1. De Provident.

 

divine, s'empara de lui et le terrassa. Ce ne fut pas tout; la (luit suivante, comme Stagyre dormait, le même démon, sous la forme d'un énorme sanglier couvert de boue, se jeta sur lui avec fureur et le terrassa encore. Les religieux, éveillés par ses cris lamentables, accoururent en toute hâte, et furent témoins de la rage de cette bête cruelle. Stagyre, les yeux égarés, la bouche écumante , se tordant les bras, couvert de sueur, et tremblant de tous ses membres, poussait des cris confus et effrayants. Cette scène consterna tout le monastère; elle fut si épouvantable, que Chrysostome, en l'entendant raconter, frissonnait de tout son corps, et remerciait le Seigneur de lui avoir épargné un pareil spectacle. Ces accidents s'étant fréquemment renouvelés depuis cette époque et en présence d'un grand nombre de témoins, on ne douta plus du malheur de Stagyre : il était possédé du démon.

Ce coup terrible était bien propre à réveiller Stagyre du sommeil de la négligence dans lequel il était plongé; aussi recourut-il à Dieu de toute la ferveur de son âme. Les jeûnes, les veilles, les mortifications, les prières, les disciplines, tout fut mis en usage pour obtenir miséricorde. Il faisait de longs voyages pour implorer le secours des pieux solitaires; il se rendait dans les églises, aux tombeaux des martyrs, devant les reliques des saints, priant, jour et nuit, avec ardeur, dans le désir d'obtenir sa guérison et sa délivrance; mais jusque-là ses efforts avaient été infructueux pour la grâce qu'il demandait; son mal même avait augmenté, en sorte que l'infortuné Stagyre était tenté de murmurer contre Dieu, de se défier de ses bontés, et de s'abandonner au désespoir.

Dans son affliction, il eut recours à Chrysostome par l'entremise de Théophile d'Éphèse, leur ami commun. « Ayez pitié de moi, lui disait-il, car mes maux sont si grands qu'ils surpassent tout ce que je pourrais vous en dire. Mon âme est accablée de tristesse; déjà elle est toute voisine du désespoir; mille fois chaque jour je suis tenté de mettre fin à ma triste vie en me jetant dans les eaux, ou en me précipitant du sommet des rochers. Que sont les maladies du corps, la prison, l'exil et la mort même, que sont tous les maux les plus horribles, en comparaison de ceux que j'endure? C'est en vain que je prie et que je gémis, Dieu est sourd à ma voix; il est inexorable pour moi; il refuse même à ses saints le pouvoir de me délivrer. M'a-t-il donc abandonné? Quel est donc le secret de sa conduite à mon égard? Qu'ai-je fait pour mériter ce que je souffre? Pourquoi m'a-t-il envoyé une pareille affliction? Puisque j'en avais été préservé lorsque je vivais dans le monde, fallait-il m'en voir accablé dans la solitude où je menais une vie plus régulière? L'épouvante et la terreur sont les seuls sentiments que j'éprouve; hélas! je suis donc abandonné de Dieu, et condamné à être pour toujours la victime du démon et la proie des enfers? Je tends vers vous mes mains défaillantes, ayez pitié d'un ami qui vous est cher, et, si vous le pouvez, préservez-le de l'abîme du désespoir. »

Voilà ce que, dans la tristesse immense qui remplissait son coeur, l'infortuné Stagyre écrivait à Chrysostome. La vue du bonheur de ses frères lui faisait même sentir plus vivement encore son malheur, et pour surcroît d'affliction il tremblait que ses maux ne vinssent à la connaissance de son père qui, violent comme il était, environné de crédit et de puissance, n'eût pas manqué de faire tomber sur la religion et les monastères tout le poids de sa colère et de sa vengeance.

Chrysostome ne faillit point à l'amitié. Bien différent des amis de Job, qui, au lieu de consoler le saint affligé, cherchaient à l'accabler par des discours importuns et perfides, il se hâta d'adoucir les peines de son ami malheureux en faisant entrer dans son âme les pensées de la foi et de la résignation. Dans les lettres qu'il lui adressa , il établit en principe que tous les événements qui arrivent dans le monde sont ou ordonnés, ou permis de Dieu; que les maux qui nous affligent, la perte des. biens, de la santé, de la liberté et de l'honneur, sont quelquefois des châtiments, souvent des épreuves, et toujours dans les mains de Dieu des marques de sa bonté et des moyens de salut qu'il nous donne; que Dieu afflige souvent ceux qu'il aime, et que nous devons supporter avec courage et soumission, avec foi et confiance les maux que sa bonté nous envoie. Ces principes admirables, si capables de fortifier le coeur d'un chrétien affligé, sont développés dans son Traité de la Providence, divisé en trois livres, et adressé à Stagyre. Écoutons-le parler lui-même.

« Les cruelles afflictions qui vous accablent, ô le plus cher de tous les amis ! ont vivement affecté mon cœur; le simple récit. qui m'en a été fait a été pour moi une source de larmes abondantes, une cause de profonds gémissements (1). Dans l'état où vous êtes, je le comprends, ma place devrait être auprès de vous; je devrais, par ma présence, par mes paroles, par mes services, par les soins et toutes les attentions que l'amitié seule sait inspirer, m'efforcer d'adoucir un peu le chagrin qui vous dévore. Mais puisque l'infirmité de mon malheureux corps, en me retenant à la maison, m'empêche de vous donner cette preuve d'amitié et me prive du mérite d'une oeuvre aussi sainte, je veux du moins, pour votre consolation et mon utilité propre, faire ce qui dépend de moi. Si ma lettre peut vous soulager, j'aurai . atteint le but que je désire ardemment; mais si elle est sans résultat pour

 

1 De Provident., lib. I.

 

votre consolation, j'aurai du moins le mérite d'avoir obéi à celui qui ordonne, par la bouche du bienheureux Paul, de compatir aux douleurs de ceux qui sont affligés et de pleurer avec ceux qui pleurent (1).

« Vos maux, ô Stagyre, ô ami si cher ! vos maux sont grands, je le crois, je le comprends, et même je puis vous dire que je les ressens par la force de l'amitié qui m'a toujours uni à vous; mais ces maux, quelque grands qu'ils soient, si nous voulons les examiner de près, non avec la lumière de la raison ou avec les idées du stupide vulgaire, mais avec les lumières de la foi, ces maux, envisagés de près, nous paraîtront moins grands, et nous dissiperons comme une poussière légère tous vos sujets d'afflictions.

« Je l'avoue, si j'avais à parler à un infidèle, à un fataliste, on à un de ceux qui attribuent aux démons le gouvernement du monde, ma tâche serait plus difficile, car, avant de leur faire entendre des paroles de consolation, je devrais dissiper leur erreur, et prouver l'existence de la providence de Dieu qui dirige le monde et conduit tous les événements; mais, en m'adressant à vous, ô Stagyre, ô ami cher à mon coeur ! je n'ai pas à vaincre cette difficulté. Instruit dès votre enfance dans les principes de la foi chrétienne, nourri de la salutaire doctrine de l'Écriture et de la tradition, vous croyez , sans aucun doute, que la Providence prend soin de toutes choses, conduit tous les événements, s'occupe de tous les hommes, et principalement des fidèles.

« Ce principe une fois admis, il ne nous sera pas difficile de nous convaincre d'un autre non moins important, à savoir que Dieu, soit qu'il console, soit qu'il afflige , qu'il blesse ou qu'il guérisse, qu'il récompense ou qu'il punisse, n'a en vue que l'utilité et le salut de l'homme.

 

1. Rom. XII.

 

« Ouvrons les livres saints, et suivons la conduite de la Providence. Dieu avait créé l'homme à son image et à sa ressemblance, il l'avait environné de gloire et de bonheur. Adam méconnaît son bienfaiteur; Dieu le chasse du paradis terrestre, il le condamne aux misères, au travail, aux maladies et à la mort. Voilà le châtiment de son péché, et ce châtiment est une bonté de la part de Dieu, qui a en vue l'intérêt de l'homme. Si son péché n'eût pas été puni, Adam eût été tenté d'accuser le Créateur de jalousie et de mensonge; il eût regardé le démon comme son bienfaiteur, et il se fût livré par suite de l'impunité à toutes sortes de crimes. Après la chute d'Adam Dieu punit Caïn, mais le châtiment dont il le frappe devait être utile, à lui-même pour effacer son crime, et aux autres hommes pour les détourner du péché. Si Dieu nous menace de l'enfer, c'est pour nous empêcher d'y tomber; s'il permet au démon de nous affliger et de nous tenter, c'est pour nous aguerrir, c'est pour exciter notre vigilance, c'est pour nous tenir dans l'humilité, et augmenter nos mérites en nous obligeant par là de recourir à lui. L'enfant effrayé par un hideux objet, se jette à l'instant vers le sein de sa mère; il l'embrasse, il la presse, il s'attache à ses vêtements avec tant de force,

que rien au monde ne peut l'en arracher; mais, s'il n'a rien à craindre, il est indocile, il méprise ses douces paroles, n'écoute pas la voix qui l'appelle et refuse de marcher. Que fait quelquefois cette mère méprisée et désobéie? Elle fait semblant d'être effrayée, elle crie au spectre et au fantôme, afin que son fils désobéissant, frappé de terreur, se précipite vers elle et se jette dans ses bras: voilà l'utilité des tentations et l'ineffable bonté de Dieu qui les permet.

« Dieu en a agi ainsi envers vous, ô Stagyre ! ne vous abandonnez donc point trop à la douleur. Quoique livré au démon, comptez sur les promesses de Dieu. Et quelle promesse a-t-il faite à ceux qui ont tout quitté pour lui ? N'est-ce pas la vie éternelle? Ce que vous souffrez est-il contraire à cette promesse? vous l'a-t-il faite pour cette vie? Non, sans doute, et quand il l'aurait faite pour cette vie, vous ne devriez point vous impatienter, mais vivre dans l'espérance de la voir accomplie. Lorsque Dieu commanda à Abraham d'immoler son fils unique, l'objet. des promesses, ce saint patriarche perdit-il un seul instant la confiance qu'il avait d'être le père d'une nombreuse postérité? Joseph désespéra-t-il d'arriver à la dignité que Dieu lui avait annoncée, quand il se vit vendu par ses frères, relégué dans une terre étrangère, et enfermé dans les prisons?

« Quand Dieu a promis quelque chose, rien ne doit nous alarmer; il ne montre jamais mieux son souverain pouvoir qu'en faisant réussir les choses les plus désespérées.

« Mais, dites-vous, pourquoi Dieu en agit-il ainsi envers moi? Ce n'est pas à nous, ô Stagyre ! de pénétrer les raisons de sa conduite. Un père fait quelquefois prendre à son fils un breuvage amer sans lui en dire les raisons; nous nous soumettons au régime prescrit par le médecin, lors même qu'il nous paraît contraire. Soumettons-nous ainsi à la conduite de la Providence. Si le mérite de la foi consiste à croire ce que nous ne comprenons pas, le mérite de l'obéissance et de la soumission consiste à faire ce que Dieu veut, lors même que sa volonté est contraire à la nôtre, lors même que nous ne comprenons pas les raisons de sa conduite. Vous dites encore : ce mal ne m'est point arrivé dans le monde, quand je vivais dans les vanités, et il m'arrive au sein du désert! Dieu frappe donc les justes et il laisse prospérer les pécheurs? Rassurez-vous sur ce point, ô Stagyre ! ne vous scandalisez pas de cette conduite de Dieu, qui permet l'affliction des justes et la prospérité des méchants. Cette conduite a toujours été uniforme. Ainsi, il a permis que les Israélites gémissent sous une dure captivité, tandis que les Babyloniens jouissaient d'une grande prospérité; Lazare mourait de faim et manquait de tout, tandis que le mauvais riche vivait dans l'abondance.

« Mais, ajoutez-vous, pourquoi Dieu ne récompense-t-il pas toujours la vertu, et ne punit-il pas toujours le vice dès cette vie ! Il est inutile, ô Stagyre ! de répondre à cette question; cependant, on peut dire que si Dieu, dès cette vie, récompensait toujours le bien et punissait toujours le mal, plusieurs prendraient de là occasion de nier la résurrection et la vie future; comme aussi si Dieu affligeait toujours les justes et favorisait toujours les pécheurs, on pourrait dire que la vertu est une source d'afflictions, et le vice une source de bonheur. Or, Dieu ne veut pas qu'on puisse le dire; voilà pourquoi il permet dans cette vie la prospérité de quelques justes et l'affliction de quelques méchants. Dieu est sage, il est bon, il est juste, ne cherchons pas trop curieusement pourquoi il agit de telle ou telle manière à notre égard; tout ce qu'il fait est dans notre intérêt, et sans aller plus loin chercher mes preuves, je les trouve en vous-même. Avant votre affliction, vous viviez dans la négligence, vous laissiez les saintes lectures, vous murmuriez contre la règle qui vous obligeait de vous lever pendant la nuit; et voilà que maintenant vous vivez dans une sainte ferveur, vous excellez en humilité et en modestie, et vous passez les jours et les nuits dans les veilles, les jeûnes et les saintes prières.

« Que si vous me demandez pourquoi Dieu ne vous a pas éprouvé de la sorte quand vous viviez dans le monda, au milieu des affaires et des plaisirs, je vous répondrai que c'est encore là un trait de sa Providence et de sa bonté. Il savait qu'alors vous étiez encore trop faible, que vous seriez tombé facilement sous le poids de la tentation. Il ne vous a pas non plus éprouvé immédiatement après votre entrée dans le désert, parce qu'il voulait vous laisser prendre des forces; mais dès qu'il vous a cru préparé à la lutte, il vous a aussitôt lancé dans cette carrière laborieuse.

« Que si Dieu ne vous a pas accordé, comme à beaucoup d'autres, la grâce de votre guérison, c'est qu'il a de justes raisons de vous la refuser; il veut que vous soyez un exemple de force et de courage, et que vous remportiez sur l'ennemi une victoire éclatante; il ne diffère peut-être de vous exaucer que pour mieux manifester dans la suite la grandeur de sa miséricorde et de sa puissance.

« Ne vous laissez donc point abattre, cher Stagyre craignez la tristesse, plus dangereuse et plus funeste polir vous que le démon. Et après tout, quel si grand malheur vous est donc arrivé? Vous êtes, dites-vous, possédé du démon? Eh bien ! soit; mais ne vaut-il pas mieux être possédé du démon en restant ami de Dieu, que d'être pécheur et ami du démon? le sort de l'un n'est-il pas infiniment préférable à celui de l'autre? Quel déshonneur y a-t-il dan$ le premier cas? quelle honte, su contraire, ne rejaillit pas sur ceux qui se trouvent dans le second? Voulez-vous que je dise ceux qui sont dignes de confusion? Ce sont les impudiques, ce sont les avares, ce sont les ambitieux, les hommes jaloux, haineux, vindicatifs et injustes; voilà ceux qui sont vraiment malheureux et qui méritent toute notre compassion.

« Relevez donc, ô ami cher à mon coeur ! relevez votre courage abattu; souvenez-vous que la vie présente est un temps de travail et de combat, un lieu d'exil et de larmes, et que le grand Apôtre a déclaré que ceux qui voudraient vivre pieusement en Jésus-Christ souffriraient persécution (1).

« Jetez les yeux sur ceux qui vous ont précédé : Dieu les a éprouvés et il les a trouvés dignes de lui ; rappelez-vous Abel immolé par son frère, Abraham voyageur et étranger, Isaac persécuté par Ismaël, Jacob poursuivi par Esaü, affligé par ses enfants, Joseph vendu par ses frères, Moïse chargé de la conduite d'un peuple séditieux, Josué déchirant ses vêtements en signe de douleur, Samuel pleurant Saül, David trahi par Absalon, chassé de la cité sainte et outragé par ses serviteurs; Élisée, Daniel, Jérémie, les saints prophètes du Seigneur méprisés et persécutés; mais surtout rappelez-vous la faim, la soif, les persécutions, les embûches, les veilles, les sollicitudes, les fouets, les naufrages, et, pour tout dire en un mot, les innombrables morts de l'Apôtre saint Paul. Le spectacle de ses souffrances suffira seul pour vous consoler. Si vous voulez des exemples plus rapprochés de nous, rappelez-vous les souffrances de Démophise et d'Aristoxène que vous avez connus et qui étaient nos amis; vous les avez vus paralysés, semblables à des morts, traîner péniblement leur existence pendant de nombreuses années; et, si ce n'est pas assez, allez visiter les hôpitaux et les prisons, et là vous vous convaincrez que les maux que vous endurez sont légers en comparaison de ceux des malheureux qui y souffrent.

« Réfléchissez à tous ces motifs de consolation, élevez votre coeur vers le Seigneur; dites comme le saint roi David : Les tribulations de mon coeur sont extrêmes; Seigneur, délivrez-moi de mes misères (2) ; mon Dieu, donnez-moi quelque relâche pour que je respire un peu (3). Passez tour à tour de la réflexion à la prière, de la prière à la réflexion. Souvenez-vous de ce due dit saint Paul : Quel

 

 1. II Tim., III. — 2 Ps. XXIV. — 3 Ps. XXXVIII.

 

est l'enfant que son père ne corrige (1)? Le Seigneur châtie ceux qu'il aime; et, soutenu par la prière et la méditation, plein de confiance en la bonté de Dieu, armé de force et de résignation, écriez-vous avec le modèle des affligés, le saint patriarche Job : Si nous avons relu les biens de la main du Seigneur, n'est-il pas juste que nous supportions patiemment les maux qu'il nous envoie. Le Seigneur m'avait tout donné, le Seigneur m'a tout ôté, il n'est arrivé que ce qu'il a voulu : que son saint nom soit béni (2)! »

XI. Que de choses admirables dans ce traité ! que de vérités trop méconnues aujourd'hui, non-seulement des hommes matériels qui ont nié Dieu et sa providence, mais de ceux mêmes qui se disent chrétiens. Hélas! la foi en la Providence disparaît : si nous sommes abattus, désespérés, sans force et sans consolation dans le malheur, ce n'est point parce que nos maux sont trop grands, mais parce que notre foi est trop faible, parce que nous ne croyons pas assez à l'action de la Providence, parce que nous ne voulons pas dire : Il est arrivé ce qu'il a plu à Dieu; que son saint nom soit béni! Ce beau traité n'est pas autre chose que le tableau des misères humaines; c'est la déification de la souffrance, la réponse à toutes les plaintes de la nature; c'est l'histoire justificative de la Providence, la plus haute louange de la bonté de Dieu et la glorification de ces paroles du Sauveur : Heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés (3).

XII. Il y avait cinq ans que Chrysostome exerçait les saintes fonctions du diaconat dans l'Église d'Antioche. Son séjour dans la ville, le spectacle journalier des désordres et des vices ordinaires aux grandes cités, la vue des misères humaines et des besoins multipliés des âmes

 

1. Heb., XII. — 2. Job, II. — 3. Math., V.

 

n’avaient fait qu'accroître sa ferveur, en allumant dans son coeur ce feu dévorant, ce zèle ardent qui devait un jour en quelque sorte embraser l'univers.

Il était temps de montrer cette lumière, et le moment était venu où Dieu allait la placer sur le chandelier de son Église pour éclairer et diriger une multitude d'âmes assises encore au milieu des ombres de la nuit.

Flavien, qui avait accompagné saint Mélèce au concile de Constantinople, fut son successeur sur le siège d'Antioche. Né dans cette ville, issu d'une illustre famille, plein de douceur et de modestie, austère dans ses moeurs, d'une prudence consommée, connu dans toute la ville par son dévouement et surtout par le zèle qu'il avait montré en administrant l'église d'Antioche pendant l'exil de saint Mélèce, nul ne méritait mieux cet honneur que Flavien. Aussi son élévation causa-t-elle une grande joie à tous les fidèles, et en particulier à Chrysostome, qui voyait revivre les vertus de saint Mélèce dans son successeur. Mais la joie de Chrysostome fut bientôt troublée par Flavien lui-même. Ce pieux pontife, admirateur de la science et de l'éloquence du saint diacre, témoin journalier de ses vertus, lesquelles, au dire de Pallade, étaient comme un sel divin qui préservait de la corruption le peuple fidèle, voulut l'élever à la dignité du sacerdoce (1).

XIII. Les idées que Chrysostome avait autrefois exprimées à son ami Basile sur ce sujet, loin d'être effacées de son esprit, n'avaient fait au contraire que se fortifier de plus en plus par la méditation des vérités célestes et l'expérience des années. Pendant longtemps son humilité fut un obstacle que ne purent surmonter ni la douce amitié dont Flavien l'honorait, ni les prières du clergé d'Antioche, ni les conseils persévérants de ses amis; il

 

1. Pallad., chap. V.

 

fallut que le ciel se déclarât. L'empereur Léon, dans un discours sur la vie de saint Jean Chrysostome, raconte qu'un ange apparut à Flavien et lui commanda de la part de Dieu de vaincre les résistances de Jean, et de l'obliger à recevoir l'onction sacerdotale. Chrysostome dut céder aux desseins de la Providence et aux ordres formels de Flavien, sots évêque. Du reste, rien ne pouvait plus justifier ses résistances. Les raisons qu'il alléguait à Basile avaient perdu toute leur force; un homme consommé dans la science et la vertus baptisé, et employé au ministère de l'Église depuis de longues années, purifié par les exercices de la solitude, et célèbre par des écrits admirables, ne pouvait plus passer pour un néophyte. La crainte et l'humilité seules pouvaient le retenir encore, mais elles devaient plier devant la volonté de son évêque; car si c'est une témérité criminelle de s'ingérer de soi-même dans les fonctions sacerdotales, c'est aussi une désobéissance blâmable de ne pas les accepter lorsqu'on y est appelé par la voix de Dieu.

Chrysostome le comprit, il adora humblement les desseins de la Providence, et se soumit à la volonté du ciel. Flavien l'ordonna prêtre peu avant le carême de l'année 386.

Un miracle éclatant vint confirmer la conduite de Flavien, et dissiper les inquiétudes qui pouvaient agiter encore le coeur de Chrysostome. L'empereur Léon dans le discours que nous avons cité plus haut assure qu'au moment où Flavien, revêtu des habits pontificaux, imposait les mains au nouveau prêtre, une blanche colombe vint en présence de tout le peuple assemblé dans la basilique se reposer sur la tête de Chrysostome : symbole non équivoque de l'innocence de son âme et de l'Esprit-Saint qui allait remplir son coeur.

Laissons à ses propres réflexions le saint prêtre qui vient de recevoir l'onction sacerdotale; laissons Chrysostome prosterné devant Dieu, s'offrant comme un holocauste d'amour, et arrosant de ses larmes le pavé du sanctuaire. Ce qu'il a tant redouté lui est donc enfin arrivé; ni ses larmes ni ses prières n'ont donc pu le sauver ! Il a donc fallu que la volonté de Dieu s'accomplît; il est prêtre, celui qui parlait du sacerdoce avec tant d'éloquence, dont les paroles étaient si terribles! oui, il est prêtre.... II le comprend.... il le sent.... En devenant prêtre, il n'a point allégé son fardeau.... Que de sollicitudes nouvelles! que d'ennuis! que de peines! quelle responsabilité! Une plus grande sainteté est désormais pour lui un devoir sacré; il faut qu'il devienne plus humble, plus fervent, plus fidèle à Dieu, plus dévoué au salut du prochain, l'exemple des fidèles et la bonne odeur de Jésus-Christ. Sa vie sera une croix et un martyre, et tous les jours de son sacerdoce un holocauste à Dieu. Voilà les pensées qui se pressent dans son coeur.

Mais il s'est relevé plein de cette force divine que donnent à l'âme l'humilité et la confiance; son ministère sacerdotal va commencer. Pendant douze années, il évangélisera la ville patriarcale avec un étonnant succès ; il fera entendre, avec une éloquence que nul homme ne peut rendre, cette parole divine, étincelante comme les rayons du soleil, pénétrante comme un glaive à deux tranchants, plus rapide, plus terrible mille fois que la foudre qui frappe et qui renverse. Suivons ce noble athlète s'élançant dans la carrière du ministère apostolique, où pendant si longtemps il seconda et remplaça même quelquefois Flavien, son évêque et son père.

XIV. L'ordination de Chrysostome fut en quelque sorte un événement pour la cité d'Antioche. Les ariens s'en affligèrent, tandis que les catholiques bénirent la bonté de Dieu qui leur ménageait un si puissant secours. Ariens et catholiques, amis et ennemis, tous avaient la plus haute idée de la science et des talents de Chrysostome. Comme écrivain, il était jugé; on ne pouvait s'empêcher d'admirer dans ses traités la beauté des pensées, l'ordre et l'enchaînement des idées, le brillant de l'imagination, l'élégance, l'élévation et la chaleur du style, toutes les qualités enfin qui caractérisent le grand écrivain; mais il était encore inconnu comme orateur. Flavien avait pressenti son talent oratoire, et en l'ordonnant prêtre il s'était proposé de le charger du ministère de la parole, comme Eusèbe de Césarée en avait quelque temps auparavant chargé saint Basile. C'était la seconde fois dans l'Église d'Orient qu'on voyait un prêtre annoncer la parole sainte à la place de l'évêque; l'Église n'adopta qu'un peu plus tard cet usage.

Dès le lendemain de son ordination, il monta à la tribune sacrée par ordre de Flavien, et en présence d'une immense multitude accourue polir l'entendre, l'âme toute remplie des impressions de la veille, il fit son premier discours :

« Ce qui nous est arrivé hier est-il bien vrai? Sont-ils bien réels, les événements qui se sont accomplis et dont vous avez été les témoins? Sommes-nous en plein jour ? Est-il certain que nous sommes éveillés, ou plutôt ne sommes-nous pas plongés dans le sommeil et trompés par les illusions d'un rêve? Comment croire qu'un homme jeune, faible, misérable et abject, a été élevé à la plus haute dignité qui soit sur la terre?

« Hélas! les choses ne sont que trop réelles; ce qui devrait nous paraître une illusion est devenue une réalité. Oui, il est vrai que je suis prêtre, il est vrai qu'un peuple immense a les yeux fixés sur moi, attendant de ma bouche les paroles de la vie éternelle. A la vue de ce peuple nombreux, accouru de toutes parts, l'orateur le plus intrépide ne serait-il pas effrayé? et sa bouche fut-elle aussi abondante qu'un grand fleuve, ne risquerait-elle pas dans cette circonstance de demeurer interdite et muette? Quelle ne doit donc pas être ma crainte, moi si faible, si dépourvu de talents, qui loin d'être une source, un fleuve d'éloquence, possède à peine une goutte d'eau? Ne dois-je pas craindre de perdre le souvenir des paroles que je dois vous adresser, comme une personne subitement effrayée laisse tomber à terre l'objet qu'elle tenait dans ses mains?

« Ayant à parler pour la première fois dans l’Eglise, j'aurais voulu offrir les prémices de mes discours au souverain Maître de qui je tiens l'organe de la parole. Que pourrait-il en effet y avoir de plus convenable? Est-ce seulement de la vigne et de la moisson qu'on doit à Dieu les prémices? Ne lui devons-nous pas, à plus forte raison, l'hommage de nos discours, puisque ce fruit nous est plus propre et qu'il est plus agréable à Dieu? »

Après ce début, où se peint sa modestie et son humilité, Chrysostome dit qu'il avait résolu de parler des perfections de Dieu, mais qu'il en a été détourné par le Prophète qui défend aux pécheurs de raconter les merveilles du Seigneur; qu'il se contentera de louer les oeuvres de Dieu et de sa grâce qui éclatent dans les hommes, ses serviteurs.

Il consacre donc son discours à l'éloge de Flavien; il parle de ses travaux, de ses veilles, de ses jeûnes, de ses victoires et surtout de son mépris pour les richesses et les honneurs.

« Après avoir perdu saint Mélèce, notre père, s'écrie-t-il, nous étions réduits à de fâcheuses extrémités, et nous gémissions dans la crainte de ne pouvoir lui trouver lui digne successeur; mais aussitôt que Flavien a paru au milieu de nous, il a dissipé en lin instant les nuages de cette tristesse et fait cesser toutes nos afflictions. Il nous a tellement consolés en un instant, que l'on pouvait croire que le bienheureux Mélèce était sorti de son tombeau pour, remonter encore sur ce trône auguste.

« Ayons donc confiance, jetons-nous aux pieds du Seigneur, et dans l'ardeur de nos prières supplions-le de conserver inébranlable et toujours pure l'Église d'Antioche notre mère commune, et de donner à Flavien notre père de longues et d'heureuses années; et si vous voulez permettre au moins digne des prêtres de se placer à la suite de ce pontife éminent, je vous conjure aussi de me secourir de vos prières; demandez au Seigneur la grâce dont j'ai besoin pour conserver fidèlement le dépôt sacré qui m'a été confié et dont je rendrai un compte sévère au jugement de Dieu; demandez-lui que je sois un jour au nombre des serviteurs fidèles qui mériteront les louanges et les récompenses de leur Maître par la grâce et la miséricorde de Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui soient adoration, gloire et empire dans les siècles sans fin. »

XV. Chrysostome, environné de toute la confiance de Flavien son évêque, investi de son autorité épiscopale, pouvant librement instruire, reprendre, exhorter, corriger et même punir les coupables en les chassant de l'église ou en les excluant de l'autel, accepta avec un généreux courage la noble et pénible mission qui lui était échue (1). Nous ne pouvons pas entrer dans le détail ni même donner l'analyse de tous les discours qu'il prononça pendant les douze années qu'il passa à Antioche depuis sa prêtrise jusqu'à son épiscopat; mais nous devons faire connaître les travaux qu'il entreprit, les luttes qu'il soutint, les vertus qu'il pratiqua, enfin les oeuvres

 

1. Ad Populum, homil, VI.

 

que son zèle apostolique le rendit capable d'accomplir. Quoique la cité d'Antioche renfermât dans ses murs deux cent mille habitants, dont une moitié était composée de chrétiens et l'autre de païens, de juifs et d'hérétiques, il put suffire à tout : catholiques et dissidents, païens et juifs, tous purent à loisir entendre sa parole, et se désaltérer à la source abondante et pure de sa doctrine.

XVI. La ville était divisée en deux parties, là vieille ville et la nouvelle; la première s'étendait sur les bords de l'Oronte, et la seconde s'élevait dans une île formée par le fleuve et unie à la première par cinq ponts construits en pierre. Dans la nouvelle Antioche se trouvait une petite église occupée par les catholiques de la communion de Paulin; les catholiques de la communion de Flavien célébraient les saints mystères dans l'église appelée la Palée, située dans la vieille ville. C'était l'église principale, l'église apostolique, patriarcale, fondée par les Apôtres et que Chrysostome appelle l'Église-Mère, l'Église chère à tous les coeurs, et différente de la basilique bâtie par Constantin. La Palée fut le théâtre principal où Chrysostome exerça son zèle. II prêchait tous les jours en carême et deux ou trois fois par semaine en temps ordinaire, sans compter les fêtes des saints et des martyrs, et les discours de circonstance (1).

XVII. En entrant dans la carrière, Chrysostome trouva dans la cité d'Antioche quatre grands ennemis à combattre, et contre lesquels il dirigea tous ses coups : les païens qui étaient nombreux encore; les juifs qui ne l'étaient pas moins; les hérétiques ariens, anoméens et marcionites, et les catholiques indifférents ou corrompus. Ces ennemis de la foi et des moeurs, Chrysostome les attaquait

 

1. In Acta, homil. II.

 

constamment, tantôt dans des écrits' particuliers, tantôt dans des homélies dirigées spécialement contre eux, tantôt enfin à l'occasion d'un texte qu'il trouvait sur son passage dans l'explication des livres divins. Ses discours faisaient aux âmes de salutaires blessures; mais quoique pleins de force et de véhémence, quoique empreints même parfois d'une sainte sévérité, jamais pourtant ils n'irritèrent le peuple qui les écoutait : si les coupables se reconnaissaient dans ces tableaux, tout en sentant le trait qui frappait leur âme et la rougeur qui leur montait au front, ils admiraient la charité et le zèle de l'homme apostolique, et applaudissaient à son éloquence.

XVIII. Suspendons un instant le récit des événements de la vie du saint, et examinons les principaux objets de cette polémique soutenue par Chrysostome. Cette étude nous donnera une idée de ses travaux avant son épiscopat et de l'état de l'Église d'Orient au quatrième siècle. Le paganisme, quoique fort affaibli dans les esprits au moment Ïoù Constantin monta sur le trône des Césars, ne tomba pourtant pas tout à fait sous le règne de ce prince; les fêtes des dieux, les sacrifices et les pratiques superstitieuses continuèrent sous ses successeurs, et même un d'entre eux, Julien, surnommé l'Apostat, environné d'une foule de philosophes païens, tels que Maxime de Tyr et Libanius, avait tenté de le raviver dans l'Empire. Pour cela, il avait adopté le platonisme éclectique. Ce système n'était plus le polythéisme idolâtrique, tel qu'il avait été pratiqué dans les âges précédents; c'était un polythéisme mitigé, mélange informe d'idées païennes, chrétiennes et philosophiques, aboutissant à de nombreuses pratiques de magie et de superstition. Les païens de cette époque reconnaissaient un être suprême, première cause et premier moteur de l'univers, et sous ses lois différents ordres de génies auxquels il confiait divers ministères dans le gouvernement général de ce monde. Ces disciples de Julien, de Jamblique, de Porphyre et de Libanius, étaient encore en grand nombre à Antioche, la capitale de l'Orient, la cité des philosophes et des sophistes. Imbus des fausses doctrines de leurs maîtres, ils répétaient tout haut leurs leçons et ne cessaient, dans les calamités publiques surtout, de gémir sur la chute des dieux de l'Empire, sur le mépris et l'abandon de leurs autels, source, disaient-ils, des malheurs publics.

XIX. Il était nécessaire de les combattre, de dissiper leurs ténèbres, d'ouvrir leurs yeux à la lumière évangélique, de les convertir au christianisme, ou du moins il fallait prémunir les fidèles, soutenir les faibles dans la foi contre les impressions mauvaises que pouvaient faire sur eux la fausse piété, les gémissements hypocrites et les objections subtiles des païens.

Pour atteindre ce double but, Chrysostome dans ses écrits et dans ses discours ne s'astreint plus à suivre la méthode de saint Justin et d'Athénagore. Les rôles, à cette époque, étaient changés; le paganisme n'était plus accusateur, mais accusé, et le christianisme triomphant n'avait plus à se défendre des absurdités que les païens lui imputaient, mais il devait citer le paganisme décrépit au tribunal de la raison, de l'histoire et de la conscience humaine. Chrysostome passe donc en revue les fables absurdes, les folies sans nombre de la mythologie païenne; il dévoile ses dogmes ridicules, sa profonde immoralité, ses principes abrutissants pour l'espèce humaine, les cruautés et les infamies consacrées et préconisées par l'exemple de ses héros et de ses dieux; il met en regard la simplicité, la beauté du christianisme, la sublimité de ses dogmes, la pureté de sa morale, son établissement miraculeux, la charité de ses saints, le courage de ses martyrs, l'accomplissement de ses prophéties, en un mot toutes les preuves de sa divinité.

« Les dieux des nations ne sont pas de véritables dieux, s'écrie-t-il avec le Prophète, ce sont de vains simulacres, des idoles de bois ou de pierres des statues d'or ou d'argent fabriquées par la main des hommes. Ils ont des yeux et ils ne voient pas, des oreilles et ils n'entendent pas, une bouche et ils ne parlent pas; ils n'ont ni âme, ni esprit, ni intelligence, ni volonté, ni force, ni vie (1). 

« Direz-vous que les oracles se font entendre, que les statues des dieux parlent et se meuvent? Eh ! n'entendez-vous pas le Prophète vous répondre : Ils ont des yeux et ils ne voient pas, des oreilles et ils n'entendent pas; ils ont une bouche et ils ne parlent pas?

« Ne voyez-vous pas que c'est le démon qui les fait mouvoir, que c'est lui qui rend les oracles par leur bouche (2) ? Ce méchant esprit veut vous tromper, il veut vous porter aux fornications, aux adultères, aux injustices et à toutes sortes de crimes par le spectacle de ces statues qui vous mettent tous ces crimes sous les yeux. N'est-il pas souverainement ridicule de vous prosterner devant des dieux qui vous doivent l'existence et que vos mains même ont fabriquées? N'est-ce pas un déshonneur d'adorer des arbres, des légumes ou des animaux immondes? Que dis-je ! n'est-il pas cent fois plus déshonorant encore de se prosterner devant des statues qui, par leur forme, leur attitude, vous prêchent les crimes les plus honteux, les plus révoltantes turpitudes (3) ? Que signifie, dites-moi, cet aigle de Jupiter, ce Ganymède enlevé, ce taureau immonde, cet Apollon qui poursuit une jeune fille? que signifient tant d'autres statues abominables? Ne sont-elles pas l'expression des plus criminelles voluptés, la justification

 

1 Ps. CXIII. — 2 In Isaïam, cap. I. — 3 In Daniel, cap. II.

 

des impudicités les plus ignobles? Ces fêtes de dieux et de déesses, ces temples, ces souterrains, ces assemblées ténébreuses, ces initiations, ces mystères, ne sont-ce pas les indices, les monuments, les enseignements de la honte et de l'infamie! Que dis-je? tous ces usages ne sont-ils pas une perpétuelle excitation à des cruautés telles, qu'elles feraient rougir les démons mêmes, s'ils pouvaient rougir? Aussi, fidèles imitateurs de leurs dieux, que voit-on parmi les idolâtres, sinon de honteuses passions, la crapule portée au dernier point, des débauches que la bouche n'ose exprimer, une cruauté sans bornes et des meurtres épouvantables? Eh! le Prophète peut-il appeler sur la tête des adorateurs des faux dieux une malédiction plus terrible que celle qui est renfermée dans ces paroles : Qu'ils deviennent semblables à leurs dieux, ceux qui les fabriquent et qui mettent en eux leur confiance (1) ! »

XX. Cette attaque vigoureuse, Chrysostome la renouvelle dans son Traité contre les païens, dans diverses homélies et toutes les fois que l'explication d'une parole de l'Écriture lui en fournit l'occasion. Toutefois il ne se contente pas de montrer aux païens la folie et la honte du culte des faux dieux; il établit d'une manière solide la divinité du christianisme.

« Le païen, dit-il, peut m'adresser cette question Qu'est-ce qui me prouve que le Christ est Dieu (2) ? Pour démontrer cette vérité, d'où dépendent tous les dogmes et les devoirs du christianisme, je ne chercherai pas mes preuves dans l'Écriture; le païen n'en reconnaît point l'autorité. Si je lui disais :  Il est Dieu parce qu'il a créé le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'elle renferme ; il est Dieu parce qu'il a chassé les démons, éclairé les

 

1. Ps. CXIII. — 2. Contra Gentiles, cap. I.

 

aveugles et ressuscité les morts; il est Dieu parce qu'il a promis des biens invisibles, un royaume éternel à ceux qui croiront en lui; ces raisons, loin de le convaincre, exciteraient sa pitié. Renonçons donc à ces moyens, et, mettant à part les raisonnements abstraits, établissons par un fait irrécusable, dont l'appréciation est à la portée des plus ignorants, la divinité de Jésus-Christ et des dogmes qu'il est venu nous annoncer. Le païen sait que Jésus-Christ est le fondateur du christianisme, il admet sans doute que c'est lui qui a établi toutes les églises de l'univers; or, le seul fait de l'établissement de la religion chrétienne prouve à la fois sa divinité et celle de Jésus-Christ, son fondateur.

« Ne faut-il pas, en effet, être plus qu'homme pour opérer en si peu de temps des changements si extraordinaires dans toute l'étendue de la terre, pour arracher à tant de maux, à tant d'erreurs, à tant de vices, des hommes si pervers, prévenus de tant d'opinions extravagantes; pour convertir à la foi non-seulement les Romains, mais les Perses et même les peuples les plus barbares; non-seulement les pauvres et les ignorants, mais les savants, les philosophes, les riches, les puissants et les princes; pour les délivrer non-seulement de leurs erreurs, mais pour les élever à des idées si hautes et les engager à la pratique de vertus si sublimes?

« Ne faut-il pas être plus qu'homme pour opérer ces prodiges sans armes, sans argent, sans armée, sans combat, mais seulement par le ministère de douze hommes inconnus, méprisables selon le monde,. ignorants, pauvres, nus, désarmés, sans habits et sans chaussures? Si Jésus-Christ n'était pas Dieu, comment aurait-il pu inspirer aux hommes avares le mépris de l'or et de l'argent, aux ambitieux l'amour des humiliations, aux voluptueux l'amour de la croix et de la mortification? Comment aurait-il pu établir malgré les sophismes des philosophes et des savants, malgré la fureur des rois et des empereurs, malgré les passions déchaînées et au milieu des persécutions et des massacres, une religion qui contrarie la nature et qui enchaîne toutes les passions?

« Comment toutes ces révolutions qui avaient été prédites auraient-elles pu s'accomplir? D'où vient que la croix, objet d'horreur autrefois, est maintenant honorée? Pourquoi l'univers entier accourt-il aujourd'hui en pèlerinage à Bethléem (1) ? N'est-ce pas l'accomplissement de ces paroles prophétiques

« Et vous Bethléem vous êtes regardée comme un lieu trop peu considérable pour donner des princes à Juda, mais c'est de vous que sortira le dominateur d'Israël; lui, dont la génération est dès l'éternité. Il demeurera ferme, il paîtra son troupeau dans la force et dans la sublime majesté du nom du Seigneur; ses brebis seront dans la paix, parce que sa grandeur va éclater jusqu'aux extrémités du monde (2).

« Reconnaissez donc le prodige, et confessez avec nous la divinité de Celui qui a été crucifié, qui est mort et ressuscité pour le salut des hommes. »

Les Pères de cette époque se servaient souvent du fait de l'établissement du christianisme pour établir sa divinité; Chrysostome revient fréquemment sur cette idée, et saint Augustin voulant convaincre les païens leur disait : « Le christianisme s'est établi par les miracles ou sans miracles; s'il s'est établi par des miracles, il est divin; s'il ne s'est pas établi par des miracles, son établissement est le plus grand des miracles, et ce fait seul doit le faire regarder comme divin. »

Les raisonnements tirés des faits généraux de l'histoire n'étaient pas les seuls invoqués par Chrysostome pour

 

1. Contra Gentiles, cap. I. — 2. Michée, V.

 

combattre les païens; souvent pour les confondre il leur rappelait les miracles arrivés de son temps et dans la ville même d'Antioche. Il en est un entre autres qu'il cite dans le panégyrique de saint Babylas et dans son Traité contre Julien et les Gentils : c'est le triomphe que saint Babylas remporta, après sa mort même, sur Julien l'Apostat et sur ses dieux. Ce prince impie étant venu à Antioche se rendit au faubourg de Daphné, qui était célèbre par ses fontaines, ses ruisseaux, ses jardins et surtout par un temple très-ancien dédié à Apollon. Ayant offert ses sacrifices impies, il voulut consulter l'oracle, mais l'oracle après un long silence répondit : Les morts qui sont ici m'empêchent de parler; brisez leurs cercueils, déterrez leurs ossements et transportez-les ailleurs. Julien comprit ou du moins il feignit de comprendre que l'oracle désignait les reliques de saint Babylas, évêque d'Antioche et martyr, qui avait été inhumé avec ses chaînes à Daphné, où il était devenu l'objet de la vénération des fidèles. Les restes du saint martyr sont donc, par ordre de l'empereur, exhumés et transportés vers la ville. Cet acte d'impiété ne devait pas rester impuni. Au moment même où les saintes reliques entraient dans la ville, au milieu d'un cortège immense de fidèles en pleurs, la foudre tomba du haut du ciel sur la tête de la statue d'Apollon et consuma son temple (1).

« Un homme ordinaire, s'écrie à ce sujet Chrysostome, ne fait rien de grand après sa mort; mais un martyr opère plusieurs prodiges non pour se rendre illustre, n'ayant nul besoin de la gloire des hommes, mais pour apprendre aux incrédules que la mort des martyrs est moins une mort que le commencement d'une meilleure vie. Saint Babylas, après avoir fini son pèlerinage, a détruit l'empire du démon, manifesté les erreurs des païens, à

 

1. Contra Julianum et Gentiles.

 

et découvert la vanité de leurs oracles, en fermant la bouche à celui qui paraissait le plus habile dans l'art de deviner. Ces faits sont publics, il n'y a pas vingt ans qu'ils se sont accomplis; allez à Daphné, et vous verrez fumants encore, pour ainsi dire, les restes de ce temple fameux; examinez-les attentivement : vous y verrez en caractères de feu la vanité des idoles, la honte du paganisme, la puissance des saints martyrs et la gloire du christianisme. »

A cette époque le sophiste Libanius vivait encore. Il avait fait une déclamation sur la ruine du temple d'Apollon; Chrysostome en cite une partie dans son Traité et la réfute victorieusement. Le saint apôtre d'Antioche ne se contentait pas de parler et d'écrire contre l'idolâtrie, il déployait partout une sainte activité; il convertit ainsi les idolâtres du mont Amanus dans les environs d'Antioche, il fit démolir un temple au mont Cassius où l'on offrait chaque jour des sacrifices aux faux dieux. Séleucie et toute la contrée ressentirent aussi les effets de son zèle infatigable. Les sacrifices païens cessèrent, les temples furent renversés et remplacés par des oratoires et des églises. Les superstitions étaient abolies, et les peuples embrassaient en foule le christianisme.

XXI. En établissant dans ses discours la divinité de la foi chrétienne contre les païens, Chrysostome frappait en même temps les Juifs. Sa polémique contre ces derniers n'est pas moins remarquable que celle dont nous venons de donner une idée.

La situation d'Antioche au pied des montagnes de la Syrie, environnée de la Phénicie, de la grande Arménie, de la Cilicie et de la Cappadoce ; sa proximité de la grande mer, ses privilèges, son commerce florissant, avaient de tout temps attiré dans ses murs une multitude de Juifs, qui, dès le temps des Apôtres, y avaient déjà un grand nombre de synagogues. Saint Pierre y avait établi son premier siège. « Après le martyre de saint Étienne, quelques-uns des disciples que la persécution avait dispersés passèrent en Phénicie, à Chypre et à Antioche, dit le texte sacré, mais ils n'annoncèrent la parole qu'aux seuls Juifs. Bientôt après arrivèrent dans cette ville d'autres disciples, et ceux-ci parlèrent aussi aux Grecs, leur annonçant le Seigneur Jésus (1).

« Et la main du Seigneur fut avec eux, de sorte qu'un grand nombre de personnes crurent et se convertirent au Seigneur.

« La nouvelle en étant venue à l'Église de Jérusalem, on envoya Barnabé à Antioche. Lorsqu'il y fut arrivé et qu'il eut vu la grâce de Dieu, il en eut une grande joie et il les exhorta tous à demeurer fermes dans la résolution qu'ils avaient prise d'être au Seigneur (2).

« Barnabé s'en alla ensuite à Tarse pour chercher Saül, et l'ayant trouvé, il l'amena à Antioche.

« Ils demeurèrent un an entier dans cette église où ils instruisirent un grand nombre de personnes; en sorte que ce fut à Antioche que l'on commença à donner aux disciples le nom de chrétiens. On voyait parmi eux des prophètes et des docteurs, entre lesquels étaient Barnabé, Simon qu'on appelait le noir, Lucius le Cyrénéen, Manahem, frère de lait d'Hérode le Tétrarque, et Saül.

« Or, quelques-uns qui étaient venus de Judée à Antioche enseignaient cette doctrine aux frères : Si vous n'êtes circoncis selon la pratique prescrite par Moïse, vous ne pouvez être sauvés (3). »

Cette proposition, qui fait le fond du système imaginé par Cérinthe, troubla la foi des fidèles et causa de grandes agitations, surtout à Antioche. Paul et Barnabé s'élevèrent

 

1. Act. de Aposta?., cap. XI. — 2. Cap, XI. — 3 Cap. XV.

 

avec force contre cette doctrine. La question fut portée au tribunal des Apôtres, et le premier Concile eut lieu à Jérusalem. La décision fut celle-ci : Il a semblé bon au Saint-Esprit et à nous de ne vous point charger d'autres choses que de celles-ci qui sont nécessaires, c'est de vous abstenir de ce qui aura été offert aux idoles, du sang des chairs étouffées et de la fornication (1).

Le décret des Apôtres fut reçu avec joie par tous les fidèles; mais les disciples de Cérinthe, les chrétiens judaïsants continuèrent à dogmatiser et à mêler ensemble les pratiques judaïques et chrétiennes.

Cette superstition condamnée se perpétua, et quoique au temps de Chrysostome on ne regardât plus comme obligatoire la loi de Moïse, il restait cependant encore dans les esprits certains préjugés, et dans les moeurs quelques pratiques judaïques funestes à la piété et au salut des fidèles.

A Antioche un certain nombre de chrétiens professaient la plus haute estime pour les cérémonies des Juifs. Soit curiosité, soit conviction, beaucoup fréquentaient les synagogues et célébraient les Néoménies, la faste des Trompettes, et surtout les trois grandes solennités : Paques, la Pentecôte et la fête des Tabernacles. La Pâque des Juifs arrivant quelquefois après la solennité chrétienne, quelques fidèles prolongeaient leur jeûne jusqu'à la Pâque judaïque, et étaient encore dans le deuil de la pénitence, tandis que tout le peuple chrétien était dans la joie de la résurrection. La superstition allait si loin chez quelques-uns, qu'ils s'imaginaient qu'un serment prêté dans une synagogue était plus sacré que s'il eût été fait dans l'église en présence de l'autel. Chrysostome raconte qu'un chrétien avait entraîné de force une femme dans une synagogue pour qu'elle y prêtât serment.

 

1 Acta Apostol., cap. XV.

 

Le zèle du saint apôtre s'élevait avec force contre toutes ces pratiques, et il défendait aux fidèles, sous les plus grandes peines, de s'y laisser aller. « Que sont-elles, ces synagogues, s'écriait-il, sinon des théâtres où se passent les plus honteuses orgies, des maisons de prostitution, des cavernes de voleurs, des repaires de bêtes féroces, des temples où règne le démon triomphant? Eh ! comment pouvez-vous avoir société avec les Juifs, vous qui adorez le Sauveur crucifié? Ne sont-ce pas les Juifs qui ont poussé ce cri : Crucifiez-le, crucifiez-le; que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ? Mais j'en prends aujourd'hui le ciel et la terre à témoin, si quelqu'un de vous célèbre désormais la fête des Trompettes, s'il entre dans les synagogues, s'il monte au temple de la matrone, s'il observe le sabbat, le jeûne ou toute autre cérémonie judaïque, je me déclare innocent de la perte de son âme. Ce que je vous dis aujourd’hui vous sera rappelé au jugement de Dieu; si vous obéissez à mes paroles, vous aurez alors une grande consolation; mais si voles n'en tenez aucun compte, si vous ne dénoncez pas à l'évêque ceux qui osent se permettre de pareilles pratiques, mes paroles seront pour vous un sujet de douleur et de désespoir éternel. »

XXII. Il fallait que, sous ce rapport, le mal fût grand dans Antioche, puisque Chrysostome, pour le combattre, consacre huit homélies et un traité spécial , sans compter une multitude de passages dirigés contre les Juifs dans ses autres discours (1). Pour convaincre les chrétiens indécis, et en même temps pour éclairer les Juifs, il résume toute sa polémique dans deux idées principales : la religion de Moïse est abolie, le temps de la synagogue est fini, Dieu a rejeté Israël; une ère nouvelle a

 

1. 1 Adversus Judaeos.

 

commencé, la loi évangélique, fondée sur les mystères de la vie, de la Passion et de la mort du Christ, Fils de Dieu , a remplacé la loi mosaïque avec son culte et ses cérémonies.

Pour établir ces deux points , Chrysostome part des principes admis par les Juifs; il ouvre les livres divins, et interrogeant les prophètes, il recueille leurs oracles touchant le Messie. Il naîtra à Bethléem d'une mère vierge, de la tribu de Juda, de la famille de David, dans le temps où le sceptre ne sera plus dans Israël; il aura un précurseur, il sera une pierre de scandale pour quelques-uns, une cause de salut pour beaucoup; il sera méconnu; le peuple qui l'aura renié ne sera plus son peuple; on le verra rejeté, trahi, vendu, abreuvé de fiel, il aura les pieds et les mains percés; les méchants le feront mourir, il ressuscitera et montera triomphant dans les cieux. Les Juifs seront maudits, dispersés, errants, sans rois, sans autels, sans sacrifices, sans prophète, attendant le salut et ne le trouvant pas.

Chrysostome montre comment toutes ces prophéties se sont accomplies en Jésus-Christ. Il fait voir la main de Dieu appesantie sur ce peuple ingrat, et pour faire mieux comprendre que sa désolation est finale, que ses espérances touchant une restauration sont vaines, il rappelle les tentatives des Juifs sous Adrien et sous Constantin, tentatives misérables qui n'eurent d'autres résultats que d'aggraver leurs fers et de les rendre plus malheureux.

« Ces faits, diront-ils, sont anciens. Eh! sont-ils donc si éloignés de nous, et les vieillards ici présents ne s'en souviennent-ils pas encore? Mais puisqu'ils trouvent ces événements trop anciens, et qu'ils ne veulent pas convenir de la malédiction qui pèse sur eux, je vais, pour les en convaincre, leur citer un événement qu'ils ont vu , dont les jeunes gens qui m'entendent ont été témoins, et qui est aussi clair, aussi évident que le soleil. Cet événement n'est point arrivé sous les règnes d'Adrien et de Constantin, mais sous celui de Julien qui vivait encore il y a vingt ans.

« Vous le savez, nul prince ne surpassa jamais en impiété cet empereur. Apostat du christianisme, sacrilège restaurateur du culte des idoles, païen jusqu'à exercer lui-même le ministère des augures et des aruspices, cruel jusqu'à immoler des enfants pour satisfaire sa superstition, il voulut, pour attirer les Juifs à son impiété, les engager à offrir des sacrifices. Prince, répondirent les Juifs, c'est à Jérusalem que nous devons sacrifier; ce serait pour nous une violation manifeste de la loi de Moïse, un crime exécrable, d'offrir ailleurs des victimes. Rendez-nous Jérusalem, relevez son Temple abattu, replacez-y l'Arche sainte, ouvrez-nous le Saint des saints, et nous sacrifierons.

« Ils ne rougissaient pas, ces hommes criminels et éhontés, d'implorer la puissance de cet empereur impie et païen; ils osaient demander le secours de ses mains impures pour relever l'antique sanctuaire de Dieu : insensés qu'ils étaient! Ils ne soupçonnaient pas l'impossibilité de cette restauration; non, ils ne comprenaient pas que, s'il est facile de relever ce que l'homme a détruit, il est impossible à toute la puissance des hommes de relever jamais ce que Dieu a pour jamais renversé. Et quand Julien eût pu relever leur autel, eût-il également pu faire descendre le feu du ciel sur les victimes? Et sans le feu du ciel, qu'eussent été ces sacrifices, sinon des impiétés et d'impures sacrilèges ?

« Mais aveuglés et endurcis, ils ne considéraient pas toutes ces choses, et ils suppliaient l'empereur de leur être favorable. Celui-ci, dans l'espérance de les gagner au culte des faux dieux, et voulant, du reste, poussé par sa rage impie, donner un solennel démenti au Fils de Dieu qui avait annoncé que le Temple ne serait jamais rétabli, commença l'entreprise. Des sommes immenses sont puisées dans le trésor publie; mille ouvriers accourent de toutes parts, mille intendants sont employés pour, presser, surveiller et diriger les travaux; l'or et l'argent, la science et la force, tout se réunit, tout est mis en oeuvre pour assurer le succès de ce téméraire dessein. Mais Celui qui confond les sages de la terre et qui les prend dans leurs propres piéges, éclata du haut des cieux et manifesta sa colère.  Il voulut prouver à ces impies que la parole divine est immuable, et que les décrets portés par la toutepuissante et absolue volonté du Très-Haut, ne peuvent jamais être anéantis par tous les efforts des hommes réunis. Un feu terrible et mystérieux, s'élançant tout à coup des entrailles de la terre, repoussa au loin les pierres placées dans les fondations, enveloppa les travailleurs, en fit périr un grand nombre et força l'impiété obstinée d'abandonner cette oeuvre criminelle. Les Juifs furent frappés de honte et de terreur, et l'impie Julien, apprenant ce coup du ciel, craignant d'attirer sur sa personne les flammes vengeresses, fut contraint de confesser son impuissance, de s'avouer vaincu, lui et toute la nation des Juifs (1).

« Ces événements ne sont pas anciens; ils se sont passés de notre temps, sous nos yeux; vous pouvez visiter Jérusalem; allez-y, et vous trouverez encore les fondations vides et abandonnées, et sur les pierres dispersées vous lirez encore les traces de la colère et de la vengeance céleste.

« Ce fait est incontestable; s'il ne l'était pas, pourquoi les Juifs ne rebâtiraient-ils pas le Temple? qu'est-ce qui les en empêcherait? Ne sont-ils pas riches, leur patriarche

 

1. Contra Judœos.

 

ne possède-t-il pas d'immenses trésors? Manquent-ils d'audace, de ténacité et d'impudence? Ne sont-ils pas assez nombreux en Palestine, dans la Phénicie et partout (1)? »

XXIII Chrysostome ne se contente pas de prouver par les prophéties et les miracles l'abolition du judaïsme, mais il montre le triomphe de la religion chrétienne. « La mort, dit-il, opère de grands changements dans la fortune des hommes; ils perdent tout avec la vie. Aussi bien que les simples particuliers, les grands et les princes, les empereurs eux-mêmes sont soumis à ces vicissitudes. A peine sont-ils morts, que les lois qu'ils ont faites sont abrogées; leurs images et leurs statues sont reléguées dans des lieux obscurs; leur mémoire s'éteint bientôt, leur nom tombe dans l'oubli, et les favoris qu'ils protégeaient sont rejetés et méprisés. Ceux qui commandaient à des millions d'hommes, qui avaient droit de vie et de mort, et dont un seul signe changeait le sort des villes, des peuples et des empires, sont pour ceux qui survivent comme s'ils n'avaient jamais été.

« Il n'en a pas été ainsi du Christ, Fils de Dieu. Si pendant sa vie il souffrit les calomnies et les persécutions, la trahison de Judas, le reniement de Pierre, le délaissement de ses disciples; sa gloire et sa divinité n'en devinrent que plus éclatantes après sa mort.

« Celui qui par crainte n'osa reconnaître son Maître dans la maison du pontife, répara sa faute en souffrant pour lui les persécutions, la faim, la soif, les tortures et la mort. Que de martyrs se sont immolés pour son nom ! Sa gloire n'est-elle pas publiée partout? sa divinité n'est-elle pas confessée dans les villes et dans les déserts? les ducs et les princes, les consuls et les rois, les hommes

 

1. Contra Judaeos.

 

libres et les esclaves, les savants et les ignorants, les peuples civilisés et les peuples barbares ne le publient-ils pas à l'envi? Son sépulcre est glorieux; quelque étroit qu'il soit, il est mille fois plus révéré que les tombeaux des rois. Que dis-je? les tombeaux mêmes de ses serviteurs ne sont-ils pas plus glorieux que les palais des monarques? Ne voit-on pas des généraux, des consuls et des empereurs accourir à Rome pour s'agenouiller auprès des restes inanimés d'un pêcheur et d'un faiseur de tentes? A Constantinople n'a-t-on pas vu des princes ornés du diadème de l'univers demander comme une faveur d'être inhumés non auprès du tombeau des Apôtres, mais au seuil des basiliques comme pour en être les portiers?

« La Croix n'est-elle pas aujourd'hui triomphante, et ce signe de malédiction, ce symbole du dernier supplice, n'est-il pas devenu l'étendard sacré de la gloire et du salut? Oui, la Croix est honorée partout; elle couronne le diadème, elle est gravée sur les étendards et sur les armes des guerriers, partout plus éclatante que le soleil. Les princes et les sujets, les hommes et les femmes, les vierges et les veuves, l'esclave et l'homme libre font leur ornement du signe de la Croix. La Croix brille partout, dans les maisons, sur les places publiques, au sommet des montagnes, dans la profondeur des forêts, sur les bords de la mer, à la poupe des vaisseaux, sur les vêtements et sur les tables. Elle est gravée sur les anneaux, sur les vases d'or et d'argent et sur les livres; partout elle est un signe révéré et béni. On fait le signe de la Croix sur les animaux malades, sur les possédés pour les guérir. Pendant la paix et pendant la guerre, le jour et la nuit, tous ont mis leur confiance dans la Croix; personne ne rougit de ce signe autrefois maudit; la Croix est devenue un ornement plus honorable et plus précieux que toutes les couronnes.

« Que les Juifs et les païens répondent; qu'ils expliquent, s'ils le peuvent, l'affluence de pèlerins qui arrivent à Jérusalem de toutes les parties de la terre pour voir et révérer le bois sacré sur lequel Jésus souffrit et mourut. Qu'ils expliquent pourquoi un grand nombre d'entre eux, hommes et femmes, enchâssent dans l'or les parcelles de la vraie Croix pour les suspendre à leur cou; pourquoi enfin cette croix patibulaire, ce signe de honte et de malédiction, est devenue pour tous et partout un signe d'honneur, un signe de gloire et de salut?

« Ah ! puissent-ils le reconnaître! c'est que cette parole du Prophète est accomplie : En ce jour, le rejeton de Jessé sera exposé comme un étendard aux yeux de tous les peuples; les nations viendront lui offrir leurs prières et son sépulcre sera glorieux (1). Oui, c'est parce que la Croix a été pour l'humanité une source de bénédictions, un bouclier solide, un rempart inébranlable contre les attaques du démon. C'est par la Croix que le Réparateur divin a brisé les portes infernales et les chaînes de l'esclavage; c'est par la Croix qu'il a renversé la forteresse de Satan, c'est par elle qu'il a appliqué sur les blessures de l'homme le baume divin qui devait les guérir.

« La Croix a converti et sauvé le monde; elle a chassé, l'erreur et fait briller la vérité; par elle la terre est devenue le ciel et les hommes sont devenus des anges; par elle le démon n'est plus à craindre, la mort n'est plus la mort, mais un sommeil; par elle tout ce qui pouvait nous nuire a perdu sa force et sa malice ; par la vertu de la Croix le poison reste sans effet, les tempêtes sont apaisées, les fléaux sont suspendus, les portes des prisons s'ouvrent, les chaînes tombent des mains des prisonniers; par elle enfin, aujourd'hui encore, mille prodiges sont opérés. » Cet éloge de, la Croix et de sa vertu toute-puissante pour

 

1. Isaïe, X.

 

établir la divinité du christianisme se rencontre dans plusieurs des homélies du saint prêtre d'Antioche. Nous regrettons de ne pouvoir citer ces passages admirables. Souvent il en déduit des conséquences morales applicables non-seulement à ses auditeurs, mais aux fidèles de tous les siècles. « Ne rougissez pas de la Croix, s'écrie-t-il dans l'homélie 54e sur saint Matthieu, de peur que Jésus-Christ ne rougisse de vous quand il viendra dans sa gloire pour juger le monde. »

Ce fut la première année de son sacerdoce (386) et pendant le carême que Chrysostome prononça ses homélies contre les Juifs. Les fêtes de la synagogue qui approchaient et où se rendaient un grand nombre de chrétiens l'avaient obligé d'interrompre sa polémique contre les anomiens.

XXIV. Ces hérétiques avaient pour chef Eunome, évêque de Cyzique. Dans le quatrième siècle, la nature de Dieu, la trinité des personnes et l'unité de la substance divine avaient été l'objet de téméraires investigations. Placés encore sous l'influence des idées païennes et philosophiques, les esprits s'agitaient, et la raison cherchait à expliquer des vérités que nous devons croire sur la parole même de Dieu, mais qui ne sont point accessibles aux faibles lumières de l'homme. Sabellius admettait en Dieu une seule substance et une seule personne. Selon lui, le Père, le Fils et le Saint-Esprit n'étaient pas trois personnes distinctes, mais seulement trois dénominations          d'une même substance divine. Si Dieu portait des décrets touchant le salut des hommes, il s'appelait Dieu le Père; s'il s'incarnait dans le sein d'une vierge, il prenait le titre de Dieu le Fils; s'il déployait l'efficacité de sa grâce dans l'âme des pécheurs, c'était alors Dieu le Saint-Esprit. Cette erreur qui détruit la trinité des personnes divines révolta les fidèles et fut condamnée par l'Église. Comme l'esprit d'erreur se jette toujours dans les extrêmes, on vit naître peu après l'hérésie des Trithéistes, diamétralement opposée à celle de Sabellius. Puis parut Arius, prêtre d'Alexandrie, qui voulut à son tour expliquer le mystère de la Trinité au point de vue de la faible raison humaine. Pour ne pas tomber dans l'erreur de Sabellius, il prétendit, tout en admettant trois personnes en Dieu, que ces personnes n'étaient pas égales en substance: Il nia la divinité du Verbe et alors, comme toujours; le novateur, laissant de côté la tradition catholique pour suivre les fausses lueurs de sa raison, ne manqua pas de trouver dans l'Écriture, mal interprétée, des textes propres à appuyer son erreur.

Les anoméens n'étaient pas autre chose que des ariens. Comme ces derniers , ils niaient la consubstantialité des personnes, et prétendaient de plus que l'on ne pouvait admettre plusieurs attributs différents dans l'essence divine.

La nature de Dieu est simple, disaient-ils; or, dans une nature simple on ne peut supposer deux principes différents, l'un engendré et l'autre engendrant; d'où ils concluaient que le Fils n'était pas consubstantiel au Père, mais seulement semblable.

Les catholiques répondaient que , pour que ce raisonnement fût concluant, il faudrait comprendre l'essente divine, la voir clairement comme Dieu la voit et la comprend; que, bien qu'une substance simple ne puisse contenir plusieurs principes qui soient différents à notre point de vue, nous ne savons pas ce qu'il en est de la substance divine, et que, par conséquent, nous ne pouvons pas établir un raisonnement concluant.

Chrysostome essaya de couper le mal par la racine, et il consacra cinq discours à établir cette vérité capitale, que la nature de Dieu est incompréhensible. S'étant aperçu que les anoméens assistaient à ses sermons et l'écoutaient volontiers, il ne les attaqua pas tout d'abord de peur de les rebuter; il attendit l'occasion favorable, et les anoméens la lui fournirent en le priant de traiter les points qui les concernaient.

Dans la première homélie, après avoir montré par l'exemple de Zacharie combien il est dangereux de porter trop loin la curiosité dans les choses où Dieu ne demande que notre foi, il déplora la témérité des anoméens qui prétendaient que l'homme, cendre et poussière, faible et fragile comme l'herbe des champs, peut connaître parfaitement Celui qui est éternel, invariable, incorporel et incorruptible, qui est partout, au-dessus de tout, qui regarde la terre et la fait trembler, qui a créé l'univers en se jouant, et devant qui toutes les nations, tous les hommes et les anges même ne sont que comme une goutte d'eau. N'est-ce pas une folie de prétendre pénétrer ce que saint. Paul, en qui Jésus-Christ parlait, avoue n'avoir pas compris.

Dans les homélies suivantes, il démontre que la nature de Dieu est incompréhensible aux prophètes, aux apôtres, aux anges, aux archanges et à toutes les puissances célestes. Il développe admirablement cette pensée clé l'Écriture: Dieu habite une lumière inaccessible que nul des hommes n'a vue ni ne peut voir (1) , et il s'élève aux pensées les plus sublimes sur la grandeur, la puissance, la sagesse et les perfections de Dieu.

Comme les anoméens objectaient que, puisque la nature de Dieu était incompréhensible, on adorait un Dieu inconnu : « Cette objection, reprit Chrysostome, ne mériterait pas d'être relevée, puisqu'il ne s'agit entre les anoméens et nous que de la connaissance de Dieu selon

 

1. Tim. VI.

 

sa nature. Mais comme nous cherchons moins à confondre nos adversaires qu'à les ramener à la vérité, faisons-leur voir par une comparaison que celui qui avoue ne point comprendre la nature de Dieu, la connaît mieux en effet que celui qui prétend la comprendre. Supposons deux hommes qui disputent ensemble sur l'étendue du ciel que nous voyons; l'un soutient qu'il en connaît toutes les dimensions, et l'autre affirme que cela est impossible à l'homme. Je demande lequel des deux connaît mieux le ciel, lequel des deux en a une plus grande idée : n'est-ce pas celui qui avoue son ignorance? Ainsi en est-il des anoméens et des catholiques. »

Après avoir montré que la nature de Dieu est incompréhensible , il établit la divinité et la consubstantialité du Verbe et sa parfaite égalité avec le Père. Ses preuves sont tirées de l'Évangile selon saint Jean. Celui qui me voit, voit aussi le Père (1). Moi et mon Père nous sommes un (2). Comme le Père vivifie et ressuscite les morts, ainsi le Fils vivifie ceux qu'il veut vivifier (3). Que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père (4).

Dans ces quatre paroles de l'évangile sont, exprimées la consubstantialité et la personnalité du Verbe, sa puissance égale à celle de son Père, et l'égalité du culte qui lui est dû.

Chrysostome consacre douze homélies à combattre les anoméens, toutes, excepté deux, prononcées à Antioche, et dans lesquelles il déploie toutes les ressources de sa science biblique et toute la puissance de son génie et de son éloquence.

XXV. Si cette polémique nous intéresse moins aujourd'hui, c'est parce que tous, à part quelques hommes ignorants et égarés, nous confessons la divinité et la

 

1. Joan. XIV.  — 2 Id., X. — 3 Id., V. — 4 Id. ibid.

 

consubstantialité du Verbe fait chair; mais à l'époque dont nous parlons, quand l'Église infestée par l'arianisme défendait son principe vital, cette controverse était pleine d'intérêt pour les fidèles. Pour eux les discours de Chrysostome étaient mille fois plus importants que ne le sont pour nous aujourd'hui les discours des orateurs politiques qui discutent dans les assemblées délibérantes les grands intérêts de la patrie.

Du reste, sans parler de l'éloquence de Chrysostome qui savait relever les moindres détails et exciter l'attention de son auditoire, ce saint personnage ne se bornait pas à combattre les hérétiques, mais il savait admirablement amener, à l'occasion d'une parole de l'Écriture, certains avis et même quelquefois certains reproches qui s'appliquaient à la partie catholique de ses auditeurs. Ainsi dans sa troisième homélie, après avoir établi que la nature de Dieu est incompréhensible à toutes les puissances célestes, il s'écrie : « Mais mon âme est épuisée, elle est effrayée non point de l'abondante matière qui nous reste à traiter, mais de la hauteur des mystères célestes que nous avons déjà et que nous devons encore contempler. Quittons donc le ciel pour un instant, et reposons nos esprits en terminant ce discours par l'exhortation ordinaire.

« Et que pouvons-nous vous dire, mes frères, sinon de prier pour ceux qui sont égarés dans les voies tortueuses de l'hérésie? Leur sort est mille fois plus à plaindre que celui des malades, des prisonniers, des condamnés aux mines et même des énergumènes. Ne vaut-il pas mieux; en effet, être possédé du démon, que d'être impie? Le possédé peut n'être pas coupable; mais l'homme impie, rien ne peut le justifier. »

XXVI. « Ce que je vous dis de la prière me rappelle un grave désordre auquel vous vous livrez; pardonnez-moi si je le signale ici afin de le corriger; je serais coupable si, en m'appliquant à guérir les maux de ceux qui me sont étrangers, je négligeais la guérison des vôtres propres.

« Hier, après être descendu de la tribune sacrée, au moment où s'offrait le divin Sacrifice, jetant les yeux dans la basilique auguste, j'ai cherché en vain l'immense multitude qui m'avait écouté avec tant d'attention. Hélas! l'église était déserte, toute la foule avait disparu. Votre conduite m'a profondément affligé; car si vous écoutez le serviteur avec tant d'attention, avec une joie si marquée; si vous recueillez ses moindres paroles jusqu'à la fin avec tant de bonheur, comment osez-vous, quand son divin Maître s'offre et s'immole pour vous sur l'autel, abandonner l'église et fuir dans vos maisons? Que pouvez-vous dire pour vous justifier? Cette indifférence vous fait perdre le mérite de votre assiduité au sermon; je crains même qu'elle ne soit la preuve de son inutilité pour vous : car si les vérités saintes que vous entendez étaient gravées dans vos esprits, elles vous engageraient. à assister avec piété aux divins mystères.

« Ne me dites pas que vous ne pouvez entendre le sermon qu'à l'église, tandis que vous pouvez prier dans vos maisons; car bien que la prière particulière soit utile et nécessaire, elle n'est pourtant pas aussi efficace que la prière commune; Dieu exauce plus facilement celle qui se fait dans l'église. Là se trouve ce qui n'est pas dans vos maisons, la foule des suppliants, l'unanimité des voeux, les liens de la charité, les oraisons des prêtres, tout ce nuage d'encens, de désirs et de prières qui s'élève vers le ciel.

« Ne vous souvenez-vous pas qu'il y a dix ans l'on punit quelques hommes qui aspiraient à la tyrannie? L'un d'entre eux, noble d'origine, puissant et distingué, se trouvant convaincu, était traîné au supplice. A cette nouvelle tout le peuple accourut en foule dans le cirque. En un instant mille voix s'élevèrent. de toutes parts pour demander la grâce du coupable. La colère de l'empereur fut apaisée, et la conspiration commune de tout le peuple arracha comme par force à la justice un criminel indigne de tout pardon.

« Quelle est donc notre conduite? Eh quoi! quand il s'agit d'apaiser un empereur de la terre, vous accourez tous en foule, et quand il faut adoucir le Roi du ciel, quand il est nécessaire d'arracher à sa colère non pas un seul homme, mais plus de mille, mais tous les pécheurs du monde, est-il possible que vous soyez indifférents? Pourquoi rester assis hors de l'église, ou plutôt pourquoi ne pas y accourir, afin que Dieu, touché de l'union et de l'élan de vos prières communes , leur remette les supplices qu'ils ont mérités et vous pardonne à vous-mêmes vos propres péchés?

« Pourquoi négligez-vous l'occasion favorable? Ne savez-vous pas qu'au moment du sacrifice les anges du ciel sont prosternés et que les archanges sont en prières? Oui, c'est ce moment-là même qu'ils choisissent pour supplier en faveur des pécheurs. Pour apaiser le Seigneur et implorer sa clémence, ils élèvent vers le ciel, non pas comme les hommes vis-à-vis des princes, un rameau d'olivier, symbole de douceur et de miséricorde, mais le corps sacré de Jésus lui-même. Ils semblent dire à Dieu Seigneur, nous vous prions pour ceux que vous avez aimés jusqu'à mourir; Seigneur, faites grâce à ceux que vous avez rachetés par votre sang : miséricorde en faveur de ceux pour qui vous vous êtes immolé!

« Vous avez reçu avec joie et même avec transport l'avertissement que je viens de vous donner; je ne demande pas des applaudissements, mais des oeuvres; un avenir prochain montrera si vous m'avez véritablement applaudi.

Les applaudissements du peuple avaient été sincères; personne ne sortit plus de l'église avant la fin du sacrifice, et Chrysostome quelque temps après remercia les habitants d'Antioche de leur humble obéissance aux avertissements qu'il avait donnés (1).

« C'est mon devoir de vous reprendre de vos défauts, dit-il; je serais infidèle à mon ministère si j'y manquais, mais aussi il est juste que je vous témoigne ma satisfaction, quand je vous vois marcher dans la bonne voie et la pratique des saintes oeuvres. Ceux qui sortaient de l'église ont obtempéré à mes avertissements; je les en remercie de toute mon âme. Mais je dois reprendre aujourd'hui ceux qui restent dans l'église, non point parce qu'ils y restent, mais parce qu'ils s'y conduisent comme s'ils n'y étaient pas, en se livrant à des conversations inopportunes et inutiles pendant le redoutable Sacrifice. »

Le saint prêtre s'élève fortement contre ce désordre il en fait sentir la gravité tant à cause de la sainteté de l'Église que de la grandeur des mystères qui s'opèrent sur l'autel, et surtout à cause de la présence des possédés que le diacre amenait à l'église au moment où allait commencer le Saint-Sacrifice. « Eh! s'écrie-t-il, quand vous voyez ici ces malheureux, comment pouvez-vous être insensibles à leurs maux? A la vue de tant d'infortune, ne devriez-vous pas être recueillis par la crainte? vos visages ne devraient-ils pas être inondés de larmes, et toute l'église retentir de cris et de lamentations? Comment ne craignez-vous pas que Dieu, en punition de votre insensibilité et de votre peu de retenue, ne vous livre au démon pour vous faire subir tous les accès de sa rage et de sa fureur?

« Il est un autre désordre, excité par le démon pour vous empêcher de profiter de la parole de Dieu : c'est celui que causent quelques coupeurs de bourses répandus

 

1. De Incompr. Natura Dei, homil. IV.

 

chaque jour dans l'assemblée, et qui déjà ont dépouillé un grand nombre de personnes (1). Pour arrêter le mal et ôter à ces hommes rapaces leurs criminelles espérances, je vous prie de n'apporter ni or ni argent dans ce saint lieu, quand vous venez pour entendre la parole divine. »

XXVIII. Les hérétiques ariens, anoméens et sabelliens ne furent pas les seuls sectaires que le zèle de Chrysostome eut à combattre. L'Église d'Orient, et en particulier l'Église d'Antioche, était désolée par toutes les erreurs qu'enfante l'orgueil de la raison humaine égarée par les systèmes d'hommes ambitieux ou dissolus. Marcionites, valentiniens, gnostiques, manichéens, macédoniens, juifs et païens, tontes les sectes, toutes les erreurs anciennes et nouvelles avaient leurs adeptes dans la ville patriarcale, remplissant comme, l'ivraie le champ du père de famille. Le saint apôtre d'Antioche les combattait, tantôt directement soit dans des conférences publiques, soit dans des traités spéciaux, soit dans l'exposition d'un chapitre de l'Écriture, comme on le voit dans l'exposition du psaume 109; tantôt indirectement à l'occasion d'un texte qu'il développe; de temps en temps il montre l'inconséquence des sectaires; quelquefois aussi, mais rarement, il verse le ridicule sur leur doctrine et leurs pratiques. Ainsi, dans l'homélie 40e , sur la première Épitre aux Corinthiens, il s'écrie : «Voulez-vous que je vous dise comment les disciples de Marcion entendent l'Écriture sur la nécessité du baptême? j'exciterai votre hilarité, mais néanmoins je le dirai pour vous prémunir contre les erreurs de cette secte. Parmi eux, quand un catéchumène vient à mourir subitement sans avoir reçu le baptême, on trouvé le moyen de le baptiser après sa mort. On s'approche du lit du défunt, on lui parle, on l'interroge, on

 

1. De Natura Incompr, homil. IV.

 

lui demande s'il veut être baptisé; le mort ne répondant pas, quelqu'un caché sous le lit se charge de répondre pour lui et dit qu'il veut être baptisé. Le défunt reçoit à l'instant le baptême dans la personne de celui qui a répondu. Pour faire cette cérémonie ridicule, ils s'appuient d'un texte de l'Apôtre saint Paul aux Corinthiens, qu'ils interprètent selon leur sens particulier. »

Les marcionites avaient pour chef Marcion, né à Sinope dans le second siècle de l'ère chrétienne. Chassé de l'Eglise par son propre père à cause de sa vie dissolue, il quitta sa patrie, et vint à Rome oit il s'attacha à l'hérétique Cerdon. Bientôt il devint lui-même chef de secte. Ne pouvant expliquer l'existence du bien et du mal dans l'homme et dans le monde, il imagina deux principes, l'un bon et l'autre mauvais, l'un créateur des esprits et des âmes, l'autre créateur des corps et de la matière. Selon lui, la chair venait du mauvais principe; il condamnait le mariage; il prétendait que le Fils de Dieu n'avait pris qu'un corps fantastique. Ses partisans avaient un grand mépris pour le dieu créateur de la matière : ils s'abstenaient de viande, ne buvaient que de l'eau, et pratiquaient des jeûnes rigoureux. Théodoret rapporte que de son temps un marcionite âgé de 90 ans ne mangeait qu'à regret, et qu'il était pénétré de la plus vive douleur toutes les fois que le besoin de se nourrir l'obligeait à user des productions du dieu créateur de la matière. « Comble d'absurdité, s'écrie un savant auteur, et dont on ne croirait pas l'esprit humain capable, s'il n'en existait tant d'autres exemples; punition éclatante de l'orgueil de la raison humaine, qui veut s'élever et dogmatiser contre les saints enseignements de la foi ! »

Ces sectaires étaient nombreux à Antioche. Pendant que Chrysostome les combattait avec le plus de zèle, la bonté de Dieu se plut à sanctionner la vérité de ses discours par un éclatant miracle. C'est l'historien Théodoret qui le rapporte.

Le préfet d'Antioche était nu sectateur des doctrines de Marcion, et sa femme n'était pas moins due lui attachée à cette erreur. Pendant que ces deux grands personnages faisaient servir tout ce qu'ils avaient de forces, de fortune et de crédit à propager l'impiété, la justice de Dieu arrêta tout à coup leur zèle hérétique. La femme fut atteinte d'une cruelle maladie d'entrailles. Tous les remèdes furent employés; mais le mal ne fit qu'augmenter, et les prières des marcionites n'eurent pas plus d'efficacité. Vaincue par la douleur et presque réduite à l'extrémité, cette femme qui entendu les homélies de Chrysostome et qui l'estimait pour sa vertu autant que pour son éloquence, promit, de concert avec son mari, et embrasser le Catholicisme, si les prières des catholiques obtenaient sa guérison. S'étant fait transporter à la porte de l'église de la Palée, elle supplia l'évêque Flavien et Chrysostome d'intercéder pour elle auprès de Dieu. « Ne nous repousse.. pas, disait-elle, ayez pitié; de ceux qui sont nés dans l'erreur, intercédez pour nous; la guérison de mon corps sera aussi la guérison de nos âmes. » Chrysostome, touché de leurs supplications, fit apporter de l'eau; Flavien l'ayant bénite en répandit sur cette femme qui à l’instant se leva parfaitement guérie. Par reconnaissance, ces deux personnages donnèrent trente livres d'or pour les pèlerins, les pauvres et les malades. Ils renoncèrent aux erreurs de Marcion, et devinrent de fervents catholiques.

Ces deux conversions irritèrent les marcionites : dans leur colère, ils se permirent l'injure et la calomnie contre Flavien et Chrysostome qu'ils traitaient d'infâmes magiciens; mais la justice de Dieu mit bientôt un terme à leur fureur : il survint à Antioche un grand tremblement de terre qui renversa la maison oit étaient réunis en grand nombre les marcionites, et les fit périr misérablement.

XXIX. Ce fut pendant les années 386 et 387 que Cltrysostome combattit avec tant de vigueur les hérétiques anoméens. Sa polémique fut interrompue il l'occasion de la discorde qui régnait. à Antioche entre les catholiques pauliniens et méléciens. Pour mieux faire ressortir le zèle de Chrysostome, et en même temps pour faire connaître la situation d'Antioche et la difficulté des temps, nous devons exposer ici la cause et l'origine de cette discorde appelée le schisme de l'église d'Anlioche.

En 330, Eustathe, né à Side en Pamphylie, et vingt-quatrième patriarche d'Antioche, occupait depuis six ans le siège de cette grande ville. Sa foi vive et orthodoxe, son zèle ardent et la sainteté de sa vie lui ayant mérité la haine des ariens, il fut déposé dans un concile par Eusèbe de Césarée et Eusèbe de Nicomédie, et envoyé en exil.

Les ariens lui substituèrent Paulin Il, ennemi de la divinité de Jésus-Christ. Dès lors et pendant trente ans les ariens furent maîtres des élections, et toits les évêques qu'ils choisirent furent entachés d'hérésie; les catholiques repoussèrent ces évêques et continuèrent à vivre dans la communion d'Eustathe leur pasteur légitime. En 361, après l'exil d'Arius, les hérétiques choisirent Mélèce pour évêque d'Antioche. Trompés par on ne sait quelle apparence, ils le croyaient arien, ennemi de la consubstantialité du Verbe et tout disposé en faveur de leur cause. Mais quel ne fut pas leur étonnement, quand ils l'entendirent en plein concile professer la divinité de Jésus-Christ selon la foi de Nicée et anathématiser Arius ! Une partie des catholiques le reçut comme pasteur légitime, mais l'autre refusa de le reconnaître et resta fortement attachée à Eustathe sous la conduite de Paulin; prêtre d'Antioche. Les ariens irrités dénoncèrent Mélèce à l'empereur Constance, ennemi des catholiques. Mélèce fut exilé et remplacé par un diacre d'Alexandrie, appelé Euzoïus, qui était arien déclaré. Ainsi Antioche se trouva divisée en trois partis : celui d'Eustathe, celui de Mélèce, et celui d'Euzoïus. Deux étaient catholiques, et l'autre hérétique.

Saint Athanase, informé des maux de l'Eglise d'Antioche, voulut y apporter un remède convenable : il assembla un synode à Alexandrie, et là, par conseils, par raisons, par prières, il s'efforça de rapprocher les deux partis catholiques; il envoya même pour cet effet à Antioche, comme députés du concile, saint Astérius et saint Eusèbe de Verceil. Les choses semblaient prendre une marche pacifique ; on espérait voir bientôt consommée cette réunion si nécessaire, et déjà les députés du concile se dirigeaient vers Antioche, lorsque Lucifer de Cagliari donna la consécration épiscopale à Paulin pour succéder à Eustathe qui était mort; la division fut dès lors consommée. Les évêques eux-mêmes se trouvèrent partagés: tout l'Orient était pour Mélèce, tandis que l'Egypte et tout l'Occident reconnaissaient Paulin pour patriarche. Ce schisme déplorable dura plus de soixante ans; il ne se termina qu'en 392, sous l'épiscopat de Flavien, comme nous le verrons plus loin. Telle était donc la situation de l'Eglise d'Antioche, pendant que Chrysostome exerçait son ministère. Paulin et Flavien, successeur de Mélèce, étaient tous deux évêques; ils gouvernaient chacun leur troupeau, étaient unis entre eux par la même foi et les mêmes désirs; mais leurs partisans n'avaient ni les mêmes sentiments, ni la même modération. La guerre régnait dans les basses régions du peuple, et les deux partis, animés l'un contre l'autre, se laissaient aller à des injures et à des outrages réciproques. En parlant de Paulin, les partisans de Flavien disaient: cet homme est devenu hérétique en signant la profession de foi d'Apollinaire; il est possédé du démon, il entraîne les âmes dans l'abîme par des discours mensongers. A leur tour, les partisans de Paulin traitaient d'hérétiques ceux de Flavien, parce que celui-ci avait succédé à Mélèce, élu par les ariens.

Chrysostome, poussé par son zèle ardent pour le bien de l'Eglise et le salut des peuples, gémissait amèrement sur toutes ces querelles intestines qui altéraient si sensiblement la charité et l'union qui doivent régner entre les enfants d'un même Père, les héritiers des mêmes promesses; il craignait que le résultat de ces divisions ne fùt l'affaiblissement de la foi et le triomphe du paganisme et de l'hérésie; il les regardait comme un obstacle sérieux à l'opération de la grâce divine dans les âmes. Son zèle ne lui permettait pas de rester spectateur indifférent, et voici comment il exprime sa douleur dans un discours qui a pour titre, de l'Anothème :

« Par où commencerai-je mon discours? s'écrie-t-il; sera-ce en vous exposant le commandement du Seigneur, ou en vous reprochant votre extrême ignorance? N'est-ce pas une folie qui me rendra ridicule, de venir aujourd'hui vous parler de l'anathème? Mais le mal est si grand, je suis si profondément humilié de tout ce que je vois et de tout ce que j'entends, qu'il m'est impossible de garder plus longtemps le silence. Oui, je suis profondément affecté, mon coeur est brisé de douleur, en apprenant que des hommes sans lettres, sans connaissance des divines Écritures, dépourvus de certaines autres qualités dont je m'abstiens de parler, ne craignent pas, poussés par la fureur, et au grand détriment de la religion, de discourir sur ce qu'ils ignorent, d'anathématiser leurs frères dans la foi, et par la destruction de la charité dans les âmes, rendre inutile l'Incarnation du Fils de Dieu (1). » Après ce préambule, Chrysostome demande à ses auditeurs s'ils savent ce que c'est que l'anathème, s'ils en comprennent les effets dont le principal est de livrer l'âme au pouvoir du démon; en vertu de quelle autorité enfin ils prétendaient anathématiser. Pour les convaincre de leur peu de charité, il leur rappelle l'exemple de Jésus-Christ, qui n'a point rompu le roseau à moitié brisé, et qui a donné sa vie non-seulement pour ses amis, mais même pour ses bourreaux. « Pourquoi donc, continue-t-il, usurpez-vous une autorité dont les Apôtres seuls et leurs successeurs ont été les dépositaires, et dont ils n'usaient, pour ainsi dire, que malgré eux ? Quel est celui d'entre vous qui a montré autant d'amour pour Jésus que l'Apôtre saint Paul? Nul homme, excepté lui, n'a pu dire : Je désirerais être anathème pour le salut de mes frères (2); et cependant cet homme si saint, cet homme si attaché à Dieu, cet Apôtre embrasé d'un si grand zèle pour le salut des âmes, ne chargeait d'injures, ne violentait personne, ne disait. anathème à qui que ce fût; s'il eût agi autrement, croyez-vous qu'il eût converti à Dieu tant de villes et tant de nations différentes? En vain était-il humilié jusqu'à terre, en vain était-il poursuivi par la haine et l'envie, charge de coups, exposé à la risée du monde, sa constance au milieu de ces épreuves n'en était point ébranlée, et sa charité était toujours la même. Comment ne comprenez-vous pas que c'est par là qu'il gagnait les cœurs à Dieu et qu'il opérait ces conversions miraculeuses qui lui ont mérité le surnom glorieux d'Apôtre des nations? Voyez-le : il arrive à Athènes ; toute la ville est plongée dans l'idolâtrie; les erreurs, les préjugés, les vices, les désordres qui en sont la suite étaient immenses; quelle matière à d'injurieuses déclamations !

 

1. Homil. de Anathem. — 2 Rom., cap. IX.

 

mations! Quel thème abondant pour un zèle moins éclairé et moins charitable que celui de Paul! Avec quelle force n'eût-il pas pu dire aux Athéniens : Vous êtes des athées, des hommes impies qui prostituez votre encens à de vaines idoles; vois adorez tout, excepté e seul et unique vrai Dieu, créateur et maître de l'univers? Cependant Paul n'agit pas ainsi; mais laissant les déclamations injurieuses, il cherche à entrer dans leur coeur par ces paroles qui commencent son discours : En parcourant votre ville, en examinant les statues de vos dieux, j'ai trouvé un autel sur lequel étaient gavés ces mots : Au Dieu inconnu.  Le Dieu que vous honorez sans le connaître, je viens ici vous l'annoncer (1).

« Imitez donc sa douceur et sa charité apostolique, réprimez votre zèle trop amer, ne traitez pas vos frères sans miséricorde, condamnez l'erreur, niais épargnez les personnes, et priez pour le salut des pécheurs.

« Puissions-nous tous par notre amour pour Dieu et pour le prochain, par notre fidélité au précepte de la miséricorde, mériter de nous présenter aux pieds de l'Époux céleste, environnés de tous ceux que nous aurons gagnés à Dieu par notre douceur et par notre charité! »

Si ces querelles ne furent pas à l'instant terminées, il est pourtant vrai de dire que les esprits se rapprochèrent d'une manière sensible. C'est ce but que Chrysostome poursuivit avec ardeur et persévérance pendant tout le temps de son sacerdoce. « Point de haines, répétait-il souvent, point d'aversions, point de persécutions, mais de la douceur, de la compassion, une affectueuse charité. On connaîtra que vous êtes disciples du Sauveur, si vous vous aimez les uns les autres. Sans la charité, ni la foi, ni la science, ni l'esprit de prophétie, ni même le martyre, ne vous serviront de rien. » Dieu récompensa son zèle et

 

1. Act. Apost., cap. XVI.

 

ses travaux, et quelques années plus tard il eut le bonheur de voir enfin consommée cette réunion si nécessaire et si désirée.

Si le zèle qui dévorait l'âme de Chrysostome ne lui permettait pas d'être indifférent au salut des païens, des juifs, des hérétiques, il est facile de concevoir à quels nobles travaux, à quelles saintes fatigues devait le porter ce même zèle, quand il s'agissait de réformer les moeurs, de corriger les vices, d'encourager la vertu et d'assurer le salut des fidèles confiés à ses soins.

XXX. Comme le grand Apôtre, l'admirable Paul, dont il étudiait sans cesse la vie pour l'imiter, il avait la sollicitude de toutes les âmes : les éclairer, les convertir, les amener à Dieu et les sauver, c'était là tout son désir, toute son ambition. C'est à ce but qu'il consacrait toute sa vie, tout ce. que Dieu lui avait donné de forces, de talents et d'éloquence, priant sans cesse, jeûnant, étudiant, consolant les affligés, secourant les pauvres et les veuves, instruisant les ignorants, rapprochant les coeurs divisés, faible avec les faibles et petit avec les petits, se faisant enfin, comme saint Paul, tout à tous pour les gagner tous à Jésus-('h)^ist. Cependant si le zèle du saint prêtre était en quelque sorte infini, on peut dire qu'il n'était pas trop grand pour remédier aux maux sans nombre dont l'Église d'Antioche était affligée. Outre le paganisme, le judaïsme, l'hérésie et le schisme qui divisaient cette grande métropole, on avait encore à déplorer les maux que causaient parmi les fidèles l'ignorance, les superstitions, les théâtres, les haines, l'avarice des grands, l'insolence des petits et des pauvres. Mais laissons-le parler lui-même; Il dépeint admirablement dans son Traité de la Vie Monastique la corruption des moeurs qui régnait à son époque.

« Dans l'état où sont maintenant les choses, tout est perdu, tout est corrompu'. Les maux que souffre aujourd'hui l'Église ne sont pas moindres; que dis-je ! ils sont même plus grands que ceux qui l'affligeaient dans les siècles précédents. Je ne parle point ici des augures, des divinations, des horoscopes, des signes, des ligatures, des enchantements, des sortiléges, des opérations magiques, ni de mille autres superstitions auxquels se livrent beaucoup de chrétiens. Je cherche parmi les brebis fidèles des chrétiens véritables, et je n'en trouve pas. Où sont ceux qui n'injurient pas leurs frères, qui ne leur portent pas envie, qui ne se livrent pas à la haine et à la vengeance, qui ne s'abandonnent pas à l'impudicité et à l'avarice? Quelle malice dans la jeunesse ! Quelle négligence dans les vieillards ! Personne ne prend soin de l'éducation des enfants. Les païens nous considèrent attentivement; la sainteté de notre vie devrait les ramener à Dieu et les convertir; mais hélas! il n'en est pas ainsi. Et comment se convertiraient-ils, quand ils remarquent en nous les mêmes désirs et les mêmes passions que chez eus:, quand ils nous voient ambitionner la gloire et poursuivre avec tant d'empressement les honneurs et les dignités? Comment embrasseraient-ils la religion chrétienne, quand ils nous voient mener une vie terrestre et criminelle, admirer et aimer les richesses, rechercher les commodités de la vie et trembler à la seule pensée de la mort? Comme eux et plus qu'eux encore, ne craignons-nous pas la pauvreté? ne souffrons-nous pas avec une égale impatience les incommodités, les maladies et les autres misères humaines? Ne courons-nous pas avec une espèce de fureur au cirque et au théâtre pour nous souiller ensuite dans la boue des voluptés sensuelles (1)? Comment donc, témoins de notre conduite, pourraient-ils croire les vérités que

 

1 Adversus oppugnatores vitae, lib. 1.

 

nous leur annonçons? Qu'est-ce qui pourrait les convertir? Les miracles? Ils ne sont plus communs aujourd'hui. La sainteté des moeurs? On n'en voit presque plus d'exemples. Serait-ce la grandeur de notre charité? Eh! n'est-elle pas éteinte dans les âmes (1)?

« Nous sommes donc la cause du malheur des païens oui, nous rendrons compte à Dieu de l'obstacle que nous mettons à leur conversion par nos moeurs lâches et corrompues. Ah! rentrons en nous-mêmes, éveillons-nous donc d'un si profond sommeil, menons une vie toute céleste, et combattons ici-bas comme des athlètes de l'éternité. »

Dans le cours de ses homélies le saint prêtre combattait en détail tous ces désordres; mais c'est surtout contre la superstition, l'avarice, le blasphème, le parjure, la médisance, l'orgueil, le luxe et la luxure, qu'il s'élève le plus souvent et avec le plus de force et de véhémence.

XXXI. La foi qui dès le temps des Apôtres et par les Apôtres avait été prêchée à Antioche, n'en avait cependant pas banni les usages superstitieux. Ils étaient très-nombreux encore au temps de saint Chrysostome. Les fidèles mûmes observaient les temps, les jours, les rencontres fortuites; il les reprend d'observer si en sortant de la maison ils rencontrent un homme valide, un borgne, un boiteux, une fille honnête ou une courtisane, et d'en augurer une bonne ou une mauvaise journée; de lier autour de leurs tûtes ou de leurs pieds des médailles d'Alexandre de Macédoine, au lieu de mettre leur confiance dans la croix du Sauveur; de faire venir dans leurs maisons de vieilles femmes ivres (2) pour lever les charmes et les enchantements; d'allumer plusieurs cierges à la naissance des enfants, de désigner ces différents cierges

 

1 In Timotheum, homil. X. — 2 Ibid.

 

par un nom, et de donner à l'enfant le nom du cierge qui avait brûlé plus longtemps, comme présage d'une longue vie; de suspendre au cou des enfants des espèces de talismans; enfin de recourir aux juifs pour opérer, au moyen de signes superstitieux, la guérison de certaines maladies. « Ainsi, s'écrie-t-il, par toutes ces folies superstitieuses la Croix est déshonorée, la fourberie du démon est triomphante; ainsi est foulé aux pieds le saint mystère du Salut et de la Rédemption des hommes. »

Les désordres auxquels on se livrait aux calendes de janvier, premier jour de l'an, fournirent en 387 une abondante matière à son zèle (1). « Nous n'avons pas, dit-il, à combattre aujourd'hui les Amalécites; ce ne sont pas les incursions des barbares qu'il faut repousser : mais nous devons attaquer ceux qui célèbrent la fête des démons au milieu du forum, et censurer hautement les danses nocturnes, les propos obscènes, les comédies ridicules, les ivrogneries et les débauches de tout genre auxquelles se livre aujourd'hui une aveugle multitude. Ne connaissez-vous pas le mot de saint Paul : Vous observez les mois, les temps et les années; je crains d'avoir travaillé inutilement parmi vous (2). N'est-il pas de la dernière folie de penser que si le premier jour de l'année a été heureux, tout le reste de l'année se passera dans la prospérité? Toute l'année sera heureuse pour vous, non pas quand vous vous serez enivrés le premier jour de l'an, mais si vous pratiquez ce jour-là et tous les autres jours ce que Dieu demande de vous. »

XXXII. L'ivrognerie était alors si commune, qu'il était de bon ton de s'enivrer, et que l'on traitait même de ridicules ceux qui usaient du vin avec modération. « Le

 

1. Homil. In Kalend. — 2. Galat., cap, IV.

 

vin nous a été donné, dit-il, pour nous réjouir, nous fortifier, et non pour nous avilir et nous ruiner.

« Usez d'un peu de vin, dit saint Paul à Timothée, pour votre estomac et ci cause de vos fréquentes infirmités (1). Eh ! si ce saint évêque affaibli par les travaux et par les maladies attendait cependant l'ordre de son maître pour user d'un peu de vin, combien ne sommes-nous pas coupables de nous livrer à l'excès du vin pendant que nous sommes en santé! L'intempérance est le tombeau de la prudence, de l'humilité, de la justice, de la pudeur et de toutes les vertus. L'homme intempérant est bien inférieur à la brute.»

Le saint prêtre ne s'élève pas avec moins de force contre le blasphème en divers endroits de ses homélies; dans la première de celles qu'il adressa au peuple d'Antioche, après avoir montré ce que le blasphème a d'horrible, il s'écrie : « Je viens de vous parler du blasphème pour récompense de mes efforts je vous demande une grâce, c'est de réprimer et même de châtier les blasphémateurs. Si dans les rues, si dans les carrefours, si sur le forum, vous entendez proférer quelque blasphème contre Dieu, approchez-vous du blasphémateur, reprenez-le avec force, sans crainte; employez la violence, s'il le faut; fermez sa bouche impie, et sachez que les réprimandes que vous lui adresserez auront sanctifié vos lèvres. »

XXXIII. La société romaine, surtout en Asie, était toute sensuelle et profondément corrompue. Les magistrats vendaient la justice, les peuples étaient opprimés par les concussions sans nombre des officiers publics, ou écrasés par la dureté et les usures des riches avares; le luxe éclatait de toutes parts, dans la structure des édifices, dans la vanité des habits, dans les ameublements recherchés,

 

1. Ad Timotheum, cap. V.

 

dans les lambris dorés, les peintures précieuses, les colonnes magnifiques et resplendissantes, dans lés jardins artistement arrangés, dans la multitude des serviteurs, dans les repas et les festins. Mais si l'on voyait d'un côté régner l'opulence, la mollesse et la somptuosité; de l'autre, la pauvreté, l'indigence et le dénuement étaient arrivés au dernier degré. Chrysostome cherchait à rapprocher ces deux extrêmes: aux pauvres, il parlait de la bénédiction attachée à la pauvreté, des avantages spirituels qu'elle procure, du respect et des égards qu'ils doivent à ceux qui sont élevés au-dessus d'eux par la fortune et la dignité; aux riches, qui étaient nombreux à Antioche, il rappelait les obligations qui leur sont prescrites par la charité, et les dangers auxquels le luxe les expose; il cherchait ensuite à détacher leurs coeurs des richesses terrestres, attaquait le vice de l'avarice, et excitait les heureux du siècle à faire l'aumône, en leur parlant des fruits de salut qui en sont la suite.

Aucun des Pères n'a parlé dans ses écrits ni plus souvent ni avec autant d'éloquence due Chrysostome du malheur du riche avare, de la nécessité et des avantages de l'aumône (1). Dans la 64e homélie sur saint Jean, voici avec quelles terribles couleurs il décrit le malheur de l'avare :

« L'avarice, dit-il, est une maladie si grave, qu'elle rend sourds et aveugles ceux qui en sont attaqués. Poussés par la soif de l'or, ils deviennent. plus cruels que les bêtes féroces; cette malheureuse passion ne leur permet de penser ni à leur conscience, ni à leurs amis, ni à la société, ni à leur propre salut; elle s'empare de tout leur être, et comme un cruel tyran elle les tient dans la plus dure captivité, et, ce qu'il y a de plus malheureux, c'est que tout en les chargeant de chaînes elle leur persuade que plus elle les accable, plus ils sont heureux et

 

1. S. Joan., homil. 64.

 

plus ils doivent lui témoigner de reconnaissance : voilà ce qui rend ce mal incurable. Que de maux l'avarice n'a-t-elle pas causés! C'est l'avarice qui fit devenir Giési lépreux, quoiqu'il fût disciple d'un prophète et prophète lui-même (1); c'est l'avarice qui perdit Ananie, qui fit de Judas un traître et un déicide, qui corrompit les princes des juifs en les associant à des voleurs; c'est elle encore qui a excité la plupart des guerres cruelles, qui a ensanglanté les chemins publics et rempli tant de villes de pleurs et de lamentations. C'est elle qui souille les festins d'impureté, les tables de sacrilèges, et les viandes d'iniquité et de malice. L'avarice est. la racine et la source de tous les niant:; aucune passion n'est plus vile; elle soumet. l'homme au démon. L'avare est au-dessous des furieux, des démoniaques, il est plus méprisable que les voleurs; l'avare perd tous les sentiments les plus beaux, les plus légitimes de la nature : pour lui il n'y a plus ni parents, ni amis, ni femme, ni enfants, ni patrie; c'est l'ennemi (lu genre humain. »

XXXIV. Pour montrer la cruauté de l'avare, Chrysostome raconte un trait arrivé à Antioche. « Notre ville, dit-il, était il y a quelque temps affligée par une grande sécheresse; le ciel était d'airain, la terre desséchée jusque dans ses fondements n'avait presque plus de suc pour nourrir les herbes et les plantes. Tous les habitants saisis de crainte et plongés dans la désolation faisaient monter vers le ciel leurs prières et le cri de leur misère. Dieu se laissa toucher p,ir leurs supplications : une pluie abondante tombant du ciel vint rafraîchir et vivifier la terre. Toute la ville fut dans l'allégresse; on se réjouissait comme si l'on fût sorti des portes de la mort. Mais au milieu de ce bonheur universel un seul homme ne

 

1. Ad Corinth., homil. 39.

 

se réjouissait pas, il marchait triste et sombre dans les rues : c'était un des plus opulents de la ville. On lui demanda la cause de sa profonde tristesse au milieu de la joie commune, et cet homme, tant l'avarice est vile, tant elle est aveugle, cet homme ne put cacher au fond de son coeur la cause de son honteux désespoir. J'ai une grande quantité de mesures de froment, dit-il, et maintenant je ne sais ce que je pourrai en faire... Cet homme était-il honorable, je vous le demande? ne méritait-il pas d'être lapidé comme une bête féroce, comme l'ennemi le plus cruel du genre humain? N'est-il pas abominable de s'attrister de ce que tout le monde ne meurt pas de faim? N'est-ce pas un crime atroce d'appeler les fléaux sur la terre pour augmenter sa fortune, et n'est-elle pas bien vraie, cette sentence de Salomon : Celui qui fait renchérir le prix du blé est maudit du peuple. Tel est l'avare. »

XXXV. Le saint prêtre d'Antioche ne se contentait pas d'attaquer l'avarice, en la montrant sous toutes ses faces les plus hideuses; très-souvent dans ses discours il s'attachait à consoler les indigents, en relevant à leurs yeux les avantages de la pauvreté. « Pourquoi craignez-vous la pauvreté, disait-il, pourquoi soupirez-vous tant après les richesses? Je crains, dites-vous, de mendier mon pain, je crains d'avoir besoin du secours d'autrui. Eh! comment ne voyez-vous pas que votre crainte est déraisonnable, et qu'il vous est impossible d'échapper à toute espèce de pauvreté? Est-ce que tous les jours, est-ce que pour ainsi dire en toutes choses nous n'avons pas besoin d'implorer le secours d'autrui? Pouvons-nous nous passer les uns des autres? Le soldat a besoin de l'artisan, l'artisan du marchand, le marchand du cultivateur; le maître a besoin de son serviteur et celui-ci de son maître; le riche ne peut rien sans le pauvre, ni le pauvre sans le riche. Mais celui qui reçoit l'aumône est beaucoup plus utile, plus nécessaire au monde que celui qui la donne (1); s'il n'y avait pas de pauvres, l'aumône serait impossible, et notre salut serait en grand danger. L'aumône guérit les blessures de nos âmes; la vile du pauvre est une leçon continuelle qui corrige l'orgueil de notre esprit; car le pauvre semble nous dire : ne vous élevez point dans vos pensées; songez à la brièveté et à la fragilité des choses périssables de ce monde; souvenez-vous que la jeunesse est promptement remplacée par la vieillesse, la beauté par la laideur, la force par la faiblesse, l'honneur par le mépris, la santé par la maladie, la richesse par la pauvreté (2).

« La main du pauvre est un autel sur lequel nous offrons à Dieu un sacrifice d'agréable odeur; c'est un trésor dans lequel nous renfermons de précieuses et d'immortelles richesses. Les pauvres sont les représentants de Jésus-Christ, qui tient pour fait à lui-même ce que nous faisons pour ses membres souffrants. La pauvreté est la maîtresse qui enseigne la patience, la prudence et toutes les vertus. L'inégalité des conditions et la pauvreté entrent dans le plan de la Providence qui gouverne le monde. S'il n'y avait pas de pauvres, où trouverait-on des matelots, des pilotes, des laboureurs? Qui voudrait battre le fer, tailler la pierre, porter le ciment et le mortier? Qui voudrait tanner les cuirs, faire les chaussures et les habits? Qui voudrait exercer un art mécanique quelconque? C'est la pauvreté qui a inventé les arts et qui les a perfectionnés; c'est elle qui a excité le génie de l'homme et qui l'a poussé à l'invention des arts et des métiers. Si toits les hommes étaient riches, tous

 

1 Ad Corinth., homil. 17. — 2 Ibid., 31

 

s'endormiraient dans la paresse; l'harmonie du monde entier serait troublée, et la société périrait. »

Chrysostome appelait la vraie pauvreté un lieu de refuge et d'assurance, un port tranquille, un exercice continuel de la vraie philosophie, l'imitation de la vie des anges et le chemin du ciel. « L'âme de l'avare, disait-il, est dévorée de mille soins et de mille sollicitudes, comme un vêtement. rongé par la teigne dont pas un seul lambeau n'est intact; elle est couverte de rouille, empoisonnée, corrompue par mille péchés. Mais l'âme du véritable pauvre, du pauvre chrétien et soumis, n'est pas dans cette malheureuse condition; elle brille comme l'or, elle resplendit comme là perle, elle est fraîche, suave comme la rose; elle n'est ni rongée par les vers, ni dépouillée par les voleurs, ni inquiétée par les soins de cette vie; elle ne commande pas aux hommes, il est vrai, mais elle commande aux démons; elle n'approche pas de la personne des empereurs, mais elle approche de Dieu même; elle ne combat pas avec les hommes, mais elle a les anges pour compagnons de milice; elle ne possède pas des monceaux d'or et d'argent, elle n'a pas le plus petit trésor, mais elle est si riche dans sa pauvreté, qu'elle regarde comme rien toutes les richesses du monde. »

Cet éloge magnifique ne s'adresse pas à toute pauvreté, à tous les pauvres quels qu'ils soient, mais à la pauvreté chrétienne et véritable, aux pauvres selon l'Évangile, à ceux qui demeurent soumis et résignés à la volonté divine. La pauvreté évangélique ne consiste pas dans la privation des biens terrestres, mais dans le détachement des richesses; on peut manquer du nécessaire, et cependant être riche par l'affection et le désir, comme aussi on peut être riche des biens de la fortune, et pauvre cependant par le détachement des richesses.

XXXVI. L'estime de la pauvreté n'était pas stérile dans le coeur de Chrysostome; ses paroles et ses actions étaient dans la plus parfaite harmonie : il n'était pas du nombre de ceux qui disent et ne font pas. Maître d'une fortune considérable , il sacrifiait non-seulement ses revenus, mais même ses propriétés pour le soulagement des pauvres, tellement qu'il se réduisit. lui-même à la pauvreté la plus grande. Les vierges et les veuves, les ministres de l'autel, les pauvres honteux, les voyageurs, les pèlerins et les malades, rien n'échappait à son dévouement et à sa charité. Plus de trois mille personnes étaient à sa charge, et son zèle industrieux, sa fortune et les revenus de l'Église d'Antioche dont il était chargé, pouvaient suffire à tant de misères et à tant de besoins. Jamais le pauvre ne le quitta sans avoir été secouru et consolé dans son affliction. Sa charité était si grande, son amour pour les pauvres si connu, que les habitants d'Antioche, loin de se lasser de l'entendre recommander si souvent l'aumône, prenaient plaisir à ses homélies et applaudissaient toutes les fois qu'il se faisait l'avocat des pauvres. Il voulait que l'on donnât, mais avec générosité et avec abondance. « Je vous vois semer souvent, disait-il, mais pas à pleines mains; c'est pourquoi je crains que vous ne récoltiez pas une abondante moisson, d'après cet oracle : L'homme ne récoltera que ce qu'il aura semé.

XXXVII.  « Quelle honte pour nous d'être si attachés aux choses périssables, d'être si courbés vers la terre, d'être si peu généreux envers les pauvres qui sont les enfants de Dieu, et en la personne desquels Jésus-Christ se présente à nous! Car ce n'a pas été assez pour lui de souffrir le supplice de la croix et la mort même; il a voulu, pour nous donner occasion de lui témoigner notre amour et notre reconnaissance, se montrer à nous dans la personne du pauvre, de l'étranger, du prisonnier et du malade. Il semble nous dire par la bouche de tous ces membres souffrants (1) : Si vous n'êtes pas reconnaissants pour ce que j'ai fait et souffert pour vous, au moins ayez compassion de ma pauvreté; si ma pauvreté ne vous touche pas, au moins prenez pitié des douleurs, qui m'accablent et des chaînes dont je suis chargé; si mes douleurs, si ma pauvreté, si mes chaînes vous laissent insensibles, au moins laissez-vous fléchir par la considération du peu que je vous demande : je ne vous demande pas une aumône somptueuse, mais seulement un faible morceau de pain, un misérable abri pour la nuit, un mot de bonté et de consolation. Mais si vous êtes insensibles à mes souffrances, du moins soyez touchés de vos propres intérêts, faites-moi l'aumône pour augmenter vos mérites et avoir part aux récompenses que j'ai promises. Que si ces motifs ne vous émeuvent pas, au moins laissez-vous aller à la compassion naturelle au souvenir des ignominies, des douleurs, des souffrances, de la pauvreté que j'ai endurées autrefois pour vous, et que j'endure encore aujourd'hui dans la personne des pauvres. Oui, je jeûne encore, j'ai faim, j'ai soif, j'ai froid, je suis captif, malade, souffrant dans mes pauvres, afin de vous attirer à moi; je veux vous donner occasion d'exercer les oeuvres de miséricorde,, afin de vous récompenser éternellement. Je ne vous dis pas . faites cesser ma pauvreté, rendez-moi riche, quoique je me sois fait pauvre moi-même pour vous enrichir; mais je vous demande un peu de pain, quelques lambeaux de toile inutile; je ne vous demande pas de briser mes chaînes, quoique j'aie moi-même brisé les vôtres, mais de me visiter dans ma prison : c'en sera assez pour me consoler, et en récompense je vous promets le ciel. Je pourrais sans cela vous couronner dans le ciel,

 

1. Ad Rom., homil., 16.

 

mais je veux être votre débiteur, je veux vous donner la joie d'avoir en quelque sorte gagné la récompense : c'est pour cela que, pouvant me suffire à moi-même, je parcours cependant le monde en mendiant, debout à votre porte et vous tendant la main; c'est par amour pour vous que je veux m'asseoir à votre table afin de pouvoir, au grand jour des justices éternelles, vous présenter à l'univers, raconter vos bonnes oeuvres, exalter votre compatissante charité, et dire en présence de tous : Voilà celui qui m'a nourri!»

A ces mots toute l'immense basilique fut en mouvement, toutes les mains de la multitude furent tendues vers l'orateur, des cris de joie, des applaudissements redoublés retentirent de toutes parts. Le saint avocat des pauvres fut interrompu dans son homélie par les acclamations du peuple. Son humilité en fut blessée, et il s'écria : « De quoi me servent vos applaudissements et vos louanges? Ce ne sont pas des paroles et des cris que je demande, ce sont des oeuvres et des aumônes abondantes. Ce sont vos aumônes qui feront ma louange, elles seront pour moi une couronne plus resplendissante que le diadème, et pour vous un immense trésor de grâces et de mérites. Tressez-moi donc au sortir d'ici cette couronne immortelle par toutes les mains des pauvres, et préparez-vous à vous-mêmes la paix, le bonheur en la vie présente et une récompense infinie dans les siècles sans fin. »

XXXVIII. Les paroles du saint prêtre étaient souvent applaudies, mais la conduite de ses auditeurs ne répondait pas toujours à ses désirs. Il gémit de temps en temps de ce que ses discours n'opéraient pas de grands résultats pour le soulagement des pauvres. Un jour il se plaignit amèrement de la dureté des riches, et, pour les en convaincre, il fit une statistique des pauvres qui se trouvaient dans Antioche. « Il y a, dit-il, dans cette ville vingt mille citoyens opulents, soixante mille citoyens riches, quatre-vingt mille qui vivent facilement du fruit de leur industrie et de leur travail , et vingt mille pauvres mendiants. Si les citoyens opulents, si les riches qui vivent dans l'aisance se partageaient les pauvres qui manquent de pain et de vêtement, il y aurait à peine un ou deux pauvres à la charge de cinquante riches.

« L'Église d'Antioche nourrit trois mille indigents, et cependant ses revenus ne sont pas aussi considérables que ceux d'une seule famille riche de la ville. Quelle excuse alléguerons-nous au tribunal de Dieu, quel moyen de salut nous restera-t-il, si, tandis que nous vivons dans les festins, la mollesse et les délices, nous laissons les pauvres mourir de faim , de froid et de misère ? J'ai eu faim, nous dira Jésus-Christ, et vous ne m'avez pas nourri, j'ai été nu, et vous ne m'avez pas revêtu. Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel (1) ! »

A cette époque il y avait, comme aujourd'hui, de grands désordres, des misères morales profondes et sans nombre parmi ces pauvres : chez les uns la paresse, la gourmandise, l'amour du vagabondage, la fourberie, la ruse et le mensonge; chez les autres les préoccupations excessives de la vie, la haine contre les riches, une ardente et jalouse convoitise, le mépris des règles de la justice, souvent l'oubli de Dieu et la transgression des devoirs du Christianisme. Une foule de ces misérables assiégeaient la porte des églises; on les voyait dans les rues et sur les places publiques, exagérant leurs maux d'une voix lamentable, feignant des misères qu'ils n'avaient pas, quelques-uns essayant de manger des cuirs, ou se plongeant dans des eaux glacées; d'autres allaient pieds nus, portant des plaies qu'ils s'étaient faites volontairement,

 

1. Matth., cap. XXV.

 

et quelques autres, chose horrible, montrant de pauvres enfants à qui ils avaient arraché les yeux, afin d'exciter plus sûrement la compassion des passants et d'obtenir de plus abondantes aumônes.

Tous ces désordres affligeaient sensiblement le coeur du généreux protecteur des pauvres; il les attaquait, mais avec douceur et avec bonté, il en gémissait et en même temps il attribuait toutes ces misères à la dureté et à l'inhumanité des riches avares. D'un autre côté, il réfutait avec force les injustes accusations de ces derniers contre ses protégés, et sa charité voulait qu'on accueillît les indigents malgré leurs défauts, et que l'on soulageât leurs misères.

« Ce n'est pas la qualité du pauvre, sa plus ou moins grande moralité qui donne du prix à l'aumône, mais c'est l'intention, c'est la volonté de celui qui la fait (1). Il est écrit : Celui qui vous reçoit me refait; un verre d'eau froide donné en mon nom ne sera point sans récompense; ce que vous avez refusé au dernier des miens, c'est à moi-même que vous l'avez refusé. Ce malheureux qui se présente à vous n'est pas digne de grande considération, je le veux; mais cependant il est homme comme vous, il habite les mêmes lieux que vous; comme vous il est éclairé du soleil; il a une âme aussi bien que vous, il a le même maître, il participe aux mêmes mystères, il est appelé à la même récompense; il a droit à votre compassion, et son droit, c'est sa pauvreté et sa misère. Voyez ici quelle est l'injustice de votre conduite. Eh quoi! vous comblez de présents ces vagabonds qui viennent pendant l'hiver vous fatiguer avec leurs fifres et leurs flûtes; vous récompensez abondamment ces farceurs et ces indignes bouffons qui, le visage tout noirci, et montés sur des tréteaux, insultent indignement les passants et se livrent en votre

 

1. In Matth., homil. 35.

 

présence à des propos scandaleux, à des actes ridicules et indécents; mais si un pauvre qui manque de pain vient se présenter à vous, vous le repoussez avec indignation, vous l'accablez d'injures et de malédictions, vous l'accusez de crimes qu'il n'a pas commis, vous lui reprochez sa paresse et son oisiveté! et vous ne faites pas attention que vous-même vous êtes oisif, et due pourtant Dieu ne laisse pas de vous combler des présents de sa compatissante libéralité! Que si vous me dites que vous n'êtes pas oisif, je vous prierai de me dire quelles sont les couvres que vous faites. Vous soignez vos affaires pécuniaires, dites-vous, vous exercez le métier d'hôtelier, vous cherchez à augmenter votre fortune; eh ! comment ne voyez-vous pas que ce ne sont point là des couvres, et que les couvres véritables sont l'aumône, la prière, le soutien des faibles et la défense des opprimés? Ces rouvres, vous ne les faites pas, vous ne vous y exercez pas, et votre vie se passe dans l'inutilité. Oui, vous êtes oisif aux yeux de Dieu, et cependant à cause de votre oisiveté Dieu dit-il : Je vais retirer la lumière, obscurcir le soleil et la lune, supprimer les sources, dessécher les étangs et les fleuves, retenir la pluie du ciel, vicier l'air et rendre stérile le sein de. la terre? Malgré notre honteuse oisiveté Dieu nous refuse-t-il ses bienfaits? que dis-je! ne nous les accorde-t-il pas malgré les péchés due nous commettons et les crimes auxquels nous nous livrons chaque jour?

« Ce n'est pas que j'approuve la fainéantise et la paresse; car l'Apôtre a dit : Si quelqu'un ne veut pas Travailler, qu'il ne mange pas; mais le même Apôtre a dit Ne nous lassons pas de faire le bien'. Votre aumône vous délivrera du péché de cruauté, et peut-être qu'elle retirera le pauvre du péché de paresse. Et ne dites pas : Ce pauvre ment, il feint des misères qu'il n'a pas... Hélas ! il en est

 

1. II Thessal., cap. X.

 

d'autant plus malheureux. Ne lui dites pas : Vous avez déjà reçu l'aumône de ma main; une aumône suffit pour un ,jour, mais non pas pour le lendemain. Est-ce que les besoins de ce pauvre ne se font pas sentir tous les jours? Ne disons pas, lorsque le pauvre se présente : mon serviteur n'est pas ici, je suis loin de mon appartement, je ne puis vous soulager. Eh ! ne pouvez-vous donc faire un pas? ne voyez-vous point qu'en faisant l'aumône dans cette circonstance, vous aurez un double mérite, celui de l'aumône et celui du chemin que vous aurez fait pour soulager le pauvre?

« Secouez votre paresse, ayez pitié du pauvre infortuné, gardez-vous de l'outrager, recevez-le avec bonté, ne vous irritez pas de son insistance, des cris de sa misère; c'est le besoin, c'est la nécessité qui l'oblige à vous importuner. C'est Dieu qui vous envoie ce pauvre, il tient pour fait à lui-même ce que vous lui ferez. Dites-lui une parole de consolation, cette parole relèvera son âme accablée par la misère; l'accueil que vous lui ferez sera plus doux que l'aumône même. Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux; vous le savez, il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, il donne à tous avec abondance et sans reproche. Considérez la récompense qui vous attend; l'aumône est un trésor, elle nous rend agréables à Dieu, rien au monde ne nous approche plus du Seigneur, rien ne nous rend plus semblables à lui que la charité et les oeuvres de miséricorde. »

Heureux celui qui est attentif au besoin du pauvre ! le Seigneur le délivrera au jour de l'affliction, le Seigneur le gardera et lui conservera la vie ; il sera heureux sur la terre, le Seigneur le soutiendra sur le lit de sa douleur. Vous ne le livrerez point, Seigneur, à la mauvaise volonté de ses ennemis (1).

 

1 Ps. XLI.

 

Le saint prêtre d'Antioche avait médité et compris ces paroles du Prophète, les misères de ses frères touchaient vivement son coeur. Pendant douze ans il fut à Antioche le soutien des faibles, la consolation des affligés, le protecteur des veuves, l'asile des pèlerins, le père nourricier des vierges et des orphelins, l'âme enfin de toutes les oeuvres de miséricorde. Sa charité ardente et ingénieuse trouvait des ressources abondantes; sa frugalité exemplaire, la simplicité de ses vêtements, lui fournissaient le moyen de soulager les misères de ses frères pauvres et souffrants; il donnait ce qu'il avait, et quand il n'avait plus, il faisait retentir avec son éloquence divine, sous les voûtes de la basilique patriarcale, les cris et la détresse des pauvres. Il était la providence des indigents et des malades; Dieu voulut encore qu'il fût dans des circonstances difficiles et périlleuses la seconde providence des riches et de tous ses concitoyens.

 

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