CONFÉRENCES II
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INSTITUTIONS

CONFÉRENCES DE CASSIEN
SUR LA PERFECTION RELIGIEUSE

 

TRADUITES PAR E. CARTIER

 

TOME II

 

PARIS

LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES

RUE CASSETTE, 27

1868

 

CONFÉRENCES DE CASSIEN  SUR LA PERFECTION RELIGIEUSE

AVANT-PROPOS DE LA TREIZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN

TREIZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ CHOEREMON : DE LA GRACE DIVINE

QUATORZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ NESTEROS : DE LA SCIENCE SPIRITUELLE

QUINZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ NESTEROS : DU DON DES MIRACLES

SEIZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JOSEPH : DE L'AMITIÉ

DIX-SEPTIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JOSEPH : DE LA FIDÉLITÉ AUX PROMESSES

CONFÉRENCES DE CASSIEN : TROISIÈME PARTIE CONTENANT LES SEPT CONFÉRENCES AVEC LES PÈRES DE LA BASSE ÉGYPTE

PRÉFACE : A JOVINIEN, MINERVE, LÉONCE ET THÉODORE

DIX-HUITIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ  PIAMMON : DES DIFFÉRENTES SORTES DE RELIGIEUX

DIX-NEUVIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JEAN : DE LA VIE DE COMMUNAUTÉ ET DE LA SOLITUDE

VINGTIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ PYNUPHE : DE LA PÉNITENCE ET DE LA SATISFACTION

VINGT-UNIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉONAS : DU JEUNE ET DU TEMPS PASCAL

VINGT-DEUXIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉONAS : DES SOUILLURES INVOLONTAIRES

VINGT-TROISIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉONAS : DU BIEN PARFAIT

VINGT-QUATRIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ ABRAHAM : DE LA MORTIFICATION

TABLE

TABLE ANALYTIQUE

 

AVANT-PROPOS DE LA TREIZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN

 

Cette conférence de Cassier n'est pas irréprochable, comme doctrine; elle présente quelques erreurs sur des questions difficiles que l'Église n'avait pas encore éclairées de son autorité souveraine. Les plus grands docteurs de cette époque différaient quelquefois de sentiments, et saint Augustin lui-même eut à se rétracter. L'erreur est une infirmité humaine; l'obstination seule est coupable.

Il fallait le génie de saint Thomas d'Aquin pour porter la lumière dans ces profondeurs théologiques, pour expliquer les rapports du néant et de l'infini, de la créature et du Créateur, pour définir nettement la nature et la grâce, pour distinguer avec précision l'ordre naturel de l'ordre surnaturel, et montrer dans celui-ci la puissance de l'action divine, sans nier le libre arbitre.

La nature et la grâce sont des dons que Dieu

 

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ne nous doit pas. En nous donnant la nature, c'est-à-dire notre être, sa fin et ses moyens, il nous donne à nous-mêmes. En nous donnant la grâce, il se donne lui-même à nous. « La grâce, dit Cassien, est une chose au-dessus de l'homme, c'est une sorte de participation à la Divinité même ; il n'y a donc que Dieu qui peut la donner (1). » Il réfute ainsi lui-même toutes les erreurs qu'on peut lui reprocher sur ce sujet.

La nature ne peut par elle-même dépasser sa fin. La grâce seule l'initie et l'élève à l'ordre surnaturel; la grâce a été toujours nécessaire à l'homme pour y parvenir. Elle lui est plus nécessaire après qu'avant la chute; car, sa nature étant viciée et tombée, la grâce doit le guérir pour l'élever à Dieu. La grâce, étant le moyen offert à la créature pour parvenir à la vision béatifique, est nécessairement un don surnaturel. La grâce est un certain commencement de la gloire en nous, comme la gloire est la consommation de la grâce. Elle ne détruit pas la nature; elle la suppose, au contraire, et la perfectionne. La nature peut moins qu'avant sa chute; mais en faisant ce qu'elle peut faire, elle se dispose à la grâce, sans cependant la mériter. Le libre arbitre accepte ou re-pousse la grâce; mais il ne peut faire sans son

 

(1) Cassien, Traité de l'Incarnation, liv. II, ch. V.

 

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aide, tout le bien de l'ordre naturel, ni aucun bien de l'ordre surnaturel.

Le crime de Satan et l'erreur de Pélage étaient de prétendre arriver, sans la grâce, à la vision béatifique, qui est au-dessus des forces de la nature et de la puissance du libre arbitre. Cassien, tout en combattant énergiquement Pélage, s'est éloigné lui-même de la vérité, en donnant une certaine initiative au libre arbitre dans l'action de la grâce, tandis que cette action commence, soutient et consomme toujours en 'nous le bien que nous faisons pour obtenir la vie éternelle.

Les anciens traducteurs ont supprimé complètement la treizième conférence de Cassien, à cause des propositions semi-pélagiennes qu'elle contient. Nous avons voulu séparer l'ivraie du bon grain, en nous aidant des commentaires du savant bénédictin, dom Allard Gazée. Nous avons donc traduit les six premiers chapitres, qui sont irréprochables, et nous avons remplacé les autres par le supplément qu'y ajouta, pour les réfuter, le bienheureux Denis le Chartreux. La clarté de sa doctrine et les textes abondants qu'il donne, rendent toute erreur impossible, et cette conférence, au lieu de nuire, devient ainsi profitable.

 

 

TREIZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ CHOEREMON : DE LA GRACE DIVINE

 

Dieu est la source véritable de tout bien. — La grâce ne détruit pas le libre arbitre; mais l'homme a besoin de sou secours pour désirer et pour faire le bien.— Ce secours ne nous manque jamais. — Imperfection des vertus païennes.

 

1. Lorsque, après avoir pris un peu de repos, nous revînmes trouver le vénérable vieillard, l'abbé Germain était tourmenté d'un grand scrupule. Dans la précédente conférence, qui nous avait inspiré un si grand désir d'une vertu que nous ne connaissions pas encore, l'abbé Choeremon lui paraissait avoir bien abaissé le mérite des actions de l'homme, puisqu'il avait établi que, malgré tous ses efforts pour bien faire, il n'y pouvait réussir sans un secours divin

 

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Nous nous entretenions de cette difficulté, lorsque l'abbé Choeremon sortit de sa cellule. Il nous avait vus discuter ensemble, et il avait hâté la récitation de ses prières et de ses psaumes, pour nous demander ce dont il s'agissait.

2. L'ABBÉ GERMAIN. Si la perfection de la vertu que vous nous avez expliquée , la nuit dernière, nous a paru, pour ainsi dire, impossible, il nous semble maintenant incroyable, nous vous l'avouons, qu'on ne doive pas en attribuer plus particulièrement le mérite à celui qui fait tant d'efforts pour l'acquérir. Il serait absurde, par exemple, de voir le laboureur donner tous ses soins à la culture de la terre, et de ne pas lui attribuer la moisson.

3. L'ABBÉ CHOEREMON. L'exemple même que vous citez prouve parfaitement que tous nos efforts ne servent de rien sans le secours de Dieu. Car le laboureur qui a mis tous ses soins à cultiver ses terres, peut-il attribuer à ses efforts la richesse de ses moissons, lorsqu'il sait si bien, par expérience, qu'il ne l'eût pas obtenue sans les pluies favorables et la douceur du printemps? Ne voyons-nous pas des fruits, dont la maturité est parfaite , échapper à la main de ceux qui allaient les cueillir, parce que l'assistance de Dieu leur a manqué?

Les laboureurs paresseux, dont la charrue ne remue pas les champs, n'obtiennent pas une bonne récolte de la Bonté divine; mais l'ardeur de ceux qui travaillent serait aussi stérile, si la miséricorde de Dieu ne la rendait pas prospère. Et que l'orgueil de l'homme

 

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ne prétende pas s'associer à la grâce, et réclamer sa part dans les dons qu'il en reçoit, en s'imaginant que son travail est la cause de ses bienfaits, et en se glorifiant d'avoir mérité par lui-même l'abondance des fruits qu'il récolte. Qu'il considère bien les efforts qu'il a faits dans le désir de s'enrichir, et il verra qu'il eût été incapable de les faire, si la protection de Dieu ne lui eût donné les forces qu'il lui fallait pour cultiver la terre. Et sa volonté, son talent eussent été inutiles, si la clémence du ciel ne lui eût mesuré la chaleur et la pluie qui lui étaient nécessaires. La lumière de l'intelligence, la santé du corps, et le succès du travail sont des présents du Seigneur ; et il faut prier pour que, comme il est écrit, « le ciel ne devienne d'airain et la terre de fer; et que la sauterelle ne mange pas les restes de la chenille; le ver, les restes de la sauterelle , et la nielle les restes du ver. » (Joël, i, 4.)

Et ce n'est pas en cela seulement que le travail du laboureur a besoin de la protection divine; car si elle n'éloigne: pas les malheurs qu'il ne peut prévoir, non-seulement il sera trompé dans les espérances qu'il avait d'une riche moisson, mais il perdra même les récoltes qu'il avait entassées dans ses granges.

Nous devons donc conclure que Dieu est le principe non-seulement des bonnes actions, mais encore des bonnes pensées. C'est lui qui nous inspire les premiers mouvements des saintes volontés, et qui nous donne la force et l'occasion de faire ce que nous avons désiré avec droiture. «  Car tout bien, tout don parfait, vient

 

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d'en haut, du Père des lumières. » (S. Jacq., I, 17.) C'est lui qui commence, qui poursuit et qui couronne en nous ce qui est bien, selon le témoignage de l'Apôtre : « C'est lui qui donne la semence à celui qui sème; et il vous donne le pain pour vous nourrir. Il multipliera vos semences, et il fera croître de plus en plus les fruits de votre justice. » (II Cor., IX, 10.) Notre part est de recevoir humblement, tous les jours, la grâce de Dieu qui nous attire, ou d'y résister avec entêtement et en fermant nos oreilles, et de mériter ce reproche de Jérémie : « Est-ce que celui qui tombe ne se relève pas? et quand on s'est égaré ne revient–on pas? Pourquoi le peuple de Jérusalem s'est-il détourné de moi avec tant d'opiniâtreté? Ils se sont endurcis, et n'ont pas voulu se convertir. » (Jér., VIII , 4.)

4. L'ABBÉ GERMAIN. Il semble que cette doctrine, qu'on ne peut rejeter, tend à détruire le libre arbitre. Nous voyons beaucoup de païens, qui étaient privés de la grâce divine, donner des exemples de patience et de frugalité, et, ce qui est plus étonnant , briller même par leur chasteté. Comment, si le libre arbitre est si dépendant, pouvons-nous croire que leurs vertus soient un présent de Dieu, lorsque ces sages du monde ignoraient ce que c'était que la grâce de Dieu, et ne connaissaient pas même le vrai Dieu? D'après le témoignage des auteurs et de la tradition, devons-nous dire qu'ils ont acquis cette grande pureté par leurs propres efforts?

5. L'ABBÉ CHOEREMON. Je suis heureux que votre

 

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ardent désir de connaître la vérité vous fasse faire des objections, dont la réfutation rendra plus évidente la lumière de la foi catholique. Quel sage pourrait admettre des propositions si contraires ? Vous paraissiez dire hier que l'homme ne peut acquérir, même avec la grâce de Dieu, la céleste pureté de la chasteté; pourriez-vous croire aujourd'hui que les païens l'ont possédée par leur propre vertu? Dans l'intérêt de la vérité, examinez bien ce que nous savons à leur sujet.

Il ne faut pas croire d'abord que les philosophes avaient cette chasteté de l'âme que la religion nous demande, lorsqu'elle nous défend de nommer même la fornication et l'impureté parmi nous. Ils ont eu peut-être une chasteté relative, en se privant, à un certain point, des plaisirs de la chair; mais ils n'ont pu acquérir cette pureté de l'âme et du corps continuelle et parfaite. Ils ne pouvaient pas même y penser. Socrate, le plus célèbre d'entre eux, n'a pas craint de l'avouer. Un physionomiste l'accusait des vices les plus honteux, et comme ses disciples voulaient venger leur maître, il les arrêta en disant : « Calmez-vous, mes amis ; j'ai ces vices, mais j'en triomphe. » Il est donc évident, d'après leur aveu même, qu'ils pouvaient bien, quand il le fallait, comprimer le vice et s'abstenir d'actes honteux, mais qu'ils ne pouvaient bannir de leur coeur le désir et la pensée de la volupté. Ne devons-nous pas avoir en horreur le cynisme de Diogène, qui ne voulait rougir de rien, et qui conseillait d'éviter, par des plaisirs plus faciles, le châtiment de l'adultère? Il est donc

 

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prouvé que ces philosophes ne connaissaient pas la vertu de chasteté, qui nous est demandée; et il est certain que cette continence intérieure ne peut être qu'un don de Dieu, et qu'elle n'est accordée qu'à ceux qui le servent avec toute la componction de leur âme.

6. Il est facile de démontrer que dans beaucoup de choses, et même dans toutes, les hommes ont toujours besoin du secours de Dieu; et si, dans leur faiblesse, ils ne peuvent rien faire de ce qui regarde leur salut sans l'intervention de sa grâce, à plus forte raison sont-ils incapables d'acquérir et de conserver, par eux-mêmes, la vertu de chasteté. Et sans parler encore de la difficulté de sa perfection, examinons, en peu de mots, les moyens pour y arriver. Qui pourrait, je vous le demande, malgré toute sa ferveur, supporter, sans être soutenu par la louange des hommes, l'horreur de la solitude et la dureté de notre pain, quand même il l'aurait à discrétion? Qui pourrait, saris les encouragements de Dieu, souffrir cette soif continuelle, et priver ses yeux de ce doux et agréable sommeil, du matin, en se contentant d'un repos de quatre heures? Qui pourrait lire continuellement, et travailler sans cesse, sans y être sollicité par aucun avantage, si la grâce, de Dieu ne lui venait en aide !

Tout ce que nous ne pouvons désirer sans l'inspiration de Dieu , nous ne pouvons, par conséquent, le faire, sans son secours. Non-seulement l'expérience nous le prouve, mais il y a des indications et des raisonnements qui nous rendent cette vérité plus évidente.

 

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Est-ce que dans beaucoup de choses que nous désirons faire, l'ardeur et la volonté nous manquent? Et cependant notre faiblesse nous arrête et détruit nos espérances; nous ne pouvons réaliser nos projets si la miséricorde de Dieu ne nous en donne la force. Aussi combien y en a-t-il qui travaillent à acquérir la vertu, et combien peu réussissent et persévèrent dans leurs efforts. Car ni le silence de la retraite, ni les difficultés du jeûne, ni l'assiduité à l'étude ne nous suffisent, même dans les limites où nous le pouvons; et dès que l'occasion s'en présente , nous manquons à notre sainte règle, tellement que, pour être fidèles aux lieux et au temps qu'elle nous prescrit, il est nécessaire que Dieu nous y sollicite. Il ne nous suffit pas de pouvoir, il faut encore que le Seigneur nous donne le moyen de faire ce que nous pouvons. L'Apôtre a dit : « Nous voulions venir à vous, une et plusieurs fois, et Satan nous en a empêchés. » (I Thess., II, 18.)

Souvent même, dans notre intérêt, nous sentons que nous sommes détournés de nos exercices spirituels, que notre bonne volonté s'affaiblit malgré nous, et que nous cédons en quelque chose à l'infirmité de la chair, afin qu'ainsi notre persévérance nous soit plus méritoire. L'Apôtre nous fait connaître cette conduite de Dieu à notre égard, lorsqu'il nous dit : « J'ai demandé trois fois au Seigneur que Satan s'éloignât de moi, et il m'a répondu : Ma grâce te suffit; car la vertu paraît mieux dans sa faiblesse. » (I Cor., XII, 8.) Et encore : « Nous ignorons même ce qu'il nous faut demander. » (Rom., VIII, 26.)

 

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7. (1) La protection divine ne nous abandonne jamais, et la tendresse du Sauveur est si grande à l'égard de la créature, que non-seulement sa providence l'accompagne, mais encore qu'elle la devance toujours. Le Prophète, qui le savait par expérience, le confesse hautement : « Mon Dieu, votre miséricorde me préviendra. » (PS. LVIII , 11.)

Non-seulement sa bonté inspire les saints désirs , mais elle lui ménage des occasions de salut et les moyens de bien faire. Elle montre la bonne route à ceux qui s'égarent; elle fait trouver à ceux qui ne cherchent pas; elle se révèle à ceux qui ne la demandent pas , et sans cesse le Sauveur a les bras étendus vers ce peuple qui ne croit pas et qui blasphème. Il appelle ceux qui résistent et qui sont éloignés, il les attire malgré eux vers le bien; il ôte à ceux qui veulent pécher la volonté de le faire, et il résiste par miséricorde à ceux qui préparent le mal , parce que « cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de la miséricorde de Dieu » (Rom., IX, 16), « qui agit en nous sur nos volontés et sur nos actes pour le bien. » (Philip., II, 13.) « Et cela ne vient pas de nous : puisque c'est un don de Dieu et que nous ne devons pas nous glorifier de nos oeuvres. » (Éph., II, 8, 9.)

 

(1) Nous supprimons les derniers chapitres de cette conférence de Cassien, où se trouvent des propositions semi-pélagiennes, et nous les remplaçons par un chapitre où le bienheureux Denis le Chartreux expose très-bien la doctrine de l'Eglise sur la grâce

 

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Que dit, en effet , le Sauveur : « Personne ne vient au Père si ce n'est par moi » (S. Jean, XIV, 6), « et personne ne vient à moi si mon Père ne l'attire. » (S. Jean, VI, 44.)

Que disons-nous dans notre prière ? « Dirigez ma voie en votre présence » (Ps. V, 9), « conduisez mes pieds dans vos sentiers, de peur que mes pieds ne s'égarent. » (Ps. XVI, 5.) Et enfin qu'est-ce que Dieu nous promet ? « Je leur donnerai un coeur nouveau et je mettrai un esprit nouveau dans leurs entrailles. J'ôterai ce coeur de pierre de votre sein et je vous donnerai un coeur de chair, afin que vous marchiez dans mes commandements, et que vous gardiez et accomplissiez ma justice.» (Ézéchiel, XXXVI, 26.)

Que demande le Prophète au Seigneur, lorsqu'il dit : « Créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu. Lavez-moi, et je deviendrai plus blanc que la neige? » (Ps. L, 12.) Ne dit-il pas de Dieu ? « C'est lui qui donne la science à l'homme » (Ps. XXXIX, 10) , « le Seigneur éclaire les aveugles. » (Ps. CXLV, 28.) Nous disons avec le Prophète : « Éclairez mes yeux pour que je ne m'endorme jamais dans la mort. » (Ps. XII, 4.) Tous ces textes ne démontrent-ils pas que Dieu assiste toujours de sa grâce l'homme qui en a toujours besoin ?

L'Apôtre nous montre la faiblesse du libre arbitre , lorsqu'il dit: « Que le Seigneur garde vos coeurs et vos intelligences.» (Phil., IV, 7.) David nous enseigne la même chose, en disant dans sa prière : « Inclinez mon coeur vers vos préceptes et non vers l'avarice. » (Ps. CXVIII, 36.) Salomon dit aussi : « Il incline nos coeurs

 

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vers lui, afin que nous marchions dans toutes ses voies, et que nous observions tous ses commandements et toutes ses fêtes. » (III Rois , VIII 58.)

Notre prière est un aveu de notre faiblesse : « Seigneur, mettez une garde à ma bouche, et, à l'occasion, une porte à mes lèvres. » (Ps. CXL, 3.) Le Prophète dit aussi : a Le Seigneur délivre ceux qui sont enchaînés , le Seigneur éclaire les aveugles.» (Ps. CXLV, 8.) Et encore : « Vous avez brisé mes liens. » (Ps. CXV, 16.)

Le Christ, dans saint Jean, a dit : «Personne ne peut venir à moi, si le Père qui m'a envoyé ne l'attire » (S. Jean, VI, 44 ) ; et saint Jean-Baptiste affirme que a l'homme ne peut avoir quelque chose de lui-même, à moins qu'il ne l'ait reçu du ciel » (S. Jean, III, 27) ; aussi le Prophète s'écrie : « Si le Seigneur ne garde la cité, celui qui la garde veille en vain. » (Ps. CCXXVI, 1.) Et l'Apôtre dit : « Dieu est celui qui fait en nous notre volonté et nos actes, selon son bon plaisir. » (Phil., II, 13.)

Si nous attribuons à notre libre arbitre la possession des vertus et l'accomplissement des préceptes divins, ,comment pouvons-nous dire en priant : « Mon Dieu , achevez ce que vous avez fait en nous » (Ps. LXVII , 26) , « et dirigez sur nous l'ouvrage de vos mains? » ,(Ps. LXXXIX,17,) Nous savons que Balaam fut conduit , pour maudire les enfants d'Israël; mais nous voyons ,qu'il ne lui fut pas permis d'accomplir son désir ,(Num. , XXII); Abimelech fut préservé de toute faute ,avec Rebecca (Gen., XXI) ; Joseph fut vendu par la

 

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jalousie de ses frères, afin que les enfants de Jacob vinssent en Égypte et que ceux qui avaient comploté sa mort fussent préservés de la famine. C'est ce que dit Joseph reconnu par ses frères : « Ne craignez pas et ne regrettez pas de m'avoir rendu captif dans ces régions; car c'est pour votre salut que Dieu m'a envoyé avant vous. » (Genes, XLV, 5.) « Dieu m'a choisi pour vous conserver sur terre et vous procurer les vivres nécessaires à votre existence. Ce n'est pas votre volonté , mais c'est la volonté de Dieu qui m'a envoyé ici, qui m'a rendu, pour ainsi dire, le père de Pharaon, le maître de toute sa maison et le prince de toute l'Égypte. » (Ibid.) Et comme, après la mort de son père, il voulait dissiper la crainte que ses frères pouvaient avoir, il leur disait : « Ne craignez rien. Est-ce que nous pouvons résister à la volonté de Dieu. Vous avez eu de mauvais desseins contre moi ; mais Dieu les a tournés en bien, pour m'élever comme vous le voyez et pour sauver beaucoup de peuples. » (Gen., L, 21.) David célèbre ce fait providentiel dans ses Psaumes , lorsqu'il dit : « Il appela la famine sur la terre et il brisa toute la force du pain ; mais il envoya un homme devant eux, Joseph fut vendu comme esclave. » (Ps. CIV, 16.)

Reconnaissons donc la vertu et l'efficacité de la grâce de Dieu, afin de ne: pas contredire la doctrine de l'Église. L'Église dit avec l'Apôtre : « Personne ne peut dire que Jésus est le Seigneur, sinon par le Saint-Esprit. ». (I Cor., XII,3.) « Par la grâce de Dieu, je suis ce que je suis, et sa grâce n'a pas été stérile en

 

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moi, mais j'ai travaillé plus que tous les autres ; ce n'est pas moi cependant, mais la grâce de Dieu avec moi » (I Cor., XV, 10); « c'est sa miséricorde qui m'a rendu fidèle. » (I Cor. , VII, 25.) « Nous avons ce trésor dans des vases de terre, afin que la sainteté vienne de Dieu et non de nous. » (II Cor., IV, 7.) « Ne redoutez en rien vos ennemis, car ce qui est pour eux une cause de ruine est pour vous une cause de salut , et cela vient de Dieu. C'est par le Christ qu'il vous est donné, non-seulement de croire en lui, mais de souffrir pour lui. » (Philip., I, 28.) « Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement, car c'est Dieu qui opère en vous le vouloir et le faire, selon qu'il lui plaît. » (Phil., II, 12.) « Nous ne sommes pas capables de former en nous comme de nous-mêmes une bonne pensée; c'est Dieu qui nous en rend capables. » (II Cor. III, 3.)

Dieu confirme cette vérité, lorsqu'il dit: « Personne ne peut venir à moi, à moins que mon Père ne le lui accorde. » (S. Jean, VI, 44.) » Tout ce que le Père me donne vient à moi. » (Ibid.) « Sans moi vous ne pouvez rien faire. » (S. Jean, XV, 5.) « Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, mais c'est moi qui vous ai choisis. » (Ibid.) « Personne ne connaît le Fils, si ce n'est le Père; et personne ne connaît le Père, si ce n'est le Fils et celui auquel il voudra le révéler. » (S. Matth. , XI, 27.) « De même que le Père rend la vie aux morts, de même le Fils ressuscite ceux qu'il veut» (S. Jean, V, 21.) « Tu es heureux , Simon Barjona , parce que la chair et le sang ne t'ont pas révélé ces choses,

 

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mais mon Père qui est dans les cieux. » (S. Matth., XVI, 17.)

Cette doctrine ne détruit pas la volonté. dans l'homme; car la vertu de la grâce n'anéantit pas les volontés, mais les rend bonnes de mauvaises qu'elles étaient. Elle les tire de l'infidélité pour qu'elles soient fidèles. De ténèbres qu'elles étaient par elles-mêmes, elles deviennent lumières dans le Seigneur; ce qui était mort, reçoit la vie; ce qui était tombé, est relevé; ce qui était perdu, est sauvé. Ceci arrive à tous les hommes qui « sont arrachés au pouvoir des ténèbres et transférés dans le royaume du Fils bien-aimé » (Col., I, 13) ; et nous croyons, sans aucune exception, que c'est par la grâce du Sauveur. Nous disons, et nous soutenons, que non-seulement nos actes, mais encore nos bonnes pensées ont toujours leur principe en Dieu, qui éveille notre bonne volonté et nous donne la force et l'occasion de l'accomplir : « car tout ce qui est bon, tout ce qui est parfait est un don du ciel qui vient du Père des lumières. » (S. Jacq., I, 17.) Celui qui commence le bien, le continue et l'achève aussi en nous. Lorsque Dieu voit que nous nous relâchons, il met dans nos coeurs des pensées salutaires qui renouvellent notre bonne volonté.

Le premier homme a été créé droit et sans aucun vice , et la nature humaine a été créée en lui. Il est certain aussi qu'il avait reçu un libre arbitre tel que, s'il avait été fidèle à Dieu qui l'assistait , les dons naturels qu'il avait reçus pouvaient nous être conservés par sa volonté. Le mérite de la persévérance l'eût fait parvenir

 

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à cette béatitude, où il n'aurait pu ni faire ni vouloir le mal; mais, par le même libre arbitre qui le fit rester bon, tant qu'il le voulut, il s'écarta de la loi qui lui avait été imposée. Le châtiment de la mort dont il était menacé ne l'arrêta pas; il quitta Dieu et suivit le démon; il se révolta contre le maître qui le conservait pour obéir à l'ennemi qui le perdait. Adam existait, et nous existions en lui; Adam est tombé, et nous sommes tombés en lui. Saint Ambroise ne se trompe pas quand il l'affirme, car la Vérité dit elle-même : « Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui avait péri. » (S. Luc, XIX, 10.)

En effet, cette ruine de la prévarication atteignit toute la nature humaine; mais sa substance ne fut pas plus détruite que sa volonté : elle fut seulement dépouillée de la lumière et de l'éclat des vertus par I'artifice du tentateur. Après avoir perdu ce qui pouvait la faire parvenir à la perfection incorruptible et éternelle de l'âme et du corps, que lui restait-il, si ce n'est ce qui appartient à cette vie du temps, soumise à la souffrance et à la mort? Tous ceux qui étaient nés en Adam devaient renaître dans le Christ, afin d'y re-trouver ce qu'ils avaient perdu. Car si les descendants d'Adam avaient naturellement les vertus que possédait leur père avant le péché, ils ne seraient pas, par nature, enfants de colère, ils ne seraient pas ténèbres et sous la puissance des ténèbres. Ils n'auraient pas besoin de la grâce particulière du Sauveur, puisqu'ils ne seraient pas bons inutilement et qu'ils ne seraient pas privés de la récompense de leur justice, ayant encore

 

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les biens dont la perte fit exiler nos premiers pères du paradis terrestre. Maintenant que, sans le sacrement de la régénération, personne ne peut éviter la mort éternelle, ne voyons-nous pas, par la nécessité de ce remède, dans quel abîme la nature humaine a été plongée par la chute de celui en qui tous ont péché et ont perdu ce qu'il a perdu. Il a perdu, le premier, la foi ; il a perdu la continence ; il a perdu la charité ; il s'est dépouillé de sagesse et d'intelligence; il s'est privé de conseil et de force. En voulant s'élever d'une manière coupable , il est tombé de la science de la vérité et de la douceur de l'obéissance; il ne lui est pas même resté la crainte pour lui faire éviter les fautes dont il s'abstenait par amour de la justice. Le libre arbitre, c'est-à-dire le mouvement spontané vers une chose qui plaît, s'est dégoûté des biens qu'il avait reçus; ses moyens de salut s'affaiblirent et ses désirs insensés se sont portés vers l'expérience du mal. Il a bu le poison de tous les vices , et il a souillé toute la nature humaine des excès de son intempérance. Avant de digérer ce fruit mortel , en mangeant la chair du Fils de l'homme et en buvant son sang précieux, l'humanité voit défaillir sa mémoire et s'égarer son jugement : ses pas deviennent incertains, et elle n'est propre en aucune manière à désirer et à choisir le bien dont elle s'est volontairement privée; et si elle a pu tomber sans l'intervention de Dieu, elle ne peut se relever sans son secours.

Pour que nous soyons bien persuadés que nous ne manquerons jamais du secours de Dieu pour faire

 

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notre salut, l'Apôtre nous dit : « C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire, selon qu'il lui plaît (Phil., II, 13) ; et il dit à Timothée : « Ne négligez pas la grâce de Dieu qui est en vous » (I Tim., IV, 14) ; « c'est pourquoi je vous avertis de ressusciter la grâce de Dieu qui est en vous. » (II Tim., I, 6.) I1 exhorte aussi les Corinthiens à ne pas se rendre indignes de la grâce de Dieu par des oeuvres stériles : «Nous vous conjurons, dans votre intérêt, de ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu. » (II Cor., VI, 1.) C'est parce que Simon l'avait reçue en vain, que cette grâce salutaire ne lui a pas profité; car il n'eut pas soin d'obéir à cette recommandation de saint Pierre : « Faites pénitence de votre malice, et priez Dieu qu'il vous pardonne cette pensée de votre coeur; car je vois que vous êtes rempli d'un fiel amer et engagé dans les liens de l'iniquité. » (Act., VIII, 23.)

La miséricorde de Dieu prévient la volonté de l'homme, puisqu'il est écrit : « Mon Dieu, votre miséricorde m'a prévenu. » (Ps. LVIII, 11.) Dieu nous appelle et nous invite sans cesse, puisqu'il dit: «Tout le jour, j'ai étendu mes mains vers le peuple qui ne croit pas et qui me contredit. » ( Isaïe, LXV, 2.) Dieu nous attend , comme l'annonce son Prophète : « Oui , Dieu vous attend pour avoir compassion de vous. » (Isaïe, XXX, 18.) Il nous fortifie selon cette parole : « Et moi, je les ai instruits; j'ai fortifié leur bras, et ils ont élevé contre moi la malice de leurs pensées. » (Osée, VII, 15.) Notre-Seigneur Jésus-Christ nous crie : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne et qu'il boive.» (S. Jean, VII, 37.)

 

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Notre-Seigneur nous cherche : « J'ai cherché, et un homme ne s'est pas rencontré ; j'ai appelé, et personne n'a répondu. » (Isaïe, L, 2.)

Ainsi la grâce de Dieu agit toujours en bien sur notre libre arbitre, elle l'aide en toute chose; elle le protége, et elle est toujours gratuite, lorsque son ineffable Bonté récompense de faibles efforts par tant de gloire et par une béatitude éternelle si parfaite. Ce pardon de si grands crimes , que David obtint si promptement, n'était-il pas un don de la miséricorde divine? Quel rapport entre ces quelques mots de repentir et l'immensité de cette miséricorde ? L'Apôtre n'établit-il pas cette différence , lorsqu'il compare la grandeur de l'éternelle félicité aux innombrables persécutions qu'il avait à supporter? « Nos tribulations passagères et légères produisent en nous un poids de gloire infiniment supérieur» (II Cor., IV, 17); et il le confesse ailleurs : « Tout ce que nous souffrons dans ce temps n'est pas comparable à la gloire future qui apparaîtra en nous. » (Rom., VIII, 18.) Quels que soient les efforts de la faiblesse humaine, on ne pourra jamais les comparer à la récompense qu'elle en recevra. Tout ce qu'elle fera ne diminuera en rien la grâce du Créateur, et cette grâce sera toujours gratuite.

Le Docteur des Gentils déclare qu'il a été élevé à l'apostolat par la grâce divine : « C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis » (I Cor., XV, 10) ; et cependant il affirme qu'il a répondu et coopéré à la grâce divine, puisqu'il ajoute : « Et la grâce n'a pas été stérile en moi; mais j'ai travaillé plus que les

 

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autres, non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi. »

Lorsqu'il dit, non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi, il explique la vertu de l'assistance divine. Avec moi, c'est-à-dire que la grâce de Dieu ne l'a pas aidé dans le repos et l'indifférence, mais dans son travail et ses efforts. Aussi Notre-Seigneur, voulant exprimer, par bonté pour nous, l'action de sa miséricorde et l'amour qu'il daigne nous accorder, quoiqu'il ne trouve dans ses créatures aucun sentiment qui puisse les en rendre dignes, se compare à une tendre mère, et se sert ainsi de la comparaison qui peut le plus nous toucher : « Est-ce qu'une femme, dit-il, peut oublier son enfant et n'avoir pas compassion du fils de ses entrailles? » Et non content de cette comparaison , il la dépasse aussitôt en ajoutant : « Et quand même elle l'oublierait, moi je ne vous oublierai pas. » (Isaïe, XLIX, 15.)

Il est évident que notre salut doit être réellement attribué à la grâce divine, et non pas aux mérites de nos actions. Dieu le dit par son prophète : « Vous vous souviendrez de vos voies et de tous vos crimes; vous vous déplairez vous-mêmes dans vos malices, et vous saurez, ô maison d'Israël ! que moi , le Seigneur, lorsque je vous comble de biens, c'est pour la gloire de mon nom, et non pas à cause de vos voies mauvaises et de vos crimes détestables » (Ézéchiel, XX, 43.)

Ainsi tous les docteurs catholiques qui ont enseigné sérieusement la perfection, et qui ne se sont pas égarés dans de vaines disputes, ont affirmé : premièrement, que la grâce était un don de Dieu qui permet

 

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à chacun de désirer ce qui est bien, mais qui laisse entière la liberté de la volonté ; secondement, que le secours de la grâce divine ne détruit pas le libre arbitre dans la pratique de la vertu ; troisièmement enfin, que la grâce qui assure la persévérance dans la vertu ne gêne pas cependant la liberté. Dieu, par sa toute-puissance, fait tout en tous , parce qu'il excite , il protége et il confirme, bien loin de nous l'ôter, la liberté qu'il nous a une fois donnée.

Si, dans les discussions et les raisonnements, quelque chose paraît s'éloigner de cette doctrine, il faut l'éviter pour ne pas s'exposer à perdre la foi. Nous n'acquérons pas la foi par l'intelligence , mais l'intelligence par la foi, car il est écrit : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. » La raison humaine , je crois, est incapable de parfaitement comprendre comment Dieu fait tout en nous, et comment cependant tout dépend du libre arbitre, lorsque le Seigneur parle : « Si vous voulez m'écouter, vous vous nourrirez des biens de la terre.» (Isaïe, I, 19.)

 

QUATORZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ NESTEROS : DE LA SCIENCE SPIRITUELLE

 

Méthode pour acquérir la science spirituelle. — La pratique doit précéder la théorie. — Connaître les vices et les moyens de les guérir. — Connaître les vertus et les moyens de les acquérir. — La théorie comprend l'interprétation historique et l'intelligence du sens spirituel. — Sens tropologique, allégorique, anagogique. — Pureté de coeur, silence, humilité. — Méditation. — Le sens des Écritures est plus parfait selon les dispositions. — Science profane. — Se garder de la vaine gloire. — Causes qui rendent la science stérile.

 

1. L'ordre de notre plan, comme celui de notre voyage, nous amène à rapporter maintenant les instructions de l'abbé Nesteros, homme remarquable en toute chose, et d'une grande science. Il avait remarqué que nous désirions beaucoup apprendre le

 

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texte des saintes Écritures, et en avoir l'intelligence; et il nous parla en ces termes :

L'ABBÉ NESTEROS. Il y a dans le monde bien des variétés de sciences, d'arts et de professions; mais quoiqu'elles soient inutiles , ou qu'elles servent seulement à l'agrément de la vie présente, il n'y en a pas une seule qui n'ait sa méthode et ses moyens particuliers. Si donc, les arts suivent, dans leur enseignement, un plan tout tracé, combien, à plus forte raison, notre religion et notre vie doivent- elles avoir une règle, une méthode certaine, puisque leur but est de connaître les choses invisibles et d'acquérir, non pas les biens de la terre , mais les récompenses éternelles. Cette science comprend deux choses : la pratique et la théorie. La première consiste dans l'action qui réforme les moeurs et détruit les vices; la seconde, dans la contemplation de choses divines, et dans la connaissance des mystères les plus sacrés.

2. Celui qui voudra s'élever à la théorie devra nécessairement acquérir d'abord, par ses efforts et sa vertu, la science de la pratique ; car on peut bien acquérir la pratique sans la théorie, tandis qu'on ne peut arriver à la théorie sans passer d'abord par la pratique. Ce sont des degrés qui sont subordonnés l'un à l'autre , et par lesquels la faiblesse de l'homme doit s'élever aux choses sublimes. Si l'on monte de l'une à l'autre, comme nous le disons, on peut arriver à la contemplation ; mais on n'y parviendra pas si l'on néglige le premier degré. C'est en vain qu'on aspire à contempler Dieu, si on ne s'éloigne pas de la

 

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contagion du vice : Car l'esprit de Dieu s'éloignera de l'hypocrite, et n'habitera jamais un corps soumis aux péchés. » (Sag., I, 5.)

3. La perfection de la science pratique consiste en deux choses : la première à connaître la nature de tous les vices et les moyens de les guérir; la seconde à discerner l'ordre qui existe entre les vertus, et y former si parfaitement notre âme, qu'elle n'y obéisse pas de force et comme une esclave; mais qu'elle s'y plaise et s'en nourrisse comme d'un bien qui lui est naturel, et qu'elle suive avec joie ce sentier si étroit

et si difficile. Comment pourra-t-on arriver à la connaissance des vertus, qui est le second degré de la science pratique, et à la contemplation des choses célestes, qui est le degré le plus élevé de la théorie, si l'on ne comprend pas la nature de ses vices, et si l'on ne fait aucun effort pour les déraciner. Il est donc évident qu'il faut vaincre les obstacles les plus simples avant de s'élever à des choses plus difficiles, et que nous ne pouvons comprendre ce qui est au-dessus de nous , si nous ne comprenons pas ce qui est en nous-même. Mais il faut être persuadé qu'il est bien plus pénible de déraciner les vices que d'acquérir les vertus; ce n'est pas moi qui le dis, c'est le Créateur qui connaît bien les forces et la raison de ses créatures. « Voici, dit-il par son prophète, voici que je vous établis aujourd'hui sur les nations et les royaumes, afin que vous arrachiez, détruisiez, dispersiez, dissipiez, et que vous bâtissiez et plantiez. » (Jér., I, 10.) Quatre mots sont nécessaires pour exprimer la ruine

 

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des choses nuisibles : arracher, détruire, disperser et dissiper, tandis que pour acquérir la vertu et tout ce qui regarde la justice, il n'y en a que deux : édifier et planter. Ce qui prouve clairement qu'il est plus difficile d'arracher et de déraciner les mauvaises passions de notre corps et de notre âme, que d'y planter les racines et d'y bâtir l'édifice des vertus.

4. La pratique, qui consiste en deux choses principales, se partage ensuite en beaucup d'applications particulières. Les uns recherchent les secrets du désert et la pureté du coeur, comme autrefois Élie et Élisée, et de notre temps, le bienheureux Antoine et tous ceux qui, à son exemple, vivent intimement unis à Dieu, dans le silence de la solitude. Les autres donnent tous leurs soins à réunir des religieux, et à diriger des monastères, comme l'abbé Jean, qui gouvernait le grand monastère voisin de la ville de Thmuis, comme beaucoup d'autres dont nous pouvons nous rappeler les vertus et les miracles dignes des Apôtres. Quelques-uns se sont consacrés à fonder des hospices, où ils exerçaient cette hospitalité qui a rendu Abraham et Loth si agréables à Dieu. Et nous avons vu, dans ces derniers temps, le bienheureux Macaire, homme d'une douceur et d'une patience si grandes, diriger l'hospice d'Alexandrie avec une telle vertu, qu'on ne doit pas le placer au-dessous des plus admirables solitaires. Quelques autres se sont dévoués aux soins des malades, au soulagement des malheureux et des opprimés, ou à l'instruction des ignorants, à l'assistance des pauvres ; et tous, par leur zèle et leur

 

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piété, peuvent être mis au nombre des grands hommes et des saints.

5. Il est très-utile et très -important que chacun fasse tous ses efforts pour atteindre la perfection dans la position qu'il a choisie, ou que la grâce de Dieu lui a confiée; et que, tout en admirant et en louant les vertus des autres dans des professions différentes, il ne sorte jamais de la sienne, sachant, comme l'enseigne l'Apôtre, « que l'Église n'est qu'un corps, mais qu'elle a plusieurs membres, et que tous ces membres ont des dons différents, selon la grâce qui nous a été donnée. Les uns ont reçu le don de prophétie, selon la règle de la foi; les autres le ministère pour servir les autres, ou pour les instruire de la doctrine, ou pour les exhorter, ou pour les secourir avec simplicité, ou les consoler avec joie. » (Rom., XII, 4 et suiv.) Aucun membre ne peut usurper les fonctions des autres membres; les yeux ne remplacent pas les mains, ni le nez les oreilles; et de même « tous ne sont pas apôtres; tous ne sont pas prophètes; tous ne sont pas docteurs; tous n'ont pas le don de guérir les malades, de parler toutes les langues ou d'interpréter les mystères. » (I Cor., XII, 29.)

6. Souvent, lorsque ceux qui ne sont pas encore affermis dans leur profession, entendent louer. les vertus des autres dans des professions différentes, leur imagination s'enflamme et ils veulent aussitôt les suivre et les imiter; mais la faiblesse humaine paralyse nécessairement tous leurs efforts. Il est impossible qu'une même personne acquière toutes les vertus

 

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dont nous venons de parler. Celui qui voudrait les posséder toutes s'exposerait, en y travaillant, à n'en obtenir aucune dans la perfection, et il perdrait beaucoup plus qu'il ne gagnerait à ces changements et à cette variété. Nous allons à Dieu par des voies différentes, et une fois que nous en avons choisi une, il faut la continuer avec persévérance, afin d'arriver à la perfection.

7. Outre le tort que causerait à un religieux cette inconstance qui lui ferait poursuivre tant de choses, il y aurait encore un danger considérable; car ce qui sanctifie les uns perd souvent ceux qui veulent les imiter par présomption ; ce qui réussit aux uns est pernicieux aux autres. Combien ne s'exposerait pas, par exemple, celui qui voudrait imiter la vertu de cet homme, dont l'abbé Jean parle à ses religieux, non pour le faire imiter, mais seulement admirer. Ce saint abbé vit un jour un homme habillé en séculier, qui venait lui offrir les prémices de sa récolte. Il y avait en même temps, près de sa cellule, un possédé du démon d'une violence extrême, qui avait résisté à tous les exorcismes de l'abbé Jean, et qui avait déclaré qu'il n'obéirait jamais à ses ordres. A peine l'homme qui portait des fruits fut-il arrivé, que le possédé fut saisi d'une grande crainte, et s'enfuit en prononçant son nom avec un profond respect. L'abbé Jean fut très-étonné d'un miracle si évident; sa surprise augmentait en considérant cet homme, dont l'extérieur était très-simple, et il se mit à l'interroger sur son genre de vie et sa profession. Cet homme lui répondit

 

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qu'il était séculier, et dans les liens du mariage. Mais l'abbé Jean, toujours frappé du miracle dont il avait été témoin, poursuivit ses demandes, et cet homme lui dit qu'il vivait à la campagne, du travail de ses mains, et qu'il ne se connaissait aucune vertu. Tous les matins seulement, avant de commencer son ouvrage, et le soir avant de rentrer à la maison, il entrait à l'église pour remercier Dieu de lui donner son pain de chaque jour. Il ne touchait jamais à ses récoltes avant d'en offrir au Seigneur les prémices et la dîme, et il ne conduisait pas ses boeufs à travers les moissons des autres, avant de leur avoir lié la bouche, dans la crainte de faire, par sa négligence, tort au prochain en la moindre chose. Ces détails n'expliquaient pas à l'abbé Jean le miracle qu'il avait vu, et comme il insistait toujours, le pauvre laboureur finit par lui avouer la vérité. Il avait voulu se faire solitaire, mais ses parents l'avaient forcé à se marier, et depuis onze ans, sans jamais l'avoir dit à personne, il vivait avec sa femme comme avec une soeur, en respectant sa virginité.

Le saint abbé, à cet aveu, fut rempli d'admiration , et ne put s'empêcher de dire, devant ce laboureur, qu'il comprenait bien que le démon qui lui avait résisté, n'eût pas supporté sa présence; car il ne croyait pas lui-même pouvoir, sans danger, prétendre à une pareille vertu, non-seulement dans l'ardeur de la jeunesse, mais encore dans la chasteté de son grand âge. L'abbé Jean admira toujours beaucoup ce fait, mais sans en proposer jamais l'imitation à aucun

 

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solitaire; il savait bien que ce qui réussit aux uns peut quelquefois perdre les autres, et que tous ne doivent pas prétendre à des grâces que Dieu réserve à quelques-uns.

8. Mais revenons à la science dont nous avons parlé en commençant. La pratique, comme nous l'avons dit, s'applique à des états nombreux et différents. La théorie comprend seulement deux choses : l'interprétation historique des saintes Écritures et l'intelligence du sens spirituel. Aussi Salomon, après avoir énuméré les différentes formes de la grâce dans l'Église, ajoute « Tous ceux qui lui appartiennent ont un double vêtement. » (Prov., XXXI, 21.) Le sens spirituel des Écritures se divise en trois : le sens tropologique, le sens allégorique , le sens apagogique, selon ce que disent les Proverbes : « Écrivez ces choses de trois manières sur l'étendue de votre coeur. » (Prov., XXII, 20.)

L'histoire est la connaissance des choses visibles et passées: L'Apôtre parle historiquement, lorsqu'il dit : « Il est écrit qu'Abraham eut deux fils, l'un de l'esclave, l'autre de la femme libre. Celui qui est né de l'esclave est né selon la chair; celui qui est né de la femme libre est né selon la promesse. » (Galat., IV, 22.) Mais ce qui suit appartient au sens allégorique, parce que l'Apôtre y montre que ce qui. est arrivé réellement, est la figure; d'un autre mystère : « Ce sont là, dit-il, les deux testaments : l'un vient du mont Sinaï , qui enfante dans la servitude, comme Agar. Le Sinaï , en effet, est une montagne d'Arabie, qui est comparée

 

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à la montagne de Jérusalem de maintenant, et qui sert avec ses enfants. »

L'Apôtre passe ensuite au sens anagogique, en s'élevant de ce sens spirituel à un sens plus sublime, et jusqu'aux secrets du royaume des cieux: a Mais la Jérusalem céleste est libre, et c'est elle qui est notre mère; car il est écrit : Réjouissez-vous, stérile, qui n'avez pas d'enfants; levez-vous, et criez, vous qui n'enfantez pas; car la femme abandonnée a plus d'enfants que celle qui a un mari. » ( Gal., IV, 25.)

Le sens tropologique est l'explication morale que l'on applique à la correction des moeurs et à l'enseignement de la vie présente, comme si, par ces deux testaments, nous entendions la règle de la pratique et de la théorie, et par Jérusalem et Sion, l'âme de l'homme, selon cette parole : « Loue le Seigneur, Jérusalem; Sion, loue le Seigneur, ton Dieu. » (Ps. CXLVII, 12.) Nous voyons donc qu'on peut tirer quatre sens d'une même chose, et que Jérusalem peut être comprise de quatre manières. Dans le sens historique c'est la cité des Juifs; dans le sens allégorique, l'Église du Christ; dans le sens anagogique, la patrie céleste, qui est notre mère à tous, et dans le sens tropologique, l'âme de l'homme, que souvent Dieu blâme ou loue, en la désignant par ce nom. L'Apôtre parle de ces quatre interprétations, lorsqu'il dit : « Et maintenant, mes frères, quand je viens à vous, en parlant toutes les langues, à quoi cela vous servirait-il, si je ne vous instruisais pas par révélation, par science, par prophétie ou par doctrine. » (I. Cor., XIV, 6.) La

 

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révélation se rapporte à l'allégorie, puisqu'elle explique spirituellement, et découvre le sens caché sous la lettre de l'histoire. Si nous voulions comprendre , par exemple, ces paroles : « Nos pères ont été sous la nue, et tous ont été baptisés par Moïse, dans la nue et dans la mer; tous ont mangé une nourriture spirituelle, et tous buvaient un breuvage spirituel qui venait de la pierre; et cette pierre était le Christ » (I Cor., X, 1), il faudrait y voir une allégorie qui figure le corps et le sang de Jésus-Christ, que nous prenons tous les jours.

La science dont parle l'Apôtre regarde la tropologie ou la morale qui nous fait discerner des choses présentes, et choisir avec prudence celles qui sont utiles et honnêtes; comme lorsqu'il nous dit « de juger nous-même s'il convient qu'une femme prie Dieu, la tête découverte. » (I Cor., XI, 6.) Ce qui n'a, comme on le voit, qu'un sens moral. La prophétie que l'Apôtre cite en troisième lieu, se rapporte au sens anagogique qui regarde les choses invisibles et futures. Il est dit, par exemple : « Nous ne voulons pas, mes frères, que vous ignoriez ce qui regarde ceux qui sont dans le sommeil de la mort, et que vous vous affligiez comme ceux qui n'ont pas d'espérance; car si nous croyons que Jésus est mort, et qu'il est ressuscité, de même Dieu ressuscitera avec, et par Jésus-Christ, ceux qui sont morts. Nous vous le déclarons comme l'ayant appris du Seigneur; nous qui vivons et qui sommes réservés pour son avènement, nous ne préviendrons pas ceux qui sont déjà morts;

 

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car au commandement et à la voix de l'archange, au son de la trompette de Dieu, le Seigneur descendra du ciel, et ceux qui sont morts dans le Christ ressusciteront les premiers. » (I Thess., IV, 13.) Cette exhortation est anagogique.

La doctrine est la simple exposition de l'histoire, sans y joindre un sens plus caché que la lettre, ne l'exprime. Comme lorsque saint Paul dit : « Je vous ai enseigné en premier lieu ce que j'ai appris moi-même : que le Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures; qu'il a été enseveli, qu'il est ressuscité le troisième jour, et qu'il a été vu par Pierre. » (I Cor., XV, 4.) « Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme et assujetti à la loi, afin qu'il rachetât ceux qui étaient sous la loi. » (Galat., IV, 4.) Et encore : « Écoute, Israël; le Seigneur, ton Dieu, est seul Dieu. » (Deut., VI, 3.)

9. C'est pourquoi, si vous avez un désir sincère d'acquérir la science spirituelle, non pour vous glorifier, mais pour purifier votre vie, passionnez-vous pour cette béatitude de l'Évangile : « Bienheureux ceux qui ont le coeur pur; car ils verront Dieu » (S. Matth., V, 8), afin d'arriver à cette science, dont l'ange parle à Daniel : « Ceux qui seront instruits brilleront comme la splendeur du firmament, et ceux qui apprendront la justice aux autres, seront comme des astres pendant toute l'éternité. » (Dan., XII, 3.) Et il est dit dans une autre prophétie : « Faites briller pour vous la lumière de la science, tandis que vous en avez le temps. » (Osée, X,12.)

 

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Comme je remarque en vous une grande ardeur pour l'étude, hâtez-vous d'acquérir cette science pratique de la morale qui règle toute la vie. Sans elle on ne peut parvenir à cette pureté de la contemplation que ne donnent pas l'enseignement et les longs discours, mais qui est la récompense de nos efforts et de nos bonnes actions. Ce n'est pas par la méditation, mais par les oeuvres, qu'on acquiert l'intelligence de la loi, et qu'on peut chanter avec le Psalmiste : « Vos commandements m'ont donné l'intelligence. » (Ps. CXVIII, 95.) Ceux qui se sont purifiés de leur passion peuvent dire avec confiance : « Je chanterai et je comprendrai dans une voie sans souillure. » (Ps. C, 2.) Celui-là seulement comprend ce qu'il chante, qui marche sans souillure dans la pureté de son coeur. Si vous voulez donc préparer dans vos coeurs un sanctuaire à cette science spirituelle, purifiez-le d'abord de la contagion du vice, et dépouillez-vous de tous les soins de ce monde; car il est impossible que l'âme qui est distraite, même légèrement, par les choses de la terre, puisse obtenir le don de la science, pénétrer les sens élevés, et profiter de ses saintes lectures.

Appliquez-vous donc d'abord, vous surtout, Cassien, à qui votre jeunesse doit rendre plus difficile l'observation de mes avis, appliquez-vous, si vous voulez que vos lectures et votre ardeur pour le travail ne soient pas stériles, à vous imposer à vous-même un grand silence. C'est le premier pas à faire dans la voie de la pratique. N'est-il pas dit : « Tout le travail de l'homme est à régler sa bouche? » (Ecclés., VI, 7. )

 

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Pour bien écouter les enseignements des anciens, il faut savoir les écouter de tout cœur et en silence, les retenir avec soin dans son âme, et se hâter beaucoup plus de les pratiquer que de les enseigner aux autres; car, en enseignant ces vérités, on s'expose à la vaine gloire; mais en les pratiquant, on en multiplie les fruits et l'intelligence. Aussi, dans les conférences avec les anciens, ne prenez la liberté de les interroger que pour leur demander ce qu'il vous est nuisible d'ignorer ou nécessaire de savoir, et ne faites pas comme ceux qui, par vaine gloire et pour montrer leur science, font des questions sur ce qu'ils savent très-bien.

Il est impossible que celui qui étudie pour acquérir les louanges des hommes, obtienne jamais le don de la vraie science; car celui qui est maîtrisé par cette passion, est nécessairement l'esclave de plusieurs autres vices et de la vaine gloire surtout; et s'il est vaincu dans la pratique, il obtiendra bien moins encore la science spirituelle qui en découle. « Soyez donc, en toute occasion, prompt à écouter et lent à parler » (Jac., I, 19), de peur qu'il ne vous arrive ce que dit Salomon : « Si vous voyez un homme prompt et léger dans ses paroles, sachez qu'il y a plus à espérer dans un insensé qu'en lui. » (Prov., XXIX, 20.) N'ayez pas la prétention d'enseigner aux autres ce que vous n'avez pas d'abord pratiqué vous-même. Suivez en cela l'exemple de Notre-Seigneur, dont il est dit : « Jésus commença à faire, puis à enseigner. ( Act., I, 1.) Prenez garde , si vous voulez enseigner avant de faire ce que vous dites, d'être du nombre de ceux dont le

 

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Christ parle à ses disciples dans l'Évangile : « Observez et faites ce qu'ils vous disent, mais n'imitez pas leurs exemples; car ils disent, et ne font pas. Ils lient des fardeaux pesants et insupportables; ils les mettent sur les épaules des hommes, mais eux, ne veulent pas les remuer du bout du doigt. » (S. Matth., XXIII, 9.) Si celui qui n'observera pas un des moindres préceptes qu'il aura enseigné aux autres , sera appelé le moindre dans le royaume des cieux (S. Matth., V, 19) , celui qui aura négligé les préceptes nombreux et importants qu'il aura enseignés, sera, non pas le dernier dans le royaume des cieux, mais le premier dans les enfers.

Il faut donc éviter d'imiter ceux qui, ayant acquis une grande habileté et facilité de parole , passent pour posséder la science spirituelle qu'ils discutent avec éloquence, sans cependant pouvoir en comprendre les mystères. Car autre chose est de s'exprimer avec éloquence et facilité, autre chose est de pénétrer le sens des choses célestes et de contempler du regard d'un coeur pur les secrets qu'aucune doctrine, qu'aucun enseignement des hommes ne peut expliquer, mais que les âmes pures seules saisissent par. la lumière du Saint-Esprit.

10. Si vous voulez acquérir la science véritable des divines Écritures, hâtez-vous, avant tout, de vous affermir dans une humilité de coeur sincère, qui vous conduise, non pas à cette science qui enfle, mais à cette science qui éclaire dans la perfection de la charité.

 

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Il est impossible à un esprit qui n'est pas pur d'acquérir le don de la science spirituelle. Évitez donc avec soin que vos études, au 'lieu de vous acquérir la lumière de la science et la gloire qui est promise à ceux qui l'obtiennent, ne deviennent des instruments de perdition par l'orgueil qu'elles feront naître.

Il faut ensuite faire tous vos efforts pour vous dégager de tous les embarras et de toutes les pensées de la terre, afin de vous livrer aux lectures saintes, avec assiduité et sans relâche, jusqu'à ce que cette méditation continuelle pénètre votre esprit et le transforme , pour ainsi dire , et le rende semblable à l'Arche d'alliance. Il renfermera aussi les deux Tables de pierre, symboles de la force éternelle de deux Testaments; l'urne d'or, d'une mémoire pure et fidèle, qui contient toujours la douceur de la manne spirituelle et la nature céleste des vérités saintes , et enfin la verge d'Aaron qui nous représente l'étendard du salut, le signe du Souverain Pontife, Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont le souvenir reverdit toujours pour nous. Jésus-Christ est la verge qui , après avoir été coupée de la racine de Jessé, a reparu plus vivace que jamais.

Toutes ces choses doivent être protégées par les deux chérubins, c'est-à-dire par la plénitude de la science historique et spirituelle, car le mot chérubin signifie plénitude de science. Ces chérubins couvriront le propitiatoire de Dieu, c'est-à-dire qu'ils protégeront la paix de l'âme et la défendront contre les attaques des esprits de ténèbres. Et ainsi votre âme deviendra

 

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non-seulement l'arche du divin testament, mais encore un royaume sacerdotal par l'amour inaltérable de la pureté qui l'absorbera dans lès choses spirituelles et lui fera accomplir ce commandement que Dieu donnait aux prêtres par son législateur « Il ne sortira jamais des choses saintes pour ne pas souiller le sanctuaire de Dieu » (Lévit:, XXI, 12) , c'est-à-dire son coeur, dans lequel Dieu a promis d'habiter en disant : « J'habiterai en eux et je marcherai au milieu d'eux. » (Lévit., XXVI, 12.)

C'est pourquoi il faut lire sans cesse et confier à sa mémoire les saintes Écritures ; cette méditation continuelle produira un double fruit. D'abord, lorsque notre esprit sera occupé de ces lectures , il sera nécessairement délivré de toutes pensées mauvaises ; et ensuite si , pendant que notre mémoire travaille à retenir les saintes Écritures , nous n'arrivons pas toujours à les bien comprendre , plus tard , lorsque nous sommes débarrassés des choses extérieures et que nous les méditons dans le silence de la nuit, nous les pénétrons plus clairement et nous y découvrons des sens cachés que nous n'avions pas saisis pendant le jour et que Dieu nous révèle , même pendant notre sommeil.

11. Lorsque cette étude aura renouvelé notre coeur, la sainte Écriture commencera à nous apparaître sous une autre face, et sa beauté augmentera, à mesure que nous ferons des progrès; car la sainte Écriture est comprise de chacun selon les dispositions où il se trouve. Elle paraît terrestre aux charnels et divine aux spirituels ;

 

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de sorte que ceux qui la voyaient d'abord enveloppée d'obscurité profonde, ne peuvent ensuite en admirer assez l'éclat et en supporter la lumière.

Pour mieux le comprendre, choisissons, comme exemple, un commandement de la loi qui nous montrera que tous les préceptes divins peuvent s'appliquer de plusieurs manières, selon la mesure de nos âmes. Il est écrit dans la loi : a Vous ne commettrez pas de fornication. » (Exod., XX, 14.) L'homme charnel, encore sujet à des passions honteuses, obéira utilement à la simple lettre de ce commandement; mais celui qui se sera déjà dégagé de cette boue impure, devra l'observer d'une manière plus spirituelle. Non-seulement il s'éloignera du culte des idoles, mais il évitera toutes les superstitions des gentils, l'interprétation des augures, des signes, des jours et des moments, les conjectures qu'on tire des paroles et des noms, et qui souillent la pureté de notre foi. C'est de cette fornication que Jérusalem était coupable , lorsque le Prophète lui reproche d'avoir péché sur les collines élevées et à l'ombre des bois (Jérém., III, 1); et Dieu la reprend encore ainsi par son Prophète : « Qu'ils viennent maintenant et qu'ils te sauvent, ces augures du ciel qui considèrent les astres et qui calculent les mois pour t'annoncer les choses à venir. » (Isaïe, XLVII, 13.) Le Seigneur parle ailleurs de cette fornication lorsqu'il dit : « L'esprit de fornication les a trompés, et ils se sont éloignés de leur Dieu. » (Osée, IV, 12.)

Celui qui se sera éloigné de ces deux fornications,

 

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en évitera une troisième, qui consiste dans les superstitions des Juifs, dont l'Apôtre dit : Vous observez les jours, les mois, les saisons et les années» (Gal., IV, 10) ; et encore : a On vous dit : Ne touchez pas à cela, n'y goûtez pas, ne vous en servez pas. » (Col., II, 21.) Il est certain qu'il s'agit dans ce texte des superstitions de la loi, et que celui qui les suit, se sépare du Christ et n'est pas digne d'entendre cette parole de l'Apôtre : a Je vous ai fiancés à un seul pour vous présenter au Christ comme une chaste vierge. » (II Cor., XI, 2.) Il devra plutôt prendre pour lui cette parole du même Apôtre : « Je crains pour vous que, comme le serpent a séduit Ève par sa malice, vos esprits ne soient corrompus et détournés de la simplicité qui est dans le Christ Jésus.» (Ibid., 3.)

Celui qui aura évité la souillure de cette fornication devra se préserver de la quatrième , qui est l'adultère de l'hérésie, dont l'Apôtre a dit : « Je sais qu'après mon départ, il viendra parmi vous des loups dévorants qui n'épargneront pas le troupeau, et qu'il s'élèvera, de votre sein même, des hommes qui diront des mensonges pour s'attirer des disciples. » (Act., XX, 29.)

Celui qui pourra échapper à ces fautes devra craindre une fornication plus subtile, qui consiste dans la légèreté et l'égarement des pensées ; car toute pensée non-seulement déshonnête, mais encore oiseuse qui éloigne de Dieu , est pour l'homme parfait une fornication très-coupable.

 

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12. L'ABBÉ GERMAIN. Vos paroles me troublent au fond de l'âme, et je ne puis m'empêcher de gémir; car, mon père, ce que vous venez de si bien expliquer me décourage plus que jamais.

Outre les misères générales de l'âme qui tyrannisent sans doute tous les faibles, je trouve en moi un autre obstacle à mon salut; c'est cette connaissance des lettres profanes. Quelque petite qu'elle soit, mes maîtres et mes lectures en ont tellement rempli mon esprit, qu'il est infecté de ces poésies frivoles et de ces récits de combats dont a été occupée ma jeunesse; et lorsque je veux me livrer à la méditation ou à la prière et solliciter de Dieu le pardon de mes péchés, ma mémoire me rappelle les vers des poètes ou les images des héros de la Fable; et j'ai beau combattre ces fantômes qui remplissent mon imagination, mon âme ne peut s'élever à Dieu, malgré les larmes que je répands pour cela tous les jours.

13. L'ABBÉ NESTEROS. Ce qui vous fait craindre de ne pouvoir jamais acquérir la pureté du coeur, doit, au contraire, vous indiquer le moyen d'y parvenir. Cette application, cette ardeur que vous mettiez aux études profanes, il faut maintenant la mettre à la lecture et à la méditation des saintes Écritures. Votre esprit sera nécessairement tout occupé de ces poésies frivoles, aussi longtemps que vous ne les aurez point bannies par de nouvelles études, en remplaçant les choses mondaines et stériles par des pensées saintes et divines. Lorsque ces pensées auront pris racine dans votre âme et que vous en serez nourri les premières se

 

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dissiperont peu à peu et disparaîtront même tout à fait. L'esprit de l'homme ne peut être vide de pensées, et tant qu'il ne s'occupera pas de choses spirituelles , il sera nécessairement embarrassé de ce qu'il a appris auparavant. S'il n'a pas des sujets nouveaux auxquels il puisse recourir et s'appliquer, il faudra qu'il retombe sur les choses dont a été nourrie son enfance et qu'il a longtemps méditées. Aussi, pour que la science spirituelle s'affermisse en vous, et qu'elle ne soit point passagère, comme en ceux qui ne s'instruisent pas par eux-mêmes et qui écoutent seulement les enseignements des autres, comme on goûte des parfums emportés par le vent; pour que cette science pénètre au fond de votre âme et y reste visible et ineffaçable, vous devez tenir compte de cette observation : lorsque, dans une conférence, vous entendez traiter un sujet que vous connaissez bien, gardez-vous d'écouter avec mépris ce que vous savez déjà; mais recevez-le, au contraire, dans votre coeur avec cet empressement, ce respect qui est toujours dû à la parole de Dieu, soit que nous l'entendions, soit que nous l'annoncions nous-mêmes.

Quelque fréquente que puisse être la répétition des choses saintes, l'âme qui aura soif de la vraie science n'en sera jamais rassasiée et dégoûtée; elles lui sembleront chaque jour plus nouvelles et plus désirables. Elle les écoutera et en parlera chaque jour avec une avidité plus grande; et au lieu de s'ennuyer de ces répétitions , elle s'en servira pour se confirmer davantage dans les vérités qu'elle aura déjà acquises. Un

 

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signe évident de la tiédeur et de l'orgueil de l'âme, est d'avoir de l'indifférence et de l'ennui pour ces paroles si utiles à notre salut, parce qu'on les a étudiées déjà bien des fois. « L'âme qui est rassasiée, dit l'Écriture, méprise le rayon de miel ; mais l'âme qui est pauvre trouve doux ce qui est amer. » (Prov., XXVII, 7.) Si vous recueillez avec soin ces paroles, si vous les cachez au fond de votre âme et les méditez dans le silence, elles s'y perfectionneront dans la prudence et la patience , comme un vin généreux et parfumé qui réjouit le coeur de l'homme. Vous les répandrez ensuite comme une liqueur précieuse, elles couleront de votre expérience comme d'une fontaine qui verse sans cesse, en mille ruisseaux, ses eaux bienfaisantes.

Il arrivera ce que les Proverbes disent de ceux qui agissent ainsi : « Buvez l'eau de vos vases et de la source de vos fruits, que ces ruisseaux de votre fontaine coulent en abondance et qu'ils arrosent vos chemins. » (Prov., V, 15.) Isaïe dit encore : « Vous serez comme un jardin bien arrosé, comme une fontaine dont l'eau ne tarit jamais; vous bâtirez pour des siècles dans votre solitude. Vous ferez naître des générations nombreuses , et l'on dira de vous, que vous élevez des barrières qui éloignent les pas des méchants. » (Isaïe, LVIII, 12.) Vous jouirez de ce bonheur que promet le Prophète : « Le Seigneur ne fera pas disparaître celui qui vous instruit , et vos yeux verront toujours votre maître; vos oreilles entendront la parole qui criera derrière vous : Voici le chemin ; marchez-y sans vous détourner ni à droite, ni à gauche. »

 

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(Isaïe, XXX, 20.) Il arrivera ainsi que, non-seulement l'application et la méditation de votre coeur, mais encore les distractions et les écarts de votre pensée deviendront une étude sainte et continuelle de la loi divine.

14. Il est impossible, comme nous l'avons dit, de pouvoir, sans expérience, comprendre et enseigner ces choses. Comment celui qui est incapable de les concevoir serait-il capable de les communiquer! S'il ose en parler, sa parole sera stérile ; elle parviendra aux oreilles de ses auditeurs, mais elle ne pénètrera pas jusqu'à leur coeur, parce qu'elle n'est pas soutenue d'oeuvres saintes et qu'elle ne sort pas du trésor d'une bonne conscience, mais de l'enflure d'une vaine gloire.

Une âme impure, malgré tous ses efforts, n'acquerra jamais une science spirituelle véritable. Personne ne met dans un vase empesté un parfum, un miel excellent, ou une liqueur précieuse; car il est bien plus facile à la mauvaise odeur du vase de gâter le parfum, qu'au parfum d'embaumer le vase ; les choses pures se corrompent bien plus vite que les choses corrompues ne se purifient. Ainsi donc si le vase de notre coeur n'est pas avant tout purifié de la contagion du vice, il ne sera pas digne de garder le parfum de bénédiction que le Prophète compare au parfum qui descend de la tête sur la barbe d'Aaron et qui coule sur les bords de son vêtement (Ps. CXXXII, 2) ; il ne conservera pas intacte cette science spirituelle, ces paroles de l'Écriture qui sont plus douces que le miel et son rayon : « Car quel rapport entre la justice et l'iniquité,

 

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quelle société entre la lumière et les ténèbres , quelle alliance entre le Christ et Bélial. » (II Cor., VI, 15.)

15. L'ABBÉ GERMAIN. Je vous avoue que ce que vous venez de dire ne nous paraît pas entièrement conforme à la vérité et appuyé sur des raisons assez plausibles. Car il est évident que ceux qui rejettent la foi du Christ ou qui la corrompent par des dogmes impies, n'ont pas le coeur pur; et cependant beaucoup de juifs, d'hérétiques et même de catholiques abandonnés à différents vices, possèdent une science parfaite des saintes Écritures et se glorifient de leurs connaissances et de leurs lumières, tandis qu'une foule de saints religieux, qui ont le coeur pur, se contentent de la simplicité de la foi et ignorent les secrets de la science. Comment croire alors que la science spirituelle n'est accordée qu'à la pureté du coeur ?

16. L'ABBÉ NESTEROS. On ne comprend pas bien une proposition, lorsqu'on n'examine pas avec soin tout ce qu'elle renferme. Nous avons dit que ces personnes pouvaient discourir habilement et avec élégance sur les saintes Écritures, mais qu'elles ne pouvaient en pénétrer les sens profonds et les mystères. La science véritable n'est possédée que par les vrais adorateurs de Dieu, et ne se trouve pas dans cette foule dont il est dit : « Écoute, peuple insensé qui n'a pas de coeur; tu as des yeux , et tu ne vois pas ; des oreilles , et tu n'entends pas » (Jérémie, v, 21); et encore : « Parce que tu as rejeté la science, je te rejetterai aussi, et tu ne rempliras pas les fonctions de mon sacerdoce »

 

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(Osée, IV, 10); car « tous les trésors de la sagesse et de la science sont cachés dans le Christ. » (Coloss., II, 3.) Comment donc celui qui aura négligé de trouver le Christ, qui l'aura blasphémé, après l'avoir trouvé, ou qui aura souillé sa foi par des fautes , pourrait-il acquérir la vraie science; puisque « l'esprit de Dieu fuit les pratiques hypocrites, et ne peut habiter dans un corps soumis au péché. » (Sag., I , 5.) On ne parvient jamais à la science spirituelle sans suivre cette règle qu'un prophète exprime si bien : « Semez pour vous la justice; moissonnez l'espérance de la vie; éclairez-vous des lumières de la science. » (Osée, X, 12.) Il faut d'abord semer pour nous la justice, c'est-à-dire travailler à notre perfection par des oeuvres de justice. Il faut ensuite moissonner l'espérance de la vie, c'est-à-dire recueillir les fruits des vertus spirituelles , après avoir éloigné tous les vices de la chair, et nous pourrons ainsi nous éclairer de la lumière de la science.

Le Psalmiste nous apprend aussi à suivre cet ordre, lorsqu'il nous dit : « Bienheureux ceux qui sont sans tache dans la voie et qui marchent dans la loi du Seigneur; bienheureux ceux qui approfondissent ses enseignements. » (Ps., CXVIII, 1.) Il ne dit pas d'abord, Bienheureux ceux qui approfondissent ses enseignements, et ensuite, Bienheureux ceux qui sont sans tache dans la voie; mais il commence par dire , Bienheureux ceux qui sont sans tache; nous montrant par là que personne ne peut bien comprendre la parole de Dieu, si la pratique ne l'a pas purifié dans la voie de

 

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Jésus-Christ. Ainsi ceux dont vous parlez ne. peuvent posséder cette science qui n'appartient jamais aux coeurs impurs ; ils n'ont que cette science fausse et menteuse dont parle l'Apôtre, lorsqu'il dit : « O Timothée, gardez le dépôt qui vous est confié; évitez les nouveautés profanes de la parole et les fausses apparences de la science. » (I Tim., VI, 20.) Ces personnes qui paraissent acquérir une certaine science et qui s'appliquent à l'étude des saintes Écritures , sans abandonner les vices de la chair, sont très-bien désignées dans les Proverbes par ce passage : «La beauté d'une femme qui se conduit mal, ressemble à un anneau d'or au nez d'un pourceau.» (Prov., XI, 22.) A quoi sert, en effet, de se parer de cette connaissance des saintes Écritures, si on l'a. souillée dans la boue des passions, en se livrant aux plaisirs des sens?

La science, qui est la gloire de ceux qui s'en servent bien, au lieu de recommander ceux qui la profanent ainsi, doit, au contraire, les couvrir de honte. Car « la louange ne peut être admirée dans la bouche du pécheur » (Eccli., XV, 9), auquel Dieu dit par son Prophète : « Pourquoi racontes-tu mes justices et pourquoi ta bouche parle-t-elle de mon alliance? » (Ps. XLIX, 16.) Il est question, dans les Proverbes, de ces âmes qui ne sont pas affermies dans la crainte du Seigneur qui est la règle et la sagesse, et qui sont sans cesse appliquées à pénétrer le sens des Écritures

« Pourquoi, est-il dit, l'insensé possède-t-il des richesses, puisqu'il ne peut acheter la sagesse? » (Prov., XVII, 16.) La science spirituelle dont nous

 

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parlons est si différente de cette science profane qui est souillée par le vice, que nous l'avons admirée souvent dans des personnes simples qui savaient à peine lire. Ne la voyons-nous pas briller dans les Apôtres et dans un grand nombre de saints qui méprisaient les vains ornements des philosophes, mais qui ployaient sous les véritables fruits de la science spirituelle? Il est dit dans les Actes des Apôtres : « Le peuple voyait la constance de Pierre et de Jean et les savait sans lettres et sans éducation; il était dans l'admiration.» (Act., IV, 13.)

Si donc vous voulez acquérir les trésors si doux et si précieux de la science, faites d'abord tous vos efforts pour obtenir de Dieu une chasteté parfaite. Celui qui n'est pas affranchi des passions de la chair, et surtout des désirs de la volupté, ne pourra jamais posséder la science spirituelle; car « la sagesse repose dans le coeur qui est bon, et celui qui craint Dieu trouvera la science avec la justice. » (Prov., XIV, 33.) L'Apôtre nous enseigne aussi que, pour parvenir à cette science, il faut garder l'ordre dont nous avons parlé; car, en voulant non-seulement nous énumérer toutes les vertus, mais encore nous indiquer les rapports qu'elles ont entre elles, afin de nous apprendre celles qui suivent et celles qui produisent les autres, il nomme les veilles, les jeûnes, la chasteté, la science, la patience, la bonté, l'Esprit -Saint et la charité sincère. (II Cor., VI, 5.) Dans cette suite de vertus, il a voulu évidemment nous enseigner qu'on arrivait par les veilles et les jeûnes à la chasteté, par la chasteté à

 

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la science, par la science à la patience, par la patience à la bonté, par la bonté à l'Esprit-Saint et par l'Esprit-Saint à la charité véritable. Lorsqu'en suivant cette règle, vous serez parvenu à la science spirituelle, vous aurez certainement, comme nous l'avons dit, non pas un savoir vain et stérile, mais une doctrine forte et féconde. Vos paroles seront une bonne semence qui tombera dans le coeur de ceux qui vous entendront, et la rosée abondante du Saint-Esprit la fera germer et fructifier, selon la promesse du Prophète : « La pluie arrosera votre semence, partout où vous la répandrez sur la terre; et le pain des moissons de vos champs sera le plus nourrissant et le meilleur. » (Isaïe, XXX, 23.) .

17. Prenez garde, lorsque vous aurez acquis ces connaissances avec peine par l'étude et l'expérience, de vous laisser entraîner, quand l'âge sera venu, à les enseigner par un désir de vaine gloire, et à les livrer à des hommes que leur conduite en rend indignes. Vous mériteriez le reproche que Salomon fait dans la Sagesse : a Ne conduisez pas l'impie dans les pâturages du juste , et ne vous laissez pas séduire parce que vous êtes rassasié. Car les bonnes choses ne servent pas à l'insensé, et la sagesse est inutile à celui qui manque de jugement; c'est la folie qui est son guide. » (Prov., XIX, 10.) « Un serviteur obstiné ne profitera pas de vos paroles, et s'il comprend, il n'obéira pas. » (Prov., XXIX, 19.) « Ne dites rien à l'oreille de l'imprudent, de peur qu'il ne se moque de la sagesse de vos discours. » (Prou., XXIII, 9.) « Ne

 

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donnez pas aux chiens ce qui est saint, et ne jetez pas vos pierres précieuses devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds, et qu'ils ne se jettent sur vous pour vous déchirer. » (S. Matth., VII, 6.) Il faut cacher aux indignes les mystères des vérités divines, et dire avec David : « J'ai caché dans mon coeur vos paroles, pour ne pas vous offenser.» (Ps. CXVIII, 11.)

Si vous demandez à qui vous devez enseigner les secrets des saintes Écritures, Salomon vous répondra : « Enivrez ceux qui sont dans la tristesse, et donnez à boire du vin à ceux qui sont dans la douleur, afin qu'ils oublient leur pauvreté, et qu'ils ne se souviennent plus de leurs souffrances. » (Prov., XXXI, 6.) C'est-à-dire, versez en abondance, comme un vin qui réjouit le coeur de l'homme, la douceur de la science spirituelle, aux personnes qui sont tristes et abattues de leurs fautes passées ; ranimez-les par des paroles salutaires, pour qu'elles ne tombent pas dans le désespoir sous le poids de leur chagrin, et « qu'elles ne soient pas accablées par une plus grande tristesse. » (II Cor., II, 7.) Pour ceux qui sont tièdes et négligents, ils n'éprouvent aucune douleur dans leur âme, et il en est dit : « Celui qui est dans la joie et ne connaît pas la douleur, sera dans la pauvreté. » (Prov., XXI, 5.) Que l'amour de la vaine gloire ne vous empêche pas de mériter l'éloge que David fait de celui a qui ne donne pas son argent à usure. » (Ps. XIV, 5.) Car celui qui, par amour de la louange des hommes, dispense cette parole, dont l'Écriture dit : «  La parole du Seigneur est une parole chaste , un

 

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argent éprouvé par le feu, débarrassé de la terre et sept fois purifié » (Ps. XI, 7), celui-là prête son argent à usure; et non-seulement il ne retirera aucun profit des louanges qu'il désire, mais il s'attirera de plus des supplices éternels; car il a mieux aimé dissiper l'argent du Seigneur, pour en retirer une récompense temporelle, que de le placer : « Afin que le maître, à son retour, retrouve ce qui lui appartient avec usure. » (S. Luc, XIX, 23. )

18. Il y a deux causes qui rendent inefficace l'enseignement des choses spirituelles. Ou celui qui parle n'a aucune expérience de ce qu'il dit, et alors ses paroles ne sont qu'un vain bruit pour ses auditeurs; ou celui qui écoute est esclave du vice; et a le cœur fermé aux doctrines les plus salutaires de la vie spirituelle. C'est pour ces personnes que le Prophète a dit : « Le coeur de ce peuple est aveugle; leurs oreilles se sont engourdies, leurs yeux se sont fermés, afin de ne pas voir et de ne pas entendre, de peur que leur coeur ne comprenne, qu'ils ne se convertissent et que je ne les guérisse. » (Isaïe , VI, 11.)

19. Cependant, quelquefois, par la bonté de Dieu, qui veut que tous les hommes se sauvent et parviennent à la connaissance de la vérité (I Tim., 4), il arrive que celui qui était indigne, par sa vie, de prêcher l'Évangile, reçoit miséricordieusement pour le salut des autres la grâce de la science spirituelle; et cela nous conduit naturellement à rechercher comment Dieu accorde à quelques-uns le don de guérir et de chasser les démons. Mais nous réserverons cet

 

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entretien pour ce soir, après que nous aurons pris quelque nourriture; car l'âme profite toujours plus facilement de ce qu'on lui donne peu à peu , et sans trop fatiguer le corps.

 

 

QUINZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ NESTEROS : DU DON DES MIRACLES

 

Les miracles preuve de sainteté. — Récompense de la foi. — Faux miracles. — Moyens de les reconnaître. — Signe des vrais miracles. — Charité, humilité. — La sainteté est le plus grand des miracles.

 

 

1. Après l'office du soir, nous vînmes nous asseoir sur les nattes de jonc en usage chez les solitaires, et nous attendîmes l'entretien qui nous avait été promis. Nous gardions le silence par respect pour le saint vieillard, qui voulut bien alors nous adresser ainsi la parole :

L'ABBÉ NESTEROS. Notre conférence de ce matin nous conduit à examiner la cause des dons extraordinaires que Dieu fait aux hommes. La tradition des anciens l'explique de trois manières : premièrement,

 

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la guérison des maladies est une grâce qui accompagne et qui montre le mérite et la sainteté des élus et des justes. Les Apôtres, par exemple, et un grand nombre de saints ont fait des prodiges par la puissance de Dieu, qui leur a dit : « Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, et chassez les démons. Ce que vous avez reçu gratuitement, donnez-le de même.» (S. Matth., X, 8.)

Secondement, Dieu accorde quelquefois pour l'édification de l'Église et à cause de la fui des malades ou de ceux qui les présentent des guérisons miraculeuses, par le ministère de ceux qui sont indignes d'obtenir de pareilles grâces. Le Sauveur dit lui-même dans l'Évangile : « Beaucoup me diront en ce jour : Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre nom? N'avons-nous pas en votre nom chassé les démons, et fait en votre nom beaucoup de miracles. Et alors je leur dirai : Je ne vous connais point; retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquités. » (S. Matth., VII, 22.) Au contraire, lorsque la foi manque aux malades ou à ceux qui les présentent, Dieu ne permet pas, même aux saints, de faire des miracles. L'évangéliste saint Luc remarque que Jésus ne pouvait faire des miracles parmi eux, à cause de leur incrédulité; et Notre-Seigneur dit à cette occasion : «Il y avait beaucoup de lépreux en Israël, du temps du prophète Élie, et aucun d'eux ne fut guéri, si ce n'est Nathan le Syrien. » (S. Matth., XIII, 58.)

Troisièmement enfin, il y a des guérisons qui sont des illusions et des artifices du démon, pour faire

 

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admirer et croire saints des hommes souillés de vices, qui égarent ensuite les autres et font mépriser la religion; ou pour perdre par l'orgueil des personnes qui s'imaginent avoir reçu le don des miracles, et font ainsi une chute déplorable. Lorsqu'on invoque le nom de ces personnes qui n'ont aucune sainteté, les démons paraissent tourmentés par leurs mérites, et s'enfuient des corps qu'ils possédaient. C'est pourquoi il est dit dans le Deutéronome : « S'il s'élève parmi vous un prophète, ou quelqu'un qui annonce avoir eu quelque songe, s'il prédit quelque prodige ou quelque signe qui se réalise, et qu'il vous dise ensuite : Allons et suivons les dieux étrangers que vous ne connaissez pas, et servons-les, n'écoutez pas ce prophète et ce songeur; car le Seigneur votre Dieu vous tente, afin de reconnaître si vous l'aimez ou non de tout votre coeur et de toute votre âme. » (Deut., XIII, 1.) Et il est dit dans l'Évangile : « Il s'élèvera de faux christs et de faux prophètes; et ils feront des prodiges et des miracles si grands qu'ils tromperaient les élus mêmes, s'ils pouvaient être trompés. » (S. Matth., XXIV, 11.)

2. Aussi nous ne devons jamais admirer les personnes qui se prévalent de ces miracles, mais bien examiner si elles deviennent parfaites en corrigeant leurs vices, et en purifiant leur vie ; car ce don, Dieu l'accorde aux efforts de chacun, et non à la foi d'autrui , ou à des causes extérieures. C'est la science pratique que l'Apôtre appelle la charité (II Cor., XIII, 13), et qu'il préfère au langage des

 

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anges et des hommes, à la foi qui transporte les montagnes, à toutes les sciences et à toutes les prophéties, à la distribution de tous ses biens aux pauvres et à la gloire même du martyre. Après avoir énuméré les différents dons de Dieu, en disant : « Les uns reçoivent du Saint-Esprit le langage de la sagesse ou de la science, les autres la foi, les autres la puissance de guérir ou de faire des miracles » (I Cor., XII, 8) , lorsqu'il veut parler de la charité, il montre qu'il la met au-dessus de tout, car il dit : « Et je vous montrerai une voie encore plus excellente. » Ce qui prouve avec évidence que la perfection, le souverain bonheur n'est pas dans le pouvoir de faire des miracles, mais dans la pureté de l'amour; et, en effet, toutes les choses passeront et seront détruites, mais la charité demeurera éternellement. Aussi nos pères n'ont jamais paru désireux de faire des miracles; et quand le Saint-Esprit leur accordait cette grâce, ils ne voulaient s'en servir que dans une extrême et inévitable nécessité.

3. Ce fut ainsi que l'abbé Macaire, qui habita, le premier, la solitude de Schethé, ressuscita un mort. Un hérétique qui suivait l'erreur d'Eunomius s'efforçait de troubler la foi des fidèles par la subtilité de ses raisonnements, et il en avait déjà égaré un grand nombre. Quelques catholiques, qui gémissaient de ce malheur, supplièrent l'abbé Macaire de venir délivrer l'Égypte du fléau qui la menaçait. L'hérétique espéra vaincre par les artifices de la logique et par les syllogismes d'Aristote cet homme simple et ignorant; mais

 

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le bienheureux Macaire coupa court à tous ses discours en lui disant : « Le règne de Dieu n'est pas dans les paroles, mais dans la vertu. Allons aux tombeaux et invoquons le nom de Dieu sur le premier mort que nous trouverons; nous montrerons ainsi qu'il est écrit « notre foi par nos oeuvres » (II Cor., IV), et nous ferons connaître par son témoignage la bonté de notre foi. Ce ne sera pas une vaine discussion, mais un mi-racle qui établira la vérité; cette preuve ne pourra tromper personne. » Ce discours troubla l'hérétique; mais comme il était entouré de peuple, il parut accepter la proposition, et remit l'épreuve au lendemain. Le jour suivant, une grande multitude accourut au lieu désigné, dans l'attente de ce qui allait se passer; mais l'hérétique, convaincu d'infidélité par sa con-science, prit la fuite et quitta même l'Égypte. Le bienheureux Macaire l'attendit avec le peuple jusqu'à l'heure de none; et lorsqu'il vit qu'il avait cru devoir éviter le rendez-vous, il conduisit aux tombeaux tous ceux qu'il avait égarés.

Il y a, parmi les Égyptiens, un usage qui vient de l'inondation du Nil. Le fleuve couvre tout le pays et le rend semblable à une mer immense; et comme les eaux ne permettent pas pendant longtemps d'ensevelir les corps dans la plaine, on les transporte dans des grottes élevées, après les avoir embaumés avec des parfums. Sans cela l'humidité empêcherait de creuser les fosses, et l'eau rejetterait bientôt les morts et les entraînerait. Le bienheureux Macaire s'arrêta donc à une tombe très-ancienne, et dit au mort : « O homme ,

 

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si cet hérétique, ce fils de perdition était venu ici avec moi, et si je t'eusse appelé, en invoquant le nom du Christ, mon Dieu, dis-moi si tu te serais levé devant cette foule qui a été presque séduite par cet imposteur? » Le mort se leva, et répondit que oui. L'abbé Macaire alors lui demanda ce qu'il avait été pendant sa vie, à quelle époque il avait vécu, et s'il avait connu le Christ. Le mort répondit qu'il avait vécu sous les plus anciens rois, et qu'il n'avait pas entendu parler du Christ. « Dors en paix maintenant, lui dit l'abbé Macaire , pour être réveillé à ton rang, avec les autres, par le Christ, à la fin des siècles. » Cette vertu, cette puissance de l'abbé Macaire eût été peut-être toujours ignorée , si le danger que courait toute une province de perdre la foi, et son zèle, son amour pour Notre-Seigneur ne l'eussent porté à faire un miracle. Il le fit, non par vaine gloire, mais par charité, pour être utile au peuple. C'est ainsi que nous voyons, dans le livre des Rois, Élie faire descendre le feu du ciel sur les victimes placées sur le bûcher, afin de défendre la foi des Juifs contre les artifices des faux prophètes.

4. Nous pouvons aussi nous rappeler ce que fit l'abbé Abraham, qu'on surnommait l'Enfant, à cause de sa simplicité et de son innocence. Il avait quitté son désert pendant les cinquante jours qui suivent Pâques, pour aller moissonner en Égypte, lorsqu'une femme lui présenta son enfant à moitié mort, parce qu'elle manquait de lait. La pauvre mère implorait son secours par ses prières et ses larmes. Le bon vieillard

 

 

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fit le signe de la croix sur un verre d'eau, et à peine l'eut-elle bu que son sein desséché se remplit de lait en abondance.

5. Le même abbé, allant une fois à un bourg, fut entouré d'une troupe de gens qui se moquaient de lui. Ils lui montraient un homme dont le genou était contracté, et qui ne pouvait marcher depuis longues années. « Père Abraham, lui disaient-ils, montrez-nous que vous êtes serviteur de Dieu, et prouvez-nous, en guérissant cet homme, que le nom du Christ que vous invoquez , n'est pas un vain nom. » Aussitôt le vénérable abbé invoqua le nom du Christ, se baissa, prit le pied desséché de cet homme, le tira, et sur-le-champ son genou se redressa; et le boiteux, tout joyeux, se servit de sa jambe dont il semblait depuis longtemps avoir oublié l'usage.

6. Ces saints personnages ne s'attribuaient en rien ces miracles, parce qu'ils reconnaissaient qu'on les devait, non pas à leurs mérites, mais à la miséricorde divine, comme le faisaient les Apôtres qui repoussaient la gloire humaine, que leur attiraient leurs miracles. «Hommes, nos frères, disaient-ils, qu'admirez-vous dans cette action, et pourquoi nous regardez-vous comme si c'était par notre vertu et notre puissance que nous avons fait marcher cet homme? » (Act., III, 12.) Ils pensaient que ce n'était pas d'après ces dons et ces miracles de Dieu qu'il fallait estimer les hommes, mais à cause des vertus qu'ils avaient acquises avec beaucoup de peine et d'efforts. Souvent, en effet, comme nous l'avons dit plus haut, des

 

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hommes corrompus d'esprit et d'une foi suspecte, chassent les démons, au nom du Seigneur, et opèrent des prodiges. Les Apôtres s'en étonnaient, et disaient : « Maître, nous avons vu quelqu'un qui chassait les démons en votre nom, et nous l'en avons empêché, parce qu'il ne vous suit pas avec nous. » Jésus-Christ leur répondait alors, il est vrai : « Ne l'empêchez pas; car celui qui n'est pas contre vous, est pour vous. » A la fin cependant, à ceux qui diront : « Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre nom , et n'avons-nous pas , en votre nom , fait de grands miracles » (S. Luc, IX, 50)? il répondra : « Je ne vous ai jamais connus; retirez-vous de moi, artisans d'iniquité. » (S. Matth., VII, 23.) Notre-Seigneur avertit aussi ceux auxquels il accorde le don des miracles, à cause de leur sainteté, de ne pas s'en enorgueillir. « Ne vous réjouissez pas, leur dit-il, de ce que les démons vous sont assujettis; mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le ciel. » (S. Luc, X, 20. )

7. Enfin, l'Auteur même de tous les miracles et de toutes les vertus, lorsqu'il enseigne sa doctrine et ce que ses plus fidèles disciples doivent surtout apprendre, leur dit: Venez, et apprenez de moi, non pas à chasser les démons par le pouvoir d'en haut, non pas guérir les lépreux, à rendre la vue aux aveugles, à ressusciter les morts; car, quoique je fasse quelquefois ces choses par l'entremise de mes serviteurs, la faiblesse humaine ne doit pas partager l'honneur de Dieu, et l'instrument ravir la gloire qui

 

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appartient au seul Créateur; mais pour vous, « apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. » (Matth., XI, 29.) C'est là, en effet, ce que tous peuvent rechercher et apprendre, tandis que le don des mi-racles n'est pas nécessaire en tout temps, et n'est pas accordé à tout le monde.

L'humilité est donc la maîtresse de toutes les vertus; c'est le fondement le plus solide de l'édifice spirituel et le don le plus spécial, le plus magnifique du Sauveur. Celui-là seul pourra faire sans danger d'orgueil tous les miracles que le Christ a faits, s'il imite le doux Maître , non pas dans sa puissance et ses prodiges, mais dans sa patience et son humilité. Celui, au contraire, qui veut commander aux esprits immondes, guérir les malades et faire admirer des choses extraordinaires , ne peut être le disciple du Christ, quoiqu'il invoque son nom dans ses oeuvres, parce que son âme superbe ne suit pas les enseignements du Maître de l'humilité.

Le Sauveur, au moment de retourner à son Père, voulait laisser à ses disciples comme son testament, lorsqu'il dit : « Je vous fais un commandement nouveau ; c'est de vous aimer les uns les autres ; » et il ajoute aussitôt : « Tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples à l'amour que vous aurez les uns pour les autres. » Il ne dit pas : « Aux miracles que vous ferez, » mais « à l'amour véritable que vous aurez les uns pour les autres. » Et cet amour, il est certain que les doux et les humbles peuvent seuls l'avoir. Aussi nos pères n'ont jamais regardé comme des religieux parfaits

 

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et guéris de vaine gloire, ceux qui font profession devant les hommes de chasser les démons et qui montrent à leurs admirateurs cette puissance qu'ils ont ou qu'ils croient avoir reçue. Mais, hélas! celui qui s'appuie sur le mensonge se nourrit de vent, et poursuit des oiseaux qui s'envolent; il lui arrivera certainement ce qu'annoncent les Proverbes : « Comme on reconnaît facilement les vents, les nuages et la pluie, on reconnaîtra de même celui qui se glorifie d'un faux don. » (Prov., XXV, 14.) Si quelqu'un fait des miracles devant nous, n'admirons pas ses miracles, mais la sainteté de sa vie, et ne recherchons pas si les démons lui sont assujettis, mais s'il possède la charité que nous prêche l'Apôtre.

8. En effet, n'est-ce pas un plus grand miracle de déraciner, de sa propre chair, les principes de la concupiscence, que de chasser l'esprit impur du corps des autres? N'est-ce pas un plus étonnant prodige d'étouffer, par la vertu de patience, les mouvements violents de la colère, que de commander aux puissances de l'air; et n'est-il pas plus difficile de bannir de son coeur la tristesse qui le dévore, que de délivrer le corps de la fièvre ou des autres maladies? Ne faut-il pas une vertu plus grande pour guérir les langueurs de l'âme que celles du corps? Plus l'âme est au-dessus du corps, plus sa guérison est précieuse; car plus la substance est supérieure, plus sa perte est déplorable.

9. C'est de ces guérisons extérieures que Jésus-Christ parle aux Apôtres , lorsqu'il dit : « Ne vous

 

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réjouissez pas de ce que les démons vous sont assujettis; » car ce n'était pas à cause de leur pouvoir, mais à cause du nom du Seigneur qu'ils avaient invoqué. Et il les avertit de ne s'attribuer en rien le bien et la gloire qui vient uniquement de la puissance et de la vertu de Dieu , mais de n'estimer que cette pureté de vie et de coeur, qui leur mérite d'avoir leurs noms écrits dans le ciel.

10. Pour prouver ce que nous disons , d'après le témoignage des anciens et les oracles de la sainte Écriture, nous rapporterons ce que le bienheureux Paphnuce pensait de ces miracles et de cette pureté de coeur, ou plutôt ce qu'il en avait appris d'un ange. Ce saint abbé avait passé un grand nombre d'années dans une austérité si grande, qu'il se croyait délivré de toutes les entraves de la concupiscence; car il triomphait toujours des attaques du démon qui l'avaient tourmenté longtemps. Un jour, il voulut préparer un repas à des solitaires qui étaient venus le voir; la flamme, en s'échappant du four, lui brûla la main. Cet accident l'attrista; il se disait à lui-même : Comment ce feu me fait-il la guerre, lorsque le démon n'ose plus m'attaquer? Comment le feu qui ne s'éteint pas et qui juge si sévèrement le mérite de chacun, m'épargnera-t-il au dernier jour, si je ne puis supporter maintenant ce feu si faible et si passager? Pendant qu'il était troublé par ces pensées, le sommeil s'empara de ses sens, et un ange lui apparut : « Pourquoi, lui dit-il, Paphnuce, êtes-vous triste de ce que le feu de la terre ne vous épargne pas encore,

 

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puisque la concupiscence qui est dans votre chair n'est pas entièrement éteinte. Tant que ces racines vivront dans vos membres, elles serviront d'aliment à ce feu matériel, et vous y deviendrez seulement in-sensible, quand l'expérience vous montrera qu'elles sont détruites en vous. Si vous rencontrez une jeune vierge d'une grande beauté, et que vous puissiez la toucher sans en ressentir le moindre trouble , la flamme visible vous sera douce et sans effet, comme elle l'a été pour les trois compagnons de Daniel dans la fournaise de Babylone. » Le vieillard fut frappé de cette vision. Il n'osa pas faire l'expérience qui lui était indiquée, mais il interrogea sa conscience; il examina la pureté de son coeur, et il crut voir que sa chasteté n'était pas encore aussi parfaite que l'ange le demandait. Il n'est pas étonnant, se dit-il, qu'après avoir repoussé les attaques du démon, je ressente les effets du feu que je croyais moins terribles; car il faut une vertu plus grande et une grâce plus élevée pour éteindre la concupiscence de la chair, que pour triompher des violences extérieures des démons, que mettent en fuite le signe de la croix, et la vertu de Jésus-Christ; son nom seul suffit pour les chasser du corps des possédés.

Après nous avoir ainsi expliqué le don des miracles, l'abbé Nesteros nous conduisit, en nous continuant ses saints enseignements, jusqu'à la cellule de l'abbé Joseph, qui était éloignée de la sienne de près de deux lieues.

 

SEIZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JOSEPH : DE L'AMITIÉ

 

Différentes sortes d'amitiés.— Amitiés naturelles et passagères. — Amitié qui vient de la vertu. — Elle s'accroît avec la perfection. — Ce qui la conserve ou la détruit. — Fondement de la véritable amitié. — Mépris des biens du monde. — Sacrifice de la volonté. — Douceur. — Pensée de la mort. — Humilité. — Véritable et fausse patience. — Défauts contre la charité. — Des serments d'amitié.

 

1. Le bienheureux abbé Joseph , dont nous allons maintenant rapporter les entretiens , était un des trois solitaires que nous avons cités dans notre première conférence. Il était d'une noble famille et un des premiers d'une ville d'Égypte appelée Thmuis. Non-seulement il parlait égyptien, mais il savait parfaitement le grec, et, avec les personnes qui, comme

 

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nous, ne connaissaient pas sa langue, il n'avait pas besoin d'interprète et s'exprimait très-bien dans la nôtre.

Lorsque le saint abbé eut appris que nous désirions nous instruire auprès de lui, il nous demanda si nous étions frères; et quand il sut que nous étions frères par l'esprit et non par le sang, et que, depuis notre séparation du monde, nous avions toujours été unis, soit dans les monastères, soit dans les pèlerinages que nous avions entrepris ensemble pour notre avancement spirituel , il s'exprima en ces termes :

2. Il y a bien des sortes d'amitiés qui unissent diversement les hommes dans des rapports d'affection. L'amitié naît quelquefois de ce qu'on a entendu dire d'une personne , ou des affaires , des engagements qu'on a avec elle. Le commerce, la profession des armes et des arts, la communauté de goûts et d'études l'établissent également, et l'on voit même ceux qui vivent dans les bois et les montagnes, et se plaisent à répandre le sang des hommes , aimer avec ardeur les compagnons de leurs crimes. Il y a aussi une affection qui vient de l'instinct de la nature et de cette loi du sang qui fait préférer aux autres les proches, les époux, les parents, les frères et les enfants. Cela existe non-seulement parmi les hommes, mais encore parmi les oiseaux et les animaux ; car nous les voyons protéger et défendre leurs petits avec une admirable tendresse, sans craindre de s'exposer souvent pour eux au péril et à la mort. Les bêtes féroces , les serpents et les reptiles, que leur férocité et leurs poisons

 

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mortels séparent des autres animaux et dont la seule vue est dangereuse, s'aiment et vivent en paix, à cause de leur commune origine. Mais toutes ces sortes d'affections qui unissent les méchants comme les bons, les bêtes et les serpents, ne peuvent durer toujours. Elles cessent quelquefois par le changement de lieu, et par l'oubli que causent le temps et les affaires; et ces rapports qu'ont fait naître l'intérêt, le plaisir, la parenté et les besoins de la vie, sont souvent rompus par le moindre événement.

3. Il n'y a qu'une amitié qui soit indissoluble : c'est celle qui ne vient pas d'une considération extérieure des services reçus , des affaires ou de la parenté, mais qui vient de la conformité des vertus. Celle-là, aucun accident ne peut la rompre; le temps et les distances ne peuvent la détruire, elle résiste même à la mort. Cette seule véritable et durable affection s'accroît par la perfection et la vertu de ceux qu'elle unit. Une fois qu'elle est commencée, elle doit être à l'abri des différences d'inclination, et des contradictions de volonté. Du reste , nous avons connu bien peu de ces amis unis par la charité de Jésus-Christ, dont l'affection soit ainsi restée inaltérable; car quoique l'amitié commence saintement, elle n'est pas souvent entretenue, des deux côtés, de la même manière, et alors elle est sujette au temps et au changement. Lorsque la vertu de l'un mange, elle n'est conservée que par la patience de l'autre, et, malgré ses efforts et sa persévérance , elle finit par faiblir.

Les misères de ceux qui désirent avec peu d'ardeur

 

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la perfection, sont supportées par les forts , mais les faibles trouvent là un motif de découragement; il y a là, entre eux, une cause de trouble qui ne leur laisse aucune paix. Ils sont comme ces malades qui attribuent leurs dégoûts et les malaises de leur estomac aux négligences de ceux qui les servent, et, malgré tous les soins qu'ils ont pour eux , ils leur reprochent leurs souffrances sans s'apercevoir qu'elles viennent uniquement de leur santé. Aussi n'y a-t-il vraiment d'amitié sincère et indissoluble que celle qui a pour fondement la conformité des vertus; car « Dieu fait habiter dans une même maison ceux qui ont les mêmes moeurs. » (Ps. LXVII, 7.)

L'amitié est inaltérable entre ceux qui ont les mêmes desseins, la même volonté, qui veulent ou ne veulent pas les mêmes choses. Si vous voulez conserver entre vous une inviolable affection, il faut vous empresser d'abord de corriger vos défauts, de mortifier votre volonté, afin qu'unis par les mêmes désirs et les mêmes efforts, vous puissiez réaliser ce qui réjouissait tant le Prophète : « Oh ! qu'il est bon , qu'il est doux à des frères d'habiter ensemble » (Ps. CXXXII, 1) ! et cela s'entend de ceux qui habitent les mêmes idées et non pas seulement le même lieu. A quoi sert d'être dans la même maison, sans avoir la même vie ,et les mêmes désirs; et qu'importe d'être séparés, au contraire, si on est unis par les mêmes vertus. Ce sont les mêmes pensées qui rapprochent les frères en Dieu, et il est impossible de vivre en paix, quand les volontés sont différentes.

 

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4. L'ABBÉ GERMAIN. Que doit faire alors un ami qui voit une chose bonne et excellente , selon Dieu , si son ami ne veut pas y consentir? Faut-il agir contre le désir de son frère, ou négliger de faire le bien pour être d'accord avec lui ?

5. L'ABBÉ JOSEPH. Nous venons précisément de dire qu'une amitié pleine et parfaite ne peut jamais exister qu'entre personnes qui ont la même ardeur pour tendre à la perfection, et qui s'accordent toujours, ou presque toujours, sur tout ce qui regarde la vie spirituelle. Des discussions animées prouveraient qu'elles ne sont pas dans les conditions que nous avons indiquées. Mais comme on n'arrive jamais à la perfection, si l'on ne prend pas d'abord le bon chemin, et que vous désirez savoir la manière de fonder l'édifice avant d'en admirer la grandeur, je pense qu'il est nécessaire de vous donner, en peu de mots, la règle que vous devez suivre pour acquérir facilement la paix et la patience indispensable à l'amitié.

6. Le premier fondement d'une véritable amitié est le mépris des biens du monde et de tout ce que nous possédons. Ne serait-ce pas une injustice, une impiété même, si, après avoir renoncé au monde et à ses vanités, nous ne préférions à quelque vil objet qui nous reste, l'affection si précieuse de nos frères? Il faut , secondement, sacrifier sa volonté, de peur que, s'estimant plus sage et plus éclairé, on n'aime mieux suivre son avis que celui des autres ; troisièmement, savoir préférer à la paix et à la charité ce qu'on croyait utile et nécessaire; quatrièmement, être persuadé qu'il n'y a aucun motif,

 

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juste ou injuste, de se mettre en colère; cinquièmement, s'efforcer d'apaiser la colère de son frère , même lorsqu'il l'a conçue contre nous sans sujet, en pensant que le trouble des autres peut nous nuire aussi à nous-mêmes, et qu'il faut le calmer comme s'il nous était personnel. Enfin le dernier moyen qui peut servir aussi pour vaincre tous les vices, c'est de croire qu'on peut mourir dans la journée. Cette pensée, non-seulement bannira toute aigreur de notre âme, mais encore elle éloignera tous les mouvements de la concupiscence et toutes les tentations.

Celui qui suivra ces règles ne pourra jamais ressentir ou causer les tristes effets de la colère et de la discorde. Mais dès qu'on ne les observe pas, l'ennemi de la charité répand dans le coeur des amis, les poisons secrets de la discorde. L'affection se refroidira peu à peu dans de fréquentes disputes, et la rupture deviendra enfin complète. Comment celui qui suit le chemin que nous avons tracé pourrait-il jamais être en différent avec son ami, puisqu'il a coupé la racine de toutes les querelles, en renonçant à ces petits riens qui les causent et à tout ce qu'il possède? Il pratique ce que les Actes des Apôtres rapportent de l'union des premiers fidèles : « La multitude de ceux qui croyaient n'avait qu'un coeur et qu'une âme. Aucun ne disait être à lui ce qu'il possédait; car tout était commun. » (Act., IV, 32.) Quel motif de se fâcher aurait celui qui renonce à sa volonté et qui se soumet à celle de son frère, en imitant ainsi son divin Maître, qui

 

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disait, en parlant de son humanité : « Je ne suis pas venu faire ma volonté,'mais la volonté de Celui qui m'a envoyé? » (S. Jean, V, 30.) Quelle contestation fera naître celui qui règle ses désirs sur ceux de son frère et qui s'en rapporte à ses décisions , en lui disant humblement, comme dans l'Évangile : « Cependant qu'il soit fait non pas comme je le veux, mais bien comme vous le voulez? » (S. Matth., XXVI, 39.) Comment peut-il le contrister, puisqu'il met la paix au-dessus de tous les biens et qu'il se rappelle cette parole : Le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres? » (S. Jean, XIII, 35.) C'est à ce signe que le Christ a voulu qu'on reconnût ses brebis, comme au caractère qui les distingue le plus des autres.

Comment laisser subsister en soi ou dans le prochain la moindre aigreur, lorsqu'on sait que la colère, qui a de si tristes suites, n'est jamais permise, puisqu'on ne peut prier avant de l'avoir apaisée, non-seulement dans son coeur, mais dans celui de ses frères? car comment oublier ce précepte du Sauveur : « Si vous offrez votre présent devant l'autel, et si vous vous rappelez que votre frère a quelque chose contre vous, laissez votre présent devant l'autel, et allez d'abord vous réconcilier avec votre frère , et vous viendrez ensuite offrir votre présent? » (S. Matth., V, 23.) Il ne vous servirait de rien de dire que vous n'êtes pas en colère, et de croire que vous remplissez ce précepte : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère ; et celui qui est irrité contre son frère sera mis en jugement. »

 

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si vous avez pu apaiser par votre douceur la peine de votre prochain, et si vous ne l'avez pas fait par la dureté de coeur; car vous serez également puni de cette violation de la loi de Dieu. Celui qui vous a dit que vous ne deviez pas vous mettre en colère contre votre prochain, vous a aussi commandé de ne pas mépriser celle de votre frère. Dieu veut que tous les hommes soient sauvés; qu'importe que ce soit vous ou un autre que vous perdiez? Il y a toujours une perte dont profite le démon, qui se réjouit de la ruine des âmes. Enfin comment peut-on conserver la moindre aigreur contre son frère, si l'on croit qu'on peut mourir tous les jours et à chaque instant?

7. Puisqu'il n'y a rien qu'on ne doive sacrifier à la charité, il n'y a rien non plus qu'on ne doive souffrir pour éviter la colère. Il faut tout mépriser, même ce qui nous paraît utile et nécessaire , plutôt que de tomber dans cette faute, et supporter ce qui nous semble le plus pénible pour conserver la paix et le trésor de l'amitié; car soyons bien persuadés qu'il n'y a rien de plus pernicieux que la colère et de plus précieux que la charité.

8. Si le démon met la division entre les personnes du monde au moyen de choses méprisables et matérielles, il cherche aussi à séparer les personnes spirituelles par les différences d'opinion. C'est là certainement une des causes de ces querelles que condamne l'Apôtre, et qui se terminent par ces ruptures que fait naître, entre des frères bien unis, l'ennemi de leur salut. Aussi combien est sage cette parole de Salomon :

 

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« La dispute excite la haine; mais l'amitié protége toujours ceux qui ne discutent pas. » (Prov., X, 12.)

9. Ainsi pour conserver une inaltérable charité, il ne suffit pas de retrancher la première cause de division, qui naît des choses périssables et terrestres, de mépriser les jouissances personnelles et de laisser à nos frères l'usage de ce dont nous avons le plus besoin; il faut encore éviter tout ce qui peut troubler la paix dans les choses spirituelles, en soumettant humblement notre esprit aux idées et à la volonté des autres.

10. Je me souviens qu'au temps où ma jeunesse m'engageait à vivre encore dans un monastère, nous avions souvent, sur les saintes Écritures et sur la morale, des manières de voir qui nous semblaient évidentes et inattaquables ; mais , lorsque nous étions réunis pour conférer ensemble, il arrivait qu'un de nous, en discutant nos opinions, les trouvait fausses; et nous les condamnions bientôt tous comme des erreurs dangereuses. Le démon nous les avait présentées comme des vérités incontestables, pour faire naître plus facilement parmi nous la discorde; mais nous l'évitions, en suivant le conseil de nos anciens, qui recommandaient de ne pas nous attacher à notre jugement et de nous soumettre plutôt à celui de nos frères, si nous voulions résister aux artifices du démon.

11. Nous savons, en effet, par expérience, qu'il arrive souvent ce que dit saint Paul : « Satan se transforme en ange de lumière » (II Cor., XI, 14),

 

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pour nous plonger dans les ténèbres de l'erreur, en nous éblouissant de ses clartés. Si nous ne les recevons avec mi coeur humble et doux, si nous ne les soumettons pas à nos frères et à nos supérieurs, qui ont plus de sagesse et d'expérience, pour les accepter ou les rejeter, nous nous égarerons certainement dans nos pensées et nous perdrons nos âmes, en prenant l'ange des ténèbres pour un ange de lumière. Ce malheur est inévitable, lorsqu'on tient à son propre jugement; on n'y échappe que par une humilité sincère, en pratiquant, avec un coeur contrit, ce que recommande tant l'Apôtre, lorsqu'il dit: « Si donc il y a quelque consolation dans le Christ, s'il y a quelque secours dans la charité , s'il y a quelque compassion dans vos coeurs, rendez ma joie parfaite, en étant tous unis ensemble dans les mêmes pensées et les mêmes sentiments. Ne faites rien par opiniâtreté et par vaine gloire, mais croyez par humilité que tous les autres vous sont supérieurs. » (Phil., II, 1.) « Cédez vous les uns les autres par honneur » (Rom., XII, 10) , afin que chacun reconnaisse à son frère plus de science et de sainteté, et qu'il lui croie plus de jugement et de lumière pour juger les choses.

12. Il arrive souvent, soit par l'illusion du démon, soit par suite de ces erreurs qu'aucun homme, ici-bas, ne peut éviter, que celui qui a le plus d'intelligence et de science se trompe là où un autre qui lui est inférieur en mérite, raisonne avec plus de justesse et de vérité. Aussi que personne, quelque savant qu'il soit, n'ait l'orgueil de croire qu'il peut se passer de

 

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l'avis des autres; car si les ruses du démon ne l'égarent pas dans ses jugements, il n'évitera pas du moins les piéges plus dangereux de la présomption. Qui pourrait, sans danger, avoir cette confiance en lui-même , lorsque ce Vase d'élection, cet Apôtre en qui le Christ parlait, comme il nous l'assure (II Cor., XIII, 3), déclare cependant qu'il est venu à Jérusalem, pour conférer en particulier avec les autres Apôtres , sur l'Évangile qu'il prêchait aux gentils, et que Dieu lui avait révélé. (Gal., II.) Sa conduite nous apprend non-seulement à conserver l'union et le bon accord avec nos frères , mais aussi à nous préserver des piéges et des illusions du démon, notre ennemi.

13. La vertu de charité est une chose si grande, que l'apôtre saint Jean déclare non-seulement qu'elle vient de Dieu, mais qu'elle est Dieu lui-même. «Dieu est charité, dit-il , et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. » (S. Jean, IV, 16.) Nous comprenons bien que la charité est divine, quand nous sentons la vérité de ce que dit l'Apôtre : « La charité de Dieu est répandue dans nos cœurs, par l'Esprit-Saint qui habite en nous. » (Rom., V, 5.) C'est comme s'il disait : « Dieu est répandu dans nos coeurs, par l'Esprit-Saint qui habite en nous. » C'est ce même esprit, quand nous ne savons pas ce qu'il faut demander, « qui prie pour nous par des gémissements ineffables; mais celui qui sonde les cours, sait ce que désire l'esprit, parce qu'il fait pour les saints des demandes selon Dieu. » (Rom., VIII, 26.)

 

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14. On peut montrer à tout le monde cette charité, dont l'Apôtre a dit : « Pendant que nous avons le temps, faisons le bien à tous, et surtout à ceux qui nous sont unis par la foi. » (Gal., VI, 10.) Et l'on doit tellement cette charité à tous, que Notre-Seigneur nous ordonne de l'avoir pour nos ennemis mêmes; car il a dit : « Aimez vos ennemis. » (S. Matth., V, 45.) Pour la charité d'affection, on ne la témoigne qu'à un petit nombre de personnes qui nous sont unies par des rapports de moeurs et de vertus; et il y a dans cette affection bien des degrés différents. Car les parents, les époux, les frères et les enfants s'aiment de différentes manières; et dans toutes ces affections, il y a encore bien des nuances : l'amour des parents pour leurs enfants est bien loin d'être toujours le même.

Le patriarche Jacob avait douze enfants qu'il aimait comme un père; mais il avait pour Joseph une affection particulière , que nous signale la sainte Écriture : « Ses frères étaient envieux, dit-elle, parce que son père l'affectionnait. » (Gen., XXXVII, 11.) Non pas que cet homme juste ne fût bon père et n'aimât ses enfants; mais il préférait Joseph, et l'aimait plus tendrement, comme une figure du Sauveur. Il en était de même de saint Jean l'Évangéliste , dont il est dit : « Le disciple que Jésus aimait. » (S. Jean, XIII, 23.) Notre-Seigneur aimait certainement ses autres Apôtres i puisqu'il a dit lui-même : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres » ( Ibid., 34) ; et il est dit ailleurs : « Il aimait les siens qui étaient dans le monde, et il les aima jusqu'à la fin.» (Ibid.,1.)

 

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Son affection particulière pour saint Jean ne prouvait pas qu'il fût indifférent à l'égard des autres disciples; mais elle montrait seulement qu'il récompensait par une tendresse plus grande, celui que la pureté de son corps et le privilège de sa virginité lui rendaient plus aimable. L'Évangile le remarque, non comme une exclusion des autres, mais comme une grâce plus abondante. Il en est de même pour l'Épouse des Cantiques , qui dit : « Réglez en moi la charité. » (Cant., II, 4.) La charité bien réglée n'a de haine pour personne, mais elle aime selon les mérites de chacun; elle a une affection générale pour tout le monde, mais elle choisit ceux pour lesquels elle doit avoir une affection particulière; et parmi ceux-là mêmes, elle a encore des préférences.

15. Nous voyons, au contraire, hélas! bien des religieux, lorsqu'ils ont quelque chose contre leurs frères, ou que leurs frères ont quelque chose contre eux, être assez durs et assez obstinés pour dissimuler leurs sentiments, et se mettre à chanter des psaumes, en s'éloignant de ceux que pourraient apaiser quelques excuses, quelques paroles bienveillantes. Ils s'imaginent adoucir ainsi leur mauvaise humeur, tandis qu'ils augmentent, par leur conduite, ce feu qu'ils auraient pu éteindre promptement, s'ils avaient été plus doux, plus humbles de coeur, et s'ils avaient su, par quelques regrets, guérir leur âme et celle de leurs frères. Ils favorisent ainsi leur faiblesse ou plutôt leur orgueil, et nourrissent la racine des querelles au lieu de l'arracher. Ils oublient le précepte du

 

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Seigneur : « Celui qui s'irrite contre son frère est coupable de jugement. Si vous vous rappelez que votre frère a quelque chose contre vous , laissez votre présent devant l'autel; allez d'abord vous réconcilier avec votre frère , et vous viendrez ensuite offrir votre présent. (S. Matth., V, 24.)

16. Dieu ne veut pas assurément que nous méprisions la mauvaise humeur de notre prochain ; puisque si notre frère a quelque chose contre nous, il ne reçoit pas nos présents, c'est-à-dire qu'il n'écoute pas notre prière, tant que nous n'aurons point, par une prompte démarche, fait cesser ce désaccord, qu'il soit juste ou injuste. Car Notre-Seigneur ne dit pas : « Si votre frère a un véritable sujet de se fâcher contre vous, laissez votre présent devant l'autel, et allez vous réconcilier avec votre frère, » mais bien : « Si vous vous rappelez que votre frère a quelque chose contre vous, » c'est-à-dire si votre frère a le plus futile grief contre vous, et que vous vous le rappeliez tout à coup, sachez que vous ne devez pas offrir les présents spirituels de vos prières avant d'avoir effacé, par votre déférence, cette irritation de votre frère, quel qu'en soit le motif. Si donc l'Évangile nous ordonne d'apaiser nos frères qui se sont fâchés pour des causes légères et anciennes, que mériterons nous, quand, par une opiniâtreté coupable, nous conservons  des animosités récentes qui sont venues par notre faute, quand par un orgueil détestable nous rougissons de nous humilier, nous refusant de reconnaître que nous sommes la cause de l'irritation

 

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de notre frère, résistant ainsi au précepte du Seigneur, et prétendant que nous ne pouvons pas et que nous ne devons pas l'observer. En jugeant ainsi de la possibilité et de la convenance de la loi, nous en devenons, comme dit l'Apôtre, « les juges et non les observateurs. » (S. Jacq., IV, 11.)

17. Combien aussi n'est-il pas déplorable de voir des religieux, lorsqu'ils ont été blessés par quelque parole, et qu'on cherche à les calmer, en leur rappelant que celui qui se fâche contre son frère est coupable, et que le soleil ne doit pas se coucher sur leur colère, répondre que, si un païen ou un homme du monde leur avait ainsi parlé, ils l'auraient supporté, mais qu'il est impossible d'accepter une pareille injure d'un frère, qui savait bien ce qu'il faisait. Il faut donc être patient à l'égard des infidèles et des sacrilèges, mais non pas à l'égard de tout le monde! et la colère qu'on aura contre un païen sera coupable, tandis que celle qu'on a contre son frère sera innocente! L'irritation qui trouble l'âme n'est-elle pas la même, et ne lui nuit-elle pas toujours , quelle que soit la personne qui la cause? L'obstination est bien grande, pour empêcher à ce point de comprendre les paroles de Notre-Seigneur. Il ne dit pas : « Quiconque se fâchera contre un étranger, sera coupable de jugement,» ce qui pourrait peut-être excepter ceux qui nous sont unis par la même vie et la même foi; mais le texte de l'Évangile est très-clair: « Celui qui se fâche contre son frète est coupable de jugement. » Quoique nous devions, selon la règle de la vérité, regarder tous les

 

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hommes comme nos frères, cependant dans ce passage, le nom de frère doit encore plus s'appliquer aux chrétiens qui partagent notre vie, qu'aux païens et aux infidèles.

18. Quelle erreur aussi de croire que nous sommes bien patients, quand nous dédaignons de répondre à ceux qui nous blessent, et que nous irritons bien plus nos frères par notre silence affecté et par notre air méprisant, que nous ne l'aurions fait par nos paroles les plus amères. Nous nous imaginons que nous ne sommes pas coupables devant Dieu, parce que nous n'avons rien dit qui puisse nous faire juger et condamner par les hommes; comme si Dieu punissait seulement les paroles et non pas la volonté, l'acte et non pas surtout l'intention. S'arrêterait-il moins à ce que vous auriez dit qu'à ce que vous auriez fait par votre silence? Ce n'est pas seulement l'injure qu'on adresse à son frère qui déplaît à Dieu, mais c'est surtout le dessein qu'on a de l'irriter. Aussi son jugement sera-t-il moins sévère pour celui qui aura commencé la querelle, que pour celui qui l'aura enflammée par sa faute. C'est la volonté et non l'exécution qu'il faut considérer dans le péché. Quelle différence y a-t-il entre tuer son frère d'un coup d'épée, ou causer sa mort d'une autre manière? Il meurt toujours, que ce soit par ruse ou par violence. Suffirait-il de n'avoir pas poussé de sa propre main un aveugle dans un précipice; et ne serait-on pas aussi coupable si l'on avait négligé de l'arrêter au moment où il allait y tomber? Serait-on innocent de la mort d'un homme, si on ne

 

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l'avait pas étranglé soi-même, mais si on avait préparé la corde, ou si on ne l'avait pas ôtée, quand on pouvait le faire? Il ne sert donc à rien de garder le silence, si nous ne le gardons que pour faire, par notre silence, ce que nous aurions fait par nos paroles, et si nous y ajoutons des gestes qui ne peuvent qu'irriter davantage le frère que nous devions apaiser. Comment voulons-nous être loués de l'avoir ainsi perdu? Notre silence nous nuira à tous les deux; car il augmente la colère dans un coeur, et il empêche de l'éteindre dans l'autre.

C'est à ceux qui agissent ainsi que s'adresse la malédiction du Prophète : « Malheur à celui qui abreuve de fiel son ami, et qui s'enivre pour voir sa nudité; il sera rempli de honte et non de gloire. » (Habac., II, 15.) C'est pour eux qu'il est également dit : «Le frère voudra supplanter son frère, et l'ami tromper son ami. L'homme se rira de son frère, et ne lui dira pas la vérité; car tous feront de leur langue comme un arc de mensonge, et non de vérité. » (Jér., IX, 4.)

Souvent cette patience feinte porte plus à la colère que la parole, et ce silence coupable blesse plus que les injures les plus violentes. On supporterait plus facilement les blessures d'un ennemi, que les douceurs trompeuses d'un moqueur. Le Prophète l'a dit : « Leurs discours sont plus onctueux que l'huile, et ce sont des flèches. » (Ps. LIV, 22.) « Les paroles des personnes qui trompent sont douces, mais elles frappent et percent les entrailles. » (Prou., XXVI, 22.) On peut bien aussi leur appliquer ce passage : « Il a

 

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dans la bouche des paroles de paix pour son ami, et en secret il lui dresse des piéges. » (Jér., IX, 8.) Mais celui-là se trompe plus lui-même qu'il ne trompe les autres; car « celui qui tend un filet devant son ami, en enveloppe lui-même ses pieds, et il tombe dans la fosse qu'il creusait pour son prochain. » (Prou., XXVI, 19.) Lorsqu'une grande multitude vint avec des épées et des bâtons pour s'emparer du Sauveur, personne ne fut plus cruel et plus parricide à l'égard de l'Auteur de la vie, que le traître qui s'avança pour le saluer et lui donner le baiser d'une hypocrite charité. «Judas, lui dit Notre-Seigneur, tu trahis le Fils de l'Homme par un baiser » (S. Luc, XXII, 48) ; c'est-à-dire, l'odieux de ta persécution et de ta haine se couvre des douces apparences du véritable amour. Notre-Seigneur exprime plus énergiquement, par la bouche du Prophète, la force de sa douleur : « Si mon ennemi, dit-il, m'eût maudit, je l'aurais supporté; et si celui qui me détestait, m'eût adressé de grandes injures, je me serais retiré devant lui; mais c'est vous, l'homme que j'aimais, que j'avais choisi pour chef, pour intime; vous qui preniez avec moi une douce nourriture, et qui veniez volontiers avec moi, dans la maison, du Seigneur. » (Ps. LIV, 13.)

19. Il y a uni autre sorte de tristesse coupable dont je ne parlerais pas, si je ne savais qu'il y a des religieux qui s'y abandonnent, quand ils sont irrités, Ils s'obstinent à se priver de nourriture; et, j'ai honte de le dire , tandis qu'ils ne peuvent attendre l’heure de sexte ou de none pour prendre leur repas, lorsqu'ils

 

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sont en paix, ils jeûnent très-bien pendant deux jours lorsqu'ils sont irrités, comme s'ils se rassasiaient de leur colère. Il y a là un véritable sacrilège; car ces jeûnes qu'on doit offrir à Dieu pour en obtenir l'humilité de coeur et le pardon de ses fautes, ils les pratiquent seulement par un coupable orgueil. Ce n'est donc pas à Dieu, mais au démon qu'ils offrent leurs prières et leurs sacrifices; et ils encourent le reproche de Moïse : « Ils sacrifient aux démons; non pas à Dieu, mais à des dieux qu'ils ignorent. » (Deut., XXXII, 17.)

20. Nous connaissons aussi une autre sorte de folie qui se colore, dans quelques frères, du faux nom de patience. Ils ne se contentent pas de faire naître des querelles, mais ils excitent les autres par leurs paroles à les frapper; et à peine les a-t-on touchés, qu'ils s'offrent à des coups nouveaux, comme pour accomplir la perfection de ce précepte : « Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui l'autre. » (S. Matth., V, 39.) Ces personnes comprennent bien mal le sens de l'Écriture, puisqu'elles s'imaginent observer la patience recommandée par l'Évangile, en se laissant aller à la colère qu'il faut déraciner, non-seulement en ne rendant pas le mal pour le mal, et en n'irritant pas notre frère, mais en apaisant sa fureur, par notre manière de supporter ses injures.

21. L'ABBÉ GERMAIN. Comment peut-on blâmer celui qui, pour accomplir un précepte de l'Évangile, non-seulement ne rend pas le mal pour le mal, mais s'offre encore à recevoir une seconde offense?

 

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22. L'ABBÉ JOSEPH. Je viens de vous dire qu'il ne faut pas considérer seulement l'action, mais encore l'esprit et l'intention de celui qui agit. Si vous examinez bien le fond du coeur de ceux dont nous parlons, vous verrez qu'il leur est impossible de pratiquer la patience et la douceur, en agissant, au contraire, avec impatience et colère. Jésus-Christ notre Sauveur, en nous enseignant ces vertus, n'a pas voulu qu'elles fussent sur nos lèvres, mais au fond même de notre âme. Lorsqu'il nous a donné cette règle de perfection : « Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui l'autre, » il a sous-entendu l'autre droite; et quelle est cette autre droite, si ce n'est celle de l'homme intérieur? Il nous commande ainsi de déraciner de notre coeur tous les principes de la colère, de sorte que si la joue droite extérieure est frappée, il faut offrir humblement la joue droite intérieure, en supportant parfaitement ce que souffre l'homme extérieur, en soumettant son corps aux coups de celui qui frappe, sans que les blessures et la mort même puissent troubler l'homme intérieur.

Vous voyez combien ceux dont nous parlons sont éloignés de la perfection, puisqu'elle veut que nous pratiquions la patience, non pas seulement par des paroles, mais par la paix de notre coeur; que nous la conservions dans les choses contraires, en ne nous irritant pas nous-même, et que nous calmions aussi la colère des autres, en les laissant nous frapper et en les apaisant par notre douceur. Nous accomplirons ainsi cette parole de l'Apôtre : « Ne vous laissez pas

 

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surmonter par le mal; mais surmontez le mal par le bien » (Rom., XII, 21); ce que ne pourraient certainement pas faire, ceux qui prononcent par un esprit d'orgueil des paroles de douceur et d'humilité, non pour éteindre l'incendie, mais pour l'accroître dans le cœur irrité de leurs frères. S'ils avaient une véritable douceur et l'amour sincère de la paix, ils ne voudraient pas pratiquer ainsi la vertu, et en avoir le mérite au détriment de leur prochain; ils s'éloigneraient de cette charité de l'Apôtre « qui ne cherche pas ses intérêts » (I Cor., XIII, 5); car elle ne voudra jamais s'enrichir aux dépens des autres, et se revêtir en les dépouillant.

23. Il faut être bien persuadé que celui qui soumet sa volonté à celle de sou frère, est plus fort que celui qui est opiniâtre à défendre son sentiment. Quand on supporte et soutient son prochain, on est robuste et en borine santé, tandis qu'on ressemble à un malade, quand on oblige les autres à vous ménager et à vous faire des concessions, pour conserver le repos et la paix. Et qu'on ne s'imagine pas nuire à sa perfection, en cédant ainsi sur ce qu'on avait proposé. On s'enrichit, au contraire, par sa douceur et sa patience; c'est ce que l'Apôtre recommande : « Vous qui êtes fort, dit-il, supportez les faiblesses de ceux qui sont infirmes. A (Rom., XV, 1.) « Portez vos fardeaux les uns les autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. » (Gal., VI, 2.) Car jamais le faible ne pourra soutenir le faible, et le malade guérir le malade. Le secours doit venir de celui qui n'en a pas lui-même

 

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besoin; sans cela, il faudrait lui dire : « Médecin, guéris-toi toi-même. » (S. Luc., IV, 23.)

24. On doit remarquer encore, qu'il est naturel aux faibles d'être toujours prompts et disposés à maltraiter et à quereller les autres, tandis qu'ils sont toujours très-sensibles à la moindre injure. Ils traitent tout le monde avec une grande liberté, sans pouvoir souffrir la plus légère offense à leur égard. C'est ce qui montre la sagesse de ce que disent les anciens, que l'affection ne peut être constante et inaltérable qu'entre personnes qui ont les mêmes vertus et les mêmes désirs. Elle sera nécessairement rompue par celui qui est faible, malgré toutes les précautions de celui qui est fort.

25. L'ABBÉ GERMAIN. Comment peut-on louer la patience de l'homme parfait, si elle ne peut jamais supporter celui qui est faible?

26. L'ABBÉ JOSEPH. Je ne vous ai pas dit que la vertu et la patience de celui qui est fort succombent toujours ; mais seulement que la faiblesse du malade, entretenue et augmentée même par la condescendance qu'on a pour lui, arrive à un point qu'elle ne doit plus être acceptée. Il voit d'ailleurs que la patience de son prochain est une condamnation de son impatience, et il aime mieux s'éloigner que d'être toujours supporté par la bonté des autres. Ainsi celui qui veut conserver inaltérable l'affection de ses frères, doit avant tout, quand il reçoit une injure, garder la paix non-seulement sur ses lèvres, mais dans le fond de son coeur. Dès qu'il se sent troublé en la moindre chose, qu'il se

 

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renferme dans le silence, et qu'il se rappelle bien ces paroles du Psalmiste : « J'ai été troublé, et je n'ai pas parlé. » (Ps. LXXVI , 5.) « Je l'ai dit : Je garderai mes voies, et pour ne pas pécher par la langue, j'ai mis une garde à ma bouche. Lorsque le méchant s'est élevé contre moi, je suis resté muet, et je me suis humilié; je n'ai pas même voulu dire de borines choses. » (Ps. XXXVIII, 5.) Il ne doit pas considérer le présent, et écouter ce que le trouble de son esprit et la colère veulent lui faire dire; mais il doit se rappeler la charité qu'il a eue jusqu'alors, ne penser qu'aux moyens de rétablir la paix et d'éloigner tout ce qui pourrait y nuire. En songeant à la douceur de la réconciliation, qui doit bientôt suivre, il ne sentira pas l'amertume de la discorde présente, et il ne répondra que des choses qu'il ne pourra regretter, et qu'on ne saurait lui reprocher, lorsque la bonne harmonie sera rétablie. Il accomplira ainsi cette parole du Prophète : « Dans la colère, souviens-toi de la miséricorde. » (Habac., III, 2.)

27. Il faut donc retenir tout mouvement de colère, et gouverner avec tant de sagesse notre âme, que nous ne méritions jamais ce que dit Salomon de ceux qui se mettent en fureur : « L'insensé, fait voir toute sa colère, tandis que le sage la dirige avec mesure. » (Prov., XXIX, 11.) C'est-à-dire, l'insensé pour se venger, se laisse aller à sa colère, tandis que le sage affaiblit et bannit peu à peu la sienne par son jugement et sa modération. C'est ce que recommande saint Paul : « Ne vous vengez pas vous-mêmes, mes

 

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bien chers frères; mais laissez passer la colère. » (Rom., XII, 19.) C'est-à-dire, n'écoutez pas la colère qui vous pousse à la vengeance; mais laissez passer la colère, en ne resserrant pas vos coeurs dans les liens de la faiblesse et de l'impatience, de telle sorte qu'ils ne puissent supporter les attaques et les violences; mais dilatez, au contraire, vos coeurs, afin qu'ils reçoivent les flots de la colère, dans l'étendue de cette «charité qui souffre tout, qui supporte tout. » (I Cor., XIII.) Qu'ainsi votre âme se dilate dans la douceur et la patience; qu'elle ait toujours en ellemème une retraite paisible, où elle puisse se réfugier pour réfléchir, et laisser se dissiper les fumées de la colère.

On peut aussi comprendre d'une autre manière ce que dit saint Paul. Nous laissons passer la colère toutes les fois que nous cédons humblement à l'irritation des autres, 'et que nous supportons leur violence, comme si nous étions dignes de toutes sortes d'injures. Il y en a qui interprètent autrement la perfection recommandée par l'Apôtre, et qui s'imaginent que, pour laisser passer la colère, il faut s'éloigner de celui qui est irrité. Mais au lieu d'étouffer la discorde, n'est-ce pas, au contraire, l'augmenter? Au lieu d'apaiser sur-le-champ, par sa conduite, la colère de son prochain, on l'excite plutôt qu'on ne l'adoucit, en le fuyant. C'est ce que dit Salomon : « Ne vous hâtez pas de vous irriter en vous-même; car la colère habite le sein des insensés. » (Eccl. , VII, 10.) « Ne soyez .pas prompt à vous disputer, afin de ne pas vous repentir

 

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un jour. » (Prov., XXV, 8.) Le Sage ne blâme pas la promptitude de la colère, pour en approuver la lenteur. Salomon dit encore : « L'homme insensé fait paraître sur-le-champ sa colère, tandis que l'homme adroit sait cacher sa honte. » (Prov., XII, 16.) Il ne dit pas que les sages doivent cacher les mouvements honteux de la colère, et qu'en évitant une trop grande promptitude, ils peuvent la faire paraître plus tard; mais il veut dire que si nous subissons quelquefois, malgré nous, cette faiblesse humaine, nous la cachions au premier instant,, afin de pouvoir ensuite la corriger complètement; car la nature de la colère est de languir et de s'éteindre, quand on l'arrête , tandis qu'elle s'enflamme de plus en plus, quand on la fait paraître.

Élargissons donc nos coeurs, de peur qu'étant comprimés dans les entraves de la faiblesse, ils n'éprouvent les convulsions de la colère, et que nous ne puissions ressentir cette dilatation de ,la loi de Dieu, dont parle le Prophète, lorsqu'il dit : «J'ai couru dans la voie de vos commandements, lorsque vous avez dilaté mon coeur. » (Ps. CXVIII, 32.) L'Écriture nous enseigne que la patience est la véritable sagesse; car il est dit : « L'homme patient excelle dans la prudence, tandis que celui qui est susceptible est très-insensé. » (Prov., XIV, 29.) L'Écriture parle ainsi de celui qui demande à Dieu le don de la sagesse : « Et Dieu donna à Salomon la sagesse, une prudence extrême, et un coeur aussi vaste que les sables innombrables de la mer. » (III Rois, IV, 29.)

28. L'expérience a bien souvent prouvé que les personnes qui se sont liées par des serments, et dont l'amitié est une sorte de pacte, ne sauraient rester longtemps unies, soit que leur amitié n'ait pas pour but leur perfection, et pour principe le précepte de la charité , mais qu'elle soit toute terrestre , et qu'elle ait pour base l'intérêt et la nécessité ; soit que l'ennemi des hommes, qui cherche à leur faire violer leurs serments, parvienne à rompre entre eux les liens de l'affection. Reconnaissons donc la vérité de cette maxime des sages : « L'union, la véritable amitié, ne peut exister qu'entre personnes sincèrement vertueuses.»

C'est ainsi que le bienheureux abbé Joseph nous parla de l'amitié chrétienne, et nous encouragea à nous unir, plus que jamais, dans une sainte et inaltérable charité.

 

DIX-SEPTIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JOSEPH : DE LA FIDÉLITÉ AUX PROMESSES

 

De la nature des promesses. — Ne pas les faire légèrement. — Manière de les tenir. — Elles ne doivent jamais nuire au salut. — Il faut surtout considérer l'intention. — Dieu parait changer ses résolutions pour nous enseigner à améliorer les nôtres. — Être fidèle à la loi de Dieu, et aux vœux formels. — Ne pas prendre d'engagements irrévocables pour les choses extérieures.

 

 

1. Lorsque la conférence sur l'amitié fut terminée et que le silence de la nuit eut commencé , le saint abbé Joseph nous conduisit dans une cellule écartée pour y prendre quelque repos ; mais ses discours avaient tellement enflammé nos coeurs, qu'il nous fut impossible de nous livrer au sommeil. Nous sortîmes de notre cellule, et nous allâmes nous asseoir

 

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à une centaine de pas, dans un endroit solitaire. La paix du lieu et les ténèbres de la nuit favorisaient nos épanchements, et à peine étions-nous assis que l'abbé Germain me dit en gémissant :

2. Hélas! mon cher Cassien, que faisons-nous et dans quel embarras sommes-nous placés? Les entretiens de ces saints solitaires nous font comprendre ce qui serait le plus utile à notre avancement spirituel; et la promesse que nous avons faite à nos supérieurs ne nous permet pas de l'accomplir. Nous pourrions, en suivant les exemples de tant de saints religieux, nous former à la perfection, et nous sommes obligés de retourner à notre couvent, comme nous l'avons promis; et si nous y retournons, il ne nous sera plus permis de revenir. Si nous cédons à notre désir en nous fixant ici, que deviendra la promesse que nous avons faite à nos supérieurs pour obtenir la permission de visiter les saints solitaires de cette province? Ces pensées nous mettaient dans un grand embarras ; nous ne savions quelle résolution prendre, et nous gémissions ensemble de la triste position où nous étions réduits; nous nous reprochions notre faiblesse qui nous avait fait céder, contre nos intérêts, aux prières de ceux qui désiraient notre prompt retour. Nous étions ainsi tombés dans cette fausse honte dont il est dit : « Il y a une honte qui cause le péché. » (Eccl., IV, 25.)

3. Je dis alors à l'abbé Germain :.Un bon conseil peut seul nous tirer d'embarras; confions toutes nos inquiétudes à la sagesse du saint vieillard, et nous

 

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accepterons ce qu'il nous dira comme un ordre du Ciel qui terminera toutes nos peines. Dieu nous fera certainement cette grâce par la bouche de son serviteur, à cause de ses mérites et de notre confiance. Il accorde souvent ainsi de bons conseils, par des personnes indignes à ceux qui croient, ou par ses saints à des infidèles, en considération de la vertu de ceux qui répondent ou de la foi de ceux qui interrogent. L'abbé Germain goûta mes paroles, comme si elles venaient de Dieu même. Nous attendîmes l'arrivée du bon vieillard et l'heure de l'office de nuit qui s'approchait, et , après l'avoir salué et avoir récité les prières et les psaumes accoutumés, nous nous assîmes sur les nattes destinées à prendre notre repos.

4. Le vénérable abbé Joseph remarqua notre abattement; il en rechercha la cause, et nous adressa les mots du patriarche Joseph : Pourquoi vos visages sont-ils tristes aujourd'hui ? » Nous ne lui répondîmes pas comme les officiers de Pharaon qui étaient en prison : a C'est que nous avons eu un songe et que nous n'avons personne pour l'interpréter; » mais nous lui dîmes : Nous avons passé la nuit sans sommeil et nous avons une peine si grande, que Dieu seul peut nous en délivrer par votre sagesse. Alors le saint vieillard, qui avait la vertu et le nom du patriarche Joseph, nous dit : N'est-ce pas Dieu qui guérit toutes les pensées des hommes? Découvrez-nous donc votre peine, et sa divine clémence nous permettra de vous donner un conseil utile, pour récompenser votre foi.

5. L'ABBÉ GERMAIN. Nous pensions retourner à

 

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notre monastère , heureux de vous avoir vu et riches de vos saints exemples. Nous espérions, après notre retour, profiter de vos enseignements. Notre affection pour nos supérieurs nous a fait prendre l'engagement de revenir, croyant qu'il nous serait facile de pratiquer près d'eux votre doctrine et d'imiter votre vie. Cette pensée, qui causait notre joie, nous accable maintenant de tristesse, parce que nous voyons que nous ne pouvons retirer ainsi de notre voyage le profit que nous en attendions. Des deux côtés nous sommes tourmentés. Si nous voulons tenir cette promesse que nous avons faite par attachement pour nos sup& rieurs, en présence de nos frères, dans la grotte où Notre-Seigneur a bien voulu naître du sein d'une vierge, nous nous exposons à nuire beaucoup à notre vie spirituelle. Si nous oublions notre promesse, et si nous nous décidons à rester près de vous dans l'intérêt de notre perfection, nous craignons de manquer à notre parole et d'être accusés de mensonge.

Si nous pouvions encore nous tirer d'embarras en retournant à notre monastère pour nous dégager de notre promesse et revenir ensuite ici promptement, nous tranquilliserions notre conscience, quoiqu'il soit toujours dangereux de différer en la moindre chose ce qui peut contribuer à notre perfection; mais ce voyage, que nous regretterions, ne nous rendrait pas notre liberté : ce ne serait pas seulement l'affection de nos supérieurs, mais leur autorité qui nous retiendrait, et il nous serait impossible d'obtenir la permission de revenir jamais dans cette solitude.

 

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6. Le bienheureux abbé Joseph garda pendant quelques instants le silence et nous dit ensuite : Êtes-vous bien certains de trouver un plus grand avantage spirituel à rester ici?

7. L'ABBÉ GERMAIN. Nous devons, sans doute, être pleins de reconnaissance pour les religieux qui nous ont instruits dès notre enfance, qui nous ont donné le goût de leurs vertus et inspiré le désir de la perfection ; mais il nous semble cependant qu'il n'y a aucune comparaison à établir entre ce qu'ils nous ont appris et ce que vous nous enseignez. Et, sans parler de votre sainte et incomparable société, nous croyons que nous pourrions trouver beaucoup d'avantages, non-seulement dans la sévérité de votre règle, mais encore dans ces lieux mêmes que vous habitez. Nous sommes persuadés que, pour imiter votre perfection , pour suivre les instructions que nous avons reçues dans un voyage rapide, nous aurions besoin d'un plus long séjour, pour nous aider à secouer l'engourdissement de notre coeur.

8. L'ABBÉ JOSEPH. Il est certainement très juste et très-conforme à notre état de tenir fidèlement les promesses que nous avons faites. Aussi un religieux ne doit en faire aucune légèrement, dans la crainte d'être obligé de la tenir, ou de manquer à sa parole, s'il y trouve un avantage. Mais nous n'avons pas à discuter maintenant sur l'état de la santé ; nous avons à chercher le remède de la maladie et à vous donner un bon conseil, non pas sur ce qu'il fallait faire, mais sur le moyen d'éviter l'écueil que vous

 

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redoutez. Lorsque nous sommes libres de toute entrave et que nous pouvons choisir, de deux choses bonnes, nous préférons la meilleure; et de deux maux nous acceptons le moindre. Ce que vous me dites me fait croire que votre promesse inconsidérée vous a mis dans cette alternative, et que, des deux côtés, vous trouverez des inconvénients; vous devez choisir le parti qui sera le moins désavantageux et le plus réparable. Si donc vous êtes persuadés qu'il vous est plus utile de rester dans cette solitude que de retourner dans votre couvent, et que vous ne pouvez tenir votre promesse sans nuire beaucoup à votre âme, il vaudrait mieux manquer à votre parole et tomber dans une faute légère, qui n'aurait pas de suite, que de vous exposer à toujours vivre dans la tiédeur et le relâchement. Car lorsqu'un homme n'a pas bien considéré à quoi il s'engageait, s'il veut faire mieux, on ne saurait l'accuser d'inconstance et le blâmer de ne pas tenir une promesse qu'il a faite témérairement. Nous en avons la preuve évidente dans les saintes Écritures, qui montrent combien souvent il a été funeste de remplir ses engagements, et combien, au contraire, il a été avantageux d'y renoncer.

9. C'est ce que nous voyons clairement par l'exemple de saint Pierre et de Judas. Car saint Pierre, pour avoir rétracté cette parole qu'il avait dite : « Jamais vous ne me laverez les pieds » (S. Jean, XIII, 8), mérita d'être éternellement uni au Christ et à tous les saints, dont il eût été séparé, s'il eût voulu rester fidèle à sa parole. Judas, au contraire, pour avoir tenu sa

 

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promesse, a été condamné à la mort éternelle, qu'il eût évitée s'il eût manqué à ses engagements, au lieu de les remplir. Ne voyons-nous pas aussi, dans l'Évangile, l'exemple des deux fils que leur père veut envoyer travailler à sa vigne? L'un refuse, l'autre promet (S. Matth. , XXV) ; mais la promesse humble et soumise de celui-ci ne lui sert de rien, parce qu'il n'accomplit pas l'ordre de son père, tandis que le refus de son frère lui est pardonné, parce qu'il se repent de sa résistance et qu'il fait ce qu'on lui demandait. Il doit être loué de ce changement et de n'avoir pas fait ce qu'il avait eu tort de dire. Le cruel Hérode voulut tenir une promesse imprudente et devint l'odieux meurtrier du saint Précurseur de Jésus-Christ; par une crainte insensée d'être parjure, il se plongea dans les supplices de la mort éternelle. (S.Matth., XIV.)

Il faut donc d'abord examiner ce qui est le plus parfait. Si nous ne l'avons pas fait, nous devons, pour ainsi dire , tendre la main à nos résolutions imparfaites et tâcher de les changer en mieux pour réparer cette chute. Il faut corriger par un second engagement un engagement défectueux ; il faut, en toute chose, considérer la fin, et se diriger vers le but qu'on se propose. Si un conseil plus salutaire nous montre que nous nous en éloignons, il vaut mieux, sans aucun doute, prendre une voie meilleure , que de nous obstiner à suivre celle que nous avions choisie et de nous exposer ainsi à de grandes fautes.

10. L'ABBÉ GERMAIN. Pour ce qui est de notre

 

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désir et de notre avancement spirituel , nous préfèrerions vivre avec vous et profiter de vos saints exemples; car si nous retournons à notre couvent, nous nous éloignerons de votre perfection et nous retomberons dans les défauts d'une règle bien inférieure à la vôtre. Mais, d'un autre côté, nous nous effrayons de ce précepte de l'Évangile : « Que votre langage soit : Cela est, cela n'est pas. Tout discours plus abondant est mauvais. » (S. Matth. , V, 37.) Nous croyons qu'il n'y a pas de vertu qui puisse dispenser d'un pareil commandement et permettre de bien terminer ce qu'on a mal commencé.

11. L'ABBÉ JOSEPH. Nous avons dit qu'en toute chose, il faut moins considérer l'action que la volonté, et examiner plutôt l'intention que le fait. Ainsi nous en voyons beaucoup qui se sont damnés en faisant des choses qui ont produit un grand bien, tandis que d'autres, en faisant des choses regrettables, sont parvenus cependant à une parfaite justice. Le bon résultat d'un acte fait avec mauvaise intention ne sert pas à celui qui l'accomplit, puisqu'il ne voulait pas faire bien, tandis que celui qui fait mal dans le principe, sans vouloir offenser Dieu, mais malgré lui, et par de bons motifs, ne doit pas. être blâmé de ce qu'il y a de regrettable dans son action.

12. Et pour nous éclairer de quelques preuves tirées des saintes Écritures , pouvait-on procurer quelque chose de plus utile et de plus salutaire au genre humain que le remède de la Passion de Notre-Seigneur? Et cependant il ne servit pas au traître qui

 

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en fut l'instrument , mais il lui attira tant de maux que la Vérité même a dit de Judas : « Il eut été bon à cet homme de n'être jamais né. » (S. Matth., XXVl, 24.) Car il a été traité, non pas d'après le bien que le monde a tiré de son action, mais d'après l'intention qu'il eut en la faisant et d'après le profit qu'il espérait en tirer. Qu'y a-t-il, au contraire , de plus coupable que la ruse ou le mensonge, non-seulement à l'égard d'un étranger, mais à l'égard d'un parent et d'un père? et cependant le patriarche Jacob n'encourut aucun blâme pour sa conduite, qui lui mérita même l'héritage d'une bénédiction éternelle. (Gen., XXVll.) Et ce fut avec raison; car ce n'était point par avarice que Jacob désirait la bénédiction destinée à l'aîné, c'était par l'espérance de la sanctification de son âme , tandis que Judas livrait à la mort notre Seigneur, non pour sauver les hommes, mais pour satisfaire son avarice.

Ainsi Dieu a jugé l'action de chacun, selon les pensées qui le faisaient agir : l'un ne voulait pas tromper son frère, et l'autre ne désirait pas sauver le genre humain. Il faut rendre justice à chacun selon ses intentions, et non pas selon le bien ou le mal qu'il aura fait involontairement. C'est pourquoi le souverain Juge excuse et loue même ce qu'on prend pour un mensonge, parce que Jacob n'y vit que le moyen d'obtenir la bénédiction des premiers-nés, et Dieu ne pouvait lui reprocher son désir. Il eût été injuste envers son frère et coupable envers son père si, en cherchant cette grâce qu'il méritait, il eût voulu leur nuire. Vous voyez donc que Dieu ne regarde pas les suites d'une

 

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action , mais le but qu'on se propose. Ces principes posés, revenons maintenant à la question, et dites-moi pourquoi vous vous êtes ainsi liés par une promesse.

13. L'ABBÉ GERMAIN. Notre premier motif, comme nous vous l'avons dit, était la crainte de contrister nos supérieurs et de ne plus leur obéir. Le second était l'espérance présomptueuse que nous avions de pouvoir pratiquer la perfection de vos exemples et de vos enseignements, lorsque nous serions de retour dans notre monastère.

14. L'ABBÉ JOSEPH. Nous avons déjà vu que c'est l'intention qui mérite le châtiment ou la récompense, selon cette parole de saint Paul : « Leurs pensées les accuseront ou les défendront, au jour où Dieu jugera les secrets des hommes » (Rom., II, 15) ; et encore : «Voici que je viens réunir toutes leurs oeuvres et toutes leurs pensées, en présence de toutes les nations et de toutes les langues. » (Isaïe, LXVI, 18.) Il est évident que c'est le désir de votre perfection qui est la cause de votre promesse ; vous avez cru y arriver par un chemin qui vous semble impossible maintenant que vous en jugez mieux. Vous devez donc peu vous préoccuper de ce qui paraît être opposé à votre engagement, dès que vous restez fidèle au but que vous vous étiez proposé. On ne change pas d'art en changeant d'instrument, et l'on ne blâme pas un voyageur qui prend un chemin plus court et plus droit. Vous non plus, vous ne violez pas vos voeux, en modifiant une promesse que vous avez faite légèrement; car tout ce qu'on fait par amour de Dieu et de cette charité qui a

 

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les promesses de la vie présente et de la vie future (I Tim., IV, 8), ne mérite aucun blâme et doit être même loué, malgré les imperfections et les contradictions apparentes de ses commencements. Ce n'est pas un mal de ne pas tenir une promesse imprudente, dès qu'on ne s'éloigne pas de la perfection qu'on s'était proposée. Tout ce que nous faisons a pour but d'offrir â Dieu un coeur pur, et dès que vous croyez qu'il vous sera plus facile de le faire dans cette solitude, vous ne devez pas vous tourmenter de l'engagement que vous avez pris, pourvu que ce changement vous fasse arriver plus sûrement à cette pureté, à cette perfection que Dieu demande de vous, et qui avait été le motif de votre promesse.

Ce n'est pas mentir que d'agir ainsi, c'est corriger une résolution imparfaite. Vous y êtes autorisé par ce que vous voyez dans l'ordre physique , où la nature change sans cesse en nous son ouvrage, d'après la volonté de Dieu même. Elle nous fait passer du berceau à l'enfance, de l'enfance à la jeunesse, et de la jeunesse aux dernières années de la vieillesse; et dans tous ces changements que notre Créateur opère en nous, on rie peut pas dire qu'il manque à ce qu'il s'était proposé. I1 en est de même de l'homme intérieur qui sort des premiers soins de l'enfance pour passer par des états différents et arriver à cette maturité de la sagesse et de l'homme parfait , à cette mesure de l'âge complet du Christ. (Éph., IV, 13.) Doit-on, lorsqu'il a quitté ce qui tient à l'enfance , l'accuser de changer et de manquer à ses promesses ?

 

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Ne faut-il pas plutôt le louer de ce qu'il est devenu plus parfait? Dieu n'a-t-il pas changé lui-même les cérémonies légales de l'ancien Testament pour les remplacer par la perfection des béatitudes évangéliques? Et, par ce changement, il n'a pas détruit la loi, mais il l'a fait accomplir d'une manière plus sublime et plus céleste; il ne l'a pas changée, il l'a perfectionnée. C'est pourquoi Notre-Seigneur a dit : Ne croyez pas que je sois venu abolir la loi et les prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (S. Matth. , V, 17) ; c'est-à-dire, détruire mes premiers préceptes, mais les rendre plus parfaits.

15. L'ABBÉ GERMAIN. Vos sages discours pourraient facilement calmer nos scrupules; mais nous craignons que notre exemple n'encourage les faibles à mentir, s'ils croient qu'il leur est permis de manquer à leur parole, ce qui est défendu avec menace par le Prophète : Vous perdrez, Seigneur, tous ceux qui disent des mensonges. » (Ps. V, 7.) Et ailleurs : « La bouche qui ment, tue son âme. » (Sag., I, 11.)

16. L'ABBÉ JOSEPH. Les occasions et les motifs ne manquent pas à ceux qui veulent se perdre. Il ne faut pas rejeter les passages de l'Écriture dont les hérétiques abusent, ou qui servent à entretenir l'obstination des Juifs et l'orgueil des sages du monde; il faut les accepter religieusement et les croire, en leur donnant leur sens véritable.

Nous ne devons pas, à cause de l'abus qu'on en fait, condamner les actions des prophètes et des saints que rapporte l'Écriture, dans la crainte qu'en

 

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accordant trop à la faiblesse humaine, nous ne nous rendions coupables de mensonges et de sacrilèges ; mais nous devons les accepter, en les expliquant d'une manière convenable. Quant à ceux qui cherchent à tromper, nous ne les empêcherons pas de mentir, en niant les choses, en déguisant la vérité ou en l'affaiblissant par des interprétations allégoriques. Comment l'Écriture pourrait-elle nuire à ceux dont la volonté est déjà corrompue (1)?

25. Nous voyons bien souvent de saints personnages, des anges et Dieu lui-même ne pas faire ce qu'ils avaient d'abord annoncé. David, par exemple, dit avec serment : a Que Dieu fasse ainsi à tous les ennemis de David, si je laisse subsister demain matin rien de ce qui appartient à Nabal. » (I Rois, XXV, 22.) Mais Abigail, la femme de Nabal, vint le supplier, et il apaisa sa colère; il changea de résolution, et il aima mieux paraître manquer à sa parole qu'être cruel en l'accomplissant. «Vive Dieu! dit-il : si vous ne vous étiez pas empressée de vous présenter devant moi, j'aurais exterminé Nabal et tout ce qui lui appartient, demain avant le point du jour. » (Ibid.) Il ne faut pas certainement imiter David dans son irritation et ses menaces; mais, si cela nous arrivait, nous ferions bien de l'imiter dans son changement de résolution.

 

(1) Nous passons ici, à l'exemple de l'ancien traducteur, les chapitres suivants, dont la doctrine est subtile , obscure, et souvent contestable, et nous reprenons le texte de Cassien au XXVI chapitre.

 

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L'Apôtre saint Paul, ce vase d'élection, écrit aux Corinthiens et leur promet formellement de revenir. « J'irai vous voir, leur dit-il, lorsque j'aurai été en Macédoine, où je ne ferai que passer. Je m'arrêterai chez vous, et j'y resterai même l'hiver, afin que vous puissiez me conduire où j'irai ensuite ; car je ne veux pas vous voir seulement en passant, et j'espère bien rester quelque temps avec vous. » (I Cor., XVI.) Dans la seconde épître aux Corinthiens, il rappelle ce qu'il leur avait dit : « Je comptais bien vous visiter d'abord , afin de vous faire participer une seconde fois à la grâce. Je devais, de chez vous, aller en Macédoine, et de Macédoine vous revenir, pour que vous me conduisiez en Judée. » (II Cor., I, 16. ) Mais un motif plus utile se présente, et il avoue qu'il n'a pas fait ce qu'il avait promis : « Est-ce par légèreté que je me suis décidé? Mes pensées sont-elles des pensées selon la chair? Le oui et le non se trouvent-ils en moi. » (Id.) Il déclare ensuite avec serment qu'il a mieux aimé manquer à sa parole que de contrister les disciples par sa, venue. « Je prends Dieu à témoin , dans mon âme , que c'est pour vous épargner que je ne suis pas venu à Corinthe. Je l'ai décidé moi-même , pour ne pas vous attrister encore par ma visite. » (II Cor., I, 23.)

Les anges avaient refusé de s'arrêter dans la maison de Loth, à Sodome; ils lui avaient dit : « Nous n'entrerons pas et nous resterons sur la place publique. » Mais les instances qu'on leur fait les décident aussitôt à changer de résolution, et l'Écriture ajoute : « Loth

 

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les força, et ils logèrent chez lui. » (Gen., XIX, 1.) Si les anges savaient bien qu'ils entreraient chez lui, ce n'était qu'en apparence qu'ils refusaient l'invitation ; s'ils la refusaient réellement, c'est qu'ils ont changé de résolution. Je crois que le seul motif du Saint-Esprit, en nous offrant ces exemples dans l'Écriture, a été de nous apprendre à ne pas être opiniâtres dans nos résolutions, mais à les soumettre toujours à la raison , sans nous croire liés à ce que nous avons dit, lorsqu'il se présente un parti plus sage et plus salutaire que la prudence nous conseille de suivre.

Il y a encore des exemples plus élevés. Le roi Ézéchias était étendu sur son lit et gravement malade. Le prophète Isaïe vient lui dire de la part de Dieu même : « Voici ce que dit le Seigneur : Mettez ordre à votre maison, car vous mourrez et vous ne vivrez pas. » Et Ézéchias se tourna le visage contre la muraille et pria Dieu, en disant : «Je vous en conjure, Seigneur, rappelez-vous que j'ai marché devant vous dans la vérité et la perfection du coeur, et que j'ai fait ce qui était bon à vos yeux. » Et Ézéchias répandit des larmes abondantes. Dieu dit alors à son prophète : « Retourne vers Ézéchias, le roi de Juda, et dis-lui : « Voici ce que dit le Seigneur, le Dieu de David, votre père : J'ai exaucé ta prière et j'ai vu tes larmes, et je vais ajouter à tes jours quinze années, et je te délivrerai des mains du roi des Assyriens, et je protégerai cette ville à cause de moi et de David, mon serviteur. » (Isaïe, XXXVIII, 1.) Qu'y a-t-il de plus frappant que cet exemple? Dieu, par compassion et miséricorde, veut

 

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bien se rétracter et accorder à celui qui l'invoque quinze années d'existence, malgré la parole irrévocable qu'il semblait avoir donnée.

La sentence divine était aussi portée contre Ninive : «Encore quarante jours, et Ninive sera détruite. » (Jonas , III, 4.) Et bientôt Dieu se laisse fléchir par la pénitence et les jeûnes ; il révoque son arrêt si menaçant, et lui fait succéder le pardon et la miséricorde. Si on dit que Dieu prévoyait la conversion de ce peuple et ne le menaçait de la ruine de Ninive que pour l'exciter à la pénitence, il s'ensuit que ceux qui dirigent leurs frères peuvent, sans mentir, les menacer, quand ils en ont besoin, de plus de châtiments qu'ils ne veulent en infliger. Mais si on dit que Dieu , en considération de leur pénitence, a véritablement révoqué la sentence portée contre les Ninivites, selon ce qu'il dit lui-même par Ézéchiel : « Si je dis à l'impie : Tu mourras de mort, et s'il fait pénitence de son péché, et qu'il accomplisse le jugement et la justice, il vivra certainement et ne mourra pas » (Ézéch., XXXIII, 8) , nous devons en conclure que nous ne devons pas nous obstiner dans nos résolutions, mais adoucir, au contraire, avec charité les menaces que nous avons été obligé de faire. Et pour qu'on ne pense pas qu'il a été indulgent pour les Ninivites seulement, Dieu déclare, par son prophète Jérémie, qu'il agira de même envers nous, lorsque notre conduite lui fera révoquer sa sentence : « Je rendrai tout à coup un arrêt contre ce peuple et cet empire pour tout arracher, détruire et disperser;

 

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mais si ce peuple fait pénitence à la vue des maux dont je l'ai menacé, je me repentirai aussi du mal que j'ai voulu lui faire, et je rendrai sur-le-champ un autre arrêt sur ce peuple et cet empire, pour tout bâtir et tout planter. S'il commet ensuite le mal en ma présence et n'écoute plus ma voix, je me repentirai du bien que j'avais promis de lui faire. » (Jérémie, XVIII, 7.) Dieu dit encore à Ézéchiel : « Ne leur retirez pas votre parole, car ils vous écouteront peut-être et quitteront tous leur mauvaise voie; et alors je me repentirai du mal que je voulais leur faire à cause de la malice de leurs desseins. » (Ézéch., XXVI, 2.) Ces passages de l'Écriture nous montrent qu'il ne faut pas nous attacher avec opiniâtreté à nos résolutions, mais les tempérer par la raison, en préférant toujours ce que nous jugerons être le meilleur, et en faisant ce qui nous paraîtra le plus utile.

28. Une des choses qui doit le plus nous instruire, c'est que Dieu, qui connaît la fin de chaque homme, même avant sa naissance , agit cependant pour tous selon la règle ordinaire, et ne semble pas se servir de sa puissance et de sa prescience divines. Il traite les hommes selon leur état présent ; il les. rejette ou les attire, leur donne sa grâce ou la leur refuse, selon leurs dispositions de chaque jour. L'élection de Saül en est une preuve manifeste. (I Rois, X.) Dieu ne pouvait ignorer sa fin déplorable, et cependant il le choisit parmi tant d'Israélites ; il le sacre roi, en considération de sa vie présente et sans tenir

 

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compte de sa prévarication future. Et lorsque Saül s'est perdu, Dieu semble se repentir de l'avoir choisi et il s'en plaint comme un homme pourrait le faire. « Je me repens , dit-il, d'avoir établi Saül roi, parce qu'il m'a abandonné et qu'il n'a pas accompli mes ordres. » Et ailleurs : « Cependant Samuel pleurait Saül, parce que le Seigneur se repentait de l'avoir établi roi sur Israël. » (I Rois, XV, 11.) Cet exemple est frappant; mais Dieu annonce par son prophète Ézéchiel qu'il agit ainsi, tous les jours, à l'égard de tous les hommes : « Et je dis au juste qu'il possède la vie , et s'il se fie ensuite à sa justice pour commettre l'iniquité, j'oublierai sa justice, et il mourra dans l'iniquité qu'il a commise. Si, au contraire, je dis à l'impie : Tu mourras de mort, et s'il fait pénitence de son péché, s'il accomplit l'ordre, s'il restitue le gage qui lui a été confié, s'il rend ce qu'il a pris, s'il marche dans la loi de la vie et ne fait pas ce qui est injuste, il vivra et ne mourra pas; tous les péchés qu'il a commis ne lui seront pas imputés. » (Ézéch., XXXIII, 13.)

Enfin, lorsque le peuple que le Seigneur s'était choisi entre toutes les nations, détourna de lui les yeux de la miséricorde divine , en adorant le veau d'or, Moïse intervint en s'écriant : « Je vous en conjure, Seigneur, ce peuple a commis un grand crime en se faisant des dieux d'or ; et maintenant, si vous voulez lui pardonner son péché, pardonnez-lui, ou bien effacez-moi du livre que vous avez écrit. » Et Dieu lui répond : « Si quelqu'un pêche contre moi, je l'effacerai de mon livre. » (Exod., XXXII, 21.) David aussi,

 

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dans ses prophéties, se plaint de Judas et de ceux qui persécutent le Christ : « Qu'ils soient effacés, dit-il, du livre des vivants et que leurs noms ne soient point écrits avec ceux des justes. » (Ps. LXVIII, 29.) Judas accomplit lui-même la malédiction du Prophète. Le Christ, en l'élevant au rang des Apôtres, avait écrit son nom dans le livre des vivants, car il lui avait été dit comme aux autres : Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous soient soumis; mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le ciel. » (S. Luc, X, 20.) Mais l'avarice le corrompit et le fit tomber des honneurs du ciel aux bassesses de la terre. Le prophète a eu raison de dire de lui et de ceux qui lui ressemblent : « Seigneur, que tous ceux qui vous abandonnent soient confondus; que ceux qui s'éloignent de vous soient écrits sur la terre parce qu'ils ont quitté le Seigneur, la source des eaux vivantes » (Jérémie, XVII, 13); et ailleurs : « Ils ne seront pas dans les conseils de mon peuple ; ils ne seront pas inscrits parmi ceux de la maison d'Israël, et ils n'entreront pas dans la terre d'Israël. » (Ézéch., XIII, 9.)

27. Il ne faut pas oublier un autre avantage de cette recommandation. Si quelque passion nous fait faire un serment, ce qu'un religieux doit toujours éviter, nous comparerons, dans le calme de notre raison, ce que nous avons juré avec ce que nous sommes obligés de faire, et nous n'hésiterons pas à choisir, d'après le conseil même des anciens, ce qui nous paraîtra le plus juste. Il vaut bien mieux alors manquer à sa parole

 

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que renoncer à une chose beaucoup plus utile à notre salut. Rappelons-nous enfin que jamais nos pères n'ont été opiniâtres dans leurs résolutions , mais que , semblables à la cire qui s'amollit à la chaleur du soleil, ils ont cédé sans scrupule à une lumière plus grande et à un conseil plus salutaire. Nous savons, au contraire, que ceux qui s'opiniâtrent dans leurs résolutions ont été toujours peu raisonnables et incapables de discrétion.

28. L'ABBÉ GERMAIN. D'après ce que vous venez de si bien expliquer, il semble qu'un religieux ne devrait jamais prendre d'engagements, dans la crainte d'y manquer, ou d'y trop tenir. Mais alors comment expliquer cette parole du Psalmiste : « J'ai juré et j'ai résolu de garder les jugements de votre justice? » (Ps. CXVIII, 106.) Car qu'est-ce que jurer et prendre des résolutions , si ce n'est garder inviolablement ses promesses.

29. L'ABBÉ JOSEPH. Nous ne parlons pas des principaux commandements , sans lesquels il est impossible de faire son salut, mais de ces engagements qu'on peut, sans inconvénient, modifier ou observer, comme de jeûner rigoureusement, de s'abstenir toujours de vin ou d'huile, de ne sortir jamais de sa cellule et de s'appliquer sans relâche à la lecture et à la méditation. Ce sont là des choses que nous pouvons pratiquer quand nous voulons , et interrompre quand il le faut, sans manquer à notre profession et sans nous rendre coupables. Mais pour les choses dont l'observation est plus importante, le religieux peut

 

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faire des voeux irrévocables et doit, s'il le faut, plutôt souffrir la mort que de les violer. C'est pour celles-là qu'il doit dire irrévocablement : « J'ai juré, et j'ai résolu. » Il doit ainsi garder la charité , à laquelle il faut tout sacrifier, pour ne pas offenser en elle le principe de la paix et de la perfection. Il faut jurer de garder la chasteté, de conserver la foi, de persévérer dans la justice et de s'éloigner toujours de ce qui peut nuire. Mais pour ce qui est des exercices corporels , que saint Paul déclare être moins utiles (I Tim., IV), il faut, comme nous l'avons dit, ne pas y tenir, si nous trouvons un moyen plus sûr d'avancer dans la piété; mais il faut les abandonner pour pratiquer ce qui nous semble plus avantageux. Car il n'y a aucun danger à laisser pour un temps ces exercices, tandis qu'on peut se perdre, en négligeant pour un instant les principes de la charité.

30. Il faut aussi prendre garde, lorsqu'il échappe quelques paroles qu'on désire tenir cachées, d'en trop recommander le secret à celui qui les a entendues; car elles passeront bien plus facilement inaperçues si vous ne défendez pas d'en parler; votre prochain les croira indifférentes et ne pensera pas à les redire dès que vous ne l'obligerez pas au silence. Mais si, au contraire, vous le liez par votre recommandation, il y manquera bientôt; car le démon le tentera avec violence, pour vous contrister et pour le faire manquer à sa promesse.

31. Ainsi un religieux ne doit pas prendre d'engagements irrévocables pour tout ce qui regarde les

 

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pratiques extérieures , de peur que le démon n'en profite pour le tenter davantage et lui faire violer une loi qu'il s'est imposée. Car celui qui est libre et qui s'impose une loi, se soumet à une servitude dangereuse; ce qu'il pouvait faire légitimement et honorablement, quand la nécessité l'y force, il ne peut le faire sans manquer à ses engagements et sans se rendre coupable : « Là où il n'y a pas de loi , il n'y a pas prévarication. » (Rom., IV, 15.)

CASSIEN. Cette doctrine du bienheureux Joseph fut pour nous comme un oracle de Dieu même, et nous décida à rester en Égypte. Cependant, quoique tranquilles sur la promesse que nous avions faite, nous voulûmes bien la tenir, après avoir passé sept années dans le désert. Nous fîmes un petit voyage à notre monastère, quand nous eûmes la certitude qu'on ne s'opposerait pas à notre retour, et nous témoignâmes à nos supérieurs le respect que nous leur devions. Les lettres que nous leur avions souvent écrites ne les avaient pas complètement satisfaits; mais ils nous rendirent bientôt leur ancienne affection. Nous étions dé-gagés de notre promesse, et ils nous engagèrent eux-mêmes à retourner dans la solitude de Schethé.

Tels sont, vénérables frères, les enseignements et la doctrine des solitaires admirables que nous avons visités. Je les ai recueillis bien imparfaitement, et mes paroles les ont obscurcis, au lieu de les embellir; il ne faut pas que mon peu de talent nuise à leur mérite; il valait mieux vous redire mal leurs belles instructions que de les passer sous silence. Le lecteur en profitera

 

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s'il goûte le sens sublime qu'elles renferment, sans s'arrêter à l'imperfection de mon langage. C'est son utilité que je recherche plutôt que ses louanges. Je savais bien, en écrivant ces conférences, à quel danger, à quelle confusion je m'exposais, et j'ai cru cependant devoir ne pas l'éviter, parce que j'espérais un peu être utile aux autres. J'avertis tous ceux qui liront ces conférences que ce qu'ils aimeront appartient à ces saints solitaires dont je rapporte la vie et la doctrine, mais que ce qui leur déplaira doit être attribué à moi seul.

 

CONFÉRENCES DE CASSIEN : TROISIÈME PARTIE CONTENANT LES SEPT CONFÉRENCES AVEC LES PÈRES DE LA BASSE ÉGYPTE

 

PRÉFACE : A JOVINIEN, MINERVE, LÉONCE ET THÉODORE

 

Après avoir, avec la grâce de Dieu, écrit les dix premières Conférences, pour obéir aux bienheureux évêques Hellade et Léonce, j'en ai dédié sept autres au bienheureux évêque Honorat et au grand serviteur du Christ, Eucher. J'ai cru devoir vous en adresser encore sept nouvelles, mes très-saints frères Jovinien , Minerve, Léonce et Théodore. L'un de vous, en effet, a établi dans les Gaules la règle si belle et si sainte de la vie religieuse ; les autres ont fait aimer par leur enseignement, non-seulement les vertus de la vie commune dans les monastères, mais encore la perfection des anachorètes du désert. Tout ce que je dirai dans ces Conférences, se rapportera à ces deux genres de vie que vous avez fait fleurir en

 

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Occident ; et ceux qui sont soumis dans les communautés, au joug salutaire de l'obéissance, comme ceux qui vivent près de vous dans la solitude, y trouveront des avis utiles à leurs professions. Vos exemples et vos travaux leur feront plus facilement comprendre ce que diront les saints religieux qui parlent dans ces Conférences, et qui vivent de la même vie qu'eux. Ils les recevront ainsi dans leurs cellules; ils pourront, tous les jours, les interroger et recevoir leurs réponses. Ils n'écouteront pas leurs propres idées dans cette voie si difficile et si peu connue parmi eux , et qui est même pénible et dangereuse; ils suivront la route tracée par tant de saints exemples, et ils s'habitueront à prendre pour guides ceux qu'ont instruits la tradition et une longue expérience.

 

DIX-HUITIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ  PIAMMON : DES DIFFÉRENTES SORTES DE RELIGIEUX

 

Origine de la vie religieuse. — Trois sortes de religieux; les cénobites, les anachorètes, et les religieux indépendants et relâchés. — De l'état le plus parfait. — Obéissance et humilité. — Patience, preuve de l'humilité. — Moyen d'acquérir la patience. — La perfection n'est pas dans l'isolement de la cellule, mais dans les vertus de l'homme intérieur. — Se préserver de l'envie.

 

1. Après avoir joui de la présence et de l'entretien des trois saints vieillards dont nous avons rapporté les conférences, à la prière de notre frère Eucher, nous désirâmes pénétrer plus avant dans l'Égypte, et visiter la partie où se trouvent les plus nombreux et les plus saints solitaires. C'était pour les voir plutôt que pour suivre notre route, que nous allâmes à un

 

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bourg appelé Diolcos, et situé près des sept embouchures du Nil. Nous étions comme des marchands avides de s'enrichir; nous avions appris qu'il y avait là de célèbres monastères et des religieux recommandables par leur expérience, et nous dirigions notre course de ce côté, dans l'espoir d'y rencontrer de plus grands avantages.

Après avoir longtemps lutté contre les flots, nous aperçûmes enfin ces vertus sublimes que nous cherchions; et le vénérable abbé Piammon, le plus ancien des anachorètes de ces contrées et leur prêtre, nous apparut comme un phare resplendissant, pour nous guider au rivage. C'était bien cette ville de l'Évangile, placée sur le haut de la montagne, et nous l'aperçûmes tout d'abord. Nous croyons devoir passer sous silence bien des choses admirables, que la grâce divine nous a permis de voir en lui; nous serions sans cela obligés de dépasser les bornes que nous nous sommes prescrites. Nous n'avons pas promis de rapporter toutes les merveilles que Dieu fait, mais seulement les exemples et les enseignements de ces saints solitaires. Nous voulons présenter à nos lecteurs ce qui leur est nécessaire pour acquérir la perfection, et non pas ce qui les étonnerait, sans les aider à se corriger de leurs défauts.

Le bienheureux Piammon nous reçut avec une grande joie, et nous traita d'une manière digne de sa charité. Comme il vit que nous étions étrangers, il nous demanda d'abord d'où nous venions, et pourquoi nous venions en Égypte; et lorsqu'il eut appris

 

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que nous étions venus d'un monastère de Syrie, par désir de notre perfection, il nous parla en ces termes :

2. Tout homme, ô mes enfants, qui désire se perfectionner dans quelque art, ne peut réussir, s'il ne s'y applique continuellement, et s'il ne consulte et n'écoute les maîtres qui en possèdent la science. Le désir de leur ressembler serait stérile, s'ils ne les imitaient dans leur travail et leur constance. Nous en avons déjà bien vu venir de votre pays, pour visiter les monastères de nos religieux, et non pas pour connaître leurs règles et les adopter ; ils allaient causer de cellule en cellule , afin de pouvoir, à leur retour, raconter ce qu'ils avaient vu et entendu. Leur but n'était pas de se corriger de leurs défauts; et quelques-uns même leur reprochaient de chercher bien moins à avancer dans la vertu qu'à éviter la gêne de la pauvreté. Aussi ne pouvaient-ils rien apprendre, et n'avaient-ils pas même le courage de rester quelque temps parmi nous. Ils n'ont rien changé à leurs jeûnes, à. leur office, à leurs vêtements; comment croire qu'ils n'étaient pas venus seulement ici pour y trouver quelque moyen de subsister?

3. C'est pourquoi, si, comme nous le croyons, Dieu vous a conduits pour vous inspirer, par nous, une sainte émulation, commencez par renoncer à la règle que vous pratiquiez avant de venir, et soumettez-vous humblement à tout ce que nos anciens pourront vous dire et vous enseigner par leurs exemples. Ne vous étonnez pas et ne vous refusez pas à les imiter, quand

 

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bien même vous ne comprendriez pas d'abord la raison de leur conduite. Car ceux qui acceptent simplement les choses, et qui aiment mieux imiter que discuter ce qu'ils voient faire à leurs supérieurs, acquièrent la science véritable par leur obéissance. Celui, au contraire, qui commence par raisonner sur tout, n'avancera pas dans la vérité, parce que l'ennemi du salut, en voyant qu'il se fie plutôt à son jugement qu'à celui des supérieurs, lui persuadera facilement que les préceptes les plus utiles et les plus salutaires , sont superflus et même dangereux. Le démon profitera de sa présomption pour le rendre opiniâtre dans ses idées les plus déraisonnables, et il croira qu'il n'y a de bon et de saint, que ce qu'il jugera tel dans son erreur et son entêtement.

4. Vous devez, avant tout, connaître le principe et l'histoire de notre profession; car celui qui désire s'appliquer à un art et y faire des progrès , cherche à savoir quels sont ceux qui l'ont inventé et perfectionné. Il y a, en Égypte, trois sortes de religieux : les deux premières sont excellentes, la troisième est tiède et doit être évitée. Il y a d'abord les cénobites, ou les religieux qui vivent en communauté, sous la conduite d'un supérieur. Ces religieux sont extrêmement nombreux dans toute l'Égypte. Il y a ensuite les anachorètes, qui, après s'être formés dans les monastères et s'être perfectionnés dans la pratique de la règle, se sont retirés dans la solitude. C'est la profession que nous désirons suivre. Enfin il y a les religieux sarabaïtes que nous blâmons, et dont nous vous parlerons

 

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plus tard. Nous allons vous faire connaître avant, comme nous vous l'avons dit, les fondateurs de ces différentes sortes de religieux. Cette connaissance suffira pour l'estime ou la haine que vous devez en avoir; car chaque voie conduit nécessairement ceux qui la suivent au but que s'est proposée son auteur.

5. La vie des cénobites a commencé au temps même des Apôtres; elle a existé à Jérusalem parmi les premiers fidèles, comme les Actes le racontent : « La multitude des croyants n'avait qu'un coeur et qu'une âme. Personne ne disait que ce qu'il avait lui appartenait; mais tout était commun entre eux. Ils vendaient leurs possessions et leurs biens pour les partager selon le besoin de chacun » (Act., IV, 32); Et encore : « Il n'y avait pas de pauvres parmi eux ; tous ceux qui avaient des champs et des maisons les vendaient, et en apportaient le prix aux pieds des Apôtres ; et on le distribuait à tous ceux qui en avaient besoin. » (Ibid.) Toute l'Église vivait ainsi dans une perfection qu'il serait difficile de trouver maintenant dans quelques monastères. Mais, après les Apôtres, la ferveur des fidèles commença à se refroidir; les étrangers de différentes nations qui avaient embrassé la foi avaient été ménagés dans les commencements, à cause de leurs habitudes païennes ; et on ne leur demandait que de « s'abstenir de viandes offertes aux idoles, de la fornication, des bêtes étouffées et du sang. » (Act., XV, 29.) Cette liberté laissée aux gentils, à cause de la faiblesse de leur foi, diminua peu à peu la perfection de l'Église de Jérusalem,

 

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qu'augmentaient tous les jours les Juifs et les étrangers. La première ferveur se refroidit, et l'on vit non-seulement les chrétiens, mais les chefs mêmes de l'Église se relâcher. Beaucoup se persuadèrent que ce qu'on avait accordé aux gentils par condescendance, était permis, et qu'il n'y avait aucun mal à conserver son bien, tout en suivant la religion de Jésus-Christ. Ceux qui avaient conservé la ferveur des temps apostoliques n'en oublièrent pas la perfection. Ils s'éloignèrent des villes et de ceux qui adoptaient une vie plus facile dans l'Église. Ils se retirèrent dans la solitude pour suivre ce qui était la règle générale du temps des Apôtres , et ils s'y exercèrent avec ardeur. Leur exemple leur attira de nombreux disciples qui voulaient se préserver du relâchement commun. Peu à peu leur nombre s'accrut, et comme ils se séparaient des autres chrétiens et qu'ils renonçaient au mariage, à leur famille et au monde, on appela moines, ceux qui vivaient ainsi dans la solitude. Ceux qui se réunirent en communauté furent nommés cénobites. Ce furent là les premiers religieux par leur ancienneté comme par leurs vertus, et ils se soutinrent dans leur perfection jusqu'à l'époque des abbés Paul et Antoine. Nous en voyons encore les restes dans quelques monastères.

6. C'est de ces religieux parfaits que sortirent , comme d'une tige féconde, les saints anachorètes qui en furent les fleurs et les fruits. Leurs fondateurs sont les grands hommes que je viens de nommer, saint Paul et saint Antoine. Ils ne se réfugièrent pas

 

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dans la solitude par découragement ou par impatience, mais par désir d'une perfection plus grande et d'une contemplation plus élevée, quoiqu'on dise du premier que ce fut pour éviter les piéges de ses parents, dans un moment de persécution. Ainsi ce fut des monastères que sortirent les anachorètes qui ne se contentèrent pas des premières victoires remportées sur le démon parmi les hommes , mais qui voulurent le combattre plus particulièrement, et ne craignirent pas , pour mieux le vaincre , de pénétrer jusqu'au fond des déserts, comme saint Jean-Baptiste qui demeura toute sa vie dans la solitude, et à l'exemple d'Élie, d'Élisée, et de ceux dont parle l'Apôtre : « Ils ont erré couverts de peaux de brebis et de chèvres; ils ont souffert la pauvreté, les persécutions, les afflictions, eux dont le monde n'était pas digne; ils ont habité les solitudes, les montagnes, les rochers et les antres de la terre. » (Hébr., XI, 37.)

C'est d'eux que le Seigneur parle à Job, en figure : « Qui est celui qui a renvoyé libre l'âne sauvage et rompu ses liens? II a fixé sa demeure dans le désert, et sa tente dans les marécages. Il se rit de la foule des villes, et n'entend pas le cri des exacteurs. Il considère la montagne fertile en pâturages, et il cherche partout l'herbe abondante. » (Job, XXXIX, 5.) Le Psalmiste dit aussi : « Qu'ils parlent maintenant ceux qu'a rachetés le Seigneur, ceux qu'il a retirés des mains de l'ennemi. » (Ps. CVI, 2.) Et peu après : « Ils ont erré dans la solitude, dans les lieux arides, où ils ne trouvaient ni chemin, ni habitations. Ils souffraient

 

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la faim et la soif, et tombaient en défaillance. Ils criaient vers le Seigneur, au milieu de leurs tribulations, et le Seigneur les délivrait de leurs nécessités. » (Ps. CVI.) Jérémie en parle également, lorsqu'il dit : « Heureux celui qui porte le joug dès sa jeunesse; il s'assiéra solitaire et se taira, parce qu'il s'est élevé au-dessus de lui-même. » (Thren., III, 27.) Et les solitaires chantent de cœur et de bouche ces paroles de David : « Je suis devenu semblable au pélican de la solitude; j'ai veillé, et je suis devenu comme le passereau solitaire sur un toit. » (Ps. CI, 7.)

7. La religion chrétienne se réjouissait de posséder ces deux sortes de religieux, lorsque commença à s'introduire dans leur sein un déplorable relâchement. Ce fut alors que parurent ces moines infidèles et maudits dont les ancêtres, aux premiers temps de l'Église, avaient été si sévèrement frappés par saint Pierre, dans la personne d'Ananie et de Saphire. Tous les religieux eurent en horreur cette secte abominable, tant que l'on conserva la mémoire de ce châtiment terrible, infligé par le prince des Apôtres, qui ne laissa pas aux coupables le temps du repentir et coupa, par une mort subite, le mal dans sa racine. Mais cet exemple d'Ananie et de Saphire s'effaça peu à peu par le temps et la négligence ; et l'on vit paraître la race des sarabaïtes, ainsi appelés par les Égyptiens, parce qu'ils se séparent des autres religieux, et pourvoient eux-mêmes à leurs besoins. Ils paraissent vouloir pratiquer la perfection de l'Évangile; mais ils recherchent plutôt les louanges que l'on donne à ceux

 

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qui préfèrent à tous les biens du monde, la nudité de Jésus-Christ. Lorsque par faiblesse ou par nécessité, ils viennent à embrasser la vie religieuse, ils tiennent beaucoup à passer pour des solitaires, sans en avoir les vertus. Ils ne veulent pas se soumettre à la règle d'un monastère et obéir aux ordres des supérieurs, pour apprendre à vaincre leurs volontés, en suivant leurs traditions. Ils négligent d'étudier les enseignements de leur sage expérience; et tout leur renoncement est extérieur. Ils restent dans leurs maisons et profitent du nom qu'ils portent pour vaquer à toutes leurs occupations ; ou bien ils se construisent des cellules qu'ils appellent des monastères, pour y vivre en toute liberté, sans se soumettre aux préceptes de l'Évangile, qui défendent de s'inquiéter de la nourriture de chaque jour, et de s'embarrasser des choses de ce monde. Ces préceptes ne sont observés que par ceux qui renoncent sincèrement à tous leurs biens, et qui se soumettent tellement à la règle d'un monastère, qu'ils ne sont plus maîtres d'eux-mêmes.

Ceux , au contraire , qui ne veulent pas vivre en communauté , se réunissent deux ou trois dans des cellules, sans vouloir obéir à un supérieur. Ils cherchent surtout à conserver leur liberté, afin de pouvoir courir çà et là, et s'occuper selon leur bon plaisir. Ils travaillent jour et nuit, plus que ceux qui sont dans les monastères, mais non pas avec la même foi et le même but; car ce n'est pas pour mettre en commun le fruit de leur travail, c'est pour gagner plus d'argent et thésauriser. Vous voyez quelle différence

 

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il y a entre ces religieux. Les uns ne pensent pas au lendemain et offrent avec joie à Dieu le fruit de leur travail; les autres pensent non-seulement au lendemain, mais à de nombreuses années; ils s'inquiètent de l'avenir et semblent croire que Dieu est impuissant ou menteur, et qu'il ne voudra ou ne pourra pas leur donner, comme il l'a promis, la nourriture et les vêtements nécessaires. Les uns désirent la privation et la pauvreté, les autres l'abondance de toute chose. Si les uns travaillent plus que la règle ne l'exige, c'est pour que le superflu du monastère puisse être distribué par les supérieurs dans les prisons, dans les hospices ou aux pauvres. Les autres, au contraire, n'emploient ce qui leur reste qu'à satisfaire leur fantaisie ou leur avarice.

Quand même ils emploieraient mieux ce qu'ils gagnent, ils seraient toujours loin de la vertu des premiers; car ceux-là, en renonçant chaque jour à ce qu'ils gagnent restent toujours dans une humble dépendance, et renouvellent sans cesse leur sacrifice, puisqu'ils abandonnent sans cesse ce qu'ils ont gagné par leur travail. Mais les autres, même en donnant quelque chose aux pauvres, s'enorgueillissent et se perdent chaque jour davantage. La patience et l'austérité des uns les font persévérer dans le renoncement de leur volonté, et vivre ainsi dans le crucifiement et le martyre, tandis que le relâchement des autres les fait descendre vivants en enfer. Les deux genres de religieux dont nous avons parlé, les cénobites et les anachorètes, sont presque en nombre égal dans ces

 

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contrées; mais dans les autres pays que les besoins de la foi m'ont obligé de parcourir, les sarabaïtes semblent être en très-grande majorité ; car du temps de Lucius , l'évêque arien , sous le règne de Valens, lorsque nous allions porter des aumônes à nos frères, qui avaient été exilés de l'Égypte et de la Thébaïde dans les mines du Pont et de l'Arménie , pour avoir été fidèles à la foi catholique, nous n'avons vu que dans très-peu de villes des religieux suivre la règle des cénobites, et nous n'avons jamais entendu parler d'anachorètes.

8. Il s'est élevé aussi, depuis quelque temps, une quatrième sorte de religieux, qui se parent du nom et de l'apparence des anachorètes. Ils avaient d'abord, dans leur première ferveur, cherché la perfection dans les monastères; mais comme ils se sont relâchés, ils renoncent à corriger leurs défauts et leurs habitudes, et ne veulent plus porter le joug de la patience et de l'humilité, en obéissant à un supérieur. Ils demandent des cellules séparées pour y vivre solitaires, afin de pouvoir, en s'isolant ainsi, passer pour être patients, doux et humbles aux yeux des hommes. Ce moyen ou plutôt ce relâchement qui les perd , ne leur permettra jamais d'atteindre la perfection; car au lieu de corriger leurs défauts, ils les augmentent. Personne ne les contredit, et le poison mortel qui se cache en eux y pénètre davantage , et leur cause une maladie incurable. Le respect qu'on a pour les solitaires, fait qu'on n'ose pas les reprendre de ces défauts qu'ils aiment mieux cacher que corriger. La vertu

 

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cependant ne s'acquiert pas en dissimulant les vices, mais en en triomphant.

9. L'ABBÉ GERMAIN. Y a-t-il une différence entre les monastères et les maisons où vivent les cénobites, ou est-ce la même chose?

10. L'ABBÉ PIAMMON. On confond souvent les monastères et les communautés. Il y a pourtant une différence entre ces deux mots. Celui de monastère désigne le lieu où vivent les moines, et celui de communauté la réunion de ceux qui suivent une même règle. On pourrait appeler monastère, une maison où n'habiterait qu'un moine, tandis qu'on ne peut appeler communauté , que celle où les religieux vivent en communion parfaite. On appelle aussi monastères les lieux où demeurent les sarabaïtes.

11. Pour vous, mes enfants, je vois que c'est l'état le plus parfait que vous désirez; vous vous êtes exercés à la vie de communauté pour atteindre à la vie des anachorètes. Appliquez-vous de toute votre âme à la pratique des vertus de patience et d'humilité que vous avez dû acquérir, et pratiquez-les sincèrement, non pas comme quelques-uns, en paroles seulement, et par des saluts et des démonstrations fausses et inutiles. L'abbé Sérapion se moqua un jour très-bien de cette humilité simulée. Un solitaire vint le trouver, avec un extérieur et un langage qui témoignaient une humilité profonde; et comme le bon vieillard l'invitait, selon l'usage, à prier ensemble, il répondit qu'il ne le ferait jamais, parce qu'il avait tant de défauts, qu'il n'était pas même digne de respirer le même air

 

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que lui. Il refusa également de s'asseoir sur la même natte, et se mit sur la terre. Il s'opposa encore à ce qu'il lui lavât les pieds. Après le repas, l'abbé Sérapion l'entretint, selon la coutume, et se mit à lui dire, avec toute la douceur possible, qu'étant jeune et fort, il ne devait pas rester oisif et courir ainsi de tous côtés, mais demeurer dans sa cellule , sous l'obéissance de ses supérieurs, et qu'il valait mieux vivre de son travail que des libéralités des autres. L'apôtre saint Paul, pour l'éviter, travaillait nuit et jour, quoique la prédication de l'Évangile lui donnât le droit de recevoir ce qui lui était nécessaire; mais il aimait mieux gagner lui-même la nourriture de chaque jour pour lui et pour ceux qui ne pouvaient le faire, à cause de leur ministère. Ces paroles causèrent à son visiteur une telle tristesse, un tel chagrin qu'il ne put s'empêcher de le laisser paraître sur son visage. « Comment, mon fils, lui dit le vieillard, vous vous chargiez tout à l'heure de tous les vices, et vous ne craigniez pas de passer pour un homme souillé de toutes sortes de crimes; et maintenant que je vous donne un petit conseil qui n'a rien d'offensant, mais qui doit vous être utile et vous montrer mon affection, vous en êtes si bouleversé, que vous ne pouvez vous empêcher de laisser paraître votre indignation sur votre visage ! Est-ce que, lorsque vous vous humiliiez tout à l'heure, vous pensiez que je devais vous dire : « Le juste s'accuse lui-même, au commencement de son discours » ? (Prov., XVIII, 17.)

Il faut donc avoir une humilité de coeur sincère ; et

 

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cette humilité ne consiste pas dans des gestes et des paroles affectées, mais dans une humiliation véritable de l'âme. La preuve la plus évidente de cette vertu sera la patience, qui ne s'accuse pas de crimes que personne ne peut croire, mais qui ne se trouble pas de ceux qu'on lui attribue, et qui supporte avec douceur toutes les injures qu'elle ne mérite pas.

12. L'ABBÉ GERMAIN. Nous désirions savoir, mon Père, comment on peut acquérir et conserver cette patience , afin que nous gardions cette paix du coeur, comme nous gardons le silence dans nos monastères; car souvent on retient sa langue, mais l'âme crie à l'intérieur. Il semble qu'on ne peut bien conserver la douceur, qu'en vivant seul dans une cellule solitaire.

13. L'ABBÉ PIAMMON. La vraie patience, la paix de l'âme rie s'acquiert et ne se conserve que par l'humilité profonde du coeur. Quand elle vient de cette source, elle n'a pas besoin de se réfugier dans une cellule et dans la solitude : elle ne cherche pas une protection extérieure, parce qu'elle s'appuie à l'intérieur sur l'humilité qui la produit et la garde. Si nous sommes troublés par ceux qui nous attaquent, il est certain que l'humilité n'a pas encore en nous des fondements assurés, et que la moindre tempête peut ébranler et ruiner l'édifice de notre âme. Comment louer et admirer la patience qui ne peut supporter la moindre attaque de l'ennemi ? Celle -là seulement est méritoire et glorieuse, qui persévère et reste calme au milieu des orages de toutes les tentations. Les adversités

 

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qui devaient la briser et la vaincre, la fortifient , au contraire, et ce qui semblait l'affaiblir ne fait que l'accroître.

Personne n'ignore que le nom de la patience vient du mot pâtir; et on ne peut appeler patient que celui qui supporte, sans se plaindre, ce qu'on lui fait souffrir. Salomon a bien raison de le louer, en disant : « Le patient vaut mieux que le fort, et celui qui dompte sa ,colère est plus que celui qui prend des villes. » (Prov., XVI , 32) ; et encore : « L'homme patient excelle dans la prudence; mais l'homme qui se laisse abattre est un insensé. » (Prov., XIV, 70.) Lorsque quelqu'un se laisse vaincre par l'injure et se met en colère, la cause de son péché n'est pas dans l'offense qui lui est faite, mais dans sa faiblesse qui se manifeste; c'est ce que dit notre Sauveur, dans la parabole des deux maisons, dont l'une est fondée sur la pierre et l'autre sur le sable : les pluies, les torrents, les tempêtes viennent les attaquer ; celle qui est bâtie sur la pierre en est à peine ébranlée; mais celle qui est faite sur le sable tombe bientôt; et ce ne sont pas les pluies et les inondations qui la renversent, c'est l'imprudence de celui qui l'a construite sur le sable.

La différence qu'il y a entre le juste et le pécheur, ne consiste pas dans la tentation, mais dans la résistance à la tentation. Le pécheur cède aux plus petites, tandis que le juste triomphe des plus grandes. La vertu du juste ne mériterait aucune louange, s'il n'avait pas de tentations; car il n'y a pas de victoire sans combat. « Heureux l'homme qui supporte la

 

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tentation; car quand il aura été éprouvé, il recevra la couronne de vie que Dieu a promise à ceux qui l'aiment. » (S. Jacq., I, 12.) L'apôtre saint Paul dit que « la vertu se perfectionne, non pas dans le repos et les délices , mais dans la souffrance » (II Cor., XII, 9) ; et Dieu dit au Prophète : « Voici que je t'ai rendu aujourd'hui comme une ville fortifiée, comme une colonne de fer et un mur d'airain contre toute la terre, ses princes, ses prêtres et ses peuples; ils combattront contre toi, sans te vaincre, parce que je suis avec toi pour te délivrer, dit le Seigneur tout-puissant.» (Jér., 1, 18.)

14. Je veux vous citer deux exemples de cette patience dont je vous parle. Le premier est celui d'une sainte femme qui s'appliquait tant à cette vertu, que non-seulement elle ne fuyait pas les occasions de la pratiquer, mais qu'elle les recherchait même, afin de mieux l'acquérir. Elle était d'une grande famille, et habitait Alexandrie, où elle vivait chrétiennement dans une maison que lui avaient laissée ses parents. Elle vint trouver l'évêque Athanase, de pieuse mémoire, et lui demanda de lui donner à nourrir une des veuves dont avait soin l'Église. Elle lui exprima son désir, en disant : « Donnez-moi une soeur avec laquelle je puisse être patiente. » Le saint évêque loua son zèle pour les oeuvres de miséricorde, et donna l'ordre de lui choisir une veuve que son caractère et ses moeurs rendraient recommandable entre toutes les autres, dans la crainte que la charité de cette dame ne fût vaincue par les défauts de celle qui en était l'objet, et

 

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qu'au lieu de la récompense qu'elle cherchait, en secourant cette pauvre femme, elle ne trouvât dans sa conduite qu'une occasion d'affaiblir sa foi. Cette darne conduisit la veuve chez elle, et l'entoura de soins.

Elle remarqua bientôt qu'elle était d'une modestie, d'une douceur extrêmes, et qu'elle se confondait, à chaque instant, en actions de grâces, pour tous les services qu'elle recevait. Quelques jours après, elle alla retrouver le saint évêque, et lui dit : «Je vous avais demandé de vouloir bien me donner une veuve que je puisse nourrir, et envers laquelle je puisse être charitable. » L'évêque ne comprit pas d'abord ce que voulait dire cette dame, et pensa qu'on avait mal exécuté l'ordre qu'il avait donné de satisfaire sa demande; et comme il s'en plaignait un peu vivement, il apprit qu'on avait choisi la meilleure de toutes les veuves. Il recommanda alors en secret de donner à cette dame, la veuve la plus méchante, la plus colère, la plus bavarde, la plus violente, la plus orgueilleuse. On n'eut pas de peine à la trouver, et on la conduisit au logis de cette dame qui la servit avec la même charité que l'autre , et l'entoura même de plus de soins; mais au lieu d'en recevoir des remercîments et de la reconnaissance, elle n'en reçut que des injures et des reproches. Si elle l'avait demandée à l'évêque, lui disait-elle, ce n'était pas pour lui faire du bien, mais pour la tourmenter; et en venant chez elle, où elle avait espéré être mieux, elle s'était, au contraire, trouvée beaucoup plus mal. Sa violence alla jusqu'à frapper Sa bienfaitrice; mais celle-ci redoublait de

 

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soins, et ne cherchait pas à la vaincre en lui résistant, mais en lui donnant les preuves d'une humilité plus profonde; elle ne répondait à ses mauvais traitements que par une plus grande douceur. Lorsqu'elle se fut ainsi bien exercée à la vertu, et qu'elle eut acquis la patience qu'elle désirait, elle alla retrouver le saint évêque et le remercia de la sagesse de son choix, puisqu'on lui avait donné une très-bonne maîtresse de patience, dont les injures et les mauvais traitements fortifiaient chaque jour son âme, comme l'huile fortifie les lutteurs. « Enfin , mon Père , lui dit-elle , vous m'avez donné le moyen de faire la charité, tandis que la première m'honorait et me nuisait par toutes ses prévenances. » La vertu de cette dame doit non-seulement nous édifier, mais encore nous confondre, si nous ne pouvons être patients qu'en étant séparés et renfermés dans nos cellules, comme des bêtes féroces.

15. Voyons maintenant l'exemple du saint abbé Paphnuce, qui est prêtre dans cette célèbre et heureuse solitude de Schethé, où il a toujours tant aimé vivre caché , que les autres anachorètes lui ont donné le nom d'un animal qui se tient toujours dans les lieux écartés. Lorsqu'il était jeune, sa vertu était si grande, que les hommes les plus éminents admiraient sa maturité et sa constance; il égalait en mérite, malgré son grand âge, les plus anciens qui le recevaient parmi eux. La jalousie, qui avait tourmenté les frères du patriarche Joseph, excita aussi contre lui un des solitaires, qui résolut de ternir sa réputation. Voici ce

 

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qu'il imagina pour accomplir son coupable dessein. Il choisit le moment où Paphnuce, pour aller à l'église le dimanche, s'absentait de sa cellule; il y entra secrètement et cacha son livre parmi les nattes qu'il tressait avec des feuilles de palmier; puis, bien assuré de réussir dans son mensonge, il alla rejoindre les autres à l'église , comme si sa conscience ne lui reprochait rien. Lorsque l'office du jour fut terminé, il se plaignit au saint abbé Isidore, qui était prêtre de cette solitude avant Paphnuce , et déclara, en présence des frères, qu'on lui avait pris son livre dans sa cellule.

Cette plainte surprit tout le monde et surtout l'abbé. On ne savait que faire et qui soupçonner d'un crime si nouveau. L'imposteur insista, et demanda qu'on retînt tous les solitaires dans l'église, pendant qu'on en enverrait quelques-uns visiter toutes les cellules. Le prêtre Isidore envoya trois des plus anciens solitaires visiter les cellules, et ils finirent par trouver dans celle de Paphnuce, au milieu de ses nattes de palmier, le livre que l'accusateur y avait placé lui-même. Les solitaires revinrent aussitôt à l'église, et firent connaître le résultat de leur recherche. La conscience de Paphnuce était bien tranquille; il parut cependant se reconnaître coupable, et se soumit à la pénitence, en demandant qu'on lui fît expier cette faute. Il craignait, en cherchant à se justifier, qu'on l'accusât d'ajouter le mensonge au vol, puisqu'il était impossible de nier l'évidence du fait. Il sortit donc de l'église sans se troubler; mais plein de confiance dans les jugements de Dieu, il pria avec

 

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larmes, redoubla ses jeûnes, et s'humilia profondément en présence des hommes. Il passa ainsi presque deux semaines dans une telle humiliation de corps et d'esprit, que le samedi et le dimanche même, il venait de grand matin à l'église, non pour recevoir la sainte Communion, mais pour se tenir à la porte, et y demander miséricorde. Mais Celui qui voit et connaît le fond des coeurs, ne permit pas que Paphnuce s'abaissât davantage, et fût méprisé plus longtemps; car son calomniateur, qui s'était volé lui-même, et que personne ne pouvait dénoncer, fut forcé par le démon d'avouer le crime qu'il lui avait fait commettre. Il devint possédé d'une manière terrible, et dévoila au milieu de ses fureurs, sa ruse et son mensonge. L'esprit impur le tourmenta cruellement et longtemps sans qu'il pût être délivré par les prières des plus saints solitaires, auxquels Dieu avait donné la puissance de chasser les démons. Le saint prêtre Isidore lui-même ne put y réussir, quoiqu'il eût cette puissance à un tel degré, que les démons n'attendaient pas pour quitter les possédés, qu'il fût sur le seuil de sa cellule.

Jésus-Christ réservait cette gloire au jeune Paphnuce, qui délivra par ses prières son accusateur. Ce solitaire envieux fut obligé de proclamer le nom de celui qu'il avait voulu décrier, et de le conjurer d'obtenir son pardon et la fin de son supplice. Paphnuce annonça ainsi, dès sa jeunesse, ce qu'il serait dans la suite, et montra, dès ses premières années, cette perfection que devait augmenter l'âge mûr. Si nous voulons

 

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nous élever à la même vertu , il faut nous donner les mêmes fondements.

16. Je vous ai cité cet exemple pour deux raisons : premièrement, pour qu'en voyant l'admirable constance de ce solitaire, et combien nos épreuves sont moindres que ne l'était la sienne, nous estimions davantage la paix de l'âme et la patience; secondement, pour que nous soyons bien persuadés que nous ne pouvons résister aux tentations et aux attaques du démon, si nous ne mettons pas notre patience et notre confiance dans les forces de l'homme intérieur, mais dans l'isolement de la cellule et de la solitude, dans nos rapports avec de saints religieux et dans quelque autre secours extérieur. Car si notre âme n'est pas protégée par la grâce de Celui qui a dit dans l'Évangile : « Le royaume de Dieu est en vous-mêmes » (S. Luc, XVII, 21), c'est en vain que nous espérons vaincre les piéges de l'ennemi par la société des hommes, les lieux et la retraite que nous auront choisis.

Rien de cela ne manquait au bienheureux Paphnuce, et cependant le tentateur a pu l'attaquer, malgré la clôture et la solitude où il vivait, malgré les saints personnages dont il était entouré ; mais ce fidèle serviteur de Dieu resta inébranlable, parce qu'au lieu de se confier dans les secours extérieurs , il mit toute son espérance en Celui qui juge le fond des coeurs. Celui, au contraire, que l'envie fit tomber dans une si grande faute, n'avait-il pas tous les avantages de la solitude, et de la société du bienheureux Isidore et des autres saints solitaires? et cependant le souffle du démon

 

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ébranla et renversa même l'édifice qu'il avait bâti sur le sable. Ne cherchons donc pas notre repos dans les choses extérieures, et ne nous imaginons pas que noire impatience puisse être guérie par la patience des autres ; car « Si le royaume de Dieu est en nous-mêmes » (S. Luc, XVII , 21), « les ennemis de l'homme sont ses serviteurs. » (S. Matth., X, 36.)

Nous n'avons pas de serviteur plus intime et plus à craindre que notre propre sens. Si nous sommes vigilants à nous défendre contre nos ennemis intérieurs, nous serons en sûreté, et dès que nos serviteurs ne nous attaqueront pas, le règne de Dieu s'établira par la paix de notre âme. Car, faites-y bien attention, personne ne pourra nous blesser, si nous ne combattons contre nous-mêmes en perdant la paix, et nos blessures ne nous viendront pas des autres, mais de notre impatience. La nourriture solide qui sert à celui qui est en bonne santé est nuisible à celui qui est malade; c'est sa faiblesse qui peut la lui rendre dangereuse. Aussi, lorsqu'une tentation semblable nous éprouve parmi nos frères, ne nous troublons pas et ne nous laissons pas aller aux murmures et à la colère comme les gens du monde. Ne nous étonnons pas que les méchants et les indignes soient mêlés parmi les plus saints; car tant que nous serons battus et foulés sur l'aire de ce monde, il faut que le grain soit mêlé à la paille destinée aux flammes éternelles. Satan n'était-il pas avec les Anges, Judas avec les Apôtres, et l'hérésiarque Nicolas parmi les diacres de l'Église (1)?

 

(1) Nicolas était un des sept diacres choisis par les Apôtres. Saint Jérôme dit qu'il affligea l'Église par ses erreurs et se débauches (Ép. I, XLVIII).

 

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doit-on s'étonner de trouver des hommes pervers parmi les saints? Et quand même ce chef des Nicolaïtes ne serait pas un des diacres choisis par les Apôtres, il était toujours un de ces premiers disciples, qui étaient si parfaits qu'on en rencontre maintenant peu de semblables dans les monastères. Ne nous arrêtons pas à la chute déplorable de ce religieux qui commit une si grande faute dans la solitude, mais qui l'effaça ensuite dans les larmes abondantes de la pénitence. Admirons plutôt l'exemple du bienheureux Paphnuce; ne nous scandalisons pas de la chute de celui dont la sainte profession rendit l'envie plus coupable, mais imitons de toutes nos forces l'humilité de celui qui ne dut pas sa patience au désert, mais qui l'avait acquise parmi les hommes et qui la développa et la perfectionna dans la solitude.

17. Et remarquez bien que l'envie est, de tous les vices, le plus difficile à guérir. Dès que son poison a pénétré quelque part, la plaie est comme incurable. C'est de ce mal que le Prophète a pu dire : « Voici que je vous enverrai des serpents et des basilics que vous ne pourrez charmer et qui vous mordront. » (Jérémie , VIII , 17.) C'est avec raison que le Prophète compare au venin du basilic les morsures de l'envie ; car le premier auteur de tout mal a péri et a fait périr les autres par ce poison; avant de causer la mort de l'homme par jalousie, il s'était aussi perdu lui-même : « C'est par l'envie

 

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du démon que la mort est entrée dans le monde, et tous ceux qui le suivent l'imitent. » (Sag., II, 24.) Celui qui le premier a été atteint de ce mal n'a pu en faire pénitence et en guérir, et tous ceux qui s'exposent aux mêmes morsures se privent du secours divin qui pourrait les sauver; car ce ne sont pas les fautes , mais les vertus des autres qui les tourmentent; et comme ils rougiraient de l'avouer, ils veulent expliquer d'une manière absurde leurs fautes. Comment pourraient-ils guérir, puisqu'ils cachent la cause de leur mal? Le Sage l'a bien dit : « Si le serpent mord sans siffler, l'enchanteur est inutile. » (Eccl., X, 11.) Il n'y a que ces morsures secrètes que ne peut atteindre le remède des sages. Le mal est d'autant plus incurable, que les caresses l'augmentent, que la soumission l'accroît et que les présents l'irritent.

Salomon a dit : « L'ardeur de l'envie ne souffre rien » (Prov., VI, 34); plus on lui témoigne d'humilité, de patience, plus l'envieux sent croître son mal; il semble que rien ne puisse l'apaiser, que la ruine et la mort de celui auquel il porte envie. Les fils de Jacob ne furent point apaisés par la soumission de leur frère innocent. L'Écriture dit : « Ses frères lui portaient envie parce que son père l'aimait , et ils ne pouvaient lui dire une seule bonne parole. » (Genèse, XXXVII, 11.) La douceur et les déférences de Joseph étaient incapables de les calmer; ils désiraient sa mort, et, en le vendant, ils purent à peine se satisfaire. Il est donc bien évident que l'envie est le vice le plus dangereux et le plus difficile à guérir, puisque

 

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les remèdes qui éteignent les autres ne font que l'accroître. Celui qui se plaint d'une perte, se console en recevant davantage; celui qui s'indigne d'une injure est calmé par une humble soumission; mais que faire à celui qui s'offense de votre douceur même? Ce n'est pas un sentiment d'avarice que l'argent peut satisfaire, ou un mouvement de colère que peuvent vaincre les bons procédés; son irritation a pour cause la vertu des autres. Qui pourrait, pour satisfaire l'envieux, abandonner la vertu, renoncer au bonheur et faire quelque chute déplorable? Implorons donc le secours de Celui qui peut tout, afin que la chaleur vivifiante de l'Esprit-Saint nous anime et nous préserve de la morsure du basilic. Le venin des autres serpents, qui sont les vices et les péchés de la chair, sont moins dangereux. Si notre faiblesse nous y expose davantage , nous en guérissons aussi plus facilement; leurs blessures paraissent, et on peut y appliquer les remèdes. Quelque habile médecin emploie le contre-poison des paroles divines et nous préserve de la mort spirituelle. Le venin de l'envie, au contraire, comme celui du basilic, attaque, dans leur principe, notre religion et notre foi, avant qu'il en paraisse rien au dehors.

L'envieux s'attaque moins à l'homme qu'à Dieu, puisqu'il ne s'attaque qu'à la vertu dans son frère. Ce ne sont pas les fautes de l'homme, ce sont les grâces de Dieu qu'il persécute. C'est donc là cette racine d'amertume qui pousse en haut (Héb., XII, 5), qui s'élève contre le ciel et reproche à Dieu les grâces qu'il fait à l'homme. Qu'on ne soit pas étonné que

 

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Dieu menace d'envoyer des serpents et des basilics à ceux qui l'offensent par leurs crimes. Il est certain que Dieu ne peut être l'auteur de l'envie; mais il est digne de sa justice, d'accorder ses grâces aux humbles et de les refuser aux superbes, qu'il abandonne, selon l'Apôtre, à leur sens ;réprouvé; et il les condamne, en quelque sorte, à l'envie. Il est dit : Ils m'ont rendu jaloux par leur idolâtrie ; et moi, j'exciterai leur envie, en choisissant un autre peuple. » (Deut., XXXII , 21.)

Cette conférence du bienheureux Piammon enflamma encore davantage le désir que nous avions de passer de la vie des cénobites à la vie plus parfaite des anachorètes. Ce fut lui qui commença à nous instruire sur cette vie, que nous apprîmes à connaître plus complètement dans la solitude de Schethé.

 

DIX-NEUVIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JEAN : DE LA VIE DE COMMUNAUTÉ ET DE LA SOLITUDE

 

Admirable exemple de douceur. — L'humilité est le fondement de la vie religieuse. — Perfection de la vie solitaire. — Ses avantages et ses inconvénients. — Avantage de la vie commune. — Sûreté qu'on trouve dans l'obéissance. — Différence des deux états. — Affranchissement des choses de la terre. — Union avec Jésus-Christ. — De la patience à l'égard de ses frères. — Moyen de conserver la paix de l'âme.

 

1. Peu de jours après, le désir que nous avions de nous instruire de plus en plus, nous fit retourner avec joie au monastère de l'abbé Paul, où se trouvent ordinairement plus de deux cents religieux; mais le nombre en était beaucoup augmenté, parce qu'il en était venu une multitude des monastères voisins pour célébrer le service anniversaire de l'ancien abbé. Je

 

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parle de ce monastère pour avoir l'occasion de citer l'exemple d'une douceur inaltérable donné en présence de toute cette assemblée. Je serai court parce que mon intention est de rapporter les enseignements de l'abbé Jean , qui abandonna la solitude pour se soumettre humblement à la règle d'un monastère; mais je ne trouve pas mal de dire en passant ce qui peut édifier et porter à la vertu. Toute cette multitude de religieux était réunie par table de douze , dans un lieu spacieux et découvert. L'abbé Paul, qui activait les frères chargés de servir, en rencontra un qui était un peu en retard; et il profita de l'occasion, pour lui donner, en présence de tout le monde, un soufflet si fort qu'il fut entendu par les religieux les plus éloignés. Son but, en agissant ainsi, était de faire admirer la patience de ce jeune homme, et de donner à tous un rare exemple de modestie. Et, en effet, il ne s'était pas trompé ; car ce bon religieux reçut cet affront avec tant de douceur, que non-seulement aucune plainte, aucun murmure ne sortit de ses lèvres, mais qu'il ne parut pas même sur son visage la moindre altération, le moindre changement de couleur. Non-seulement, nous qui venions d'un monastère de Syrie, nous fûmes étonnés d'une si rare vertu, mais encore les autres religieux, qui étaient plus habitués à de pareils exemples, en furent très-édifiés; car si la réprimande de son supérieur n'avait pas troublé sa patience, comment la présence d'une si grande multitude n'avait-elle pas causé la plus petite émotion sur son visage?

 

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2. Nous trouvâmes dans cette réunion un vieillard fort âgé, nommé Jean , qui surpassait tous les autres par ses enseignements et son humilité; nous ne croyons pas devoir passer sous silence cette vertu, où il excellait, parce qu'elle est la mère de toutes les autres et le fondement le plus solide de la vie spirituelle, quoiqu'elle soit rare même dans nos monastères. Aussi n'est-il pas étonnant que nous ne puissions atteindre la sainteté de ces religieux : non-seulement nous ne voulons pas rester dans une communauté jusqu'à notre vieillesse , mais à peine en avons-nous subi la règle pendant deux ans , que nous réclamons notre liberté ; et encore , pendant cette courte épreuve, obéissons-nous à nos supérieurs, non pas selon la règle, mais selon notre caprice , songeant beaucoup plus à nous affranchir de toute contrainte qu'à nous affermir dans la patience.

Ayant donc rencontré ce bon vieillard dans le monastère de l'abbé Paul, nous admirâmes son âge et la grâce qui paraissait en lui, et nous le suppliâmes humblement de vouloir bien nous dire pourquoi il avait renoncé à la liberté de la solitude et à la vie des anachorètes, où il s'était tant distingué, pour se soumettre de préférence à la vie de communauté. Ii nous répondit que la vie des anachorètes était trop parfaite pour lui, et qu'étant indigne de la suivre, il était revenu à la vie de communauté comme à l'école des jeunes gens, et qu'il serait bien heureux d'en suivre convenablement la règle. Comme cette humble réponse ne nous satisfaisait pas, il voulut bien enfin nous parler en ces termes.

 

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3. L'ABBÉ JEAN. Je suis bien loin de rejeter et de mépriser cette vie des anachorètes que vous vous étonnez de m'avoir vu quitter; j'ai pour elle, au contraire, la plus grande estime, la plus profonde vénération. Je me réjouis de l'avoir suivie pendant vingt ans, après en avoir passé trente dans un monastère, et ceux qui aiment le plus cette vie ne m'accusent pas de l'avoir pratiquée avec négligence. Mais tout en appréciant sa pureté, je regrettais de la voir troublée par le soin des choses matérielles, et il me parut préférable de retourner au monastère et de me contenter d'un état plus facile pour éviter les dangers d'une profession si élevée; car il vaut mieux être fervent dans une humble condition , que relâché dans une position supérieure. Si je vous parle librement de moi et d'une manière qui semblerait avantageuse, ne l'attribuez pas, je vous prie, à la vanité, mais au désir de vous instruire ; vous recherchez la vérité avec tant d'ardeur, que je dois tâcher de vous la faire connaître tout entière. Je pense que je puis vous être utile en mettant un peu l'humilité de côté et en vous racontant simplement ma conduite. J'espère que ma franchise ne vous scandalisera pas, et je n'aurai pas à me reprocher de. vous cacher quelque chose au détriment de la vérité.

4. Si quelqu'un a aimé la solitude, s'il a oublié la société de ses semblables et s'il a pu dire, avec Jérémie : « Vous le savez, Seigneur, je n'ai pas désiré le jour de l'homme » (Jér., XVII, 16), il me semble qu'avec la grâce de Dieu, j'ai fait comme lui, ou du

 

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moins, j'ai taché de l'imiter. Je me souviens que la Bonté divine me favorisait et me ravissait au point que j'oubliais le fardeau de mon corps. Mon âme s'isolait tout à coup des sens extérieurs et se séparait tellement des choses de ce monde, que mes yeux et mes oreilles devenaient insensibles; et mon esprit était si absorbé par la méditation des vérités divines, que souvent, le soir, je ne pouvais dire si j'avais mangé pendant le jour, et si j'avais jeûné la veille. C'est pour éviter cette incertitude qu'on remet à chaque solitaire une corbeille où se trouve sa provision pour la semaine; il y a deux pains pour chaque jour et il peut voir, le samedi, s'il a oublié quelquefois de prendre sa nourriture. Les pains qui restent l'en avertissent, et quand il n'y en a plus, il sait que la semaine est passée , que le jour du Seigneur est arrivé, et il se rend alors avec les autres, à l'église. Lors même que ce moyen serait insuffisant, il serait facile de compter les jours par l'ouvrage que nous avons exécuté.

Je ne m'étends pas sur les antres avantages du désert; car il ne s'agit pas de les énumérer, mais de connaître la différence qu'il y a, de vivre dans la solitude ou en communauté, et j'aime mieux vous expliquer, comme vous le désirez, les causes de mon changement. Je vous dirai donc, en peu de mots, pourquoi j'ai préféré de plus précieux avantages aux avantages de la solitude dont je vous ai parlé.

5. Lorsque les anachorètes étaient peu nombreux, nous jouissions d'une grande liberté. L'étendue de la

 

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solitude nous charmait; l'âme, dans ces retraites profondes, était souvent ravie en Dieu , sans être troublée par ces visites continuelles de nos frères, envers lesquels on craint de manquer aux devoirs de l'hospitalité. J'avoue que je me passionnai pour cette paix et cette vie, qu'on peut comparer au bonheur des anges. Mais bientôt le nombre des solitaires augmenta; les lieux déserts devinrent plus rares; cette flamme céleste de la contemplation parut s'éteindre au souffle de la multitude, et notre esprit fut troublé par le soin des choses temporelles. Alors, j'ai mieux aimé suivre une règle, et tâcher d'en multiplier les devoirs, que de continuer une profession si élevée, où je mènerais une vie languissante et toujours troublée par les besoins du corps. Si je perdais ainsi la liberté et les joies de la contemplation, j'étais du moins délivré des honteuses inquiétudes du lendemain; je me consolais en remplissant le précepte de l'Évangile. Je renonçais aux pensées sublimes, mais je trouvais l'humilité de l'obéissance, et c'est une triste chose de cultiver un art, sans pouvoir en atteindre la perfection.

6. Je veux donc dans cet entretien, vous dire brièvement les avantages que je trouve ici; vous verrez vous-même, s'ils valent ceux de la solitude, et vous jugerez si c'est l'ennui qui me les a fait quitter, ou bien le désir de trouver dans la vie de communauté cette pureté que je cherchais dans le désert. Ici , on n'a pas la peine de régler le travail de chaque jour; on évite l'embarras de vendre et d'acheter, la nécessité

 

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de faire sa provision de pain ; les inquiétudes des choses corporelles , non-seulement pour soi, mais pour ceux qu'il faut recevoir. On n'est point exposé enfin à l'orgueil de la louange des hommes, qui souille devant Dieu et rend si souvent inutiles les efforts des solitaires. Je ne m'étendrai pas sur les tentations et les dangers de vaine gloire qui troublent ce genre de vie ; je parlerai seulement du fardeau que tous ont à porter, de cette préoccupation de la nourriture à préparer, devenue si pénible de nos jours.

Autrefois les solitaires n'usaient jamais d'huile, et quand plus tard on s'est relâché sur ce point, une livre et demie d'huile et une petite mesure de lentilles suffisaient pour recevoir les étrangers pendant toute l'année; mais maintenant on double, on triple cette quantité, et on à peine à s'en contenter. On s'est tellement relâché, qu'on ne se borne plus à ajouter une goutte d'huile au vinaigre et à la saumure, comme le faisaient nos ancêtres, uniquement pour éviter la vaine gloire; mais on coupe de petits morceaux de fromage d'É-gypte, par gourmandise, et on les arrose d'huile, beaucoup plus qu'il n'est nécessaire; on mêle ainsi deux choses qui avaient chacune leur douceur, et qui pourraient plaire séparément et servir plusieurs fois aux solitaires, pour n'en faire qu'un seul mets plus savoureux encore. Que ne fait-on pas d'ailleurs contre la pauvreté? J'ai honte de le dire ; mais on a, dans sa cellule, de l'étoffe sous prétexte de s'en servir par charité ! Parlerai-je de ces choses qui doivent être insupportables à une âme sans cesse appliquée aux saintes

 

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méditations, ces visites continuelles des frères, ces devoirs de l'hospitalité, cet échange d'honnêteté, ces conversations interminables; et ces embarras de toute nature ne laissent pas tranquille, même quand on est seul, parce que l'esprit se tourmente de leur souvenir ou de leur attente. Le solitaire perd sa liberté au milieu de toutes ces chaînes, et ne peut plus parvenir à cette paix, à cette joie du coeur qui devrait être le fruit de la solitude.

Si, en vivant dans une communauté, je suis privé de quelques avantages, je jouis du moins du repos de l'âme et de cette tranquillité du coeur affranchi de tous les embarras de la terre. Le désert n'en délivre plus, et sans cette paix, cependant, peut-on profiter des biens qu'il promet? Enfin, si la vie commune affaiblit en quelque chose la pureté du coeur, je m'en console en observant mieux ce précepte de l'Évangile qu'il ne faut pas sacrifier aux avantages de la solitude; je ne m'inquiète pas du lendemain, et je me soumets jusqu'à la mort à mon supérieur, pour imiter, en quelque sorte, Celui dont il est dit : « Il s'est humilié lui-même, en se faisant obéissant jusqu'à la mort. » (Philip. II, 8.) Et je puis dire comme lui, cette humble parole : « Je ne suis pas venu faire ma volonté , mais la volonté de mon Père, qui m'a envoyé. (S. Jean, VI, 38.)

7. L'ABBÉ GERMAIN. Puisque vous avez pratiqué ces deux états, non pas légèrement comme tant d'autres, mais sérieusement pour en atteindre la perfection, nous désirons apprendre de vous le but qu'on se propose en vivant dans un monastère ou dans la solitude. Personne ne peut mieux que celui qui en a fait une longue et sainte expérience, expliquer la fin et les mérites de ces deux vies.

8. L'ABBÉ JEAN. Je n'oserais pas affirmer qu'un même homme peut être également parfait dans ces deux professions, si je n'en avais vu quelques rares exemples. C'est beaucoup d'être parfait dans l'une des deux ; mais l'être également dans l'une et dans l'autre est bien difficile, et je dirais même presque impossible. Si cependant cela arrive à quelques-uns, il ne faut rien en conclure pour les autres; car ce n'est pas sur les exceptions qu'on peut établir des règles générales. Ce que fait très-rarement le très-petit nombre, ce qui dépasse la vertu commune el paraît au-dessus de la faiblesse et de la nature humaine, doit être séparé des préceptes ordinaires, et cité, non comme un exemple, mais comme un miracle. Je répondrai à ce que vous me demandez, en peu de mots, et autant que me le permettra mon peu de lumière.

La fin du cénobite est de mortifier et de crucifier toutes ses volontés, et de ne jamais s'inquiéter du lendemain, selon le précepte de la perfection évangélique. Il est très-certain qu'on ne peut parfaitement observer ce précepte, qu'en vivant en communauté. C'est du cénobite dont parle le prophète Isaïe, quand il dit : « Si, au jour du sabbat, vous refusez de voyager, et de faire votre volonté au jour qui m'est consacré, si vous le sanctifiez en renonçant à vos inclinations, et en vous condamnant au silence, vous trouverez votre

 

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joie dans le Seigneur; et je vous élèverai au-dessus des grandeurs de la terre, et je vous nourrirai de l'héritage de Jacob votre père. C'est le Seigneur lui-même qui vous le dit. » (Isaïe, LVIII, 13, 14.) La perfection de l'anachorète est d'avoir l'esprit dégagé de toutes les choses de la terre, et de s'unir à Jésus-Christ autant que le permet la faiblesse humaine. C'est l'homme dont parle Jérémie, lorsqu'il dit : « Heureux l'homme qui prend le joug dès sa jeunesse! il se fixera dans la solitude, et gardera le silence, parce qu'il s'est élevé au-dessus de lui-même. » (Thren., III, 27.) Le Psalmiste a dit aussi : « Je suis devenu semblable au pélican de la solitude. J'ai veillé, et je suis comme le passereau solitaire sur les toits. » (Ps., CI, 7.) Telle est la fin des deux états; si celui qui s'y engage ne l'atteint pas, c'est en vain qu'il vit dans une communauté ou dans le désert, car il ne remplit pas son but.

9. Mais ce n'est pas encore la perfection complète, c'est là seulement une partie de la perfection. La véritable perfection est bien rare, et Dieu ne la donne qu'au très-petit nombre. Pour être parfait véritablement, et non pas seulement parfait en quelque chose, il faut savoir supporter également l'horreur de la solitude dans le désert, et les défauts de ses frères dans une communauté. Aussi est-il bien difficile de trouver quelqu'un qui ne laisse rien à désirer dans ces deux professions: un anachorète qui ne s'inquiète aucunement des choses de la terre, et un cénobite qui possède une entière pureté de coeur. Je crois cependant qu'on peut citer l'abbé Moyse, Paphnuce et les deux

 

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Macaire; ils étaient si consommés dans ces deux états, que, tout en aimant la solitude plus que les autres solitaires , et en ne désirant en aucune sorte la société des hommes, ils supportaient si bien les embarras et les défauts de ceux qui venaient les visiter, qu'ils les recevaient tous, malgré leur grand nombre, avec une paix et une égalité parfaites. Il semblait qu'ils n'avaient fait, toute leur vie, qu'exercer ainsi l'hospitalité , et il était difficile de dire, s'il fallait les admirer davantage dans les contemplations de la solitude ou dans les pratiques de la vie commune.

10. Il y en a quelques-uns que le long silence de la solitude rend tellement sauvages, qu'ils ont en horreur la société de leurs semblables; et quand la visite de leurs frères vient un peu troubler leur retraite, ils laissent paraître toute la peine et l'ennui qu'ils en ressentent. Cela vient surtout de ce qu'ils ne se sont pas assez formés dans les monastères , et qu'ils se sont trop hâtés d'embrasser la vie des anachorètes, avant de s'être délivrés d'abord de leurs défauts. Aussi restent-ils imparfaits dans les deux professions, et se laissent-ils aller au moindre souffle qui les agite. Car si les visites et les entretiens de leurs frères causent leurs impatiences, cette solitude qu'ils recherchent leur pèse également; et ils ne peuvent supporter ce silence continuel, dont ils ne comprennent pas les avantages. Ils s'imaginent que toute la vertu, et la perfection d'un anachorète consistent à éviter la société de ses semblables, à fuir et. à détester la vue des hommes.

 

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11. L'ABBÉ GERMAIN. A quel remède doivent re-courir ceux qui ont nos faiblesses et nos misères? Nous nous sommes à peine formés dans les monastères, et nous avons recherché la solitude, avant de nous être purifiés de nos vices. Comment pourrons- nous affermir notre âme dans la paix et la patience, puisque nous avons malheureusement quitté trop tôt les saintes écoles où nous devions acquérir les principes solides et la science parfaite? Maintenant que nous vivons dans la solitude, comment parvenir à cette douceur, à cette patience si désirable? comment discerner dans les replis de notre cœur, l'état où nous sommes, et quelles sont les vertus qui nous manquent, afin que nous ne nous imaginions pas posséder la vraie paix de l'âme, parce que dans notre solitude, nous ne trouvons personne qui puisse nous troubler?

12. L'ABBÉ JEAN. Dieu, le véritable médecin des âmes, ne peut refuser les remèdes efficaces à ceux qui cherchent sincèrement leur guérison, surtout lorsqu'ils ne se laissent point aller au désespoir ou à la négligence, lorsqu'ils ne cachent pas leurs plaies, qu'ils se soumettent de bon coeur au traitement de la pénitence, et qu'ils recourent humblement au céleste Médecin, pour toutes les maladies causées par l'ignorance, l'erreur ou des circonstances malheureuses. Nous devons donc être bien persuadés que si nous nous retirons au fond des déserts avant de nous être guéris de nos vices, nous en arrêterons les effets, mais nous n'en étoufferons pas les principes Nous conserverons en nous les racines, et tant qu'elles ne

 

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seront pas arrachées, nous aurons à chaque instant des preuves qu'elles sont encore vivantes. Ainsi lorsque nous sommes dans la solitude, et que l'arrivée et la courte visite de nos frères nous agitent et nous troublent l'esprit, il est évident que l'impatience est toujours vivace dans notre coeur. Lorsque nous attendons quelqu'un qui tarde à venir pour une cause quelconque, si nous nous irritons de ce retard, si bous nous en tourmentons, nous aurons la preuve que nous sommes toujours enclins à la mauvaise humeur et à la colère. Lorsqu'un frère nous demande un livre ou quelque chose pour son usage, si sa demande nous contriste, et si nous refusons, c'est une preuve que nous ne sommes pas dégagés des liens de l'avarice.

Si un souvenir, une pensée rapide, une lecture réveille nos sens et nous agite, nous comprendrons que l'ardeur de la concupiscence n'est pas encore éteinte en nous. Si nous comparons notre austérité au relâchement des autres, et si nous ressentons quelque mouvement secret, c'est que nous sommes infectés par l'orgueil. Dès que nous reconnaissons en notre coeur ces traces de tous les vices, il est manifeste que nous conservons le principe du péché, et que nous en arrêtons seulement les effets. Et lorsque, dans le commerce de nos semblables, toutes ces passions sortent de nos sens, comme des serpents de leurs cavernes, nous devons bien penser qu'elles ne naissent point alors, mais qu'elles paraissent après s'y être longtemps cachées. C'est à ces preuves certaines , qu'un solitaire verra qu'il a déraciné les vices

 

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de son coeur. Surtout qu'il ne cherche pas à paraître pur aux yeux des hommes, mais qu'il travaille à l'être véritablement devant Celui qui pénètre tous les secrets de l'âme.

13. L'ABBÉ GERMAIN. Vous nous avez parfaitement fait comprendre les moyens de reconnaître les maladies de nos âmes et les vices qui se cachent en nous. L'expérience de chaque jour nous montre la vérité de tout ce que vous nous avez dit. Il reste maintenant, après nous avoir si bien exposé les causes du mal, à nous indiquer les remèdes pour en guérir. Car sans aucun doute celui-là doit les connaître, qui pénètre si habilement le principe du mal , de l'aveu même des malades. Aussi, quelles que soient les plaies que votre sagesse nous ait fait découvrir, nous osons en espérer la guérison; la science que vous nous avez montrée nous la promet. Cependant comme vous nous avez dit que le commencement de la sainteté s'acquérait dans les communautés, et qu'il fallait s'y purifier, avant de pouvoir profiter de la solitude, je vous avoue que nous sommes tentés de découragement. En quittant notre monastère, nous étions si imparfaits que nous craignions de ne jamais acquérir la perfection dans le désert.

14. L'ABBÉ JEAN. Ceux qui cherchent sincèrement la guérison de leurs défauts, ne peuvent manquer de trouver des remèdes qui leur seront profitables. Il faut prendre pour cela les mêmes moyens qui ont servi à les découvrir. Nous avons dit que les solitaires peuvent avoir tous les vices qu'on a dans le monde; mais

 

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il faut reconnaître qu'ils possèdent aussi tous les moyens de s'en purifier et' d'avancer dans la vertu. Ainsi lorsqu'on s'aperçoit, aux signes que nous avons donnés, qu'on est sujet aux mouvements de l'impatience et de la colère, il faut s'exercer sans cesse à la vertu contraire. Il faut penser aux injures, aux violences, aux injustices de toutes sortes qui peuvent nous venir de la part des hommes, et habituer notre esprit à toutes ces épreuves qui réclament une humilité profonde. Il faut s'y préparer par une grande douceur de coeur et par une contrition sincère. En se rappelant tout ce que les saints et Notre-Seigneur ont souffert, en reconnaissant qu'on mérite d'en souffrir bien davantage, on se disposera à supporter tous les maux qui peuvent arriver.

Lorsque celui qui se sera ainsi exercé, devra assister à quelque réunion de frères, comme il arrive quelquefois aux plus grands solitaires, s'il remarque dans le secret de son coeur, quelque trouble pour des choses de peu d'importance, qu'il soit pour lui-même un censeur sévère; qu'il se rappelle ces graves injures qu'il voulait supporter, et qu'il s'adresse les plus durs reproches. Qu'il se dise : Voilà donc ta vertu ! Lorsque tu t'exerçais dans la solitude, tu t'imaginais pouvoir supporter avec patience tous les maux imaginables. Tu bravais les affronts les plus sanglants et les supplices les plus cruels. Tu croyais être toujours fort et calme dans la tempête. Comment cette invincible patience s'est-elle évanouie au moindre mot? Il te semblait que tu avais bâti sur un rocher si

 

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solide, et il a suffi d'un vent léger pour tout renverser. Que sont devenues ces paroles que tu chantais dans la paix, en attendant la guerre : « Je suis prêt et rien ne peut me troubler » ? (Ps. CXVIII, 60.) Tu disais avec le Prophète : « Éprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi ; brûlez mes reins et mon cœur. » (Ps. XXV, 2.) « Éprouvez-moi, Seigneur, et sondez mon cœur ; interrogez-moi; examinez mes pas, et voyez si je marche dans l'iniquité. » (Ps. CXXXVIII , 23.) Comment tous ces préparatifs de combat ont-ils été détruits par cette petite ombre de l'ennemi?

Qu'en se condamnant ainsi lui-même, le solitaire ne laisse pas le trouble de son âme impuni, mais qu'il châtie sa chair par des jeûnes plus sévères et de plus longues veilles; qu'il expie, par une austérité plus grande, cette susceptibilité coupable, et qu'il déracine dans le désert, ces défauts dont il aurait dû se purifier dans la vie de communauté. Pour acquérir cette patience inaltérable et la préserver de toute atteinte, il faut penser que la loi de Dieu nous ordonne, non-seulement de ne pas nous venger des injures, mais de ne pas même nous en souvenir, afin d'éviter ainsi tout trouble et toute colère. Qu'y a-t-il de plus pernicieux pour l'âme que de se laisser aveugler par l'emportement, que de perdre la clarté de la lumière éternelle, et de ne plus contempler Celui qui est doux et humble de cœur? Je vous le demande, quoi de plus triste et de plus déplorable que d'oublier toute règle et toute mesure de justice et de prudence, et de voir un être raisonnable et sobre faire des choses qu'on n'excuserait

 

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pas dans un homme ivre ou privé de sens? Quiconque pèsera bien ces tristes conséquences supportera facilement, non-seulement tous les malheurs qui lui arriveront, mais encore toutes les injures et toutes les violences que ses ennemis les plus acharnés pourront lui faire, parce qu'il pensera qu'il n'y a rien de plus nuisible au monde que la colère, et de plus précieux que le calme de l'esprit et la pureté du coeur. Nous devons renoncer, non-seulement aux biens temporels, mais encore aux avantages spirituels qu'on ne peut acquérir et conserver sans perdre la paix de l'âme.

15. L'ABBÉ GERMAIN. Vous nous avez proposé , comme remède des plaies que causent la colère, la tristesse et l'impatience, d'aller au-devant des choses qui peuvent les exciter en nous ; devons-nous prendre les mêmes moyens pour combattre l'impureté? Devons-nous, pour éteindre le feu de la concupiscence, lui donner de nouveaux aliments; et n'est-il pas con-traire à la chasteté, non-seulement de rechercher ce qui peut exciter en nous les mauvais désirs, mais d'y arrêter, même un instant, notre esprit.

16. L'ABBÉ JEAN. Voire question si sage a prévenu ce que j'allais vous dire, si vous ne m'aviez pas interrogé. Aussi vous comprendrez parfaitement ce que je vous dirai, puisque vous avez deviné ma réponse. La difficulté est facile à résoudre, lorsqu'on pose si bien le problème. Pour guérir les défauts dont nous avons parlé, les rapports avec nos semblables sont avantageux, au lieu d'être nuisibles; car plus nous éprouvons

 

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vous des mouvements d'impatience, plus nous avons à nous repentir, et plus nous nous relevons promptement de nos chutes. Aussi, lorsque nous sommes dans la solitude, et que les hommes ne nous donnent pas de sujets de nous impatienter, nous devons nous procurer nous-mêmes les occasions de nous éprouver, afin de nous vaincre dans le combat et de nous mieux corriger. Mais il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit de l'impureté. Il faut éloigner de nos sens tout ce qui pourrait les troubler, et bannir de nos âmes toute pensée dangereuse. Un simple souvenir est un danger pour les personnes qui sont encore faibles, et qui éprouvent des tentations en se rappelant quelques saintes femmes ou quelques histoires de la Bible. Aussi nos supérieurs évitent-ils très-sagement ces histoires, dans les lectures qui se font en présence de jeunes religieux.

Pour les parfaits certainement les occasions ne manqueront pas d'éprouver leur vertu, et de voir, dans la sincérité de leur coeur, s'ils possèdent la pureté véritable. Ceux qui sont vraiment chastes pourront s'exercer sur ce point comme sur les autres, et reconnaître s'ils ont arraché jusqu'à la racine du mal, en s'arrêtant quelquefois à des pensées qui pourraient les troubler. Mais je ne conseillerais jamais cette épreuve aux faibles qui ne peuvent songer à une femme sans être émus; l'épreuve serait plus nuisible que salutaire. Ils trouveraient ce qu'ils fuient, et l'essai qu'ils feraient serait le mal même. Pour celui qui est arrivé à un tel degré de pureté, qu'aucune image , aucune pensée

 

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voluptueuse ne peut le tenter et agiter ses sens, il aura la preuve qu'il est parvenu à une vertu parfaite. Il sera chaste, non-seulement dans son âme, mais aussi dans son corps, et s'il est obligé, par hasard, de toucher une femme , il n'en ressentira aucune émotion.

C'est ainsi que s'exprima l'abbé Jean; il termina la conférence, lorsqu'il vit approcher l'heure de none et du repas des religieux.

 

 

VINGTIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ PYNUPHE : DE LA PÉNITENCE ET DE LA SATISFACTION

 

Nécessité de la pénitence. — Comment on reconnaît qu'on a satisfait pour ses péchés. — Moyens d'y parvenir. — Larmes et contrition sincères. — Charité, persévérance. — Intercession des saints. — Pardon des offenses. — Confiance dans la miséricorde infinie de Dieu. — Ne pas penser aux péchés dont le souvenir peut réveiller la concupiscence. — Pratiquer les vertus opposées à ses anciens défauts.

 

1. Je vais dire les enseignements que le saint abbé Pynuphe nous donna sur le but de la pénitence ; mais il semble que j'affaiblirais bien mon sujet, si je ne louais pas d'abord son admirable humilité. J'en ai déjà dit quelque chose, dans mon livre des Institutions, en parlant du renoncement. (Livre IV, chap. XXX.) Je

 

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ne dois pas cependant craindre d'ennuyer le lecteur, en en parlant encore; car beaucoup peuvent lire ces conférences, sans connaître l'autre ouvrage, et les choses que je vais rapporter perdraient de leur autorité, si je ne disais rien du mérite de celui qui les a enseignées.

L'abbé Pynuphe était, comme je l'ai dit, prêtre et supérieur d'un grand monastère, près de la ville de Panephise, en Égypte. Ses vertus et ses miracles lui attirèrent une telle réputation dans toute la province , qu'il semblait récompensé de ses travaux en étant ainsi loué par les hommes; et il craignait que ces vains applaudissements ne lui fissent perdre la récompense éternelle. Il quitta donc secrètement son monastère, et se réfugia dans le désert des religieux de Tabenne. Ce n'était pas pour vivre dans la solitude et y mener cette existence que désirent avec tant de présomption les imparfaits, qui ne peuvent supporter le joug de l'obéissance dans les communautés. Il voulut se soumettre à la règle d'un grand monastère; et pour n'être pas trahi par son habit religieux, il en prit un séculier, et vint ainsi à la porte du couvent, où il demeura plusieurs jours, pleurant et se prosternant aux pieds de tout le monde pour obtenir son admission. On l'éprouva longtemps, en lui reprochant de n'être pas sincère dans ses bons désirs et de ne vouloir entrer que parce qu'il était vieux et qu'il manquait de pain; on l'admit enfin, et on le donna comme aide à un jeune religieux qui avait soin du jardin. Il s'acquitta de cet emploi avec une admirable humilité, exécutant non-seulement

 

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tout ce qu'on lui commandait, mais faisant encore tous les travaux qui répugnaient aux autres. Il y consacrait secrètement les heures de la nuit, et le matin les religieux étaient bien surpris de voir terminé un ouvrage dont ils ignoraient l'auteur. Trois ans se passèrent ainsi, et il se réjouissait de vivre dans cette dépendance et cet abaissement qu'il avait tant désirés, lorsqu'un frère qui le connaissait, arriva du monastère qu'il avait abandonné. Son changement de costume et ses fonctions le firent hésiter un instant; mais, après l'avoir bien considéré , il le reconnut et se jeta à ses pieds, au grand étonnement des autres religieux qui ne pouvaient se consoler, lorsqu'ils apprirent son nom, d'avoir employé à de vils travaux un prêtre si vertueux et d'une si grande réputation. Le saint abbé versa des larmes abondantes, et accusa le démon de l'avoir trahi parce qu'il était jaloux de son bonheur. Il fut reconduit à son monastère par tous les religieux qui voulurent l'accompagner. Mais il y resta peu de temps, les honneurs et l'autorité lui étaient insupportables, et il s'enfuit sur un vaisseau qui le transporta en Palestine, province de Syrie. On le reçut novice dans le monastère où nous étions, et l'abbé lui fit partager notre cellule; mais il ne put y cacher longtemps son nom et sa vertu. Il fut découvert comme la première fois, et reconduit avec toutes sortes d'honneurs à son monastère, où il fut enfin obligé de rester à son rang.

2. Lorsque, peu de temps après, le désir de la perfection religieuse nous fit aller en Égypte, nous recherchâmes ce saint homme avec ardeur. Il nous reçut

 

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avec une bonté et une humilité incroyables ; il nous regarda comme ses anciens compagnons de cellule, et voulut bien nous loger dans la sienne, qu'il avait construite dans l'endroit le plus retiré du jardin. C'est là qu'il donna publiquement à un jeune religieux, qui voulait suivre la règle du monastère, ces enseignements si élevés, si sublimes que nous avons rapportés, le plus brièvement que nous avons pu, dans le quatrième livre des Institutions (chapitre XXX.) Sa doctrine sur le renoncement nous parut si difficile à suivre, qu'il nous sembla que notre faiblesse ne pourrait jamais y atteindre. Le découragement que nous ressentions paraissait sur notre visage; et quand nous allâmes trouver le saint vieillard pour qu'il apaisât notre inquiétude, il nous demanda la cause de notre tristesse. L'abbé Germain lui répondit en gémissant :

3. Vous nous avez enseigné le chemin d'un renoncement si parfait, vous nous avez révélé des secrets du ciel qui nous étaient si inconnus, que nous sommes vraiment tentés de découragement. Quand nous comparons la grandeur de l'oeuvre à notre faiblesse et la vertu qu'elle exige à notre lâcheté, à notre paresse, il nous semble que non-seulement nous ne pourrons jamais atteindre ce degré, mais que nous descendrons même de celui où nous étions parvenus; car l'abattement qui nous accable nous fera tomber plus bas encore que nous ne sommes. Il n'y a qu'un remède à nos maux, mon père , c'est de nous dire quelque chose de la pénitence, de sa fin et surtout des marques d'une véritable satisfaction, afin que, rassurés sur

 

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l'expiation de nos fautes passées, nous puissions nous animer à atteindre la perfection que vous nous avez enseignée.

4. L'ABBÉ PYNUPHE. Je suis ravi des preuves que vous me donnez de votre humilité profonde. Je l'avais déjà remarquée, lorsque j'habitais votre cellule, et je me réjouis de ce que vous accueillez si bien ce que nous vous disons, nous qui sommes les derniers des chrétiens ; vous faites plus , il me semble , que ce que nous enseignons, et je me rappelle que vos actions valent bien mieux que nos paroles. Vous cachez tellement votre mérite, qu'on peut croire que vous ne vous en doutez pas vous-mêmes, et que vous ignorez les vertus que vous pratiquez tous les jours. J'estime beaucoup cette disposition où vous êtes de paraître ne pas connaître la conduite des saints, comme si vous étiez novices, et je vais tâcher de vous exposer, en peu de mots, ce que vous demandez avec tant d'instance. Il faut bien vous obéir, malgré mon ignorance et mon peu de mérite , en souvenir de notre ancienne amitié.

Bien des personnes ont déjà, de vive voix ou par écrit, traité de la pénitence et de sa nécessité; ils ont montré qu'elle servait, lorsque Dieu était irrité de nos fautes passées et que sa justice allait en tirer vengeance, à lui résister en quelque sorte et arrêter, pour ainsi dire malgré lui, la main qui allait nous frapper. Vous savez ces choses; la lumière que vous avez reçue d'en haut, votre étude continuelle des saintes Écritures, vous les ont apprises, dès le commencement

 

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de votre vie religieuse. Aussi ce n'est pas de la valeur de la pénitence que vous désirez être instruits, c'est sur son but et sur les marques d'une vraie satisfaction que vous m'interrogez ; et je vais tâcher de répondre à votre attente, le plus brièvement qu'il me sera possible.

5. La marque d'une véritable et parfaite pénitence est de ne plus commettre les péchés dont nous nous repentons, et dont le remords troublait notre conscience; la marque d'une vraie satisfaction et du pardon reçu est d'avoir banni de son coeur toute affection à ses péchés. Car un homme peut être certain qu'il n'est pas pleinement délivré de ses anciennes passions, lorsqu'en s'appliquant à les expier, dans les gémissements et les larmes, les images des fautes qu'il a commises troublent encore son âme, je ne dis pas par un plaisir secret, mais par un simple souvenir. Celui donc qui cherche à satisfaire pour ses péchés, reconnaîtra qu'il en a reçu le pardon et qu'il en a fait pénitence, lorsqu'il n'y trouvera plus aucun attrait et que son imagination même n'en sera plus frappée. Nous avons dans notre conscience un juge de notre pénitence et de notre pardon; il prévient le jour du jugement, et, dès cette vie, nous montre si nous avons apaisé la justice divine. En un mot, nous pouvons croire que nous sommes délivrés de nos fautes passées, lorsque nous n'éprouvons plus dans notre coeur le moindre désir des plaisirs d'ici-bas.

6. L'ABBÉ GERMAIN. Mais d'où pourra naître en nous cette componction sainte et salutaire que l'Écriture

 

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attribue au pénitent : « Je vous ai fait connaître mon péché et je ne vous ai pas caché mon injustice. J'ai dit : je confesserai contre moi-même mon injustice au Seigneur; » et comment pourrons-nous ajouter ensuite : «Vous avez remis l'iniquité de mon crime»? (Ps. XXXI , 5.) Comment pourrons-nous , prosternés dans la prière, nous exciter aux larmes d'une confession sincère et mériter le pardon de nos fautes, selon cette parole : « Je laverai mon lit chaque nuit, j'arroserai ma couche de mes larmes » (Ps. VI, 7), si nous bannissons de notre coeur le souvenir de nos péchés que Dieu, au contraire, nous dit de garder avec soin : « Je ne me souviendrai pas de vos iniquités; mais, vous, ne les oubliez pas »? (Is., XLIII, 25.) Aussi, non-seulement pendant mon travail, mais pendant ma prière même, je m'applique à me rappeler mes péchés, afin de m'exciter plus efficacement à une humilité sincère et une contrition parfaite du coeur, et de pouvoir dire avec le Prophète : « Voyez mon humilité et mes efforts, et pardonnez-moi tous mes péchés. « (Ps. XXIV, 18.)

7. L'ABBÉ PYNUPHE. Vous m'avez interrogé, comme je l'ai dit, non pas sur la qualité de la pénitence, mais sur sa fin et sur les moyens de reconnaître qu'on a satisfait à Dieu ; je crois vous avoir répondu. Au sujet du souvenir des péchés, vous savez qu'il est très-utile et très-nécessaire à ceux qui font encore pénitence, afin qu'ils puissent s'écrier en frappant leur poitrine : « Je confesse mon iniquité , Seigneur, et mon péché est toujours devant moi » (Ps. L, 5); et encore : « Je

 

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penserai sans cesse à mon péché. » (Ps. XXXVII, 19.) Ainsi, tant que nous faisons pénitence et que nous sommes tourmentés du souvenir de nos fautes, il faut que la pluie de nos larmes éteigne le feu qui brûle notre conscience. Mais lorsque, après avoir persévéré longtemps dans cette humilité et cette contrition du coeur, ce souvenir s'efface; lorsque la grâce, la miséricorde divine ôte enfin de notre âme cette épine qui la blessait, nous devons espérer que nous avons obtenu le pardon de nos péchés et que nous en sommes entièrement purifiés. Nous ne pouvons cependant obtenir de Dieu cet oubli qu'en détruisant toutes nos anciennes passions et en arrivant à une véritable pureté de coeur.

Cette grâce n'est pas accordée aux lâches et aux négligents qui n'auraient fait aucun effort sur eux-mêmes. Il faut, pour l'obtenir, travailler sans cesse à effacer ses souillures dans les gémissements et les larmes; il faut crier vers Dieu, de toute son âme et par toutes ses oeuvres : « Je vous ai fait connaître mon péché, et je ne vous ai pas caché mon injustice » (Ps. XXXI, 5.) « Les larmes ont été mon pain de la nuit et du jour. » (Ps. XLI, 4.) C'est ainsi que nous mériterons d'entendre ces paroles : « Que ta voix se repose de ses gémissements et tes yeux de leurs larmes, parce que tes efforts sont récompensés, a dit le Seigneur » (Jérém., XXXI, 16), et Dieu nous dira encore: « J'ai effacé vos iniquités comme un nuage, et vos péchés comme une vapeur. » (Isaïe, XLIV, 22.) « Je suis celui qui efface vos iniquités à cause de moi-même, et je ne me souviendrai plus de vos péchés. »

 

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(Isaïe, XLIII, 25.) L'âme délivrée des liens de ses péchés pourra crier vers Dieu dans sa reconnaissance : «Vous avez brisé mes liens; je vous sacrifierai une hostie de louange. » (Ps. CXV, 16.)

8. Outre la grâce, qui est générale à tous les chrétiens, et le don précieux du martyre qui s'obtient par l'effusion du sang, il y a des fruits de pénitence qui assurent l'expiation complète des péchés. Le salut étqrnel n'est pas seulement promis à cette simple pénitence, dont saint Pierre a dit : « Faites pénitence et convertissez-vous , afin que vos péchés soient effacés » (Act., III, 19); comme saint Jean-Baptiste et Notre-Seigneur lui-même l'avaient dit aussi : « Faites pénitence , car le royaume du ciel est proche. » (S. Matth., III, 2.) La charité a la même force et nous délivre du fardeau de nos péchés, « car la charité couvre la multitude des péchés. » (I S. Pierre, IV, 8.) L'aumône aussi guérit nos blessures : « De même que l'eau éteint le feu, l'aumône éteint le péché. » (Eccli., III, 33.) Le don des larmes purifie également de nos souillures; car David a dit : « Je laverai, toutes les nuits, ma couche; j'arroserai mon lit de mes larmes; » et pour montrer qu'il ne les a pas versées en vain, il ajoute : « Retirez-vous de moi, vous tous qui commettez l'iniquité, parce que le Seigneur a exaucé la voix de mes larmes. » (Ps. VI, 7.)

Dieu accorde la rémission des péchés à une humble confession, selon ce témoignage du Prophète : « J'ai dit : Je confesserai contre moi-même mon injustice au Seigneur, et vous avez pardonné l'impiété de mon

 

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péché» (Ps. XXXI, 5); et encore : « Confessez le premier vos iniquités, et vous serez justifié. » (Isaïe, XLIII, 24.) L'affliction du cœur et du corps nous sert aussi pour obtenir le pardon de nos fautes passées. « Voyez, dit David, mon abaissement et mes efforts, et pardonnez-moi toutes mes offenses. » (Ps. XXIV, 18.) Le principal moyen est de se corriger de ses défauts : « Otez de devant nies yeux la malice de vos pensées, cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien; cherchez la justice, secourez l'opprimé, protégez l'orphelin, défendez la veuve; et puis venez et adressez-vous à moi, dit le Seigneur. Quand même vos péchés seraient comme l'écarlate, ils deviendront comme la neige ; quand même ils seraient rouges comme la pourpre, ils deviendront blancs comme la laine. » (Isaïe, I, 13.)

Souvent l'intercession des saints obtient le pardon des fautes , car : « Celui qui sait que son frère pèche , mais pas mortellement, doit prier pour que Dieu sauve celui qui pèche sans aller jusqu'à la mort » (S. Jean, V, 16) ; et encore : « Lorsque l'un de vous est malade, qu'il s'adresse aux prêtres de l'Église et qu'ils prient sur lui, en l'oignant d'huile, au nom du Seigneur; et la prière de la foi sauvera le malade; le Seigneur le soulagera, et, s'il est dans le péché, il lui sera pardonné. » (S. Jacq., V, 14.) Quelquefois la miséricorde et la foi méritent le pardon de nos fautes, selon cette parole : « La miséricorde et la foi purifient les péchés. » ( Prov., XV, 27.) Il en est de même de la conversion de ceux que nos paroles et nos avis ont

 

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sauvés : « Car celui qui convertit un pécheur et le sort de l'égarement de la vie, sauve aussi son âme de la mort et couvre la multitude de ses péchés. » (S. Jacq., V, 20.) L'indulgence que nous avons pour les autres nous obtient celle de Dieu même : « Si vous remettez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous remettra les vôtres. » (S. Matth., VI. (1)

Vous voyez combien la clémence du Sauveur nous ouvre d'entrées à sa miséricorde, afin qu'aucun de ceux qui désirent se sauver ne tombe dans le désespoir en voyant tant de moyens d'arriver à la vie. Si, à cause de votre santé, vous ne pouvez satisfaire pour vos péchés par les jeûnes, si vous ne pouvez pas dire avec David : « Mes genoux sont affaiblis par le jeûne et ma chair est changée par l'huile dont elle est privée » (Ps. CVIII, 24), « car j'ai mangé la cendre comme du pain et j'ai mêlé à mon breuvage l'eau de mes larmes » (Ps. CI, 10), vous pouvez racheter vos péchés par l'aumône. Si vous ne pouvez faire l'aumône, quoique la pauvreté même puisse la faire, puisque Notre-Seigneur a préféré le denier de la veuve à tous les présents

 

(1) Cette conférence présente quelques obscurités. Il faut se rappeler la doctrine du concile de Trente pour ne pas s'écarter de la vérité, et pour distinguer le péché, de la peine due au péché. Lieu seul ale pouvoir de remettre le péché, et c'est par le sacrement de pénitence qu'il le, fait dans l'Église. La contrition parfaite ne l'efface qu'avec la volonté de le recevoir. Mais l'homme en état de grâce a différents moyens d'obtenir de la miséricorde divine la remise dé la peine du péché. C'est ce que l'abbé Pynuphe veut expliquer.

 

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des riches et qu'il a promis de récompenser un verre d'eau donné en son nom, vous pourrez toujours vous purifier en changeant de vie. Si vous ne pouvez atteindre la perfection, en vous corrigeant de tous vos défauts, vous pouvez travailler avec zèle au salut de vos frères. Si vous dites que vous n'êtes pas propre à ce ministère, vous pouvez racheter vos péchés par une grande charité. Si votre tiédeur ne vous permet pas ce moyen, vous pouvez du moins demander des prières et recourir humblement à l'intercession des saints pour qu'ils obtiennent la guérison de vos blessures.

Enfin, qui est-ce qui ne peut dire avec componction : « Je vous ai fait connaître mon péché et je ne vous ai pas caché mon injustice, s afin de pouvoir ajouter aussi avec le Prophète : « Et vous avez pardonné l'impiété de mon coeur »? (Ps. XXXI, 5.) Si la honte vous empêche de confesser vos fautes devant les hommes (1), vous pouvez les avouer à Celui qui ne peut les ignorer et lui dire sans cesse : « Mon Dieu, je reconnais mon injustice, et mon péché est toujours devant moi; j'ai péché contre vous seul, et j'ai fait le mal en votre présence. » (Ps. L, 5.) Il vous épargne la honte de dire vos fautes publiquement, et il vous les pardonne, sans vous les reprocher devant les hommes. Avec ce remède si prompt et si certain, la miséricorde divine nous en offre un encore plus facile, puisqu'il

 

(1) Il est évident qu'il ne s'agit pas ici de la confession à un prêtre, mais de la confession publique, en usage dans les premiers siècles de l'Église.

 

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dépend de notre volonté de nous faire pardonner nos offenses, en pardonnant celles des autres. Nous pouvons dire à Dieu : « Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à ceux qui nous doivent. » (S.

Matth., VI, 12.)

Que celui donc qui désire avoir le pardon de ses péchés s'applique à profiter de tous ces moyens, et surtout qu'il ne se ferme pas, par l'endurcissement de son coeur, la source de la miséricorde divine qui coule si abondamment pour nous; car nous aurions beau prendre tous ces moyens, ils seraient insuffisants pour expier tous nos péchés, si la Bonté infinie ne les effaçait. Quand Dieu voit les efforts de nos âmes, il accorde à notre humble faiblesse des trésors de grâce. Il nous dit : « C'est moi, c'est moi qui efface vos iniquités, à cause de moi-même, et maintenant je ne me souviendrai plus de vos péchés. » (Isaïe, XLIII, 25.) Quiconque fera ce que nous venons de dire obtiendra la grâce de satisfaction par ses jeûnes et par la mortification de son coeur et de son corps; car il est écrit : « Il n'y a pas de rémission sans le sacrifice du sang » (Hébreux, IX, 7); et cela est juste : « Car la chair et le sang ne peuvent posséder le royaume de Dieu. » (I Cor., XV, 50.) Celui qui empêche le glaive de l'esprit, qui est la parole de Dieu , de répandre le sang, encourt certainement cette malédiction du prophète Jérémie : « Maudit soit qui détourne son épée du sang. » (Jérémie, XLVII, 10.) C'est ce glaive qui répand , par une effusion salutaire, ce sang coupable qui est la matière du péché; c'est ceglaive qui coupe et retranche ce qu'il y a dans nos membres de charnel et de terrestre, qui nous fait mourir à nos passions, pour nous faire vivre en Dieu par la force des vertus.

On ne pleure plus alors au souvenir de ses fautes, mais on pleure dans l'espérance des joies futures. L'âme ne s'occupe plus des maux passés, mais des biens à venir; ses larmes ne sont plus des larmes de repentir mais des larmes de joies, en pensant au bonheur du ciel. Elle oublie ce qui est derrière elle, c'est-à-dire les passions de la chair, pour ne tendre qu'à ce qui est devant elle, c'est-à-dire vers la vertu et les dons spirituels.

9. Quant aux pensées dont vous parliez tout à l'heure, je crois qu'il ne faut pas chercher à vous les rappeler, mais qu'il faut, au contraire, en chasser le souvenir, lorsqu'il se présente malgré vous; car il empêche l'âme du solitaire de contempler la pureté divine, et la reporte au milieu des souillures du monde et de l'infection des vices. En vous rappelant ce que vous avez fait autrefois par sensualité ou par ignorance, vous avez beau n'y trouver aucun plaisir, vous n'en respirez pas moins un principe de contagion, qui empeste votre âme, et y détruit le parfum des vertus. Ainsi, lorsque le souvenir de vos fautes passées se présente, il faut s'en détourner, comme un homme honnête et grave s'éloigne de la courtisane qui viendrait lui parler et le tenter sur la voie publique. Si cet homme ne s'en détourne aussitôt, s'il s'arrête un seul instant à écouter ses paroles déshonnêtes,

 

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il aura beau résister à ses provocations, sa réputation en souffrira toujours auprès de ceux qui l'auront aperçu. Nous devons fuir de même tous les souvenirs qui pourraient nous corrompre, et en détourner promptement notre pensée, comme nous le conseille Salomon : « Fuyez promptement, ne demeurez pas dans le même lieu; évitez le moindre regard » (Prov., v , 8.), de peur que les anges en nous voyant arrêtés à ces pensées déshonnêtes, ne puissent pas dire en passant : « Que la bénédiction du Seigneur soit sur vous; nous vous bénissons au nom du Seigneur. » (Ps. CXXVIII, 8.) Il est impossible que l'âme se conserve dans de saintes pensées, lorsque le coeur s'arrête aux choses honteuses de la terre. La parole de Salomon est vraie : « Quand vos yeux se fixeront sur la femme étrangère, votre bouche dira des paroles coupables. Vous serez comme le pilote qui s'endort au milieu des flots, et qui perd son gouvernail dans la tempête. Vous direz : Ils m'ont frappé, et je ne l'ai pas senti; ils se sont moqués de moi, et je ne m'en suis pas aperçu. » (Prov., XXIII, 31)

Il faut donc éloigner de nous, non-seulement les pensées coupables, mais encore celles qui sont basses et terrestres, afin d'élever toujours notre esprit vers le ciel, comme Notre-Seigneur nous le recommande, en disant: « Où je suis, mon serviteur doit être aussi.» (S. Jean, XII, 26.) Car il arrive souvent qu'en pensant à leurs chutes, ou à celles des autres pour les déplorer, des personnes inexpérimentées finissent par y trouver un plaisir secret; et ce qui semblait commencer

 

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par un sentiment de piété, se termine par une véritable impureté : « Il y a des voies qui paraissent droites aux hommes, et qui conduisent à la fin au fond de l'enfer. » (Prov., XIV, 12.) Nous devons donc nous exciter à la componction du cour plutôt par la recherche des vertus et le désir du ciel, que par le souvenir dangereux de nos fautes; car si nous voulons nous tenir sur un cloaque et en remuer la boue infecte, nous serons exposés à des exhalaisons mortelles.

10. Nous pouvons donc, comme nous l'avons dit, espérer que nous avons satisfait pour nos fautes passées, lorsque nous aurons retranché de notre coeur lés mouvements et les affections qui nous les ont fait commettre. Que personne, cependant, ne croie obtenir cette grâce autrement qu'en fuyant les causes et les occasions de ces fautes. Si, par exemple, il est tombé dans l'impureté par une trop grande familiarité avec les femmes, qu'il évite avec soin jusqu'à leur présence. S'il s'est laissé entraîner à des excès de vin et de nourriture, qu'il punisse sa gourmandise par des jeûnes plus sévères. Si le désir de l'argent et l'amour des richesses l'ont corrompu et poussé au parjure, au vol, à l'homicide, au blasphème, qu'il ait en horreur tout ce qui peut exciter l'avarice. Si c'est l'orgueil qui le porte à la colère, qu'il le combatte par une humilité profonde. Ainsi, pour éteindre chaque péché, il faut détruire la cause et l'occasion par laquelle ou pour laquelle nous l'avons commis : c'est le moyen de nous guérir de nos fautes passées, et d'arriver même à les oublier.

 

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11. Ce que nous disons de cet oubli, regarde seulement les péchés capitaux, qui sont condamnés par la loi de Moïse , mais qu'une conversion sincère efface lorsqu'elle détruit l'affection, et rend la satisfaction parfaite. Quant à ces fautes légères dans lesquelles , comme il est écrit, « le juste tombe sept fois par jour et se relève » ( Prov., XXIV, 16), les !moyens ne manqueront pas d'en faire pénitence. Nous péchons tous les jours par ignorance, par oubli, par pensées, par paroles, par nécessité, ou par faiblesse, volontairement ou malgré nous; et c'est pour cela que David, dans sa prière, demande à Dieu sa miséricorde et son pardon : « Qui peut comprendre les fautes? Purifiez-moi de celles qui sont cachées, et pardonnez à votre serviteur celles des autres. » (Ps. XVIII, 13.) Saint Paul dit aussi : « Je ne fais pas le bien que je veux , et je fais le mal que je déteste; » et il s'écrie en gémissant : « Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? » (Rom., VII, 24.)

Nous tombons naturellement avec une telle facilité dans ces fautes, que malgré nos soins et notre vigilance, il est impossible de les éviter entièrement. Le disciple que Jésus aimait le dit formellement : « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous.» (I S. Jean, I, 8.) Il ne suffit donc pas à celui qui aspire à la perfection, au but de la pénitence, de s'éloigner de tout ce qui est défendu, il faut encore ne jamais se lasser de progresser dans les vertus qui sont les preuves d'une satisfaction véritable; car ce

 

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n'est pas assez de s'abstenir des péchés honteux et infects que Dieu déteste , on doit aussi s'efforcer d'acquérir cette bonne odeur des vertus qui lui est agréable, par la pureté du coeur et par la perfection de la charité apostolique.

Tels sont les enseignements que nous donna l'abbé Pynuphe, sur la fin de la pénitence et les marques de la satisfaction. Il eut la bonté de nous inviter à rester dans son monastère; mais comme nous désirions visiter le désert de Schethé, dont la réputation était si grande, il ne s'opposa pas à notre dessein.

 

VINGT-UNIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉONAS : DU JEUNE ET DU TEMPS PASCAL

 

Histoire de l'abbé Théonas. — De la perfection évangélique. — Nature et condition du jeûne. — Des choses bonnes, mauvaises et indifférentes. — Le jeûne ne doit être qu'un moyen d'acquérir la vertu. — Explication des cinquante jours du temps pascal. — Des dîmes et des prémices à offrir â Dieu. — De la loi et de la grâce.

 

1. Avant de rapporter la conférence que nous eûmes avec le saint abbé Théonas, je crois qu'il est nécessaire de dire un mot de sa conversion, afin que le lecteur puisse mieux apprécier son mérite et sa vertu. Il était jeune encore, lorsque ses parents l'obligèrent à se marier. Ils voyaient dans un honnête mariage un moyen de conserver sa pureté, et de le préserver des

 

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dérèglements de son âge. Après avoir vécu cinq ans avec sa femme, il vint voir l'abbé Jean (1), qui avait été chargé alors, à cause de son mérite et de sa sainteté, de l'administration de son monastère. Ces fonctions n'étaient pas confiées au caprice ou à l'ambition; on n'y arrivait que par le choix de tous les anciens, qui en faisaient une prérogative de l'âge et un témoignage d'estime pour ceux que leur foi et leur sainteté élevaient au-dessus des autres. Le jeune Théonas vint donc trouver l'abbé Jean, et lui apporter quelques pieuses offrandes avec d'autres personnes riches qui s'empressaient de donner au saint vieillard la dîme ou les prémices de leur récolte. Le bon religieux, en recevant leurs présents, voulut les en récompenser, comme le recommande l'Apôtre (I Cor., IX, 11) , en semant les biens spirituels dans ceux dont il moissonnait les biens temporels. Il leur adressa donc cette exhortation :

2. Je me réjouis, mes fils bien-aimés, de votre pieuse générosité, et je reçois avec reconnaissance ces offrandes dont la dispensation m'est confiée, parce que je vois avec quelle fidélité vous présentez à Dieu, pour les besoins de ses pauvres, les prémices et la dîme de vos biens, comme un sacrifice de bonne odeur. Je ne doute pas que le Seigneur n'accepte la part que vous lui donnez, et ne bénisse le reste de vos biens comme vous l'espérez, et qu'il ne vous en récompense largement dès cette vie, selon sa promesse :

 

(1) Voir la dix-neuvième conférence, page 147.

 

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« Honorez Dieu du produit de vos travaux, et donnez aux pauvres les prémices de vos fruits, afin que vos greniers soient remplis de l'abondance de votre froment, et que vos pressoirs regorgent de vin. » (Prov., III, 9.) En le faisant fidèlement vous accomplissez la justice de l'ancienne loi; c'était autrefois une grande faute de ne pas l'observer, et ceux qui lui obéissaient, n'arrivaient pas cependant à la perfection.

3. Le commandement de Dieu avait consacré la dîme à l'usage des lévites, et les prémices aux prêtres (Nomb., V, 18.) La règle des prémices était que la cinquantième partie des fruits ou des animaux, serait employée au service du temple ou de ses ministres. Cette taxe fut diminuée par les tièdes, et augmentée, au contraire, par les plus fervents. Lés uns donnaient la soixantième, les autres la quarantième partie de leurs revenus. C'est ainsi que les justes, pour lesquels la loi n'est pas établie (I Tim., I, 9), montrent qu'ils ne sont pas sous la loi; car non-seulement ils l'accomplissent, mais ils la dépassent. Leur dévotion est une loi supérieure, qui leur fait ajouter volontairement, aux obligations de tous, une observance plus parfaite.

4. Ainsi nous voyons Abraham dépasser ce que la loi devait commander, lorsque, après avoir vaincu quatre rois, il ne voulut rien garder des dépouilles de Sodome que lui donnait sa victoire, et que le suppliait d'accepter le roi même qu'il avait dépouillé. II prit le nom de Dieu en témoignage, et s'écria : « Je lève la

 

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main vers le Dieu très -haut, qui a fait le ciel et la terre, et je jure que je ne prendrai rien de ce qui est à vous, depuis un fil de votre vêtement jusqu'à la courroie de votre chaussure. s (Gen., XIV, 22-23.) David aussi dépassa les préceptes de la loi, lorsqu'au lieu de rendre le mal pour le mal , comme Moïse le permettait, non-seulement il ne le fit pas, mais qu'il aima, au contraire, ceux qui le persécutaient, pria Dieu pour eux, les pleura et vengea leur mort. Élie et Jérémie prouvèrent qu'ils n'étaient pas sous la loi , lorsque, pouvant se marier, ils aimèrent mieux cependant rester vierges. Élisée et les prophètes, ses disciples, s'élevaient au-dessus des prescriptions mosaïques, selon le témoignage de saint Paul : « Ils allaient vêtus de peaux de brebis et de chèvres; ils étaient tourmentés, affligés, manquant de tout, ces hommes dont le monde n'était pas digne; ils erraient dans les solitudes et les montagnes , habitant les antres et les profondeurs de la terre. (Héb , XI, 37.)

Que dirai-je des enfants de Jonabad, fils de Rechab , répondant au prophète Jérémie qui leur offrait du vin de la part du Seigneur : « Nous ne boirons pas de vin, parce que notre père Jonabad, fils de Rechab, nous a dit : Vous ne boirez jamais de vin, vous et vos fils; vous ne bâtirez pas de maison; vous n'ensemencerez pas; vous ne planterez pas de vignes, et vous n'en posséderez pas ; mais vous habiterez toute votre vie sous des tentes. » (Jér., XXXV, 6.) Aussi méritèrent-ils d'entendre dire par le Prophète : «Voici ce que dit le Seigneur des armées, le Dieu

 

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d'Israël : « Il y aura toujours, de la race de Jonabad , fils de Rechab, un homme qui marchera en ma présence toute sa vie. » (Ibid., 19.) Tous ceux-là ne se contentent pas d'offrir leur dîme à Dieu; mais ils méprisent leurs biens, pour s'offrir à Dieu, eux et leurs âmes, que rien ne peut compenser, comme Notre-Seigneur le dit dans l'Évangile : « Que pourra donner l'homme, en échange de son âme? » (S. Matth., XVI , 26.)

5. Pour nous qui ne sommes plus soumis aux prescriptions légales, mais qui avons entendu cette parole de l'Évangile : « Si vous voulez être parfaits, allez, vendez tout ce que vous avez; donnez-le aux pauvres et vous aurez un trésor dans le ciel; venez et suivez-moi » (S. Matth., XIX, 21), nous devons savoir, lorsque nous offrons à Dieu la dîme de nos biens, que nous sommes sous le joug de la loi, et que nous ne sommes pas encore parvenus à la perfection évangélique, qui procure à ceux qui la pratiquent, non-seulement le bonheur de la vie présente, mais encore celui de la vie éternelle. La loi ne promet pas à ceux qui l'observent le royaume du ciel; mais seulement la félicité d'ici-bas : « Celui qui fera ces choses, vivra en elles. » (Lévit., XVIII, 5.) Tandis que Jésus-Christ dit à ses disciples : « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume du ciel leur appartient. » (S. Matth., V, 3.) « Celui qui abandonnera sa maison, ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses champs, en mon nom, recevra le centuple, et possèdera la vie

 

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éternelle. » (S. Matth., XIX, 29.) Et c'est justice; car il est bien plus méritoire de renoncer, non-seulement aux choses défendues, mais encore aux choses permises, et d'y renoncer par amour pour Celui qui en a permis l'usage à notre faiblesse.

Si ceux qui offrent à Dieu la dîme de leurs biens selon l'ancienne loi, ne peuvent atteindre la perfection évangélique, vous devez comprendre combien s'en éloignent ceux qui ne l'offrent même pas. Comment peuvent-ils participer aux grâces de la loi nouvelle, quand ils négligent d'observer les préceptes plus légers de la loi ancienne? Le législateur en déclare l'accomplissement facile , puisqu'il maudit ceux qui n'y obéissent pas : « Maudit soit, dit-il, celui qui ne restera pas fidèle à tout ce qui est écrit dans la loi pour l'accomplir » (Deut., XXVII, 26) ; tandis que l'Évangile, à cause de l'excellence et de la sublimité de ses préceptes, dit seulement : « Que celui qui peut comprendre comprenne (S. Matth., XIX, 12) le langage de Moïse, indique la facilité du commandement : « Je prends, dit-il, aujourd'hui à témoin le ciel et la terre que, si vous ne gardez pas les préceptes du Seigneur, votre Dieu , vous périrez et disparaîtrez de la terre. » Jésus-Christ montre, au contraire, la beauté sublime de ses préceptes, en les donnant plutôt comme des exhortations que comme des ordres : Si vous voulez être parfait, faites ceci ou cela. Moïse impose un fardeau qu'on est inexcusable de refuser, tandis que saint Paul n'offre qu'un conseil aux hommes de bonne volonté qui travaillent à leur perfection. Car il ne fallait

 

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pas ordonner d'une manière générale , et exiger, pour ainsi dire, légalement de tout le monde, des choses si élevées, que tous ne pouvaient pas les accomplir; il valait mieux les proposer comme conseil, afin que les forts puissent atteindre la perfection, tandis que les faibles, qui ne peuvent arriver à l'âge parfait du Christ, tout en paraissant obscurcis par l'éclat des autres, soient cependant préservés de la malédiction de la loi, et évitent ainsi les maux présents et les châtiments éternels.

Notre-Seigneur n'oblige donc personne, par un précepte formel à la pratique de ces grandes vertus, mais il y engage notre libre arbitre, et nous invite par les conseils salutaires qu'il nous donne, et le désir de la perfection qu'il nous inspire. Quand il y a obligation, il y a nécessité; quand il y a nécessité, il y a difficulté ; quand il y a difficulté, il y a négligence ; quand il y a négligence, il y a péché; quand il y a péché, il doit y avoir châtiment. Mais aussi ceux qui obéissent seulement aux préceptes rigoureux de la loi évitent plutôt la peine dont elle les menace, qu'ils ne méritent des récompenses.

6. L'Évangile, en élevant les forts aux vertus les plus sublimes, ne laisse pas cependant tomber les faibles dans le dernier relâchement. Il accorde aux parfaits la plénitude du bonheur, et aux autres le pardon de leur faiblesse. La loi ancienne, au contraire, place ceux qui l'observent dans un certain mi-lieu, entre la punition de ceux qui la violent, et la gloire des parfaits. C'est là une position basse et

 

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misérable. Ne trouveriez-vous pas bien malheureux en ce monde, un homme qui travaillerait beaucoup pour éviter d'être mis au rang des criminels, sans pouvoir jamais partager les richesses, les honneurs et la gloire de ceux qu'on estime.

7. C'est donc à nous maintenant de voir si nous voulons vivre sous la grâce de l'Évangile ou sous la terreur de la loi; car tous doivent choisir nécessairement un de ces deux états comme règle de leurs actions. La grâce de Jésus-Christ guide ceux qui font plus que la loi n'ordonne, tandis que la loi enchaîne les autres, comme des esclaves et des débiteurs. Celui qui n'observe pas la loi ne peut atteindre la perfection de l'Évangile, quoiqu'il se glorifie d'être chrétien, et racheté par la grâce du Sauveur. Il ne faut pas croire que ceux-là seulement sont sous le joug de la loi, qui refusent de l'accomplir; on lui est encore soumis quand on se contente de faire ce qu'elle commande; car ce n'est pas porter des fruits dignes de sa vocation et de la grâce de Jésus-Christ, qui ne dit pas : « Vous offrirez au Seigneur, votre Dieu, la dîme et les prémices, » mais bien : « Allez et vendez tout ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel; venez et suivez-moi. (S. Matth., XIX, 21. — S. Luc, XVIII, 22.) Et pour montrer la beauté de la perfection au disciple qui l'interroge , Notre-Seigneur ne lui accorde pas un seul instant pour ensevelir son père, parce que l'amour de Dieu doit l'emporter sur l'amour des hommes.

 

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8. Ces paroles de l'abbé Jean inspirèrent au bienheureux Théonas un ardent désir de la perfection évangélique; et cette divine semence germa dans son coeur, comme dans une terre bien préparée. Ce qui l'humiliait et le touchait davantage, c'est que le saint vieillard lui avait dit que, non-seulement il n'avait pas atteint la perfection de l'Évangile, mais qu'il avait à peine satisfait aux préceptes de la loi. Quoiqu'il eût l'habitude de remettre, tous les ans, aux représentants de l'Église, la dîme de ses récoltes, il n'avait jamais entendu dire qu'il devait les prémices; et quand même il les eut données, il fallait donc reconnaître qu'il était encore éloigné de la perfection de l'Évangile. Il retourna chez lui, tout triste et tout rempli des sentiments d'une componction salutaire. Sa résolution était prise, et il fit tous ses efforts pour la faire partager à sa femme. Il la suppliait, jour et nuit avec larmes, de vouloir bien désormais servir Dieu dans la continence et la chasteté; il lui représentait qu'il ne fallait jamais différer sa conversion, et hésiter à embrasser une vie plus parfaite, en s'imaginant que la force de l'âge nous mettait à l'abri des menaces de la mort, puisque les enfants et les jeunes gens mouraient comme les vieillards.

9. Sa femme ne voulut jamais se rendre à ses instantes prières ; elle déclarait qu'elle était trop jeune pour renoncer à lui , et qu'il serait responsable des fautes qu'elle pourrait faire, s'il brisait ainsi entre eux les liens sacrés du mariage. Théonas s'étendait

 

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alors sur les misères de l'homme et les faiblesses de la nature ; il lui disait combien il est dangereux d'être toujours exposé aux désirs de la chair, et il ajoutait qu'il n'était pas permis de renoncer au bien que Dieu nous avait montré, et qu'il était plus mal de le négliger, après l'avoir connu, que de ne pas l'aimer avant de le connaître. Il lui semblait qu'il devenait prévaricateur, s'il préférait aux trésors célestes qu'il avait trouvés, les plaisirs grossiers de la terre. Tout âge et tout sexe avait droit à cette perfection sublime, à laquelle tous les membres de l'Église étaient appelés, puisque l'Apôtre disait : « Courez de manière à remporter le prix. » (I Cor., IX, 24.) Les lenteurs des lâches ne devaient pas retarder l'ardeur de ceux qui voulaient avancer; et c'était aux faibles d'être excités par l'exemple des forts, plutôt qu'aux forts d'être arrêtés par la paresse des faibles. Aussi voulait-il renoncer au siècle et mourir au monde, afin de pouvoir vivre tout à Dieu; et s'il ne pouvait être assez heureux pour se donner à Jésus-Christ avec sa compagne, il aimait mieux se sauver en renonçant à la moitié de lui-même, et entrer ainsi dans le royaume des cieux, que de se perdre tout entier.

Si Moise, disait-il, permettait aux Juifs de se séparer de leurs femmes, à cause de la dureté de leur coeur, pourquoi Jésus-Christ ne permettrait-il pas de le faire par amour de la chasteté. Notre-Seigneur ne met-il pas la femme au nombre des affections qu'il faut savoir sacrifier. Ce n'est pas la loi seulement, c'est lui-même qui recommande l'amour

 

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des pères, des mères et des enfants; et cependant il ordonne, pour l'honneur de son nom et par désir de la perfection, de les abandonner et même de les haïr. N'a-t-il pas dit : « Quiconque abandonnera, en mon nom, sa maison, ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, ou son épouse, ou ses enfants, ou ses champs, recevra le centuple et possèdera la vie éternelle. » (S. Matth., XIX, 21.) Il met si haut cette perfection qu'il ne permet pas qu'on lui oppose cet amour qu'on doit à son père et à sa mère, et qui est, selon saint Paul, le premier commandement : Honorez votre père et votre mère, c'est le premier commandement de la loi, afin que vous soyez heureux et que vous viviez longtemps sur la terre. (Éph., VI, 2.) Notre-Seigneur veut cependant qu'on sacrifie ce devoir à son amour.

Il est évident que l'Évangile qui défend de rompre les liens du mariage, hors le cas d'adultère, promet de récompenser au centuple ceux qui renoncent au joug de la chair par désir de la chasteté. Si donc je vous persuade de choisir comme moi la meilleure part, en nous consacrant tous les deux au service de Dieu, pour éviter les peines éternelles, je ne renonce pas à la charité qui nous unit et je vous en aimerai, au contraire, davantage. Je vous reconnaîtrai et je vous honorerai comme un aide que Dieu m'a donné. Je vous resterai uni en Jésus-Christ d'une manière indissoluble, et je ne me séparerai pas de celle que la loi m'a donnée, pourvu qu'elle fasse ce que veut l'auteur de la loi. Mais si au lieu de

 

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m’aider vous voulez me tenter, si au lieu d'être un secours vous aimez mieux être un danger, si vous croyez que le sacrement du mariage ne doit avoir d'autre effet que d'être un obstacle à votre salut et de me priver de la grâce que m'offre le Sauveur, je vous déclare que je suis prêt à suivre les conseils de l'abbé Jean, ou plutôt ceux de Jésus-Christ, et que jamais une affection de la terre ne me privera des biens du ciel ; car il est dit : « Celui qui ne hait pas son père et sa mère, ses frères et ses sœurs, son épouse, ses biens et son âme même, ne peut être mon disciple. » (S. Luc, XIV, 26.)

Tous les raisonnements de Théonas ne purent persuader sa femme ; et quand il vit qu'elle persistait dans son obstination, il lui dit : « Si je ne puis vous sauver de la mort, vous ne pouvez me séparer du Christ; il m'est plus sûr de faire divorce avec vous qu'avec Dieu. Il obéit aussitôt à la grâce qui l'inspirait et n'affaiblit par aucun retard l'ardeur de son désir. Il abandonna sur-le-champ tous ses biens et se rendit au couvent. Il se fit remarquer en si peu de temps par l'éclat de son humilité et de sa sainteté, qu'après la mort de l'abbé Jean, d'heureuse mémoire, et celle du saint homme Élie, son digne successeur, il fut choisi à l'unanimité pour administrer les biens du monastère.

10. Que personne ne pense que nous avons rapporté ces choses pour engager quelqu'un à rompre les liens du mariage; nous sommes bien loin de les condamner, et nous disons avec l'Apôtre : « Le mariage

 

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est honorable en tout, et le lit nuptial est sans souillure. » (Hébr., XIII, 4.) Nous avons voulu seulement raconter fidèlement la conversion de cet homme qui se donna à Dieu d'une manière si singulière. Je demande donc en grâce au lecteur qui blâme ou qui approuve sa conduite de ne pas m'en rendre responsable et d'en reporter le reproche ou la louange à son auteur. Pour moi, je ne me suis pas prononcé sur cette action; je l'ai racontée seulement, et il me semble juste qu'on me mette en dehors de toutes les discussions qui peuvent avoir lieu à ce sujet. Que chacun donc en juge comme il lui plaira; mais qu'il craigne de se croire plus équitable et plus saint que Dieu même, qui s'est prononcé pour ce religieux, en lui accordant, comme aux Apôtres, le don des miracles. Je ne dis rien du sentiment de tant de vénérables solitaires qui, non-seulement ne l'ont pas blâmé, mais l'ont formellement approuvé, puisqu'ils l'ont préféré à des hommes très-recommandables, en lui confiant l'administration du monastère. Il me semble que tant de saints personnages n'ont pu se tromper dans un jugement que Dieu a confirmé par un si grand nombre de miracles.

11. Mais revenons à la conférence que j'ai promis de rapporter. Le saint abbé Théonas étant venu nous visiter dans notre cellule, au temps de Pâques, nous nous assîmes un peu à terre, après avoir récité l'office du soir, et nous lui demandâmes pourquoi les religieux tenaient tant à ne pas s'agenouiller, pendant les cinquante jours du temps pascal, en faisant leurs

 

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prières, et pourquoi il évitaient de jeûner jusqu'à l'heure de none. Cet usage nous étonnait d'autant plus qu'il n'était pas suivi de la même manière dans les autres monastères de Syrie. L'abbé Théonas nous l'expliqua ainsi.

12. L'ABBÉ THÉONAS. Nous devons tellement respecter l'autorité de nos frères et la tradition qu'ils nous ont laissée, que nous les acceptions sans même les comprendre et que nous leur obéissions aussi fidèlement qu'autrefois. Cependant , puisque vous désirez savoir le principe et les causes de notre observance, je vais vous dire , en peu de mots , les explications que nous en ont données nos supérieurs. Mais avant de vous citer le témoignage des saintes Écritures, examinons, si vous le voulez bien, un instant, la nature du jeûne et ses conditions. Les textes sacrés seront plus utiles ensuite à notre discussion.

La divine sagesse nous dit dans l'Ecclésiaste, qu'il y a un temps pour toutes les choses, qu'elles soient heureuses ou qu'elles nous paraissent contraires : « Toute chose a son temps, et tout ce qui est sous le ciel a son moment qui lui est propre. Il y a temps de naître et temps de mourir, temps de planter et temps d'arracher ce qui est planté, temps de tuer et temps de guérir, temps de détruire et temps d'édifier, temps de pleurer et temps de rire, temps de gémir et temps de danser, temps de jeter des pierres et temps de les ramasser, temps de s'embrasser et temps de se séparer, temps d'acquérir et temps de perdre, temps de retenir et temps de renvoyer, temps de rompre et temps

 

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de renouer, temps de se taire et temps de parler, temps d'aimer et temps de haïr, temps de guerre et temps de paix; » et l'Ecclésiaste ajoute : « Parce que chaque chose, chaque action a son temps. » (Eccl., III, 2-11.) Il rie reconnaît pour bon que ce qui se fait dans le temps convenable. Ainsi une chose qui serait bonne, si elle était faite en son temps, pourrait devenir inutile et nuisible, si elle était faite à contre-temps. Il faut accepter tout ce qui est bon ou mauvais par soi-même et qui, par conséquent, ne peut pas changer, comme la justice, la prudence, la force, la tempérance et les autres vertus, ou bien les vices qui leur sont contraires; car les vertus ne peuvent être appelées des maux et les vices dès biens ; mais pour les choses qui sont indifférentes en elles-mêmes, c'est par leur usage qu'elles deviennent bonnes ou mauvaises; elles ne le sont pas naturellement. Les dispositions et le temps où on les fait, les rendent seulement utiles ou dangereuses.

13. Cherchons maintenant ce qu'est le jeûne et si nous devons le mettre au nombre des choses bonnes qui ne peuvent devenir mauvaises, comme nous l'avons dit pour la justice, la prudence, la force et la tempérance, ou si c'est une chose intermédiaire qu'on puisse faire utilement, mais aussi négliger sans se rendre coupable, une chose qu'il soit quelquefois blâmable de pratiquer et quelquefois louable d'omettre. Si nous mettons le jeûne au rang des vertus, nous regardons l'abstinence des aliments comme un bien essentiel, et leur usage deviendra dès lors criminel ;

 

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car il est certain que ce qui est essentiellement contraire au bien est essentiellement un mal. L'autorité des saintes Ecritures ne nous permet pas de considérer ainsi le jeûne. Si nous jeûnions en pensant que c'est un péché de prendre de la nourriture, nous ne retirerions aucun fruit de notre abstinence; nous deviendrions, au contraire, coupables d'un sacrilège, selon saint Paul, « en nous abstenant des aliments que Dieu a créés pour que les fidèles et ceux qui connaissent la vérité en usent avec action de grâces; car toutes les créatures de Dieu sont bonnes, et il ne faut rien rejeter de ce qui mérite notre reconnaissance. » (I Tim., IV, 3.) « Lorsqu'un homme croit une chose impure, elle devient impure pour lui. » (Rom., XIV, 14.) Nous ne voyons pas que personne ait été condamné pour avoir usé de nourriture, à moins qu'avant ou après cet usage , il n'y eût quelque chose qui motivât sa condamnation.

14. Une preuve manifeste que le jeûne est une de ces choses neutres, indifférentes en elles-mêmes, c'est que s'il rend juste celui qui le garde, il ne fait pas condamner celui qui le transgresse , à moins qu'on ne punisse le violement d'un précepte plutôt que l'usage de certains aliments. Ce qui est essentiellement bien, au contraire, doit toujours être pratiqué, et celui qui le néglige tombe nécessairement dans le péché. Le mal essentiel n'est jamais non plus permis; il est nuisible de sa nature, et celui qui le commet ne peut faire qu'il soit bon et louable en quelque manière. Ainsi nous voyons que toutes les choses qui ont leurs conditions

 

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et leurs époques déterminées, et qui sanctifient ceux qui les pratiquent, sans cependant rendre coupables ceux qui les omettent, sont d'elles-mêmes neutres ou indifférentes. Tels sont le mariage, l'agriculture, les richesses, les profondeurs de la solitude, les veilles, la lecture et la méditation des livres saints, les jeûnes, enfin, dont nous nous entretenons. Aucun précepte divin, aucun texte de l'Écriture ne nous oblige tellement à ces choses que ce soit un péché de ne pas en user ou de les interrompre. Tout ce qui est positivement ordonné doit être fait sous peine de péché mortel; mais ce que Dieu conseille plutôt qu'il ne le commande, est utile quand on le fait, sans nuire quand on ne le fait pas. Ainsi nos pères nous ont recommandé de pratiquer ces choses, avec prudence et discrétion, en tenant compte des causes, du lieu, des circonstances, du temps. Car si on les fait à propos , elles deviennent bonnes, tandis qu'elles sont nuisibles quand on les fait inconsidérément. Si, par exemple, un religieux voulait jeûner, lorsque son frère vient le visiter et qu'il doit le recevoir comme Jésus-Christ même, n'y aurait-il pas là une faute, une inhumanité plutôt qu'un acte de religion digne de louange. Lorsque la langueur et la faiblesse du corps réclament plus de nourriture pour réparer ses forces , ne serait-on pas, en ne voulant rien diminuer de son abstinence, cruel et homicide envers soi-même, plutôt que sage et désireux de son salut? Lorsque la célébration d'une fête adoucit les austérités de la pénitence, celui qui voudrait

 

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continuer la rigueur de son jeûne devrait être considéré plutôt comme un obstiné déraisonnable que comme un bon religieux. C'est là cependant le malheur de ces solitaires qui recherchent la louange des hommes par leurs jeûnes, et qui veulent acquérir une réputation de sainteté par la pâleur de leur visage. L'Évangile déclare qu'ils ont déjà reçu leur récompense, et Dieu annonce par son Prophète qu'il a leur jeûne en horreur. Il leur fait dire : « Nous avons jeûné, et vous ne nous avez pas regardés; nous avons humilié nos âmes, et vous l'avez ignoré; » et il leur fait connaître pourquoi ils n'ont pas mérité d'être exaucés : « Voilà, dit-il, qu'au jour de votre jeûne, votre volonté s'est manifestée, et vous avez poursuivi tous vos débiteurs; vous jeûnez en plaidant et en querellant, et votre main frappe impitoyablement. Ne jeûnez pas comme vous l'avez fait jusqu'à ce jour, afin que votre prière soit écoutée du ciel. Est-ce qu'un tel jeûne peut me plaire, quand un homme tourmente ainsi son âme tout le jour? Pourquoi agiter et tourner la tête? Pourquoi se couvrir de sac et de cendre? Vous appelez cela un jeûne, un jour agréable au Seigneur? » (Isaïe, LVIII, 3.)

Il montre ensuite comment l'abstinence devient méritoire, et il explique clairement que le jeûne ne sert à rien par lui-même, quand il n'est pas fait dans certaines conditions. a Est-ce là, dit-il, le jeûne que je me suis choisi? Rompez les liens de l'impiété, rejetez les fardeaux qui vous accablent; laissez libres ceux qui sont brisés et déchargez-les

 

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de leur joug; partagez votre pain avec celui qui a besoin, et recevez dans votre maison les pauvres et les étrangers. Lorsque vous verrez un homme nu, couvrez-le, pour ne pas mépriser votre chair. Alors vous brillerez comme la lumière du matin, et votre santé renaîtra; votre justice sera devant vous, et la gloire du Seigneur vous couvrira; vous invoquerez Dieu alors, et le Seigneur vous exaucera. Vous crierez vers lui, et il dira : Me voici. » (Jérém., LXVIII, 6.) Vous voyez donc que Dieu ne regarde pas le jeûne comme un bien principal, nécessaire, mais qu'il lui plaît seulement par les bonnes oeuvres qui l'accompagnent; tandis qu'il devient inutile et même odieux dans certaines circonstances ; car le Seigneur a dit : « Lorsqu'ils jeûneront, je n'exaucerai pas leurs prières. » (Jérémie , XIV , 12.)

15. La miséricorde, la patience, la charité et les vertus dont parle le Prophète, et qui sont essentiellement bonnes, ne doivent pas être subordonnées au jeûne; le jeûne, au contraire, doit se rapporter à elles et servir seulement à les acquérir ; c'est l'instrument et non le but. La mortification de la chair, les rigueurs salutaires de l'abstinence ne sont qu'un moyen d'arriver à la charité, qui est un bien immuable et indépendant de toutes les circonstances. On ne pratique pas dans le monde la médecine, l'orfèvrerie et les autres arts à cause de leurs instruments; mais on se sert de ces instruments pour atteindre le but qu'on se propose. Ces instruments sont utiles à ceux qui sont habiles dans leur art; ils sont inutiles aux

 

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autres. Les premiers les emploient heureusement pour faire leurs oeuvres, tandis que les seconds ne savent pas même à quoi ils servent et se contentent de leur possession; et cette possession est nécessairement stérile, puisqu'elle ne mène à aucun résultat.

Le bien essentiel est celui auquel doivent se rapporter tous les moyens, et ce bien doit se faire non pour une cause extérieure, mais pour la bonté qui est en lui-même.

16. Pour discerner du bien relatif le bien essentiel, il faut considérer si ce bien est bien par lui-même ou par autre chose; s'il est toujours bien, sans jamais changer, sans perdre sa qualité pour en prendre une contraire; si on ne peut le négliger sans se causer un grand préjudice, et si ce qui lui est opposé est un mal absolu qui ne peut jamais devenir un bien. Tous ces caractères du bien essentiel ne peuvent aucunement convenir au jeûne. Car il n'est pas un bien par lui-même , et par conséquent nécessaire pour acquérir la pureté du coeur et du corps et unir l'âme à son créateur, en apaisant les révoltes de la chair. Il n'est pas un bien toujours immuable; car non-seulement nous pouvons l'interrompre quelquefois, sans nous nuire, mais encore il est dangereux pour l'âme si nous le pratiquons à contre-temps. Ce qui lui est contraire, n'est pas un mal essentiel, à moins que le plaisir naturel de prendre des aliments n'aille jusqu'à l'intempérance, à la luxure et aux vices qu'elle en-traîne; a car ce qui entre dans la bouche ne souille pas l'homme, mais plutôt ce qui en sort. » (S. Matth., XV,11.)

 

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On manque à ce qui est essentiellement bon, on l'accomplit imparfaitement et d'une manière coupable, lorsqu'on le pratique non pour lui-même, mais pour une autre cause; car tout doit se rapporter à lui, et il ne doit être recherché que pour lui-même.

17. N'oublions donc pas ce que nous venons de dire du jeûne, et ne nous y appliquons, ne le croyons utile qu'en tenant compte des circonstances avec sagesse et mesure. Qu'il ne soit pas le terme de notre espérance, mais seulement un moyen d'acquérir la pureté du coeur et la charité de l'Évangile. Puisque le jeûne doit être observé et interrompu à certains jours, et que la loi en règle le mode et la nature, il est évident que ce n'est pas un bien absolu, mais seulement un bien relatif. Les choses qu'un précepte formel ordonne comme bonnes ou défend comme mauvaises, ne sont pas soumises aux circonstances du temps, de telle sorte qu'on doive faire quelquefois celles qui sont défendues, ou omettre celles qui sont commandées. Ainsi toujours il faut pratiquer la justice, la patience, la sobriété, la pudeur et la charité, tandis qu'il n'est jamais permis de se livrer à l'injustice, à l'impatience, à la fureur, à l'impureté, à l'envie et à l'orgueil.

18. Après avoir établi la nature du jeûne, il semble facile de prouver, par l'autorité des saintes Écritures, qu'on ne peut et qu'on ne doit pas jeûner toujours. Nous voyons, dans l'Évangile, les pharisiens jeûner avec les disciples de Jean-Baptiste, tandis que les Apôtres , qui étaient les amis et les convives du céleste Époux, n'observaient pas encore de jeûne. Les

 

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disciples de Jean croyaient, en jeûnant, posséder la justice parfaite, parce qu'ils suivaient les exemples de ce grand modèle de la pénitence, qui non-seulement se privait des aliments variés dont se servent les hommes, mais n'usait même pas du pain, leur nourriture la plus ordinaire. Ils vinrent se plaindre à Jésus-Christ, en lui disant : « Nous et les pharisiens nous jeûnons souvent; pourquoi vos disciples ne jeûnent-ils pas? » Et Notre-Seigneur, en leur répondant, montre avec évidence, que le jeûne n'est pas convenable et nécessaire en tout temps, et que la solennité d'une fête et des raisons de charité peuvent très-bien l'interrompre. « Est-ce que les enfants de l'Époux, leur dit-il, peuvent jeûner, lorsque l'Époux est avec eux? Des jours viendront où l'Époux leur sera ôté, et alors ils jeûneront. » (S. Matth., IX, 15.)

Ces paroles furent dites avant la résurrection du Sauveur; mais elles s'appliquent particulièrement aux cinquante jours qui la suivirent; car Notre-Seigneur mangeait alors avec ses disciples, et ne les laissait pas jeûner de sa douce présence.

19. L'ABBÉ GERMAIN. Pourquoi, pendant cinquante jours , adoucissons-nous dans nos repas les rigueurs de l'abstinence, puisque Jésus -Christ ne resta que quarante jours avec ses disciples, après sa résurrection.

20. L'ABBÉ THÉONAS. Votre demande est juste et mérite que je vous fasse connaître toute la vérité. Après l'ascension du Sauveur, qui eut lieu quarante jours après sa résurrection, les Apôtres descendirent

 

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de la montagne des Oliviers, où ils l'avaient vu retourner à son Père, comme il est dit dans les Actes des Apôtres. Ils rentrèrent à Jérusalem, et y attendirent, pendant dix jours, la venue de l'Esprit-Saint. Ils le reçurent quand ils furent passés, et célébrèrent par conséquent avec joie le cinquantième jour qui complète le temps consacré par les fêtes de l'Église. Nous voyons, dans l'Ancien Testament, ce temps pascal indiqué par des figures. Il fallait, sept semaines après Pâques, offrir au Seigneur le pain des prémices, par les mains des prêtres. » (Deut., XVI.) Les Apôtres, en prêchant ce jour-là au peuple de Jérusalem, offrirent bien à Dieu le vrai pain des prémices, qui nourrit d'une nouvelle doctrine et rassasia généreusement cinq mille hommes, qu'ils choisirent parmi les Juifs, et consacrèrent au Seigneur comme les prémices du peuple chrétien. C'est pour cela qu'il faut réunir les dix jours aux quarante qui les ont précédés, et les célébrer avec la même joie et la même solennité. Cette tradition, qui remonte au temps des Apôtres, mérite d'être fidèlement observée. Aussi, pendant ces jours, ne se met-on pas à genoux en priant, parce que cette posture est un signe de pénitence et de tristesse. Nous observons donc le temps pascal comme le dimanche, et nos Pères nous ont appris qu'il ne fallait, ce jour-là, ni jeûner, ni se mettre à genoux, pour honorer la résurrection du Sauveur.

21. L'ABBÉ GERMAIN. Les adoucissements extraordinaires d'une solennité si prolongée ne peuvent-ils pas trop favoriser les faiblesses de la chair, et faire

 

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renaître la concupiscence, cette racine de tous les vices que l'on avait coupée? L'esprit, appesanti par des aliments dont il n'a plus l'habitude, conservera-t-il toute sa puissance sur le corps, son serviteur, et nous surtout qui sommes plus jeunes, ne devons-nous pas craindre la révolte des sens que nous avons domptés, si nous nous permettons une nourriture plus abondante et des aliments dont nous n'avons pas l'habitude?

22. L'ABBÉ TIÉONAS. Si nous nous appliquons à tout examiner aux lumières de la raison, et si nous jugeons de la pureté de notre cœur, non pas avec le sentiment des autres, mais avec notre conscience, il est certain que cette nourriture plus abondante ne peut affaiblir notre vigilance. L'âme doit tenir l'équilibre entre cet adoucissement et les intérêts de la continence, de manière à se préserver de tout excès dans un sens ou dans un autre. Il faut qu'elle discerne avec sagesse la règle qui empêchera notre esprit de s'appesantir sous le poids de la jouissance, et notre corps de succomber sous les rigueurs de l'abstinence, modérant ainsi toute exagération qui pourrait trop l'ex-citer ou l'abattre. Notre Dieu défend de rien faire pour son service et son honneur, sans une sage discrétion ; car « l’honneur du roi aime le jugement. » ( Ps. XCVIII, 4.) Aussi , dans sa sagesse, Salomon nous recommande de ne nous laisser entraîner ni d'un côté ni de l'autre. « Honorez Dieu par de justes efforts, et offrez-lui des fruits de votre justice. » (Prov., III, 9.) Nous avons dans notre conscience un

 

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juge équitable et incorruptible, qui ne se trompe jamais sur la pureté de nos âmes, lors même que d'autres pourraient s'égarer. Nous devons veiller avec soin sur notre coeur, pour ne pas nous écarter de la discrétion , et pour éviter également une abstinence trop ambitieuse, et une indulgence trop relâchée.

Il faut calculer nos forces, et mettre d'un côté de la balance la pureté de l'âme , et de l'autre la santé du corps; les peser ensuite au poids de la conscience, sans nous laisser corrompre par de secrets penchants, de telle sorte que nous évitions les excès de tout genre, et que nous ne méritions pas ce reproche : « Si en faisant les saintes offrandes, vous les offrez mal, ne péchez-vous pas ? (Gen., IV, 7.) Ces jeûnes, que nous offrons à Dieu comme des victimes violemment arrachées de nos entrailles, Celui qui aime la justice et la miséricorde les a en horreur, puisqu'il dit : « Je suis le Seigneur qui aime le jugement, et qui déteste le vol dans le sacrifice. » ( Isaïe, LXI, 8.) Il en est de même des offrandes coupables de ceux qui pensent à leur corps et à leur bien-être avant tout, et ne donnent à Dieu que le reste de ce qu'ils font. La sainte Écriture condamne ces serviteurs infidèles : « Maudit soit celui qui fait l'oeuvre de Dieu avec fraude. » (Jér., XLVIII, 10.) C'est bien justement que Dieu reprend ceux qui se trompent ainsi eux-mêmes : « Tous les enfants des hommes sont insensés; car tous les enfants des hommes mentent avec leurs balances pour tromper. » (Ps. LXI, 10.) Et le grand Apôtre nous exhorte à rester dans les limites de la discrétion, sans nous laisser

 

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entraîner par notre penchant d'un côté ou d'un autre ; il a dit : « Que votre obéissance soit raisonnable. » (Rom., XII, 1.) Moïse nous fait la même recommandation ; car il veut « que les balances soient justes, que les poids soient égaux, que le boisseau et le septier aient leur mesure. » (Lévit., XIX, 36.) Salomon dit aussi à ce sujet : « Un poids grand et petit, et des mesures différentes , sont des choses abominables devant Dieu, et celui qui les emploie se perdra dans ses tromperies. » (Prov., XX, 10.)

Appliquons nous donc à ne pas nous servir de faux poids et de fausses mesures, non-seulement dans les choses dont nous parlons , mais dans le secret de nos coeurs et les greniers de notre conscience, c'est-à-dire que sans user pour nous d'une indulgence, d'une mollesse qui affaiblirait la règle, nous n'accablions pas ceux auxquels nous annonçons la parole de Dieu, d'un fardeau que nous ne pouvons pas porter nous-mêmes. Que faisons-nous, cependant, lorsque nous employons double poids et double mesure, pour peser et mesurer le pur froment des enseignements divins ? Si nous le dispensons autrement pour nous que pour nos frères, ne méritons-nous pas les reproches de Dieu, puisque nous avons des balances et des mesures trompeuses? Salomon nous l'annonce : « Le poids double est abominable devant Dieu, et la balance fausse n'est pas bonne en sa présence. » (Prov., XXIII.)

Nous tombons encore dans la même faute, lorsque nous faisons devant nos frères ce que nous pratiquions dans le secret de nos cellules , afin de mériter la

 

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louange des hommes, désirant ainsi paraître plutôt austères et saints à leurs yeux que de l'être vraiment devant Dieu. C'est là une maladie que nous devons éviter, que nous devons avoir en horreur. Mais nous nous sommes un peu éloignés de notre sujet, il est temps d'y revenir.

23. Il faut donc célébrer ces saints jours de telle sorte, qu'ils servent à notre âme et à notre corps, au lieu de nous nuire; car la joie de ces fêtes n'émousse pas les aiguillons de la chair, et notre cruel ennemi en trouble la solennité. Pour concilier alors les douceurs que l'usage autorise avec nos habitudes d'austérité , il suffit de prendre notre repas à l'heure de sexte au lieu d'attendre l'heure de none, comme à l'ordinaire , sans cependant rien ajouter à la qualité ou à la quantité de notre nourriture, afin de ne pas perdre, par cet adoucissement du temps de Pâques, cette pureté du corps et cette intégrité de l'âme, que nous avions acquises pendant le jeûne du carême. A quoi nous servirait d'avoir fait quelques progrès par l'abstinence, si un relâchement imprudent le détruisait bientôt. Le démon connaît notre faiblesse et nous attaque toujours plus violemment lorsqu'il voit que nous sommes moins sur nos gardes, dans la célébration des fêtes. Veillons donc avec un soin extrême à ne pas laisser affaiblir notre âme par de dangereuses douceurs, et ne perdons pas dans le repos du temps pascal, la pureté conquise par nos efforts du carême. Ne changeons rien à notre nourriture, et n'usons pas, aux grandes fêtes, des aliments dont nous nous abstenons,

 

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les jours de jeûne, pour mieux garder la continence. Il ne faut pas que la joie de ces fêtes excite en nous les ardeurs de la concupiscence, et obscurcisse cette paix, cette allégresse plus précieuse encore, que donne la pureté du coeur. Ces courtes jouissances de la chair, en détruisant notre vertu, nous condamneraient aux larmes d'une longue pénitence. Il vaut mieux s'appliquer à suivre le conseil du Prophète : « Célèbre tes fêtes, ô Juda, et tiens tes promesses au Seigneur. » (Nahum, 1, 15.) Si la solennité de ces jours ne change rien à notre abstinence ordinaire, nous jouirons intérieurement d'une fête continuelle, et en nous abstenant de toute oeuvre coupable nous irons ainsi « de mois en mois, de fêtes en fêtes. » (Isaïe, LXVI, 23.)

24. L'ABBÉ GERMAIN. Pourquoi , mon Père , le carême n'est-il que de six semaines, ou de sept semaines, dans quelques provinces, d'une observance plus religieuse? En en retranchant le dimanche et le samedi , les quarante jours de jeûne ne sont pas complets; on ne peut en compter que trente-six.

25. L'ABBÉ THÉONAS. Beaucoup, dans leur simplicité chrétienne, ne s'arrêtent pas à cette difficulté; mais puisque vous ne la trouvez pas indigne de votre attention, et que vous désirez approfondir davantage les causes de notre observance, je vais vous les exposer, afin que vous voyiez clairement qu'il n'y a rien de déraisonnable dans la tradition de nos Pères. La loi de Moïse fait un commandement général pour tout le

 

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peuple : « Vous offrirez vos dîmes et vos prémices au Seigneur, votre Dieu. » (Exod., XXII, 29.) Si donc nous sommes obligés d'offrir les dîmes de tous nos biens et de nos récoltes, nous devons, à bien plus forte raison, offrir la dîme de notre vie et de nos oeuvres. C'est ce que nous faisons en comptant ainsi le carême. Car la dîme de tous les jours d'une année est de trente-six jours et demi. Si, dans les sept semaines, nous retranchons les dimanches et les samedi, il nous reste trente-cinq jours de jeûne; mais si nous y ajoutons la veille de Pâques, où nous prolongeons le jeûne du samedi jusqu'au chant du coq et à l'aube du dimanche, non-seulement nous avons nos trente-six jours complets, mais nous aurons encore la dîme des cinq jours de l'année qui restent, puisque nous les augmentons d'une partie de la nuit, et rien ne manquera à ce que nous devions offrir.

26. Que vous dirai-je des prémices que tous les serviteurs fidèles du Christ ne manquent pas de lui offrir chaque jour? Dès qu'ils se réveillent, et qu'ils reviennent, pour ainsi dire, à la vie, en sortant de leur repos, avant de se répandre en dehors et de s'occuper du souvenir et du soin des choses ordinaires, ils consacrent à Dieu leurs premières pensées, comme les prémices de leurs fruits par les mains du Grand Prêtre, Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour reconnaître cette nouvelle vie et cette image de notre résurrection future. A peine ont-ils secoué le sommeil , qu'ils immolent à Dieu une hostie d'allégresse; le premier mouvement de leur langue est pour l'invoquer, pour

 

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célébrer son nom et ses louanges. Ils ouvrent leurs lèvres pour lui présenter avant tout leurs hymnes et leurs prières. Ils lui donnent aussi les prémices de leurs mains et de leurs pieds, en se levant pour faire oraison, et au lieu d'employer leurs membres à leurs besoins particuliers, ils les consacrent d'abord au service et à l'honneur de Dieu, en élevant les mains, en pliant les genoux et en se prosternant devant lui. Nous ne pouvons mieux accomplir ce que nous chantons dans les Psaumes : « J'ai prévenu le jour, et j'ai crié vers vous. » (Ps. CXVIII, 147.) « Mes yeux ont devancé l'aurore, afin de méditer vos paroles. » ( Ib. 148.) « Dès le matin, ma parole vous préviendra. » (Ps. LXXXVII , 14.) Tous les jours, lorsque après notre sommeil nous revenons à la lumière, comme des ténèbres et de l'image de la mort, nous ne devons rien exiger, pour nous-mêmes, de notre esprit et de notre corps, avant de les avoir consacrés à Dieu.

Qu'est-ce que prévenir, dès le matin et devancer le jour, si ce n'est nous prévenir nous-mêmes , c'est-à-dire devancer nos désirs et les soins qui sont nécessaires à notre vie, ou bien ces tentations si subtiles que l'ennemi nous prépare pendant notre sommeil, par les images de nos songes, afin de nous en occuper, dès que nous serons réveillés, et de déflorer ainsi, en s'en emparant, les prémices de nos actions? Nous devons donc, pour ne pas mentir au verset du Psalmiste, veiller de telle sorte sur nos premières pensées, que l'ennemi ne puisse les souiller de son influence, et les rendre indignes d'être offertes

 

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à Dieu. Si nous ne le prévenons pas par notre vigilance, il prendra l'habitude de nous devancer lui-même, chaque jour, par ses artifices; et si nous désirons offrir à Dieu les prémices de notre âme, et les lui rendre agréables, il faut nous appliquer, surtout dès les premières heures du jour, à conserver les sens de notre corps purs et sans tache, comme de saintes offrandes destinées au Seigneur. Beaucoup de personnes, qui vivent dans le monde, ont la pieuse coutume de se lever avant le jour, ou au point du jour, et de ne jamais se livrer à leurs occupations domestiques et à leurs affaires, avant d'avoir été à l'église, pour consacrer, en la présence de Dieu, les prémices de leurs actions.

27. Pour ce que vous me dites des six ou des sept semaines, qui différencient dans quelques provinces l'observance du carême, le jeûne est toujours le même, malgré l'inégalité des semaines; car ceux qui n'en admettent que six, pensent qu'il faut jeûner le samedi et les six jeûnes de plus de ces semaines, complètent, par conséquent, les trente-six jours du carême.

28. Vous voyez donc que le nombre des jeûnes est le même, quoique le nombre des semaines soit différent. Les hommes oublieux n'ont pas bien conservé la raison de cette coutume, qui était d'offrir ainsi à Dieu la dîme de l'année. Ces trente-six jours et demi de jeûne, ont reçu le nom de quarantaine ou de carême, parce que Moïse, Élie et Notre-Seigneur lui-même, ont jeûné quarante jours. C'était aussi un souvenir des quarante années qu'Israël passa dans le désert,

 

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et peut-être des quarante stations qu'il y fit comme l'Écriture le rapporte. Cette dîme offerte à Dieu pourrait être aussi appelée du nom que le public donne à l'impôt prélevé sur le commerce par les princes de la terre. Le Roi des siècles n'a-t-il pas des droits bien légitimes sur les années de notre vie? Quoi qu'il en soit, remarquons en passant un fait que nos Pères ont signalé bien souvent, c'est que pendant ces jours de jeûne, les démons redoublent toujours leurs attaques, et tentent davantage les religieux pour leur faire quitter leurs monastères. Semblables aux Égyptiens, qui opprimaient si cruellement les enfants d'Israël , ces Égyptiens spirituels tourmentent les solitaires, le vrai peuple d'Israël, et leur imposent les plus pénibles épreuves, pour les empêcher de quitter l'Égypte, et d'aller jouir d'un repos sacré dans le désert des vertus. Le Pharaon de l'enfer s'irrite contre nous, et s'écrie : « Ce sont des paresseux, et c'est pourquoi ils disent si haut : Allons, et sacrifions à Dieu, Notre-Seigneur. Qu'ils soient accablés de travaux ; qu'ils soient toujours occupés s afin qu'ils ne songent plus à leurs vaines paroles. » (Exod., V, 9.) Car les impies, dans leur égarement, traitent de folie et de vanité ce sacrifice, qu'on n'offre vraiment bien à Dieu que dans la solitude et la liberté du coeur. La religion est une abomination pour le méchant.

29. Celui qui est juste et parfait n'est pas l'esclave de la loi du carême, et ne se contente pas d'un si petit nombre de jeûnes. Cette obéissance servile est imposée seulement par l'Église, aux personnes du monde qui

 

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sont livrées toute l'année à leurs jouissances et à leurs affaires. Il faut bien que la loi les force à penser à Dieu pendant ces jours, et qu'ils lui consacrent au moins cette dîme de leur vie, qu'ils auraient dévorée comme le reste. Mais les justes, pour qui la loi n'est pas faite, ne bornent pas leurs jeûnes à cette extrême partie de leur vie, mais ils la donnent tout entière; ils sont affranchis de l'impôt légal, parce qu'ils paient davantage , et ils peuvent s'en exempter sans scrupule , quand ils en ont de bonnes et saintes raisons. Ceux qui donnent tout, ne détournent rien de la dîme. Il n'en est pas de même de ceux qui n'offrent point à Dieu de dons volontaires ; la loi les oblige à payer la dîme dans toute sa rigueur. Il est évident que l'esclave de la loi, celui qui évite ce qu'elle défend, et qui fait seulement ce qu'elle ordonne, n'est pas parfait comme celui qui n'use pas même de ce qu'elle accorde. Aussi, quoique l'Apôtre ait dit de la loi de Moïse : « La loi ne conduit à rien de parfait » (Hébr., VII, 19), nous voyons beaucoup de saints, dans l'Ancien Testament, devenir parfaits, parce qu'ils ont été au delà des prescriptions de la loi, pour vivre de la perfection évangélique. « Ils savaient que la loi n'est pas faite pour les justes, mais pour les injustes, les rebelles, les impies et les pécheurs, pour les coupables et les profanes. » (I Tim. , I, 9.)

30. Il faut remarquer que tant que dura la perfection de l'Église primitive, cette loi du carême n'était pas nécessaire ; elle était observée sans contrainte et sans précepte formel par les chrétiens qui jeûnaient

 

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toute l'année. Mais lorsque la ferveur des temps apostoliques se fut ralentie, lorsque la multitude des fidèles s'attacha à ses biens, et ne les partagea plus pour les besoins de tous, comme il avait été réglé d'abord, mais s'appliqua à les augmenter, au lieu de se contenter de suivre l'exemple d'Ananie et de Saphire, il parut utile à l'Église d'imposer aux hommes qui oubliaient, au milieu des affaires du siècle, le repentir de leurs fautes et la pénitence, l'obligation sainte d'un jeûne régulier. C'était rétablir la dîme légale, et cette contrainte pouvait servir aux faibles, sans nuire aux parfaits, qui, en s'inspirant de l'Évangile, allaient volontairement au delà du précepte, afin de parvenir à cet heureux résultat, dont parle saint Paul : « Le péché ne dominera plus en vous, parce que vous n'êtes plus sous la loi, mais sous la grâce. » ( Rom., VI, 14.) Car le péché ne peut dominer celui qui domine l'attachement au péché.

31. L'ABBÉ GEnMAIN. Cette parole de l'Apôtre est vraie, sans aucun doute; mais elle me parait bien obscure, si elle s'applique, non-seulement aux religieux, mais à tous les chrétiens. Car si tous ceux qui croient à l'Évangile sont libres et affranchis de la domination du péché, comment cette domination existe-t-elle dans presque tous ceux qui sont baptisés? Notre-Seigneur n'a-t-il pas dit : « Quiconque fait le péché est esclave du péché? » (S. Jean, VIII, 34.)

32. L'ABBÉ THÉONAS. Vous me proposez une difficulté qui n'est pas petite, et, quoique je sache bien qu'elle ne peut être expliquée et comprise par ceux

 

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qui n'en ont pas l'expérience, je vais tâcher de vous satisfaire en quelques mots. Votre intelligence complétera, par la pratique, ce que je vous dirai. Car tout ce qui s'apprend plutôt par l'expérience que par l'enseignement, ne peut être bien exposé et bien compris que par ce moyen.

Je pense qu'il est nécessaire de rechercher d'abord avec soin quel est le précepte ou la volonté de la Loi; quelle est la règle et la perfection de la Grâce, afin que nous puissions connaître ensuite ce qu'est la domination du péché ou sa ruine. La Loi recommande particulièrement le mariage. « Heureux, dit-elle, qui a une postérité dans Sion, et une famille dans Jérusalem. » (Isaïe, XXXI, 9.) Elle maudit la stérile qui n'enfante pas. La Grâce, au contraire, invite à la pureté d'une chasteté perpétuelle, et au bonheur d'une sainte virginité. « Bienheureux, dit-elle, les stériles qui n'ont pas enfanté, et les mamelles qui n'ont pas allaité. Ce-lui qui ne hait pas son père, sa mère et son épouse , ne peut être mon disciple. » (S. Luc, XIV, 26.) Et l'Apôtre dit : « Que ceux qui ont des femmes, vivent comme n'en ayant pas. » (I Cor., VII , 29.)

La Loi dit : « Ne tardez pas à offrir vos dîmes et vos prémices » (Exod., XXII, 29) ; et la Grâce : « Si vous voulez être parfait, allez et vendez tout ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres. » (S. Matth., XIX, 21.)

La Loi ne défend pas la vengeance et le talion pour les offenses et les injures. Elle dit: « Œil pour oeil, dent pour dent. » (Exod., XXI, 24.) La Grâce veut que nous prouvions notre patience, en souffrant le double

 

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du mal qu'on nous a fait, et que nous soyons prêts à supporter encore la perte que nous avons éprouvée. « Si quelqu'un, dit-elle, vous frappe sur la joue droite, présentez-lui l'autre; et si quelqu'un veut plaider contre vous pour avoir votre tunique, abandonnez-lui aussi votre manteau. » (S. Matth., V, 39.) La Loi dit qu'on peut haïr ses ennemis; la Grâce re-commande de les aimer, au point de prier toujours Dieu pour eux.

33. Celui donc qui est parvenu à la perfection de l'Évangile, s'élève ainsi, par le mérite de sa vertu, au-dessus de la loi. Il regarde comme petits et imparfaits tous les préceptes de Moïse, parce qu'il se sent obéir à la grâce du Sauveur, dont le secours seul lui a permis d'arriver à cet état supérieur, à cette dignité. Le péché, par conséquent, ne domine pas en lui, puisque la charité qui est répandue dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous est donné (Rom., V), en bannit l'amour des choses de la terre. Il ne peut ni désirer ce qui est défendu, ni mépriser ce qui est commandé. Toute son étude, tous ses désirs sont toujours inspirés par l'amour de Dieu, tellement qu'au lieu d'être séduit par la jouissance des choses coupables, il n'use pas même des choses permises. La loi, par exemple, fixe les obligations du mariage ; mais quoiqu'elle impose la fidélité conjugale, il est difficile que la concupiscence reste dans les limites qui lui sont imposées; le feu qu'on alimente ne peut pas toujours être modéré, et l'usage du mariage finit quelquefois par rendre la volonté adultère. Mais ceux que la grâce du Sauveur

 

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enflamme de l'amour de la pureté, consument tellement les désirs de la chair dans les ardeurs de la charité, que la cendre chaude des passions n'altéré en rien leur chasteté. Les esclaves de la loi arrivent par les choses permises aux choses défendues, tandis que ceux qui suivent la grâce, les évitent en méprisant les choses permises. Comme le péché vit encore dans celui qui aime le mariage, il vit aussi dans celui qui se contente d'offrir à Dieu la dîme et les prémices. Car il tombera nécessairement dans quelque faute, par ses délais ou ses négligences, en ne donnant pas la qualité ou la quantité qu'il doit offrir chaque jour.

Malgré tout le soin qu'on apporte à distribuer la part qui revient aux pauvres, il est difficile de ne pas commettre souvent quelque infidélité; mais ceux qui n'ont pas méprisé le conseil du Seigneur, en donnant tous leurs biens aux pauvres, et qui suivent, en prenant la Croix, le Maître généreux de la grâce, ceux-là ne peuvent se tromper. Car en distribuant des richesses déjà consacrées à Jésus-Christ, et qui semblent ne plus leur appartenir, ils ne seront plus tentés de garder quelque chose pour leurs besoins, et aucune hésitation ne troublera la joie de leur aumône. Ils savent qu'ayant tout donné à Dieu, ils n'ont plus à s'inquiéter du lendemain, et que dans leur bienheureuse nudité, la Providence les nourrira avec plus de soin que les oiseaux du ciel. Celui, au contraire, qui conserve les biens du monde, et qui donne seulement la dîme et les prémices de ses récoltes, ou l'argent que l'ancienne loi lui clame, efface bien sous la rosée de l'aumône les

 

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souillures de ses péchés ; mais quelle que soit sa générosité, il est impossible qu'il s'affranchisse complètement de la domination du péché, à moins que la grâce du Sauveur ne le détache lui-même de ce qu'il donne.

Ce n'est pas non plus se délivrer du joug tyrannique du péché que de demander dents pour dents, et de poursuivre de sa haine son ennemi, comme on le faisait sous l'ancienne loi; car celui qui désire venger son injure par la peine du talion, et qui nourrit la haine dans son coeur, est toujours sous l'empire de la colère et de la fureur. Mais celui qui est éclairé de la grâce de l'Évangile, triomphe du mal, en n'y résistant pas. Il n'hésite pas, quand on le frappe à la joue droite, à présenter l'autre; et il donne volontairement son manteau à celui qui lui demande sa tunique. Il aime ses ennemis et il prie pour celui qui le calomnie. II a donc rejeté le joug du péché, il en a rompu les liens; car il ne vit plus sous la loi, qui ne détruit pas les racines du péché. L'Apôtre a dit « que la première loi avait été abolie à cause de son insuffisance et de son inutilité; car elle n'a conduit personne à la perfection. » Et le Seigneur a dit, par son Prophète : « Je leur ai donné des préceptes qui n'étaient pas bons , et des commandements dans lesquels ils ne pouvaient pas vivre. » (Ézéch., XX, 11.) La grâce, au contraire, ne retranche pas seulement les branches du mal, elle détruit encore jusqu'aux racines de la volonté mauvaise.

34. Celui donc qui s'applique à suivre la perfection

 

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de l'Évangile, vit sous la grâce et ne souffre plus la tyrannie du péché; c'est vivre sous la grâce que de faire ce que la grâce demande. Celui, au contraire, qui ne veut pas se soumettre pleinement à la perfection de l'Évangile, doit savoir que, tout en étant baptisé, chrétien et religieux, il ne vit pas dans la liberté de la grâce, mais dans les chaînes de la loi et sous le joug du péché. Le dessein de Dieu, qui donne la grâce de l'adoption à tous ceux qui se donnent à lui, n'est pas de détruire, mais de perfectionner les préceptes de Moïse, pour les mieux accomplir et non pour les rejeter.

Beaucoup méconnaissent et négligent ces conseils sublimes, et les exhortations de Notre-Seigneur. Ils s'imaginent jouir d'une telle liberté, que non-seulement ils ne s'élèvent pas aux préceptes évangéliques, comme trop difficiles, mais qu'ils méprisent encore, comme trop anciens, les commandements de la loi mosaïque , qui ont été donnés pour les faibles et les commençants. Ils semblent dire, dans leur coupable indépendance, cette parole que réprouve l'Apôtre : « Nous pècherons, parce que nous ne sommes plus sous la loi, mais sous la grâce. » (Rom., VI, 15.) Car celui qui n'est pas sous la grâce, puisqu'il ne s'est pas élevé à la perfection de l'Évangile, et qui n'est pas sous la loi, puisqu'il n'en observe pas les plus faciles commandements, est doublement esclave du péché. Il s'imagine n'avoir reçu la grâce du Christ que pour abuser de sa liberté, en s'éloignant de lui. Il fait ce que saint Pierre nous avertit d'éviter : « Agissez, dit-il, comme des hommes libres, et ne prenez pas comme

 

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un prétexte la liberté du mal. (I S. Pierre., II, 16.) « Vous, mes frères, dit saint Paul, vous êtes appelés à la liberté » ( Gal., V, 13); c'est-à-dire à être affranchis de la domination du péché, pourvu que vous ne profitiez pas de votre liberté pour satisfaire votre sensualité, et que vous ne croyiez pas ce vice permis, parce que vous n'êtes plus soumis aux préceptes de la loi. Saint Paul nous apprend que la vraie liberté n'est jamais que là où le Seigneur habite. « Le Seigneur est l'Esprit, et là où est l'Esprit du Seigneur, se trouve la liberté. (II Cor., III, 17.) Je ne sais si j'ai pu vous faire comprendre ces paroles de l'Apôtre, comme les comprennent ceux qui en ont fait l'expérience; je sais seulement très-bien qu'elles deviennent très-claires par la pratique, et qu'elles n'ont plus alors besoin d'éclaircissements : la lumière de l'expérience en apprend plus que toutes les paroles.

35. L'ABBÉ GERMAIN. Vous nous avez parfaitement expliqué une question très-obscure, et que bien des hommes peut- être ne peuvent résoudre. Nous vous supplions de nous instruire encore sur un point, et de nous dire pourquoi quand nous jeûnons, et que nous sommes le plus affaiblis par la pénitence, nous sommes plus tourmentés par les combats de la chair; car quelquefois en sortant du sommeil, ce que nous avons éprouvé nous trouble la conscience, et nous ôte cette confiance qu'il faudrait pour prier le Seigneur.

36. L'ABBÉ TRÉONAS. Le désir que vous avez de vous instruire à fond de tout ce qui peut vous conduire à la perfection, m'engage à traiter avec étendue

 

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la question que vous me proposez; car je vois que vous vous inquiétez moins de cette chasteté, de cette circoncision extérieure, que de celle qui est dans le secret de l'âme. Vous savez bien que la perfection ne consiste pas dans cette continence matérielle que les infidèles mêmes peuvent garder par nécessité ou par hypocrisie, mais dans cette pureté volontaire et invisible du coeur que l'Apôtre explique ainsi : « Le véritable Juif n'est pas celui qui l'est à l'extérieur, et qui porte la circoncision dans sa chair, mais celui qui l'est intérieurement, qui est circoncis dans son coeur par l'esprit et non par la lettre; la louange lui vient non pas des hommes, mais de Dieu, qui connaît le secret des coeurs. » (Rom., II, 28.)

Cependant, comme je ne puis satisfaire pleinement votre désir, parce que ce qui reste de la nuit ne suffit pas pour bien traiter une question si obscure, je pense qu'il vaut mieux différer. Ces sujets demandent dans ceux qui parlent et dans ceux qui écoutent, un coeur dégagé de toute vaine pensée. On ne doit les proposer que pour se purifier davantage, et on ne les explique bien qu'en recevant soi-même la grâce de la pureté. Il ne faut pas ici des paroles subtiles, mais le témoignage intérieur de la conscience, et la puissance de la vérité. La science, la doctrine de cette vertu, ne peut être acquise que par l'expérience, et personne ne peut la recevoir, s'il ne la cherche avec ardeur, non pas dans des entretiens stériles, mais par de généreux efforts, en désirant sincèrement la pureté intérieure.

 

VINGT-DEUXIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉONAS : DES SOUILLURES INVOLONTAIRES

 

Causes des souillures involontaires. — Moyens de les combattre. — Elles ne doivent pas être un obstacle à la communion. — Il faut prier humblement et avec persévérance. — Eunuques de l'Ancien et du Nouveau Testament. — Privilège des vierges. — La pureté vient de Dieu seul. — De l'apparence du péché et des fautes du juste.

 

1. Sept jours s'étaient écoulés et le temps pascal était passé, lorsque vers le commencement de la nuit, après le repas du soir, nous entrâmes dans la cellule du bienheureux Théonas, pour avoir l'entretien qu'il nous avait promis. Le saint vieillard nous reçut avec un visage joyeux, et nous adressa ainsi le premier ,la parole.

L'ABBÉ THÉONAS. J'admirais que votre ardeur à

 

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vous instruire vous permît d'attendre sept jours la réponse à la question que vous m'aviez faite et d'accorder un si long délai à votre débiteur qui ne l'avait pas demandé. Il est bien juste qu'après avoir eu tant d'indulgence à mon égard, je ne diffère pas à m'acquitter. C'est là une bonne affaire; plus on paie, plus on s'enrichit , et celui qui reçoit n'ôte rien à celui qui donne. Il y a double avantage à distribuer les richesses spirituelles; car non-seulement on est utile à celui qui nous écoute, mais, en l'instruisant, on excite en soi-même le désir de la perfection. Votre ardeur est donc un profit pour moi et votre zèle me fait rougir; car je resterais dans ma langueur, et je n'aurais dans l'esprit rien de ce que vous désirez, si votre ferveur ne m'avait tiré de mon sommeil et rappelé aux choses spirituelles. Voyons donc maintenant la question que le manque de temps nous a fait différer.

2. Il me semble que votre question était complexe. Pourquoi lorsque nous jeûnons avec moins de rigueur, sentons-nous moins l'aiguillon de la chair; et pourquoi souvent, au contraire, lorsque nous jeûnons davantage et que notre corps est comme épuisé par la pénitence, sommes-nous plus agités par la tentation et en ressentons-nous davantage, pendant le sommeil, les fâcheux effets ?

3. Nos anciens attribuent à trois causes ces souillures involontaires : elles viennent ou d'un excès de nourriture, ou d'un défaut de vigilance de l'esprit, ou d'une ruse de l'ennemi. Il est certain d'abord

 

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que la gourmandise excite en nous la concupiscence et que ces mouvements ne viennent pas de notre abstinence présente, mais de nos excès passés. Ce que nous avons donné de trop à notre corps agit à notre insu, lorsque nous sommes affaiblis par l'austérité des jeûnes. Aussi devons-nous non-seulement nous abstenir des aliments les plus succulents, mais nous contenter de la nourriture la plus ordinaire; et il faut même prendre garde d'user de pain et d'eau à satiété, afin de conserver la pureté du corps que nous aurons acquise, inaltérable comme celle de notre âme. Nous sommes cependant obligés de reconnaître que bien des personnes, sans prendre ces précautions, à cause de leur tempérament ou de leur âge, éprouvent plus rarement ou ne ressentent même pas ces fâcheux effets; mais il y a une grande différence entre la paix de celui qui n'a pas à combattre et le triomphe qu'on obtient par de glorieux efforts. La vertu de ceux qui surmontent tous les vices , tient du miracle , tandis que la sagesse de ceux que protége la faiblesse de leur tempérament est plutôt un repos qu'un mérite.

La seconde cause de ces accidents vient de l'âme, qui ne s'applique pas assez aux exercices spirituels capables de former en elle l'homme intérieur; elle s'accoutume ainsi à une certaine paresse qui l'empêche d'apercevoir les tentations des mauvaises pensées, et de désirer, comme elle le devrait, la parfaite pureté du coeur, s'imaginant qu'elle consiste seulement dans les austérités extérieures. Ce défaut de

 

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jugement et de vigilance fait que l'âme reste ouverte aux pensées dangereuses , et qu'elle conserve même les germes de toutes ses anciennes passions ; et tant qu'elles sont ainsi cachées dans les replis du coeur, elles peuvent, malgré les rigueurs du jeûne, troubler le sommeil par des songes voluptueux. Il y a donc là faute de l'âme au moins autant que cause naturelle, et nous devons l'éviter avec la grâce de Dieu, en veillant sur notre esprit comme sur notre corps. Il faut arrêter nos pensées dès le principe, pour qu'elles ne nous entraînent pas plus loin et ne produisent pas, pendant la nuit, des impressions fâcheuses.

Il y a enfin une troisième cause. Nous avons beau prendre tous les moyens de conserver la continence, et désirer acquérir, par la mortification de l'esprit et du corps, la pureté parfaite, plus nous faisons d'efforts , plus l'ennemi jaloux nous attaque pour troubler notre conscience, en nous humiliant par l'apparence du péché ; et il agit ainsi, surtout les jours où nous désirons être le plus agréables à Dieu. Il cherche, sans qu'il y ait consentement de notre part et même égarement de notre imagination, à souiller notre corps pour que nous n'osions pas approcher de la sainte Communion. Il tourmente souvent de la sorte ceux qui commencent et qui n'ont pas affaibli leur corps par de longs jeûnes, afin de les tromper et de les détourner des austérités de la pénitence, en leur persuadant que ses rigueurs seraient un obstacle plutôt qu'un moyen

 

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pour acquérir la pureté , puisque plus ils jeûnent, plus ils semblent s'en éloigner; ils pourront prendre en horreur et regarder comme une ennemie la pénitence, qui est, au contraire, la maîtresse et la nourrice de la pureté.

Nous ne devons pas combattre chaque vice pour le mal qu'il nous fait par lui-même, mais parce qu'il ne se contente pas de son empire et qu'il entraîne avec lui tout le cortége des autres vices, afin de multiplier nos chaînes. Il faut, par exemple, vaincre la gourmandise, non-seulement parce qu'elle nous corrompt en nous surchargeant de nourriture et en allumant en nous le feu de la concupiscence, mais encore parce qu'elle nous porte à la colère, à la fureur, à la tristesse , et qu'elle nous rend esclaves des autres passions. Car lorsqu'on nous donne nos aliments plus tard ou moins bien apprêtés, si nous sommes dominés par la gourmandise, nous éprouverons sur-le-champ des mouvements de colère; et si nous aimons les mets délicats, nous ne pourrons échapper à la passion de l'argent afin de nous procurer de somptueux festins. Cette passion est elle-même étroitement unie à la vaine gloire, à l'orgueil et à une foule de vices. Dès qu'un seul vice se fortifie en nous, il en développe une foule d'autres.

4. L'ABBÉ GERMAIN. Dieu a permis que nous traitions ce sujet pour nous donner le courage de vous adresser une question que nous n'aurions pas osé vous faire sans cela. Lorsque nous devons communier, faut-il, si nous avons éprouvé quelques souillures

 

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involontaires , nous approcher ou nous éloigner de la sainte Table ?

5. L'ABBÉ TRÉONAS. Tous nos soins doivent tendre à conserver une entière pureté, surtout lorsque nous nous préparons à nous approcher de l'autel, et notre vigilance doit redoubler pour que nos sens ne soient pas troublés pendant la nuit qui précède la sainte Communion. Mais si la malice de l'ennemi, pour nous priver de la nourriture céleste , nous trompe par ses illusions et veut nous persuader qu'une chose naturelle et involontaire est un obstacle à notre sanctification, nous pouvons et nous devons nous approcher avec confiance de la source de toute grâce.

Si nous sommes cause, d'une manière quelconque, de cette souillure, nous devons nous rappeler avec tremblement cette parole de l'Apôtre : « Celui qui mange le pain et qui boit le calice du Seigneur indignement, sera coupable du corps et du sang du Seigneur. Que l'homme s'éprouve donc lui-même et qu'il mange ensuite de ce Pain et qu'il boive de ce Calice. (I Cor., XI, 27.) Car celui qui mange et boit indignement, mange et boit son jugement, ne discernant pas le corps du Seigneur; » c'est-à-dire qu'il ne distingue pas cette nourriture céleste de nos aliments grossiers, puisqu'il ne la prend pas avec la pureté d'esprit et de corps qu'elle réclame. L'Apôtre ajoute : « Aussi, parmi vous, beaucoup sont faibles et infirmes, et beaucoup dorment. » Ce sont ces Communions qui causent les maladies et les morts spirituelles. Beaucoup qui ne craignent pas de s'approcher ainsi de la sainte Table

 

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affaiblissent la foi dans leur âme, éprouvent les langueurs des passions et s'endorment dans le péché sans que rien puisse les réveiller de cet assoupissement mortel. » Enfin l'Apôtre dit : « Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés » (I Cor., 30) , c'est-à-dire, si nous nous jugeons indignes de recevoir les sacrements, toutes les fois que nous sommes blessés par la concupiscence, nous nous appliquerons davantage à nous purifier par la pénitence, afin de le faire plus dignement et de n'être pas punis par les maladies spirituelles que Dieu nous envoie pour nous forcer à recourir aux remèdes qui guériront nos blessures, et à éviter, par les peines si passagères de cette vie, les châtiments qui attendent les pécheurs dans l'autre. C'est ce qui est expressément déclaré dans le Lévitique : « Tous ceux qui seront purs mangeront des chairs ; mais celui qui mangera des chairs du sacrifice offert au Seigneur, et qui aura quelque souillure, périra devant le Seigneur.» (Lév., VII, 19.) Dans le Deutéronome, l'impur est aussi séparé du camp des fidèles : « Si parmi vous quelqu'un est souillé par quelque songe pendant la nuit , qu'il sorte du camp ; qu'il ne revienne pas avant de s'être lavé dans l'eau vers le soir, et qu'il ne rentre dans le camp qu'après le coucher du soleil. » (Deut., XXIII ,10.)

6. Pour vous montrer plus clairement que souvent ces souillures viennent de l'artifice du démon , nous connaissons un frère qui avait obtenu , par sa vigilance et son humilité, une grande pureté de coeur et de corps, mais dont l'imagination était troublée, la nuit,

 

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toutes les fois qu'il se préparait à recevoir la sainte Communion, le dimanche. Après s'être éloigné longtemps de l'autel , il voulut cependant consulter ses supérieurs dans l'espoir de trouver auprès d'eux un bon conseil et un remède à sa douleur. Ces médecins de l'âme examinèrent d'abord si le mal ne venait pas d'une trop grande abondance de nourriture; mais ils reconnurent que ce ne pouvait être la cause de ce dont se plaignait le solitaire, puisqu'ils savaient quelle était son abstinence, surtout à l'approche des grandes fêtes, où il était le plus éprouvé. Ils recherchèrent alors si le trouble de son imagination ne venait pas de la faute de l'âme; car les hommes les plus austères , les plus épuisés par le jeûne , sont exposés à ces illusions, lorsqu'ils s'enorgueillissent de leur pureté corporelle et qu'ils attribuent à leurs efforts la chasteté qui est un don de Dieu. Ils lui demandèrent donc s'il croyait pouvoir par lui-même acquérir cette vertu. Cette pensée impie l'indigna, et il déclara humblement que s'il se conservait pur, les autres jours, ce ne pouvait être que par le secours de la grâce divine.

Les supérieurs reconnurent alors un artifice du démon dans ces accidents; et puisqu'on ne pouvait les attribuer ni à l'âme, ni au corps, ils conseillèrent au religieux de s'approcher sans crainte, de la sainte Table , de peur qu'en s'obstinant à en rester éloigné, il ne tombât dans les piéges de l'ennemi, qui voulait le priver du corps de Notre-Seigneur et lui ôter le moyen le plus puissant de sanctification et de salut. On vit bien que ces illusions étaient l'oeuvre du

 

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démon ; car elles cessèrent par la vertu du corps de Jésus-Christ. La ruse de l'ennemi fut découverte et la sagesse des supérieurs prouvée ; il était évident que ces souillures involontaires ne venaient ni de l'esprit, ni du corps, mais de l'action du tentateur.

Si nous voulons donc nous délivrer de ces songes , ou du moins les rendre très-rares, nous devons demander à Dieu , humblement et avec persévérance, le don de la pureté et nous y préparer par une grande sobriété dans le boire et le manger, car tout excès de nourriture entretient en nous les mouvements de la concupiscence , et il faut faire tous nos efforts pour les arrêter. Il faut, premièrement, vaincre la fornication, «afin que, selon l'Apôtre, le péché ne règne pas dans notre corps mortel et nous fasse obéir à ses désirs déréglés» (Rom., VI, 12) ; secondement, calmer et endormir toute puissance de la chair, « afin de ne pas faire servir nos membres comme des armes d'iniquité pour le péché » (Ibid., 13); troisièmement, après avoir dégagé l'homme intérieur de tout attrait au plaisir, nous offrir à Dieu, comme vivants, de morts que nous étions, « afin qu'arrivés à la paix complète de nos sens, nous puissions consacrer nos membres à la justice de Dieu et non à la volupté. » (Rom., VI, 19.)

Quand nous serons affermis dans cette pureté, le péché ne régnera plus en nous; car nous ne sommes plus sous la loi qui, en recommandant le mariage, entretenait , pour ainsi dire , en nous la concupiscence , mais nous sommes sous la grâce, qui, en nous conseillant la virginité, étouffe tous les mouvements de la

 

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chair et combat la sensualité jusque dans le mariage. Nous devenons ainsi semblables à ces eunuques qui méritent les louanges du prophète Isaïe, et nous nous rendons dignes des récompenses qu'il leur promet : « Car, voici ce que dit le Seigneur aux eunuques qui gardent mon sabbat, qui choisissent ce que je veux et qui sont fidèles à mon alliance : Je leur donnerai dans ma maison et dans mes murs un lieu et un nom meilleur que des fils et des filles; je leur donnerai un nom éternel qui ne périra jamais. » (Isaïe, LVI, 14.) Qui sont ces fils et ces filles auxquels les eunuques sont tellement préférés qu'ils recevront un nom et un rang meilleur, sinon ces saints de l'Ancien Testament qui, en vivant dans le mariage, ont mérité l'adoption des enfants de Dieu, par l'observance de ses commandements? Quel est ce nom qui leur est promis comme leur plus grande récompense, si ce n'est le nom du Christ qu'ils doivent recevoir et dont le Prophète a dit : « J'ai donné à mes serviteurs un autre nom dans lequel celui qui doit être béni sur terre sera béni en Dieu, qui est la Vérité; et celui qui jure sur la terre jurera en Dieu , qui est la Vérité » (Isaïe, LXV, 15) ; et encore : « Vous recevrez un nom nouveau que le Seigneur lui-même a prononcé. » (Isaïe, LXII, 2.)

Les âmes pures auront pour récompense le privilège si grand et si précieux « de chanter continuellement ce cantique qu'aucun saint ne peut chanter, sinon ceux qui accompagnent partout l'Agneau, parce qu'ils sont vierges et qu'ils ne se sont pas souillés avec les femmes. » (Apoc., XIV, 4.) Si nous voulons acquérir

 

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cette gloire sublime des vierges , faisons tous nos efforts pour conserver cette pureté de l'âme et de l'esprit, afin de n'être pas du nombre de ces vierges folles, qui sont ainsi appelées parce qu'elles étaient seulement chastes de corps, mais qu'elles n'avaient pas dans leur vase cette huile de la pureté intérieure, sans laquelle s'éteint bientôt la gloire et l'éclat de la virginité corporelle. Il faut nécessairement que l'huile de cette pureté intérieure alimente la chasteté extérieure de l'homme et qu'elle la préserve ainsi sans cesse de toute souillure. Les vierges folles ne méritent pas d'entrer dans la demeure glorieuse de l'Époux avec les vierges sages, qui ont conservé leur esprit, leur âme et leur corps sans souillure pour l'avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Ce sont là les vierges véritables et sans tache du Christ; ce sont là ces admirables eunuques qui non-seulement ne craignent pas le mal, mais ne peuvent y tomber, parce que non-seulement ils ont brisé les liens de l'impureté, mais qu'ils ont encore triomphé des moindres mouvements de la concupiscence et qu'ils les ont tellement affaiblis dans leur chair, que, loin d'en goûter le plaisir, ils n'en éprouvent pas même la tentation.

7. Nous devons tellement mettre notre coeur sous la garde de l'humilité , que nous soyons toujours persuadés que nous ne pourrons jamais parvenir seuls à ce degré de pureté, et que, même en faisant, avec la grâce de Dieu, tout ce que nous venons de dire , nous ne serons cependant pas encore dignes de communier.

 

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Car la sainteté de cette Manne céleste est si grande, que personne dans une chair terrestre ne peut par lui-même mériter d'en approcher et ne la reçoit que par une bonté toute gratuite du Seigneur. Personne ensuite ne peut être assez sur ses gardes, dans le combat du monde , pour ne pas recevoir quelque atteinte de l'ennemi , pour ne pas pécher, rarement ou légèrement peut- être, par ignorance, négligence, vanité, surprise, pensée, nécessité, oubli. Quand même il serait arrivé à ce degré de vertu où il pourrait dire avec l'Apôtre : « Pour moi, je m'inquiète peu d'être jugé par vous ou par quelque homme que ce soit ; je n'ose pas me juger moi-même, quoique ma conscience ne me reproche rien » (I Cor., IV, 3), il doit cependant être persuadé qu'il n'est pas exempt de péché; car l'Apôtre ajoute : « Mais je ne suis pas justifié pour cela ; » c'est-à-dire : Ce n'est pas en me croyant juste que je possèderai la vraie gloire de la justice, et ma conscience a beau ne rien me reprocher, je ne suis pas pour cela exempt de tout péché ; car bien des choses se cachent dans ma conscience, et ce que j'ignore et ne voit pas , Dieu le voit et le connaît. « Aussi, dit encore saint Paul, c'est le Seigneur qui est mon juge. Celui qui pénètre les secrets des coeurs peut seul ne pas se tromper. »

8. L'ABBÉ GERMAIN. Vous avez dit qu'il n'y a que les saints qui doivent participer aux saints mystères, et vous ajoutez maintenant qu'il est impossible à l'homme d'être complètement exempt de péché. Si personne n'est exempt de péché, personne n'est saint,

 

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et personne, par conséquent, ne pourra participer au corps de Jésus-Christ et espérer le royaume du ciel , qui n'est promis qu'aux saints.

9. L'ABBÉ THÉONAS. Il faut reconnaître qu'il y a bien des saints et des justes ; mais il y a une grande différence entre être saint ou sans tache. On peut dire que quelqu'un est saint parce qu'il est consacré au culte divin; car ce nom s'applique non-seulement aux hommes, mais encore aux lieux, aux vases et aux meubles du temple, comme on le voit dans l'Écriture; mais c'est de Jésus-Christ seulement qu'on peut dire qu'il est sans péché, car l'Apôtre lui en fait une gloire spéciale lorsqu'il dit : « Il n'a pas fait de péché (1). » (I S. Pierre, II, 22.)

Cette louange si belle eût été indigne de la Majesté divine, si nous avions pu nous-mêmes traverser la vie sans aucune souillure. Aussi l'Apôtre dit encore aux Hébreux : « Nous n'avons pas un pontife qui ne puisse compatir à nos infirmités ; car il a été éprouvé comme nous, excepté par le péché. » (Hébr., IV, 15.) Si nous avions pu, dans notre faiblesse, participer à ce divin privilège du Pontife suprême et être tentés sans être atteints par le péché, pourquoi l'Apôtre aurait-il considéré cette gloire de Jésus comme le mettant si au-dessus des hommes? C'est donc là une différence qui le distingue de nous. Il a été tenté sans péché, tandis que nous le sommes, en en subissant les atteintes. L'homme a beau être fort et courageux , il n'échappe pas aux

 

(1) La sainte Vierge partage cette gloire par son immaculée conception.

 

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traits de ses ennemis; sa chair n'est pas une armure invulnérable qui le préserve du danger des combats ; il n'y a que Celui dont la beauté l'élève au-dessus des enfants des hommes, qui a pris une chair fragile et s'est assujetti à la mort, sans pouvoir être atteint cependant de la moindre souillure.

10. Il a été tenté comme nous, premièrement par la gourmandise. Le serpent qui avait ainsi séduit Adam voulut le tromper, après son jeûne, par le désir de la nourriture : « Si vous êtes Fils de Dieu , dites à ces pierres de se changer en pain. » (S. Matth., IV, 3.) Mais cette tentation ne porta pas. Notre-Seigneur au péché; et quoiqu'il put faire ce qu'on lui proposait, il repoussa une nourriture qui lui serait venue du tentateur, en disant : « L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » (Deut., VIII, 3.) II fut, en second lieu, tenté, comme nous, de vaine gloire, lorsqu'il lui fut dit : « Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas. » (S. Matth., IV, 6.) Mais il n'est pas pris par cette ruse du démon, et il repousse le tentateur par un texte de l'Écriture : « Vous ne tenterez pas le Seigneur votre Dieu. » (Deut., VI, 16.) Enfin, il est tenté, comme nous, d'orgueil, lorsque le démon lui promet tous les royaumes du monde et leur gloire ; il méprise et confond sa malice en lui répondant : « Retire-toi, Satan, car il est écrit : Vous adorerez le Seigneur votre Dieu et vous ne servirez que lui. » (Ibid.) A l'exemple de Jésus-Christ, nous devons repousser les ruses et les attaques de l'ennemi par l'autorité des saintes Écritures.

 

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Notre-Seigneur fut encore tenté d'orgueil, comme nous , lorsque le tentateur lui fit offrir par les hommes le royaume qu'il avait refusé lorsqu'il le lui avait offert lui-même ; ce fut aussi sans pouvoir le porter au péché : « Car Jésus, ayant connu qu'on venait l'enlever pour le faire roi, s'enfuit de nouveau seul sur la montagne. » (S. Jean , VI, 15.) Il fut tenté, comme nous, lorsqu'il eut à supporter les fouets, les soufflets, les crachats et enfin le supplice de la croix ; mais aucun de ces outrages ou de ces tourments ne put faire naître en lui la moindre indignation, puisque sur la croix, sa miséricorde lui faisait dire : « Mon Père, pardonnez-leur; car ils ne savent ce qu'ils font. » (S. Luc, XXIII, 34.)

11. Comment comprendre l'Apôtre lorsqu'il dit que « Notre-Seigneur est venu dans la ressemblance de notre chair de péché » (Rom., VIII, 3), si nous pouvions avoir comme lui une chair exempte de la tache du péché? L'Apôtre déclare bien que c'est un avantage dont il jouit seul, lorsqu'il dit : « Dieu a envoyé son Fils dans la ressemblance de la chair du péché. » Car nous devons croire que Notre-Seigneur, en revêtant véritablement la nature humaine, n'a pas pris avec elle le péché, mais seulement l'apparence du péché. Cette apparence ne peut s'appliquer à la chair elle-même , comme les hérétiques le prétendent , mais seulement à la ressemblance du péché; car il avait mie chair véritable et il ressemblait aux pécheurs, à l'exception du péché. Il en avait la nature sans en avoir les vices et les

 

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moeurs. Il avait la ressemblance de la chair du péché, lorsqu'il demandait comme un homme ignorant et inquiet de sa nourriture : « Combien avez-vous de pains? » (S. Marc, VI, 38.) Mais sa chair n'était pas plus sujette au péché que son âme à l'ignorance, et l'Évangéliste ajoute aussitôt : « Jésus disait cela pour le tenter ; car il savait bien ce qu'il devait faire. » (S. Jean , VI, 6.) Il avait une chair semblable à celle des pécheurs lorsqu'il demandait à boire à la Samaritaine , comme s'il avait soif; mais cette chair était exempte de tout péché lorsqu'il engageait cette femme à lui demander « cette eau vive qui l'empêcherait d'avoir soif et qui serait en elle une source d'eau jaillissante pour la vie éternelle. » (S. Jean, IV, 1.4.)

Il avait une chair véritable lorsqu'il dormait sur la barque; mais, pour que ces disciples ne fussent pas trompés par l'apparence du péché, « il se leva, commanda aux vents et à la mer, et il se fit un grand calme.» (S. Matth. , VIII, 26.) Il paraissait soumis, comme tous les autres, au péché lorsqu'on disait de lui : « Si cet homme était un prophète, il saurait quelle est cette femme qui le touche et que c'est une pécheresse; » mais comme il n'avait pas la réalité du péché, il repoussa les pensées de blasphème du pharisien et remit les péchés de la Madeleine. (S. Luc, VII, 39.) Il paraissait bien avoir la chair des pécheurs, lorsque placé comme les hommes en présence de la mort, et frappé des supplices affreux qui l'attendaient, il priait en disant : « Mon Père, si

 

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cela est possible, que ce calice s'éloigne de moi; mon âme est triste jusqu'à la mort. » (S. Matth., XXVI, 39.) Mais cette tristesse était exempte de péché, et l'Auteur de la vie ne pouvait redouter la mort; car il disait : « Personne ne m'ôte mon âme, mais c'est moi qui la donne de moi-même. J'ai le pouvoir de la donner, et j'ai aussi le pouvoir de la reprendre. » (S. Jean, X, 17.)

12. C'est en cela que Celui qui est né d'une vierge diffère de nous qui naissons du mariage. Nous portons tous dans notre chair, non pas la ressemblance, mais la vérité du péché, tandis que Notre-Seigneur, en s'incarnant véritablement , n'a pas pris la vérité, mais la ressemblance du péché. Les Pharisiens savaient bien qu'il était écrit dans le prophète Isaïe : « Il n'a pas fait de péché, et le mensonge ne s'est pas trouvé dans sa bouche » (Isaïe, LIII, 6) ; et cependant ils étaient tellement trompés par cette ressemblance de la chair de péché qu'ils disaient : « Voici un homme qui est gourmand et sujet au vin , qui est l'ami des publicains et des pécheurs » (S. Matth. , XI, 19) ; et à l'aveugle qui avait été guéri par Notre-Seigneur : « Rends gloire à Dieu, car nous savons que cet homme est un pécheur. » (S. Jean, IX, 24.) Ils disaient aussi à Pilate : « Si cet homme n'était pas coupable, nous ne vous l'aurions pas livré. » (S. Jean, XVIII, 30.)

Ce serait donc s'égaler à Notre-Seigneur, avec orgueil et blasphème , que d'oser se dire sans péché; car ce serait dire qu'on a comme lui la ressemblance, et non pas la vérité du péché.

 

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13. L'Écriture déclare clairement que les justes et les saints ne sont pas exempts de fautes, lorsqu'elle dit : « Le juste tombe sept fois par jour et se relève. » (Prov., XXIV, 16.) Qu'est-ce que tomber, si ce n'est pécher? Et cependant , tout en disant qu'il tombe sept fois, elle l'appelle juste. Ces chutes de la faiblesse humaine n'empêchent pas la justice, parce qu'il y a une grande différence entre la chute du juste et la chute du pécheur. Quelle différence, en effet, entre commettre un péché mortel ou se laisser surprendre par une pensée qui n'est pas exempte de faute, pécher par ignorance ou par oubli , se laisser aller à des paroles inutiles, avoir quelque doute sur la foi , céder à quelque mouvement subtil de vaine gloire et s'écarter un peu de la perfection par l'entraînement de la nature ! Ce sont les sept chutes que les saints peuvent faire quelquefois sans cesser d'être justes. Quoiqu'elles soient légères, elles empêchent cependant qu'ils ne soient sans péché. Aussi ont-ils à se repentir tous les jours et ne doivent-ils jamais cesser de demander sincèrement à Dieu le pardon de leurs fautes, en disant : « Remettez-nous nos dettes. »

Il est facile de montrer, par des exemples évidents, que quelques saints se sont égarés, sans perdre cependant leur justice. Ne faut-il pas croire que saint Pierre, le prince des Apôtres, était juste, surtout au temps où Notre-Seigneur lui disait : « Tu es heureux, Simon, fils de Jonas, parce que la chair et le sang ne t'ont pas révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux. Aussi je te donnerai les clefs du

 

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royaume des cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre, sera lié dans le ciel, et tout ce que tu délieras sur la terre, sera délié dans le ciel. » (S. Matth., XVI, 17.) Quoi de plus beau que cette louange de Notre-Seigneur? Quoi de plus élevé que ce bonheur et cette puissance ? Et cependant peu après , lorsque saint Pierre, ignorant le mystère de la Passion , s'opposait à son insu au bien que le genre humain en retirerait , en disant : « Que cela ne vous arrive pas, Seigneur; non, cela ne sera pas, » il entend cette parole : « Éloigne-toi de moi, Satan, tu me scandalises; car tu ne sais pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes. » (Ibid., 23.) Lorsque la Vérité même lui adressait ces paroles , faut-il croire qu'il ne fût pas tombé dans une faute, ou qu'il ne fût pas resté dans la justice et la sainteté? Peut-on nier aussi sa chute, lorsque la crainte des persécuteurs lui fit renoncer trois fois son maître? Mais aussitôt le repentir s'empare de son coeur, et, grâce aux larmes abondantes qui effacèrent une si grande faute, il ne perdit pas le mérite de sa sainteté et de sa justice.

C'est à lui et aux saints qui lui ressemblent qu'il faut appliquer cette parole de David : « Le Seigneur dirige les pas de l'homme qui désire marcher dans sa voie. Lorsqu'il tombe, il ne sera pas brisé, parce que le Seigneur le soutient de sa main. » (Ps. XXXVI, 23.) Celui dont Dieu dirige les pas, peut-il ne pas être juste? et cependant il est dit de lui : « Lorsqu'il tombe, il ne sera pas brisé. » Qu'est-ce que tomber, si ce n'est pécher? et celui-là n'est pas brisé, c'est-à-dire n'est

 

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pas accablé par le poids de son péché. Il paraît un instant brisé, mais le secours de Dieu qu'il implore le relève; cette prompte résurrection le conserve dans la justice; et si la faiblesse de la chair lui a fait perdre quelque chose, la main qui le soutient réparera tout bientôt. Il ne cessera pas d'être saint après sa chute, dès qu'il reconnaît qu'il ne peut être justifié par ses oeuvres, et que la grâce d'en haut est seule capable de le délivrer de tous ses péchés. Il crie toujours avec l'Apôtre : « Malheureux que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? Ce sera la grâce de Dieu, par Notre-Seigneur Jésus-Christ. » (Rom., VII, 24.)

14. L'apôtre saint Paul, en effet, qui savait que l'homme ne pouvait, dans l'agitation et la résistance de ses pensées, atteindre cet abîme ineffable de la pureté divine , disait d'abord dans cette longue lutte dont il souffrait : « Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je hais ; » et encore : « Si je fais le mal que je ne veux pas, ce n'est pas moi qui agis , c'est le péché qui est en moi. Je me complais dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur; mais je sens dans mes membres une autre loi qui répugne à la loi de mon esprit, et qui me rend ainsi captif de cette loi du péché qui est dans nies membres. » (Rom., VII, 15.) En voyant sa faiblesse et celle de la nature humaine, l'Apôtre, effrayé des tempêtes de cet océan, se réfugie dans le port assuré de la grâce divine; semblable au navigateur qui va périr sous la charge, il désespère de sa faiblesse naturelle et il implore avec angoisse Celui qui peut seul le sauver du naufrage.

 

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« Malheureux ! s'écrie-t-il, qui me délivrera de ce corps de mort? » et aussitôt ce secours qu'il n'attendait pas de la faiblesse humaine, il l'espère de la Bonté divine, et il ajoute : « La grâce de Dieu par Jésus-Christ, Notre-Seigneur. »

15. L'ABBÉ GERMAIN. Beaucoup de personnes, mon Père, pensent que l'Apôtre dans ce passage ne parle pas de lui-même, mais en général des pécheurs qui veulent s'abstenir des plaisirs de la chair et qui ne peuvent se faire violence, parce qu'ils sont liés par leurs anciens vices et captivés par leurs passions. L'habitude du péché les tyrannise, et cet esclavage les empêche de respirer librement l'air pur de la chasteté. Comment appliquer à l'Apôtre, qui était arrivé certainement au sommet de la perfection, ce qu'il disait : « Je ne fais pas le bien que je veux , et je fais le mal que je hais; » et ce qu'il ajoute : Si donc je fais ce que je ne veux pas, ce n'est pas moi qui agis, mais c'est le péché qui habite en moi. Car, selon l'homme intérieur, je me complais dans la loi de Dieu; mais je vois une autre loi dans mes membres qui combat la loi de mon esprit et me retient captif sous la loi du péché qui est dans mes membres. » (Rom. , VII, 23.) De telles paroles peuvent-elles convenir à un si grand Apôtre?. Quel est le bien qu'il n'a pu faire, et à quel mal sa nature l'a-t-elle entraîné malgré lui, quoique ne le voulant pas et le détestant? A l'esclavage de quel péché pouvait être soumis ce vase d'élection où parlait Notre-Seigneur Jésus-Christ? N'avait-il pas dompté toute révolte qui s'élève contre la Majesté divine?

 

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(II Cor., X, 5); et ne disait-il pas avec confiance de lui-même : « J'ai bien combattu, j'ai achevé ma course, j'ai conservé la foi. Il ne me reste plus à recevoir que cette couronne de justice que le Seigneur, le juste Juge, me donnera en ce jour. » (II Tim., IV, 7.)

16. L'ABBÉ THÉONAS. Je croyais entrer dans le port assuré du silence, et voilà que vous me forcez à parcourir encore l'étendue d'une question bien profonde. Mais profitons de l'occasion favorable pour nous arrêter, et jetons un peu l'ancre, après une si longue conférence. Demain, si aucune tempête ne s'y oppose, nous tendrons la voile de notre intelligence au souffle heureux du Saint-Esprit.

 

 

VINGT-TROISIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉONAS : DU BIEN PARFAIT

 

Explication de ce texte de saint Paul : « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais.» —En quoi consiste ce bien et ce mal. — La contemplation qui nous unit à Dieu est le bien parfait. — Imperfection de nos vertus et de nos oeuvres. — Des distractions dans nos prières. — De la double loi qui est en nous. — La pureté du coeur nous fait connaître nos fautes. — Elles ne doivent pas être un obstacle à la Communion.

 

1. Lorsque le jour reparut, le saint vieillard, voyant notre empressement à approfondir la question difficile que nous lui avions proposée, s'exprima en ces termes :

L'ABBÉ TIIÉONAS. Vous voulez prouver que l'apôtre saint Paul n'a pas parlé de lui, mais des pécheurs en général, lorsqu'il a dit ces paroles : « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que

 

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je hais. Si donc je fais ce que je ne veux pas, ce n'est pas moi qui agis, c'est le péché qui habite en mes membres. » Et encore : « Je me complais dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur; mais je vois une autre loi dans mes membres, qui combat la loi de mon esprit, et qui me tient captif sous la loi du péché qui est dans mes membres. » (Rom., VII, 23.)

Ces paroles, au contraire, prouvent avec évidence qu'elles ne peuvent aucunement s'appliquer aux pécheurs, et qu'elles ne conviennent qu'aux parfaits, à ceux dont la sainteté ressemble à celle des Apôtres. Comment , en effet , appliquer aux pécheurs ces paroles : « Je ne fais pas le bien que je veux; mais je fais le mal que je hais. Si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est pas moi qui agis, mais le péché qui habite en moi. » Est-ce involontairement que le pécheur se souille d'adultère? Est-ce malgré lui qu'il tend des piéges à son prochain? Est-ce par force qu'il lui nuit par ses faux témoignages, qu'il le vole, qu'il désire ses biens, et qu'il répand son sang? N'est-il pas écrit que « l'homme est très-porté au mal des sa jeunesse.» (Gen., VI, 5.)

Tous ceux qui sont possédés de ces vices désirent tant les satisfaire, qu'ils y mettent tous leurs soins, et qu'ils tirent vanité de leurs fautes, se glorifiant ainsi de leur honte, comme le leur reproche l'Apôtre. (Phil., III.) Le prophète Jérémie nous montre que les pécheurs, bien loin de commettre leurs crimes malgré eux, et dans la paix de leur coeur et de leur corps, se donnent, au contraire, beaucoup de peine, et ne se

 

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laissent arrêter par aucune difficulté pour satisfaire leurs coupables désirs. « Ils ont bien travaillé, dit-il, pour faire le mal. » (Jér., IX, 5.) Pourrait-on leur appliquer ces paroles : « Quant à l'esprit, j'obéis à la loi de Dieu ; mais quant à la chair, je cède à celle du péché» (Rom., VII, 25) , puisqu'il est évident qu'ils ne servent Dieu, ni de corps ni d'esprit. Comment ceux qui pèchent de corps peuvent-ils servir Dieu de coeur, puisque la chair devient vicieuse par le coeur, et que l'Auteur même des deux natures, le déclare la source et l'origine de tous les péchés ? « Du coeur, dit-il, procèdent les pensées mauvaises, les adultères, les fornications, les vols » (S. Matth., XV, 19); et le reste. Il est donc manifeste qu'on ne peut appliquer les paroles de saint Paul aux pécheurs, qui non-seulement ne haïssent pas le mal, mais qui l'aiment. Bien loin de servir Dieu d'esprit et de corps, ils l'offensent d'abord dans leur coeur, et commettent le péché par la pensée, avant d'en souiller leurs sens.

2. Il faut donc, pour comprendre ces paroles, saisir dans quel esprit elles ont été dites, savoir ce que l'Apôtre entendait par le bien, et ce qu'il lui opposait comme mal; ne pas nous arrêter à la plus simple signification des mots, mais leur trouver un sens digne de Celui qui les a prononcés. Car pour profiter des vérités que Dieu a inspirées pour nous à ses saints, nous devons considérer l'état et le mérite de Celui qui les a dites, et nous mettre réellement dans les mêmes dispositions d'esprit. Il ne doit y avoir qu'une manière de parler et de comprendre.

 

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Examinons avec soin quel était ce bien parfait, que l'Apôtre ne pouvait accomplir, comme il le voulait. Il y a beaucoup de biens que saint Paul et les saints qui lui ressemblent, ont reçu en naissant, ou ont acquis par la grâce; nous ne pouvons le nier. Tels sont une heureuse chasteté, une louable continence, une admirable prudence, une humilité profonde, une sage sobriété, une modeste tempérance, une douce compassion, une sainte justice. Ces vertus étaient si réelles et si parfaites dans saint Paul et dans les Apôtres, qu'ils ont encore plus enseigné la religion par leurs exemples que par leurs paroles. N'étaient-ils pas sans cesse pleins de vigilance, et consumés de zèle pour les Églises? Ne poussaient-ils pas la miséricorde et la perfection jusqu'à souffrir pour les coupables, et être faibles avec les faibles?

Puisque l'Apôtre avait ces biens en abondance, nous ne pouvons connaître celui qui lui manquait qu'en nous pénétrant du sentiment qui le faisait parler ainsi. Il possédait toutes les vertus que nous venons de citer, et qui étaient comme des pierres précieuses et resplendissantes; mais en les comparant à cette perle si belle et si rare, que le marchand de l'Évangile veut vendre tout ce qu'il a pour l'acheter, elles nous paraîtront si peu considérables, que nous renoncerons à tout pour nous assurer la possession d'un bien si parfait.

3. Quel est donc ce bien auquel il faut savoir sacrifier tous les autres? N'est-ce pas cette meilleure part dont Marie sait apprécier la valeur et la beauté, en

 

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quittant pour elle le soin de recevoir et de servir l'humanité du Sauveur? Car Notre-Seigneur disait : « Marthe ! Marthe ! vous vous tourmentez et vous vous troublez de beaucoup de choses, quoique peu soient utiles, et qu'une seule même soit nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, et elle ne lui sera pas ôtée. » ( S. Luc, X , 41.) Cette seule et unique chose, c'est la contemplation de Dieu qu'il faut mettre au-dessus de tous les mérites, de toutes les vertus des justes, au-dessus de ce que nous avons vu dans saint Paul, non-seulement de bon et d'utile, mais encore de grand et d'admirable. Car l'étain peut paraître bon et utile ; mais il paraît vil quand on le compare à l'argent ; l'argent perd son éclat, quand on le compare à l'or, et l'on méprise l'or, auprès des pierres précieuses. Les pierres précieuses elles-mêmes peuvent être toutes surpassées par l'éclat d'un seul diamant.

Ainsi, quoique les vertus des saints soient bonnes et utiles pour la vie présente, et même pour la vie éternelle , cependant elles paraissent viles et 'à sacrifier, si on les compare à la contemplation divine. L'Écriture autorise cette comparaison, puisqu'en parlant de tout ce que Dieu a créé, elle dit d'une manière générale : « Et voici que toutes les choses que Dieu avait faites étaient très-bonnes. » (Gen., I, 10.) Et ailleurs : « Tout ce que Dieu a fait est bon en son temps. » (Eccl., XXXIX, 21.) Ainsi, selon l'Écriture, tout ce que Dieu a fait pour le présent, est non-seulement bon , mais très-bon ; car toutes ces choses, pendant que nous sommes en ce monde, servent aux besoins de la vie,

 

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à la guérison de notre corps, ou à un but utile que nous ne connaissons pas. Elles sont très-bonnes aussi parce qu'elles nous font comprendre les choses invisibles, et nous révèlent la « puissance infinie et la divinité du Créateur» (Rom., I, 20 ), par l'ordre admirable et la perfection de ses créatures. Et cependant il semble que toutes ces choses ne peuvent être appelées bonnes, si on les compare aux choses 'de l'autre vie, où les biens seront éternels, où la félicité ne craindra aucun affaiblissement; car, selon l'Écriture : « La lumière de la lune y sera comme la lumière du soleil, sept fois plus brillante, comme la lumière de sept jours. » (Isaïe, XXX, 26.) Si donc, nous comparons tout ce qui est beau et admirable à voir ici-bas, à tout ce que la foi nous promet au ciel , nous en comprendrons la vanité, et nous dirons avec David : « Toutes ces choses vieilliront comme un vêtement; vois les changerez comme un habit, et elles ne seront plus les mêmes; mais vous, vous êtes toujours vous, et vos années ne finiront pas. » (Ps. CI, 27.) Puisqu'il n'y a rien de stable par soi-même, d'immuable et de bon que Dieu seul, puisque toutes les créatures ne peuvent arriver au bonheur éternel et inaltérable, par leur nature, mais seulement par l'union et la grâce de leur Créateur, toute leur bonté n'est rien, en les comparant à Celui qui les a créées.

4. Si nous voulons établir cette vérité par des témoignages plus évidents, ne voyons-nous pas que l'Évangile appelle bonnes bien des choses : un arbre , par exemple, un trésor, un homme, un serviteur?

 

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« Un bon arbre, dit-il, ne peut porter de mauvais fruits. Un homme qui est bon, tirera de bonnes choses du trésor de son coeur. Courage, bon et fidèle serviteur. » (S. Matth., XII, 33. — S. Luc, XVIII.) Ceux-là étaient bons, sans doute; mais en les comparant à la bonté de Dieu, ils ne paraissent plus tels; car le Seigneur a dit : « Personne n'est bon que Dieu seul. » (S. Marc, X.) Les Apôtres eux-mêmes, que leur vocation élevait de plusieurs manières au-dessus de la bonté de tous les hommes, sont appelés cependant mauvais ; car le Sauveur leur dit : « Si vous, qui êtes mauvais, vous savez donner à vos enfants ce qui est bon, combien plus votre Père céleste donnera-t-il ce qui est bon à ceux qui le demandent ! » (S. Matth., VII, 9.) Notre bonté, comparée à la bonté infinie, ne paraît que malice, et notre justice, comparée à la justice divine, ressemble à une chose qu'on méprise. « Toutes nos justices, dit le prophète Isaïe, sont semblables à un linge sale et impur.» (Isaïe, LXIV, 6.)

Nous pouvons en donner une preuve plus évidente : les préceptes de la loi étaient des préceptes de vie, puisqu'il est dit : « La loi a été ordonnée par les anges, dans la main du Médiateur » (Gal., III, 19), et que l'Apôtre dit aussi : « La loi est sainte, et le commandement est saint, juste et bon. » (Rom., VII, 12.) Cependant, si on les compare à la perfection de l'Évangile , Dieu même déclare par son Prophète qu'ils ne sont pas bons : « Et je leur ai donné des préceptes qui n'étaient pas bons, et des justices qui ne les feront pas vivre. » (Ézéch., XX, 25.) Saint Paul

 

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lui-même nous affirme que la gloire de la loi est tellement obscurcie par la lumière du nouveau Testament, qu'en la comparant à la beauté de l'Évangile, il n'ose plus la glorifier : « Car ce qui était beau cesse de l'être, à cause de son admirable beauté. » (II Cor., III, 10.) L'Écriture établit de semblables comparaisons dans un sens contraire entre les pécheurs, dont les plus coupables semblent justifier ceux qui le sont moins. « Sodome, est-il dit, paraîtra juste à cause de toi; » et encore : « Quel mal a donc fait ta soeur Sodome? Et voici qu'Israël révolté justifie sa faute, en la comparant à la prévarication de Juda. » (Ézéch., XVI, 48.) Nous pouvons dire aussi que toutes ces vertus, dont nous avons parlé, quoique bonnes et précieuses en elles-mêmes, sont cependant obscures, quand on les compare à l'éclat de la contemplation; car en occupant les saints aux bonnes oeuvres et aux choses de la terre, elles les éloignent et les privent, pour un temps, de la vue du souverain Bien.

5. Celui qui arrache le faible de la main des forts, et qui protège le pauvre et le malheureux contre la violence; celui qui brise la mâchoire des méchants, et qui retire la proie de leurs dents, peut-il, en accomplissant son oeuvre, contempler en paix la gloire de la Majesté divine? Celui qui fait l'aumône aux pauvres, et qui reçoit charitablement la foule des étrangers, peut-il , lorsque son coeur est attentif aux besoins de ses frères , sonder la profondeur de la félicité suprême? peut-il, au milieu des soins et des angoisses de la vie, s'isoler des malheurs de la terre, pour ne

 

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penser qu'au bonheur du ciel? Aussi David, qui savait que le seul bien de l'homme est de s'unir sans cesse à Dieu, disait-il : « Pour moi, il m'est bon de m'attacher à Dieu, et de mettre dans le Seigneur toute mon espérance. » (Ps. LXXII, 28.) Mais l'Ecclésiaste nous apprend qu'il n'y a pas de juste qui puisse le faire parfaitement : « Il n'y a pas , dit-il , d'homme juste sur la terre, qui fasse le bien et ne pèche pas. » (Eccl.,     21.)

Quel saint a jamais pu , dans les liens de son corps, posséder tellement le souverain Bien, qu'il n'ait cessé un instant de le contempler sans en être séparé par aucune pensée de la terre? Ne lui a-t-il pas fallu quelquefois s'occuper de sa nourriture , du vêtement et des autres nécessités de la vie? N'a-t-il pas dû recevoir ses frères, changer de lieu, construire une cellule, solliciter le secours de quelqu'un, et s'inquiéter dans ses besoins, de manière à encourir ce reproche de Notre-Seigneur : « Ne vous inquiétez pas de la nourriture de votre vie , ni du vêtement de votre corps? » (S. Matth., VI, 25.) Nous pouvons dire en toute assurance que saint Paul, dont les travaux surpassent ceux des autres saints, ne jouissait pas de ce bonheur, puisqu'il dit à ses disciples, dans les Actes des Apôtres : «Vous savez que ces mains ont travaillé pour gagner ce qui était nécessaire, à moi et à ceux qui m'accompagnaient. » (Act., XX, 34.) Il écrit aussi aux Thessaloniciens qu'il a travaillé, nuit et jour, avec peine et fatigue. » (I Thess., III, 8.) Et quoique ces travaux fussent pour lui l'occasion de grands mérites,

 

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son âme, si sainte et si élevée, ne pouvait cependant éviter d'être détachée quelquefois de la contemplation céleste , par ces préoccupations des choses terrestres. D'un côté, il se voit récompensé par des fruits si consolants, et de l'autre, il pèse le bonheur de la contemplation; il compare le profit de ses travaux aux délices de l'union divine, et s'il se réjouit du bien immense qu'il fait, le désir qu'il a d'être enfin tout entier avec Jésus-Christ, le porte à souhaiter la destruction de son corps, et, dans son hésitation, il s'écrie : a Je ne sais que choisir, et je me trouve pressé de deux côtés; je voudrais mourir, et être avec le Christ, car c'est de beaucoup le meilleur; mais rester en cette vie serait plus utile pour vous. (Phil., 1, 23.)

6. L'Apôtre élève donc ce bien suprême au-dessus des fruits que peut produire sa prédication; et il cède cependant à la charité , sans laquelle personne ne peut mériter Dieu. Pour ceux qu'il nourrissait comme une mère, du lait de l'Évangile, il consent à cette séparation du Christ qui lui est si pénible, mais qui est si nécessaire aux autres. Et ce qui le détermine dans ce choix, c'est cet excès de charité qui lui fait souhaiter d'être anathème, s'il est possible, pour le salut de ses frères. « Je désirerais, dit-il, être anathème et séparé du Christ, pour mes frères qui me sont unis selon la chair, et qui sont Israélites » (Rom., IX, 3) ; c'est-à-dire: Je voudrais souffrir non-seulement des peines temporelles, mais encore des peines éternelles, afin que tous les hommes, si cela se pouvait, soient

 

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unis à Jésus-Christ. Car je suis certain que le salut de tous est plus utile au Christ et à moi-même que le mien propre.

7. Pour posséder parfaitement le bien suprême, qui consiste à jouir de la vue de Dieu, et à être entièrement uni au Christ, l'Apôtre désire être délivré de son corps, dont la faiblesse et les besoins l'en privent nécessairement quelquefois; car il est impossible à l'âme, tourmentée par tant de soins et par tant d'inquiétudes, de jouir toujours du bonheur de la contemplation divine. Quel est le juste assez appliqué aux choses saintes, assez ferme dans ses résolutions, pour n'être jamais trompé par les ruses du tentateur? Quel est le solitaire assez fidèle, assez détaché du commerce des hommes, pour éviter toujours ses pensées inutiles, et n'être jamais distrait de la vue de Dieu, l'unique et souverain Bien, par la spectacle et l'embarras des choses de la terre? Qui a pu conserver une assez grande ferveur d'esprit, pour éloigner de sa prière toute image honteuse, et ne pas tomber ainsi des hauteurs du ciel aux misères du monde? Et sans parler de nos autres distractions, quel est celui qui, au moment même où il élève , en suppliant, son âme vers Dieu, ne se laisse pas aller à l'assoupissement, et n'offense ainsi, malgré lui, Celui dont il espérait la miséricorde? Quel est celui qui veille assez sur lui-même, en chantant les Psaumes, pour suivre toujours le sens de la sainte Écriture, ou qui est assez uni à Dieu par l'amour, pour observer le précepte de l'Apôtre, et ne jamais cesser de prier; ne serait-ce

 

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que pendant un seul jour? (I Thess., V, 17.) Toutes ces choses doivent paraître légères et même exemptes de péchés à ceux qui sont sujets à des fautes plus considérables; mais elles sont pénibles et lourdes à ceux qui connaissent le bonheur de la perfection.

Si deux hommes, dont l'un aurait une vue excellente, et dont l'autre serait presque aveugle, entraient dans une grande maison tout encombrée de meubles, de vases et d'objets, celui qui aurait de mauvais yeux penserait qu'il n'y a là que des choses considérables, qu'il peut toucher sans les apercevoir; mais celui qui aurait la vue parfaite, distinguerait une foule de choses plus petites, qui égaleraient et dépasseraient peut-être en nombre les choses plus grandes. De même, les saints, les clairvoyants qui s'appliquent à la perfection, aperçoivent et condamnent en eux-mêmes des choses que nos faibles yeux sont incapables de distinguer; et lorsque, dans notre imperfection, nous croyons que la pureté de leur conscience n'est pas même ternie par l'ombre d'une faute, ils se trouvent eux, bien coupables, si, je ne dirai pas une mauvaise pensée se glisse dans leur esprit, mais si le souvenir d'un psaume qu'ils ont à réciter vient les distraire pendant leurs prières. Car, disent-ils, si nous adressons notre prière à un homme tout-puissant, pour une affaire où il s'agit de notre vie et de notre salut, ou seulement même de quelque profit ou de quelque avantage, nous fixons le regard de notre âme et de notre corps sur lui, nous sommes attentifs au moindre geste, et nous craignons surtout qu'une parole

 

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role inconvenante ou maladroite ne détourne la miséricorde de celui qui nous écoute. Lorsque nous sommes à l'audience, devant le tribunal des juges de la terre, en présence de notre adversaire, si, au mi-lieu du débat, nous nous permettons de tousser, cracher, rire, bâiller ou dormir, avec quelle ardeur l'ennemi qui veille pour nous perdre n'exciterait-il pas la sévérité des juges? Combien plus, lorsque nous conjurons Celui qui connaît toute chose de détourner de nous la mort éternelle qui nous menace, devons-nous implorer avec attention et ferveur la bonté de notre Juge, surtout en face de notre ennemi, qui cherche à nous tromper et à nous faire condamner! Ne sommes-nous pas vraiment coupables, non pas d'une faute légère, mais d'une très-grave offense, lorsqu'en priant Dieu nous quittons tout à coup sa présence, comme s'il ne nous voyait pas, ne nous entendait pas, pour nous laisser aller à des pensées frivoles.

Ceux dont le cœur est aveuglé par les épaisses vapeurs du vice, et qui, selon la parole du Sauveur, tr voient sans voir, et entendent sans entendre ni comprendre (S. Matth., VII, 13), distinguent à peine les plus grands crimes dans les replis de leur âme ; comment pourraient-ils apercevoir ces pensées secrètes, ces mouvements de la chair qui les tentent et les blessent continuellement? Ils sont incapables de sentir l'esclavage de leur âme, et ils s'abandonnent sans cesse à toutes leurs pensées frivoles, n'ayant aucun regret d'être séparés de la contemplation divine ,

 

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dont ils ne peuvent pas même déplorer la perte, puisque leur esprit, attiré et distrait par tout ce qui se présente, n'a rien qui puisse fixer ses pensées et ses désirs.

La cause de cette erreur est notre ignorance de ce que c'est que ne pas pécher. Nous croyons ne commettre aucune faute, en nous laissant égarer par ces pensées inutiles et légères; nous sommes si faibles, et notre aveuglement est si profond, que nous trouvons mal seulement les péchés capitaux, et que nous nous bornons à éviter ce que les lois des hommes condamnent, comme s'il nous suffisait d'être innocents aux yeux du monde. Bien différents de ceux que la grâce éclaire, nous ne voyons pas le détail de toutes nos souillures, et nous n'éprouvons aucun regret salutaire, lorsque la tiédeur nous abat, ou que la vaine gloire nous abuse, lorsque nous sommes paresseux et languissants dans la prière. Nous ne redoutons pas ce que nous aurions honte de dire et de faire devant les hommes, et nous rie rougissons pas d'y penser en la présence de Dieu même. Nous ne savons pas effacer par nos larmes nos souillures involontaires, et nous ne gémissons pas, lorsqu'en faisant l'aumône, en se-courant nos frères, en nourrissant les pauvres, les hésitations de l'avarice viennent troubler pour nous le bonheur de la charité. Nous croyons n'avoir rien perdu, lorsque nous oublions Dieu pour penser aux choses du temps et du corps, tellement qu'on peut bien nous appliquer cette parole de Salomon : « Ils m'ont frappé, et je ne l'ai pas senti; ils se sont

 

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moqués de moi, et je ne m'en suis pas aperçu. » (Prov., XXIII, 35.)

8. Ceux, au contraire, qui mettent toute leur joie et tout leur bonheur dans la contemplation des choses spirituelles et divines, s'ils en sont arrachés un instant par des pensées involontaires, se punissent de leurs distractions, comme d'une sorte de sacrilège. Ils pleurent d'avoir détourné leur regard du Créateur, pour l'arrêter sur de viles créatures, et ils se le reprochent, pour ainsi dire, comme une impiété. Et, quoiqu'ils soient toujours heureux de fixer les yeux de leur âme sur la splendeur de la gloire divine, ils ne peuvent supporter ces pensées de la terre, qui, comme des nuages fugitifs, obscurcissent la vraie lumière dont jouit leur âme.

L'apôtre saint Jean désirait mettre tous les fidèles dans cette disposition, lorsqu'il disait : « Mes chers enfants, n'aimez pas le monde et les choses qui sont dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, la charité de Dieu n'est pas en lui, parce que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie ; et ces choses ne viennent pas du Père, mais du monde, et le monde périra avec sa concupiscence. Celui, au contraire, qui fait la volonté de Dieu, demeure éternellement. » (S. Jean, II, 15.) Les saints méprisent donc tout ce que le monde aime ; mais il leur est impossible de ne pas s'y arrêter quelquefois un instant, car il n'y a que notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ qui ait été assez maître de son

 

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esprit pour s'occuper sans cesse de la contemplation divine et ne s'en jamais laisser distraire par la jouissance d'aucune chose du monde. L'Écriture a dit : « Les astres eux-mêmes ne sont pas purs en sa présence » (Job, XXV, 5) ; et encore : « Il ne se fie pas à ses saints et il trouve des défauts dans ses anges; » ou, selon une version meilleure : « Il n'y a personne d'immuable parmi ses saints, et les cieux ne sont pas purs en sa présence. » (Job, XV, 15.)

9. Il me semble qu'on peut comparer les saints qui pensent toujours à Dieu, en s'élevant au-dessus de la terre , à ces hommes qui marchent sur une corde tendue, et qui craignent pour leur vie si leurs pieds s'écartent de la ligne qui les porte. Le moindre oubli, la moindre hésitation peut les perdre. C'est avec un art étonnant qu'ils se soutiennent en l'air, et s'ils ne suivent pas exactement ce chemin si étroit pour leurs pieds, la terre, qui est le soutien naturel de l'homme, sera la cause de leur perte, non pas parce qu'elle change de nature, mais parce qu'ils y tombent de tout le poids de leur corps. Dieu aussi , dans son infinie bonté et son immuable substance, ne blesse personne; mais lorsque nous quittons les choses célestes pour tendre aux choses inférieures, nous sommes cause de notre malheur, car notre chute peut entraîner notre mort. N'est-il pas dit : « Malheur à eux, parce qu'ils se sont retirés de moi. Ils seront exterminés, parce qu'ils m'ont offensé » (Osée, VII, 13); et encore : « Malheur à ceux dont je me retirerai » (Osée, IX, 12) ; « car votre malice vous condamnera

 

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et votre éloignement vous accusera. Apprenez et voyez combien il est pénible et amer d'avoir abandonné le Seigneur votre Dieu le (Jér., II, 29) ; « car chacun est enchaîné par les liens de ses péchés. » (Prov., V, 22.) C'est à ceux-là que s'adresse ce reproche du Seigneur : «Vous tous qui allumez le feu et qui vous environnez de flammes, marchez à la lumière de ce feu et dans les flammes que vous avez allumées » (Isaïe, L, 11); et encore : « Celui qui allume le feu de la malice y périra. » (Prov., XIX, 9.)

10. Les saints sentent, tous les jours, que les pensées de la terre qui les accablent les font déchoir des hauteurs de la contemplation et tomber, malgré eux et à leur insu , sous l'empire de la mort et du péché. Ils voient que les actions dont nous avons parlé , qui sont bonnes et saintes, mais qui cependant regardent la terre, les éloignent de la présence de Dieu; et alors ils ont raison de gémir et de s'humilier devant lui, de reconnaître non pas de bouche seulement, mais du fond de l'âme, qu'ils sont pécheurs, et de demander sincèrement pardon de ces fautes que leur fait commettre la faiblesse de la chair, et qu'ils s'efforcent d'effacer dans les larmes de la pénitence. Ils voient avec peine qu'il faudra souffrir ainsi toute leur vie et offrir à Dieu leurs prières avec toutes ces distractions. L'expérience leur montre que le fardeau de la chair les empêche d'atteindre la fin qu'ils désirent et de s'unir au souverain Bien que souhaite leur coeur. Ils sont éloignés de sa contemplation par les choses de la terre, et, pour briser leurs chaînes, ils s'adressent à

 

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la grâce de Dieu qui justifie les pécheurs. Ils disent avec l'Apôtre : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? Ce sera la grâce de Dieu, par Notre-Seigneur Jésus-Christ. » (Rom., 24.) Ils sentent que le bien qu'ils veulent, ils ne peuvent l'accomplir, mais qu'ils tombent toujours dans le mal qu'ils ne veulent pas et qu'ils détestent, c'est-à-dire dans les distractions de la pensée et dans les soins du corps.

11. Ils se plaisent dans la loi de Dieu , selon l'homme intérieur qui s'élève au-dessus des choses visibles pour s'unir sans cesse à Dieu seul ; mais ils voient dans leurs membres, c'est-à-dire dans les conditions de la nature humaine, une autre loi qui s'oppose à la loi de leur esprit et qui retient leurs sens captifs sous la loi du péché , en les forçant à quitter le souverain bien pour s'abaisser aux choses de la terre. Et quoique leurs occupations soient nécessaires au corps et se rattachent même aux devoirs de la vie religieuse, lorsqu'ils les comparent cependant à ce bien qui réjouit le regard des saints, il leur semble que ce sont des maux qu'il faudrait fuir, puisqu'elles les privent, au moins pour quelques instants, de ce bonheur qui doit les rendre parfaitement heureux. C'est bien là cette loi du péché qui punit la prévarication du premier homme, contre lequel Dieu prononça cette juste sentence : La terre sera maudite dans tes oeuvres; elle te produira des épines et des ronces, et tu mangeras ton pain à la sueur, de ton front. » (Gen., III, 17.) Oui, c'est cette loi inhérente aux membres

 

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de tous les hommes, cette loi qui répugne à la loi de notre esprit et qui nous éloigne de la contemplation divine. La terre maudite dans nos oeuvres, lorsque nous avons connu le bien et le mal, a produit les épines et les ronces de nos pensées, qui étouffent les semences de nos vertus, et nous font manger à la sueur de notre front ce Pain qui descend du ciel et qui fortifie le coeur de l'homme.

12. Tous les hommes sans exception sont soumis à cette loi; car aucun, quelque saint qu'il soit, ne peut manger le Pain céleste, si ce n'est à la sueur de son front et en y appliquant toute son âme. Pour le pain de la terre, nous voyons bien des riches s'en nourrir sans fatigue et sans travail; aussi saint Paul nous assure que cette loi est spirituelle. « Nous savons, dit-il, que la loi est spirituelle; mais moi, je suis charnel et vendu sous le joug du péché. » (Rom., VII, 14.) C'est la loi spirituelle qui nous ordonne de manger à la sueur de notre visage le Pain véritable qui est descendu du ciel ; mais nous sommes devenus charnels, lorsque nous avons été vendus esclaves du péché.

Quel est ce péché et qui l'a commis? N'est-ce pas Adam, dont la prévarication nous a vendus d'une manière si malheureuse au démon. Il se laissa séduire par le serpent; et, en mangeant le fruit défendu, il livra toute sa race à une perpétuelle servitude. L'usage est qu'entre vendeur et acheteur, celui qui se soumet au pouvoir d'un autre reçoive de lui quelque chose comme prix de sa liberté et comme gage de sa dépendance. C'est ce qui se fit entre Adam et le serpent;

 

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car Adam, pour prix de sa liberté, cueillit le fruit de l'arbre défendu et perdit ainsi la liberté dans laquelle il était né; il la sacrifia en se livrant pour toujours à celui qui lui avait offert la pomme fatale, et, devenu son esclave , il rendit esclave du même maître sa postérité tout entière. Cette alliance d'esclaves pouvait-elle ne pas produire des esclaves? Mais quoi ! cet acheteur rusé et trompeur a-t-il ravi les droits du maître véritable et légitime? Non, certainement. Car le démon ne s'est pas tellement emparé par sa fraude de la propriété de Dieu, que le Créateur ait perdu tout pouvoir sur sa créature; et l'acheteur lui-même, dans sa révolte, reste sous sa domination suprême.

Le Créateur avait accordé le libre arbitre à ses créatures; il ne devait pas, sans leur consentement, rendre à leur liberté première ceux qui l'avaient vendue, en mangeant le fruit défendu. Tout ce qui est contraire à la justice et à la bonté répugne à Celui qui est la justice et la bonté même. Il eût été contraire à sa bonté de révoquer le bienfait du libre arbitre; il eût été contraire à sa justice de laisser dans l'oppression et l'esclavage l'homme créé libre, sans qu'il pût jamais se servir de sa liberté. Dieu différa son salut pendant plusieurs siècles, afin de l'accomplir dans l'ordre et le temps qu'il avait fixé; il fallait que sa race restât ainsi dans l'esclavage jusqu'à ce que la grâce de son premier Maître l'affranchît des liens originels et le rétablît dans sa liberté, au prix de son sang. Sa bonté pouvait certainement sauver l'homme dès le commencement; mais il ne le voulut pas, parce que sa justice ne lui permettait

 

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pas de changer ce qu'il avait décidé. Voulez-vous savoir comment vous avez été vendus? écoutez votre Rédempteur qui le déclare par le prophète Isaïe : e Quel est l'acte de répudiation qui m'a fait quitter votre mère? Ou quel est le créancier auquel je vous ai vendus? Ce sont vos iniquités qui vous ont vendus; ce sont vos crimes qui m'ont fait répudier votre mère. » (Isaïe, L, 1.) Voulez-vous connaître aussi pourquoi il n'a pas voulu vous délivrer plus tôt du joug de la servitude par sa puissance ? écoutez ce qu'il ajoute pour reprocher aux pécheurs leur esclavage volontaire : « Est-ce que ma main s'est raccourcie et est devenue si petite que je ne puisse plus vous racheter, ou n'ai-je plus en moi la force de vous délivrer? » (Ibid., 2.) Mais le Prophète révèle ce qui s'est toujours opposé à la miséricorde toute-puissante de Dieu : « Non , dit-il, la main de Dieu ne s'est pas raccourcie de manière à ne pouvoir vous sauver, et son oreille n'est pas fermée à ceux qui l'implorent ; mais vos iniquités ont mis une séparation entre vous et votre Dieu. Vos péchés ont fait détourner sa face, pour ne pas vous exaucer. » (Isaïe, LIX, 1.)

13. Cette première malédiction de Dieu nous a livrés à la chair, et nous a condamnés aux ronces et aux épines. Le pacte coupable de notre père nous empêche de faire le bien que nous voulons, puisque nous sommes distraits de la pensée de Dieu et forcés de nous occuper de nos misères humaines. Nous avons beau désirer avec ardeur la pureté; nous sommes troublés, malgré nous, par des mouvements naturels

 

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que nous voudrions ignorer, et nous savons, comme l'Apôtre, que « le bien n'habite pas notre chair » (Rom., VII, 18) ; c'est-à-dire que nous ne pouvons jouir toujours en paix de cette pure contemplation dont nous avons parlé. Il s'est fait en nous un funeste et déplorable divorce. Notre esprit voudrait suivre la loi de Dieu et ne jamais quitter les clartés divines ; et cependant nous sommes entourés des ténèbres de la chair, et la loi du péché nous sépare sans cesse du bien que nous connaissons, pour nous abaisser aux soins et aux pensées de la terre. Nous tombons des hauteurs spirituelles à ces choses auxquelles le péché nous a soumis lorsque la justice de Dieu punit le premier pécheur.

Aussi saint Paul déclare clairement que lui et tous les saints subissent cet esclavage du péché; mais il déclare qu'aucun d'eux ne sera condamné pour cela. « Il n'y a donc pas de damnation, dit-il, pour ceux qui sont dans le Christ Jésus; car la loi de vie qui est dans le Christ Jésus, les délivrera de la loi du péché et de la mort. (Rom., VIII, 1.) C'est-à-dire la grâce que Jésus-Christ répand, chaque jour, sur ses saints les délivre de cette loi de mort et de péché qui les opprime, lorsqu'ils demandent à Dieu le pardon de leurs fautes. Vous voyez donc que ce n'est pas aux pécheurs , mais aux saints et aux parfaits , qu'il faut appliquer ces paroles de l'Apôtre : « Je ne fais pas le bien que je veux ; mais je fais le mal que je hais. Je vois une autre loi dans mes membres qui combat la loi de mon esprit et qui me tient captif sous la loi du péché qui est dans mes membres. » (Rom., VII, 15.)

 

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14. L'ABBÉ GERMAIN. Nous pensons que ce passage ne convient pas plus aux grands pécheurs qu'à saint Paul et à ceux qui lui ressemblent, mais nous croyons qu'on doit l'appliquer à ceux qui, après avoir reçu la grâce de Dieu et connu la vérité, désirent s'abstenir du vice, et trouvent dans leurs membres leurs anciennes habitudes qui les tyrannisent comme une loi de leur nature et les entraînent dans les luttes de la concupiscence. Car l'usage, l'habitude du péché devient comme une loi naturelle qui domine la faiblesse humaine et la retient captive dans le mal, malgré l'âme dont la vertu n'est pas encore forte et l'amour de la pureté assez puissant. Et cette loi ancienne conduit l'homme à la mort et le remet sous le joug du péché, en ne lui permettant pas de faire le bien qu'il aime, et en le poussant plutôt au mal qu'il déteste.

15. L'ABBÉ THÉONAS. Vos idées sont bien en progrès ; car vous pensiez d'abord que les paroles de l'Apôtre ne pouvaient s'appliquer qu'aux grands pécheurs, tandis que vous croyez qu'elles conviennent aux personnes qui veulent s'abstenir des vices de la chair. Dès que vous séparez ceux-là des pécheurs , vous les rapprochez par conséquent un peu de la société des fidèles et des saints. Quels sont donc les sortes de péchés que vous pensez qu'ils peuvent commettre, lorsqu'ils sont régénérés par la grâce du baptême ou délivrés chaque jour par la grâce de Jésus-Christ? De quel corps de mort faut-il croire que parle l'Apôtre, lorsqu'il dit : « Qui me,délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu, par Notre-Seigneur Jésus-

 

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Christ. » (Rom., VII, 24.) N'est-il pas évident, comme la vérité vous force de le reconnaître, qu'il ne s'agit pas de ces péchés capitaux qui nous causent la mort éternelle , tels que l'homicide , la fornication, l'adultère, l'ivresse, le vol et le pillage, mais de ce corps dont nous avons parlé et que la grâce de Jésus-Christ soutient chaque jour. Car quiconque, après le baptême et la connaissance de Dieu, tombe dans le péché mortel, sait bien qu'il ne pourra s'en purifier par cette grâce quotidienne de Dieu, c'est-à-dire par ce pardon facile qu'il accorde, à chaque instant, à nos prières, mais qu'il faudra employer les larmes amères du repentir et les douleurs de la pénitence, ou bien les expier dans les flammes éternelles de l'enfer, puisque l'Apôtre a dit : « Ne vous y trompez pas, ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés , ni les impudiques, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les injustes ne possèderont le royaume de Dieu. » (I Cor., VI, 9.)

Quelle est donc cette loi qui combat dans nos membres contre la loi de notre esprit et qui nous entraîne malgré nous, comme des esclaves, sous une loi de mort et de péché , pour nous y asservir selon la chair, tout en nous permettant d'obéir à la loi de Dieu, selon l'esprit? Car je ne pense pas que cette loi de péché puisse désigner ces vices et ces crimes qu'on ne peut commettre sans abandonner d'esprit la loi de Dieu , à laquelle on renonce dans son coeur avant de se rendre coupables dans son corps. Qu'est-ce qu'obéir à la loi du péché , si ce n'est faire ce que le péché

 

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commande? Quel est donc cette sorte de péché dont un homme si saint et si parfait espère être délivré par la grâce du Christ , puisqu'il dit : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu, par Jésus-Christ, Notre-Seigneur. » (Rom., VII, 24.) Quelle est cette loi qui est dans nos membres, qui nous détourne de la loi de Dieu, et qui, en nous retenant captifs sous la loi du péché, nous rend plus malheureux que coupables , puisqu'elle ne nous fait pas condamner aux supplices éternels , mais qu'elle nous fait soupirer après un bonheur interrompu et crier avec l'Apôtre vers Celui qui peut nous le rendre? « Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? » Être captif sous la loi du péché, n'est-ce pas demeurer dans l'effet et dans l'action du péché? Et quel est le bien capital que les saints ne peuvent accomplir, si ce n'est le bien près duquel , comme nous l'avons dit , tous les autres biens ne sont rien ?

Nous avons reconnu qu'il y avait beaucoup de biens en ce monde, la chasteté, par exemple, la continence, la miséricorde, la tempérance et la piété; mais tous ces biens ne peuvent être comparés à ce bien par excellence. Ils sont accessibles, non-seulement aux Apôtres, mais aux personnes médiocres, et ceux qui ne les possèdent pas seront punis par l'éternel supplice, s'ils ne se purifient point par le travail de la pénitence, car la grâce ordinaire du Christ ne leur suffirait pas. Il faut donc reconnaître que cette parole de l'Apôtre ne s'applique véritablement bien qu'aux

 

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saints, qui, sans commettre de grandes fautes, sont soumis, tous les jours, à la loi du péché. Ils espèrent bien être sauvés et ne s'abandonnent pas au vice; mais, comme nous l'avons dit souvent, les pensées misérables de la terre les détournent de la contemplation divine et les privent ainsi du bonheur parfait. Car, s'ils se sentaient sans cesse enchaînés au mal par cette loi de leurs membres, ils ne se plaindraient pas seulement de la perte de leur bonheur, mais de celle de leur innocence. L'apôtre saint Paul ne se dirait pas malheureux, mais impur et coupable , et il ne demanderait pas d'être délivré de ce corps de mort, c'est-à-dire de la loi commune , mais des crimes et des péchés de la chair. Mais parce qu'il se sentait le captif de la faiblesse humaine , c'est-à-dire enchaîné aux soins, aux inquiétudes que cause en nous la loi du péché et de la mort, il gémissait sur cette loi qu'il subissait malgré lui; et il s'empressait de recourir à Jésus-Christ, qui devait le sauver par le puissant secours de sa grâce. Aussi cette loi de péché a beau produire et faire germer les ronces et les épines des pensées terrestres jusque dans le cœur de l'Apôtre, la loi de grâce les en arrachera bientôt : « Car, dit saint Paul, la loi de l'esprit et de vie qui est en Jésus-Christ me délivrera de la loi du péché et de la mort. » (Rom. , VIII, 2.)

16. C'est donc là ce corps de mort qu'il faut subir; ce corps dans lequel les parfaits, qui ont goûté combien le Seigneur est doux, sont retenus sans cesse ; ils comprennent avec le Prophète « combien il est pénible

 

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et amer d'être séparé de son Seigneur et de son Dieu. » (Jér., II, 19.) C'est ce corps de mort qui les détourne des choses célestes pour les ramener aux choses de la terre, et qui, pendant la prière et l'oraison, les distrait par le souvenir des hommes, et les occupe de paroles, de choses et d'actes inutiles. C'est ce corps de mort dont se plaignent ceux qui désirent la sainteté des anges, qui voudraient toujours s'unir à Dieu ; mais qui ne peuvent cependant jouir de ce bien parfait, parce que ce corps de mort s'y oppose. Ils font le mal qu'ils ne veulent pas, c'est-à-dire que leur esprit s'égare sur des choses étrangères à leur progrès dans la vertu et la perfection.

Enfin ce qui prouve évidemment que l'Apôtre parle des saints et des parfaits qui lui ressemblent, c'est qu'il se désigne très-particulièrement lui-même: « Ainsi, moi-même , dit-il , moi-même , qui vous parle, qui vous découvre les secrets de ma conscience, et non ceux des autres. n C'est bien le terme dont il se sert, lorsqu'il veut fixer l'attention sur lui; comme quand il dit : « Moi, Paul, je vous conjure par la douceur et la modestie du Christ. » (II Cor., X, 1.) «Pour moi-même, je ne vous ai pas été à charge » (II Cor., XII, 13) ; et ailleurs : « Moi , Paul, je vous le dis, si vous n'êtes pas circoncis, le Christ ne vous servira de rien. » (Gal., V, 2.) Il disait aux Romains : « Je désirerais moi-même être séparé du Christ pour mes frères. » (Rom., IX, 3.) On peut bien croire qu'il veut ainsi s'exprimer avec plus de force : moi-même, c'est-à-dire, celui que vous connaissez pour un apôtre

 

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du Christ, celui que vous respectez, celui que vous croyez grand et parfait, celui dont la parole est celle du Christ; moi-même, je confesse que selon la chair, j'obéis à la loi du péché, quoique selon l'esprit, j'obéisse à la loi de Dieu; c'est-à-dire que je subis la condition de la nature humaine, que je descends des choses du ciel aux choses de la terre, que je tombe des hauteurs de l'âme aux besoins misérables du corps; et je me sens souvent tellement captif par cette loi du péché, que, malgré tout mon désir d'obéir sans cesse à la loi de Dieu, je sens que je ne puis échapper à cette captivité qu'en recourant toujours à la grâce du Sauveur.

17. Aussi les saints gémissent-ils tous les jours, et s'affligent-ils de cette faiblesse de leur nature, lorsqu'ils examinent la mobilité de leurs pensées et les secrets de leur conscience. Ils s'écrient humblement : « Seigneur, n'entrez pas en jugement avec votre serviteur; car aucun vivant ne sera justifié en votre présence (Ps. CXLII, 2); et encore : « Qui se glorifiera d'avoir le coeur chaste , et qui peut espérer être pur de tout péché? » (Prov., XX, 9.) « Il n'y a pas de juste sur terre qui fasse le bien et ne pèche pas. » (Eccl., VII, 21.) Ils ont tellement cru que la justice de l'homme est imparfaite, et toujours indigne de la miséricorde divine, que l'un d'eux, dont les iniquités et les péchés avaient été purifiés par le charbon ardent que Dieu lui avait envoyé de l'autel enflammé de sa parole, s'écriait, après cette contemplation ineffable de Dieu, après cette vue des chérubins sublimes et cette révélation

 

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des secrets célestes : « Malheur à moi, parce que mes lèvres sont souillées; et j'habite au milieu d'un peuple dont les lèvres sont impures. » (Isaïe, VI, 5.) Ne faut-il pas croire que le Prophète n'eût pas reconnu la souillure de ses lèvres, si la contemplation de Dieu ne lui eût. fait comprendre la pureté entière et parfaite , et ne lui eût révélé tout à coup son impureté qu'il ignorait auparavant; car, lorsqu'il dit : « Malheur à moi , parce que mes lèvres sont souillées , » il confesse son impureté personnelle et non celle du peuple, puisqu'il ajoute : « Et j'habite au milieu d'un peuple dont les lèvres sont impures. » Lorsque dans sa prière il confesse les péchés qui souillent, pour ainsi dire, toute la terre, il n'intercède pas seulement pour les méchants , mais aussi pour les justes; car il dit : «Voici que vous êtes irrité, Seigneur, et nous avons péché ; nous sommes toujours dans le mal, mais nous serons sauvés. Nous sommes tous comme un homme impur, et toutes nos justices sont comme un linge souillé. » (Isaïe, LXIV, 5.) Je vous le demande, qu'y a-t-il de plus évident que cette sentence du Prophète, qui ne parle pas seulement d'une action juste, mais de toutes nos justices, et qui, en les comparant à toutes les choses impures, ne leur trouve rien de plus semblable qu'un linge qui nous fait horreur?

18. C'est donc en vain que vous opposerez à une si évidente vérité l'objection que vous faisiez : Si personne n'est sans péché , personne n'est saint; et si personne n'est saint, personne ne sera sauvé; car le témoignage même du Prophète peut résoudre la

 

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difficulté : « Vous êtes irrité, Seigneur, et nous vous avons offensé; » c'est-à-dire, l'enflure de notre coeur et notre négligence nous ont privés de votre secours, et aussitôt nous sommes tombés dans l'abîme du péché. Comme si quelqu'un disait à la lumière éclatante du soleil : « Voici que vous vous êtes cachée, et que nous sommes plongés dans une obscurité profonde. »

Cependant le Prophète, tout en disant non-seulement qu'il a péché, mais aussi qu'il a toujours été dans le péché, ne désespère pas de son salut; car il ajoute : « Nous avons toujours été dans le péché, et nous serons sauvés. » Je compare cette parole du Prophète : a Vous êtes irrité, Seigneur, et nous vous avons offensé, » à cette parole de l'Apôtre : a Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? » Le Prophète dit : « Nous avons toujours été dans le péché , et nous serons sauvés ; » comme l'Apôtre ajoute : « La grâce de Dieu me délivrera par Notre-Seigneur jésus-Christ. » On lit encore dans le même Prophète : « Malheur à moi, parce que je suis un homme dont les lèvres sont souillées ; et j'habite au milieu d'un peuple dont les lèvres sont impures » (Isaïe, VI, 5) ; comme l'Apôtre a dit : « Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? » Et ce que le Prophète ajoute : « Et voici qu'un des chérubins vola vers moi, et il avait dans la main un charbon ardent qu'il avait pris avec une pince sur l'autel; il toucha ma bouche, et me dit : Voici que j'ai touché tes lèvres; ton iniquité sera ôtée, et ton péché sera purifié; » de même que saint Paul a dit :

 

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« La grâce de Dieu me délivrera par Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Vous voyez donc que tous les saints confessent véritablement qu'ils sont pécheurs dans leur personne comme dans celle du peuple, mais qu'ils ne désespèrent pas cependant de leur salut, et qu'ils attendent avec confiance cette plénitude de justice qui ne peut venir de la faiblesse de la nature humaine, mais seulement de la grâce et de la miséricorde divine.

19. Le Sauveur nous enseigne que personne, en cette vie, quelque saint qu'il soit, n'est exempt de quelque dette de péché , puisqu'en traçant à ses disciples le modèle d'une prière parfaite, au milieu de ces demandes si saintes et si sublimes qu'il donnait aux bons et aux parfaits, et qui ne pouvaient convenir aux méchants et aux infidèles, il a voulu placer cette demande : « Et remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons à ceux qui nous doivent. » (S. Matth., VI, 12.) Si les saints font véritablement cette prière, comme nous ne pouvons en douter, qui serait assez présomptueux, assez tourmenté de l'orgueil du démon, pour se dire exempt de péché, pour s'élever ainsi au-dessus des Apôtres, et accuser, en quelque sorte, le Sauveur d'ignorance et de légèreté, puisqu'il n'aurait pas su que quelques personnes peuvent être exemptes de péché , et qu'il leur aurait prescrit une prière dont elles n'avaient pas besoin? Tous les saints obéissent au précepte de leur Roi , et disent chaque jour : « Remettez- nous nos offenses. » S'ils disent vrai, personne n'est donc exempt de fautes;

 

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s'ils ne disent pas vrai, les saints mêmes ne sont pas sans péché, puisqu'ils mentent. Aussi l'Ecclésiaste, le plus sage des hommes, parcourant toutes les actions et les pensées des hommes, déclare que, sans exception, « il n'y a pas de juste sur la terre qui fasse le bien, et ne pèche pas » (Eccl., VII, 21); c'est-à-dire que sur la terre il n'y a pas, il n'y aura jamais un homme assez saint , assez diligent, assez étroitement uni au souverain Bien, pour ne pas s'en séparer chaque jour par quelques distractions. Et l'Écriture, en disant que cet homme n'est pas exempt de faute, reconnaît cependant qu'il est juste.

20. Si quelqu'un prétend que l'homme peut être sans péché, qu'il le prouve, non par de vaines paroles, mais par le témoignage de sa propre conscience. Lorsqu'il sentira que rien ne le sépare du souverain Bien, il pourra se dire exempt de toute faute; mais pour cela, il faut qu'en s'examinant il affirme qu'il a été, ne serait-ce qu'une seule fois, pendant l'office, sans aucune distraction de pensées, de paroles et d'action. Hélas ! l'esprit de l'homme est si léger, si facilement emporté vers les choses inutiles et vaines, que, nous devons le reconnaître, il nous est impossible d'être sans péché. Nous avons beau veiller avec soin sur notre coeur, la révolte de la chair ne nous permettra jamais de le garder comme notre esprit le désire; et plus l'homme avance dans le bien et s'élève vers la contemplation parfaite , plus il apercevra de taches dans le miroir de sa pureté. Car, nécessairement, l'âme qui arrive à une plus grande lumière, tend à

 

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une plus grande perfection, et trouve bas et misérable son état présent.

21. Une vue plus parfaite aperçoit plus de choses; et une vie sans reproche rend beaucoup plus sévère pour soi-même. Celui qui corrige ses moeurs et s'applique à la vertu, trouve toujours des raisons de multiplier ses soupirs et ses gémissements ; celui qui avance n'est jamais content de son état, et plus il se purifie, plus il découvre de souillures en lui et de motifs de s'humilier au lieu de s'élever; car plus il fait d'efforts vers les choses célestes, plus il comprend combien il en est éloigné. L'Apôtre préféré, celui que Jésus aimait, puisa , pour ainsi dire, dans le coeur du Maître sur lequel il reposait, cette sentence : « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous. » (I S. Jean, I, 8.) Ainsi, en disant que nous ne péchons pas, nous n'avons pas la vérité en nous, c'est-à-dire Jésus-Christ. Et que gagnons-nous? De pécheurs, nous devenons criminels et impies. Enfin, si nous désirons encore mieux savoir, s'il est possible à la nature humaine d'être sans péché, qui nous l'apprendra mieux que a ceux qui ont crucifié leur chair avec ses vices et ses concupiscences, et pour lesquels le monde est vraiment crucifié? » ( Gal., V, 24; VI, 14.) Lorsqu'ils ont arraché de leur coeur les racines de tous les vices, et qu'ils tâchent d'en effacer même le souvenir et la pensée, ils confessent cependant chaque jour, en toute sincérité, qu'ils ne passent pas une seule heure sans commettre quelque faute.

 

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Nous ne devons pas cependant nous priver de la sainte Communion, parce que nous nous reconnaissons pécheurs; nous devons, au contraire, nous en approcher avec plus d'ardeur, parce que c'est elle qui purifie l'esprit et guérit les âmes. Il faut la désirer avec une humble foi, comme le remède de nos blessures, en nous jugeant indignes d'une si grande grâce. Sans cela, nous ne pourrions pas même communier une seule fois, pendant l'année, comme le font certains religieux, qui ont une telle idée de la sainteté des divins mystères, qu'ils pensent qu'on ne doit s'en approcher qu'entièrement purs et sans tache. Ils oublient que c'est précisément par la Communion qu'on peut le devenir, et ils tombent ainsi dans une présomption plus grande que celle qu'ils veulent éviter, puisqu'ils s'imaginent, sans doute, qu'ils sont dignes de communier quand ils le font. Il est bien plus raisonnable de recevoir, tous les dimanches, le Pain céleste, comme le remède de toutes nos infirmités, en reconnaissant humblement dans notre coeur que nous ne saurions jamais le mériter par nous-mêmes, et qu'il serait bien plus présomptueux de nous en croire dignes, une fois par année.

Pour bien comprendre ces choses, et ne pas les oublier, il faut implorer la miséricorde de Dieu, qui nous aidera à les accomplir; car elles ne s'apprennent pas seulement comme les autres sciences de l'homme, par des discours et des raisonnements, mais bien plus par les actes et l'expérience; et si, après en avoir souvent et longuement conféré avec des personnes éclairées,

 

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nous ne les étudions pas encore, en les pratiquant tous les jours, nous les oublierons, et nous les perdrons par notre négligence.

 

 

VINGT-QUATRIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ ABRAHAM : DE LA MORTIFICATION

 

Le renoncement, principal motif de la vie religieuse. — Il est plus utile que les jouissances du monde. — Avantages de la cellule. — Éviter tout ce qui peut nous distraire de Dieu, centre et clef de voûte de toute la vie. — Proportionner nos moyens à nos forces. — Ce qui est utile aux uns peut nuire aux autres. — La peine, source de récompense. — La mortification ne doit jamais nuire à la charité. — Comment le joug de Notre-Seigneur est doux et son fardeau léger. — Du parfait renoncement et du centuple qui le récompense.

 

1. Cette vingt-quatrième conférence, que Dieu nous fit la grâce d'avoir avec l'abbé Abraham, terminera les enseignements de ces saints solitaires. Quand je l'aurai écrite avec le secours de vos prières, elle complétera le nombre mystérieux des vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse, qui jettent leurs couronnes devant l'Agneau; et il me semble que nous serons quitte de notre promesse. Si ces vieillards méritent quelque gloire, quelque couronne, par la sainteté de leur doctrine, ils l'offrent humblement à l'Agneau qui a été immolé pour le salut du monde; car c'est l'Agneau qui leur a donné cette sagesse si profonde, et à nous la grâce de la faire connaître par nos faibles paroles, pour l'honneur de son nom. Aussi faut-il rendre à l'Auteur de tout bien la reconnaissance qu'il mérite pour ses dons; et plus on s'acquitte envers lui, plus on lui doit.

Nous fûmes donc trouver l'abbé Abraham, pour lui confesser une pensée qui nous tourmentait sans cesse. Nous désirions retourner dans notre patrie, et revoir nos parents. Ce désir venait surtout du souvenir de la piété de nos parents, qui ne nous empêcheraient jamais de suivre nos bonnes résolutions ; nous croyions même que leur société nous aiderait à les accomplir , puisqu'ils nous délivreraient des préoccupations des choses temporelles , en nous fournissant avec joie tout ce qui nous serait nécessaire. Nous nous nourrissions aussi de vaines espérances, en pensant que beaucoup pourraient être convertis par nos conseils et nos exemples. Nous nous représentions le pays de nos ancêtres et la beauté de ses régions, qui devaient non-seulement nous offrir une douce et profonde solitude, mais encore fournir à tous les besoins de la vie. Nous découvrîmes simplement au saint vieillard toutes ces pensées de notre coeur, en lui avouant

 

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avec larmes qu'il nous était impossible de résister à cette tentation, si la grâce de Dieu ne nous secourait par son intermédiaire. Il garda le silence pendant quelque temps, et nous répondit enfin en gémissant :

2. L'ABBÉ ABBAIIAM. Votre faiblesse dans cette tentation prouve que vous n'avez pas encore renoncé aux vains désirs du monde, et triomphé de vos anciennes passions. Ce combat, cette hésitation montre que vous avez quitté votre patrie et vos parents plutôt de corps que d'esprit; car tout ce qui vous trouble serait depuis longtemps détruit et déraciné de votre coeur, si vous aviez compris que le renoncement est le motif principal qui nous fait choisir la solitude. Je vois que vous êtes travaillés de cette maladie de l'oisiveté dont parlent les Proverbes : « L'homme oisif tombe dans les désirs, et les désirs tuent le paresseux. » (Prov., XXI, 5, 25.) Nous aussi nous pouvions jouir des biens dont vous parlez, si nous avions pensé qu'ils n'étaient pas nuisibles à nos desseins , et que les douceurs de la patrie nous profiteraient autant que les horreurs du désert et les privations du corps. Nous ne manquons pas non plus de parents qui se feraient une joie de fournir à tous nos besoins; mais nous avons entendu cette parole du Christ, qui retranche tout ce qui plaît à la vie présente : « Celui qui ne quitte pas ou ne hait pas son père, sa mère, ses enfants et ses frères ne peut être mon disciple. » (S. Luc, XIV, 26.)

Si nous étions privés de l'assistance de nos parents, ne trouverions-nous pas dans le monde, des

 

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puissants qui s'empresseraient de nous donner abondamment ce qui nous serait nécessaire, et nous délivreraient de toute inquiétude au sujet de notre nourriture? Mais nous redoutons cette menace du Prophète : « Maudit soit l'homme qui met son espérance dans l'homme» (Jér., XVII, 5); et encore : « Ne placez pas votre confiance dans les princes. » (Ps. CXLV, 2.) Nous pouvions du moins placer nos cellules sur les bords du Nil, et avoir de l'eau à notre portée, au lieu d'aller la chercher sur nos épaules à une si grande distance. Mais l'Apôtre nous apprend à supporter avec courage cette fatigue, en nous disant : « Chacun recevra sa récompense, selon son travail. » (I Cor., III, 14.) Nous n'ignorons pas qu'il y a, dans nos contrées des solitudes agréables qui nous donneraient des fruits, des fleurs et des légumes à profusion, et nous procureraient sans peine tout ce qui nous serait nécessaire; mais nous craignons ce reproche , que l'Évangile adresse au riche : « Vous avez reçu votre consolation pendant votre vie. » (S. Luc, XVI, 25.)

Nous avons méprisé ces choses avec les plaisirs du monde, et nous leur avons préféré l'aridité du désert. Nous avons mieux aimé la solitude de ces lieux sauvages que toutes les jouissances; et en comparant ces sables stériles aux largesses d'une terre féconde, nous cherchons à gagner, non pas la satisfaction passagère de nos sens, mais le bonheur éternel de nos âmes. C'est peu à un religieux d'avoir renoncé une fois, au commencement de sa conversion, aux choses présentes, s'il ne persévère pas, tous les jours, dans son

 

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renoncement. Nous devons pouvoir dire, jusqu'au dernier instant de notre vie, avec le Prophète : « Vous savez que je n'ai pas désiré le jour de l'homme. » (Jér., XVII, 16.) Aussi Notre-Seigneur a dit dans son Évangile : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui -même, qu'il porte sa croix tous les jours, et qu'il me suive. » (S. Luc, IX, 23.)

3. Celui qui poursuit avec ardeur, la pureté de l'âme, doit rechercher les lieux qui rie le tentent pas par la fertilité du sol, à sortir de sa cellule et à vivre en plein air. Cette vie extérieure dissiperait ses pensées et détournerait sans cesse son esprit du but qu'il s'est proposé. Malgré toute la vigilance qu'on y apporte, on ne peut éviter ce malheur qu'en se renfermant, corps et âme, entre les murailles étroites d'une cellule. Là, chaque religieux, comme un bon pêcheur, cherche la nourriture, à l'exemple des Apôtres; il regarde dans les profondeurs de son coeur paisible, pour y voir la foule des pensées qui s'y présentent, et pour les choisir comme un homme qui, du haut d'un rocher, discerne dans la mer les poissons qui peuvent lui convenir, en méprisant et en rejetant ceux qui seraient mauvais et nuisibles.

4. Celui qui persévérera ainsi dans la retraite, accomplit parfaitement ce que le prophète Habacuc exprime si bien, lorsqu'il dit : « Je demeurerai ferme sur mes gardes; je monterai sur la pierre, et je serai attentif, afin de voir ce qui se dit de moi, et ce que je répondrai à celui qui me reprend. » (Habac., II, 1.) C'est chose difficile à en juger par l'expérience des

 

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solitaires qui habitent le désert de Calame ou de Porphyrion; car, quoiqu'ils soient plus éloignés des villes et des habitations des hommes que ceux du désert de Schethé, et qu'il faille sept à huit jours de marche dans la solitude pour arriver à leurs cellules, cependant, comme ils s'appliquent à l'agriculture, ils éprouvent , lorsqu'ils viennent dans nos contrées désolées, un tel trouble, un tel ennui, qu'on les prendrait pour des novices qui n'ont jamais pratiqué les exercices de la vie solitaire. Ils ne peuvent rester dans leurs cellules et garder le silence, et dès qu'il faut s'y soumettre, ils sont bouleversés comme si c'était pour la première fois. C'est qu'ils ne se sont jamais appliqués à calmer les mouvements de l'homme intérieur et les tempêtes de la pensée par leur vigilance et leurs persévérants efforts. Ils sont habitués à travailler tous les jours dans la campagne; et leur esprit, accoutumé à suivre tous les mouvements de leur corps; ne sait pas se fixer dans la paix et le recueillement. Ils souffrent de sa mobilité, de son inconstance, et ne peuvent en réprimer les écarts. La componction du coeur leur devient impossible, et ils trouvent le joug du silence insupportable. Ceux que les plus rudes fatigues ne pouvaient abattre, sont fatigués de ne rien faire, et vaincus par le repos.

5. Est-il étonnant que, renfermés dans leur cellule comme dans une étroite prison, ils y étouffent avec la multitude de leurs pensées qui s'échappent , quand elles peuvent, comme des chevaux débridés? Lorsque leur esprit est délivré de cette contrainte, ils éprouvent

 

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aussitôt une courte et triste consolation; mais dès qu'ils rentrent dans leur cellule, ils y retrouvent toute l'agitation de leurs pensées, et la liberté qu'ils ont goûtée les fait souffrir davantage. Ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas résister à ces tentations, s'imaginent trouver un remède au mal qui les tourmente, dans la paix de leur cellule. Lorsqu'ils obtiennent la permission d'en sortir plus souvent, ils ne font qu'augmenter leur supplice, comme ces malades qui ont la fièvre et qui espèrent se soulager en buvant de l'eau froide; ils activent le feu qui les dévore au lieu de l'éteindre, et ce plaisir d'un moment ne fait qu'accroître leur souffrance.

6. Aussi un religieux doit appliquer sans cesse son esprit à une seule chose, et ramener toutes ses pensées vers un centre qui est Dieu. Celui qui veut construire une voûte élevée dirige toutes ses lignes vers un point central, afin de bien conduire son travail et d'arriver à une circonférence parfaite; s'il négligeait cette règle, il ne pourrait, quels que fussent sa science et son talent, éviter de se tromper dans le contour de l'édifice ; et sa vue ne lui suffirait pas pour suivre la ligne circulaire qui en est la beauté. Il faut qu'il recoure sans cesse à ce moyen qui fixe tous les points intérieurs et extérieurs de l'ouvrage, et qui ramène toute cette masse imposante à la clef de voûte qui doit la terminer.

Il faut aussi que notre âme prenne l'amour de Dieu comme son centre invariable, et qu'elle rayonne de là pour régler à chaque instant toutes ses oeuvres et

 

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toutes ses pensées. C'est avec ce compas divin qu'elle trouvera la ligne convenable, sans jamais s'en écarter, tandis que si elle ne s'en servait pas, elle ne pourrait bâtir cet édifice spirituel dont saint Paul était l'architecte. (I Cor., III, 10.) Elle ne verrait jamais la beauté de cette maison que David désirait élever au Seigneur, lorsqu'il disait : « Seigneur, j'aime la beauté de votre maison, et le lieu où habite votre gloire. b (Ps. XXV, 8.) Il n'élèvera dans son coeur qu'une demeure indigne de l'Esprit-Saint, et incapable de se soutenir; et au lieu de la gloire d'y habiter avec Dieu, il aura la honte de périr sous des ruines.

7. L'ABBÉ GERMAIN. Nous reconnaissons bien qu'il est utile et nécessaire de prescrire aux religieux des travaux qu'ils peuvent faire dans leurs cellules; nous avons pour nous en convaincre vos exemples fondés sur l'imitation des Apôtres, et aussi notre propre expérience; mais ce que nous comprenons moins clairement, c'est que nous devions éviter le voisinage de nos parents, lorsque vous ne le redoutez pas pour vous-mêmes. Vous marchez dans la voie de la véritable perfection, et cependant vous habitez votre patrie et plusieurs même vivent près de leur famille; pourquoi devons-nous craindre ce qui ne vous est pas nuisible?

8. L'ABBÉ ABRAHAM. Quelquefois nous tirons des choses bonnes une mauvaise conclusion; car si on a la présomption de faire ce qu'un autre fait, sans avoir la même force et la même vertu, on peut trouver l'erreur et la mort, là où d'autres acquièrent le salut et la

 

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vie éternelle. C'est ce qui serait arrivé à David, dans le combat fameux qu'il eut à soutenir contre le géant Goliath , s'il eût voulu revêtir les armes puissantes de Saül. Ces armes, portées par un homme plus grand, pouvaient servir à vaincre une foule d'ennemis; mais elles auraient été nuisibles à un jeune homme, et David fut sage de prendre des armes proportionnées à son âge, et de choisir celles avec lesquelles il savait combattre , au lieu de s'embarrasser , comme les autres, d'une cuirasse et d'un bouclier pour marcher contre son redoutable adversaire. De même, chacun doit consulter la mesure de ses forces et prendre le genre de vie qui lui sera le plus convenable.

Tout ce qui est utile peut ne pas convenir à tout le monde. La vie solitaire est excellente, mais elle serait plutôt nuisible que profitable à un grand nombre; et tout en louant la vie religieuse et la charité qu'on exerce envers ses frères, nous ne pensons pas que tous doivent s'y consacrer. Le soin des malades est sans doute bien méritoire ; mais c'est un danger pour la patience de beaucoup. Il faut d'abord comparer les institutions de votre pays et du nôtre, et voir ensuite quelle force donnent à chacun, pour les suivre, les habitudes bonnes ou mauvaises ; car il peut arriver que ce qui semble difficile et impossible à un homme d'un pays soit devenu comme naturel à un autre par un long usage. Les nations, par exemple, que séparent de grandes différences de climat peuvent supporter les rigueurs de l'hiver ou les ardeurs du soleil, sans, pour ainsi dire, avoir de vêtements, tandis que les habitants

 

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d'autres contrées, quoique forts, ne pourraient endurer ces intempéries de saisons auxquelles ils ne sont point accoutumés. De même, vous qui avez exercé votre corps et votre âme, dans ce pays, à vaincre en beaucoup de choses les habitudes de votre patrie, voyez si vous pourriez maintenant souffrir nos privations, dans ces régions si froides, dit-on, et surtout si glacées par l'infidélité? Pour nous, comme il y a longtemps que nous menons cette vie, elle nous est devenue , pour ainsi dire, naturelle. Si vous vous croyez assez de constance et de vertu pour la supporter, vous pouvez, comme nous, habiter près de vos parents et de vos frères.

9. Mais afin que vous puissiez ne pas vous tromper dans l'appréciation que vous ferez de vos forces, je vous dirai ce que fit autrefois l'abbé Apollon, et vous verrez s'il y a quelque rapport entre sa vertu et la vôtre, et si vous pouvez, sans inconvénient, habiter dans votre patrie et prés de vos parents. Vous serez certains alors de ne pas renoncer à cette humble vie que votre volonté et les nécessités du voyage vous ont fait adopter, et vous ne pourrez être vaincus par l'amour de la famille et par la douceur du climat.

Une nuit donc, le saint vieillard que nous venons de nommer, reçut la visite de son frère, qui le suppliait de sortir un instant de son monastère, pour l'aider à retirer un boeuf qui venait d'enfoncer dans un marais ; il lui disait, en pleurant, qu'il ne pourrait jamais le dégager sans son secours. L'abbé répondit à ses instantes prières : « Pourquoi ne vous êtes-vous

 

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pas adressé à notre jeune frère qui est bien plus près de vous que moi? Ce frère était mort depuis longtemps, et le solliciteur crut que la solitude continuelle et les excès de la pénitence avaient affaibli l'esprit du vieillard. «Comment, lui répondit-il, pourrais-je faire sortir du tombeau celui qui est mort depuis quinze ans? — Vous ignorez donc, lui dit l'abbé Apollon, que moi, je suis mort au monde depuis plus de vingt ans, et que je ne puis sortir du tombeau de ma cellule pour vous aider dans tout ce qui regarde la vie présente? Croyez-vous que le Christ me permettrait de manquer au renoncement que j'ai embrassé, pour aller retirer votre boeuf d'un bourbier, lui qui a refusé un instant à celui qui voulait aller ensevelir son père, quoique cette demande fût beaucoup plus pressante et plus sainte que la vôtre. »

Examinez maintenant vos pensées, et voyez si vous pouvez prudemment espérer tenir la même conduite à l'égard de vos parents. Si vous vous sentez l'esprit aussi détaché que ce saint vieillard, vous pouvez, comme lui, vivre sans inconvénient auprès de vos parents et de vos frères; vous vous regarderez tellement morts pour eux, que vous ne serez pas exposés à vous relâcher, à cause des bons services que vous pourriez en recevoir ou leur rendre.

10. L'ABBÉ GERMAIN. Vous ne nous avez laissé, mon Père, aucun doute sur ce sujet. Nous savons bien que si nous vivions près de nos parents, nous ne pourrions nous vêtir aussi pauvrement, et aller pieds nus comme nous le faisons ici; mais nous n'aurions

 

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pas non plus à nous procurer ce qui est nécessaire à la vie, et à porter de l'eau sur notre tête d'une si grande distance. Nos parents auraient honte de nous voir faire ces choses, et nous en rougirions nous-mêmes. Mais serait-ce nuire à notre profession que de recevoir le nécessaire et de nous délivrer de l'embarras de notre nourriture, pour éviter toutes distractions extérieures, et nous consacrer plus parfaitement à la lecture, à la prière et aux autres exercices spirituels?

11. L'ABBÉ ABRAHAM. Ce n'est pas moi qui vous répondrai, ce sera le bienheureux Antoine; il eut à combattre le relâchement d'un religieux qui parlait comme vous, et ce qu'il lui dit détruit complètement votre objection. Ce religieux prétendait qu'on ne devait pas tant admirer la vie des solitaires, et qu'il fallait plus de vertu pour acquérir la perfection au milieu des hommes qu'au fond d'un désert. Le bienheureux Antoine lui demanda où il demeurait; le religieux lui répondit qu'il habitait près de ses parents, et que, grâce à leur générosité, qui lui épargnait toute inquiétude et tout travail, il pouvait se livrer sans aucune distraction à la lecture et à la prière. « Mon fils, lui dit alors le bienheureux Antoine, quand il arrive quelque malheur à vos parents, vous en affligez-vous? et quand il leur vient quelque bonne fortune, vous en réjouissez-vous? » Le religieux avoua que, dans les deux cas, il ne restait pas indifférent. « Alors, dit le saint vieillard, vous pouvez croire que, dans l'autre monde, vous partagerez leur sort, puisque dans cette vie vous partagez leur gain et leur perte,

 

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leurs joies et leurs chagrins. » Puis, ne se contentant pas de ces paroles, il s'étendit davantage sur ce sujet. « Ces rapports avec vos parents, ajouta-t-il, et cette vie si relâchée , n'ont pas le seul inconvénient que je vous signale , et dont vous paraissez peu touché ; car on pourrait vous appliquer ce passage des Proverbes : « Ils m'ont frappé, mais je ne l'ai pas senti; ils se sont moqués de moi , et je ne m'en suis pas aperçu » (Prov., XXIII, 35); et encore cette parole du Prophète: « Les étrangers ont dévoré toute sa force, et il l'a ignoré. » (Osée, vu, 9.) C'est ce qui vous arrive tous les jours, lorsque la variété des événements change sans cesse vos dispositions, et entraîne votre âme aux choses de la terre. Vos parents vous empêchent de jouir du fruit et de la récompense de votre travail. Leur générosité ne vous permet pas de suivre le conseil de saint Paul, et de gagner vous-même votre vie.

C'est cependant ce que l'Apôtre recommandait, en dernier lieu, aux dignitaires de l'Église d'Éphèse. Il leur rappelle que, malgré les fatigues de la prédication, il avait travaillé de ses mains pour se procurer ce qui lui était nécessaire, à lui et à ceux qui l'aidaient dans son ministère. « Vous savez, leur dit-il, que ces mains ont fourni ce qui était nécessaire à moi et à ceux qui étaient avec moi. » (Act., XX, 24.) Et pour montrer que c'était à nous qu'il avait donné ce bon exemple, il dit dans un autre endroit : « Nous n'avons pas été oisifs parmi vous, et nous n'avons mangé gratuitement le pain de personne. Mais nous avons travaillé ; nous nous sommes fatigués la nuit et le jour, afin de ne pas

 

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vous être à charge. Nous pouvions bien faire autrement; mais nous vous avons donné l'exemple pour que vous nous imitiez. » (II Thess., III , 8.)

12. Nous aussi nous pouvions profiter de l'assistance de nos parents; mais nous avons préféré cette pauvreté à leurs richesses. Nous avons mieux aimé préparer à la sueur de notre front la nourriture de chaque jour, que de nous reposer sur leur générosité, estimant plus ces peines et ces privations que la méditation oiseuse de l'Écriture et les lectures stériles dont vous nous parlez. Agirions-nous de la sorte, si nous ne trouvions pas plus utile de suivre les exemples des Apôtres et les conseils des anciens solitaires? Vous reconnaîtrez vous- même qu'il y a un autre inconvénient plus grand que le premier. Vous êtes forts et bien portants, et vous vous nourrissez d'aumônes qui ne doivent être données qu'aux faibles. Les hommes, en général, si on excepte les moines qui vivent du travail de leurs mains, selon la recommandation de l'Apôtre, attendent leur nourriture des autres, et profitent de leurs peines. Les uns jouissent des biens de leurs pères, les autres du travail de leurs serviteurs, ou des revenus de leurs terres. Les princes de ce monde eux-mêmes reçoivent ce qui est nécessaire à leurs besoins; et nos anciens ont regardé comme une aumône tout ce qu'on recevait pour la nourriture de chaque jour, sans le gagner par le travail de ses mains, comme le recommande l'Apôtre, qui refuse aux oisifs les secours de la charité, lorsqu'il dit : « Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger. » (II Thess., III , 10.)

 

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Les paroles de saint Antoine à ce solitaire doivent nous apprendre à fuir, comme dangereuses, les douceurs que peuvent nous procurer nos parents, et ceux dont la charité fournirait à nos besoins. Elles doivent nous faire éviter les contrées agréables, et préférer à toutes les richesses du monde les sables, les déserts arides, les terres brûlées par l'eau salée de la mer, et abandonnées pour cela par tous les hommes. Non-seulement nous éviterons , dans ces solitudes inabordables, les visites trop fréquentes, mais nous nous épargnerons les distractions que nous donnerait la culture d'une nature trop fertile, qui détournerait notre âme de son but principal , et la rendrait moins propre aux exercices spirituels.

13. Vous espérez être utile au salut de votre prochain et faire plus de bien, en retournant dans votre patrie ; écoutez une histoire que l'abbé Macaire racontait avec beaucoup d'esprit à un solitaire, comme un remède à de semblables désirs. Il y avait, disait-il, dans une ville, un barbier très-expert qui ne recevait cependant que trois deniers par personne. Malgré la modicité de son salaire, il pouvait acheter tout ce qui était nécessaire à sa nourriture et à ses besoins, et mettre encore en réserve cent deniers par jour; il continuait à faire ces profits, lorsqu'il apprit que, dans une ville éloignée, chaque personne donnait un sou pour se faire raser. Combien de temps , se dit-il, me contenterai-je d'un si petit salaire? J'ai bien de la peine à gagner ici trois deniers, tandis qu'en allant ailleurs, je puis facilement faire fortune. Il prend

 

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aussitôt les instruments de sa profession, dépense à s'équiper tout ce qu'il avait gagné depuis longtemps, et arrive enfin, après bien des fatigues, à la ville qui devait l'enrichir. Dès le premier jour, il fut bien payé comme on le lui avait dit, et le soir, comme il avait la bourse bien garnie, il alla acheter au marché tout ce qui était nécessaire à sa nourriture; mais tout était si cher qu'il fallut dépenser ce qu'il avait gagné, et qu'il ne lui resta pas un denier de tous ses profits. Quand il eut remarqué, pendant quelque temps, que le résultat était toujours le même, et que, loin de s'enrichir, il avait de la peine à suffire aux besoins de chaque jour: « Je retournerai, dit-il, à la ville que j'habitais; mon gain y était certainement bien petit; mais tout en pourvoyant à ma nourriture, je pouvais encore amasser quelque chose pour ma vieillesse. C'était peu chaque jour; j'arrivais cependant à une somme assez considérable. Je vois, par expérience, que je gagnais plus alors qu'avec ces prix élevés qui me tentaient, puisque au lieu d'augmenter mon avoir, ils suffisent à peine à me faire vivre. »

Il en est de même pour nous; nous devons préférer à tout les petits profits que nous faisons dans la solitude; ils sont à l'abri des tentations et des embarras du monde; la vaine gloire ne les altère pas, et ils ne sont pas diminués parles besoins de chaque jour. «Car peu vaut mieux au juste que toutes les richesses des pécheurs. » (Ps. XXXVI, 16.) On gagne plus ainsi qu'à des conversions nombreuses qui nous entraîneraient dans des conversations et des distractions continuelles.

 

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Salomon dit « qu'un peu dans la main vaut mieux avec la paix, que les deux mains pleines avec bien des efforts et des inquiétudes. » (Ecclés., IV, 6.) Les faibles tombent naturellement dans ces dangereuses illusions, lorsqu'ils devraient craindre pour leur salut, et qu'ils auraient besoin d'être dirigés et conduits eux-mêmes. Les artifices du démon les portent à vouloir convertir et gouverner les autres; et, quoiqu'ils puissent tirer quelques profits de ces conversions, ils perdent certainement plus qu'ils ne gagnent par leur impatience et leur relâchement. Il leur arrive ce que dit le prophète Aggée : Celui qui amasse ces profits les met dans un sac percé. » (Aggée, I, 6.) N'est-ce pas mettre dans un sac percé ce qu'on gagne, que de perdre par la dissipation du coeur et les distractions de l'esprit ce qu'on pourrait amasser par la conversion du prochain. Il arrive bien souvent qu'en voulant diriger ses frères, on ne sait plus se gouverner soi-même. « Car il y en a qui sont riches sans rien avoir, et d'autres qui sont pauvres au milieu de beaucoup de richesses » (Prov., XIII, 7); et « il vaut mieux être sans honneur et gagner sa vie, que d'être en dignité et manquer de pain. » (Prov., XII, 9.)

14. L'ABBÉ GERMAIN. Vous nous avez parfaitement fait comprendre, par ces exemples, l'égarement de nos pensées; nous désirons en connaître maintenant la cause et les remèdes. Veuillez nous dire comment nous sommes tombés dans ces illusions; car personne n'est plus capable de guérir un malade que celui qui a découvert l'origine de sa maladie.

 

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15. L'ABBÉ ABRAHAM. Tous les vices n'ont qu'une source et un principe; mais on donne des noms différents au mal et à la corruption, selon la faculté ; et, si je puis parler ainsi, selon le membre de l'âme qui est affecté. Dans les maladies corporelles , une seule cause produit des indispositions différentes, selon les parties qu'elle attaque. Lorsque l'humeur se porte au cerveau, qui est comme la citadelle du corps, elle produit la migraine; lorsque c'est aux yeux , aux oreilles, aux jointures, aux pieds ou aux mains, les douleurs qu'elle fait naître prennent des noms particuliers, et s'appellent névralgie, ophthalmie, goutte ou rhumatisme. Si nous passons des maladies visibles aux maladies invisibles, nous pouvons croire que chaque partie, chaque membre de notre âme est attaqué aussi par le même vice; et, comme les sages ont distingué trois parties dans nos âmes, la raisonnable, l'irascible et la concupiscible, ces parties peuvent avoir leur maladie qui prend un nom différent, selon la violence de la passion qui les tourmente. Si la corruption envahit la partie raisonnable, elle y fait naître la vaine gloire, la jactance, l'envie, l'orgueil, la présomption, les disputes et l'hérésie. Si elle blesse l'irascible, elle enfante la fureur, l'impatience, la tristesse, la paresse, la crainte et la cruauté; si elle corrompt la partie concupiscible, elle engendre la gourmandise, la fornication, l'avarice et les désirs coupables et terrestres.

16. Si vous voulez connaître l'origine, la cause du mal dont nous parlons, vous verrez que c'est la partie

 

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raisonnable de votre âme qui est corrompue, et que c'est de là que naissent ordinairement la présomption et l'orgueil. C'est pourquoi vous devez appliquer d'abord à cette partie de votre âme le remède d'une sage discrétion et d'une humilité sincère. Vous vous êtes égarés au point de croire que, non-seulement vous étiez arrivés au sommet de la perfection, mais que vous pouviez encore y conduire les autres. Vous vous êtes persuadé que vous étiez capable de les instruire, de les diriger; et cette prétention doit vous faire comprendre que vous vous êtes laissé entraîner par la vaine gloire. Vous pouvez facilement déraciner le mal, si vous vous affermissez, comme je vous l'ai dit, dans une humilité prudente, si vous vous persuadez qu'il est bien pénible et bien difficile à chacun de sauver son âme, et si, au lieu d'avoir l'orgueil de vouloir instruire les autres, vous reconnaissez que vous avez vous-mêmes besoin de quelqu'un pour vous conduire.

17. Appliquez donc à la partie malade de votre âme le remède d'une humilité sincère ; c'est parce qu'elle paraît la plus faible en vous qu'elle doit succomber la première aux attaques du démon. De même que nous voyons l'excès du travail rendre malades, ou la corruption de l'air affecter d'abord les parties les plus faibles de l'organisation , et envahir ensuite tout le reste du corps; lorsque le souffle empesté du vice atteint notre âme, c'est toujours la partie la plus faible qui souffre la première, et qui résiste le moins aux violences du tentateur; et le peu de résistance qu'elle offre lui

 

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procure bientôt une victoire facile. C'est ainsi que Balaam était certain de pouvoir tromper le peuple de Dieu, lorsqu'il donnait le conseil de tenter les enfants d'Israël par leur côté faible. « Il ne doutait pas qu'en leur envoyant des femmes pour les séduire, il causerait leur ruine, parce qu'il les savait déjà malades dans la partie concupiscible de leur âme. » (Nomb., XXIV, 31.)

Nos ennemis spirituels font de même à notre égard; ils tendent leur piége du côté où notre âme est la plus languissante. Si c'est, par exemple, dans la partie raisonnable , ils cherchent à nous tromper comme l'Écriture raconte que le roi Achab le fut par les Syriens, qui dirent : « Nous savons que les rois d'Israël sont pleins de miséricorde : mettons un sac au-tour de nos reins et une corde à notre tète; allons trouver ainsi le roi d'Israël, et nous lui dirons : Votre serviteur Benabad vous adresse cette prière : Que mon âme vive. » Et ce roi, plutôt touché de l'éloge qu'on faisait de sa miséricorde que d'une véritable compassion, répondit : « S'il vit encore, il est mon frère. » (III Rois, XX, 31.) C'est ainsi que les démons nous trompent dans la partie raisonnable de notre âme, et nous font offenser Dieu là où nous croyons mériter ses récompenses. Nous recevons ce reproche : « Puisque votre main a épargné un homme digne de mort, votre âme répondra de son âme, et votre peuple de son peuple. » (Ibid., 42.) Lorsque l'esprit impur dit : « J'irai, et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous ses prophètes » ( III Rois , XXII, 21),

 

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n'est-il pas évident qu'il l'attaque par le côté qu'il savait faible, et qu'il prend le meilleur moyen pour le perdre. C'est à la partie irascible de l'âme d'Hérode que la malice du démon s'adressa pour le pousser à faire périr tant d'innocents, parce qu'il savait que c'était par ce côté qu'il était le plus impressionnable. Lorsqu'il osa tenter Notre-Seigneur, il voulut exciter en lui toutes les passions qui perdent les hommes ; mais tous ses artifices furent inutiles. Il attaquait la partie concupiscible, en disant : a Ordonnez à ces pierres de se changer en pain; n la partie irascible, en offrant à ses désirs le pouvoir sur le monde et les royaumes de la terre ; la partie raisonnable, en lui disant : « Si vous êtes le Fils de Dieu, précipitez-vous en bas. » (S. Matth., IV, 3-6.) Mais il échoua dans toutes ses ruses, parce qu'il ne trouva rien de faible en Jésus-Christ, comme il se l'était imaginé. Aucune partie de l'âme de Notre-Seigneur ne pouvait se laisser prendre aux piéges de l'ennemi; car il a dit lui-même : « Le prince de ce monde est venu, et il n'a rien trouvé en moi. » (S. Jean, XIV, 30.)

18. L'ABBÉ GERMAIN. Parmi les illusions et les erreurs qui nous faisaient penser à retourner dans notre patrie, avec ce vain espoir d'y trouver, comme vous l'avez découvert, beaucoup d'avantages spirituels, notre préoccupation, la plus grande peut-être, était d'éviter les visites de nos frères, qui nous empêchent de garder le silence et la solitude autant que nous le désirons. Ces visites fréquentes nuisent nécessairement à la règle et aux privations que nous nous

 

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sommes imposées pour mortifier notre corps, et nous étions certains de ne pas rencontrer cet inconvénient dans notre pays, où personne, pour ainsi dire, n'embrasse la vie religieuse.

19. L'ABBÉ ABRAHAM. C'est l'indice d'une crainte déraisonnable, ou plutôt la preuve d'une grande tiédeur, que de ne vouloir jamais être visité par personne. Celui qui ne fait que se traîner avec peine dans la voie qu'il a choisie, et reste toujours le vieil homme, ne doit être visité ni par les saints, ni par le moindre de ses frères; mais vous, si vous brûlez d'un amour vrai et parfait pour Notre-Seigneur, si vous cherchez de toute la ferveur de votre âme Celui qui est la charité même, vous aurez beau vous réfugier dans des lieux inaccessibles, les hommes viendront nécessairement vous visiter. Plus l'ardeur de l'amour vous rapprochera de Dieu, plus les saints religieux accourront en foule vers vous. Car peut-on , selon la parole du Seigneur, cacher une ville placée sur la montagne? « Ceux qui m'aiment, dit le Seigneur, je les glorifierai, et ceux qui me méprisent seront confondus. » (S. Matth., V, 14. — I Rois, II, 30.) Mais vous devez reconnaître là une des ruses les plus subtiles du démon, un des piéges les plus cachés où il fait tomber les faibles et les imprudents ; en leur promettant de grands avantages, il les prive de ceux dont ils jouissent tous les jours. Il leur persuade qu'ils devraient rechercher des solitudes plus vastes et plus profondes ; il leur en fait intérieurement d'admirables peintures. Ces lieux inconnus, et qui n'existent même pas, sont

 

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prêts et disposés à nous recevoir; ils nous attendent, et nous pourrons en prendre possession sans difficulté. Les habitants de ces pays sont dociles, et il sera facile de les convertir. Le tentateur promet ainsi aux âmes des fruits plus abondants pour leur faire perdre ceux dont elles sont assurées maintenant. Mais lorsqu'un religieux, trompé par ces espérances, quitte la société de ses supérieurs, qui lui était si profitable, sans trouver ce que lui avait représenté son imagination, il se réveille comme d'un profond sommeil, et regrette la perte de tous ses rêves. Le démon l'accable de difficultés plus grandes, et l'entoure de si grands embarras qu'il n'a pas même le temps de penser aux avantages qu'il lui avait promis; et s'il rie reçoit plus les quelques pieuses visites de ses frères, qu'il voulait éviter, il est soumis aux invasions continuelles des gens du monde , qui l'empêcheront désormais de goûter, tant soit peu, la paix de la solitude, et de suivre les règles de la vie religieuse.

20. Et, remarquez-le bien, cette jouissance de la charité et de l'hospitalité que vous procure quelquefois la visite de vos frères, ce repos qui semble nuisible et regrettable , est cependant utile et salutaire à votre âme comme à votre corps. Il arrive souvent, non-seulement aux faibles et aux commençants, mais encore à ceux qui ont le plus d'expérience et aux parfaits, si l'application de leur esprit et l'austérité de leur vie ne sont pas adoucies par ces petits changements, de tomber dans la tiédeur spirituelle, ou du moins dans une défaillance corporelle qui serait

 

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pernicieuse. Aussi les plus sages et les plus parfaits, lorsqu'ils reçoivent de nombreuses visites, non-seulement les supportent avec patience, mais en profitent même avec joie. Ces visites d'abord nous font désirer plus ardemment la paix de la solitude; ce qui semble nous arrêter dans notre course, nous conserve des forces pour la continuer, et si nous ne faisions pas ainsi de temps en temps quelques haltes, il nous serait impossible d'arriver, sans beaucoup nous fatiguer. De plus, lorsque les devoirs de l'hospitalité nous font accorder cet adoucissement à notre corps, cette petite interruption de notre jeûne nous est plus profitable que l'abstinence la plus rigoureuse. Je veux vous le faire comprendre par une comparaison fort ancienne, mais qui convient bien à notre sujet.

21. On rapporte que le bienheureux Évangéliste saint Jean caressait doucement une perdrix, lorsqu'il fut aperçu par un chasseur. Cet homme s'étonna qu'un personnage d'un si grand mérite pût se plaire à une chose si petite et si basse. « N'êtes-vous pas , lui dit-il, ce Jean dont la réputation est si grande, le nom si célèbre et que j'ai tant désiré connaître? Comment vous livrez-vous à un pareil amusement? — Mon ami, lui dit l'Apôtre, que tenez-vous à votre main? — Un arc, lui répondit le chasseur. — Et pourquoi ne le portez-vous pas toujours tendu? — Il ne le faut pas ; car, s'il était toujours tendu, il perdrait sa puissance, et lorsque je voudrais lancer quelques flèches sur une bête sauvage, elles n'auraient plus de force pour l'atteindre. — Ne vous étonnez donc pas, jeune homme,

 

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répliqua l'Apôtre, de ce petit et court délassement. Si notre esprit était toujours tendu, il s'affaiblirait aussi par cette contrainte et il ne pourrait plus nous servir, quand il faudrait l'employer de nouveau avec plus de vigueur.

22. L'ABBÉ GERMAIN. Mon Père, vous nous avez indiqué ces remèdes contre toutes nos illusions; vous nous avez découvert, par vos enseignements et avec la grâce de Dieu, toutes les ruses du démon pour nous perdre; nous vous prions de nous expliquer maintenant ces paroles de l'Évangile : « Mon joug est doux et mon fardeau léger » (S. Matth. , XI, 30); car elles paraissent contraires à ce que dit le Prophète : « A cause des paroles de vos lèvres, j'ai gardé vos voies pénibles » (Ps. XVI, 4) ; et l'Apôtre dit aussi : « Tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront persécution. » (I Tim., III, 13.) Comment ce qui est pénible et cause de persécution peut-il être doux et léger?

23. L'ABBÉ ABRAHAM. L'expérience nous fera facilement comprendre la vérité de cette parole de notre Sauveur, si nous entrons, comme nous le devons et comme le veut Jésus-Christ, dans la voie de la perfection, si en mortifiant tous nos désirs, et en retranchant toutes nos volontés coupables, non-seulement nous ne retenons rien de ces biens du monde qui permettent au démon de nous tourmenter et de nous nuire quand il lui plaît, mais encore nous nous renonçons tellement que nous puissions accomplir véritablement ce que dit l'Apôtre : « Ce n'est plus moi qui

 

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vis, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi. » (Gal., II, 29.) Car que peut-il y avoir de pénible et de dur pour celui qui prendra le joug de Jésus-Christ de tout son coeur; pour celui qui, affermi dans une humilité sincère et les yeux fixés sur son Maître, se réjouira de toutes les injures qui lui seront faites, en disant: « Je me plais dans les infirmités, les maux et les épreuves que je souffre pour Jésus-Christ. Car quand je suis faible, c'est alors que je suis puissant. » (II Cor., XII,10.)

Comment souffrirait de la perte d'une chose ordinaire celui qui se glorifie d'une pauvreté parfaite, celui qui a volontairement méprisé pour le Christ tous les biens de ce monde, et qui regarde comme du fumier tout ce qu'on désire, afin de gagner Jésus-Christ? La méditation de cette vérité de l'Évangile l'empêche de rien regretter : « A quoi sert à l'homme de gagner tout l'univers, si c'est au détriment de son âme? ou que donnera l'homme en échange de son âme? » (S. Matth., XVI, 26.) Quelle privation pourrait attrister celui qui ne regarde pas comme lui appartenant ce que les autres peuvent lui ravir, et qui a le courage de dire avec saint Paul : « Nous n'avons rien apporté en ce monde, et il est certain que nous ne pouvons aussi rien en remporter. » (I Tim., VI, 7.) Quel besoin, quelle nécessité pourra vaincre la force de celui qui n'a pas de sac dans ses voyages , d'argent dans sa bourse et d'habits pour en changer selon le temps, mais qui se glorifie avec l'Apôtre « dans les jeûnes continuels, dans la faim, la soif, le froid et la nudité? » (II Cor., XII, 27.) Quel travail,

 

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quel ordre de son supérieur pourra troubler la paix de celui qui n'a plus de volonté propre et qui fait ce qu'on lui commande, non-seulement avec joie, mais encore avec patience, parce qu'a l'exemple de notre Sauveur il ne cherche pas à faire sa volonté, mais celle de son Père, lui disant aussi : « Non pas comme je le veux, mais comme vous le voulez. » (S. Matth., XXVI, 39.) Quelle injure, quelle persécution, quel supplice pourraient être pénibles, ou plutôt ne seraient pas agréables à celui qui se réjouit toujours dans la douleur, comme les Apôtres, et qui souhaite être jugé digne de souffrir la honte pour le nom de Jésus-Christ? (Act., V.)

24. Si, au contraire, le joug du Seigneur ne nous paraît pas doux et léger, c'est à notre résistance qu'il faut l'attribuer. Nous nous laissons vaincre par la défiance et l'incrédulité; et, dans notre coupable folie, nous nous révoltons contre le précepte ou du moins contre le conseil de Celui qui a dit : « Si vous voulez être parfaits, allez, vendez tout ce que vous avez; venez et suivez-moi. » (S. Man., XIX, 21.) Nous retenons quelque chose de nos biens de la terre, dont le démon profite pour enchaîner nos âmes; et alors ii lui est facile de nous séparer des joies spirituelles et de nous jeter dans la tristesse, en nous faisant subir quelque perte et quelque privation. Il s'efforce, par ses artifices et par l'entraînement coupable de la concupiscence, de nous rendre pénible ce joug si doux et lourd ce fardeau si léger. Ces biens que nous réservions pour notre paix et notre consolation lui servent à nous tourmenter sans cesse et à nous lier dans les

 

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embarras du monde, tellement que nous sommes nos bourreaux ; « car chacun est lié par les chaînes de ses péchés » (Prov., V, 22), selon cette parole du Prophète: « Voici qu'en allumant le feu et en vous entourant de flammes, vous marchez dans la lumière du feu et dans les flammes que vous avez allumées. » (Isaïe, L, 11.) Salomon affirme aussi « que l'homme est puni par son péché même. » (Sag., XI, 17.)

Et, en effet, les plaisirs que nous prenons deviennent notre supplice, et les délices de la chair sont des bourreaux pour ceux qui les recherchent; car il est impossible que celui qui tient encore à ses biens d'autrefois puisse acquérir une véritable humilité de coeur et une complète mortification de ses mauvais désirs. Avec ces deux vertus, au contraire, toutes les peines de la vie présente, toutes les pertes que l'ennemi peut nous causer seront supportées avec patience et même avec joie. Mais, sans leur secours, l'orgueil prendra le dessus d'une manière si fâcheuse, que la moindre injure nous causera les blessures mortelles de l'impatience, et qu'on pourra nous dire, avec le prophète Jérémie : « Et maintenant, pourquoi marchez-vous dans la voie de l'Égypte pour boire cette eau troublée? Pourquoi marchez-vous dans la voie des Assyriens pour boire l'eau du fleuve? Votre malice vous accuse, et votre aversion vous condamne. Comprenez et voyez combien vous êtes coupable et malheureux d'avoir abandonné le Seigneur votre Dieu , et de n'avoir plus ma crainte en vous, dit le Seigneur. » (Jérémie, II, 18.) Comment donc le joug du Seigneur,

 

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qui est si doux, est-il devenu amer? N'est-ce pas notre révolte qui cause cette amertume ? Comment ce fardeau divin, qui était si léger, est-il devenu si pesant? N'est-ce pas que notre coupable orgueil nous fait mépriser Celui qui nous aidait à le porter. L'Écriture le dit clairement : « S'ils suivaient les voies droites , ils trouveraient faciles les sentiers de la justice. » (Prov., II, 8.) Oui, c'est nous, évidemment, c'est nous, qui, par nos mauvais désirs, rendons rudes et pénibles les voies droites et faciles du Seigneur.

Nous abandonnons, dans notre folie, la route royale tracée par les Prophètes et les Apôtres, et aplanie sous les pas du Sauveur et de tous les saints, pour suivre une route tortueuse et difficile, où la jouissance des choses présentes nous aveugle ; et nous rampons dans les sentiers obscurs et embarrassés du vice, en ensanglantant nos pieds et en déchirant notre robe nuptiale, sans cesse exposés non-seulement aux épines et aux ronces du chemin, mais encore aux morsures des serpents et aux piqûres des scorpions que nous ne voyons pas. « Les épines et les dangers abondent dans les voies mauvaises; mais celui qui craint le Seigneur s'en préservera. » (Prov., XXII, 5.) Le Seigneur a dit par son Prophète : « Mon peuple m'a oublié; ils ont sacrifié en vain et ils se sont blessés dans leurs voies, dans les sentiers du siècle, pour suivre un chemin qui n'était pas battu » (Jérém. , XVIII, 15) ; car, selon la parole de Salomon : « Les voies de ceux qui ne font rien sont semées d'épines , tandis que les voies des forts sont aplanies. » (Prov., XV, 19.) Ceux qui se

 

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détournent ainsi de la route royale ne pourront arriver à la Cité céleste, vers laquelle nous devons toujours nous diriger. L'Ecclésiaste nous dit assez clairement : « Le travail des insensés cause leur peine, parce qu'ils ne savent pas aller dans la Cité » (Eccl., X, 15) , c'est-à-dire « dans la Jérusalem céleste, qui est notre mère à tous. » (Gal., IV, 26.)

25. Celui, au contraire , qui aura renoncé véritablement au monde, pour prendre le joug du Seigneur, et apprendre de lui à souffrir chaque jour les injures, parce qu'il est doux et humble de cœur, restera inébranlable dans toutes les tentations, « et tout ce qu'il fera tournera à bien. » (Rom., VIII, 28.) « Car les paroles de Dieu, selon le Prophète, sont bonnes pour celui qui marche avec droiture. » (Mich., 7.) « Les voies du Seigneur sont droites, et les justes y marchent, tandis que les pécheurs y tombent. » (Osée, XIV, 10.) La grâce miséricordieuse du Sauveur nous a plus accordé, en nous faisant lutter contre les tentations, qu'en nous épargnant la nécessité de les combattre. Il est bien plus méritoire de rester toujours inébranlable, au milieu des souffrances et des peines, de supporter, sans craindre et sans douter du secours de Dieu , les attaques de tout le monde; de se servir des persécutions des hommes , comme d'armes invincibles , pour triompher glorieusement de l'impatience, et d'acquérir, pour ainsi dire, la vertu par la faiblesse; car, selon saint Paul, a la vertu se perfectionne dans l'infirmité. » (II Cor., XII, 9.) « Voici que je vous rends comme une colonne de fer, comme un mur d'airain

 

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sur toute la terre, pour les rois de Juda, les princes et tous les peuples du monde. Ils combattront contre vous; mais ils ne prévaudront pas, parce que je suis avec vous pour vous délivrer, dit le Seigneur. » (Jér. , I, 18.)

Ainsi, comme Dieu nous l'a enseigné , la voie royale est douce et facile, quoiqu'elle paraisse rude et pénible. Lorsque les serviteurs pieux et fidèles se seront soumis au joug du Seigneur, lorsqu'ils auront appris de lui qu'il est doux et humble de coeur, et qu'ils auront déposé le fardeau des passions terrestres, ils trouveront, non pas la peine, mais le repos que Jésus-Christ promet à leurs âmes; comme l'annonce le prophète Jérémie : « Tenez-vous sur les chemins et voyez ; interrogez les sentiers anciens pour savoir quelle est la bonne voie; suivez-la, et vous trouverez le repos de vos âmes » (Jér., VI, 16); « car alors les chemins mauvais deviendront droits, et les sentiers rudes s'aplaniront » (Isaïe , XL, 4) ; « ils goûteront et verront combien le Seigneur est doux. » (Ps. XXXIII, 9.) Ceux qui écoutent le Christ qui crie dans l'Évangile : « Venez à moi, vous tous qui souffrez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai,» déposeront le fardeau du vice et comprendront ce qui suit : « Car mon joug est doux et mon fardeau léger. » (S. Matth., XI, 30.)

Oui, la voie du Seigneur est un repos, quand on la suit selon la loi. C'est nous-mêmes qui nous procurons des douleurs et des tourments par nos révoltes, lorsque nous aimons mieux suivre les voies mauvaises et coupables du siècle avec tant de peine et de

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difficulté. Quand nous nous sommes rendus à nous-mêmes, dur et pénible le joug du Seigneur, nous nous en plaignons; nous blasphémons contre lui et contre celui qui nous l'impose; car la folie de l'homme corrompt ses voies, et il en accuse Dieu dans son coeur. Mais quand nous disons que la voie du Seigneur n'est pas droite , Dieu nous répond par son Prophète : « Est-ce ma voie qui n'est pas droite? N'est-ce pas plutôt les vôtres qui sont mauvaises? (Ézéch., XXV, 25.) Et, en effet, si vous voulez comparer la fleur éblouissante de la virginité et le suave parfum de la chasteté au bourbier infect des voluptés charnelles, la paix et la sécurité des religieux aux inquiétudes et aux dangers qui tourmentent les hommes du monde, le calme de notre pauvreté aux tristesses et aux peines qui suivent les richesses et qui consument, nuit et jour, la vie de ceux qui les possèdent, vous trouverez certainement que le joug de Jésus-Christ est très-doux et son fardeau très-léger.

26. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre la récompense et le centuple que le Seigneur promet, même en cette vie, au parfait renoncement : « Celui, est-il dit, qui abandonnera sa maison , ses frères ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, ou ses enfants, ou ses champs, en mon nom, recevra le centuple en ce monde et possédera la vie éternelle en l'autre. » (S. Matth., XIX, 29.)

L'explication de ces paroles doit être conforme à la droite raison et à la foi. Beaucoup de personnes, d'une intelligence grossière, s'imaginent à leur occasion que

 

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les saints doivent attendre mille années de bonheur terrestre, tout en reconnaissant que ces siècles, qui viendront après la résurrection, ne peuvent être pris pour le temps présent. N'est-il pas plus clair et plus évident que celui qui, pour obéir à Jésus-Christ, aura renoncé à quelque chose des biens et des affections de ce monde, recevra de ces frères, de ces amis qui lui sont unis par des liens spirituels un bien, une affection cent fois plus grande , dès la vie présente.

Cette affection qui unit les pères, les enfants, les frères, les époux , les parents, comme une nécessité du sang et de la famille , est bien fragile et de courte durée. Les pères quelquefois chassent de leur maison et privent de leurs biens leurs enfants, quoiqu'ils soient bons ou respectueux; des causes légitimes séparent les époux, et des procès divisent les frères. Les religieux seuls restent dans l'union de la charité, parce qu'ils possèdent tout en commun et qu'ils re-gardent comme à eux ce qui est à leurs frères , comme à leurs frères ce qui est à eux. Si l'on compare la charité dont nous jouissons à ces affections charnelles qui rapprochent les hommes, ne la trouvera-t-on pas cent fois plus douce et plus élevée? Ne goûtera-t-on pas cent fois plus de bonheur dans la continence que dans les voluptés du mariage? Celui qui se plaît dans la possession d'un champ ou d'une maison ne deviendra-t-il pas cent fois plus riche, lorsque, par l'adoption des enfants de Dieu, il possédera, comme en propre, tout ce qui appartient au Père céleste, et qu'il pourra dire, de coeur et en vérité , comme son Fils

 

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unique : « Tout ce qu'a mon Père est à moi. » (S. Jean, XVI , 15.) Et ces biens ne lui donneront pas les embarras et les inquiétudes que donnent les biens du monde; mais il les possèdera dans la paix et la joie comme un légitime héritage , se rappelant sans cesse cette parole de saint Paul : « Tout est à vous, le monde, les choses présentes et futures » (I Cor. , III, 22); et celle de Salomon : « Toutes les richesses du monde sont à l'homme fidèle. »

Vous avez cette récompense du centuple dans la grandeur du prix et dans la perfection de la qualité; car si pour un certain poids d'airain, de fer ou d'un métal plus vil, on vous donnait un poids égal en or, ne vous semblerait-il pas qu'on vous paie au centuple? Il en est de même, lorsque pour avoir méprisé les jouissances et les affections de la terre, vous recevez la joie spirituelle et la douceur ineffable de la charité. quand même la quantité serait égale, la qualité ne serait-elle pas cent fois plus belle et plus précieuse? Et, pour le mieux prouver encore, si on a aimé une femme selon la chair et qu'on l'aime ensuite selon le Christ, pour mieux se sanctifier, c'est toujours la même femme, mais l'amour vaut cent fois davantage. Si vous comparez de même l'agitation de la colère aux douceurs de la patience, le trouble de l'inquiétude à la paix de la conscience, les chagrins stériles qui nous punissent dans le monde aux tristesses salutaires qui purifient nos âmes, la vanité des joies passagères à l'abondance des joies spirituelles, ne trouvez-vous pas qu'à l'échange vous avez gagné au centuple ? Si on

 

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compare chaque vice, chaque plaisir coupable, au mérite des vertus contraires, on verra si le bien ne rend pas cent fois plus heureux que le mal. Le bien est un chiffre qui multiplie miraculeusement les nombres.

Voyons maintenant combien de choses Notre-Seigneur nous rend, dès cette vie même, pour nous dédommager de celles que nous avons méprisées dans le monde, comme l'évangéliste saint Marc surtout nous l'assure : « Personne ne laisse sa maison , ou ses frères, ou ses soeurs, ou sa mère, ou ses enfants, ou ses champs pour moi et pour l'Évangile, qu'il ne reçoive, dès à présent, cent fois autant de maisons, de frères, de soeurs, de mères, d'enfants et de terres, au milieu des persécutions, et la vie éternelle dans le temps futur. » (S. Marc, X, 29.) On reçoit cent fois plus de frères et de parents lorsqu'on re-nonce à l'affection d'un père, d'une mère, d'un fils pour Jésus-Christ, et qu'on trouve cette charité si sincère de ceux qui servent Notre-Seigneur et qui nous aiment plus que tous nos parents et nos frères.

Nos maisons et nos champs se multiplient, lorsque nous quittons notre demeure par amour du Christ et que nous possédons, comme en propre, ces cellules innombrables de religieux que nous pouvons habiter dans toutes les parties du monde. N'est-ce pas recevoir le centuple et même davantage, s'il est permis d'ajouter quelque chose à la parole de Notre-Seigneur, lorsque, pour les soins contraints et peu fidèles de dix ou vingt serviteurs, nous trouvons tant de personnes libres et nobles qui nous servent volontairement ?

 

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Ne l'avez-vous pas éprouvé vous-même? Vous n'aviez quitté qu'un père, une mère, une maison; et dans quelque partie du monde que vous alliez maintenant, vous trouvez des pères, des mères, des frères innombrables, des maisons, des champs et des serviteurs très-fidèles, qui ne vous laissent aucune peine, vous regardent comme leurs maîtres et vous entourent, avec tendresse et respect, de tous les bons soins possibles. Mais on ne jouit de cette charité des personnes consacrées à Dieu , qu'après s'être fait leur frère et leur esclave, et leur avoir abandonné volontairement tout ce qu'on possède ; car, selon la parole du Seigneur, on ne reçoit que ce qu'on a fait soi-même pour les autres. Si un religieux ne s'est pas soumis d'abord humblement et sincèrement à ses frères, comment pourra-t-il accepter sans remords leurs bons offices, qui lui seront plus pénibles qu'agréables, en pensant qu'il a mieux aimé recevoir ces services que les leur rendre ?

Ce n'est pas par une vie douce et molle qu'on obtient la récompense; Notre-Seigneur dit que c'est par les persécutions, c'est-à-dire au milieu des afflictions de ce monde et des épreuves de la souffrance. Le Sage l'affirme : « Celui qui jouit et qui est sans douleur, sera dans la pauvreté. » (Prov., XIV,13.) Le royaume des cieux n'est pas conquis par les paresseux et les lâches, par ceux qui sont mous et délicats, mais par les violents. Et qui sont les violents, sinon ceux qui font une glorieuse violence, non pas à la volonté des autres, mais à leur volonté propre, ceux qui se

 

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ravissent sagement toute jouissance des choses présentes et que Notre-Seigneur appelle des voleurs dignes de louange, parce qu'ils gagnent ainsi, par la violence, le royaume des cieux? « Car le royaume des cieux, selon l'Évangile, souffre violence, et les violents le ravissent. » (S. Matth., XI, 12.) Heureux sont les violents qui se font violence pour ne pas se perdre; car « l'homme travaille dans la souffrance pour lui, et il fait violence à ce qui le perd. » (Prov., XVI, 26.)

Ce qui nous perd, c'est le plaisir de la vie présente, ou, pour parler plus clairement, l'accomplissement de nos désirs et de nos volontés; si quelqu'un y renonce, en détache son âme, ne fait-il pas une utile et glorieuse violence à ce qui le perd, puisqu'il se prive du plaisir de faire sa volonté et qu'il évite les reproches que Dieu fait souvent par son Prophète : « Votre volonté se trouve dans les jours de  votre jeûne » (Isaïe, LVIII, 3); et ailleurs Si vous refusez de voyager le jour du sabbat et de faire votre volonté au jour qui m'est consacré, si vous le glorifiez en ne suivant pas vos voies, et si votre volonté ne paraît pas dans vos discours, alors, ajoute le Prophète, vous vous réjouirez dans le Seigneur; je vous élèverai au-dessus des hauteurs de la terre, je vous nourrirai de l'héritage de votre père Jacob. C'est la parole même de Dieu. » (Ibid., 13, 14.) Jésus-Christ notre Sauveur, pour nous donner l'exemple du renoncement à notre volonté, a dit : « Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé » (S. Jean, VI, 38) ; et encore : « Non pas ce que je

 

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veux, mon Père, mais ce que vous voulez. » (S. Matth., XXVI, 39.) C'est à cette vertu surtout que s'exercent ceux qui vivent dans les communautés , sous la conduite d'un supérieur, et qui ne font rien de leur propre mouvement, mais soumettent sans cesse leur volonté à la volonté du représentant de Dieu.

Enfin, pour terminer cette conférence, n'est-il pas évident, dites-moi, que les fidèles serviteurs du Christ reçoivent le centuple, lorsqu'ils sont honorés par les plus grands princes à cause de son nom? Ils ne recherchent pas la gloire humaine; et cependant, au milieu même des troubles et des persécutions, ils sont respectés par les juges et les puissants, qui les auraient sans doute méprisés à cause de l'obscurité de leur naissance et de la bassesse de leur condition, s'ils étaient restés dans le monde. Mais parce qu'ils se sont enrôlés dans la milice du Christ, personne n'osera leur reprocher la pauvreté de leur état et la petitesse de leur origine ; et les choses qui humilient et font rougir les autres sont des titres glorieux pour les serviteurs du Christ. N'en avons-nous pas un exemple remarquable dans l'abbé Jean, qui habite le désert voisin de la ville de Lyque? Il est né de parents très-obscurs; mais il est devenu , à cause du nom de Jésus-Christ, célèbre dans presque tout l'univers. Les maîtres des choses de la terre, ceux qui gouvernent le monde et font trembler sous leur empire les puissants et les rois même, le regardent comme leur seigneur, sollicitent ses conseils des régions les plus lointaines, et attendent de ses mérites et de ses prières le salut

 

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de leurs armes et le succès de leurs entreprises.

C'est ainsi que le bienheureux Abraham nous exposa l'origine de notre tentation et le remède pour en guérir. Il nous montra clairement le danger des pensées que le démon nous avait présentées, et il nous inspira le désir du vrai renoncement , que nous espérons communiquer à beaucoup, en rapportant ses paroles , quoique d'une manière imparfaite. La sagesse si ardente de tous ces saints religieux est étouffée sous la cendre de nos discours; nous pensons cependant que plusieurs sauront en ranimer la flamme et en réchauffer leurs âmes.

Pour vous, mes très-saints frères, je n'ai pas eu la prétention d'augmenter en vous le feu que Notre-Seigneur est venu apporter sur la terre et dont il désire tout embraser; j'ai désiré seulement inspirer à ceux qui vous écoutent une plus grande vénération pour vos enseignements, en leur montrant que ce que vous leur apprenez par vos discours, et encore plus par vos exemples, est conforme à la doctrine des Pères les plus célèbres et les plus anciens. Pour moi, maintenant, après avoir été exposé aux dangers de la tempête , j'aspire , avec l'aide de vos prières , à me réfugier dans le port très-assuré du silence.

 

FIN

 

TABLE

 

AVANT-PROPOS DE LA TREIZIÈME CONFÉRENCE. 1

 

TREIZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ CHOEREMON.

 

— De l'assistance divine. — Dieu est la source véritable de tout bien. — La grâce ne détruit pas le libre arbitre; mais l'homme a besoin de son secours pour désirer et pour faire le bien. — Ce secours ne nous manque jamais. — Imperfection des vertus païennes. 5

 

QUATORZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ NESTEROS. — De la science spirituelle. — Méthode pour acquérir la science spirituelle. — La pratique doit précéder la théorie. — Connaître les vices et les moyens de les guérir. — Connaître les vertus et les moyens de les acquérir. — La théorie comprend l'interprétation historique et l'intelligence du sens spirituel. — Sens tropologique, allégorique, anagogique. — Pureté de coeur, silence, humilité. — Méditation. — Le sens des Écritures est plus parfait selon les dispositions. — Science profane. — Se garder de la vaine gloire. — Causes qui rendent la science stérile. 24

 

QUINZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ NESTEROS. — Du don des miracles. — Les miracles preuve de sainteté. — Récompense de la foi. — Faux miracles. — Moyens de les reconnaître. — Signe des vrais miracles. — Charité, humilité. — La sainteté est le plus grand des miracles. 54

 

SEIZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JOSEPH. — De l'amitié. — Différentes sortes d'amitiés. — Amitiés naturelles et passagères. — Amitié qui vient de la vertu. — Elle s'accroît, avec la perfection. — Ce qui la conserve ou la détruit. — Fondement de la véritable amitié. — Mépris des biens du monde. — Sacrifice de la volonté. — Douceur. — Pensée de la mort. — Humilité. — Véritable et fausse patience. — Défauts contre la charité. — Des serments d'amitié. 66

 

Dix-SEPTIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JOSEPH. — De la fidélité aux promesses. —De la nature des promesses. — Ne pas les faire légèrement. — Manière de les tenir. — Elles ne doivent jamais nuire au salut. — Il faut surtout considérer l'intention. — Dieu parait changer ses résolutions pour nous enseigner à. améliorer les nôtres. — Être fidèle à la loi de Dieu et aux voeux formels. — Ne pas prendre d'engagements irrévocables pour les choses extérieures. 92

 

TROISIÈME PARTIE

 

CONTENANT LES SEPT CONFÉRENCES AVEC LES PÈRES DE LA BASSE ÉGYPTE.

 

PRÉFACE A JOVINIEN, MINERVE, LÉONCE ET THÉODORE.

 

DIX-HUITIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ PIAMMON. — Des différentes sortes de religieux. — Origine de la vie religieuse. — Trois sortes de religieux: les cénobites, les anachorètes, et les religieux indépendants et relâchés. — De l'état le plus parfait. — Obéissance et humilité. — Patience, preuve de l'humilité. — Moyen d'acquérir la patience. — La perfection n'est pas dans l'isolement de la cellule, mais dans les vertus de l'homme intérieur. — Se préserver de l'envie. 119

 

DIX-NEUVIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JEAN. — De la vie de communauté et de la solitude. — Admirable exemple de douceur. — L'humilité est le fondement de la vie religieuse. — Perfection de la vie solitaire. — Ses avantages et ses inconvénients. — Avantage de la vie commune. — Sûreté qu'on trouve dans l'obéissance. — Différence des deux états. — Affranchissement des choses de la terre. — Union avec Jésus-Christ. — De la patience à l'égard de ses frères. — Moyen de conserver la paix de l'âme. 145

 

VINGTIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ PYNUPHE. — De la pénitence et de la satisfaction. — Nécessité de la pénitence. — Comment on reconnaît qu'on a satisfait pour ses péchés. — Moyens d'y parvenir. — Larmes et contrition sincères. — Charité, persévérance. — Intercession des saints. — Pardon des offenses. — Confiance dans la miséricorde infinie de Dieu. — Ne pas penser aux péchés dont le souvenir peut réveiller la concupiscence. — Pratiquer les vertus opposées à ses anciens défauts. 164

 

VINGT-UNIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ TRÉONAS. — Du jeune et du Temps pascal. — Histoire de l'abbé Théonas. — De la perfection évangélique. — Nature et condition du jeûne. — Des choses bonnes, mauvaises et indifférentes. — Le jeûne ne doit être qu'un moyen d'acquérir la vertu. — Explication des cinquante jours du temps pascal. — Des dîmes et des prémices à offrir à Dieu. — De la loi et de la grâce.   182

 

VINGT-DEUXIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉONAS. — Des souillures involontaires. — Causes des souillures involontaires. — Moyens de les combattre. — Elles ne doivent pas être un obstacle à. la Communion. — Il faut prier humblement et avec persévérance. — Eunuques de l'Ancien et du Nouveau Testament. — Privilège des vierges. — La pureté vient de Dieu seul. — De l'apparence du péché et des fautes du juste. 223

 

VINGT-TROISIÈME CONFÉRENCE DE CASSIES AVEC L'ABBÉ THÉONAS. — Du bien parfait. — Explication de ce texte de saint Paul : « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais.» — En quoi consiste ce bien et ce mal. — La contemplation qui nous unit à Dieu est le bien parfait. — Imperfection de nos vertus et de nos oeuvres. — Des distractions dans nos prières. — De la double loi qui est en nous. — La pureté du coeur nous fait connaître nos fautes. — Elles ne doivent pas être un obstacle à la Communion. 245

 

VINGT-QUATRIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ ABRARAM. — De la mortification. — Le renoncement, principal motif de la vie religieuse. — Il est plus utile que les jouissances du monde. — Avantages de la cellule. — Éviter tout ce qui peut nous distraire de Dieu, centre et clef de voûte de toute la vie. — Proportionner nos moyens à nos forces. — Ce qui est utile aux uns peut nuire aux autres. — La peine, source de récompense. — La mortification ne doit jamais nuire à la charité. — Comment le joug de Notre-Seigneur est doux et son fardeau léger. — Du parfait renoncement et du centuple qui le récompense. 280

 

 

TABLE ANALYTIQUE

 

ABRAHAM. — Modèle des trois renoncements. Confér. III°, chap. VI.

ABRAHAM, solitaire de la basse Égypte. — XXIV° Conférence. — De la mortification. Miracles qu'il fait par charité, XV, 4-5.

ACTION. — Le bon résultat ne justifie pas l'intention , XVII, 91.

ACTION de grâces. — Forme de la prière, IX , 14.

ADAM. — Sa science. Sa double postérité. Enfants de Dieu et enfants des hommes, VIII, 21.

Sa nature parfaite et sa chute, XIII, 7.

Esclave du démon, racheté par Jésus-Christ, XXIII, 12. ALLÉGORIQUE. — Sens spirituel de l'Écriture, XIV, 8.

AMBIDEXTRES. — Figures des justes, VI, 10.

AME. — Ne voit Dieu qu'après la mort, 1, 14.

Belle ou difforme, selon ses vices ou ses vertus, III, 8. Ses trois états : charnel, animal, spirituel, IV, 19. Comparée à une barque qui avance ou recule, VI, 14. Ses chutes progressives, Ib., 17.

Sa mobilité , ses distractions, VII, 3.

Ses ennemis, 18.

Semblable, par la science spirituelle, à l'Arche d'alliance, XIV, 10.

AMITIÉ. — XVIe Conférence. — Différentes sortes d'amitiés : Amitié naturelle et passagère. Amitié parfaite. Ce qui la conserve ou la détruit.

Serments d'amitié à éviter, XVI, 28.

AMOUR. — De la vertu. Moyen de fuir le vice, et de ressembler à Dieu , XI , 6, 10.

ANACHORÈTES. — Leur origine, XVIII, 6.

Faux anachorètes, 8.

ANAGOGIQUE. — Sens de l'Écriture, qui regarde les choses invisibles et futures, XIV, 8.

ANGES. — Substances spirituelles. N'ont pu pécher que par l'égarement de leur: volonté, IV, 14.

Ne sont pas immuables par nature, VI, 16.

Créés avant le monde visible, VIII, 7.

Chute des anges, 8.

Sa cause, 10.

Différence de la punition du péché des anges, et du péché de l'homme, 11.

Leurs noms indiquent leurs fonctions, VIII, 25.

Ange gardien et ange tentateur, 17.

Les anges n'épousèrent pas les filles des hommes. Explication du passage de la Genèse, 21.

ANIMAUX. — Images des démons, VII, 32.

ANTHROPOMORPHITES.— Hérésie d'un grand nombre de solitaires, X, 2.

ANTOINE (saint). — Vainqueur des démons, VIII, 18.

Les reproches au soleil d'interrompre sa prière, IX, 31.

APOLLON, solitaire. — Reprend et punit un solitaire qui a manqué de charité, II, 13.

Refuse de quitter sa cellule pour aider un parent. XXIV, 9.

ARCHE d'alliance. — Image de l'âme, ayant acquis la science spirituelle, XIV, 10.

ARCHEBIUS, solitaire de Calame, VII, 26.

Son humilité, XI, 2.

ARMES spirituelles pour combattre , d'après saint Paul, VII, 5.

Doivent être choisies, comme celles de David contre Goliath, XXIV, 8.

AVARICE.— Sa cause extérieure; rare et contre nature, V, 8.

Elle produit la colère, 10.

Elle est une idolâtrie, XII , 2.

AUTRUCHES. — Images des démons, VII , 32.

BÉATITUDES. — Différences qui existent,entre elles. XI, 12.

BIEN. — Le bien qui résulte du mal ne justifie pas les méchants, VI , 9.

Bien essentiel et relatif, XXI, 16.

BIEN parfait. — XXII° Conférence. — Explication du texte de saint Paul.

« Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais. »

En quoi il consiste, XXIII , 3.

BONTÉ essentielle et bonté relative des choses, XXIII, 4.

CAÏN. — Sa postérité, VIII, 21.

Les filles épousent les fils de Seth.

CARÊME. — Pourquoi il n'était pas établi dans les premiers temps de l'Église, XXI, 30.

CELLULE. — Ses avantages, XXIV, 5.

CÉNOBITES. — Leurs origines, XVIII, 5.

CENTUPLE, promis par Jésus-Christ à ceux qui renoncent à tout pour le suivre, XXIV, 26.

CERFS. — Symbole des âmes ferventes, X, 11.

CHAIR. — Trois sens de ce mot, IV, 10.

Combat de la chair contre l'esprit, IV, 11.

CHAM, père de la magie, VIII , 21.

CHARITÉ. — Définition qu'en donne saint Paul, I, 6.

Elle demande le renoncement extérieur et intérieur, III, 7.

Cuirasse pour combattre, VII , 5.

Sa perfection conduit à la chasteté, XII, 1.

Préférable aux miracles, XV, 7.

Elle est Dieu même, XVI , 13.

Sa règle, 14.

Défauts qui lui sont contraires, 16.

CHASTETÉ. — XII° Conférence avec l'abbé Choeremon. Obstacles. Moyens de l'acquérir. Degrés différents. Perfection de la chasteté. Signes de ses progrès.

Fruit de la charité parfaite, XII , 1.

La grâce peut seule la donner,     4.

Ses difficultés utiles à la vertu, 5.

Douceur et patience nécessaires pour y parvenir, 6.

Moyens d'acquérir la science spirituelle, XIV, 16.

CHOEREMON, solitaire de la Thébaïde. — XI° et XII° Conférence. — De la perfection. — De la chasteté.

Centenaire ; marche sur les mains comme les enfants, XI, 4.

CHOSES bonnes, mauvaises, indifférentes, VI, 3; XXI, 12.

COLÈRE, produit la tristesse, V, 10.

COMBATS de la chair et de l'esprit.

Combien ils nous sont utiles, IV, 12.

Les anges ne les ont pas connus, IV, 14.

COMMUNAUTÉS différentes des monastères, XVIII, 10.

La vie de communauté prépare à la vie solitaire.

Ses avantages, XIX, 6, 8.

COMMUNION. — Ne doit pas être refusée aux personnes éprouvées, et même possédées, VII, 30.

Pureté intérieure qu'elle demande, XXII, 5.

Les souillures involontaires ne sont pas un obstacle, ib., 6.

Nos imperfections ne doivent pas nous en éloigner. Nous n'en serons jamais dignes, XXIII, 21.

CONCUPISCENCE de la chair et de l'esprit. En quoi elle consiste , IV, 11.

Moyens de la combattre, 12.

Obstacles à la chasteté, XII, 2.

CONFESSION. — L'aveu de nos fautes nous en corrige, II, 11.

Mauvaise honte qui l'arrête, 12.

Moyen d'obtenir le pardon de ses péchés, XX, 8.

CONFÉRENCES. —Les vingt-quatre Conférences de Cassien, comparées aux vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse, XXIV, 4.

CONTEMPLATIFS, comparés à ceux qui marchent sur une corde, XXIII, 9.

CONTEMPLATION.— Seule chose nécessaire et éternelle, I, 8.

Difficile en cette vie, 12.

Félicité des bienheureux, 13.

Obstacles et moyens de les combattre, 16-17.

Elle est le bien parfait, et la meilleure part choisie par Marie-Madeleine, XXIII, 3.

CONTRITION nécessaire à la prière, IX, 8.

CORPS de mort, selon saint Paul, XXIII,15.

CRAINTE de l'enfer et de la loi, moyen de fuir le vice, XI, 6.

Ses différents degrés. Crainte servile et mercenaire, 7.

Crainte filiale , 8.

Crainte de la charité, 13.

CROIX. — Puissance du signe de la croix, VIII, 18.

DANIEL ( l'abbé), solitaire de Schethé. — IV° Conférence, de la concupiscence. — Mort jeune, I, 1.

DEMANDE. — Forme de la prière, IX, 13.

DÉMON. — Comment on lui appartient, I, 14.

Faible contre Dieu ; ne triomphe que par notre volonté , VII, 8.

Comment il agit sur notre esprit et sur nos corps, 10.

DÉMONS. — Chaque démon aime un vice spécial, VII, 17.

Leurs plans et leurs efforts, 19.

Ils souffrent des combats qu'ils nous livrent, 21.

Impuissants sans la permission de Dieu, 22.

Pourquoi ils nous attaquent moins, 23.

Pouvoir qu'ils ont sur nos corps, vil, 24.

Caprices de leur volonté déréglée. Leurs noms variés, VII, 32.

Ils n'ont pas été créés mauvais, VIII, 6.

Ils obéissent aux hommes de deux manières, 29.

DÉMONS répandus dans l'air. Pourquoi ils sont invisibles , VIII, 12.

Combats qu'ils ont entre eux , 13.

Leur hiérarchie. Vision d'un solitaire à ce sujet, 16.

Comment le démon est père du mensonge, 25.

Il nous attaque par le cité le plus faible, XXIV, 17.

DÉSIRS mauvais, contraires à la chasteté, XII, 2.

DIAMANT. — Modèle de l'âme juste, VI,12.

DIEU seul immuable par nature, VI ,16.

Point central; clef de voûte de la vie religieuse, XXIV, 6.

DÎME sous l'ancienne et la nouvelle loi, XXI, 3, 5.

DISCRÉTION. — IIe Conférence.— Son importance, II, 1.

Combien le bienheureux Antoine l'estimait, XVI, 2.

Défaut de discrétion, III, 4.

Source et règle des autres vertus, 9.

Défaut de discrétion de deux solitaires, qui s'exposent à mourir de faim.

Solitaire qui veut sacrifier son fils, II, 6-7.

Comment la discrétion s'acquiert, II, 9.

Par l'humilité, 10.

Faire connaître ses pensées à ses supérieurs, 10.

Suivre l'exemple des anciens, ne rien innover, 12.

Discrétion dans la nourriture et le sommeil, 17.

DISTRACTIONS. — Manière de les combattre, 1, 17.

Comparaison d'un moulin qui broie le grain qu'on lui donne, I, 18.

Moyens de les éviter dans la prière, IX, 3; X, 13.

Ronces et épines que produit l'âme depuis le péché, XXIII, 12.

DOUCEUR. — Moyen d'acquérir la chasteté, XII, 6. Nécessaire à l'amitié, XVI, 15.

ÉCRITURE (sainte).— Sa clarté et ses obscurités. Comparée aux aliments de notre corps. Son sens figuré. Sens littéral, VIII, 3.

Sens historique, allégorique, anagogique, tropologique, XIV, 8.

Sens varié, selon les dispositions de l'âme, XIV, 14.

ÉGYPTE. — Figure de l'intempérance, V, 18.

ENGAGEMENTS. — Promesses. Voeux. Fidélité à les tenir. XVIIe Confér.

Éviter les engagements irrévocables , 31.

ÉNOCH. — Modèle du parfait renoncement, III, 7.

ENVIE. — Combien elle est difficile à guérir, XVIII, 17.

EUNUQUES de l'ancien et du nouveau Testament, XXII, 6.

ÉPREUVES. — Leur utilité, IV, 6.

Leurs causes, VI, 11.

ESPÉRANCE. — Casque pour combattre, VII, 5.

ESPRIT. — Ses distractions. Sa dissipation naturelle, VII, 4.

FAIBLESSE. — Force de saint Paul, VII, 5.

FAMILLE. — Son souvenir; tentation de la vie religieuse, XXIV, 2.

FAUNES. — Nom donné aux démons par le peuple, VII.

FEMMES.— Crainte que l'abbé Paul avait de les voir, vu, 26.

FOI. — Bouclier pour combattre, VII, 5.

Elle n'est pas acquise par l'intelligence, mais l'intelligence est acquise par la foi, XIII, 7.

Foi récompensée par les miracles, XV, 1.

FORNICATION.— Vice charnel. Moyen de le combattre, V, 4.

Produit l'avarice, 10.

Membre de péché, XII, 2.

Différents degrés, selon les états de l'âme, XIV, 11.

GÉANTS nés des fils de Seth, et des filles de Caïn, VIII, 21. GOURMANDISE. — Son origine et sa cause extérieure, V, 4.

Adam et Jésus-Christ, tentés de gourmandise, ib.

Produit l'impureté, 10.

Trois sortes de gourmandise. Leurs effets, 11.

Créancier insolvable, V, 21.

Démon qui revient avec sept autres plus méchants dans les solitaires, 25.

GRACE divine. — XIIIe Conférence avec l'abbé Choeremon. — Supérieure à la nature. Ses rapports avec le libre arbitre, XIII. (Avant-propos.)

Elle commence, poursuit et couronne le bien que nous faisons, XIII, 3.

Combien elle est nécessaire et efficace, 6, 7.

Sa supériorité sur la loi. Liberté qu'elle donne, XXI, 33.

GUÉRISONS. — Artifices du démon, XV, 1.

HIBOUX. — Images du démon , VII , 32.

HISTORIQUE. — Sens de l'Écriture pour les choses visibles et passées, XIV, 8.

HÉRON , solitaire. — Son défaut de discrétion le porte à se jeter dans un puits, II, 5.

HÉRISSONS. — Images des démons ,    32.

Hérissons spirituels, symbole des hommes simples, X, 11.

HOMME charnel, animal, spirituel, IV, 18, 19.

HUMILITÉ.— Moyen d'acquérir la science spirituelle, XIV, 9.

Maîtresse des vertus, préférable aux miracles, XV, 7.

Fausse humilité, XVIII, 11.

ILLUSIONS. — Moyens de les combattre, I, 21, 22.

IMPERFECTIONS des justes, qui empêchent la contemplation, XXIII, 7.

IMPURETÉ. — Trois sortes d'impureté, V, 11.

Manière de les combattre.

Tentation éprouvée par un supérieur, qui avait découragé un jeune solitaire, II, 13.

Impureté sous l'ancienne loi, XII, 2.

INTENTION. — Donne la valeur véritable de l'action, XVI, 22.

Détermine le châtiment ou la récompense, XVII, 14.

INTERCESSION des saints. Moyens d'obtenir le pardon de ses péchés, XX, 8.

ISAAC, solitaire de Schethé. — IX° et X° Conférences. —

Sur la prière.

ISAïE. — Ses lèvres purifiées. La contemplation lui fait apercevoir ses souillures, XXIII, 17.

JEAN l'évangéliste ( saint) , caressant une perdrix ; sa réponse à un chasseur, XXIV, 21.

JEAN, solitaire de la basse Égypte. — XIX° Conférence. — De la vie de communauté et de la solitude.

Renonce à la solitude pour vivre en communauté,XIX, 2.

Son discours sur la dîme et les prémices, XXI, 2.

JÉSUS-CHRIST, notre chef, VII, 5.

Combien son joug est doux, et son fardeau léger, XXIV, 23.

JEUNE. — Sa nature et ses conditions, XXI, 12.

Bon ou mauvais, selon les circonstances, 17.

Jeûne du carême. Explication de sa durée. Dîme de l'année, 25.

Pourquoi on est plus tenté quand on jeûne, 35.

JOB.—Modèle de la résistance à la tentation, VI, 10.

JOSEPH. — Modèle du juste, dans la prospérité et l'adversité, VI, 10.

JOSEPH, solitaire de la Thébaïde. — XVI° Conférence. — De l'amitié. — XVII° Conférence. — De la fidélité aux promesses.

JOUG de Jésus-Christ, doux et léger, XXIV, 23.

L'homme seul le rend pesant, 21.

JUSTE. — Comment il tombe sept fois par jour, XXII, 13.

LABOUREUR. — Comparé à l'homme dans ses actes méritoires, XIII, 3.

Vivant plus saintement que les solitaires , XIV, 7.

LAMIES. — Images des démons, vu, 32.

LARMES. — Leurs différentes origines et valeur, IX, 29.

LETTRES profanes. — Obstacles à la science spirituelle, XIV, 12.

LIBRE arbitre. — Sa faiblesse , XIII, 7.

LOI. — La loi de Dieu est immuable. Ses applications seules sont différentes, VIII, 24.

La loi de l'Évangile pratiquée par les patriarches, XXI, 4.

Loi de l'esprit et loi du péché, selon saint Paul, XXIII, 15.

LUCIFER. — L'orgueil cause sa chute, V, 7.

MACAIRE, solitaire de Schethé, guérit par sa prière l'abbé Moïse, VII, 28.

Ressuscite un mort, pour confondre un hérétique, XV, 3.

Sa parabole du barbier qui veut s'enrichir, XXIV, 13.

MAGIE. — Ses origines, avant le déluge. Conservée par Cham, VIII, 21.

MAINS. — Droite, figure des progrès spirituels. Gauche, figure des tentations , VI, 10.

MAL véritable. — Le péché et la séparation de Dieu; VI, 4.

Mal physique, souvent utile, 6.

Le mal est dans l'intention, 8.

MALADIES, souvent avantageuses, VI,3.

MALHEUR des justes. — Injustice des murmures qu'il cause , VI, 2.

MARIAGE SOUS l'ancienne et la nouvelle loi , XXI, 9.

MARIE. — Image de la vie contemplative, I, 8.

Pourquoi elle a choisi la meilleure part, 16.

MARTHE. — Image de la vie active, I, 8.

MÉPRIS des biens du monde, nécessaire à la véritable amitié, XVI, 6.

MIRACLES. — Du don des miracles. — XVe Conférence. — Preuve de sainteté. Récompense de la foi.

Faux miracles. Moyens de les reconnaître.

Trois causes des miracles, XV, 11.

Ne doivent être attribués qu'à Dieu , 6.

MOÏSE, solitaire du désert de Schethé, I, 11.

Comment il fut appelé à la vie religieuse, III, 5. Ses rapports avec l'abbé Paul, VII, 26.

Puni d'avoir dit une parole dure, 27.

MONASTÈRES. — Différents des communautés, XVIII, 10. MORTIFICATION. — XXIVV Conférence. — Nécessaire au renoncement, proportionnée aux forces de chacun.

Réglée par la charité.

MORTS. — Deux sortes de morts, I,14.

NATURE.— Don de Dieu. Elle ne peut dépasser ses limites. Ses rapports avec la grâce. — XIIIe Conférence. — Avant-propos.

NÉCESSAIRE. — Doit suffire aux religieux, IX, 5.

NESTEROS, solitaire de la Thébaïde.— XIVe Conférence. —

De la science spirituelle. — XVe Conférence. — Sur le don des miracles. .

NOURRITURE. — Règle de tempérance. Éviter les excès, II, 17. — XXII, 3.

OBÉISSANCE. — Ses avantages, XIX, 6.

ŒUVRES extérieures. — Bornées et passagères, I, 10. Utiles en ce monde; récompensées dans l'autre, ib., 11.

ONOCENTAURES. — Images des démons, VII, 32.

ORAISON. — Forme de la prière, IX, 12.

Oraison Dominicale. Son explication, 18 et suiv.

ORGUEIL. — Cause de la chute des anges, IV, 16. Vice de l'esprit, V, 7.

Charnel ou spirituel, 12.

PAIN céleste et quotidien; en quoi il consiste, IX, 21.

PATER. — Modèle de la prière. Son explication, IX, 18.

PAPHNUCE , solitaire de Schethé. — IIIe Conférence. — Sa manière de vivre et ses vertus, III, 1.

Sa patience admirable , dans une accusation de vol , XVIII, 15.

Retire l'abbé Sérapion de l'hérésie des anthropomorphites, X, 3.

Ressent le feu matériel, parce qu'il n'est pas délivré du feu de la concupiscence, XV, 10.

PARADIS promis au bon larron. — Explication de cette promesse, I, 14.

PARENTS. — Inconvénients de leur voisinage pour un religieux , XXIV, 11.

PARESSE. — Deux sortes, V, 11.

PARDON des offenses. — Moyen du salut, IX, 22.

PAROLE de Dieu, glaive à deux tranchants, VII, 5.

PATIENCE véritable et fausse , XVI, 16.

En quoi consiste la véritable, XVIII, 13.

Moyen employé par une dame d'Alexandrie pour l'acquérir, 14.

La solitude et la fuite des occasions ne la donnent pas , ibid.

PATRIARCHES. — Comment ils pratiquèrent les préceptes de l'Évangile, VIII, 23.

PATRIE. — Son souvenir. Tentation de la vie religieuse, XXIV, 2.

PAUL (saint). — Sa discrétion. Dieu le fait instruire par Ananie, II , 15.

PAUL, solitaire. — Sa pureté et sa crainte de rencontrer des femmes, VII, 26.

PÉCHÉ. — Séparation de Dieu. Seul mal véritable, V, 4.

Son corps et ses membres, selon saint Paul, XII, 2.

Notre-Seigneur n'en prend que l'apparence, XXII,11.

Comment nul homme n'est sans péché, XXIII, 20.

PÉCHEURS. — Leur malheur de n'être pas éprouvés en ce monde, VII, 31.

PÉNITENCE. — XXe Conférence. — Sa nécessité. Ses moyens, et ses résultats.

PENSÉES. — Leur origine. Elles viennent de Dieu, du démon et de nous-mêmes, t, 19.

Comparées aux pièces de monnaie, dont il faut examiner le métal et l'empreinte, I, 20.

Leur nature dépend de nous,        4.

Comment le démon les tonnait en nous, VII, 16.

PERFECTION. — XIe Conférence avec l'abbé Choeremon. —

Combien le renoncement lui est nécessaire, III, 17.

PERSÉVÉRANCE dans la prière.—Moyen d'être exaucé, IX, 34.

PIAMMON , solitaire de la basse Égypte. — XVIII° Conférence. — Des différentes sortes de religieux.

POSSESSION. — Du corps et de l'âme. Différence, VII, 25.

Elle punit quelquefois des fautes légères, VII, 25.

PRATIQUE de la science spirituelle, nécessaire pour l'acquérir. — Elle peut se passer de la théorie, XIV, 2.

PRÉMICES. — En quoi elles consistent dans la vie chrétienne, XXI , 26.

PRIÈRE. — IXe Conférence. — Prière continuelle. Perfection de la vie religieuse, IX, 2.

Moyen d'y parvenir, 3.

 

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En quoi elle consiste, 7.

PRIÈRES. — Ses différentes formes, selon saint Paul, IX, 9. A qui elles conviennent, 15.

Notre-Seigneur en a donné l'exemple dans l'Oraison dominicale, 17.

Prière muette et ardente, 25.

Moyen d'être exaucé, 34.

Perfection de la prière, X, 6.

Obstacles, 8.

Formule d'une prière simple et parfaite; verset Deus in adjutorium, 10.

PRIÈRE debout pendant le Temps pascal, XXI, 20.

PROMESSES. — De la fidélité à les tenir. — XVIIe Conférence. — Accomplir seulement les bonnes, et les changer en meilleures, XVII, 8, 27.

PROSPÉRITÉ. — Combien elle est terrible pour les pécheurs, VII, 31.

PSAUMES. — Modèles de prières; s'appliquent à toutes les situations de l'âme, X, 11.

PURETÉ de l'âme. — Difficulté de l'acquérir, VII, 3.

Son influence sur la prière, IX, 8.

Moyen d'acquérir la science spirituelle, XIV, 9.

Elle vient de Dieu seul, XXII, 7.

PYNUPHE , solitaire de la basse Égypte. — XXe Conférence. — De la pénitence et de la satisfaction.

Son histoire. Il quitte deux fois son monastère par humilité.

RELACHEMENT à éviter pendant les adoucissements du Temps pascal, XXI, 23.

RÈGNE de Dieu. — En quoi il consiste, et comment on lui appartient, I, 13; IX, 19.

RELIGIEUX. — Des différentes sortes de religieux. — XVIIIe Conférence, 4.

RENONCEMENT. — Des trois renoncements, III.

Renoncer aux richesses, aux passions, aux choses visibles, III, 6.

Intérieur, nécessaire à la charité, 7.

Ne pas regretter les viandes de l'Égypte, ibid.

Imparfait dans les religieux, IV,19.

Nécessaire dans les petites choses et les grandes, 21. 11 oblige à se contenter du nécessaire, IX, 5.

Moyen de mérite et de récompense, XXXV, 25.

REPAS des solitaires. — En quoi il consistait les jours de fête, VIII, 1 ; XIX, 6.

RICHESSES. — Trois sortes de richesses : mauvaises, bonnes, indifférentes, III, 9 ; VI, 3.

SACRIFICE de la volonté, nécessaire à l'amitié, XVI, 9.

SAINTETÉ, prouvée par les miracles, XV,1.

Elle est le plus grand miracle, 8.

SAMUEL. – Dieu le confie à la direction d'un vieillard, 11,14.

SARABAÏTES. — Religieux relâchés de l'Orient, XVIII, 7.

SATISFACTION. — Preuve qu'on a obtenu le pardon de ses péchés, XX, 7.

SATYRES. — Images des démons, VII, 32.

SCIENCE. — Science adamique , transmise aux premiers justes, VIII, 21.

SCIENCE spirituelle. — Manière de l'acquérir. Pratique et théorie. — XIVe Conférence. — Vertus nécessaires pour l'acquérir, selon saint Paul, XXV, 16.

Incomplète et fausse sans la pratique, ibid.

Ne pas la rechercher et l'enseigner par une vaine gloire, ibid.

Obstacles dans celui qui parle et dans celui qui écoute, 18.

SÉCHERESSE de l'âme, IV, 2.

Vient de nous, du démon ou de Dieu, IV, 3.

Dieu la permet pour deux causes, 4.

SECRETS. — Éviter de recommander le secret aux autres pour ne pas les tenter, XVII, 30.

SÉRAPION, solitaire de Schethé. — V° Conférence. — Des huit vices principaux.

Gourmandise dont il se corrige par la confession, II, 11.

Il abandonne avec regret l'erreur des anthropomorphites, X, 3.

Il reproche à un religieux sa fausse humilité, XVIII, 11.

SERENUS, solitaire de Schethé. — VII° Conférence. — Sur la mobilité de l'âme et les distractions de l'esprit.

Ses vertus, 1.

Sa chasteté parfaite, VII, 2.

VIII° Conférence. — De la puissance des démons. Repas magnifique qu'il donne à Cassien, VIII,1.

SETH. — Sa postérité, ses fils épousent les filles de Caïn , VIII , 21.

SILENCE. — Moyen d'acquérir la science spirituelle, XIV, 9.

Quelquefois plus coupable que des paroles blessantes , XVI, 18.

SIRÈNES. — Images des démons, VII, 32.

SOLITAIRES. — Leur ameublement, I, 23.

Leur nourriture, II , 19.

Solitaires de la Palestine, massacrés par les brigands, VI , 1.

SOLITUDE. — Ses avantages et ses inconvénients, XIX, 34.

SOUFFLET donné à un jeune religieux, pour montrer sa patience, XIX, 1.

SOUFFRANCE.— Moyen de mérite et de récompense, XXIV,25. SOUILLURES involontaires. — Leurs causes et les moyens

de les combattre. Ne sont pas un obstacle à la Communion. — XXII° Conférence.

SUPPLICATIONS. — Forme de la prière, IX, 11.

TEMPS pascal. — XXI° Conférence. — Explication des cinquante jours, XXI, 2.

TENTATION. — Ses avantages, IV, 15; IX, 23.

Adam et Jésus-Christ tentés. Ressemblance et différence de leurs tentations, V, 5; XXII, 10.

Deux sortes de tentations : prospérité et adversité, VI,11.

Charité qu'on doit avoir pour ceux qui sont tentés, VII, 28.

TERRE promise.—Acquise par le vrai renoncement, III,10. Donnée primitivement aux enfants de Sem, V, 24.

THÉODORE, solitaire de Schethé. — VIII° Conférence. — Sur le malheur des justes.

THÉONAS, solitaire de la basse Égypte. — XXI° Conférence. — Du jeune et du Temps pascal. — XXII° Conférence.— Des souillures involontaires. — XXIII° Conférence.— Du bien parfait.

Son histoire, XXI,1.

Il quitte sa femme pour devenir solitaire, XXI, 9.

THÉOPHILE, évêque d'Alexandrie, combat l'hérésie des anthropomorphites, X, 2.

TIÉDEUR. — Dangereuse à l'homme, odieuse à Dieu, funeste aux religieux, IV, 19.

TRAVAIL des mains.— Ne doit pas se faire par intérêt, X,14.

Son utilité pour un religieux, XXIV, 12.

Travail spirituel auquel l'homme est condamné, XXIII, 11.

TRISTESSE. — Produit la paresse, V, 10.

Deux sortes de tristesse, 11.

TROPOLOGIQuE. — Sens moral de l'Écriture, XIV, 8.

VAINE gloire. — Conduit à l'orgueil, V,10.

Variété infinie. Deux formes principales, 11.

Quelquefois utile aux commençants. Exemples, 12.

VERTUS. — Doivent remplacer les vices, V, 23.

S'acquièrent par le travail et les efforts, VII, 6.

Ordre à suivre pour les acquérir, XIV, 3.

Seule base de l'amitié parfaite, XVI, 3.

Vertus imparfaites des païens, XIII, 5.

VICES. — Huit vices principaux, V, 2.

Naturels ou contre nature. Cause intérieure ou extérieure, 3.

Vices charnels et spirituels, selon saint Paul, 4.

Manière de les combattre, 10

Ne pas se glorifier de la victoire sur eux, 15.

Figurés par les sept peuples de la terre promise, 16.

Pourquoi on en compte huit, 17.

Les remplacer par des vertus, 23.

Plus difficile à vaincre que les vertus à acquérir, XIV, 3.

VIE religieuse. — I° Conférence. — Son but, I, 3.

Trois sortes de vocation, III, 3.

Origine de la vie religieuse, XVIII, 5.

Vie active et contemplative, représentée par Marthe et Marie, I, 8.

VIERGES.— Leur privilège. Sages et folles. La pureté intérieure est l'huile nécessaire pour entrer avec l'Époux, XXII, 6.

VIGILANCE de l'esprit. — Moyens d'éviter les souillures involontaires, XXII, 3.

VISITES. — Inconvénients et avantages, XXIV, 19-20.

VOCATION à la vie religieuse. — Trois sortes : directe de Dieu; par l'intermédiaire des hommes; par la violence des événements, III, 3-4.

VOEUX. — Promesses, engagements. De la fidélité à les tenir. —XVII° Conférence.

VOLONTÉ de Dieu. — En quoi elle consiste, IX, 20.

Changement apparent de la volonté en Dieu, XVII, 26.

La volonté de l'homme n'est pas détruite par la grâce, XIII, 7.

 

FIN DE LA TABLE ANALYTIQUE.

 

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