PSAUME CXXI
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DISCOURS SUR LE PSAUME CXXI.

SERMON AU PEUPLE.

L’EXTASE DE L’AMOUR.

 

L’amour terrestre nous abaisse, l’amour nous élève dès qu’il vient du ciel. Il s’élève du milieu des scandales, du mélange des bons et des méchants, et s’élève à la Jérusalem d’en haut, où nous appellent ceux qui nous ont devancés. Figurons-nous que nous y sommes déjà, et que nous nous y tenons affermis dans la vérilé, mais non affermis par nous-mêmes, comme l’orgueil pourrait le suggérer. Cette ville n’est point la Jérusalem terrestre qu’on ne bâtissait plus quand David chantait ainsi, mais celle qui a les saints pour pierres vivantes et le Christ pour fondement ; non celle que l’on devait rebâtir plus tard, celle-là était mie ville, celle-ci est comme une ville, et ceux qui la composent ont l’unité. Dieu seul est Un sans variation, il Est. Mais le Christ qui Est, puisqu’il est Dieu, a voulu devenir Fils d’Abraham, afin de nous faire participer à son être invariable, en nous délivrant des instabilités de cette vie, instabilité du coeur, des corps célestes, de l’âme occupée des pensées diverses. Pour avoir voulu être ferme par lui-même, l’ange est tombé; après lui Adam. Dans la cité du ciel sont montées les tribus d’Israël ou du voyant Dieu. Il y avait en elles mélange de bons et de méchants ; ceux-là sont montés qui étaient sans déguisement ou sans orgueil, car l’orgueil veut paraître ce qu’il n’est point. Ces tribus montaient donc et confessaient le Seigneur ; l’orgueilleux ne confesse rien. Là sont assis les Trônes ; ils sont les trônes de Dieu, et sont assis pour juger et discerner ceux qui auront fait miséricorde, qui auront acheté des amis avec la monnaie de l’iniquité ; ceux-là seront à droite, les autres à gauche. De là cette force de la charité qui nons fait aimer la perfection chez les autres, acheter la paix dj,ciel au prix des biens terrestres, qui détruit ce que nous sommes pour nous faire devenir ce que nous ne sommes pas encore, qui se fait tout à tous pour plaire à Jésus-Christ, qui prêche le ciel par amour pour nos frères.

 

1. De même que l’amour impur embrase l’âme, la Porte à désirer ces biens terrestres et périssables qui doivent la faire périr à son tour, l’entraîne dans les bas-fonds, la plonge dans l’abîme ; ainsi l’amour chaste l’élève au ciel, l’embrase du désir des biens éternels, la stimule vers ces biens qui ne doivent ni passer, ni périr, et du fond de l’abîme la soulève jusqu’au ciel. Tout amour a son aiguillon; pot ut de repos pour lui; dans l’âme de l’amant, il faut qu’il entraîne. Veux-tu connaître la force de l’amour? Vois où il nous conduit. Je ne vous exhorte donc point à ne rien aimer, seulement à n’aimer point le monde, afiti d’aimer plus librement Celui qui a fait le monde. Une âme liée par un amour terrestre a comme une glu sur les ailes, et ne saurait voler. Une fois purifiée des affections grossières de ce monde, elle commence à dégager de toute entrave ses plumes et ses ailes, c’est-à-dire à voler par le double précepte de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain 1. Mais où se dirige son vol cependant, sinon vers Dieu, puisqu’elle s’élève par l’amour ?

 

1. Matth. XXII, 40.

 

Or, avant d’y arriver, elle gémit sur la terre, si elle a déjà le désir de voler; elle s’écrie: « Qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai et me reposerai ? » D’où prendra-t-il son vol, sinon du milieu des scandales où gémissait aussi le Prophète à qui j’ai emprunté ces paroles ? C’est donc du milieu des scandales, c’est du mélange des bons avec les méchants, c’est de la confusion de la paille avec le bon grain qu’il veut prendre son vol, pour aller où il n’aura plus à souffrir du mélange et de la société des méchants, mais où il vivra dans le saint commerce des Anges, citoyens de la Jérusalem éternelle.

2. Ce psaume que nous entreprenons de vous expliquer aujourd’hui, ou plutôt celui qui parle et qui monte en ce psaume, aspire àla Jérusalem céleste. C’est en effet un cantique des degrés; et, comme je vous l’ai dit souvent, ces degrés ne sont point faits pour descendre, mais pour monter. L’interlocuteur veut donc monter; et où veut-il monter, si ce n’est au ciel? Qu’est-ce à dire, au ciel? Veutil monter pour être au ciel avec le soleil, la

 

1. Ps. LIV, 7.

 

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lune et les étoiles? Loin de là. Mais il est au ciel une Jérusalem éternelle, où sont les anges nos concitoyens: c’est à l’égard de ces concitoyens que nous sommes étrangers sur la terre. Dans cet exil nous soupirons; dans la patrie nous aurons la joie. Or, dans cet exil nous rencontrons parfois des compagnons qui ont vu la cité sainte, et qui nous convient ày courir. C’est avec eux que se réjouit notre interlocuteur, qui s’écrie : « J’ai tressailli de cette parole qui m’a été dite: Nous irons dans la maison du Seigneur 1 ». Que votre charité, mes frères, se rappelle ce qui arrive quand on parle d’une fête des martyrs, et d’un sanctuaire où la foule se rassemble à jour fixe, pour célébrer cette solennité; ces foules s’encouragent, s’excitent mutuellement : allons, disent-elles, allons ! Et où irons-nous, disent les uns?A tel endroit, répondent les autres, à tel sanctuaire. Ils se stimulent, prennent feu, peu à peu, ne forment qu’une seule flamme, et cette flamme unique, allumée par les ardentes paroles de chacun, les enlève au sanctuaire désigné, où de saintes occupations les sanctifient. Si donc l’amour sacré peut nous jeter ainsi dans un lieu de la terre quel doit être l’amour qui porte au ciel ceux qui n’ont qu’u ri même coeur, et qui se disent: « Nous irons dans la maison du Seigneur? » Courons alors, mes frères, courons, nous irons dans la maison du Seigneur. Courons, ne nous lassons point; car nous arriverons où il n’y a plus de lassitude. Courons dans la maison du Seigneur, que notre âme se réjouisse avec ceux qui nous tiennent ce langage. Car, ceux qui nous tiennent ce langage, ont vu les premiers cette patrie, et ils crient à ceux qui les suivent : « Nous irons dans la maison du Seigneur » : Courez, hâtez-vous. Les Apôtres l’ont vue, et nous crient : Marchez, courez, suivez-nous, «nous irons dans la maison du Seigneur ». Et que répond chacun de « nous? J’ai tressailli des paroles que l’on m’a dites, nous irons dans la maison du Seigneur ». J’ai tressailli avec les Prophètes, j’ai tressailli avec les Apôtres. Car tous nous ont dit: « Nous irons dans la maison du Seigneur ».

3. « Nos pieds étaient fermes dans les parvis de Jérusalem 2 ». Tu vois maintenant quelle est la maison du Seigneur, si tu étais en peine de le savoir. C’est dans celte maison

 

1. Ps. CXXI, 1. — 2. Ps. CXXI, 2.

 

du Seigneur qu’on bénit l’architecte de ce palais. Lui-même fait les délices de ceux qui habitent ce palais, lui-même est leur seule espérance, leur bien suprême. De quoi, dès lors, doivent occuper leurs pensées ceux qui courent ici-bas, sinon se figurer qu’ils y sont déjà, qu’ils y sont affermis? Car c’est beaucoup que se tenir avec les anges, sans éprouver de défaillance. Celui qui en est tombé ne s’est point tenu ferme dans la vérité. Tous ceux qui n’en sont point tombés demeurent fermes dans la vérité 1 ; et celui-là tient ferme qui jouit de Dieu; mais quiconque veut jouir de lui-même tombera. Quel est celui qui veut jouir de lui-même? L’orgueilleux. Aussi, celui qui voulait toujours être ferme dans les parvis de Jérusalem a-t-il dit : « C’est en votre lumière que nous verrons la lumière 2 », et non point dans la nôtre. Et encore : « C’est en vous», non pas en moi, « qu’est la source de la vie ». Qu’a-t-il ajouté? « Que le pied de l’orgueil ne vienne point à moi, et que la main des pécheurs ne m’ébranle pas ». C’est ainsi que sont tombés tous ceux qui commettent l’iniquité; ils sont bannis, ils n’ont pu demeurer fermes. Si donc ils n’ont pu demeurer fermes, à cause de leur orgueil, élève-toi humblement, afin de dire : « Nos pieds étaient fermes dans les parvis de Jérusalem ». Réfléchis à l’état où tu seras un jour dans cette bienheureuse ville, et bien que tu sois encore en chemin, figure-toi que tu y es arrivé, associe-toi à l’inaltérable joie des auges, qui accomplira en toi cette parole « Bienheureux ceux qui habitent votre maison, ils vous béniront dans les siècles des siècles 3 ». Nos pieds étaient fermes dans les parvis de Jérusalem. De quelle Jérusalem? car on donne ce nom à une ville de la terre, qui est la figure de la Jérusalem du ciel. Quel avantage de se tenir ferme dans cette Jérusalem qui n’a pu se tenir elle-même, qui est tombée en ruine ? Est-ce donc cet avantage que chanterait l’Esprit-Saint avec ce coeur enflammé d’amour et qui s’écrie: « Nos pieds étaient fermes dans les parvis de Jérusalem ? » N’est-ce point à cette Jérusalem de la terre que le Seigneur disait: « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les Prophètes et lapides ceux qui sont envoyés vers toi 5? » Quel si grand avantage aurait désiré le Prophète, s’il

 

1. Jean, VIII, 44. — 2. Ps. XXXV, 10. — 3. Id. 12. — 4. Id. LXXXIII, 5. — 5. Math. XXIII, 37.

 

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eût voulu demeurer ferme parmi ceux qui tuaient les Prophètes et lapidaient ceux qui leur étaient envoyés ? A Dieu ne plaise qu’il s’arrête à la pensée de cette Jérusalem, ce coeur si ardent, si brûlant d’amour. si impatient d’arriver à cette Jérusalem qui est notre mère, et dont l’Apôtre a dit qu’elle subsiste éternellement dans le ciel 1!

4. Ecoute enfin, au lieu de m’en croire; écoute ce qui suit, et sur quelle Jérusalem il appelle nos pensées. Après avoir dit : « Nos pieds étaient fermes dans les parvis de Jérusalem »; comme si nous lui demandions: De quelle Jérusalem nous parlez-vous, sur quelle Jérusalem appelez-vous notre attention ? le Prophète ajoute aussitôt : « Cette Jérusalem que l’on bâtit comme une cité ». Mes frères, lorsque David parlait ainsi, Jérusalem était construite, on ne la bâtissait point. Il parle donc de je ne sais quelle autre ville, que l’on bâtit maintenant, et où courent avec foi ces pierres vivantes dont saint Pierre a dit: « Et vous-mêmes, soyez établis comme des pierres vivantes, pour former un édifice selon l’esprit 2»; c’est-à-dire le temple saint de Dieu. Que veut lire : « Soyez construits comme des pierres vivantes ? » Tu vis, si tu as la foi. Et si tu as la foi, tu deviens le temple de Dieu, car saint Pan! a dit « Vous êtes le tem ple de Dieu, oui vous êtes ce temple 3». Cette ville donc se bâtit maintenant. La main de ceux qui prêchent la vérité tire les pierres des montagnes, et les taille pour les faire entrer dans l’éternelle construction. Le divin architecte a dans les mains beaucoup de pierres encore; qu’elles ne tombent point, afin qu’elles puissent être taillées et entrer dansla construction. Telle est donc « la Jérusalem que l’on bâtit comme une cité»,et dont le fondement est le Christ. « Personne », dit l’Apôtre, « ne saurait en poser d’autre que celui qui a été posé, et ce fondement c’est le Christ 4 ». Quand on pose un fondement dans la terre, les pierres se construisent par dessus, en sorte que le poids des murailles tend vers le bas, parce que c’est en bas qu’est placé le fondement. Mais si notre fondement qst dans le ciel, c’est vers le ciel que doit s’élever notre édifice. Des forces corporelles ont élevé jadis cette construction, les murailles de cette vaste basilique ; et parce qu’elles sont terrestres,

 

1. Gal. IV, 26; II Cor. V, 1. — 2. I Pierre, II, 5. — 3. I Cor. III, 17. — 4.  Id. 11.

 

elles ont placé les fondements en bas; mais, pour notre édifice, comme il est spirituel, le fondement est placé en haut. C’est là qu’il nous faut courir, si nous voulons entrer dans l’édifice ; c’est en effet de cette Jérusalem qu’il est dit : « Nos pieds demeuraient fermes dans les parvis de Jérusalem ». De quelle Jérusalem ? De la Jérusalem que l’on bâtit comme une ville. C’est trop peu nous désigner cette Jérusalem, que nous direqu’on la bâtit comme une ville, car on peut l’entendre encore d’un édifice matériel. Mais enfin, que répondre à l’homme qui nous dirait : Il est vrai qu’au temps de David, lorsqu’il chantait ainsi, la ville était complètement bâtie; mais David voyait en esprit qu’elle tomberait en ruine, et qu’on la bâtirait de nouveau. Jérusalem, en effet, fut emportée d’assaut, et son peuple fut emmené captit à Babylone, ce que l’Ecriture appelle la transmigration de Babylone. Or, le prophète Jérémie avait prédit que cette ville, détruite par ses ennemis, pourrait être rebâtie 1. C’est là peut-être, nous dira-t-on, ce que David voyait en esprit, Jérusalem détruite par ses ennemis, et devant se reconstruire soixante-dix ans plus tard ; de là cette expression: « Jérusalem que l’on bâtit comme une ville » : gardons-nous de croire alors que la ville, dont il est ici question, soit cette ville dont les saints seraient comme les pierres vivantes. Que dit-il ensuite, pour lever tous nos doutes? « Nos pieds », dit-il, « se tenaient affermis dans les parvis de Jérusalem ». Mais de quelle Jérusalem est-il question ?, Est-ce de cette Jérusalem que nous voyons et dont les murs sont matériels? Non ; mais de la Jérusalem «que l’on construit comme une  ville». Pourquoi «comme une ville», et non pas « cette ville que l’on bâtit? » Pourquoi, sinon parce que cette construction de murailles, qui formait la Jérusalem visible, était une ville dans le langage de chacun; tandis que l’autre était « comme une ville», parce que ceux qui font partie de sa construction, en sont « comme les pierres vivantes », et non des pierres en réalité. De même que ceux-ci ressemblent aux pierres, sans être des pierres, de même, c’est «comme une ville», et non pas une ville qu’ils bâtissent. Le Prophète emploie le mot édifier, d’où vient édifice, qui s’entend de la construction et de la liaison des murailles matérielles, tandis qu’une ville se prend, à proprement

 

1. Jérém. XXIX, 4, 10.

 

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parler, des hommes qui l’habitent. Mais l’emploi du mot « édifier » ou construire, nous montre qu’il appelle cité une véritable ville. Et comme l’édifice spirituel a quelque ressemblance avec l’édifice matériel, voilà que le Prophète nous dit: « Il se construit comme une ville».

5. Mais que le Prophète continue et nous montre sans aucun doute, qu’il ne faut pas entendre d’une ville matérielle ces paroles « Jérusalem se construit comme une ville, dont tous les habitants sont dans l’unité ». Ici, mes frères, j’exhorte quiconque a de la vivacité dans l’esprit, quiconque se débarrasse des ténèbres de la chair, quiconque purifie l’oeil de son coeur, à considérer attentivement cette unité, idipsum. Qu’est-ce à dire l’unité? Comment l’exprimer, sinon par l’unité? Comprenez, mes frères, l’unité, si vous le pouvez. Tout ce que je dirais autre chose ne serait point cette unité. Essayons, néanmoins, par quelques expressions qui en approchent, de conduire nos faibles esprits à la pensée de cette unité, idipsum. Qu’est-ce à dire: Idipsum? Ce qui est toujours de la même manière, qui n’est point aujourd’hui une chose, et demain une autre chose. Qu’est-ce donc qui est un, sinon ce qui est? Qu’est-ce ce qui est? Ce qui est éternel. Car ce qui est tantôt d’une manière et tantôt d’une autre, ne subsiste pas, puisqu’il ne demeure pas. On ne saurait dire qu’il n’est point du tout, mais il n’est pas souverainement. Et qu’est-ce qui est, sinon Celui qui disait à Moïse en l’envoyant : « Je suis celui qui suis 1 ? » Et quel est celui-là, sinon Celui qui ne voulut point donner une autre réponse que celle-ci : « Je « suis celui qui suis o, quand son serviteur lui disait: « Voilà que vous m’envoyez, et si votre peuple vient à me dire: Qui t’a envoyé? que répondrai-je? » Puis il ajouta aussitôt: « Tu diras donc aux enfants d’Israël : Celui « qui est m’a envoyé vers vous ». Voilà l’unité, Idipsum. « Je suis celui qui suis: Celui « qui est m’a envoyé vers vous ». Mais tu ne saurais le comprendre, cela est trop élevé pour toi, c’est insaisissable. Retiens alors ce que s’est fait pour toi Celui que tu ne saurais comprendre; retiens cette chair du Christ qui t’a soulevé dans ta faiblesse, afin de te conduire à l’hôtellerie 2, et de te guérir de tes blessures, toi que les voleurs avaient laissé à demi-

 

1. Exod. III, 14. — 2. Luc, X, 30, 34.

 

mort. Courons donc à la maison du Seigneur, arrivons à cette ville où nos pieds se tiendront affermis, à cette Jérusalem « qui se construit comme une ville, et qui maintient dans l’unité ceux qui l’habitent». Que dois-tu retenir, en effet ? Ce que le Christ s’est fait pour toi ; car c’est là le Christ; et l’on peut dire que cette parole: « Je suis celui qui suis ».est aussi du Christ, en tant qu’il est Dieu, et qu’il n’a point cru qu’il y eût usurpation de s’égaler à Dieu 1 ; c’est là qu’est l’unité. Mais pour te faire participer toi-même à cette unité, il a voulu le premier avoir part à ce que tu es. Et le Verbe s’est fait chair, afin que la chair eût sa part au Verbe. Mais comme le Verbe ne s’est fait chair pour habiter parmi nous 2 qu’en devenant fils d’Abraham ; comme Dieu avait promis à Abraham, à Isaac et à Jacob que dans leur postérité seraient bénies toutes les nations 3, et qu’en vertu de ces paroles nous voyons l’Eglise répandue par toute la terre, Dieu parle ainsi à des faibles. En disant « Je suis celui qui suis n, il demandait des coeurs fermes. Oui, il voulait des coeurs fermes, et une haute contemplation, quand il disait: « Celui qui est m’a envoyé vers vous». Mais si tu n’as peut-être point le regard assez sûr, bannis tout découragement et tout désespoir. Celui qui est a voulu être un homme semblable à toi ; et c’est pour cela qu’il dit à Moïse effrayé d’entendre son nom:quel nom? Celui qui est. Voilà, dis-je, pourquoi le Seigneur dit à Moïse : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, c’est là mon nom pour l’éternité 4 ». Ne te décourage point parce que je t’ai dit: « Je suis celui qui suis » ; et encore: « Celui qui est m’a envoyé vers vous » : c’est que maintenant tu es poussé deçà et delà, et que l’inconstance, la mobilité des choses d’ici-bas t’empêchent de voir l’unité. Voilà que je descends, puisque tu ne saurais monter. « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob ». Fils d’Abraham, espère, afin de pouvoir te fortifier et voir celui de la race d’Abraham qui vient à toi.

6. Voilà donc cette unité toujours la même, et dont il est dit: « Vous les changerez et ils seront changés; mais pour vous, vous êtes éternellement le même, et vos années ne finiront point ».Voilà cet idipsum, toujours

 

1. Philipp. II, 6 — 2. Jean , I, 14. — 3. Gen. XXII, 18. — 4. Exod. III, 13 -15. — 5. Ps. CI, 27, 28.

 

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le même, dont les années ne finront point. Hélas ! mes frères, nos années sont-elles constantes, et ne s’en vont-elles pas chaque jour? Celles du passé ne sont plus, celles de l’avenir ne sont pas encore; les unes sont écoulées, et les autres ne viendront que pour s’écouler encore. Et dans ce jour même où nous vous parlons, mes frères, nous n’avons qu’un moment: les premières heures sont déjà passées, les autres ne sont point encore, et, quand elles seront écloses, elles passeront pour ne plus subsister. Quelles sont les années qui ne passent point, sinon celles qui demeurent stables? Si donc les années du ciel demeurent stables, si elles ne sont qu’une même année, et cette seule année un seul jour, puisque ce jour n’a ni aurore ni crépuscule, ne fait point suite au jour d’hier, pour faire place à celui de demain, mais demeure toujours stable, et quelque nom que l’on donne à ce jour, qu’on l’appelle jour ou année, la pensée néanmoins se figure quelque chose qui demeure : telle est la permanence de notre Cité, dont les habitants sont dans l’unité. C’est donc avec raison qu’il veut partager cette immutabilité celui qui se hâte pour y arriver en nous disant: « Nos pieds étaient fermes dans le parvis de Jérusalem ». Car tout est ferme où rien ne passe. Veux-tu demeurer stable, sans passer jamais? Hâte-toi d’y arriver. Personne n’a de soi cette stabilité. Ecoutez bien, mes frères: tout ce qui tient au coeur n’est pas de l’unité, car il ne demeure pas en lui-même. li change avec les années, il change avec les lieux et les temps, il change avec les maladies, les affaiblissements de la chair : il n’a donc point de stabilité en lui-même. Les corps célestes non plus ne sont pas stables en eux-mêmes. lis ont leurs changements quoique secrets; ils changent de lieu certainement, ils montent de l’Orient à l’Occident, puis reviennent à l’Orient: ils ne demeurent donc point, ils ne sont point toujours les mêmes. L’âme de l’homme, à son tour, n’est point stable. A combien de changements, à combien de pensées diverses n’est-elle point assujétie? Quelles inégalités dans ses plaisirs ! Quels désirs, quels déchirements n’y causent point les passions! L’esprit de l’homme, qu’on dit raisonnable, est mobile et ne demeure point le même. Tantôt il veut, et tantôt ne veut point; tantôt il sait, et tantôt ne sait point; tantôt il se souvient, et tantôt il oublie ; nul n’a donc de soi-même l’uniformité. Celui qui a voulu avoir cette uniformité, être à soi-même son unité, celui-là est tombé ; ange, il est tombé, et s’est lait démon. Il a présenté à l’homme la coupe de l’orgueil, il a fait tomber par jalousie celui qui était debout 1. L’un et l’autre ont voulu être à eux-mêmes leur stabilité, être leurs maîtres , ne relever que d’eux-mêmes; ils n’ont pas voulu avoir pour maître le Seigneur, qui est véritablement idipsum, stable, et à qui le prophète a dit: « Vous les changerez, et ils seront changés; mais vous, vous demeurerez toujours le même  2». Donc après tant de langueurs, de si graves maladies, de si épineuses difficultés, de si pénibles travaux, que ton âme s’humilie devant Celui qui est le même; qu’elle entre dans cette cité bienheureuse, dont les habitants sont toujours les mêmes.

7. « C’est là que sont montés les tribus 3 ». Nous cherchions où devait monter celui qui est tombé; car, avons-nous dit, ce psaume est la voix de l’homme qui s’élève, de l’Eglise qui monte; mais où monter? Où va-t-elle? Où s’élève-t-elle? C’est là que sont montées les tribus, dit le Prophète. Où se sont-elles élevées? Dans la cité dont les citoyens sont toujours les mêmes. C’est donc là qu’on s’élève, dans la Jérusalem céleste. Or, l’homme, qui descendait de Jérusalem à Jéricho, tomba entre les mains des voleurs 4. Il n’y tomberait point, s’il ne descendait. Mais puisque en descendant il est tombé au pouvoir des voleurs, qu’il monte pour arriver jusqu’aux anges. Qu’il s’élève donc, puisque les tribus se sont élevées. Quelles tribus? Beaucoup les connaissent, mais beaucoup ne les connaissent point. Mais nous, qui les connaissons, descendons vers ceux qui ne connaissent point ces tribus, afin qu’ils s’élèvent avec nous où les tribus sont montées. On pourrait appeler ces tribus des curies, mais improprement ; nul autre nom ne saurait, à proprement parler, remplacer le mot de tribu; celui de curie en approché seulement. Car, si nous parlons de curies, on ne comprendra que ces curies réparties en chacune des villes; de là les dénominations de curial ou de décurion, pour celui qui appartient à la curie ou à la décurie; et vous savez que chaque cité a ses curies. Or, il y a, ou il y avait autrefois dans ces mêmes cités les curies du peuple, et une même cité

 

1. Gen. III, 1.— 2. Ps, CI, 27-28. — 3. Id. CXXI, 4.— 4. Luc, X, 30.

 

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peut en avoir beaucoup; ainsi, dans Rome, la population est divisée en trente-cinq curies. Voilà ce qu’on appelle tribus, et le peuple d’Israël était partagé en douze tribus, selon le nombre des fils de Jacob.

8. Il y avait donc en Israël douze tribus, et ces tribus étaient formées de bons et de méchants, Quelle méchanceté dans ces tribus qui clouèrent le Sauveur à la croix! Quelle bonté dans celles qui le reconnurent! Les tribus qui crucifièrent le, Sauveur sont donc les tribus du diable. Aussi quand le Prophète nous dit que là montèrent les tribus, de peur qu’on n’entende par là toutes les tribus, il reprend : « Les tribus du Seigneur ». Qu’est-ce à dire, les tribus du Seigneur? Celles qui reconnurent le Seigneur. Parmi ces tribus méchantes, il y avait des bons qui venaient de ces tribus fidèles, lesquelles avaient reconnu l’architecte de la cité; ils étaient dans ces mêmes tribus, comme le bon grain mêlé à la paille. Ce ne sont donc point les tribus mêlées à la paille qui sont montées, mais bien les tribus purifiées, choisies comme tribus du Seigneur. « C’est là que sont montées les tribus du Seigneur ». Qu’est-ce à dire, tribus du Seigneur? « Le témoignage d’Israël ». Ecoutez, mes frères, ce que cela signifie: « Témoignage d’Israël », c’est-à-dire chez qui l’on reconnaît qu’est véritablement Israël. Que signifie Israël? Déjà je vous l’ai expliqué; mais il est bon de le redire, bien que nous l’ayons fait récemment; on peut l’avoir oublié. En le répétant, faisons en sorte qu’ils ne pussent l’oublier, ceux qui ne savent point ou ne veulent point lire; soyons leur livre. Israël signifie qui voit Dieu, et même, plus rigoureusement, dans la force du terme, Israël est voyant Dieu : double propriété, être et voir Dieu. L’homme, de lui-même, n’est pas; il est assujéti à divers changements, jusqu’à ce qu’il participe à celui qui est le même. Alors il est, quand il voit Dieu. Il est quand il voit celui qui est, et en voyant celui qui est, il est aussi lui-même, autant qu’il en est capable. Il devient donc Israël , et Israël est l’homme qui voit Dieu. L’orgueilleux n’est donc point Israël, puisque voulant être à lui-même sa stabilité, il n’a point de part à celui qui est le même. Vouloir être son principe, ce n’est pas être Israël. Donc, tout hypocrite n’est point Israël, puisque l’orgueilleux est nécessairement hypocrite. Oui, mes frères, je le répète, il n’est pas un orgueilleux qui ne veuille paraître ce qu’il n’est pas. Et plaise à Dieu que l’orgueilleux ne veuille paraître ce qu’il n’est point, qu’en se donnant pour musicien par exemple, quand il ne connaît aucune musique. On pourrait aussitôt le mettre à l’épreuve; on lui dirait: Chante, voyons si tu es musicien. Son impuissance le convaincrait de s’être donné pour ce qu’il n’était point. S’il se disait éloquent, on lui dirait : Parle, et nous entendrons; et en parlant, il montrerait qu’il n’est point ce qu’il se vantait d’être. Mais, ce qu’il y a de fâcheux, c’est que l’orgueilleux veut paraître juste sans l’être en réalité; et comme il est très-difficile de connaître la justice, il est très-difficile de discerner les orgueilleux. Ces orgueilleux donc veulent paraître ce qu’ils ne sont point; dès lors ils n’ont point de part à Celui qui « est lui-même »; ils n’ont point de part en Israël qui est, et qui voit Dieu. Qui donc appartient à Israël? Celui qui a pour partage Celui qui est le même. Qui a pris pour partage « Celui qui est le même? » Celui qui avoue qu’il n’est pas ce qu’est Dieu, et qu’il tient de Dieu ce qu’il peut avoir de bien; que de lui-même il n’est que péché, et que sa justice lui vient de Dieu. Tel est l’homme sans déguisement. Or, que dit le Seigneur en voyant Nathanaël? « Voilà un véritable enfant d’Israël, sans déguisement 1 ». De même alors que l’homme sans déguisement est un véritable Israélite, elles étaient aussi sans déguisement, ces tribus qui montèrent vers le Seigneur. Elles sont le témoignage d’Israël, c’est-à-dire que l’on connaît par elles qu’il y avait du bon grain mêlé à la paille, lorsque, en voyant l’aire, on eût pu croire qu’il n’y avait que la paille seule. Il y avait donc là de bons grains, et quand l’aire sera vannée, quand ils se dégageront de la paille, pour paraître au grand jour, alors ils seront le témoignage d’Israël. Tous les méchants diront : Il y avait là véritablement des bons parmi les méchants, alors que tous nous paraissaient mauvais, et que nous les jugions semblables à nous-mêmes. C’est là le témoignage d’Israël. Où montent ces tribus, et pourquoi? « Pour confesser votre nom, ô mon Dieu ». On ne saurait rien dire de plus grand. L’orgueil a la présomption, et l’humilité

 

1. Jean, I, 47.

 

l’aveu. De même qu’il y a présomption chez celui qui veut paraître ce qu’il n’est point, de même il confesse Dieu celui qui ne veut point usurper la place de Dieu, qui aime l’état où il se trouve. C’est pour celaque montent les Israélites, sans déguisement, parce qu’ils sont de véritables Israélites, et qu’en eux est le témoignage d’Israël. Ils s’élèvent « pour confesser votre nom, ô mon Dieu».

9. « C’est là que sont assis les siéges pour le jugement 1 ». Etrange énigme ! étrange question, à moins de bien comprendre. On appelle ici des sièges ce que les Grecs appelleraient des trônes, et les Grecs appellent trônes des siéges d’honneur. Rien d’étonnant que des hommes soient assis sur des siéges, sur des chaises curules ; mais que les siéges eux-mêmes soient assis, comment pouvons-nous le comprendre? Comme si l’on nous disait: « Qu’on fasse asseoir ici des chaises, ici des fauteuils. On s’assied sur une chaise, on s’assied dans un fauteuil, on s’assied dans une chaire, mais les siéges ne s’assoient point. Que signifie donc: « Là sont assis les siéges pour le jugement? ». Vous entendez bien dire à Dieu : « Le ciel est mon trône, la terre l’escabeau de mes pieds 2 »; ce qui est ainsi rendu en latin par Coelum mihi sedes est : le ciel est mon siège. Quels sont ces hommes qui sont les cieux, sinon les justes? Car le ciel ou les cieux, c’est tout un, comrne1’Eglise et les églises; elles sont plusieurs, et ne sont qu’une : ainsi les justes forment le ciel de manière à être des cieux. C’est sur eux que Dieu est assis, et par eux qu’il juge. Et ce n’est pas sans raison qu’il est dit : « Les cieux racontent la gloire de Dieu 3 ». Car les Apôtres sont devenus le ciel, et ils sont devenus le ciel parce qu’ils ont été justifiés. De même qu’en devenant pécheur, il est devenu terre, celui à qui Dieu a dit : « Tu es terre, et tu retourneras dans la terre 4»; de même, ceux qui deviennent justes, deviennent des cieux. Ils ont porté Dieu, et par eux Dieu faisait briller les éclairs de ses miracles, gronder le tonnerre de ses menaces, et tomber la pluie des consolations. Oui, oh! oui, ils étaient des cieux, et ils racontaient la gloire de Dieu. Afin que vous sachiez bien que ce sont bien eux qui sont appelés le ciel, le même psaume

 

1. Ps. CXXI, 5. — 2. Isa. LXVI, 1; Act. VII, 43 — 3. Ps. XVIII, 2. — 4. Gen. III, 19.

 

ajoute : « Le bruit de leur voix a retenti dans toute la terre, et leurs paroles jusqu’aux confins du monde 1». Tu cherches de qui ces voix, et tu vois que ce sont les voix des cieux. Si donc le ciel est le siège de Dieu, et si les Apôtres sont le ciel, ils sont aussi les siéges de Dieu, les trônes de Dieu. Il est dit à un autre endroit: «L’âme du juste est le trône. de la sagesse ». Quelle parole, mes frères : « L’âme du juste est le trône de la sagesse », c’est-à-dire que la sagesse repose dans l’âme du juste comme sur un siége, comme sur son trône, et que c’est là qu’elle exerce les jugements qu’elle porte. Les Apôtres étaient donc les trônes de la sagesse, et de là cette parole que leur adressait le Seigneur : « Vous serez assis sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël 2 ». Ainsi ils s’assiéront sur des siéges, et seront eux-mêmes les sièges de Dieu ; et c’est d’eux qu’il est dit « Là se sont assis les siéges ». Les sièges donc se sont assis. Quels sont les siéges? Ceux dont il est dit: L’âme du juste est le siège de la sagesse. Quels sont les sièges? les cieux. Quels sont les cieux? le ciel. Qu’est-ce que le ciel? Ce dont le Seigneur a dit

« Le ciel est mon siège ». Les justes sont donc les siéges, et occupent des sièges, et les siéges sont assis dans cette Jérusalem éternelle. Pourquoi? Pour le jugement. Vous serez assis sur douze trônes, ô vous qui êtes des trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël 3. Jugerez qui? ceux qui sont au-dessous d’eux sur la terre. Quels seront les juges? Ceux qui sont devenus le ciel. Or, ceux qui devront être jugés seront divisés en deux parts, l’une à droite, l’autre à gauche. Les saints jugeront avec le Christ. « Il viendra pour juger avec les anciens du peuple 4 », dit Isaïe. Ainsi donc il en est qui jugeront avec le Christ; d’autres seront jugés par lui et par ceux qui jugeront avec lui. Ils seront donc divisés en deux parts: les uns à droite, et oui leur tiendra compte des aumônes qu’ils auront faites; les autres à gauche, et on leur reprochera leur cruauté, leur stérilité en bonnes oeuvres. Or, à ceux de la droite on dira: « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde ». Pourquoi? « J’ai eu faim », dira-t-il, « et vous m’avez donné à manger ». Et ceux-ci : « Quand vous avons-nous vu avoir faim ?»

 

1. Ps. XVIII, 2 - 5. — 2. Matth. XIX, 28. — 3. Ibid. — 4. Isa. III, 14.

 

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Et le Sauveur: « Ce que vous avez fait au « moindre de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » . Eh quoi donc, mes frères? Ceux-là nous jugeront dont le Christ a dit qu’il faut en faire des amis avec la monnaie de l’iniquité, « afin », a-t-il ajouté, « qu’ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels 1 ». Les saints seront assis avec le Sauveur pour examiner ceux qui auront fait miséricorde; puis ils les prendront, les sépareront à droite pour le royaume des cieux; telle est, mes frères, la paix de Jérusalem. Quelle est cette paix de Jérusalem? Elle consiste à joindre les oeuvres corporelles de miséricorde aux oeuvres spirituelles de la prédication, afin d’établir la paix entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent. L’Apôtre qui nous dit que Dieu tiendra compte de ces aumônes que l’on donne et qu’on reçoit, ajoute ceci : « Si nous avons semé chez vous u les biens spirituels, est-ce donc trop de recevoir vos biens temporels 2?» Et ailleurs encore sur le même sujet : « Celui qui en recueillit beaucoup n’en eut pas plus que les autres, et celui qui en recueillit peu n’en eut pas moins 3». Pourquoi le premier n’en eut-il pas davantage? Parce qu’il donna au pauvre ce qu’il avait de plus. Dans quel sens celui qui recueillit peu n’en eut-il pas moins? Parce qu’il reçut de celui qui avait en abondance. « Afin », dit-il, « que tout soit dans l’égalité ». Telle est la paix dont il est dit « Que la paix s’établisse dans votre force ».

10. Après avoir dit: « C’est là que s’assiéront les sièges pour le jugement, les siéges sur la maison de David », c’est-à-dire sur la famille du Christ, qu’ils ont soutenue par l’alimentation ici-bas, aussitôt le Prophète s’écrie, comme en s’adressant à ces siéges mêmes : « Interrogez ce qui regarde la paix de Jérusalem 4 ». O vous, sièges qui êtes assis pour juger, qui êtes les trônes du souverain juge, comme ceux qui jugent interrogent, et ceux que l’on j tige sont Interrogés; eh bien ! « interrogez ce qui regarde la paix de Jérusalem ». Que trouveront-ils en interrogeant? Que les uns ont fait miséricorde, et que les autres ne l’ont point faite. Et ceux qu’ils trouveront avoir fait miséricorde, ils les appelleront à Jérusalem, car voilà ce qui produit la paix, dans la Jérusalem du ciel. L’amour est puissant, mes frères, oui, l’amour

 

1. Luc, XVI, 19.— 2. I Cor. IX, 11.—  3. II Cor. VIII,15.— 4. Ps. CXXI, 6.

 

est puissant. Voulez-vous voir combien est grande la puissance de l’amour? Quand un homme enchaîné par la nécessité ne saurait accomplir ce que Dieu lui commande, qu’il aime celui qui l’accomplit, et dès lors il l’accomplit dans cet autre. Ecoutez, mes frères; voilà un homme qui a une femme, et qu’il ne saurait quitter, puisqu’il doit obéir à ces injonctions de l’Apôtre: « Que l’homme rende à sa femme ce qu’il lui doit » ; et encore : « Es-tu lié à une femme? ne cherche pas à t’en séparer » . Or, il lui vient en pensée qu’il est plus parfait de vivre comme le dit le même Apôtre: « Je voudrais que vous fussiez tous comme je suis 1». Il jette les yeux sur ceux qui ont agi de la sorte; il les aime, et accomplit en eux ce que de lui-même il ne saurait faire, tant la charité a de puissance ! C’est la charité qui est votre force; car, sans la charité, tout ce que nous pouvons avoir ne nous sert de rien. « Quand je parlerais toutes les langues des hommes et des anges », dit l’Apôtre, « si je n’ai point la charité, je suis  comme un airain sonnant, une cymbale retentissante ». Il ajoute cette grave parole « Quand je distribuerais aux pauvres toutes mes richesses, que je livrerais mon corps pour être brûlé; si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien 2 ». S’il n’a que la charité sans rien pouvoir distribuer aux pauvres, qu’il aime, qu’il donne, ne serait-ce qu’un verre d’eau froide 3; il lui sera compté comme cette moitié de ses biens que Zachée donnait aux pauvres 4. Pourquoi? L’un donne si peu, l’autre de si grands biens, et tous deux seront également traités ? Oui, également. Les dons sont inégaux, la charité est égale.

11. Les saints donc interrogent; pour vous, pensez à ce que vous êtes. Voilà qu’on nous l’a dit: « Nous irons dans la maison du Seigneur ». Cette parole : « Nous irons dans la maison du Seigneur », nous a fait tressaillir. Voyez si nous sommes pour y aller ; car ce n’est point avec nos pieds, mais bien par nos affections que nous pouvons y aller. Voyez donc si nous sommes pour y aller; que chacun de vous examine sa conduite envers les saints qui sont pauvres, envers un frère indigent, envers un pauvre mendiant; qu’il voie si ses entrailles ne sont point resserrées. Car les trônes assis pour te juger vont te sonder ;

 

1. I Cor. VII, 3, 7, 27. — 2. Id. XIII, I,3. — 3. Matth. X, 42.— 4. Luc, XIX, 8.

 

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ils doivent trouver ce qui constitue la paix de Jérusalem. Comment vont-ils interroger? En leur qualité de trônes de Dieu. C’est’ Dieu qui interroge. Si quelque chose peut échapper à Dieu,il peut échapper aussi à ces trônes qui interrogent. « Recherchez ce qui tient à la paix de Jérusalem ». Mais en quoi consiste la paix de Jérusalem? « Que l’abondance », dit le Prophète, « soit pour ceux qui vous aiment ». Il s’adresse à Jérusalem, et dit que l’abondance est le partage de ceux qui l’aiment. Cette abondance vient de la pauvreté: ici-bas la pauvreté, là-haut l’abondance; ici-bas la maladie, là haut la santé; ici-bas l’indigence, là-haut les richesses. D’où leur viendront ces richesses? De ce qu’ils auront donné ici-bas ce qu’ils n’avaient reçu de Dieu que pour un temps, et que là-haut-ils ont reçu ce que Dieu donne pour l’éternité. Ici-bas, mes frères, les riches eux-mêmes sont pauvres; il est bon que le riche connaisse sa pauvreté. S’il croit qu’il regorge, c’est de l’enflure, et non la véritable abondance. Qu’il reconnaisse que ses mains sont vides, afin que Dieu les puisse remplir. Qu’a-t-il en effet? de l’or. Que n’a-t-il pas? la vie éternelle. Qu’il jette les yeux sur ce qu’il a et sur ce qu’il n’a pas encore ; et avec ce qu’il a, qu’il achète ce qu’il n’a pas. « Abondance à tous ceux qui vous aiment »;

12. « Que la paix se fasse dans ta force 1 ». O Jérusalem ! ô cité bâtie comme une ville, et dont les habitants sont toujours les mêmes, que la paix se fasse dans ta force ; que la paix se fasse dans ton amour; car, ton amour: c’est ta force. Ecoute le Cantique : « L’amour est « fort comme la mort 2 ». Quelle magnifique parole, mes frères ! L’amour est fort comme la mort ! on ne pouvait avec plus de magnificence exprimer la force de l’amour, que de dire: « L’amour est fort comme la mort ». Qui peut en effet résister à la mort, mes frères ? Pensez-y bien. On résiste au feu, on résiste à l’eau, on résiste au fer, on résiste aux puissances, aux rois; la mort vient seule, et qui peut lui résister? Rien n’est plus fort. C’est pour cela qu’à cette force on compare la charité, et qu’il est dit : « L’amour est fort comme la mort ». Et comme la charité détruit ce que nous étions, afin que nous devenions ce que nous n’étions pas encore, voilà que l’amour nous fait subir une certaine mort. C’est ainsi qu’était mort celui qui disait : « Le

 

1. Ps. CXXI, 7.— 2. Cant. VIII, 6.

 

 monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde 1 ». C’est par cette -mort qu’avaient passé ceux à qui il disait: « Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ 2. L’amour est fort comme la mort ». Si donc la charité est puissante, si elle est forte et d’une grande vertu, si elle est la vertu même, si c’est par elle que les forts conduisent les faibles, que le ciel gouverne la terre, que les trônes dirigent les peuples; que la paix se fasse donc dans votre force, que la paix se fasse dans votre amour. Et par cette force, par cette charité, par cette paix, « que l’abondance règne dans vos tours » ; c’est-à-dire dans ce que vous avez de plus élevé, Il y en aura peu pour s’asseoir au jugement, mais beaucoup qui seront à la droite et com poseront le peuple de cette cité. Beaucoup appartiendront à chacun de ces saints éminents, qui les recevront dans les tabernacles éternels:

et -l’abondance régnera dans vos tours. Or, le comble des délices, la suffisance des richesses, c’est Dieu, lui toujours le même, lui dont jouissent ensemble tous les habitants de la cité; telle sera votre abondance. Mais comment nous viendra-t-elle? par l’amour, ou par ia force. En quoi se trouve cette charité, mes frères? En celui qui ne recherche point ses propres intérêts en cette vie 3. Ecoute l’Apôtre tout brûlant de cette charité: « Cherchez à plaire à tous et en toutes choses », dit-il, « comme j’essaie de plaire à tous et en toutes choses 4 ». Mais que devient, ô bienheureux Apôtre, ce que vous dites ailleurs . « Si je voulais encore plaire aux hommes, je ne serais point serviteur du Christ 5?» Et maintenant vous leur plaisez, nous dites-vous, maintenant vous nous engagez à leur plaire? Mais le but qu’il se propose n’est point de plaire aux autres par rapport à soi-même ; c’est de leur plaire par charité. Quiconque cherche sa gloire, ne cherche point le salut des autres. Saint Paul dit en effet : « De même que je plais à tous et en tout, sans chercher ce qui m’est avantageux, mais ce qui est avantageux à plusieurs, afin qu’ils soient sauvés 6 ».

13. C’est pourquoi le Prophète, parlant ici de la charité, s’écrie : « A cause de mes frères et de mes proches, ô Jérusalem, je parlais de votre paix 7. O sainte Jérusalem, dont les

 

1. Galat. VI, 14. — 2. Colos, III, 3.— 3. Philipp. II, 4, 21.— 4. I Cor. X, 33.— 5. Galat. I, 10. — 6. I Cor. X, 32,33.— 7. Ps. CXXI, 8.

 

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citoyens sont unis ensemble », me voici en cette vie, et sur la terre, me voici pauvre, étranger et gémissant, loin de votre paix, et prêchant cette paix; ce n’est point pour moi que je la prêche comme les hérétiques qui recherchent leur gloire, qui disent : La paix soit avec vous, et qui n’ont point la paix qu’ils prêchent aux peuples. S’ils avaient la paix, ils ne briseraient point l’unité. Moi, dit le Prophète, « je prêchais la paix à votre sujet ». Mais dans quel but? « A cause de mes frères et de mes proches » ; et non pour la gloire qui m’en reviendra, non pour les richesses, non pour ma vie; car « vivre, pour moi, c’est le Christ, et mourir est un gain ». Mais, «je parlais de la paix à votre sujet, à cause de mes frères et de mes proches». Car l’Apôtre désirait sa délivrance afin d’être avec le Christ; mais, afin de prêcher ainsi à ses proches et à ses frères, « il est nécessaire », dit-il, « que je demeure en cette chair, à cause de vous 1.

 

1. Philipp. I, 21-24.

 

 « Je parlais de votre paix à cause de mes frères et de mes proches ».

14. « A cause de la maison du Seigneur, notre Dieu, j’appelle tous les biens sur vous 1 ». Ce n’est point pour moi que je recherche des biens, autrement je les appellerais sur moi et non sur toi, et alors j’en serais privé à mon tour, parce que je ne les aurais point cherchés pour toi ; mais « c’est à cause de la maison du Seigneur mon Dieu », à cause de l’Eglise, à cause des saints, à cause des étrangers, à cause des pauvres, afin qu’ils s’élèvent, puisque nous leur disons: « Nous irons dans la maison du Seigneur; c’est à cause de cette maison du Seigneur mon Dieu que j’ai appelé tous les biens sur vous ». Voilà, mes frères, des explications un peu longues, et nécessaires néanmoins: veuillez les recueillir, vous en rassasier, en étancher votre soif, afin de vous fortifier, de courir et d’arriver au terme de votre course.

 

1. Ps. CXX, 9.

 

 

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