CONFÉRENCES DE CASSIEN
SUR LA PERFECTION RELIGIEUSE
TRADUITES PAR E.
CARTIER
TOME II
PARIS
LIBRAIRIE POUSSIELGUE
FRÈRES
RUE CASSETTE, 27
1868
CONFÉRENCES
DE CASSIEN SUR LA PERFECTION RELIGIEUSE
AVANT-PROPOS
DE LA TREIZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN
TREIZIÈME
CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ CHOEREMON : DE LA GRACE DIVINE
QUATORZIÈME
CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ NESTEROS : DE LA SCIENCE SPIRITUELLE
QUINZIÈME
CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ NESTEROS : DU DON DES MIRACLES
SEIZIÈME
CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JOSEPH : DE L'AMITIÉ
DIX-SEPTIÈME
CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JOSEPH : DE LA FIDÉLITÉ AUX
PROMESSES
CONFÉRENCES
DE CASSIEN : TROISIÈME PARTIE CONTENANT LES SEPT CONFÉRENCES AVEC LES
PÈRES DE LA BASSE ÉGYPTE
PRÉFACE :
A JOVINIEN, MINERVE, LÉONCE ET THÉODORE
DIX-HUITIÈME
CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ
PIAMMON : DES DIFFÉRENTES SORTES DE RELIGIEUX
DIX-NEUVIÈME
CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JEAN : DE LA VIE DE COMMUNAUTÉ ET DE LA
SOLITUDE
VINGTIÈME
CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ PYNUPHE : DE LA PÉNITENCE ET DE LA
SATISFACTION
VINGT-UNIÈME
CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉONAS : DU JEUNE ET DU TEMPS PASCAL
VINGT-DEUXIÈME
CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉONAS : DES SOUILLURES INVOLONTAIRES
VINGT-TROISIÈME
CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉONAS : DU BIEN PARFAIT
VINGT-QUATRIÈME
CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ ABRAHAM : DE LA MORTIFICATION
TABLE
TABLE
ANALYTIQUE
Cette conférence de Cassier n'est pas irréprochable, comme
doctrine; elle présente quelques erreurs sur des questions difficiles que
l'Église n'avait pas encore éclairées de son autorité souveraine. Les plus
grands docteurs de cette époque différaient quelquefois de sentiments, et saint
Augustin lui-même eut à se rétracter. L'erreur est une infirmité humaine;
l'obstination seule est coupable.
Il fallait le génie de saint
Thomas d'Aquin pour porter la lumière dans ces profondeurs théologiques, pour
expliquer les rapports du néant et de l'infini, de la créature et du Créateur,
pour définir nettement la nature et la grâce, pour distinguer avec précision
l'ordre naturel de l'ordre surnaturel, et montrer dans celui-ci la puissance de
l'action divine, sans nier le libre arbitre.
La nature et la grâce sont des
dons que Dieu
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ne nous doit pas. En nous donnant la nature, c'est-à-dire
notre être, sa fin et ses moyens, il nous donne à nous-mêmes. En nous donnant
la grâce, il se donne lui-même à nous. « La grâce, dit Cassien, est une chose
au-dessus de l'homme, c'est une sorte de participation à la Divinité même ; il
n'y a donc que Dieu qui peut la donner (1). » Il réfute ainsi lui-même toutes
les erreurs qu'on peut lui reprocher sur ce sujet.
La nature ne peut par elle-même
dépasser sa fin. La grâce seule l'initie et l'élève à l'ordre surnaturel; la
grâce a été toujours nécessaire à l'homme pour y parvenir. Elle lui est plus
nécessaire après qu'avant la chute; car, sa nature étant viciée et tombée, la
grâce doit le guérir pour l'élever à Dieu. La grâce, étant le moyen offert à la
créature pour parvenir à la vision béatifique, est nécessairement un don
surnaturel. La grâce est un certain commencement de la gloire en nous, comme la
gloire est la consommation de la grâce. Elle ne détruit pas la nature; elle la
suppose, au contraire, et la perfectionne. La nature peut moins qu'avant sa
chute; mais en faisant ce qu'elle peut faire, elle se dispose à la grâce, sans
cependant la mériter. Le libre arbitre accepte ou re-pousse la grâce; mais il
ne peut faire sans son
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aide, tout le bien de l'ordre naturel, ni aucun bien de
l'ordre surnaturel.
Le crime de Satan et l'erreur de Pélage étaient de prétendre
arriver, sans la grâce, à la vision béatifique, qui est au-dessus des forces de
la nature et de la puissance du libre arbitre. Cassien, tout en combattant
énergiquement Pélage, s'est éloigné lui-même de la vérité, en donnant une
certaine initiative au libre arbitre dans l'action de la grâce, tandis que
cette action commence, soutient et consomme toujours en 'nous le bien que nous
faisons pour obtenir la vie éternelle.
Les anciens traducteurs ont
supprimé complètement la treizième conférence de Cassien, à cause des
propositions semi-pélagiennes qu'elle contient. Nous avons voulu séparer
l'ivraie du bon grain, en nous aidant des commentaires du savant bénédictin,
dom Allard Gazée. Nous avons donc traduit les six premiers chapitres, qui sont
irréprochables, et nous avons remplacé les autres par le supplément qu'y
ajouta, pour les réfuter, le bienheureux Denis le Chartreux. La clarté de sa
doctrine et les textes abondants qu'il donne, rendent toute erreur impossible,
et cette conférence, au lieu de nuire, devient ainsi profitable.
Dieu est la source véritable de tout bien. — La grâce ne
détruit pas le libre arbitre; mais l'homme a besoin de sou secours pour désirer
et pour faire le bien.— Ce secours ne nous manque jamais. — Imperfection des
vertus païennes.
1. Lorsque, après avoir pris un
peu de repos, nous revînmes trouver le vénérable vieillard, l'abbé Germain
était tourmenté d'un grand scrupule. Dans la précédente conférence, qui nous
avait inspiré un si grand désir d'une vertu que nous ne connaissions pas
encore, l'abbé Choeremon lui paraissait avoir bien abaissé le mérite des
actions de l'homme, puisqu'il avait établi que, malgré tous ses efforts pour
bien faire, il n'y pouvait réussir sans un secours divin
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Nous nous entretenions de cette difficulté, lorsque l'abbé
Choeremon sortit de sa cellule. Il nous avait vus discuter ensemble, et il
avait hâté la récitation de ses prières et de ses psaumes, pour nous demander
ce dont il s'agissait.
2. L'ABBÉ GERMAIN. Si la
perfection de la vertu que vous nous avez expliquée , la nuit dernière, nous a
paru, pour ainsi dire, impossible, il nous semble maintenant incroyable, nous
vous l'avouons, qu'on ne doive pas en attribuer plus particulièrement le mérite
à celui qui fait tant d'efforts pour l'acquérir. Il serait absurde, par
exemple, de voir le laboureur donner tous ses soins à la culture de la terre,
et de ne pas lui attribuer la moisson.
3. L'ABBÉ CHOEREMON. L'exemple
même que vous citez prouve parfaitement que tous nos efforts ne servent de rien
sans le secours de Dieu. Car le laboureur qui a mis tous ses soins à cultiver
ses terres, peut-il attribuer à ses efforts la richesse de ses moissons,
lorsqu'il sait si bien, par expérience, qu'il ne l'eût pas obtenue sans les
pluies favorables et la douceur du printemps? Ne voyons-nous pas des fruits,
dont la maturité est parfaite , échapper à la main de ceux qui allaient les
cueillir, parce que l'assistance de Dieu leur a manqué?
Les laboureurs paresseux, dont la
charrue ne remue pas les champs, n'obtiennent pas une bonne récolte de la Bonté
divine; mais l'ardeur de ceux qui travaillent serait aussi stérile, si la
miséricorde de Dieu ne la rendait pas prospère. Et que l'orgueil de l'homme
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ne prétende pas s'associer à la grâce, et réclamer sa part
dans les dons qu'il en reçoit, en s'imaginant que son travail est la cause de
ses bienfaits, et en se glorifiant d'avoir mérité par lui-même l'abondance des
fruits qu'il récolte. Qu'il considère bien les efforts qu'il a faits dans le
désir de s'enrichir, et il verra qu'il eût été incapable de les faire, si la
protection de Dieu ne lui eût donné les forces qu'il lui fallait pour cultiver
la terre. Et sa volonté, son talent eussent été inutiles, si la clémence du
ciel ne lui eût mesuré la chaleur et la pluie qui lui étaient nécessaires. La
lumière de l'intelligence, la santé du corps, et le succès du travail sont des
présents du Seigneur ; et il faut prier pour que, comme il est écrit, « le ciel
ne devienne d'airain et la terre de fer; et que la sauterelle ne mange pas les
restes de la chenille; le ver, les restes de la sauterelle , et la nielle les
restes du ver. » (Joël, i, 4.)
Et ce n'est pas en cela seulement
que le travail du laboureur a besoin de la protection divine; car si elle
n'éloigne: pas les malheurs qu'il ne peut prévoir, non-seulement il sera trompé
dans les espérances qu'il avait d'une riche moisson, mais il perdra même les
récoltes qu'il avait entassées dans ses granges.
Nous devons donc conclure que
Dieu est le principe non-seulement des bonnes actions, mais encore des bonnes
pensées. C'est lui qui nous inspire les premiers mouvements des saintes
volontés, et qui nous donne la force et l'occasion de faire ce que nous avons
désiré avec droiture. « Car tout bien, tout don parfait, vient
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d'en haut, du Père des lumières. » (S. Jacq., I, 17.) C'est
lui qui commence, qui poursuit et qui couronne en nous ce qui est bien, selon
le témoignage de l'Apôtre : « C'est lui qui donne la semence à celui qui sème;
et il vous donne le pain pour vous nourrir. Il multipliera vos semences, et il
fera croître de plus en plus les fruits de votre justice. » (II Cor., IX, 10.)
Notre part est de recevoir humblement, tous les jours, la grâce de Dieu qui
nous attire, ou d'y résister avec entêtement et en fermant nos oreilles, et de
mériter ce reproche de Jérémie : « Est-ce que celui qui tombe ne se relève pas?
et quand on s'est égaré ne revient–on pas? Pourquoi le peuple de Jérusalem
s'est-il détourné de moi avec tant d'opiniâtreté? Ils se sont endurcis, et
n'ont pas voulu se convertir. » (Jér., VIII , 4.)
4. L'ABBÉ GERMAIN. Il semble que
cette doctrine, qu'on ne peut rejeter, tend à détruire le libre arbitre. Nous
voyons beaucoup de païens, qui étaient privés de la grâce divine, donner des
exemples de patience et de frugalité, et, ce qui est plus étonnant , briller
même par leur chasteté. Comment, si le libre arbitre est si dépendant,
pouvons-nous croire que leurs vertus soient un présent de Dieu, lorsque ces
sages du monde ignoraient ce que c'était que la grâce de Dieu, et ne
connaissaient pas même le vrai Dieu? D'après le témoignage des auteurs et de la
tradition, devons-nous dire qu'ils ont acquis cette grande pureté par leurs
propres efforts?
5. L'ABBÉ CHOEREMON. Je suis
heureux que votre
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ardent désir de connaître la vérité vous fasse faire des
objections, dont la réfutation rendra plus évidente la lumière de la foi
catholique. Quel sage pourrait admettre des propositions si contraires ? Vous
paraissiez dire hier que l'homme ne peut acquérir, même avec la grâce de Dieu,
la céleste pureté de la chasteté; pourriez-vous croire aujourd'hui que les
païens l'ont possédée par leur propre vertu? Dans l'intérêt de la vérité,
examinez bien ce que nous savons à leur sujet.
Il ne faut pas croire d'abord que
les philosophes avaient cette chasteté de l'âme que la religion nous demande,
lorsqu'elle nous défend de nommer même la fornication et l'impureté parmi nous.
Ils ont eu peut-être une chasteté relative, en se privant, à un certain point,
des plaisirs de la chair; mais ils n'ont pu acquérir cette pureté de l'âme et
du corps continuelle et parfaite. Ils ne pouvaient pas même y penser. Socrate,
le plus célèbre d'entre eux, n'a pas craint de l'avouer. Un physionomiste
l'accusait des vices les plus honteux, et comme ses disciples voulaient venger
leur maître, il les arrêta en disant : « Calmez-vous, mes amis ; j'ai ces
vices, mais j'en triomphe. » Il est donc évident, d'après leur aveu même,
qu'ils pouvaient bien, quand il le fallait, comprimer le vice et s'abstenir
d'actes honteux, mais qu'ils ne pouvaient bannir de leur coeur le désir et la
pensée de la volupté. Ne devons-nous pas avoir en horreur le cynisme de
Diogène, qui ne voulait rougir de rien, et qui conseillait d'éviter, par des
plaisirs plus faciles, le châtiment de l'adultère? Il est donc
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prouvé que ces philosophes ne connaissaient pas la vertu de
chasteté, qui nous est demandée; et il est certain que cette continence intérieure
ne peut être qu'un don de Dieu, et qu'elle n'est accordée qu'à ceux qui le
servent avec toute la componction de leur âme.
6. Il est facile de démontrer que
dans beaucoup de choses, et même dans toutes, les hommes ont toujours besoin du
secours de Dieu; et si, dans leur faiblesse, ils ne peuvent rien faire de ce
qui regarde leur salut sans l'intervention de sa grâce, à plus forte raison
sont-ils incapables d'acquérir et de conserver, par eux-mêmes, la vertu de
chasteté. Et sans parler encore de la difficulté de sa perfection, examinons,
en peu de mots, les moyens pour y arriver. Qui pourrait, je vous le demande,
malgré toute sa ferveur, supporter, sans être soutenu par la louange des
hommes, l'horreur de la solitude et la dureté de notre pain, quand même il
l'aurait à discrétion? Qui pourrait, saris les encouragements de Dieu, souffrir
cette soif continuelle, et priver ses yeux de ce doux et agréable sommeil, du
matin, en se contentant d'un repos de quatre heures? Qui pourrait lire
continuellement, et travailler sans cesse, sans y être sollicité par aucun
avantage, si la grâce, de Dieu ne lui venait en aide !
Tout ce que nous ne pouvons
désirer sans l'inspiration de Dieu , nous ne pouvons, par conséquent, le faire,
sans son secours. Non-seulement l'expérience nous le prouve, mais il y a des
indications et des raisonnements qui nous rendent cette vérité plus évidente.
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Est-ce que dans beaucoup de choses que nous désirons faire,
l'ardeur et la volonté nous manquent? Et cependant notre faiblesse nous arrête
et détruit nos espérances; nous ne pouvons réaliser nos projets si la
miséricorde de Dieu ne nous en donne la force. Aussi combien y en a-t-il qui
travaillent à acquérir la vertu, et combien peu réussissent et persévèrent dans
leurs efforts. Car ni le silence de la retraite, ni les difficultés du jeûne,
ni l'assiduité à l'étude ne nous suffisent, même dans les limites où nous le
pouvons; et dès que l'occasion s'en présente , nous manquons à notre sainte
règle, tellement que, pour être fidèles aux lieux et au temps qu'elle nous
prescrit, il est nécessaire que Dieu nous y sollicite. Il ne nous suffit pas de
pouvoir, il faut encore que le Seigneur nous donne le moyen de faire ce que
nous pouvons. L'Apôtre a dit : « Nous voulions venir à vous, une et plusieurs
fois, et Satan nous en a empêchés. » (I Thess., II, 18.)
Souvent même, dans notre intérêt,
nous sentons que nous sommes détournés de nos exercices spirituels, que notre
bonne volonté s'affaiblit malgré nous, et que nous cédons en quelque chose à l'infirmité
de la chair, afin qu'ainsi notre persévérance nous soit plus méritoire.
L'Apôtre nous fait connaître cette conduite de Dieu à notre égard, lorsqu'il
nous dit : « J'ai demandé trois fois au Seigneur que Satan s'éloignât de moi,
et il m'a répondu : Ma grâce te suffit; car la vertu paraît mieux dans sa
faiblesse. » (I Cor., XII, 8.) Et encore : « Nous ignorons même ce qu'il
nous faut demander. » (Rom., VIII, 26.)
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7. (1) La protection divine ne
nous abandonne jamais, et la tendresse du Sauveur est si grande à l'égard de la
créature, que non-seulement sa providence l'accompagne, mais encore qu'elle la
devance toujours. Le Prophète, qui le savait par expérience, le confesse
hautement : « Mon Dieu, votre miséricorde me préviendra. » (PS. LVIII , 11.)
Non-seulement sa bonté inspire
les saints désirs , mais elle lui ménage des occasions de salut et les moyens
de bien faire. Elle montre la bonne route à ceux qui s'égarent; elle fait
trouver à ceux qui ne cherchent pas; elle se révèle à ceux qui ne la demandent
pas , et sans cesse le Sauveur a les bras étendus vers ce peuple qui ne croit
pas et qui blasphème. Il appelle ceux qui résistent et qui sont éloignés, il
les attire malgré eux vers le bien; il ôte à ceux qui veulent pécher la volonté
de le faire, et il résiste par miséricorde à ceux qui préparent le mal , parce
que « cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de la
miséricorde de Dieu » (Rom., IX, 16), « qui agit en nous sur nos volontés et
sur nos actes pour le bien. » (Philip., II, 13.) « Et cela ne vient pas de nous
: puisque c'est un don de Dieu et que nous ne devons pas nous glorifier de nos
oeuvres. » (Éph., II, 8, 9.)
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Que dit, en effet , le Sauveur :
« Personne ne vient au Père si ce n'est par moi » (S. Jean, XIV, 6), « et
personne ne vient à moi si mon Père ne l'attire. » (S. Jean, VI, 44.)
Que disons-nous dans notre prière
? « Dirigez ma voie en votre présence » (Ps. V, 9), « conduisez mes pieds dans
vos sentiers, de peur que mes pieds ne s'égarent. » (Ps. XVI, 5.) Et enfin
qu'est-ce que Dieu nous promet ? « Je leur donnerai un coeur nouveau et je
mettrai un esprit nouveau dans leurs entrailles. J'ôterai ce coeur de pierre de
votre sein et je vous donnerai un coeur de chair, afin que vous marchiez dans
mes commandements, et que vous gardiez et accomplissiez ma justice.» (Ézéchiel,
XXXVI, 26.)
Que demande le Prophète au Seigneur, lorsqu'il dit : « Créez
en moi un coeur pur, ô mon Dieu. Lavez-moi, et je deviendrai plus blanc que la
neige? » (Ps. L, 12.) Ne dit-il pas de Dieu ? « C'est lui qui donne la science
à l'homme » (Ps. XXXIX, 10) , « le Seigneur éclaire les aveugles. » (Ps. CXLV,
28.) Nous disons avec le Prophète : « Éclairez mes yeux pour que je ne
m'endorme jamais dans la mort. » (Ps. XII, 4.) Tous ces textes ne
démontrent-ils pas que Dieu assiste toujours de sa grâce l'homme qui en a
toujours besoin ?
L'Apôtre nous montre la faiblesse
du libre arbitre , lorsqu'il dit: « Que le Seigneur garde vos coeurs et vos
intelligences.» (Phil., IV, 7.) David nous enseigne la même chose, en disant
dans sa prière : « Inclinez mon coeur vers vos préceptes et non vers l'avarice.
» (Ps. CXVIII, 36.) Salomon dit aussi : « Il incline nos coeurs
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vers lui, afin que nous marchions dans toutes ses voies, et
que nous observions tous ses commandements et toutes ses fêtes. » (III Rois , VIII
58.)
Notre prière est un aveu de notre
faiblesse : « Seigneur, mettez une garde à ma bouche, et, à l'occasion, une
porte à mes lèvres. » (Ps. CXL, 3.) Le Prophète dit aussi : a Le Seigneur
délivre ceux qui sont enchaînés , le Seigneur éclaire les aveugles.» (Ps. CXLV,
8.) Et encore : « Vous avez brisé mes liens. » (Ps. CXV, 16.)
Le Christ, dans saint Jean, a dit
: «Personne ne peut venir à moi, si le Père qui m'a envoyé ne l'attire » (S.
Jean, VI, 44 ) ; et saint Jean-Baptiste affirme que a l'homme ne peut avoir
quelque chose de lui-même, à moins qu'il ne l'ait reçu du ciel » (S. Jean, III,
27) ; aussi le Prophète s'écrie : « Si le Seigneur ne garde la cité, celui
qui la garde veille en vain. » (Ps. CCXXVI, 1.) Et l'Apôtre dit : « Dieu
est celui qui fait en nous notre volonté et nos actes, selon son bon plaisir. »
(Phil., II, 13.)
Si nous attribuons à notre libre arbitre la possession des
vertus et l'accomplissement des préceptes divins, ,comment pouvons-nous dire en
priant : « Mon Dieu , achevez ce que vous avez fait en nous » (Ps. LXVII , 26)
, « et dirigez sur nous l'ouvrage de vos mains? » ,(Ps. LXXXIX,17,) Nous savons
que Balaam fut conduit , pour maudire les enfants d'Israël; mais nous voyons ,qu'il
ne lui fut pas permis d'accomplir son désir ,(Num. , XXII); Abimelech fut
préservé de toute faute ,avec Rebecca (Gen., XXI) ; Joseph fut vendu par la
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jalousie de ses frères, afin que les enfants de Jacob
vinssent en Égypte et que ceux qui avaient comploté sa mort fussent préservés
de la famine. C'est ce que dit Joseph reconnu par ses frères : « Ne craignez
pas et ne regrettez pas de m'avoir rendu captif dans ces régions; car c'est
pour votre salut que Dieu m'a envoyé avant vous. » (Genes, XLV, 5.) « Dieu m'a
choisi pour vous conserver sur terre et vous procurer les vivres nécessaires à
votre existence. Ce n'est pas votre volonté , mais c'est la volonté de Dieu qui
m'a envoyé ici, qui m'a rendu, pour ainsi dire, le père de Pharaon, le maître
de toute sa maison et le prince de toute l'Égypte. » (Ibid.) Et comme, après la
mort de son père, il voulait dissiper la crainte que ses frères pouvaient
avoir, il leur disait : « Ne craignez rien. Est-ce que nous pouvons
résister à la volonté de Dieu. Vous avez eu de mauvais desseins contre moi ;
mais Dieu les a tournés en bien, pour m'élever comme vous le voyez et pour
sauver beaucoup de peuples. » (Gen., L, 21.) David célèbre ce fait providentiel
dans ses Psaumes , lorsqu'il dit : « Il appela la famine sur la terre et il
brisa toute la force du pain ; mais il envoya un homme devant eux, Joseph fut
vendu comme esclave. » (Ps. CIV, 16.)
Reconnaissons donc la vertu et
l'efficacité de la grâce de Dieu, afin de ne: pas contredire la doctrine de
l'Église. L'Église dit avec l'Apôtre : « Personne ne peut dire que Jésus
est le Seigneur, sinon par le Saint-Esprit. ». (I Cor., XII,3.) « Par la grâce
de Dieu, je suis ce que je suis, et sa grâce n'a pas été stérile en
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moi, mais j'ai travaillé plus que tous les autres ; ce n'est
pas moi cependant, mais la grâce de Dieu avec moi » (I Cor., XV, 10); « c'est
sa miséricorde qui m'a rendu fidèle. » (I Cor. , VII, 25.) « Nous avons ce
trésor dans des vases de terre, afin que la sainteté vienne de Dieu et non de
nous. » (II Cor., IV, 7.) « Ne redoutez en rien vos ennemis, car ce qui est
pour eux une cause de ruine est pour vous une cause de salut , et cela vient de
Dieu. C'est par le Christ qu'il vous est donné, non-seulement de croire en lui,
mais de souffrir pour lui. » (Philip., I, 28.) « Travaillez à votre salut avec
crainte et tremblement, car c'est Dieu qui opère en vous le vouloir et le
faire, selon qu'il lui plaît. » (Phil., II, 12.) « Nous ne sommes pas capables
de former en nous comme de nous-mêmes une bonne pensée; c'est Dieu qui nous en
rend capables. » (II Cor. III, 3.)
Dieu confirme cette vérité,
lorsqu'il dit: « Personne ne peut venir à moi, à moins que mon Père ne le lui
accorde. » (S. Jean, VI, 44.) » Tout ce que le Père me donne vient à moi. »
(Ibid.) « Sans moi vous ne pouvez rien faire. » (S. Jean, XV, 5.) « Ce n'est
pas vous qui m'avez choisi, mais c'est moi qui vous ai choisis. » (Ibid.) «
Personne ne connaît le Fils, si ce n'est le Père; et personne ne connaît le
Père, si ce n'est le Fils et celui auquel il voudra le révéler. » (S. Matth. , XI,
27.) « De même que le Père rend la vie aux morts, de même le Fils ressuscite
ceux qu'il veut» (S. Jean, V, 21.) « Tu es heureux , Simon Barjona , parce que
la chair et le sang ne t'ont pas révélé ces choses,
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mais mon Père qui est dans les cieux. » (S. Matth., XVI,
17.)
Cette doctrine ne détruit pas la
volonté. dans l'homme; car la vertu de la grâce n'anéantit pas les volontés,
mais les rend bonnes de mauvaises qu'elles étaient. Elle les tire de
l'infidélité pour qu'elles soient fidèles. De ténèbres qu'elles étaient par
elles-mêmes, elles deviennent lumières dans le Seigneur; ce qui était mort,
reçoit la vie; ce qui était tombé, est relevé; ce qui était perdu, est sauvé.
Ceci arrive à tous les hommes qui « sont arrachés au pouvoir des ténèbres et
transférés dans le royaume du Fils bien-aimé » (Col., I, 13) ; et nous croyons,
sans aucune exception, que c'est par la grâce du Sauveur. Nous disons, et nous
soutenons, que non-seulement nos actes, mais encore nos bonnes pensées ont
toujours leur principe en Dieu, qui éveille notre bonne volonté et nous donne
la force et l'occasion de l'accomplir : « car tout ce qui est bon, tout ce qui
est parfait est un don du ciel qui vient du Père des lumières. » (S. Jacq., I,
17.) Celui qui commence le bien, le continue et l'achève aussi en nous. Lorsque
Dieu voit que nous nous relâchons, il met dans nos coeurs des pensées
salutaires qui renouvellent notre bonne volonté.
Le premier homme a été créé droit
et sans aucun vice , et la nature humaine a été créée en lui. Il est certain
aussi qu'il avait reçu un libre arbitre tel que, s'il avait été fidèle à Dieu
qui l'assistait , les dons naturels qu'il avait reçus pouvaient nous être
conservés par sa volonté. Le mérite de la persévérance l'eût fait parvenir
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à cette béatitude, où il n'aurait pu ni faire ni vouloir le
mal; mais, par le même libre arbitre qui le fit rester bon, tant qu'il le
voulut, il s'écarta de la loi qui lui avait été imposée. Le châtiment de la
mort dont il était menacé ne l'arrêta pas; il quitta Dieu et suivit le démon;
il se révolta contre le maître qui le conservait pour obéir à l'ennemi qui le
perdait. Adam existait, et nous existions en lui; Adam est tombé, et nous
sommes tombés en lui. Saint Ambroise ne se trompe pas quand il l'affirme, car
la Vérité dit elle-même : « Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce
qui avait péri. » (S. Luc, XIX, 10.)
En effet, cette ruine de la
prévarication atteignit toute la nature humaine; mais sa substance ne fut pas
plus détruite que sa volonté : elle fut seulement dépouillée de la lumière et
de l'éclat des vertus par I'artifice du tentateur. Après avoir perdu ce qui
pouvait la faire parvenir à la perfection incorruptible et éternelle de l'âme
et du corps, que lui restait-il, si ce n'est ce qui appartient à cette vie du
temps, soumise à la souffrance et à la mort? Tous ceux qui étaient nés en Adam
devaient renaître dans le Christ, afin d'y re-trouver ce qu'ils avaient perdu.
Car si les descendants d'Adam avaient naturellement les vertus que possédait
leur père avant le péché, ils ne seraient pas, par nature, enfants de colère,
ils ne seraient pas ténèbres et sous la puissance des ténèbres. Ils n'auraient
pas besoin de la grâce particulière du Sauveur, puisqu'ils ne seraient pas bons
inutilement et qu'ils ne seraient pas privés de la récompense de leur justice,
ayant encore
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les biens dont la perte fit exiler nos premiers pères du
paradis terrestre. Maintenant que, sans le sacrement de la régénération,
personne ne peut éviter la mort éternelle, ne voyons-nous pas, par la nécessité
de ce remède, dans quel abîme la nature humaine a été plongée par la chute de
celui en qui tous ont péché et ont perdu ce qu'il a perdu. Il a perdu, le
premier, la foi ; il a perdu la continence ; il a perdu la charité ; il s'est
dépouillé de sagesse et d'intelligence; il s'est privé de conseil et de force.
En voulant s'élever d'une manière coupable , il est tombé de la science de la
vérité et de la douceur de l'obéissance; il ne lui est pas même resté la
crainte pour lui faire éviter les fautes dont il s'abstenait par amour de la
justice. Le libre arbitre, c'est-à-dire le mouvement spontané vers une chose
qui plaît, s'est dégoûté des biens qu'il avait reçus; ses moyens de salut
s'affaiblirent et ses désirs insensés se sont portés vers l'expérience du mal.
Il a bu le poison de tous les vices , et il a souillé toute la nature humaine
des excès de son intempérance. Avant de digérer ce fruit mortel , en mangeant
la chair du Fils de l'homme et en buvant son sang précieux, l'humanité voit
défaillir sa mémoire et s'égarer son jugement : ses pas deviennent incertains,
et elle n'est propre en aucune manière à désirer et à choisir le bien dont elle
s'est volontairement privée; et si elle a pu tomber sans l'intervention de
Dieu, elle ne peut se relever sans son secours.
Pour que nous soyons bien
persuadés que nous ne manquerons jamais du secours de Dieu pour faire
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notre salut, l'Apôtre nous dit : « C'est Dieu qui opère en
nous le vouloir et le faire, selon qu'il lui plaît (Phil., II, 13) ; et il dit
à Timothée : « Ne négligez pas la grâce de Dieu qui est en vous » (I Tim., IV,
14) ; « c'est pourquoi je vous avertis de ressusciter la grâce de Dieu qui est
en vous. » (II Tim., I, 6.) I1 exhorte aussi les Corinthiens à ne pas se rendre
indignes de la grâce de Dieu par des oeuvres stériles : «Nous vous conjurons,
dans votre intérêt, de ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu. » (II Cor., VI,
1.) C'est parce que Simon l'avait reçue en vain, que cette grâce salutaire ne
lui a pas profité; car il n'eut pas soin d'obéir à cette recommandation de
saint Pierre : « Faites pénitence de votre malice, et priez Dieu qu'il vous
pardonne cette pensée de votre coeur; car je vois que vous êtes rempli d'un
fiel amer et engagé dans les liens de l'iniquité. » (Act., VIII, 23.)
La miséricorde de Dieu prévient
la volonté de l'homme, puisqu'il est écrit : « Mon Dieu, votre miséricorde m'a
prévenu. » (Ps. LVIII, 11.) Dieu nous appelle et nous invite sans cesse,
puisqu'il dit: «Tout le jour, j'ai étendu mes mains vers le peuple qui ne croit
pas et qui me contredit. » ( Isaïe, LXV, 2.) Dieu nous attend , comme l'annonce
son Prophète : « Oui , Dieu vous attend pour avoir compassion de vous. »
(Isaïe, XXX, 18.) Il nous fortifie selon cette parole : « Et moi, je les ai
instruits; j'ai fortifié leur bras, et ils ont élevé contre moi la malice de
leurs pensées. » (Osée, VII, 15.) Notre-Seigneur Jésus-Christ nous crie : « Si
quelqu'un a soif, qu'il vienne et qu'il boive.» (S. Jean, VII, 37.)
21
Notre-Seigneur nous cherche : « J'ai cherché, et un homme ne
s'est pas rencontré ; j'ai appelé, et personne n'a répondu. » (Isaïe, L, 2.)
Ainsi la grâce de Dieu agit
toujours en bien sur notre libre arbitre, elle l'aide en toute chose; elle le
protége, et elle est toujours gratuite, lorsque son ineffable Bonté récompense
de faibles efforts par tant de gloire et par une béatitude éternelle si
parfaite. Ce pardon de si grands crimes , que David obtint si promptement,
n'était-il pas un don de la miséricorde divine? Quel rapport entre ces quelques
mots de repentir et l'immensité de cette miséricorde ? L'Apôtre n'établit-il
pas cette différence , lorsqu'il compare la grandeur de l'éternelle félicité
aux innombrables persécutions qu'il avait à supporter? « Nos tribulations
passagères et légères produisent en nous un poids de gloire infiniment
supérieur» (II Cor., IV, 17); et il le confesse ailleurs : « Tout ce que nous
souffrons dans ce temps n'est pas comparable à la gloire future qui apparaîtra
en nous. » (Rom., VIII, 18.) Quels que soient les efforts de la faiblesse
humaine, on ne pourra jamais les comparer à la récompense qu'elle en recevra.
Tout ce qu'elle fera ne diminuera en rien la grâce du Créateur, et cette grâce
sera toujours gratuite.
Le Docteur des Gentils déclare
qu'il a été élevé à l'apostolat par la grâce divine : « C'est par la grâce de
Dieu que je suis ce que je suis » (I Cor., XV, 10) ; et cependant il affirme
qu'il a répondu et coopéré à la grâce divine, puisqu'il ajoute : « Et la grâce
n'a pas été stérile en moi; mais j'ai travaillé plus que les
22
autres, non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi. »
Lorsqu'il dit, non pas moi, mais
la grâce de Dieu avec moi, il explique la vertu de l'assistance divine. Avec
moi, c'est-à-dire que la grâce de Dieu ne l'a pas aidé dans le repos et
l'indifférence, mais dans son travail et ses efforts. Aussi Notre-Seigneur,
voulant exprimer, par bonté pour nous, l'action de sa miséricorde et l'amour
qu'il daigne nous accorder, quoiqu'il ne trouve dans ses créatures aucun
sentiment qui puisse les en rendre dignes, se compare à une tendre mère, et se
sert ainsi de la comparaison qui peut le plus nous toucher : « Est-ce qu'une femme,
dit-il, peut oublier son enfant et n'avoir pas compassion du fils de ses entrailles?
» Et non content de cette comparaison , il la dépasse aussitôt en ajoutant :
« Et quand même elle l'oublierait, moi je ne vous oublierai pas. » (Isaïe, XLIX,
15.)
Il est évident que notre salut
doit être réellement attribué à la grâce divine, et non pas aux mérites de nos
actions. Dieu le dit par son prophète : « Vous vous souviendrez de vos voies et
de tous vos crimes; vous vous déplairez vous-mêmes dans vos malices, et vous
saurez, ô maison d'Israël ! que moi , le Seigneur, lorsque je vous comble de
biens, c'est pour la gloire de mon nom, et non pas à cause de vos voies
mauvaises et de vos crimes détestables » (Ézéchiel, XX, 43.)
Ainsi tous les docteurs
catholiques qui ont enseigné sérieusement la perfection, et qui ne se sont pas
égarés dans de vaines disputes, ont affirmé : premièrement, que la grâce était
un don de Dieu qui permet
23
à chacun de désirer ce qui est bien, mais qui laisse entière
la liberté de la volonté ; secondement, que le secours de la grâce divine ne
détruit pas le libre arbitre dans la pratique de la vertu ; troisièmement
enfin, que la grâce qui assure la persévérance dans la vertu ne gêne pas
cependant la liberté. Dieu, par sa toute-puissance, fait tout en tous , parce
qu'il excite , il protége et il confirme, bien loin de nous l'ôter, la liberté
qu'il nous a une fois donnée.
Si, dans les discussions et les
raisonnements, quelque chose paraît s'éloigner de cette doctrine, il faut
l'éviter pour ne pas s'exposer à perdre la foi. Nous n'acquérons pas la foi par
l'intelligence , mais l'intelligence par la foi, car il est écrit : « Si vous
ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. » La raison humaine , je crois, est
incapable de parfaitement comprendre comment Dieu fait tout en nous, et comment
cependant tout dépend du libre arbitre, lorsque le Seigneur parle : « Si vous
voulez m'écouter, vous vous nourrirez des biens de la terre.» (Isaïe, I, 19.)
Méthode pour acquérir la science spirituelle. — La
pratique doit précéder la théorie. — Connaître les vices et les moyens de les
guérir. — Connaître les vertus et les moyens de les acquérir. — La théorie
comprend l'interprétation historique et l'intelligence du sens spirituel. —
Sens tropologique, allégorique, anagogique. — Pureté de coeur, silence,
humilité. — Méditation. — Le sens des Écritures est plus parfait selon les dispositions.
— Science profane. — Se garder de la vaine gloire. — Causes qui rendent la
science stérile.
1. L'ordre de notre plan, comme celui de notre voyage, nous
amène à rapporter maintenant les instructions de l'abbé Nesteros, homme
remarquable en toute chose, et d'une grande science. Il avait remarqué que nous
désirions beaucoup apprendre le
25
texte des saintes Écritures, et en avoir l'intelligence; et
il nous parla en ces termes :
L'ABBÉ NESTEROS. Il y a dans le
monde bien des variétés de sciences, d'arts et de professions; mais
quoiqu'elles soient inutiles , ou qu'elles servent seulement à l'agrément de la
vie présente, il n'y en a pas une seule qui n'ait sa méthode et ses moyens
particuliers. Si donc, les arts suivent, dans leur enseignement, un plan tout
tracé, combien, à plus forte raison, notre religion et notre vie doivent- elles
avoir une règle, une méthode certaine, puisque leur but est de connaître les
choses invisibles et d'acquérir, non pas les biens de la terre , mais les
récompenses éternelles. Cette science comprend deux choses : la pratique et la
théorie. La première consiste dans l'action qui réforme les moeurs et détruit
les vices; la seconde, dans la contemplation de choses divines, et dans la
connaissance des mystères les plus sacrés.
2. Celui qui voudra s'élever à la
théorie devra nécessairement acquérir d'abord, par ses efforts et sa vertu, la
science de la pratique ; car on peut bien acquérir la pratique sans la théorie,
tandis qu'on ne peut arriver à la théorie sans passer d'abord par la pratique.
Ce sont des degrés qui sont subordonnés l'un à l'autre , et par lesquels la
faiblesse de l'homme doit s'élever aux choses sublimes. Si l'on monte de l'une
à l'autre, comme nous le disons, on peut arriver à la contemplation ; mais on
n'y parviendra pas si l'on néglige le premier degré. C'est en vain qu'on aspire
à contempler Dieu, si on ne s'éloigne pas de la
26
contagion du vice : Car l'esprit de Dieu s'éloignera de
l'hypocrite, et n'habitera jamais un corps soumis aux péchés. » (Sag., I, 5.)
3. La perfection de la science
pratique consiste en deux choses : la première à connaître la nature de tous
les vices et les moyens de les guérir; la seconde à discerner l'ordre qui
existe entre les vertus, et y former si parfaitement notre âme, qu'elle n'y
obéisse pas de force et comme une esclave; mais qu'elle s'y plaise et s'en
nourrisse comme d'un bien qui lui est naturel, et qu'elle suive avec joie ce
sentier si étroit
et si difficile. Comment pourra-t-on arriver à la connaissance
des vertus, qui est le second degré de la science pratique, et à la
contemplation des choses célestes, qui est le degré le plus élevé de la
théorie, si l'on ne comprend pas la nature de ses vices, et si l'on ne fait
aucun effort pour les déraciner. Il est donc évident qu'il faut vaincre les
obstacles les plus simples avant de s'élever à des choses plus difficiles, et
que nous ne pouvons comprendre ce qui est au-dessus de nous , si nous ne
comprenons pas ce qui est en nous-même. Mais il faut être persuadé qu'il est
bien plus pénible de déraciner les vices que d'acquérir les vertus; ce n'est
pas moi qui le dis, c'est le Créateur qui connaît bien les forces et la raison
de ses créatures. « Voici, dit-il par son prophète, voici que je vous établis
aujourd'hui sur les nations et les royaumes, afin que vous arrachiez,
détruisiez, dispersiez, dissipiez, et que vous bâtissiez et plantiez. » (Jér.,
I, 10.) Quatre mots sont nécessaires pour exprimer la ruine
27
des choses nuisibles : arracher, détruire, disperser et
dissiper, tandis que pour acquérir la vertu et tout ce qui regarde la justice,
il n'y en a que deux : édifier et planter. Ce qui prouve clairement qu'il est
plus difficile d'arracher et de déraciner les mauvaises passions de notre corps
et de notre âme, que d'y planter les racines et d'y bâtir l'édifice des vertus.
4. La pratique, qui consiste en
deux choses principales, se partage ensuite en beaucup d'applications particulières.
Les uns recherchent les secrets du désert et la pureté du coeur, comme
autrefois Élie et Élisée, et de notre temps, le bienheureux Antoine et tous
ceux qui, à son exemple, vivent intimement unis à Dieu, dans le silence de la
solitude. Les autres donnent tous leurs soins à réunir des religieux, et à
diriger des monastères, comme l'abbé Jean, qui gouvernait le grand monastère
voisin de la ville de Thmuis, comme beaucoup d'autres dont nous pouvons nous
rappeler les vertus et les miracles dignes des Apôtres. Quelques-uns se sont
consacrés à fonder des hospices, où ils exerçaient cette hospitalité qui a rendu
Abraham et Loth si agréables à Dieu. Et nous avons vu, dans ces derniers temps,
le bienheureux Macaire, homme d'une douceur et d'une patience si grandes,
diriger l'hospice d'Alexandrie avec une telle vertu, qu'on ne doit pas le
placer au-dessous des plus admirables solitaires. Quelques autres se sont
dévoués aux soins des malades, au soulagement des malheureux et des opprimés,
ou à l'instruction des ignorants, à l'assistance des pauvres ; et tous, par
leur zèle et leur
28
piété, peuvent être mis au nombre des grands hommes et des
saints.
5. Il est très-utile et très
-important que chacun fasse tous ses efforts pour atteindre la perfection dans
la position qu'il a choisie, ou que la grâce de Dieu lui a confiée; et que,
tout en admirant et en louant les vertus des autres dans des professions
différentes, il ne sorte jamais de la sienne, sachant, comme l'enseigne
l'Apôtre, « que l'Église n'est qu'un corps, mais qu'elle a plusieurs membres,
et que tous ces membres ont des dons différents, selon la grâce qui nous a été
donnée. Les uns ont reçu le don de prophétie, selon la règle de la foi; les
autres le ministère pour servir les autres, ou pour les instruire de la
doctrine, ou pour les exhorter, ou pour les secourir avec simplicité, ou les
consoler avec joie. » (Rom., XII, 4 et suiv.) Aucun membre ne peut usurper les
fonctions des autres membres; les yeux ne remplacent pas les mains, ni le nez
les oreilles; et de même « tous ne sont pas apôtres; tous ne sont pas
prophètes; tous ne sont pas docteurs; tous n'ont pas le don de guérir les
malades, de parler toutes les langues ou d'interpréter les mystères. » (I Cor.,
XII, 29.)
6. Souvent, lorsque ceux qui ne
sont pas encore affermis dans leur profession, entendent louer. les vertus des
autres dans des professions différentes, leur imagination s'enflamme et ils
veulent aussitôt les suivre et les imiter; mais la faiblesse humaine paralyse
nécessairement tous leurs efforts. Il est impossible qu'une même personne
acquière toutes les vertus
29
dont nous venons de parler. Celui qui voudrait les posséder
toutes s'exposerait, en y travaillant, à n'en obtenir aucune dans la
perfection, et il perdrait beaucoup plus qu'il ne gagnerait à ces changements
et à cette variété. Nous allons à Dieu par des voies différentes, et une fois
que nous en avons choisi une, il faut la continuer avec persévérance, afin
d'arriver à la perfection.
7. Outre le tort que causerait à
un religieux cette inconstance qui lui ferait poursuivre tant de choses, il y
aurait encore un danger considérable; car ce qui sanctifie les uns perd souvent
ceux qui veulent les imiter par présomption ; ce qui réussit aux uns est
pernicieux aux autres. Combien ne s'exposerait pas, par exemple, celui qui
voudrait imiter la vertu de cet homme, dont l'abbé Jean parle à ses religieux,
non pour le faire imiter, mais seulement admirer. Ce saint abbé vit un jour un
homme habillé en séculier, qui venait lui offrir les prémices de sa récolte. Il
y avait en même temps, près de sa cellule, un possédé du démon d'une violence
extrême, qui avait résisté à tous les exorcismes de l'abbé Jean, et qui avait
déclaré qu'il n'obéirait jamais à ses ordres. A peine l'homme qui portait des
fruits fut-il arrivé, que le possédé fut saisi d'une grande crainte, et
s'enfuit en prononçant son nom avec un profond respect. L'abbé Jean fut très-étonné
d'un miracle si évident; sa surprise augmentait en considérant cet homme, dont
l'extérieur était très-simple, et il se mit à l'interroger sur son genre de vie
et sa profession. Cet homme lui répondit
30
qu'il était séculier, et dans les liens du mariage. Mais
l'abbé Jean, toujours frappé du miracle dont il avait été témoin, poursuivit
ses demandes, et cet homme lui dit qu'il vivait à la campagne, du travail de
ses mains, et qu'il ne se connaissait aucune vertu. Tous les matins seulement,
avant de commencer son ouvrage, et le soir avant de rentrer à la maison, il
entrait à l'église pour remercier Dieu de lui donner son pain de chaque jour.
Il ne touchait jamais à ses récoltes avant d'en offrir au Seigneur les prémices
et la dîme, et il ne conduisait pas ses boeufs à travers les moissons des
autres, avant de leur avoir lié la bouche, dans la crainte de faire, par sa
négligence, tort au prochain en la moindre chose. Ces détails n'expliquaient
pas à l'abbé Jean le miracle qu'il avait vu, et comme il insistait toujours, le
pauvre laboureur finit par lui avouer la vérité. Il avait voulu se faire
solitaire, mais ses parents l'avaient forcé à se marier, et depuis onze ans,
sans jamais l'avoir dit à personne, il vivait avec sa femme comme avec une
soeur, en respectant sa virginité.
Le saint abbé, à cet aveu, fut
rempli d'admiration , et ne put s'empêcher de dire, devant ce laboureur, qu'il
comprenait bien que le démon qui lui avait résisté, n'eût pas supporté sa
présence; car il ne croyait pas lui-même pouvoir, sans danger, prétendre à une
pareille vertu, non-seulement dans l'ardeur de la jeunesse, mais encore dans la
chasteté de son grand âge. L'abbé Jean admira toujours beaucoup ce fait, mais
sans en proposer jamais l'imitation à aucun
31
solitaire; il savait bien que ce qui réussit aux uns peut
quelquefois perdre les autres, et que tous ne doivent pas prétendre à des
grâces que Dieu réserve à quelques-uns.
8. Mais revenons à la science
dont nous avons parlé en commençant. La pratique, comme nous l'avons dit,
s'applique à des états nombreux et différents. La théorie comprend seulement
deux choses : l'interprétation historique des saintes Écritures et
l'intelligence du sens spirituel. Aussi Salomon, après avoir énuméré les
différentes formes de la grâce dans l'Église, ajoute « Tous ceux qui lui
appartiennent ont un double vêtement. » (Prov., XXXI, 21.) Le sens spirituel
des Écritures se divise en trois : le sens tropologique, le sens allégorique ,
le sens apagogique, selon ce que disent les Proverbes : « Écrivez ces choses de
trois manières sur l'étendue de votre coeur. » (Prov., XXII, 20.)
L'histoire est la connaissance
des choses visibles et passées: L'Apôtre parle historiquement, lorsqu'il dit : « Il
est écrit qu'Abraham eut deux fils, l'un de l'esclave, l'autre de la femme
libre. Celui qui est né de l'esclave est né selon la chair; celui qui est né de
la femme libre est né selon la promesse. » (Galat., IV, 22.) Mais ce qui suit
appartient au sens allégorique, parce que l'Apôtre y montre que ce qui. est
arrivé réellement, est la figure; d'un autre mystère : « Ce sont là, dit-il,
les deux testaments : l'un vient du mont Sinaï , qui enfante dans la servitude,
comme Agar. Le Sinaï , en effet, est une montagne d'Arabie, qui est comparée
32
à la montagne de Jérusalem de maintenant, et qui sert avec
ses enfants. »
L'Apôtre passe ensuite au sens
anagogique, en s'élevant de ce sens spirituel à un sens plus sublime, et
jusqu'aux secrets du royaume des cieux: a Mais la Jérusalem céleste est libre,
et c'est elle qui est notre mère; car il est écrit : Réjouissez-vous, stérile,
qui n'avez pas d'enfants; levez-vous, et criez, vous qui n'enfantez pas; car la
femme abandonnée a plus d'enfants que celle qui a un mari. » ( Gal., IV, 25.)
Le sens tropologique est
l'explication morale que l'on applique à la correction des moeurs et à
l'enseignement de la vie présente, comme si, par ces deux testaments, nous
entendions la règle de la pratique et de la théorie, et par Jérusalem et Sion,
l'âme de l'homme, selon cette parole : « Loue le Seigneur, Jérusalem; Sion,
loue le Seigneur, ton Dieu. » (Ps. CXLVII, 12.) Nous voyons donc qu'on peut
tirer quatre sens d'une même chose, et que Jérusalem peut être comprise de
quatre manières. Dans le sens historique c'est la cité des Juifs; dans le sens
allégorique, l'Église du Christ; dans le sens anagogique, la patrie céleste,
qui est notre mère à tous, et dans le sens tropologique, l'âme de l'homme, que
souvent Dieu blâme ou loue, en la désignant par ce nom. L'Apôtre parle de ces
quatre interprétations, lorsqu'il dit : « Et maintenant, mes frères, quand je
viens à vous, en parlant toutes les langues, à quoi cela vous servirait-il, si
je ne vous instruisais pas par révélation, par science, par prophétie ou par
doctrine. » (I. Cor., XIV, 6.) La
33
révélation se rapporte à l'allégorie, puisqu'elle explique
spirituellement, et découvre le sens caché sous la lettre de l'histoire. Si
nous voulions comprendre , par exemple, ces paroles : « Nos pères ont été sous
la nue, et tous ont été baptisés par Moïse, dans la nue et dans la mer; tous
ont mangé une nourriture spirituelle, et tous buvaient un breuvage spirituel
qui venait de la pierre; et cette pierre était le Christ » (I Cor., X, 1), il
faudrait y voir une allégorie qui figure le corps et le sang de Jésus-Christ,
que nous prenons tous les jours.
La science dont parle l'Apôtre
regarde la tropologie ou la morale qui nous fait discerner des choses
présentes, et choisir avec prudence celles qui sont utiles et honnêtes; comme
lorsqu'il nous dit « de juger nous-même s'il convient qu'une femme prie Dieu,
la tête découverte. » (I Cor., XI, 6.) Ce qui n'a, comme on le voit, qu'un sens
moral. La prophétie que l'Apôtre cite en troisième lieu, se rapporte au sens
anagogique qui regarde les choses invisibles et futures. Il est dit, par
exemple : « Nous ne voulons pas, mes frères, que vous ignoriez ce qui regarde
ceux qui sont dans le sommeil de la mort, et que vous vous affligiez comme ceux
qui n'ont pas d'espérance; car si nous croyons que Jésus est mort, et qu'il est
ressuscité, de même Dieu ressuscitera avec, et par Jésus-Christ, ceux qui sont
morts. Nous vous le déclarons comme l'ayant appris du Seigneur; nous qui vivons
et qui sommes réservés pour son avènement, nous ne préviendrons pas ceux qui
sont déjà morts;
34
car au commandement et à la voix de l'archange, au son de la
trompette de Dieu, le Seigneur descendra du ciel, et ceux qui sont morts dans
le Christ ressusciteront les premiers. » (I Thess., IV, 13.) Cette exhortation
est anagogique.
La doctrine est la simple
exposition de l'histoire, sans y joindre un sens plus caché que la lettre, ne
l'exprime. Comme lorsque saint Paul dit : « Je vous ai enseigné en premier lieu
ce que j'ai appris moi-même : que le Christ est mort pour nos péchés, selon les
Écritures; qu'il a été enseveli, qu'il est ressuscité le troisième jour, et
qu'il a été vu par Pierre. » (I Cor., XV, 4.) « Dieu a envoyé son Fils, né
d'une femme et assujetti à la loi, afin qu'il rachetât ceux qui étaient sous la
loi. » (Galat., IV, 4.) Et encore : « Écoute, Israël; le Seigneur, ton Dieu,
est seul Dieu. » (Deut., VI, 3.)
9. C'est pourquoi, si vous avez
un désir sincère d'acquérir la science spirituelle, non pour vous glorifier,
mais pour purifier votre vie, passionnez-vous pour cette béatitude de
l'Évangile : « Bienheureux ceux qui ont le coeur pur; car ils verront Dieu »
(S. Matth., V, 8), afin d'arriver à cette science, dont l'ange parle à Daniel :
« Ceux qui seront instruits brilleront comme la splendeur du firmament, et ceux
qui apprendront la justice aux autres, seront comme des astres pendant toute
l'éternité. » (Dan., XII, 3.) Et il est dit dans une autre prophétie : « Faites
briller pour vous la lumière de la science, tandis que vous en avez le temps. »
(Osée, X,12.)
35
Comme je remarque en vous une
grande ardeur pour l'étude, hâtez-vous d'acquérir cette science pratique de la
morale qui règle toute la vie. Sans elle on ne peut parvenir à cette pureté de
la contemplation que ne donnent pas l'enseignement et les longs discours, mais
qui est la récompense de nos efforts et de nos bonnes actions. Ce n'est pas par
la méditation, mais par les oeuvres, qu'on acquiert l'intelligence de la loi,
et qu'on peut chanter avec le Psalmiste : « Vos commandements m'ont donné
l'intelligence. » (Ps. CXVIII, 95.) Ceux qui se sont purifiés de leur passion
peuvent dire avec confiance : « Je chanterai et je comprendrai dans une voie
sans souillure. » (Ps. C, 2.) Celui-là seulement comprend ce qu'il chante, qui
marche sans souillure dans la pureté de son coeur. Si vous voulez donc préparer
dans vos coeurs un sanctuaire à cette science spirituelle, purifiez-le d'abord
de la contagion du vice, et dépouillez-vous de tous les soins de ce monde; car
il est impossible que l'âme qui est distraite, même légèrement, par les choses
de la terre, puisse obtenir le don de la science, pénétrer les sens élevés, et
profiter de ses saintes lectures.
Appliquez-vous donc d'abord, vous
surtout, Cassien, à qui votre jeunesse doit rendre plus difficile l'observation
de mes avis, appliquez-vous, si vous voulez que vos lectures et votre ardeur
pour le travail ne soient pas stériles, à vous imposer à vous-même un grand
silence. C'est le premier pas à faire dans la voie de la pratique. N'est-il pas
dit : « Tout le travail de l'homme est à régler sa bouche? » (Ecclés., VI, 7. )
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Pour bien écouter les enseignements des anciens, il faut
savoir les écouter de tout cœur et en silence, les retenir avec soin dans son
âme, et se hâter beaucoup plus de les pratiquer que de les enseigner aux
autres; car, en enseignant ces vérités, on s'expose à la vaine gloire; mais en
les pratiquant, on en multiplie les fruits et l'intelligence. Aussi, dans les
conférences avec les anciens, ne prenez la liberté de les interroger que pour
leur demander ce qu'il vous est nuisible d'ignorer ou nécessaire de savoir, et
ne faites pas comme ceux qui, par vaine gloire et pour montrer leur science,
font des questions sur ce qu'ils savent très-bien.
Il est impossible que celui qui
étudie pour acquérir les louanges des hommes, obtienne jamais le don de la
vraie science; car celui qui est maîtrisé par cette passion, est nécessairement
l'esclave de plusieurs autres vices et de la vaine gloire surtout; et s'il est
vaincu dans la pratique, il obtiendra bien moins encore la science spirituelle
qui en découle. « Soyez donc, en toute occasion, prompt à écouter et lent à
parler » (Jac., I, 19), de peur qu'il ne vous arrive ce que dit Salomon : « Si
vous voyez un homme prompt et léger dans ses paroles, sachez qu'il y a plus à
espérer dans un insensé qu'en lui. » (Prov., XXIX, 20.) N'ayez pas la
prétention d'enseigner aux autres ce que vous n'avez pas d'abord pratiqué
vous-même. Suivez en cela l'exemple de Notre-Seigneur, dont il est dit : «
Jésus commença à faire, puis à enseigner. ( Act., I, 1.) Prenez garde , si vous
voulez enseigner avant de faire ce que vous dites, d'être du nombre de ceux dont
le
37
Christ parle à ses disciples dans l'Évangile : « Observez et
faites ce qu'ils vous disent, mais n'imitez pas leurs exemples; car ils disent,
et ne font pas. Ils lient des fardeaux pesants et insupportables; ils les
mettent sur les épaules des hommes, mais eux, ne veulent pas les remuer du bout
du doigt. » (S. Matth., XXIII, 9.) Si celui qui n'observera pas un des moindres
préceptes qu'il aura enseigné aux autres , sera appelé le moindre dans le
royaume des cieux (S. Matth., V, 19) , celui qui aura négligé les préceptes
nombreux et importants qu'il aura enseignés, sera, non pas le dernier dans le
royaume des cieux, mais le premier dans les enfers.
Il faut donc éviter d'imiter ceux
qui, ayant acquis une grande habileté et facilité de parole , passent pour
posséder la science spirituelle qu'ils discutent avec éloquence, sans cependant
pouvoir en comprendre les mystères. Car autre chose est de s'exprimer avec
éloquence et facilité, autre chose est de pénétrer le sens des choses célestes
et de contempler du regard d'un coeur pur les secrets qu'aucune doctrine,
qu'aucun enseignement des hommes ne peut expliquer, mais que les âmes pures
seules saisissent par. la lumière du Saint-Esprit.
10. Si vous voulez acquérir la
science véritable des divines Écritures, hâtez-vous, avant tout, de vous
affermir dans une humilité de coeur sincère, qui vous conduise, non pas à cette
science qui enfle, mais à cette science qui éclaire dans la perfection de la
charité.
38
Il est impossible à un esprit qui
n'est pas pur d'acquérir le don de la science spirituelle. Évitez donc avec
soin que vos études, au 'lieu de vous acquérir la lumière de la science et la
gloire qui est promise à ceux qui l'obtiennent, ne deviennent des instruments
de perdition par l'orgueil qu'elles feront naître.
Il faut ensuite faire tous vos
efforts pour vous dégager de tous les embarras et de toutes les pensées de la
terre, afin de vous livrer aux lectures saintes, avec assiduité et sans
relâche, jusqu'à ce que cette méditation continuelle pénètre votre esprit et le
transforme , pour ainsi dire , et le rende semblable à l'Arche d'alliance. Il
renfermera aussi les deux Tables de pierre, symboles de la force éternelle de
deux Testaments; l'urne d'or, d'une mémoire pure et fidèle, qui contient
toujours la douceur de la manne spirituelle et la nature céleste des vérités
saintes , et enfin la verge d'Aaron qui nous représente l'étendard du salut, le
signe du Souverain Pontife, Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont le souvenir
reverdit toujours pour nous. Jésus-Christ est la verge qui , après avoir été
coupée de la racine de Jessé, a reparu plus vivace que jamais.
Toutes ces choses doivent être
protégées par les deux chérubins, c'est-à-dire par la plénitude de la science
historique et spirituelle, car le mot chérubin signifie plénitude de science.
Ces chérubins couvriront le propitiatoire de Dieu, c'est-à-dire qu'ils
protégeront la paix de l'âme et la défendront contre les attaques des esprits
de ténèbres. Et ainsi votre âme deviendra
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non-seulement l'arche du divin testament, mais encore un
royaume sacerdotal par l'amour inaltérable de la pureté qui l'absorbera dans
lès choses spirituelles et lui fera accomplir ce commandement que Dieu donnait
aux prêtres par son législateur « Il ne sortira jamais des choses saintes pour
ne pas souiller le sanctuaire de Dieu » (Lévit:, XXI, 12) , c'est-à-dire son
coeur, dans lequel Dieu a promis d'habiter en disant : « J'habiterai en eux et
je marcherai au milieu d'eux. » (Lévit., XXVI, 12.)
C'est pourquoi il faut lire sans
cesse et confier à sa mémoire les saintes Écritures ; cette méditation
continuelle produira un double fruit. D'abord, lorsque notre esprit sera occupé
de ces lectures , il sera nécessairement délivré de toutes pensées mauvaises ;
et ensuite si , pendant que notre mémoire travaille à retenir les saintes
Écritures , nous n'arrivons pas toujours à les bien comprendre , plus tard ,
lorsque nous sommes débarrassés des choses extérieures et que nous les méditons
dans le silence de la nuit, nous les pénétrons plus clairement et nous y
découvrons des sens cachés que nous n'avions pas saisis pendant le jour et que
Dieu nous révèle , même pendant notre sommeil.
11. Lorsque cette étude aura
renouvelé notre coeur, la sainte Écriture commencera à nous apparaître sous une
autre face, et sa beauté augmentera, à mesure que nous ferons des progrès; car
la sainte Écriture est comprise de chacun selon les dispositions où il se
trouve. Elle paraît terrestre aux charnels et divine aux spirituels ;
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de sorte que ceux qui la voyaient d'abord enveloppée
d'obscurité profonde, ne peuvent ensuite en admirer assez l'éclat et en
supporter la lumière.
Pour mieux le comprendre,
choisissons, comme exemple, un commandement de la loi qui nous montrera que
tous les préceptes divins peuvent s'appliquer de plusieurs manières, selon la
mesure de nos âmes. Il est écrit dans la loi : a Vous ne commettrez pas de
fornication. » (Exod., XX, 14.) L'homme charnel, encore sujet à des passions
honteuses, obéira utilement à la simple lettre de ce commandement; mais celui
qui se sera déjà dégagé de cette boue impure, devra l'observer d'une manière
plus spirituelle. Non-seulement il s'éloignera du culte des idoles, mais il
évitera toutes les superstitions des gentils, l'interprétation des augures, des
signes, des jours et des moments, les conjectures qu'on tire des paroles et des
noms, et qui souillent la pureté de notre foi. C'est de cette fornication que
Jérusalem était coupable , lorsque le Prophète lui reproche d'avoir péché sur
les collines élevées et à l'ombre des bois (Jérém., III, 1); et Dieu la reprend
encore ainsi par son Prophète : « Qu'ils viennent maintenant et qu'ils te
sauvent, ces augures du ciel qui considèrent les astres et qui calculent les
mois pour t'annoncer les choses à venir. » (Isaïe, XLVII, 13.) Le Seigneur
parle ailleurs de cette fornication lorsqu'il dit : « L'esprit de
fornication les a trompés, et ils se sont éloignés de leur Dieu. » (Osée, IV,
12.)
Celui qui se sera éloigné de ces
deux fornications,
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en évitera une troisième, qui consiste dans les
superstitions des Juifs, dont l'Apôtre dit : Vous observez les jours, les mois,
les saisons et les années» (Gal., IV, 10) ; et encore : a On vous dit : Ne
touchez pas à cela, n'y goûtez pas, ne vous en servez pas. » (Col., II, 21.) Il
est certain qu'il s'agit dans ce texte des superstitions de la loi, et que
celui qui les suit, se sépare du Christ et n'est pas digne d'entendre cette
parole de l'Apôtre : a Je vous ai fiancés à un seul pour vous présenter au
Christ comme une chaste vierge. » (II Cor., XI, 2.) Il devra plutôt prendre
pour lui cette parole du même Apôtre : « Je crains pour vous que, comme le
serpent a séduit Ève par sa malice, vos esprits ne soient corrompus et
détournés de la simplicité qui est dans le Christ Jésus.» (Ibid., 3.)
Celui qui aura évité la souillure
de cette fornication devra se préserver de la quatrième , qui est l'adultère de
l'hérésie, dont l'Apôtre a dit : « Je sais qu'après mon départ, il viendra
parmi vous des loups dévorants qui n'épargneront pas le troupeau, et qu'il
s'élèvera, de votre sein même, des hommes qui diront des mensonges pour
s'attirer des disciples. » (Act., XX, 29.)
Celui qui pourra échapper à ces
fautes devra craindre une fornication plus subtile, qui consiste dans la
légèreté et l'égarement des pensées ; car toute pensée non-seulement
déshonnête, mais encore oiseuse qui éloigne de Dieu , est pour l'homme parfait
une fornication très-coupable.
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12. L'ABBÉ GERMAIN. Vos paroles
me troublent au fond de l'âme, et je ne puis m'empêcher de gémir; car, mon
père, ce que vous venez de si bien expliquer me décourage plus que jamais.
Outre les misères générales de
l'âme qui tyrannisent sans doute tous les faibles, je trouve en moi un autre
obstacle à mon salut; c'est cette connaissance des lettres profanes. Quelque
petite qu'elle soit, mes maîtres et mes lectures en ont tellement rempli mon
esprit, qu'il est infecté de ces poésies frivoles et de ces récits de combats
dont a été occupée ma jeunesse; et lorsque je veux me livrer à la méditation ou
à la prière et solliciter de Dieu le pardon de mes péchés, ma mémoire me
rappelle les vers des poètes ou les images des héros de la Fable; et j'ai beau
combattre ces fantômes qui remplissent mon imagination, mon âme ne peut
s'élever à Dieu, malgré les larmes que je répands pour cela tous les jours.
13. L'ABBÉ NESTEROS. Ce qui vous
fait craindre de ne pouvoir jamais acquérir la pureté du coeur, doit, au
contraire, vous indiquer le moyen d'y parvenir. Cette application, cette ardeur
que vous mettiez aux études profanes, il faut maintenant la mettre à la lecture
et à la méditation des saintes Écritures. Votre esprit sera nécessairement tout
occupé de ces poésies frivoles, aussi longtemps que vous ne les aurez point
bannies par de nouvelles études, en remplaçant les choses mondaines et stériles
par des pensées saintes et divines. Lorsque ces pensées auront pris racine dans
votre âme et que vous en serez nourri les premières se
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dissiperont peu à peu et disparaîtront même tout à fait.
L'esprit de l'homme ne peut être vide de pensées, et tant qu'il ne s'occupera
pas de choses spirituelles , il sera nécessairement embarrassé de ce qu'il a
appris auparavant. S'il n'a pas des sujets nouveaux auxquels il puisse recourir
et s'appliquer, il faudra qu'il retombe sur les choses dont a été nourrie son
enfance et qu'il a longtemps méditées. Aussi, pour que la science spirituelle
s'affermisse en vous, et qu'elle ne soit point passagère, comme en ceux qui ne
s'instruisent pas par eux-mêmes et qui écoutent seulement les enseignements des
autres, comme on goûte des parfums emportés par le vent; pour que cette science
pénètre au fond de votre âme et y reste visible et ineffaçable, vous devez
tenir compte de cette observation : lorsque, dans une conférence, vous entendez
traiter un sujet que vous connaissez bien, gardez-vous d'écouter avec mépris ce
que vous savez déjà; mais recevez-le, au contraire, dans votre coeur avec cet
empressement, ce respect qui est toujours dû à la parole de Dieu, soit que nous
l'entendions, soit que nous l'annoncions nous-mêmes.
Quelque fréquente que puisse être
la répétition des choses saintes, l'âme qui aura soif de la vraie science n'en
sera jamais rassasiée et dégoûtée; elles lui sembleront chaque jour plus
nouvelles et plus désirables. Elle les écoutera et en parlera chaque jour avec
une avidité plus grande; et au lieu de s'ennuyer de ces répétitions , elle s'en
servira pour se confirmer davantage dans les vérités qu'elle aura déjà
acquises. Un
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signe évident de la tiédeur et de l'orgueil de l'âme, est
d'avoir de l'indifférence et de l'ennui pour ces paroles si utiles à notre
salut, parce qu'on les a étudiées déjà bien des fois. « L'âme qui est
rassasiée, dit l'Écriture, méprise le rayon de miel ; mais l'âme qui est pauvre
trouve doux ce qui est amer. » (Prov., XXVII, 7.) Si vous recueillez avec
soin ces paroles, si vous les cachez au fond de votre âme et les méditez dans
le silence, elles s'y perfectionneront dans la prudence et la patience , comme
un vin généreux et parfumé qui réjouit le coeur de l'homme. Vous les répandrez
ensuite comme une liqueur précieuse, elles couleront de votre expérience comme
d'une fontaine qui verse sans cesse, en mille ruisseaux, ses eaux
bienfaisantes.
Il arrivera ce que les Proverbes
disent de ceux qui agissent ainsi : « Buvez l'eau de vos vases et de la source
de vos fruits, que ces ruisseaux de votre fontaine coulent en abondance et
qu'ils arrosent vos chemins. » (Prov., V, 15.) Isaïe dit encore : « Vous serez
comme un jardin bien arrosé, comme une fontaine dont l'eau ne tarit jamais;
vous bâtirez pour des siècles dans votre solitude. Vous ferez naître des
générations nombreuses , et l'on dira de vous, que vous élevez des barrières
qui éloignent les pas des méchants. » (Isaïe, LVIII, 12.) Vous jouirez de ce
bonheur que promet le Prophète : « Le Seigneur ne fera pas disparaître celui
qui vous instruit , et vos yeux verront toujours votre maître; vos oreilles
entendront la parole qui criera derrière vous : Voici le chemin ; marchez-y
sans vous détourner ni à droite, ni à gauche. »
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(Isaïe, XXX, 20.) Il arrivera ainsi que, non-seulement
l'application et la méditation de votre coeur, mais encore les distractions et
les écarts de votre pensée deviendront une étude sainte et continuelle de la
loi divine.
14. Il est impossible, comme nous
l'avons dit, de pouvoir, sans expérience, comprendre et enseigner ces choses.
Comment celui qui est incapable de les concevoir serait-il capable de les
communiquer! S'il ose en parler, sa parole sera stérile ; elle parviendra aux
oreilles de ses auditeurs, mais elle ne pénètrera pas jusqu'à leur coeur, parce
qu'elle n'est pas soutenue d'oeuvres saintes et qu'elle ne sort pas du trésor
d'une bonne conscience, mais de l'enflure d'une vaine gloire.
Une âme impure, malgré tous ses
efforts, n'acquerra jamais une science spirituelle véritable. Personne ne met
dans un vase empesté un parfum, un miel excellent, ou une liqueur précieuse;
car il est bien plus facile à la mauvaise odeur du vase de gâter le parfum,
qu'au parfum d'embaumer le vase ; les choses pures se corrompent bien plus vite
que les choses corrompues ne se purifient. Ainsi donc si le vase de notre coeur
n'est pas avant tout purifié de la contagion du vice, il ne sera pas digne de
garder le parfum de bénédiction que le Prophète compare au parfum qui descend
de la tête sur la barbe d'Aaron et qui coule sur les bords de son vêtement (Ps.
CXXXII, 2) ; il ne conservera pas intacte cette science spirituelle, ces
paroles de l'Écriture qui sont plus douces que le miel et son rayon : « Car
quel rapport entre la justice et l'iniquité,
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quelle société entre la lumière et les ténèbres , quelle
alliance entre le Christ et Bélial. » (II Cor., VI, 15.)
15. L'ABBÉ GERMAIN. Je vous avoue
que ce que vous venez de dire ne nous paraît pas entièrement conforme à la
vérité et appuyé sur des raisons assez plausibles. Car il est évident que ceux
qui rejettent la foi du Christ ou qui la corrompent par des dogmes impies,
n'ont pas le coeur pur; et cependant beaucoup de juifs, d'hérétiques et même de
catholiques abandonnés à différents vices, possèdent une science parfaite des
saintes Écritures et se glorifient de leurs connaissances et de leurs lumières,
tandis qu'une foule de saints religieux, qui ont le coeur pur, se contentent de
la simplicité de la foi et ignorent les secrets de la science. Comment croire
alors que la science spirituelle n'est accordée qu'à la pureté du coeur ?
16. L'ABBÉ NESTEROS. On ne
comprend pas bien une proposition, lorsqu'on n'examine pas avec soin tout ce
qu'elle renferme. Nous avons dit que ces personnes pouvaient discourir
habilement et avec élégance sur les saintes Écritures, mais qu'elles ne
pouvaient en pénétrer les sens profonds et les mystères. La science véritable
n'est possédée que par les vrais adorateurs de Dieu, et ne se trouve pas dans
cette foule dont il est dit : « Écoute, peuple insensé qui n'a pas de coeur; tu
as des yeux , et tu ne vois pas ; des oreilles , et tu n'entends pas »
(Jérémie, v, 21); et encore : « Parce que tu as rejeté la science, je te
rejetterai aussi, et tu ne rempliras pas les fonctions de mon sacerdoce »
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(Osée, IV, 10); car « tous les trésors de la sagesse et de
la science sont cachés dans le Christ. » (Coloss., II, 3.) Comment donc
celui qui aura négligé de trouver le Christ, qui l'aura blasphémé, après
l'avoir trouvé, ou qui aura souillé sa foi par des fautes , pourrait-il
acquérir la vraie science; puisque « l'esprit de Dieu fuit les pratiques
hypocrites, et ne peut habiter dans un corps soumis au péché. » (Sag., I ,
5.) On ne parvient jamais à la science spirituelle sans suivre cette règle
qu'un prophète exprime si bien : « Semez pour vous la justice; moissonnez
l'espérance de la vie; éclairez-vous des lumières de la science. » (Osée, X,
12.) Il faut d'abord semer pour nous la justice, c'est-à-dire travailler à
notre perfection par des oeuvres de justice. Il faut ensuite moissonner
l'espérance de la vie, c'est-à-dire recueillir les fruits des vertus
spirituelles , après avoir éloigné tous les vices de la chair, et nous pourrons
ainsi nous éclairer de la lumière de la science.
Le Psalmiste nous apprend aussi à
suivre cet ordre, lorsqu'il nous dit : « Bienheureux ceux qui sont sans tache
dans la voie et qui marchent dans la loi du Seigneur; bienheureux ceux qui
approfondissent ses enseignements. » (Ps., CXVIII, 1.) Il ne dit pas d'abord,
Bienheureux ceux qui approfondissent ses enseignements, et ensuite, Bienheureux
ceux qui sont sans tache dans la voie; mais il commence par dire , Bienheureux
ceux qui sont sans tache; nous montrant par là que personne ne peut bien
comprendre la parole de Dieu, si la pratique ne l'a pas purifié dans la voie de
48
Jésus-Christ. Ainsi ceux dont vous parlez ne. peuvent
posséder cette science qui n'appartient jamais aux coeurs impurs ; ils n'ont
que cette science fausse et menteuse dont parle l'Apôtre, lorsqu'il dit : « O
Timothée, gardez le dépôt qui vous est confié; évitez les nouveautés profanes
de la parole et les fausses apparences de la science. » (I Tim., VI, 20.) Ces
personnes qui paraissent acquérir une certaine science et qui s'appliquent à
l'étude des saintes Écritures , sans abandonner les vices de la chair, sont
très-bien désignées dans les Proverbes par ce passage : «La beauté d'une femme
qui se conduit mal, ressemble à un anneau d'or au nez d'un pourceau.» (Prov., XI,
22.) A quoi sert, en effet, de se parer de cette connaissance des saintes
Écritures, si on l'a. souillée dans la boue des passions, en se livrant aux
plaisirs des sens?
La science, qui est la gloire de
ceux qui s'en servent bien, au lieu de recommander ceux qui la profanent ainsi,
doit, au contraire, les couvrir de honte. Car « la louange ne peut être admirée
dans la bouche du pécheur » (Eccli., XV, 9), auquel Dieu dit par son Prophète :
« Pourquoi racontes-tu mes justices et pourquoi ta bouche parle-t-elle de mon
alliance? » (Ps. XLIX, 16.) Il est question, dans les Proverbes, de ces âmes
qui ne sont pas affermies dans la crainte du Seigneur qui est la règle et la
sagesse, et qui sont sans cesse appliquées à pénétrer le sens des Écritures
« Pourquoi, est-il dit, l'insensé possède-t-il des
richesses, puisqu'il ne peut acheter la sagesse? » (Prov., XVII, 16.) La
science spirituelle dont nous
49
parlons est si différente de cette science profane qui est
souillée par le vice, que nous l'avons admirée souvent dans des personnes
simples qui savaient à peine lire. Ne la voyons-nous pas briller dans les
Apôtres et dans un grand nombre de saints qui méprisaient les vains ornements
des philosophes, mais qui ployaient sous les véritables fruits de la science spirituelle?
Il est dit dans les Actes des Apôtres : « Le peuple voyait la constance de
Pierre et de Jean et les savait sans lettres et sans éducation; il était dans
l'admiration.» (Act., IV, 13.)
Si donc vous voulez acquérir les
trésors si doux et si précieux de la science, faites d'abord tous vos efforts
pour obtenir de Dieu une chasteté parfaite. Celui qui n'est pas affranchi des
passions de la chair, et surtout des désirs de la volupté, ne pourra jamais
posséder la science spirituelle; car « la sagesse repose dans le coeur qui est
bon, et celui qui craint Dieu trouvera la science avec la justice. » (Prov., XIV,
33.) L'Apôtre nous enseigne aussi que, pour parvenir à cette science, il faut
garder l'ordre dont nous avons parlé; car, en voulant non-seulement nous
énumérer toutes les vertus, mais encore nous indiquer les rapports qu'elles ont
entre elles, afin de nous apprendre celles qui suivent et celles qui produisent
les autres, il nomme les veilles, les jeûnes, la chasteté, la science, la
patience, la bonté, l'Esprit -Saint et la charité sincère. (II Cor., VI, 5.)
Dans cette suite de vertus, il a voulu évidemment nous enseigner qu'on arrivait
par les veilles et les jeûnes à la chasteté, par la chasteté à
50
la science, par la science à la patience, par la patience à
la bonté, par la bonté à l'Esprit-Saint et par l'Esprit-Saint à la charité
véritable. Lorsqu'en suivant cette règle, vous serez parvenu à la science
spirituelle, vous aurez certainement, comme nous l'avons dit, non pas un savoir
vain et stérile, mais une doctrine forte et féconde. Vos paroles seront une
bonne semence qui tombera dans le coeur de ceux qui vous entendront, et la
rosée abondante du Saint-Esprit la fera germer et fructifier, selon la promesse
du Prophète : « La pluie arrosera votre semence, partout où vous la répandrez
sur la terre; et le pain des moissons de vos champs sera le plus nourrissant et
le meilleur. » (Isaïe, XXX, 23.) .
17. Prenez garde, lorsque vous
aurez acquis ces connaissances avec peine par l'étude et l'expérience, de vous
laisser entraîner, quand l'âge sera venu, à les enseigner par un désir de vaine
gloire, et à les livrer à des hommes que leur conduite en rend indignes. Vous
mériteriez le reproche que Salomon fait dans la Sagesse : a Ne conduisez pas
l'impie dans les pâturages du juste , et ne vous laissez pas séduire parce que
vous êtes rassasié. Car les bonnes choses ne servent pas à l'insensé, et la
sagesse est inutile à celui qui manque de jugement; c'est la folie qui est son
guide. » (Prov., XIX, 10.) « Un serviteur obstiné ne profitera pas de vos
paroles, et s'il comprend, il n'obéira pas. » (Prov., XXIX, 19.) « Ne dites
rien à l'oreille de l'imprudent, de peur qu'il ne se moque de la sagesse de vos
discours. » (Prou., XXIII, 9.) « Ne
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donnez pas aux chiens ce qui est saint, et ne jetez pas vos
pierres précieuses devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux
pieds, et qu'ils ne se jettent sur vous pour vous déchirer. » (S. Matth., VII,
6.) Il faut cacher aux indignes les mystères des vérités divines, et dire avec
David : « J'ai caché dans mon coeur vos paroles, pour ne pas vous offenser.»
(Ps. CXVIII, 11.)
Si vous demandez à qui vous devez
enseigner les secrets des saintes Écritures, Salomon vous répondra : « Enivrez
ceux qui sont dans la tristesse, et donnez à boire du vin à ceux qui sont dans
la douleur, afin qu'ils oublient leur pauvreté, et qu'ils ne se souviennent plus
de leurs souffrances. » (Prov., XXXI, 6.) C'est-à-dire, versez en abondance,
comme un vin qui réjouit le coeur de l'homme, la douceur de la science
spirituelle, aux personnes qui sont tristes et abattues de leurs fautes passées
; ranimez-les par des paroles salutaires, pour qu'elles ne tombent pas dans le
désespoir sous le poids de leur chagrin, et « qu'elles ne soient pas accablées
par une plus grande tristesse. » (II Cor., II, 7.) Pour ceux qui sont tièdes et
négligents, ils n'éprouvent aucune douleur dans leur âme, et il en est dit : «
Celui qui est dans la joie et ne connaît pas la douleur, sera dans la pauvreté.
» (Prov., XXI, 5.) Que l'amour de la vaine gloire ne vous empêche pas de
mériter l'éloge que David fait de celui a qui ne donne pas son argent à usure.
» (Ps. XIV, 5.) Car celui qui, par amour de la louange des hommes, dispense
cette parole, dont l'Écriture dit : « La parole du Seigneur est une
parole chaste , un
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argent éprouvé par le feu, débarrassé de la terre et sept
fois purifié » (Ps. XI, 7), celui-là prête son argent à usure; et non-seulement
il ne retirera aucun profit des louanges qu'il désire, mais il s'attirera de
plus des supplices éternels; car il a mieux aimé dissiper l'argent du Seigneur,
pour en retirer une récompense temporelle, que de le placer : « Afin que le
maître, à son retour, retrouve ce qui lui appartient avec usure. » (S. Luc, XIX,
23. )
18. Il y a deux causes qui
rendent inefficace l'enseignement des choses spirituelles. Ou celui qui parle
n'a aucune expérience de ce qu'il dit, et alors ses paroles ne sont qu'un vain
bruit pour ses auditeurs; ou celui qui écoute est esclave du vice; et a le cœur
fermé aux doctrines les plus salutaires de la vie spirituelle. C'est pour ces
personnes que le Prophète a dit : « Le coeur de ce peuple est aveugle; leurs
oreilles se sont engourdies, leurs yeux se sont fermés, afin de ne pas voir et
de ne pas entendre, de peur que leur coeur ne comprenne, qu'ils ne se
convertissent et que je ne les guérisse. » (Isaïe , VI, 11.)
19. Cependant, quelquefois, par
la bonté de Dieu, qui veut que tous les hommes se sauvent et parviennent à la
connaissance de la vérité (I Tim., 4), il arrive que celui qui était indigne,
par sa vie, de prêcher l'Évangile, reçoit miséricordieusement pour le salut des
autres la grâce de la science spirituelle; et cela nous conduit naturellement à
rechercher comment Dieu accorde à quelques-uns le don de guérir et de chasser
les démons. Mais nous réserverons cet
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entretien pour ce soir, après que nous aurons pris quelque
nourriture; car l'âme profite toujours plus facilement de ce qu'on lui donne
peu à peu , et sans trop fatiguer le corps.
Les miracles preuve de sainteté. — Récompense de la foi.
— Faux miracles. — Moyens de les reconnaître. — Signe des vrais miracles. —
Charité, humilité. — La sainteté est le plus grand des miracles.
1. Après l'office du soir, nous
vînmes nous asseoir sur les nattes de jonc en usage chez les solitaires, et
nous attendîmes l'entretien qui nous avait été promis. Nous gardions le silence
par respect pour le saint vieillard, qui voulut bien alors nous adresser ainsi
la parole :
L'ABBÉ NESTEROS. Notre conférence
de ce matin nous conduit à examiner la cause des dons extraordinaires que Dieu
fait aux hommes. La tradition des anciens l'explique de trois manières :
premièrement,
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la guérison des maladies est une grâce qui accompagne et qui
montre le mérite et la sainteté des élus et des justes. Les Apôtres, par
exemple, et un grand nombre de saints ont fait des prodiges par la puissance de
Dieu, qui leur a dit : « Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez
les lépreux, et chassez les démons. Ce que vous avez reçu gratuitement,
donnez-le de même.» (S. Matth., X, 8.)
Secondement, Dieu accorde
quelquefois pour l'édification de l'Église et à cause de la fui des malades ou
de ceux qui les présentent des guérisons miraculeuses, par le ministère de ceux
qui sont indignes d'obtenir de pareilles grâces. Le Sauveur dit lui-même dans
l'Évangile : « Beaucoup me diront en ce jour : Seigneur, Seigneur, n'avons-nous
pas prophétisé en votre nom? N'avons-nous pas en votre nom chassé les démons,
et fait en votre nom beaucoup de miracles. Et alors je leur dirai : Je ne vous
connais point; retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquités. » (S. Matth., VII,
22.) Au contraire, lorsque la foi manque aux malades ou à ceux qui les
présentent, Dieu ne permet pas, même aux saints, de faire des miracles.
L'évangéliste saint Luc remarque que Jésus ne pouvait faire des miracles parmi
eux, à cause de leur incrédulité; et Notre-Seigneur dit à cette occasion : «Il
y avait beaucoup de lépreux en Israël, du temps du prophète Élie, et aucun
d'eux ne fut guéri, si ce n'est Nathan le Syrien. » (S. Matth., XIII, 58.)
Troisièmement enfin, il y a des
guérisons qui sont des illusions et des artifices du démon, pour faire
56
admirer et croire saints des hommes souillés de vices, qui
égarent ensuite les autres et font mépriser la religion; ou pour perdre par
l'orgueil des personnes qui s'imaginent avoir reçu le don des miracles, et font
ainsi une chute déplorable. Lorsqu'on invoque le nom de ces personnes qui n'ont
aucune sainteté, les démons paraissent tourmentés par leurs mérites, et
s'enfuient des corps qu'ils possédaient. C'est pourquoi il est dit dans le
Deutéronome : « S'il s'élève parmi vous un prophète, ou quelqu'un qui annonce
avoir eu quelque songe, s'il prédit quelque prodige ou quelque signe qui se
réalise, et qu'il vous dise ensuite : Allons et suivons les dieux étrangers que
vous ne connaissez pas, et servons-les, n'écoutez pas ce prophète et ce
songeur; car le Seigneur votre Dieu vous tente, afin de reconnaître si vous
l'aimez ou non de tout votre coeur et de toute votre âme. » (Deut., XIII, 1.)
Et il est dit dans l'Évangile : « Il s'élèvera de faux christs et de faux
prophètes; et ils feront des prodiges et des miracles si grands qu'ils
tromperaient les élus mêmes, s'ils pouvaient être trompés. » (S. Matth., XXIV,
11.)
2. Aussi nous ne devons jamais
admirer les personnes qui se prévalent de ces miracles, mais bien examiner si
elles deviennent parfaites en corrigeant leurs vices, et en purifiant leur vie
; car ce don, Dieu l'accorde aux efforts de chacun, et non à la foi d'autrui ,
ou à des causes extérieures. C'est la science pratique que l'Apôtre appelle la
charité (II Cor., XIII, 13), et qu'il préfère au langage des
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anges et des hommes, à la foi qui transporte les montagnes,
à toutes les sciences et à toutes les prophéties, à la distribution de tous ses
biens aux pauvres et à la gloire même du martyre. Après avoir énuméré les
différents dons de Dieu, en disant : « Les uns reçoivent du Saint-Esprit le
langage de la sagesse ou de la science, les autres la foi, les autres la
puissance de guérir ou de faire des miracles » (I Cor., XII, 8) ,
lorsqu'il veut parler de la charité, il montre qu'il la met au-dessus de tout,
car il dit : « Et je vous montrerai une voie encore plus excellente. » Ce qui
prouve avec évidence que la perfection, le souverain bonheur n'est pas dans le
pouvoir de faire des miracles, mais dans la pureté de l'amour; et, en effet,
toutes les choses passeront et seront détruites, mais la charité demeurera
éternellement. Aussi nos pères n'ont jamais paru désireux de faire des
miracles; et quand le Saint-Esprit leur accordait cette grâce, ils ne voulaient
s'en servir que dans une extrême et inévitable nécessité.
3. Ce fut ainsi que l'abbé
Macaire, qui habita, le premier, la solitude de Schethé, ressuscita un mort. Un
hérétique qui suivait l'erreur d'Eunomius s'efforçait de troubler la foi des
fidèles par la subtilité de ses raisonnements, et il en avait déjà égaré un
grand nombre. Quelques catholiques, qui gémissaient de ce malheur, supplièrent
l'abbé Macaire de venir délivrer l'Égypte du fléau qui la menaçait. L'hérétique
espéra vaincre par les artifices de la logique et par les syllogismes
d'Aristote cet homme simple et ignorant; mais
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le bienheureux Macaire coupa court à tous ses discours en
lui disant : « Le règne de Dieu n'est pas dans les paroles, mais dans la vertu.
Allons aux tombeaux et invoquons le nom de Dieu sur le premier mort que nous
trouverons; nous montrerons ainsi qu'il est écrit « notre foi par nos oeuvres »
(II Cor., IV), et nous ferons connaître par son témoignage la bonté de notre
foi. Ce ne sera pas une vaine discussion, mais un mi-racle qui établira la
vérité; cette preuve ne pourra tromper personne. » Ce discours troubla
l'hérétique; mais comme il était entouré de peuple, il parut accepter la
proposition, et remit l'épreuve au lendemain. Le jour suivant, une grande
multitude accourut au lieu désigné, dans l'attente de ce qui allait se passer;
mais l'hérétique, convaincu d'infidélité par sa con-science, prit la fuite et
quitta même l'Égypte. Le bienheureux Macaire l'attendit avec le peuple jusqu'à
l'heure de none; et lorsqu'il vit qu'il avait cru devoir éviter le rendez-vous,
il conduisit aux tombeaux tous ceux qu'il avait égarés.
Il y a, parmi les Égyptiens, un
usage qui vient de l'inondation du Nil. Le fleuve couvre tout le pays et le
rend semblable à une mer immense; et comme les eaux ne permettent pas pendant
longtemps d'ensevelir les corps dans la plaine, on les transporte dans des
grottes élevées, après les avoir embaumés avec des parfums. Sans cela
l'humidité empêcherait de creuser les fosses, et l'eau rejetterait bientôt les
morts et les entraînerait. Le bienheureux Macaire s'arrêta donc à une tombe
très-ancienne, et dit au mort : « O homme ,
59
si cet hérétique, ce fils de perdition était venu ici avec
moi, et si je t'eusse appelé, en invoquant le nom du Christ, mon Dieu, dis-moi
si tu te serais levé devant cette foule qui a été presque séduite par cet
imposteur? » Le mort se leva, et répondit que oui. L'abbé Macaire alors lui
demanda ce qu'il avait été pendant sa vie, à quelle époque il avait vécu, et
s'il avait connu le Christ. Le mort répondit qu'il avait vécu sous les plus anciens
rois, et qu'il n'avait pas entendu parler du Christ. « Dors en paix maintenant,
lui dit l'abbé Macaire , pour être réveillé à ton rang, avec les autres, par le
Christ, à la fin des siècles. » Cette vertu, cette puissance de l'abbé Macaire
eût été peut-être toujours ignorée , si le danger que courait toute une
province de perdre la foi, et son zèle, son amour pour Notre-Seigneur ne
l'eussent porté à faire un miracle. Il le fit, non par vaine gloire, mais par
charité, pour être utile au peuple. C'est ainsi que nous voyons, dans le livre
des Rois, Élie faire descendre le feu du ciel sur les victimes placées sur le
bûcher, afin de défendre la foi des Juifs contre les artifices des faux prophètes.
4. Nous pouvons aussi nous
rappeler ce que fit l'abbé Abraham, qu'on surnommait l'Enfant, à cause de sa
simplicité et de son innocence. Il avait quitté son désert pendant les
cinquante jours qui suivent Pâques, pour aller moissonner en Égypte, lorsqu'une
femme lui présenta son enfant à moitié mort, parce qu'elle manquait de lait. La
pauvre mère implorait son secours par ses prières et ses larmes. Le bon
vieillard
60
fit le signe de la croix sur un verre d'eau, et à peine
l'eut-elle bu que son sein desséché se remplit de lait en abondance.
5. Le même abbé, allant une fois
à un bourg, fut entouré d'une troupe de gens qui se moquaient de lui. Ils lui
montraient un homme dont le genou était contracté, et qui ne pouvait marcher
depuis longues années. « Père Abraham, lui disaient-ils, montrez-nous que vous
êtes serviteur de Dieu, et prouvez-nous, en guérissant cet homme, que le nom du
Christ que vous invoquez , n'est pas un vain nom. » Aussitôt le vénérable abbé
invoqua le nom du Christ, se baissa, prit le pied desséché de cet homme, le
tira, et sur-le-champ son genou se redressa; et le boiteux, tout joyeux, se
servit de sa jambe dont il semblait depuis longtemps avoir oublié l'usage.
6. Ces saints personnages ne
s'attribuaient en rien ces miracles, parce qu'ils reconnaissaient qu'on les
devait, non pas à leurs mérites, mais à la miséricorde divine, comme le
faisaient les Apôtres qui repoussaient la gloire humaine, que leur attiraient
leurs miracles. «Hommes, nos frères, disaient-ils, qu'admirez-vous dans cette
action, et pourquoi nous regardez-vous comme si c'était par notre vertu et
notre puissance que nous avons fait marcher cet homme? » (Act., III, 12.) Ils
pensaient que ce n'était pas d'après ces dons et ces miracles de Dieu qu'il
fallait estimer les hommes, mais à cause des vertus qu'ils avaient acquises
avec beaucoup de peine et d'efforts. Souvent, en effet, comme nous l'avons dit
plus haut, des
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hommes corrompus d'esprit et d'une foi suspecte, chassent
les démons, au nom du Seigneur, et opèrent des prodiges. Les Apôtres s'en
étonnaient, et disaient : « Maître, nous avons vu quelqu'un qui chassait les
démons en votre nom, et nous l'en avons empêché, parce qu'il ne vous suit pas
avec nous. » Jésus-Christ leur répondait alors, il est vrai : « Ne l'empêchez
pas; car celui qui n'est pas contre vous, est pour vous. » A la fin cependant,
à ceux qui diront : « Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre
nom , et n'avons-nous pas , en votre nom , fait de grands miracles » (S. Luc, IX,
50)? il répondra : « Je ne vous ai jamais connus; retirez-vous de moi, artisans
d'iniquité. » (S. Matth., VII, 23.) Notre-Seigneur avertit aussi ceux auxquels
il accorde le don des miracles, à cause de leur sainteté, de ne pas s'en
enorgueillir. « Ne vous réjouissez pas, leur dit-il, de ce que les démons vous
sont assujettis; mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le
ciel. » (S. Luc, X, 20. )
7. Enfin, l'Auteur même de tous
les miracles et de toutes les vertus, lorsqu'il enseigne sa doctrine et ce que
ses plus fidèles disciples doivent surtout apprendre, leur dit: Venez, et
apprenez de moi, non pas à chasser les démons par le pouvoir d'en haut, non pas
guérir les lépreux, à rendre la vue aux aveugles, à ressusciter les morts; car,
quoique je fasse quelquefois ces choses par l'entremise de mes serviteurs, la
faiblesse humaine ne doit pas partager l'honneur de Dieu, et l'instrument ravir
la gloire qui
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appartient au seul Créateur; mais pour vous, « apprenez de
moi que je suis doux et humble de coeur. » (Matth., XI, 29.) C'est là, en
effet, ce que tous peuvent rechercher et apprendre, tandis que le don des
mi-racles n'est pas nécessaire en tout temps, et n'est pas accordé à tout le
monde.
L'humilité est donc la maîtresse
de toutes les vertus; c'est le fondement le plus solide de l'édifice spirituel
et le don le plus spécial, le plus magnifique du Sauveur. Celui-là seul pourra
faire sans danger d'orgueil tous les miracles que le Christ a faits, s'il imite
le doux Maître , non pas dans sa puissance et ses prodiges, mais dans sa
patience et son humilité. Celui, au contraire, qui veut commander aux esprits
immondes, guérir les malades et faire admirer des choses extraordinaires , ne
peut être le disciple du Christ, quoiqu'il invoque son nom dans ses oeuvres,
parce que son âme superbe ne suit pas les enseignements du Maître de
l'humilité.
Le Sauveur, au moment de
retourner à son Père, voulait laisser à ses disciples comme son testament,
lorsqu'il dit : « Je vous fais un commandement nouveau ; c'est de vous aimer
les uns les autres ; » et il ajoute aussitôt : « Tous reconnaîtront que vous
êtes mes disciples à l'amour que vous aurez les uns pour les autres. » Il ne
dit pas : « Aux miracles que vous ferez, » mais « à l'amour véritable que vous
aurez les uns pour les autres. » Et cet amour, il est certain que les doux et
les humbles peuvent seuls l'avoir. Aussi nos pères n'ont jamais regardé comme
des religieux parfaits
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et guéris de vaine gloire, ceux qui font profession devant
les hommes de chasser les démons et qui montrent à leurs admirateurs cette
puissance qu'ils ont ou qu'ils croient avoir reçue. Mais, hélas! celui qui
s'appuie sur le mensonge se nourrit de vent, et poursuit des oiseaux qui
s'envolent; il lui arrivera certainement ce qu'annoncent les Proverbes : «
Comme on reconnaît facilement les vents, les nuages et la pluie, on reconnaîtra
de même celui qui se glorifie d'un faux don. » (Prov., XXV, 14.) Si quelqu'un
fait des miracles devant nous, n'admirons pas ses miracles, mais la sainteté de
sa vie, et ne recherchons pas si les démons lui sont assujettis, mais s'il possède
la charité que nous prêche l'Apôtre.
8. En effet, n'est-ce pas un plus
grand miracle de déraciner, de sa propre chair, les principes de la
concupiscence, que de chasser l'esprit impur du corps des autres? N'est-ce pas
un plus étonnant prodige d'étouffer, par la vertu de patience, les mouvements
violents de la colère, que de commander aux puissances de l'air; et n'est-il
pas plus difficile de bannir de son coeur la tristesse qui le dévore, que de
délivrer le corps de la fièvre ou des autres maladies? Ne faut-il pas une vertu
plus grande pour guérir les langueurs de l'âme que celles du corps? Plus l'âme
est au-dessus du corps, plus sa guérison est précieuse; car plus la substance
est supérieure, plus sa perte est déplorable.
9. C'est de ces guérisons extérieures
que Jésus-Christ parle aux Apôtres , lorsqu'il dit : « Ne vous
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réjouissez pas de ce que les démons vous sont assujettis; »
car ce n'était pas à cause de leur pouvoir, mais à cause du nom du Seigneur
qu'ils avaient invoqué. Et il les avertit de ne s'attribuer en rien le bien et
la gloire qui vient uniquement de la puissance et de la vertu de Dieu , mais de
n'estimer que cette pureté de vie et de coeur, qui leur mérite d'avoir leurs
noms écrits dans le ciel.
10. Pour prouver ce que nous
disons , d'après le témoignage des anciens et les oracles de la sainte
Écriture, nous rapporterons ce que le bienheureux Paphnuce pensait de ces
miracles et de cette pureté de coeur, ou plutôt ce qu'il en avait appris d'un
ange. Ce saint abbé avait passé un grand nombre d'années dans une austérité si
grande, qu'il se croyait délivré de toutes les entraves de la concupiscence;
car il triomphait toujours des attaques du démon qui l'avaient tourmenté
longtemps. Un jour, il voulut préparer un repas à des solitaires qui étaient
venus le voir; la flamme, en s'échappant du four, lui brûla la main. Cet
accident l'attrista; il se disait à lui-même : Comment ce feu me fait-il la
guerre, lorsque le démon n'ose plus m'attaquer? Comment le feu qui ne s'éteint
pas et qui juge si sévèrement le mérite de chacun, m'épargnera-t-il au dernier
jour, si je ne puis supporter maintenant ce feu si faible et si passager?
Pendant qu'il était troublé par ces pensées, le sommeil s'empara de ses sens,
et un ange lui apparut : « Pourquoi, lui dit-il, Paphnuce, êtes-vous triste de
ce que le feu de la terre ne vous épargne pas encore,
65
puisque la concupiscence qui est dans votre chair n'est pas
entièrement éteinte. Tant que ces racines vivront dans vos membres, elles
serviront d'aliment à ce feu matériel, et vous y deviendrez seulement
in-sensible, quand l'expérience vous montrera qu'elles sont détruites en vous.
Si vous rencontrez une jeune vierge d'une grande beauté, et que vous puissiez
la toucher sans en ressentir le moindre trouble , la flamme visible vous sera
douce et sans effet, comme elle l'a été pour les trois compagnons de Daniel
dans la fournaise de Babylone. » Le vieillard fut frappé de cette vision.
Il n'osa pas faire l'expérience qui lui était indiquée, mais il interrogea sa
conscience; il examina la pureté de son coeur, et il crut voir que sa chasteté
n'était pas encore aussi parfaite que l'ange le demandait. Il n'est pas
étonnant, se dit-il, qu'après avoir repoussé les attaques du démon, je ressente
les effets du feu que je croyais moins terribles; car il faut une vertu plus
grande et une grâce plus élevée pour éteindre la concupiscence de la chair, que
pour triompher des violences extérieures des démons, que mettent en fuite le
signe de la croix, et la vertu de Jésus-Christ; son nom seul suffit pour les
chasser du corps des possédés.
Après nous avoir ainsi expliqué
le don des miracles, l'abbé Nesteros nous conduisit, en nous continuant ses
saints enseignements, jusqu'à la cellule de l'abbé Joseph, qui était éloignée
de la sienne de près de deux lieues.
Différentes sortes d'amitiés.— Amitiés naturelles et
passagères. — Amitié qui vient de la vertu. — Elle s'accroît avec la
perfection. — Ce qui la conserve ou la détruit. — Fondement de la véritable
amitié. — Mépris des biens du monde. — Sacrifice de la volonté. — Douceur. —
Pensée de la mort. — Humilité. — Véritable et fausse patience. — Défauts contre
la charité. — Des serments d'amitié.
1. Le bienheureux abbé Joseph ,
dont nous allons maintenant rapporter les entretiens , était un des trois
solitaires que nous avons cités dans notre première conférence. Il était d'une
noble famille et un des premiers d'une ville d'Égypte appelée Thmuis.
Non-seulement il parlait égyptien, mais il savait parfaitement le grec, et,
avec les personnes qui, comme
67
nous, ne connaissaient pas sa langue, il n'avait pas besoin
d'interprète et s'exprimait très-bien dans la nôtre.
Lorsque le saint abbé eut appris
que nous désirions nous instruire auprès de lui, il nous demanda si nous étions
frères; et quand il sut que nous étions frères par l'esprit et non par le sang,
et que, depuis notre séparation du monde, nous avions toujours été unis, soit
dans les monastères, soit dans les pèlerinages que nous avions entrepris
ensemble pour notre avancement spirituel , il s'exprima en ces termes :
2. Il y a bien des sortes
d'amitiés qui unissent diversement les hommes dans des rapports d'affection.
L'amitié naît quelquefois de ce qu'on a entendu dire d'une personne , ou des
affaires , des engagements qu'on a avec elle. Le commerce, la profession des
armes et des arts, la communauté de goûts et d'études l'établissent également,
et l'on voit même ceux qui vivent dans les bois et les montagnes, et se plaisent
à répandre le sang des hommes , aimer avec ardeur les compagnons de leurs
crimes. Il y a aussi une affection qui vient de l'instinct de la nature et de
cette loi du sang qui fait préférer aux autres les proches, les époux, les
parents, les frères et les enfants. Cela existe non-seulement parmi les hommes,
mais encore parmi les oiseaux et les animaux ; car nous les voyons protéger et
défendre leurs petits avec une admirable tendresse, sans craindre de s'exposer
souvent pour eux au péril et à la mort. Les bêtes féroces , les serpents et les
reptiles, que leur férocité et leurs poisons
68
mortels séparent des autres animaux et dont la seule vue est
dangereuse, s'aiment et vivent en paix, à cause de leur commune origine. Mais
toutes ces sortes d'affections qui unissent les méchants comme les bons, les
bêtes et les serpents, ne peuvent durer toujours. Elles cessent quelquefois par
le changement de lieu, et par l'oubli que causent le temps et les affaires; et
ces rapports qu'ont fait naître l'intérêt, le plaisir, la parenté et les
besoins de la vie, sont souvent rompus par le moindre événement.
3. Il n'y a qu'une amitié qui
soit indissoluble : c'est celle qui ne vient pas d'une considération extérieure
des services reçus , des affaires ou de la parenté, mais qui vient de la
conformité des vertus. Celle-là, aucun accident ne peut la rompre; le temps et
les distances ne peuvent la détruire, elle résiste même à la mort. Cette seule
véritable et durable affection s'accroît par la perfection et la vertu de ceux
qu'elle unit. Une fois qu'elle est commencée, elle doit être à l'abri des
différences d'inclination, et des contradictions de volonté. Du reste , nous
avons connu bien peu de ces amis unis par la charité de Jésus-Christ, dont
l'affection soit ainsi restée inaltérable; car quoique l'amitié commence
saintement, elle n'est pas souvent entretenue, des deux côtés, de la même
manière, et alors elle est sujette au temps et au changement. Lorsque la vertu
de l'un mange, elle n'est conservée que par la patience de l'autre, et, malgré
ses efforts et sa persévérance , elle finit par faiblir.
Les misères de ceux qui désirent
avec peu d'ardeur
69
la perfection, sont supportées par les forts , mais les
faibles trouvent là un motif de découragement; il y a là, entre eux, une cause
de trouble qui ne leur laisse aucune paix. Ils sont comme ces malades qui
attribuent leurs dégoûts et les malaises de leur estomac aux négligences de
ceux qui les servent, et, malgré tous les soins qu'ils ont pour eux , ils leur
reprochent leurs souffrances sans s'apercevoir qu'elles viennent uniquement de
leur santé. Aussi n'y a-t-il vraiment d'amitié sincère et indissoluble que
celle qui a pour fondement la conformité des vertus; car « Dieu fait habiter
dans une même maison ceux qui ont les mêmes moeurs. » (Ps. LXVII, 7.)
L'amitié est inaltérable entre
ceux qui ont les mêmes desseins, la même volonté, qui veulent ou ne veulent pas
les mêmes choses. Si vous voulez conserver entre vous une inviolable affection,
il faut vous empresser d'abord de corriger vos défauts, de mortifier votre
volonté, afin qu'unis par les mêmes désirs et les mêmes efforts, vous puissiez
réaliser ce qui réjouissait tant le Prophète : « Oh ! qu'il est bon , qu'il est
doux à des frères d'habiter ensemble » (Ps. CXXXII, 1) ! et cela s'entend de
ceux qui habitent les mêmes idées et non pas seulement le même lieu. A quoi
sert d'être dans la même maison, sans avoir la même vie ,et les mêmes désirs;
et qu'importe d'être séparés, au contraire, si on est unis par les mêmes
vertus. Ce sont les mêmes pensées qui rapprochent les frères en Dieu, et il est
impossible de vivre en paix, quand les volontés sont différentes.
70
4. L'ABBÉ GERMAIN. Que doit faire
alors un ami qui voit une chose bonne et excellente , selon Dieu , si son ami
ne veut pas y consentir? Faut-il agir contre le désir de son frère, ou négliger
de faire le bien pour être d'accord avec lui ?
5. L'ABBÉ JOSEPH. Nous venons
précisément de dire qu'une amitié pleine et parfaite ne peut jamais exister
qu'entre personnes qui ont la même ardeur pour tendre à la perfection, et qui
s'accordent toujours, ou presque toujours, sur tout ce qui regarde la vie
spirituelle. Des discussions animées prouveraient qu'elles ne sont pas dans les
conditions que nous avons indiquées. Mais comme on n'arrive jamais à la
perfection, si l'on ne prend pas d'abord le bon chemin, et que vous désirez
savoir la manière de fonder l'édifice avant d'en admirer la grandeur, je pense
qu'il est nécessaire de vous donner, en peu de mots, la règle que vous devez
suivre pour acquérir facilement la paix et la patience indispensable à
l'amitié.
6. Le premier fondement d'une
véritable amitié est le mépris des biens du monde et de tout ce que nous
possédons. Ne serait-ce pas une injustice, une impiété même, si, après avoir
renoncé au monde et à ses vanités, nous ne préférions à quelque vil objet qui
nous reste, l'affection si précieuse de nos frères? Il faut , secondement,
sacrifier sa volonté, de peur que, s'estimant plus sage et plus éclairé, on
n'aime mieux suivre son avis que celui des autres ; troisièmement, savoir
préférer à la paix et à la charité ce qu'on croyait utile et nécessaire;
quatrièmement, être persuadé qu'il n'y a aucun motif,
71
juste ou injuste, de se mettre en colère; cinquièmement,
s'efforcer d'apaiser la colère de son frère , même lorsqu'il l'a conçue contre
nous sans sujet, en pensant que le trouble des autres peut nous nuire aussi à
nous-mêmes, et qu'il faut le calmer comme s'il nous était personnel. Enfin le
dernier moyen qui peut servir aussi pour vaincre tous les vices, c'est de
croire qu'on peut mourir dans la journée. Cette pensée, non-seulement bannira
toute aigreur de notre âme, mais encore elle éloignera tous les mouvements de
la concupiscence et toutes les tentations.
Celui qui suivra ces règles ne
pourra jamais ressentir ou causer les tristes effets de la colère et de la
discorde. Mais dès qu'on ne les observe pas, l'ennemi de la charité répand dans
le coeur des amis, les poisons secrets de la discorde. L'affection se
refroidira peu à peu dans de fréquentes disputes, et la rupture deviendra enfin
complète. Comment celui qui suit le chemin que nous avons tracé pourrait-il
jamais être en différent avec son ami, puisqu'il a coupé la racine de toutes
les querelles, en renonçant à ces petits riens qui les causent et à tout ce
qu'il possède? Il pratique ce que les Actes des Apôtres rapportent de l'union
des premiers fidèles : « La multitude de ceux qui croyaient n'avait qu'un coeur
et qu'une âme. Aucun ne disait être à lui ce qu'il possédait; car tout était
commun. » (Act., IV, 32.) Quel motif de se fâcher aurait celui qui renonce à sa
volonté et qui se soumet à celle de son frère, en imitant ainsi son divin Maître,
qui
72
disait, en parlant de son humanité : « Je ne suis pas venu
faire ma volonté,'mais la volonté de Celui qui m'a envoyé? » (S. Jean, V, 30.)
Quelle contestation fera naître celui qui règle ses désirs sur ceux de son
frère et qui s'en rapporte à ses décisions , en lui disant humblement, comme
dans l'Évangile : « Cependant qu'il soit fait non pas comme je le veux, mais
bien comme vous le voulez? » (S. Matth., XXVI, 39.) Comment peut-il le
contrister, puisqu'il met la paix au-dessus de tous les biens et qu'il se
rappelle cette parole : Le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si
vous vous aimez les uns les autres? » (S. Jean, XIII, 35.) C'est à ce signe que
le Christ a voulu qu'on reconnût ses brebis, comme au caractère qui les
distingue le plus des autres.
Comment laisser subsister en soi
ou dans le prochain la moindre aigreur, lorsqu'on sait que la colère, qui a de
si tristes suites, n'est jamais permise, puisqu'on ne peut prier avant de
l'avoir apaisée, non-seulement dans son coeur, mais dans celui de ses frères?
car comment oublier ce précepte du Sauveur : « Si vous offrez votre présent
devant l'autel, et si vous vous rappelez que votre frère a quelque chose contre
vous, laissez votre présent devant l'autel, et allez d'abord vous réconcilier
avec votre frère , et vous viendrez ensuite offrir votre présent? » (S. Matth.,
V, 23.) Il ne vous servirait de rien de dire que vous n'êtes pas en colère, et
de croire que vous remplissez ce précepte : « Que le soleil ne se couche pas
sur votre colère ; et celui qui est irrité contre son frère sera mis en
jugement. »
73
si vous avez pu apaiser par votre douceur la peine de votre
prochain, et si vous ne l'avez pas fait par la dureté de coeur; car vous serez
également puni de cette violation de la loi de Dieu. Celui qui vous a dit que
vous ne deviez pas vous mettre en colère contre votre prochain, vous a aussi
commandé de ne pas mépriser celle de votre frère. Dieu veut que tous les hommes
soient sauvés; qu'importe que ce soit vous ou un autre que vous perdiez? Il y a
toujours une perte dont profite le démon, qui se réjouit de la ruine des âmes.
Enfin comment peut-on conserver la moindre aigreur contre son frère, si l'on
croit qu'on peut mourir tous les jours et à chaque instant?
7. Puisqu'il n'y a rien qu'on ne
doive sacrifier à la charité, il n'y a rien non plus qu'on ne doive souffrir
pour éviter la colère. Il faut tout mépriser, même ce qui nous paraît utile et
nécessaire , plutôt que de tomber dans cette faute, et supporter ce qui nous
semble le plus pénible pour conserver la paix et le trésor de l'amitié; car
soyons bien persuadés qu'il n'y a rien de plus pernicieux que la colère et de
plus précieux que la charité.
8. Si le démon met la division
entre les personnes du monde au moyen de choses méprisables et matérielles, il
cherche aussi à séparer les personnes spirituelles par les différences d'opinion.
C'est là certainement une des causes de ces querelles que condamne l'Apôtre, et
qui se terminent par ces ruptures que fait naître, entre des frères bien unis,
l'ennemi de leur salut. Aussi combien est sage cette parole de Salomon :
74
« La dispute excite la haine; mais l'amitié protége toujours
ceux qui ne discutent pas. » (Prov., X, 12.)
9. Ainsi pour conserver une
inaltérable charité, il ne suffit pas de retrancher la première cause de
division, qui naît des choses périssables et terrestres, de mépriser les
jouissances personnelles et de laisser à nos frères l'usage de ce dont nous
avons le plus besoin; il faut encore éviter tout ce qui peut troubler la paix
dans les choses spirituelles, en soumettant humblement notre esprit aux idées
et à la volonté des autres.
10. Je me souviens qu'au temps où
ma jeunesse m'engageait à vivre encore dans un monastère, nous avions souvent,
sur les saintes Écritures et sur la morale, des manières de voir qui nous
semblaient évidentes et inattaquables ; mais , lorsque nous étions réunis pour
conférer ensemble, il arrivait qu'un de nous, en discutant nos opinions, les
trouvait fausses; et nous les condamnions bientôt tous comme des erreurs
dangereuses. Le démon nous les avait présentées comme des vérités incontestables,
pour faire naître plus facilement parmi nous la discorde; mais nous l'évitions,
en suivant le conseil de nos anciens, qui recommandaient de ne pas nous
attacher à notre jugement et de nous soumettre plutôt à celui de nos frères, si
nous voulions résister aux artifices du démon.
11. Nous savons, en effet, par
expérience, qu'il arrive souvent ce que dit saint Paul : « Satan se transforme
en ange de lumière » (II Cor., XI, 14),
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pour nous plonger dans les ténèbres de l'erreur, en nous
éblouissant de ses clartés. Si nous ne les recevons avec mi coeur humble et
doux, si nous ne les soumettons pas à nos frères et à nos supérieurs, qui ont
plus de sagesse et d'expérience, pour les accepter ou les rejeter, nous nous
égarerons certainement dans nos pensées et nous perdrons nos âmes, en prenant
l'ange des ténèbres pour un ange de lumière. Ce malheur est inévitable,
lorsqu'on tient à son propre jugement; on n'y échappe que par une humilité
sincère, en pratiquant, avec un coeur contrit, ce que recommande tant l'Apôtre,
lorsqu'il dit: « Si donc il y a quelque consolation dans le Christ, s'il y a
quelque secours dans la charité , s'il y a quelque compassion dans vos coeurs,
rendez ma joie parfaite, en étant tous unis ensemble dans les mêmes pensées et
les mêmes sentiments. Ne faites rien par opiniâtreté et par vaine gloire, mais
croyez par humilité que tous les autres vous sont supérieurs. » (Phil., II, 1.)
« Cédez vous les uns les autres par honneur » (Rom., XII, 10) , afin que chacun
reconnaisse à son frère plus de science et de sainteté, et qu'il lui croie plus
de jugement et de lumière pour juger les choses.
12. Il arrive souvent, soit par
l'illusion du démon, soit par suite de ces erreurs qu'aucun homme, ici-bas, ne
peut éviter, que celui qui a le plus d'intelligence et de science se trompe là
où un autre qui lui est inférieur en mérite, raisonne avec plus de justesse et
de vérité. Aussi que personne, quelque savant qu'il soit, n'ait l'orgueil de
croire qu'il peut se passer de
76
l'avis des autres; car si les ruses du démon ne l'égarent
pas dans ses jugements, il n'évitera pas du moins les piéges plus dangereux de
la présomption. Qui pourrait, sans danger, avoir cette confiance en lui-même ,
lorsque ce Vase d'élection, cet Apôtre en qui le Christ parlait, comme il nous
l'assure (II Cor., XIII, 3), déclare cependant qu'il est venu à Jérusalem, pour
conférer en particulier avec les autres Apôtres , sur l'Évangile qu'il prêchait
aux gentils, et que Dieu lui avait révélé. (Gal., II.) Sa conduite nous apprend
non-seulement à conserver l'union et le bon accord avec nos frères , mais aussi
à nous préserver des piéges et des illusions du démon, notre ennemi.
13. La vertu de charité est une
chose si grande, que l'apôtre saint Jean déclare non-seulement qu'elle vient de
Dieu, mais qu'elle est Dieu lui-même. «Dieu est charité, dit-il , et celui qui
demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. » (S. Jean, IV,
16.) Nous comprenons bien que la charité est divine, quand nous sentons la
vérité de ce que dit l'Apôtre : « La charité de Dieu est répandue dans nos
cœurs, par l'Esprit-Saint qui habite en nous. » (Rom., V, 5.) C'est comme s'il
disait : « Dieu est répandu dans nos coeurs, par l'Esprit-Saint qui habite en
nous. » C'est ce même esprit, quand nous ne savons pas ce qu'il faut demander,
« qui prie pour nous par des gémissements ineffables; mais celui qui sonde les
cours, sait ce que désire l'esprit, parce qu'il fait pour les saints des
demandes selon Dieu. » (Rom., VIII, 26.)
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14. On peut montrer à tout le
monde cette charité, dont l'Apôtre a dit : « Pendant que nous avons le temps,
faisons le bien à tous, et surtout à ceux qui nous sont unis par la foi. »
(Gal., VI, 10.) Et l'on doit tellement cette charité à tous, que Notre-Seigneur
nous ordonne de l'avoir pour nos ennemis mêmes; car il a dit : « Aimez vos
ennemis. » (S. Matth., V, 45.) Pour la charité d'affection, on ne la témoigne
qu'à un petit nombre de personnes qui nous sont unies par des rapports de
moeurs et de vertus; et il y a dans cette affection bien des degrés différents.
Car les parents, les époux, les frères et les enfants s'aiment de différentes
manières; et dans toutes ces affections, il y a encore bien des nuances :
l'amour des parents pour leurs enfants est bien loin d'être toujours le même.
Le patriarche Jacob avait douze
enfants qu'il aimait comme un père; mais il avait pour Joseph une affection
particulière , que nous signale la sainte Écriture : « Ses frères étaient
envieux, dit-elle, parce que son père l'affectionnait. » (Gen., XXXVII, 11.)
Non pas que cet homme juste ne fût bon père et n'aimât ses enfants; mais il
préférait Joseph, et l'aimait plus tendrement, comme une figure du Sauveur. Il
en était de même de saint Jean l'Évangéliste , dont il est dit : « Le disciple
que Jésus aimait. » (S. Jean, XIII, 23.) Notre-Seigneur aimait
certainement ses autres Apôtres i puisqu'il a dit lui-même : « Comme je vous ai
aimés, aimez-vous les uns les autres » ( Ibid., 34) ; et il est dit ailleurs :
« Il aimait les siens qui étaient dans le monde, et il les aima jusqu'à la
fin.» (Ibid.,1.)
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Son affection particulière pour saint Jean ne prouvait pas
qu'il fût indifférent à l'égard des autres disciples; mais elle montrait
seulement qu'il récompensait par une tendresse plus grande, celui que la pureté
de son corps et le privilège de sa virginité lui rendaient plus aimable.
L'Évangile le remarque, non comme une exclusion des autres, mais comme une
grâce plus abondante. Il en est de même pour l'Épouse des Cantiques , qui dit :
« Réglez en moi la charité. » (Cant., II, 4.) La charité bien réglée n'a de
haine pour personne, mais elle aime selon les mérites de chacun; elle a une
affection générale pour tout le monde, mais elle choisit ceux pour lesquels
elle doit avoir une affection particulière; et parmi ceux-là mêmes, elle a
encore des préférences.
15. Nous voyons, au contraire,
hélas! bien des religieux, lorsqu'ils ont quelque chose contre leurs frères, ou
que leurs frères ont quelque chose contre eux, être assez durs et assez
obstinés pour dissimuler leurs sentiments, et se mettre à chanter des psaumes,
en s'éloignant de ceux que pourraient apaiser quelques excuses, quelques
paroles bienveillantes. Ils s'imaginent adoucir ainsi leur mauvaise humeur,
tandis qu'ils augmentent, par leur conduite, ce feu qu'ils auraient pu éteindre
promptement, s'ils avaient été plus doux, plus humbles de coeur, et s'ils
avaient su, par quelques regrets, guérir leur âme et celle de leurs frères. Ils
favorisent ainsi leur faiblesse ou plutôt leur orgueil, et nourrissent la racine
des querelles au lieu de l'arracher. Ils oublient le précepte du
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Seigneur : « Celui qui s'irrite contre son frère est
coupable de jugement. Si vous vous rappelez que votre frère a quelque chose
contre vous , laissez votre présent devant l'autel; allez d'abord vous
réconcilier avec votre frère , et vous viendrez ensuite offrir votre présent.
(S. Matth., V, 24.)
16. Dieu ne veut pas assurément
que nous méprisions la mauvaise humeur de notre prochain ; puisque si notre
frère a quelque chose contre nous, il ne reçoit pas nos présents, c'est-à-dire
qu'il n'écoute pas notre prière, tant que nous n'aurons point, par une prompte
démarche, fait cesser ce désaccord, qu'il soit juste ou injuste. Car
Notre-Seigneur ne dit pas : « Si votre frère a un véritable sujet de se fâcher
contre vous, laissez votre présent devant l'autel, et allez vous réconcilier
avec votre frère, » mais bien : « Si vous vous rappelez que votre frère a
quelque chose contre vous, » c'est-à-dire si votre frère a le plus futile grief
contre vous, et que vous vous le rappeliez tout à coup, sachez que vous ne
devez pas offrir les présents spirituels de vos prières avant d'avoir effacé,
par votre déférence, cette irritation de votre frère, quel qu'en soit le motif.
Si donc l'Évangile nous ordonne d'apaiser nos frères qui se sont fâchés pour
des causes légères et anciennes, que mériterons nous, quand, par une
opiniâtreté coupable, nous conservons des
animosités récentes qui sont venues par notre faute, quand par un orgueil
détestable nous rougissons de nous humilier, nous refusant de reconnaître que
nous sommes la cause de l'irritation
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de notre frère, résistant ainsi au précepte du Seigneur, et
prétendant que nous ne pouvons pas et que nous ne devons pas l'observer. En
jugeant ainsi de la possibilité et de la convenance de la loi, nous en
devenons, comme dit l'Apôtre, « les juges et non les observateurs. » (S. Jacq.,
IV, 11.)
17. Combien aussi n'est-il pas
déplorable de voir des religieux, lorsqu'ils ont été blessés par quelque
parole, et qu'on cherche à les calmer, en leur rappelant que celui qui se fâche
contre son frère est coupable, et que le soleil ne doit pas se coucher sur leur
colère, répondre que, si un païen ou un homme du monde leur avait ainsi parlé,
ils l'auraient supporté, mais qu'il est impossible d'accepter une pareille
injure d'un frère, qui savait bien ce qu'il faisait. Il faut donc être patient
à l'égard des infidèles et des sacrilèges, mais non pas à l'égard de tout le
monde! et la colère qu'on aura contre un païen sera coupable, tandis que celle
qu'on a contre son frère sera innocente! L'irritation qui trouble l'âme
n'est-elle pas la même, et ne lui nuit-elle pas toujours , quelle que soit la personne
qui la cause? L'obstination est bien grande, pour empêcher à ce point de comprendre
les paroles de Notre-Seigneur. Il ne dit pas : « Quiconque se fâchera contre un
étranger, sera coupable de jugement,» ce qui pourrait peut-être excepter ceux
qui nous sont unis par la même vie et la même foi; mais le texte de l'Évangile
est très-clair: « Celui qui se fâche contre son frète est coupable de jugement.
» Quoique nous devions, selon la règle de la vérité, regarder tous les
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hommes comme nos frères, cependant dans ce passage, le nom
de frère doit encore plus s'appliquer aux chrétiens qui partagent notre vie,
qu'aux païens et aux infidèles.
18. Quelle erreur aussi de croire
que nous sommes bien patients, quand nous dédaignons de répondre à ceux qui
nous blessent, et que nous irritons bien plus nos frères par notre silence
affecté et par notre air méprisant, que nous ne l'aurions fait par nos paroles
les plus amères. Nous nous imaginons que nous ne sommes pas coupables devant
Dieu, parce que nous n'avons rien dit qui puisse nous faire juger et condamner
par les hommes; comme si Dieu punissait seulement les paroles et non pas la
volonté, l'acte et non pas surtout l'intention. S'arrêterait-il moins à ce que
vous auriez dit qu'à ce que vous auriez fait par votre silence? Ce n'est pas
seulement l'injure qu'on adresse à son frère qui déplaît à Dieu, mais c'est
surtout le dessein qu'on a de l'irriter. Aussi son jugement sera-t-il moins
sévère pour celui qui aura commencé la querelle, que pour celui qui l'aura
enflammée par sa faute. C'est la volonté et non l'exécution qu'il faut
considérer dans le péché. Quelle différence y a-t-il entre tuer son frère d'un
coup d'épée, ou causer sa mort d'une autre manière? Il meurt toujours, que ce
soit par ruse ou par violence. Suffirait-il de n'avoir pas poussé de sa propre
main un aveugle dans un précipice; et ne serait-on pas aussi coupable si l'on
avait négligé de l'arrêter au moment où il allait y tomber? Serait-on innocent
de la mort d'un homme, si on ne
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l'avait pas étranglé soi-même, mais si on avait préparé la
corde, ou si on ne l'avait pas ôtée, quand on pouvait le faire? Il ne sert donc
à rien de garder le silence, si nous ne le gardons que pour faire, par notre
silence, ce que nous aurions fait par nos paroles, et si nous y ajoutons des
gestes qui ne peuvent qu'irriter davantage le frère que nous devions apaiser.
Comment voulons-nous être loués de l'avoir ainsi perdu? Notre silence nous
nuira à tous les deux; car il augmente la colère dans un coeur, et il empêche
de l'éteindre dans l'autre.
C'est à ceux qui agissent ainsi
que s'adresse la malédiction du Prophète : « Malheur à celui qui abreuve de
fiel son ami, et qui s'enivre pour voir sa nudité; il sera rempli de honte et
non de gloire. » (Habac., II, 15.) C'est pour eux qu'il est également dit : «Le
frère voudra supplanter son frère, et l'ami tromper son ami. L'homme se rira de
son frère, et ne lui dira pas la vérité; car tous feront de leur langue comme
un arc de mensonge, et non de vérité. » (Jér., IX, 4.)
Souvent cette patience feinte
porte plus à la colère que la parole, et ce silence coupable blesse plus que
les injures les plus violentes. On supporterait plus facilement les blessures
d'un ennemi, que les douceurs trompeuses d'un moqueur. Le Prophète l'a dit : «
Leurs discours sont plus onctueux que l'huile, et ce sont des flèches. » (Ps. LIV,
22.) « Les paroles des personnes qui trompent sont douces, mais elles frappent
et percent les entrailles. » (Prou., XXVI, 22.) On peut bien aussi leur
appliquer ce passage : « Il a
83
dans la bouche des paroles de paix pour son ami, et en
secret il lui dresse des piéges. » (Jér., IX, 8.) Mais celui-là se trompe plus
lui-même qu'il ne trompe les autres; car « celui qui tend un filet devant son
ami, en enveloppe lui-même ses pieds, et il tombe dans la fosse qu'il creusait
pour son prochain. » (Prou., XXVI, 19.) Lorsqu'une grande multitude vint avec
des épées et des bâtons pour s'emparer du Sauveur, personne ne fut plus cruel
et plus parricide à l'égard de l'Auteur de la vie, que le traître qui s'avança
pour le saluer et lui donner le baiser d'une hypocrite charité. «Judas, lui dit
Notre-Seigneur, tu trahis le Fils de l'Homme par un baiser » (S. Luc, XXII, 48)
; c'est-à-dire, l'odieux de ta persécution et de ta haine se couvre des douces
apparences du véritable amour. Notre-Seigneur exprime plus énergiquement, par
la bouche du Prophète, la force de sa douleur : « Si mon ennemi, dit-il, m'eût
maudit, je l'aurais supporté; et si celui qui me détestait, m'eût adressé de
grandes injures, je me serais retiré devant lui; mais c'est vous, l'homme que
j'aimais, que j'avais choisi pour chef, pour intime; vous qui preniez avec moi
une douce nourriture, et qui veniez volontiers avec moi, dans la maison, du
Seigneur. » (Ps. LIV, 13.)
19. Il y a uni autre sorte de
tristesse coupable dont je ne parlerais pas, si je ne savais qu'il y a des
religieux qui s'y abandonnent, quand ils sont irrités, Ils s'obstinent à se
priver de nourriture; et, j'ai honte de le dire , tandis qu'ils ne peuvent
attendre l’heure de sexte ou de none pour prendre leur repas, lorsqu'ils
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sont en paix, ils jeûnent très-bien pendant deux jours
lorsqu'ils sont irrités, comme s'ils se rassasiaient de leur colère. Il y a là
un véritable sacrilège; car ces jeûnes qu'on doit offrir à Dieu pour en obtenir
l'humilité de coeur et le pardon de ses fautes, ils les pratiquent seulement
par un coupable orgueil. Ce n'est donc pas à Dieu, mais au démon qu'ils offrent
leurs prières et leurs sacrifices; et ils encourent le reproche de Moïse : «
Ils sacrifient aux démons; non pas à Dieu, mais à des dieux qu'ils ignorent. »
(Deut., XXXII, 17.)
20. Nous connaissons aussi une
autre sorte de folie qui se colore, dans quelques frères, du faux nom de
patience. Ils ne se contentent pas de faire naître des querelles, mais ils
excitent les autres par leurs paroles à les frapper; et à peine les a-t-on
touchés, qu'ils s'offrent à des coups nouveaux, comme pour accomplir la
perfection de ce précepte : « Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite,
présentez-lui l'autre. » (S. Matth., V, 39.) Ces personnes comprennent
bien mal le sens de l'Écriture, puisqu'elles s'imaginent observer la patience
recommandée par l'Évangile, en se laissant aller à la colère qu'il faut
déraciner, non-seulement en ne rendant pas le mal pour le mal, et en n'irritant
pas notre frère, mais en apaisant sa fureur, par notre manière de supporter ses
injures.
21. L'ABBÉ GERMAIN. Comment peut-on
blâmer celui qui, pour accomplir un précepte de l'Évangile, non-seulement ne
rend pas le mal pour le mal, mais s'offre encore à recevoir une seconde
offense?
85
22. L'ABBÉ JOSEPH. Je viens de
vous dire qu'il ne faut pas considérer seulement l'action, mais encore l'esprit
et l'intention de celui qui agit. Si vous examinez bien le fond du coeur de
ceux dont nous parlons, vous verrez qu'il leur est impossible de pratiquer la patience
et la douceur, en agissant, au contraire, avec impatience et colère.
Jésus-Christ notre Sauveur, en nous enseignant ces vertus, n'a pas voulu
qu'elles fussent sur nos lèvres, mais au fond même de notre âme. Lorsqu'il nous
a donné cette règle de perfection : « Si quelqu'un vous frappe sur la joue
droite, présentez-lui l'autre, » il a sous-entendu l'autre droite; et
quelle est cette autre droite, si ce n'est celle de l'homme intérieur? Il nous
commande ainsi de déraciner de notre coeur tous les principes de la colère, de
sorte que si la joue droite extérieure est frappée, il faut offrir humblement
la joue droite intérieure, en supportant parfaitement ce que souffre l'homme
extérieur, en soumettant son corps aux coups de celui qui frappe, sans que les
blessures et la mort même puissent troubler l'homme intérieur.
Vous voyez combien ceux dont nous
parlons sont éloignés de la perfection, puisqu'elle veut que nous pratiquions
la patience, non pas seulement par des paroles, mais par la paix de notre
coeur; que nous la conservions dans les choses contraires, en ne nous irritant
pas nous-même, et que nous calmions aussi la colère des autres, en les laissant
nous frapper et en les apaisant par notre douceur. Nous accomplirons ainsi
cette parole de l'Apôtre : « Ne vous laissez pas
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surmonter par le mal; mais surmontez le mal par le bien »
(Rom., XII, 21); ce que ne pourraient certainement pas faire, ceux qui
prononcent par un esprit d'orgueil des paroles de douceur et d'humilité, non
pour éteindre l'incendie, mais pour l'accroître dans le cœur irrité de leurs
frères. S'ils avaient une véritable douceur et l'amour sincère de la paix, ils
ne voudraient pas pratiquer ainsi la vertu, et en avoir le mérite au détriment de
leur prochain; ils s'éloigneraient de cette charité de l'Apôtre « qui ne
cherche pas ses intérêts » (I Cor., XIII, 5); car elle ne voudra jamais
s'enrichir aux dépens des autres, et se revêtir en les dépouillant.
23. Il faut être bien persuadé
que celui qui soumet sa volonté à celle de sou frère, est plus fort que celui
qui est opiniâtre à défendre son sentiment. Quand on supporte et soutient son
prochain, on est robuste et en borine santé, tandis qu'on ressemble à un
malade, quand on oblige les autres à vous ménager et à vous faire des
concessions, pour conserver le repos et la paix. Et qu'on ne s'imagine pas
nuire à sa perfection, en cédant ainsi sur ce qu'on avait proposé. On
s'enrichit, au contraire, par sa douceur et sa patience; c'est ce que l'Apôtre
recommande : « Vous qui êtes fort, dit-il, supportez les faiblesses de ceux qui
sont infirmes. A (Rom., XV, 1.) « Portez vos fardeaux les uns les autres, et
vous accomplirez ainsi la loi du Christ. » (Gal., VI, 2.) Car jamais le faible
ne pourra soutenir le faible, et le malade guérir le malade. Le secours doit
venir de celui qui n'en a pas lui-même
87
besoin; sans cela, il faudrait lui dire : « Médecin,
guéris-toi toi-même. » (S. Luc., IV, 23.)
24. On doit remarquer encore,
qu'il est naturel aux faibles d'être toujours prompts et disposés à maltraiter
et à quereller les autres, tandis qu'ils sont toujours très-sensibles à la
moindre injure. Ils traitent tout le monde avec une grande liberté, sans
pouvoir souffrir la plus légère offense à leur égard. C'est ce qui montre la
sagesse de ce que disent les anciens, que l'affection ne peut être constante et
inaltérable qu'entre personnes qui ont les mêmes vertus et les mêmes désirs.
Elle sera nécessairement rompue par celui qui est faible, malgré toutes les
précautions de celui qui est fort.
25. L'ABBÉ GERMAIN. Comment peut-on
louer la patience de l'homme parfait, si elle ne peut jamais supporter celui
qui est faible?
26. L'ABBÉ JOSEPH. Je ne vous ai
pas dit que la vertu et la patience de celui qui est fort succombent toujours ;
mais seulement que la faiblesse du malade, entretenue et augmentée même par la
condescendance qu'on a pour lui, arrive à un point qu'elle ne doit plus être
acceptée. Il voit d'ailleurs que la patience de son prochain est une
condamnation de son impatience, et il aime mieux s'éloigner que d'être toujours
supporté par la bonté des autres. Ainsi celui qui veut conserver inaltérable
l'affection de ses frères, doit avant tout, quand il reçoit une injure, garder
la paix non-seulement sur ses lèvres, mais dans le fond de son coeur. Dès qu'il
se sent troublé en la moindre chose, qu'il se
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renferme dans le silence, et qu'il se rappelle bien ces
paroles du Psalmiste : « J'ai été troublé, et je n'ai pas parlé. » (Ps. LXXVI ,
5.) « Je l'ai dit : Je garderai mes voies, et pour ne pas pécher par la langue,
j'ai mis une garde à ma bouche. Lorsque le méchant s'est élevé contre moi, je
suis resté muet, et je me suis humilié; je n'ai pas même voulu dire de borines
choses. » (Ps. XXXVIII, 5.) Il ne doit pas considérer le présent, et écouter ce
que le trouble de son esprit et la colère veulent lui faire dire; mais il doit
se rappeler la charité qu'il a eue jusqu'alors, ne penser qu'aux moyens de
rétablir la paix et d'éloigner tout ce qui pourrait y nuire. En songeant à la
douceur de la réconciliation, qui doit bientôt suivre, il ne sentira pas
l'amertume de la discorde présente, et il ne répondra que des choses qu'il ne
pourra regretter, et qu'on ne saurait lui reprocher, lorsque la bonne harmonie
sera rétablie. Il accomplira ainsi cette parole du Prophète : « Dans la colère,
souviens-toi de la miséricorde. » (Habac., III, 2.)
27. Il faut donc retenir tout
mouvement de colère, et gouverner avec tant de sagesse notre âme, que nous ne
méritions jamais ce que dit Salomon de ceux qui se mettent en fureur : « L'insensé,
fait voir toute sa colère, tandis que le sage la dirige avec mesure. » (Prov., XXIX,
11.) C'est-à-dire, l'insensé pour se venger, se laisse aller à sa colère,
tandis que le sage affaiblit et bannit peu à peu la sienne par son jugement et
sa modération. C'est ce que recommande saint Paul : « Ne vous vengez pas vous-mêmes,
mes
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bien chers frères; mais laissez passer la colère. » (Rom., XII,
19.) C'est-à-dire, n'écoutez pas la colère qui vous pousse à la vengeance; mais
laissez passer la colère, en ne resserrant pas vos coeurs dans les liens de la
faiblesse et de l'impatience, de telle sorte qu'ils ne puissent supporter les
attaques et les violences; mais dilatez, au contraire, vos coeurs, afin qu'ils
reçoivent les flots de la colère, dans l'étendue de cette «charité qui souffre
tout, qui supporte tout. » (I Cor., XIII.) Qu'ainsi votre âme se dilate dans la
douceur et la patience; qu'elle ait toujours en ellemème une retraite paisible,
où elle puisse se réfugier pour réfléchir, et laisser se dissiper les fumées de
la colère.
On peut aussi comprendre d'une
autre manière ce que dit saint Paul. Nous laissons passer la colère toutes les
fois que nous cédons humblement à l'irritation des autres, 'et que nous
supportons leur violence, comme si nous étions dignes de toutes sortes
d'injures. Il y en a qui interprètent autrement la perfection recommandée par
l'Apôtre, et qui s'imaginent que, pour laisser passer la colère, il faut
s'éloigner de celui qui est irrité. Mais au lieu d'étouffer la discorde, n'est-ce
pas, au contraire, l'augmenter? Au lieu d'apaiser sur-le-champ, par sa
conduite, la colère de son prochain, on l'excite plutôt qu'on ne l'adoucit, en
le fuyant. C'est ce que dit Salomon : « Ne vous hâtez pas de vous irriter en
vous-même; car la colère habite le sein des insensés. » (Eccl. , VII, 10.) « Ne
soyez .pas prompt à vous disputer, afin de ne pas vous repentir
90
un jour. » (Prov., XXV, 8.) Le Sage ne blâme pas la
promptitude de la colère, pour en approuver la lenteur. Salomon dit encore : «
L'homme insensé fait paraître sur-le-champ sa colère, tandis que l'homme adroit
sait cacher sa honte. » (Prov., XII, 16.) Il ne dit pas que les sages doivent
cacher les mouvements honteux de la colère, et qu'en évitant une trop grande
promptitude, ils peuvent la faire paraître plus tard; mais il veut dire que si
nous subissons quelquefois, malgré nous, cette faiblesse humaine, nous la
cachions au premier instant,, afin de pouvoir ensuite la corriger complètement;
car la nature de la colère est de languir et de s'éteindre, quand on l'arrête ,
tandis qu'elle s'enflamme de plus en plus, quand on la fait paraître.
Élargissons donc nos coeurs, de
peur qu'étant comprimés dans les entraves de la faiblesse, ils n'éprouvent les
convulsions de la colère, et que nous ne puissions ressentir cette dilatation
de ,la loi de Dieu, dont parle le Prophète, lorsqu'il dit : «J'ai couru dans la
voie de vos commandements, lorsque vous avez dilaté mon coeur. » (Ps. CXVIII,
32.) L'Écriture nous enseigne que la patience est la véritable sagesse; car il
est dit : « L'homme patient excelle dans la prudence, tandis que celui qui est
susceptible est très-insensé. » (Prov., XIV, 29.) L'Écriture parle ainsi de
celui qui demande à Dieu le don de la sagesse : « Et Dieu donna à Salomon la
sagesse, une prudence extrême, et un coeur aussi vaste que les sables innombrables
de la mer. » (III Rois, IV, 29.)
28. L'expérience a bien souvent
prouvé que les personnes qui se sont liées par des serments, et dont l'amitié
est une sorte de pacte, ne sauraient rester longtemps unies, soit que leur
amitié n'ait pas pour but leur perfection, et pour principe le précepte de la
charité , mais qu'elle soit toute terrestre , et qu'elle ait pour base
l'intérêt et la nécessité ; soit que l'ennemi des hommes, qui cherche à leur
faire violer leurs serments, parvienne à rompre entre eux les liens de
l'affection. Reconnaissons donc la vérité de cette maxime des sages : «
L'union, la véritable amitié, ne peut exister qu'entre personnes sincèrement
vertueuses.»
C'est ainsi que le bienheureux
abbé Joseph nous parla de l'amitié chrétienne, et nous encouragea à nous unir,
plus que jamais, dans une sainte et inaltérable charité.
De la nature des promesses. — Ne pas les faire
légèrement. — Manière de les tenir. — Elles ne doivent jamais nuire au salut. —
Il faut surtout considérer l'intention. — Dieu parait changer ses résolutions
pour nous enseigner à améliorer les nôtres. — Être fidèle à la loi de Dieu, et
aux vœux formels. — Ne pas prendre d'engagements irrévocables pour les choses
extérieures.
1. Lorsque la conférence sur
l'amitié fut terminée et que le silence de la nuit eut commencé , le saint abbé
Joseph nous conduisit dans une cellule écartée pour y prendre quelque repos ;
mais ses discours avaient tellement enflammé nos coeurs, qu'il nous fut
impossible de nous livrer au sommeil. Nous sortîmes de notre cellule, et nous
allâmes nous asseoir
93
à une centaine de pas, dans un endroit solitaire. La paix du
lieu et les ténèbres de la nuit favorisaient nos épanchements, et à peine
étions-nous assis que l'abbé Germain me dit en gémissant :
2. Hélas! mon cher Cassien, que
faisons-nous et dans quel embarras sommes-nous placés? Les entretiens de ces
saints solitaires nous font comprendre ce qui serait le plus utile à notre
avancement spirituel; et la promesse que nous avons faite à nos supérieurs ne
nous permet pas de l'accomplir. Nous pourrions, en suivant les exemples de tant
de saints religieux, nous former à la perfection, et nous sommes obligés de
retourner à notre couvent, comme nous l'avons promis; et si nous y retournons,
il ne nous sera plus permis de revenir. Si nous cédons à notre désir en nous
fixant ici, que deviendra la promesse que nous avons faite à nos supérieurs
pour obtenir la permission de visiter les saints solitaires de cette province?
Ces pensées nous mettaient dans un grand embarras ; nous ne savions quelle
résolution prendre, et nous gémissions ensemble de la triste position où nous
étions réduits; nous nous reprochions notre faiblesse qui nous avait fait
céder, contre nos intérêts, aux prières de ceux qui désiraient notre prompt
retour. Nous étions ainsi tombés dans cette fausse honte dont il est dit : « Il
y a une honte qui cause le péché. » (Eccl., IV, 25.)
3. Je dis alors à l'abbé Germain
:.Un bon conseil peut seul nous tirer d'embarras; confions toutes nos
inquiétudes à la sagesse du saint vieillard, et nous
94
accepterons ce qu'il nous dira comme un ordre du Ciel qui
terminera toutes nos peines. Dieu nous fera certainement cette grâce par la
bouche de son serviteur, à cause de ses mérites et de notre confiance. Il
accorde souvent ainsi de bons conseils, par des personnes indignes à ceux qui
croient, ou par ses saints à des infidèles, en considération de la vertu de
ceux qui répondent ou de la foi de ceux qui interrogent. L'abbé Germain goûta
mes paroles, comme si elles venaient de Dieu même. Nous attendîmes l'arrivée du
bon vieillard et l'heure de l'office de nuit qui s'approchait, et , après
l'avoir salué et avoir récité les prières et les psaumes accoutumés, nous nous
assîmes sur les nattes destinées à prendre notre repos.
4. Le vénérable abbé Joseph
remarqua notre abattement; il en rechercha la cause, et nous adressa les mots
du patriarche Joseph : Pourquoi vos visages sont-ils tristes aujourd'hui ? »
Nous ne lui répondîmes pas comme les officiers de Pharaon qui étaient en prison
: a C'est que nous avons eu un songe et que nous n'avons personne pour
l'interpréter; » mais nous lui dîmes : Nous avons passé la nuit sans sommeil et
nous avons une peine si grande, que Dieu seul peut nous en délivrer par votre
sagesse. Alors le saint vieillard, qui avait la vertu et le nom du patriarche
Joseph, nous dit : N'est-ce pas Dieu qui guérit toutes les pensées des hommes?
Découvrez-nous donc votre peine, et sa divine clémence nous permettra de vous
donner un conseil utile, pour récompenser votre foi.
5. L'ABBÉ GERMAIN. Nous pensions
retourner à
95
notre monastère , heureux de vous avoir vu et riches de vos
saints exemples. Nous espérions, après notre retour, profiter de vos
enseignements. Notre affection pour nos supérieurs nous a fait prendre
l'engagement de revenir, croyant qu'il nous serait facile de pratiquer près
d'eux votre doctrine et d'imiter votre vie. Cette pensée, qui causait notre
joie, nous accable maintenant de tristesse, parce que nous voyons que nous ne
pouvons retirer ainsi de notre voyage le profit que nous en attendions. Des
deux côtés nous sommes tourmentés. Si nous voulons tenir cette promesse que
nous avons faite par attachement pour nos sup& rieurs, en présence de nos
frères, dans la grotte où Notre-Seigneur a bien voulu naître du sein d'une
vierge, nous nous exposons à nuire beaucoup à notre vie spirituelle. Si nous
oublions notre promesse, et si nous nous décidons à rester près de vous dans
l'intérêt de notre perfection, nous craignons de manquer à notre parole et
d'être accusés de mensonge.
Si nous pouvions encore nous
tirer d'embarras en retournant à notre monastère pour nous dégager de notre
promesse et revenir ensuite ici promptement, nous tranquilliserions notre
conscience, quoiqu'il soit toujours dangereux de différer en la moindre chose
ce qui peut contribuer à notre perfection; mais ce voyage, que nous regretterions,
ne nous rendrait pas notre liberté : ce ne serait pas seulement l'affection de
nos supérieurs, mais leur autorité qui nous retiendrait, et il nous serait
impossible d'obtenir la permission de revenir jamais dans cette solitude.
96
6. Le bienheureux abbé Joseph
garda pendant quelques instants le silence et nous dit ensuite : Êtes-vous bien
certains de trouver un plus grand avantage spirituel à rester ici?
7. L'ABBÉ GERMAIN. Nous devons,
sans doute, être pleins de reconnaissance pour les religieux qui nous ont
instruits dès notre enfance, qui nous ont donné le goût de leurs vertus et
inspiré le désir de la perfection ; mais il nous semble cependant qu'il n'y a
aucune comparaison à établir entre ce qu'ils nous ont appris et ce que vous
nous enseignez. Et, sans parler de votre sainte et incomparable société, nous
croyons que nous pourrions trouver beaucoup d'avantages, non-seulement dans la
sévérité de votre règle, mais encore dans ces lieux mêmes que vous habitez.
Nous sommes persuadés que, pour imiter votre perfection , pour suivre les
instructions que nous avons reçues dans un voyage rapide, nous aurions besoin
d'un plus long séjour, pour nous aider à secouer l'engourdissement de notre
coeur.
8. L'ABBÉ JOSEPH. Il est
certainement très juste et très-conforme à notre état de tenir fidèlement les
promesses que nous avons faites. Aussi un religieux ne doit en faire aucune
légèrement, dans la crainte d'être obligé de la tenir, ou de manquer à sa
parole, s'il y trouve un avantage. Mais nous n'avons pas à discuter maintenant
sur l'état de la santé ; nous avons à chercher le remède de la maladie et à
vous donner un bon conseil, non pas sur ce qu'il fallait faire, mais sur le
moyen d'éviter l'écueil que vous
97
redoutez. Lorsque nous sommes libres de toute entrave et que
nous pouvons choisir, de deux choses bonnes, nous préférons la meilleure; et de
deux maux nous acceptons le moindre. Ce que vous me dites me fait croire que
votre promesse inconsidérée vous a mis dans cette alternative, et que, des deux
côtés, vous trouverez des inconvénients; vous devez choisir le parti qui sera
le moins désavantageux et le plus réparable. Si donc vous êtes persuadés qu'il
vous est plus utile de rester dans cette solitude que de retourner dans votre
couvent, et que vous ne pouvez tenir votre promesse sans nuire beaucoup à votre
âme, il vaudrait mieux manquer à votre parole et tomber dans une faute légère,
qui n'aurait pas de suite, que de vous exposer à toujours vivre dans la tiédeur
et le relâchement. Car lorsqu'un homme n'a pas bien considéré à quoi il
s'engageait, s'il veut faire mieux, on ne saurait l'accuser d'inconstance et le
blâmer de ne pas tenir une promesse qu'il a faite témérairement. Nous en avons
la preuve évidente dans les saintes Écritures, qui montrent combien souvent il
a été funeste de remplir ses engagements, et combien, au contraire, il a été
avantageux d'y renoncer.
9. C'est ce que nous voyons
clairement par l'exemple de saint Pierre et de Judas. Car saint Pierre, pour
avoir rétracté cette parole qu'il avait dite : « Jamais vous ne me laverez les
pieds » (S. Jean, XIII, 8), mérita d'être éternellement uni au Christ et à tous
les saints, dont il eût été séparé, s'il eût voulu rester fidèle à sa parole.
Judas, au contraire, pour avoir tenu sa
98
promesse, a été condamné à la mort éternelle, qu'il eût
évitée s'il eût manqué à ses engagements, au lieu de les remplir. Ne
voyons-nous pas aussi, dans l'Évangile, l'exemple des deux fils que leur père
veut envoyer travailler à sa vigne? L'un refuse, l'autre promet (S. Matth. , XXV)
; mais la promesse humble et soumise de celui-ci ne lui sert de rien, parce
qu'il n'accomplit pas l'ordre de son père, tandis que le refus de son frère lui
est pardonné, parce qu'il se repent de sa résistance et qu'il fait ce qu'on lui
demandait. Il doit être loué de ce changement et de n'avoir pas fait ce qu'il
avait eu tort de dire. Le cruel Hérode voulut tenir une promesse imprudente et
devint l'odieux meurtrier du saint Précurseur de Jésus-Christ; par une crainte
insensée d'être parjure, il se plongea dans les supplices de la mort éternelle.
(S.Matth., XIV.)
Il faut donc d'abord examiner ce
qui est le plus parfait. Si nous ne l'avons pas fait, nous devons, pour ainsi
dire , tendre la main à nos résolutions imparfaites et tâcher de les changer en
mieux pour réparer cette chute. Il faut corriger par un second engagement un
engagement défectueux ; il faut, en toute chose, considérer la fin, et se diriger
vers le but qu'on se propose. Si un conseil plus salutaire nous montre que nous
nous en éloignons, il vaut mieux, sans aucun doute, prendre une voie meilleure
, que de nous obstiner à suivre celle que nous avions choisie et de nous
exposer ainsi à de grandes fautes.
10. L'ABBÉ GERMAIN. Pour ce qui
est de notre
99
désir et de notre avancement spirituel , nous préfèrerions
vivre avec vous et profiter de vos saints exemples; car si nous retournons à
notre couvent, nous nous éloignerons de votre perfection et nous retomberons
dans les défauts d'une règle bien inférieure à la vôtre. Mais, d'un autre côté,
nous nous effrayons de ce précepte de l'Évangile : « Que votre langage soit :
Cela est, cela n'est pas. Tout discours plus abondant est mauvais. » (S. Matth.
, V, 37.) Nous croyons qu'il n'y a pas de vertu qui puisse dispenser d'un
pareil commandement et permettre de bien terminer ce qu'on a mal commencé.
11. L'ABBÉ JOSEPH. Nous avons dit
qu'en toute chose, il faut moins considérer l'action que la volonté, et
examiner plutôt l'intention que le fait. Ainsi nous en voyons beaucoup qui se
sont damnés en faisant des choses qui ont produit un grand bien, tandis que
d'autres, en faisant des choses regrettables, sont parvenus cependant à une
parfaite justice. Le bon résultat d'un acte fait avec mauvaise intention ne
sert pas à celui qui l'accomplit, puisqu'il ne voulait pas faire bien, tandis
que celui qui fait mal dans le principe, sans vouloir offenser Dieu, mais
malgré lui, et par de bons motifs, ne doit pas. être blâmé de ce qu'il y a de
regrettable dans son action.
12. Et pour nous éclairer de
quelques preuves tirées des saintes Écritures , pouvait-on procurer quelque
chose de plus utile et de plus salutaire au genre humain que le remède de la
Passion de Notre-Seigneur? Et cependant il ne servit pas au traître qui
100
en fut l'instrument , mais il lui attira tant de maux que la
Vérité même a dit de Judas : « Il eut été bon à cet homme de n'être jamais né.
» (S. Matth., XXVl, 24.) Car il a été traité, non pas d'après le bien que le
monde a tiré de son action, mais d'après l'intention qu'il eut en la faisant et
d'après le profit qu'il espérait en tirer. Qu'y a-t-il, au contraire , de plus
coupable que la ruse ou le mensonge, non-seulement à l'égard d'un étranger,
mais à l'égard d'un parent et d'un père? et cependant le patriarche Jacob
n'encourut aucun blâme pour sa conduite, qui lui mérita même l'héritage d'une
bénédiction éternelle. (Gen., XXVll.) Et ce fut avec raison; car ce n'était
point par avarice que Jacob désirait la bénédiction destinée à l'aîné, c'était
par l'espérance de la sanctification de son âme , tandis que Judas livrait à la
mort notre Seigneur, non pour sauver les hommes, mais pour satisfaire son
avarice.
Ainsi Dieu a jugé l'action de
chacun, selon les pensées qui le faisaient agir : l'un ne voulait pas tromper
son frère, et l'autre ne désirait pas sauver le genre humain. Il faut rendre
justice à chacun selon ses intentions, et non pas selon le bien ou le mal qu'il
aura fait involontairement. C'est pourquoi le souverain Juge excuse et loue
même ce qu'on prend pour un mensonge, parce que Jacob n'y vit que le moyen
d'obtenir la bénédiction des premiers-nés, et Dieu ne pouvait lui reprocher son
désir. Il eût été injuste envers son frère et coupable envers son père si, en
cherchant cette grâce qu'il méritait, il eût voulu leur nuire. Vous voyez donc
que Dieu ne regarde pas les suites d'une
101
action , mais le but qu'on se propose. Ces principes posés,
revenons maintenant à la question, et dites-moi pourquoi vous vous êtes ainsi
liés par une promesse.
13. L'ABBÉ GERMAIN. Notre premier
motif, comme nous vous l'avons dit, était la crainte de contrister nos
supérieurs et de ne plus leur obéir. Le second était l'espérance présomptueuse
que nous avions de pouvoir pratiquer la perfection de vos exemples et de vos
enseignements, lorsque nous serions de retour dans notre monastère.
14. L'ABBÉ JOSEPH. Nous avons
déjà vu que c'est l'intention qui mérite le châtiment ou la récompense, selon
cette parole de saint Paul : « Leurs pensées les accuseront ou les défendront,
au jour où Dieu jugera les secrets des hommes » (Rom., II, 15) ; et encore :
«Voici que je viens réunir toutes leurs oeuvres et toutes leurs pensées, en
présence de toutes les nations et de toutes les langues. » (Isaïe, LXVI, 18.)
Il est évident que c'est le désir de votre perfection qui est la cause de votre
promesse ; vous avez cru y arriver par un chemin qui vous semble impossible
maintenant que vous en jugez mieux. Vous devez donc peu vous préoccuper de ce
qui paraît être opposé à votre engagement, dès que vous restez fidèle au but
que vous vous étiez proposé. On ne change pas d'art en changeant d'instrument,
et l'on ne blâme pas un voyageur qui prend un chemin plus court et plus droit.
Vous non plus, vous ne violez pas vos voeux, en modifiant une promesse que vous
avez faite légèrement; car tout ce qu'on fait par amour de Dieu et de cette
charité qui a
102
les promesses de la vie présente et de la vie future (I
Tim., IV, 8), ne mérite aucun blâme et doit être même loué, malgré les
imperfections et les contradictions apparentes de ses commencements. Ce n'est
pas un mal de ne pas tenir une promesse imprudente, dès qu'on ne s'éloigne pas
de la perfection qu'on s'était proposée. Tout ce que nous faisons a pour but
d'offrir â Dieu un coeur pur, et dès que vous croyez qu'il vous sera plus facile
de le faire dans cette solitude, vous ne devez pas vous tourmenter de
l'engagement que vous avez pris, pourvu que ce changement vous fasse arriver
plus sûrement à cette pureté, à cette perfection que Dieu demande de vous, et
qui avait été le motif de votre promesse.
Ce n'est pas mentir que d'agir
ainsi, c'est corriger une résolution imparfaite. Vous y êtes autorisé par ce
que vous voyez dans l'ordre physique , où la nature change sans cesse en nous
son ouvrage, d'après la volonté de Dieu même. Elle nous fait passer du berceau
à l'enfance, de l'enfance à la jeunesse, et de la jeunesse aux dernières années
de la vieillesse; et dans tous ces changements que notre Créateur opère en
nous, on rie peut pas dire qu'il manque à ce qu'il s'était proposé. I1 en est
de même de l'homme intérieur qui sort des premiers soins de l'enfance pour
passer par des états différents et arriver à cette maturité de la sagesse et de
l'homme parfait , à cette mesure de l'âge complet du Christ. (Éph., IV, 13.)
Doit-on, lorsqu'il a quitté ce qui tient à l'enfance , l'accuser de changer et
de manquer à ses promesses ?
103
Ne faut-il pas plutôt le louer de ce qu'il est devenu plus
parfait? Dieu n'a-t-il pas changé lui-même les cérémonies légales de l'ancien
Testament pour les remplacer par la perfection des béatitudes évangéliques? Et,
par ce changement, il n'a pas détruit la loi, mais il l'a fait accomplir d'une
manière plus sublime et plus céleste; il ne l'a pas changée, il l'a
perfectionnée. C'est pourquoi Notre-Seigneur a dit : Ne croyez pas que je sois
venu abolir la loi et les prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais
accomplir » (S. Matth. , V, 17) ; c'est-à-dire, détruire mes premiers
préceptes, mais les rendre plus parfaits.
15. L'ABBÉ GERMAIN. Vos sages
discours pourraient facilement calmer nos scrupules; mais nous craignons que
notre exemple n'encourage les faibles à mentir, s'ils croient qu'il leur est
permis de manquer à leur parole, ce qui est défendu avec menace par le Prophète
: Vous perdrez, Seigneur, tous ceux qui disent des mensonges. » (Ps. V, 7.) Et
ailleurs : « La bouche qui ment, tue son âme. » (Sag., I, 11.)
16. L'ABBÉ JOSEPH. Les occasions
et les motifs ne manquent pas à ceux qui veulent se perdre. Il ne faut pas
rejeter les passages de l'Écriture dont les hérétiques abusent, ou qui servent
à entretenir l'obstination des Juifs et l'orgueil des sages du monde; il faut
les accepter religieusement et les croire, en leur donnant leur sens véritable.
Nous ne devons pas, à cause de
l'abus qu'on en fait, condamner les actions des prophètes et des saints que
rapporte l'Écriture, dans la crainte qu'en
104
accordant trop à la faiblesse humaine, nous ne nous rendions
coupables de mensonges et de sacrilèges ; mais nous devons les accepter, en les
expliquant d'une manière convenable. Quant à ceux qui cherchent à tromper, nous
ne les empêcherons pas de mentir, en niant les choses, en déguisant la vérité
ou en l'affaiblissant par des interprétations allégoriques. Comment l'Écriture
pourrait-elle nuire à ceux dont la volonté est déjà corrompue (1)?
25. Nous voyons bien souvent de
saints personnages, des anges et Dieu lui-même ne pas faire ce qu'ils avaient
d'abord annoncé. David, par exemple, dit avec serment : a Que Dieu fasse ainsi
à tous les ennemis de David, si je laisse subsister demain matin rien de ce qui
appartient à Nabal. » (I Rois, XXV, 22.) Mais Abigail, la femme de Nabal, vint
le supplier, et il apaisa sa colère; il changea de résolution, et il aima mieux
paraître manquer à sa parole qu'être cruel en l'accomplissant. «Vive Dieu!
dit-il : si vous ne vous étiez pas empressée de vous présenter devant moi,
j'aurais exterminé Nabal et tout ce qui lui appartient, demain avant le point
du jour. » (Ibid.) Il ne faut pas certainement imiter David dans son irritation
et ses menaces; mais, si cela nous arrivait, nous ferions bien de l'imiter dans
son changement de résolution.
105
L'Apôtre saint Paul, ce vase
d'élection, écrit aux Corinthiens et leur promet formellement de revenir. «
J'irai vous voir, leur dit-il, lorsque j'aurai été en Macédoine, où je ne ferai
que passer. Je m'arrêterai chez vous, et j'y resterai même l'hiver, afin que
vous puissiez me conduire où j'irai ensuite ; car je ne veux pas vous voir
seulement en passant, et j'espère bien rester quelque temps avec vous. » (I
Cor., XVI.) Dans la seconde épître aux Corinthiens, il rappelle ce qu'il leur
avait dit : « Je comptais bien vous visiter d'abord , afin de vous faire
participer une seconde fois à la grâce. Je devais, de chez vous, aller en
Macédoine, et de Macédoine vous revenir, pour que vous me conduisiez en Judée.
» (II Cor., I, 16. ) Mais un motif plus utile se présente, et il avoue qu'il
n'a pas fait ce qu'il avait promis : « Est-ce par légèreté que je me suis
décidé? Mes pensées sont-elles des pensées selon la chair? Le oui et le non se
trouvent-ils en moi. » (Id.) Il déclare ensuite avec serment qu'il a mieux aimé
manquer à sa parole que de contrister les disciples par sa, venue. « Je prends
Dieu à témoin , dans mon âme , que c'est pour vous épargner que je ne suis pas
venu à Corinthe. Je l'ai décidé moi-même , pour ne pas vous attrister encore
par ma visite. » (II Cor., I, 23.)
Les anges avaient refusé de
s'arrêter dans la maison de Loth, à Sodome; ils lui avaient dit : « Nous
n'entrerons pas et nous resterons sur la place publique. » Mais les
instances qu'on leur fait les décident aussitôt à changer de résolution, et
l'Écriture ajoute : « Loth
106
les força, et ils logèrent chez lui. » (Gen., XIX, 1.) Si
les anges savaient bien qu'ils entreraient chez lui, ce n'était qu'en apparence
qu'ils refusaient l'invitation ; s'ils la refusaient réellement, c'est qu'ils
ont changé de résolution. Je crois que le seul motif du Saint-Esprit, en nous
offrant ces exemples dans l'Écriture, a été de nous apprendre à ne pas être
opiniâtres dans nos résolutions, mais à les soumettre toujours à la raison ,
sans nous croire liés à ce que nous avons dit, lorsqu'il se présente un parti
plus sage et plus salutaire que la prudence nous conseille de suivre.
Il y a encore des exemples plus
élevés. Le roi Ézéchias était étendu sur son lit et gravement malade. Le
prophète Isaïe vient lui dire de la part de Dieu même : « Voici ce que dit le
Seigneur : Mettez ordre à votre maison, car vous mourrez et vous ne vivrez pas.
» Et Ézéchias se tourna le visage contre la muraille et pria Dieu, en disant :
«Je vous en conjure, Seigneur, rappelez-vous que j'ai marché devant vous dans
la vérité et la perfection du coeur, et que j'ai fait ce qui était bon à vos
yeux. » Et Ézéchias répandit des larmes abondantes. Dieu dit alors à son
prophète : « Retourne vers Ézéchias, le roi de Juda, et dis-lui : « Voici ce
que dit le Seigneur, le Dieu de David, votre père : J'ai exaucé ta prière et
j'ai vu tes larmes, et je vais ajouter à tes jours quinze années, et je te
délivrerai des mains du roi des Assyriens, et je protégerai cette ville à cause
de moi et de David, mon serviteur. » (Isaïe, XXXVIII, 1.) Qu'y a-t-il de plus
frappant que cet exemple? Dieu, par compassion et miséricorde, veut
107
bien se rétracter et accorder à celui qui l'invoque quinze
années d'existence, malgré la parole irrévocable qu'il semblait avoir donnée.
La sentence divine était aussi
portée contre Ninive : «Encore quarante jours, et Ninive sera détruite. »
(Jonas , III, 4.) Et bientôt Dieu se laisse fléchir par la pénitence et les
jeûnes ; il révoque son arrêt si menaçant, et lui fait succéder le pardon et la
miséricorde. Si on dit que Dieu prévoyait la conversion de ce peuple et ne le
menaçait de la ruine de Ninive que pour l'exciter à la pénitence, il s'ensuit
que ceux qui dirigent leurs frères peuvent, sans mentir, les menacer, quand ils
en ont besoin, de plus de châtiments qu'ils ne veulent en infliger. Mais si on
dit que Dieu , en considération de leur pénitence, a véritablement révoqué la
sentence portée contre les Ninivites, selon ce qu'il dit lui-même par Ézéchiel
: « Si je dis à l'impie : Tu mourras de mort, et s'il fait pénitence de son
péché, et qu'il accomplisse le jugement et la justice, il vivra certainement et
ne mourra pas » (Ézéch., XXXIII, 8) , nous devons en conclure que nous ne
devons pas nous obstiner dans nos résolutions, mais adoucir, au contraire, avec
charité les menaces que nous avons été obligé de faire. Et pour qu'on ne pense
pas qu'il a été indulgent pour les Ninivites seulement, Dieu déclare, par son
prophète Jérémie, qu'il agira de même envers nous, lorsque notre conduite lui
fera révoquer sa sentence : « Je rendrai tout à coup un arrêt contre ce peuple
et cet empire pour tout arracher, détruire et disperser;
108
mais si ce peuple fait pénitence à la vue des maux dont je
l'ai menacé, je me repentirai aussi du mal que j'ai voulu lui faire, et je
rendrai sur-le-champ un autre arrêt sur ce peuple et cet empire, pour tout
bâtir et tout planter. S'il commet ensuite le mal en ma présence et n'écoute plus
ma voix, je me repentirai du bien que j'avais promis de lui faire. » (Jérémie,
XVIII, 7.) Dieu dit encore à Ézéchiel : « Ne leur retirez pas votre parole, car
ils vous écouteront peut-être et quitteront tous leur mauvaise voie; et alors
je me repentirai du mal que je voulais leur faire à cause de la malice de leurs
desseins. » (Ézéch., XXVI, 2.) Ces passages de l'Écriture nous montrent qu'il
ne faut pas nous attacher avec opiniâtreté à nos résolutions, mais les tempérer
par la raison, en préférant toujours ce que nous jugerons être le meilleur, et
en faisant ce qui nous paraîtra le plus utile.
28. Une des choses qui doit le
plus nous instruire, c'est que Dieu, qui connaît la fin de chaque homme, même
avant sa naissance , agit cependant pour tous selon la règle ordinaire, et ne
semble pas se servir de sa puissance et de sa prescience divines. Il traite les
hommes selon leur état présent ; il les. rejette ou les attire, leur donne sa
grâce ou la leur refuse, selon leurs dispositions de chaque jour. L'élection de
Saül en est une preuve manifeste. (I Rois, X.) Dieu ne pouvait ignorer sa fin
déplorable, et cependant il le choisit parmi tant d'Israélites ; il le sacre
roi, en considération de sa vie présente et sans tenir
109
compte de sa prévarication future. Et lorsque Saül s'est
perdu, Dieu semble se repentir de l'avoir choisi et il s'en plaint comme un
homme pourrait le faire. « Je me repens , dit-il, d'avoir établi Saül roi,
parce qu'il m'a abandonné et qu'il n'a pas accompli mes ordres. » Et ailleurs :
« Cependant Samuel pleurait Saül, parce que le Seigneur se repentait de l'avoir
établi roi sur Israël. » (I Rois, XV, 11.) Cet exemple est frappant; mais Dieu
annonce par son prophète Ézéchiel qu'il agit ainsi, tous les jours, à l'égard
de tous les hommes : « Et je dis au juste qu'il possède la vie , et s'il se fie
ensuite à sa justice pour commettre l'iniquité, j'oublierai sa justice, et il
mourra dans l'iniquité qu'il a commise. Si, au contraire, je dis à l'impie : Tu
mourras de mort, et s'il fait pénitence de son péché, s'il accomplit l'ordre,
s'il restitue le gage qui lui a été confié, s'il rend ce qu'il a pris, s'il
marche dans la loi de la vie et ne fait pas ce qui est injuste, il vivra et ne
mourra pas; tous les péchés qu'il a commis ne lui seront pas imputés. »
(Ézéch., XXXIII, 13.)
Enfin, lorsque le peuple que le
Seigneur s'était choisi entre toutes les nations, détourna de lui les yeux de
la miséricorde divine , en adorant le veau d'or, Moïse intervint en s'écriant :
« Je vous en conjure, Seigneur, ce peuple a commis un grand crime en se faisant
des dieux d'or ; et maintenant, si vous voulez lui pardonner son péché,
pardonnez-lui, ou bien effacez-moi du livre que vous avez écrit. » Et Dieu lui
répond : « Si quelqu'un pêche contre moi, je l'effacerai de mon livre. » (Exod.,
XXXII, 21.) David aussi,
110
dans ses prophéties, se plaint de Judas et de ceux qui
persécutent le Christ : « Qu'ils soient effacés, dit-il, du livre des vivants
et que leurs noms ne soient point écrits avec ceux des justes. » (Ps. LXVIII,
29.) Judas accomplit lui-même la malédiction du Prophète. Le Christ, en
l'élevant au rang des Apôtres, avait écrit son nom dans le livre des vivants,
car il lui avait été dit comme aux autres : Ne vous réjouissez pas de ce que
les démons vous soient soumis; mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont
écrits dans le ciel. » (S. Luc, X, 20.) Mais l'avarice le corrompit et le fit
tomber des honneurs du ciel aux bassesses de la terre. Le prophète a eu raison
de dire de lui et de ceux qui lui ressemblent : « Seigneur, que tous ceux qui
vous abandonnent soient confondus; que ceux qui s'éloignent de vous soient
écrits sur la terre parce qu'ils ont quitté le Seigneur, la source des eaux
vivantes » (Jérémie, XVII, 13); et ailleurs : « Ils ne seront pas dans les
conseils de mon peuple ; ils ne seront pas inscrits parmi ceux de la maison
d'Israël, et ils n'entreront pas dans la terre d'Israël. » (Ézéch., XIII, 9.)
27. Il ne faut pas oublier un
autre avantage de cette recommandation. Si quelque passion nous fait faire un
serment, ce qu'un religieux doit toujours éviter, nous comparerons, dans le
calme de notre raison, ce que nous avons juré avec ce que nous sommes obligés
de faire, et nous n'hésiterons pas à choisir, d'après le conseil même des
anciens, ce qui nous paraîtra le plus juste. Il vaut bien mieux alors manquer à
sa parole
111
que renoncer à une chose beaucoup plus utile à notre salut.
Rappelons-nous enfin que jamais nos pères n'ont été opiniâtres dans leurs
résolutions , mais que , semblables à la cire qui s'amollit à la chaleur du
soleil, ils ont cédé sans scrupule à une lumière plus grande et à un conseil
plus salutaire. Nous savons, au contraire, que ceux qui s'opiniâtrent dans
leurs résolutions ont été toujours peu raisonnables et incapables de
discrétion.
28. L'ABBÉ GERMAIN. D'après ce
que vous venez de si bien expliquer, il semble qu'un religieux ne devrait
jamais prendre d'engagements, dans la crainte d'y manquer, ou d'y trop tenir.
Mais alors comment expliquer cette parole du Psalmiste : « J'ai juré et j'ai
résolu de garder les jugements de votre justice? » (Ps. CXVIII, 106.) Car
qu'est-ce que jurer et prendre des résolutions , si ce n'est garder
inviolablement ses promesses.
29. L'ABBÉ JOSEPH. Nous ne
parlons pas des principaux commandements , sans lesquels il est impossible de
faire son salut, mais de ces engagements qu'on peut, sans inconvénient,
modifier ou observer, comme de jeûner rigoureusement, de s'abstenir toujours de
vin ou d'huile, de ne sortir jamais de sa cellule et de s'appliquer sans
relâche à la lecture et à la méditation. Ce sont là des choses que nous pouvons
pratiquer quand nous voulons , et interrompre quand il le faut, sans manquer à
notre profession et sans nous rendre coupables. Mais pour les choses dont
l'observation est plus importante, le religieux peut
112
faire des voeux irrévocables et doit, s'il le faut, plutôt
souffrir la mort que de les violer. C'est pour celles-là qu'il doit dire
irrévocablement : « J'ai juré, et j'ai résolu. » Il doit ainsi garder la
charité , à laquelle il faut tout sacrifier, pour ne pas offenser en elle le
principe de la paix et de la perfection. Il faut jurer de garder la chasteté,
de conserver la foi, de persévérer dans la justice et de s'éloigner toujours de
ce qui peut nuire. Mais pour ce qui est des exercices corporels , que saint Paul
déclare être moins utiles (I Tim., IV), il faut, comme nous l'avons dit, ne pas
y tenir, si nous trouvons un moyen plus sûr d'avancer dans la piété; mais il
faut les abandonner pour pratiquer ce qui nous semble plus avantageux. Car il
n'y a aucun danger à laisser pour un temps ces exercices, tandis qu'on peut se
perdre, en négligeant pour un instant les principes de la charité.
30. Il faut aussi prendre garde,
lorsqu'il échappe quelques paroles qu'on désire tenir cachées, d'en trop
recommander le secret à celui qui les a entendues; car elles passeront bien
plus facilement inaperçues si vous ne défendez pas d'en parler; votre prochain
les croira indifférentes et ne pensera pas à les redire dès que vous ne
l'obligerez pas au silence. Mais si, au contraire, vous le liez par votre
recommandation, il y manquera bientôt; car le démon le tentera avec violence,
pour vous contrister et pour le faire manquer à sa promesse.
31. Ainsi un religieux ne doit
pas prendre d'engagements irrévocables pour tout ce qui regarde les
113
pratiques extérieures , de peur que le démon n'en profite
pour le tenter davantage et lui faire violer une loi qu'il s'est imposée. Car
celui qui est libre et qui s'impose une loi, se soumet à une servitude
dangereuse; ce qu'il pouvait faire légitimement et honorablement, quand la
nécessité l'y force, il ne peut le faire sans manquer à ses engagements et sans
se rendre coupable : « Là où il n'y a pas de loi , il n'y a pas prévarication.
» (Rom., IV, 15.)
CASSIEN. Cette doctrine du
bienheureux Joseph fut pour nous comme un oracle de Dieu même, et nous décida à
rester en Égypte. Cependant, quoique tranquilles sur la promesse que nous
avions faite, nous voulûmes bien la tenir, après avoir passé sept années dans
le désert. Nous fîmes un petit voyage à notre monastère, quand nous eûmes la
certitude qu'on ne s'opposerait pas à notre retour, et nous témoignâmes à nos
supérieurs le respect que nous leur devions. Les lettres que nous leur avions
souvent écrites ne les avaient pas complètement satisfaits; mais ils nous
rendirent bientôt leur ancienne affection. Nous étions dé-gagés de notre
promesse, et ils nous engagèrent eux-mêmes à retourner dans la solitude de
Schethé.
Tels sont, vénérables frères, les
enseignements et la doctrine des solitaires admirables que nous avons visités.
Je les ai recueillis bien imparfaitement, et mes paroles les ont obscurcis, au
lieu de les embellir; il ne faut pas que mon peu de talent nuise à leur mérite;
il valait mieux vous redire mal leurs belles instructions que de les passer
sous silence. Le lecteur en profitera
114
s'il goûte le sens sublime qu'elles renferment, sans
s'arrêter à l'imperfection de mon langage. C'est son utilité que je recherche
plutôt que ses louanges. Je savais bien, en écrivant ces conférences, à quel
danger, à quelle confusion je m'exposais, et j'ai cru cependant devoir ne pas
l'éviter, parce que j'espérais un peu être utile aux autres. J'avertis tous
ceux qui liront ces conférences que ce qu'ils aimeront appartient à ces saints
solitaires dont je rapporte la vie et la doctrine, mais que ce qui leur
déplaira doit être attribué à moi seul.
Après avoir, avec la grâce de
Dieu, écrit les dix premières Conférences, pour obéir aux bienheureux évêques
Hellade et Léonce, j'en ai dédié sept autres au bienheureux évêque Honorat et
au grand serviteur du Christ, Eucher. J'ai cru devoir vous en adresser encore
sept nouvelles, mes très-saints frères Jovinien , Minerve, Léonce et Théodore.
L'un de vous, en effet, a établi dans les Gaules la règle si belle et si sainte
de la vie religieuse ; les autres ont fait aimer par leur enseignement, non-seulement
les vertus de la vie commune dans les monastères, mais encore la perfection des
anachorètes du désert. Tout ce que je dirai dans ces Conférences, se rapportera
à ces deux genres de vie que vous avez fait fleurir en
118
Occident ; et ceux qui sont soumis dans les communautés, au
joug salutaire de l'obéissance, comme ceux qui vivent près de vous dans la
solitude, y trouveront des avis utiles à leurs professions. Vos exemples et vos
travaux leur feront plus facilement comprendre ce que diront les saints
religieux qui parlent dans ces Conférences, et qui vivent de la même vie
qu'eux. Ils les recevront ainsi dans leurs cellules; ils pourront, tous les
jours, les interroger et recevoir leurs réponses. Ils n'écouteront pas leurs
propres idées dans cette voie si difficile et si peu connue parmi eux , et qui
est même pénible et dangereuse; ils suivront la route tracée par tant de saints
exemples, et ils s'habitueront à prendre pour guides ceux qu'ont instruits la
tradition et une longue expérience.
Origine de la vie religieuse. — Trois sortes de
religieux; les cénobites, les anachorètes, et les religieux indépendants et
relâchés. — De l'état le plus parfait. — Obéissance et humilité. — Patience,
preuve de l'humilité. — Moyen d'acquérir la patience. — La perfection n'est pas
dans l'isolement de la cellule, mais dans les vertus de l'homme intérieur. — Se
préserver de l'envie.
1. Après avoir joui de la
présence et de l'entretien des trois saints vieillards dont nous avons rapporté
les conférences, à la prière de notre frère Eucher, nous désirâmes pénétrer
plus avant dans l'Égypte, et visiter la partie où se trouvent les plus nombreux
et les plus saints solitaires. C'était pour les voir plutôt que pour suivre
notre route, que nous allâmes à un
120
bourg appelé Diolcos, et situé près des sept embouchures du
Nil. Nous étions comme des marchands avides de s'enrichir; nous avions appris
qu'il y avait là de célèbres monastères et des religieux recommandables par
leur expérience, et nous dirigions notre course de ce côté, dans l'espoir d'y
rencontrer de plus grands avantages.
Après avoir longtemps lutté
contre les flots, nous aperçûmes enfin ces vertus sublimes que nous cherchions;
et le vénérable abbé Piammon, le plus ancien des anachorètes de ces contrées et
leur prêtre, nous apparut comme un phare resplendissant, pour nous guider au
rivage. C'était bien cette ville de l'Évangile, placée sur le haut de la
montagne, et nous l'aperçûmes tout d'abord. Nous croyons devoir passer sous
silence bien des choses admirables, que la grâce divine nous a permis de voir
en lui; nous serions sans cela obligés de dépasser les bornes que nous nous
sommes prescrites. Nous n'avons pas promis de rapporter toutes les merveilles
que Dieu fait, mais seulement les exemples et les enseignements de ces saints
solitaires. Nous voulons présenter à nos lecteurs ce qui leur est nécessaire
pour acquérir la perfection, et non pas ce qui les étonnerait, sans les aider à
se corriger de leurs défauts.
Le bienheureux Piammon nous reçut
avec une grande joie, et nous traita d'une manière digne de sa charité. Comme
il vit que nous étions étrangers, il nous demanda d'abord d'où nous venions, et
pourquoi nous venions en Égypte; et lorsqu'il eut appris
121
que nous étions venus d'un monastère de Syrie, par désir de
notre perfection, il nous parla en ces termes :
2. Tout homme, ô mes enfants, qui
désire se perfectionner dans quelque art, ne peut réussir, s'il ne s'y applique
continuellement, et s'il ne consulte et n'écoute les maîtres qui en possèdent
la science. Le désir de leur ressembler serait stérile, s'ils ne les imitaient
dans leur travail et leur constance. Nous en avons déjà bien vu venir de votre
pays, pour visiter les monastères de nos religieux, et non pas pour connaître
leurs règles et les adopter ; ils allaient causer de cellule en cellule , afin
de pouvoir, à leur retour, raconter ce qu'ils avaient vu et entendu. Leur but
n'était pas de se corriger de leurs défauts; et quelques-uns même leur
reprochaient de chercher bien moins à avancer dans la vertu qu'à éviter la gêne
de la pauvreté. Aussi ne pouvaient-ils rien apprendre, et n'avaient-ils pas
même le courage de rester quelque temps parmi nous. Ils n'ont rien changé à
leurs jeûnes, à. leur office, à leurs vêtements; comment croire qu'ils
n'étaient pas venus seulement ici pour y trouver quelque moyen de subsister?
3. C'est pourquoi, si, comme nous
le croyons, Dieu vous a conduits pour vous inspirer, par nous, une sainte
émulation, commencez par renoncer à la règle que vous pratiquiez avant de
venir, et soumettez-vous humblement à tout ce que nos anciens pourront vous
dire et vous enseigner par leurs exemples. Ne vous étonnez pas et ne vous
refusez pas à les imiter, quand
122
bien même vous ne comprendriez pas d'abord la raison de leur
conduite. Car ceux qui acceptent simplement les choses, et qui aiment mieux
imiter que discuter ce qu'ils voient faire à leurs supérieurs, acquièrent la
science véritable par leur obéissance. Celui, au contraire, qui commence par
raisonner sur tout, n'avancera pas dans la vérité, parce que l'ennemi du salut,
en voyant qu'il se fie plutôt à son jugement qu'à celui des supérieurs, lui
persuadera facilement que les préceptes les plus utiles et les plus salutaires
, sont superflus et même dangereux. Le démon profitera de sa présomption pour
le rendre opiniâtre dans ses idées les plus déraisonnables, et il croira qu'il
n'y a de bon et de saint, que ce qu'il jugera tel dans son erreur et son
entêtement.
4. Vous devez, avant tout,
connaître le principe et l'histoire de notre profession; car celui qui désire
s'appliquer à un art et y faire des progrès , cherche à savoir quels sont ceux
qui l'ont inventé et perfectionné. Il y a, en Égypte, trois sortes de religieux
: les deux premières sont excellentes, la troisième est tiède et doit être
évitée. Il y a d'abord les cénobites, ou les religieux qui vivent en
communauté, sous la conduite d'un supérieur. Ces religieux sont extrêmement nombreux
dans toute l'Égypte. Il y a ensuite les anachorètes, qui, après s'être formés
dans les monastères et s'être perfectionnés dans la pratique de la règle, se
sont retirés dans la solitude. C'est la profession que nous désirons suivre.
Enfin il y a les religieux sarabaïtes que nous blâmons, et dont nous vous
parlerons
123
plus tard. Nous allons vous faire connaître avant, comme
nous vous l'avons dit, les fondateurs de ces différentes sortes de religieux.
Cette connaissance suffira pour l'estime ou la haine que vous devez en avoir;
car chaque voie conduit nécessairement ceux qui la suivent au but que s'est
proposée son auteur.
5. La vie des cénobites a
commencé au temps même des Apôtres; elle a existé à Jérusalem parmi les
premiers fidèles, comme les Actes le racontent : « La multitude des croyants
n'avait qu'un coeur et qu'une âme. Personne ne disait que ce qu'il avait lui
appartenait; mais tout était commun entre eux. Ils vendaient leurs possessions
et leurs biens pour les partager selon le besoin de chacun » (Act., IV, 32); Et
encore : « Il n'y avait pas de pauvres parmi eux ; tous ceux qui avaient des
champs et des maisons les vendaient, et en apportaient le prix aux pieds des
Apôtres ; et on le distribuait à tous ceux qui en avaient besoin. » (Ibid.) Toute
l'Église vivait ainsi dans une perfection qu'il serait difficile de trouver
maintenant dans quelques monastères. Mais, après les Apôtres, la ferveur des
fidèles commença à se refroidir; les étrangers de différentes nations qui
avaient embrassé la foi avaient été ménagés dans les commencements, à cause de
leurs habitudes païennes ; et on ne leur demandait que de « s'abstenir de
viandes offertes aux idoles, de la fornication, des bêtes étouffées et du sang.
» (Act., XV, 29.) Cette liberté laissée aux gentils, à cause de la faiblesse de
leur foi, diminua peu à peu la perfection de l'Église de Jérusalem,
124
qu'augmentaient tous les jours les Juifs et les étrangers.
La première ferveur se refroidit, et l'on vit non-seulement les chrétiens, mais
les chefs mêmes de l'Église se relâcher. Beaucoup se persuadèrent que ce qu'on
avait accordé aux gentils par condescendance, était permis, et qu'il n'y avait
aucun mal à conserver son bien, tout en suivant la religion de Jésus-Christ.
Ceux qui avaient conservé la ferveur des temps apostoliques n'en oublièrent pas
la perfection. Ils s'éloignèrent des villes et de ceux qui adoptaient une vie
plus facile dans l'Église. Ils se retirèrent dans la solitude pour suivre ce
qui était la règle générale du temps des Apôtres , et ils s'y exercèrent avec
ardeur. Leur exemple leur attira de nombreux disciples qui voulaient se
préserver du relâchement commun. Peu à peu leur nombre s'accrut, et comme ils
se séparaient des autres chrétiens et qu'ils renonçaient au mariage, à leur famille
et au monde, on appela moines, ceux qui vivaient ainsi dans la solitude. Ceux
qui se réunirent en communauté furent nommés cénobites. Ce furent là les
premiers religieux par leur ancienneté comme par leurs vertus, et ils se
soutinrent dans leur perfection jusqu'à l'époque des abbés Paul et Antoine.
Nous en voyons encore les restes dans quelques monastères.
6. C'est de ces religieux
parfaits que sortirent , comme d'une tige féconde, les saints anachorètes qui
en furent les fleurs et les fruits. Leurs fondateurs sont les grands hommes que
je viens de nommer, saint Paul et saint Antoine. Ils ne se réfugièrent pas
125
dans la solitude par découragement ou par impatience, mais
par désir d'une perfection plus grande et d'une contemplation plus élevée,
quoiqu'on dise du premier que ce fut pour éviter les piéges de ses parents,
dans un moment de persécution. Ainsi ce fut des monastères que sortirent les
anachorètes qui ne se contentèrent pas des premières victoires remportées sur
le démon parmi les hommes , mais qui voulurent le combattre plus
particulièrement, et ne craignirent pas , pour mieux le vaincre , de pénétrer
jusqu'au fond des déserts, comme saint Jean-Baptiste qui demeura toute sa vie
dans la solitude, et à l'exemple d'Élie, d'Élisée, et de ceux dont parle
l'Apôtre : « Ils ont erré couverts de peaux de brebis et de chèvres; ils ont
souffert la pauvreté, les persécutions, les afflictions, eux dont le monde
n'était pas digne; ils ont habité les solitudes, les montagnes, les rochers et
les antres de la terre. » (Hébr., XI, 37.)
C'est d'eux que le Seigneur parle
à Job, en figure : « Qui est celui qui a renvoyé libre l'âne sauvage et rompu
ses liens? II a fixé sa demeure dans le désert, et sa tente dans les marécages.
Il se rit de la foule des villes, et n'entend pas le cri des exacteurs. Il
considère la montagne fertile en pâturages, et il cherche partout l'herbe
abondante. » (Job, XXXIX, 5.) Le Psalmiste dit aussi : « Qu'ils parlent
maintenant ceux qu'a rachetés le Seigneur, ceux qu'il a retirés des mains de
l'ennemi. » (Ps. CVI, 2.) Et peu après : « Ils ont erré dans la solitude, dans
les lieux arides, où ils ne trouvaient ni chemin, ni habitations. Ils
souffraient
126
la faim et la soif, et tombaient en défaillance. Ils
criaient vers le Seigneur, au milieu de leurs tribulations, et le Seigneur les
délivrait de leurs nécessités. » (Ps. CVI.) Jérémie en parle également,
lorsqu'il dit : « Heureux celui qui porte le joug dès sa jeunesse; il s'assiéra
solitaire et se taira, parce qu'il s'est élevé au-dessus de lui-même. »
(Thren., III, 27.) Et les solitaires chantent de cœur et de bouche ces paroles
de David : « Je suis devenu semblable au pélican de la solitude; j'ai veillé,
et je suis devenu comme le passereau solitaire sur un toit. » (Ps. CI, 7.)
7. La religion chrétienne se
réjouissait de posséder ces deux sortes de religieux, lorsque commença à
s'introduire dans leur sein un déplorable relâchement. Ce fut alors que
parurent ces moines infidèles et maudits dont les ancêtres, aux premiers temps
de l'Église, avaient été si sévèrement frappés par saint Pierre, dans la
personne d'Ananie et de Saphire. Tous les religieux eurent en horreur cette
secte abominable, tant que l'on conserva la mémoire de ce châtiment terrible,
infligé par le prince des Apôtres, qui ne laissa pas aux coupables le temps du
repentir et coupa, par une mort subite, le mal dans sa racine. Mais cet exemple
d'Ananie et de Saphire s'effaça peu à peu par le temps et la négligence ; et
l'on vit paraître la race des sarabaïtes, ainsi appelés par les Égyptiens,
parce qu'ils se séparent des autres religieux, et pourvoient eux-mêmes à leurs
besoins. Ils paraissent vouloir pratiquer la perfection de l'Évangile; mais ils
recherchent plutôt les louanges que l'on donne à ceux
127
qui préfèrent à tous les biens du monde, la nudité de
Jésus-Christ. Lorsque par faiblesse ou par nécessité, ils viennent à embrasser
la vie religieuse, ils tiennent beaucoup à passer pour des solitaires, sans en
avoir les vertus. Ils ne veulent pas se soumettre à la règle d'un monastère et
obéir aux ordres des supérieurs, pour apprendre à vaincre leurs volontés, en
suivant leurs traditions. Ils négligent d'étudier les enseignements de leur
sage expérience; et tout leur renoncement est extérieur. Ils restent dans leurs
maisons et profitent du nom qu'ils portent pour vaquer à toutes leurs
occupations ; ou bien ils se construisent des cellules qu'ils appellent des
monastères, pour y vivre en toute liberté, sans se soumettre aux préceptes de
l'Évangile, qui défendent de s'inquiéter de la nourriture de chaque jour, et de
s'embarrasser des choses de ce monde. Ces préceptes ne sont observés que par
ceux qui renoncent sincèrement à tous leurs biens, et qui se soumettent
tellement à la règle d'un monastère, qu'ils ne sont plus maîtres d'eux-mêmes.
Ceux , au contraire , qui ne
veulent pas vivre en communauté , se réunissent deux ou trois dans des
cellules, sans vouloir obéir à un supérieur. Ils cherchent surtout à conserver
leur liberté, afin de pouvoir courir çà et là, et s'occuper selon leur bon
plaisir. Ils travaillent jour et nuit, plus que ceux qui sont dans les
monastères, mais non pas avec la même foi et le même but; car ce n'est pas pour
mettre en commun le fruit de leur travail, c'est pour gagner plus d'argent et
thésauriser. Vous voyez quelle différence
128
il y a entre ces religieux. Les uns ne pensent pas au
lendemain et offrent avec joie à Dieu le fruit de leur travail; les autres
pensent non-seulement au lendemain, mais à de nombreuses années; ils
s'inquiètent de l'avenir et semblent croire que Dieu est impuissant ou menteur,
et qu'il ne voudra ou ne pourra pas leur donner, comme il l'a promis, la
nourriture et les vêtements nécessaires. Les uns désirent la privation et la
pauvreté, les autres l'abondance de toute chose. Si les uns travaillent plus
que la règle ne l'exige, c'est pour que le superflu du monastère puisse être
distribué par les supérieurs dans les prisons, dans les hospices ou aux
pauvres. Les autres, au contraire, n'emploient ce qui leur reste qu'à
satisfaire leur fantaisie ou leur avarice.
Quand même ils emploieraient
mieux ce qu'ils gagnent, ils seraient toujours loin de la vertu des premiers;
car ceux-là, en renonçant chaque jour à ce qu'ils gagnent restent toujours dans
une humble dépendance, et renouvellent sans cesse leur sacrifice, puisqu'ils
abandonnent sans cesse ce qu'ils ont gagné par leur travail. Mais les autres,
même en donnant quelque chose aux pauvres, s'enorgueillissent et se perdent
chaque jour davantage. La patience et l'austérité des uns les font persévérer
dans le renoncement de leur volonté, et vivre ainsi dans le crucifiement et le
martyre, tandis que le relâchement des autres les fait descendre vivants en
enfer. Les deux genres de religieux dont nous avons parlé, les cénobites et les
anachorètes, sont presque en nombre égal dans ces
129
contrées; mais dans les autres pays que les besoins de la
foi m'ont obligé de parcourir, les sarabaïtes semblent être en très-grande
majorité ; car du temps de Lucius , l'évêque arien , sous le règne de Valens,
lorsque nous allions porter des aumônes à nos frères, qui avaient été exilés de
l'Égypte et de la Thébaïde dans les mines du Pont et de l'Arménie , pour avoir
été fidèles à la foi catholique, nous n'avons vu que dans très-peu de villes
des religieux suivre la règle des cénobites, et nous n'avons jamais entendu
parler d'anachorètes.
8. Il s'est élevé aussi, depuis
quelque temps, une quatrième sorte de religieux, qui se parent du nom et de
l'apparence des anachorètes. Ils avaient d'abord, dans leur première ferveur,
cherché la perfection dans les monastères; mais comme ils se sont relâchés, ils
renoncent à corriger leurs défauts et leurs habitudes, et ne veulent plus
porter le joug de la patience et de l'humilité, en obéissant à un supérieur.
Ils demandent des cellules séparées pour y vivre solitaires, afin de pouvoir,
en s'isolant ainsi, passer pour être patients, doux et humbles aux yeux des
hommes. Ce moyen ou plutôt ce relâchement qui les perd , ne leur permettra
jamais d'atteindre la perfection; car au lieu de corriger leurs défauts, ils
les augmentent. Personne ne les contredit, et le poison mortel qui se cache en
eux y pénètre davantage , et leur cause une maladie incurable. Le respect qu'on
a pour les solitaires, fait qu'on n'ose pas les reprendre de ces défauts qu'ils
aiment mieux cacher que corriger. La vertu
130
cependant ne s'acquiert pas en dissimulant les vices, mais
en en triomphant.
9. L'ABBÉ GERMAIN. Y a-t-il une
différence entre les monastères et les maisons où vivent les cénobites, ou
est-ce la même chose?
10. L'ABBÉ PIAMMON. On confond
souvent les monastères et les communautés. Il y a pourtant une différence entre
ces deux mots. Celui de monastère désigne le lieu où vivent les moines, et
celui de communauté la réunion de ceux qui suivent une même règle. On pourrait
appeler monastère, une maison où n'habiterait qu'un moine, tandis qu'on ne peut
appeler communauté , que celle où les religieux vivent en communion parfaite.
On appelle aussi monastères les lieux où demeurent les sarabaïtes.
11. Pour vous, mes enfants, je
vois que c'est l'état le plus parfait que vous désirez; vous vous êtes exercés
à la vie de communauté pour atteindre à la vie des anachorètes. Appliquez-vous
de toute votre âme à la pratique des vertus de patience et d'humilité que vous
avez dû acquérir, et pratiquez-les sincèrement, non pas comme quelques-uns, en
paroles seulement, et par des saluts et des démonstrations fausses et inutiles.
L'abbé Sérapion se moqua un jour très-bien de cette humilité simulée. Un
solitaire vint le trouver, avec un extérieur et un langage qui témoignaient une
humilité profonde; et comme le bon vieillard l'invitait, selon l'usage, à prier
ensemble, il répondit qu'il ne le ferait jamais, parce qu'il avait tant de
défauts, qu'il n'était pas même digne de respirer le même air
131
que lui. Il refusa également de s'asseoir sur la même natte,
et se mit sur la terre. Il s'opposa encore à ce qu'il lui lavât les pieds.
Après le repas, l'abbé Sérapion l'entretint, selon la coutume, et se mit à lui
dire, avec toute la douceur possible, qu'étant jeune et fort, il ne devait pas
rester oisif et courir ainsi de tous côtés, mais demeurer dans sa cellule ,
sous l'obéissance de ses supérieurs, et qu'il valait mieux vivre de son travail
que des libéralités des autres. L'apôtre saint Paul, pour l'éviter, travaillait
nuit et jour, quoique la prédication de l'Évangile lui donnât le droit de
recevoir ce qui lui était nécessaire; mais il aimait mieux gagner lui-même la
nourriture de chaque jour pour lui et pour ceux qui ne pouvaient le faire, à
cause de leur ministère. Ces paroles causèrent à son visiteur une telle
tristesse, un tel chagrin qu'il ne put s'empêcher de le laisser paraître sur
son visage. « Comment, mon fils, lui dit le vieillard, vous vous chargiez tout
à l'heure de tous les vices, et vous ne craigniez pas de passer pour un homme
souillé de toutes sortes de crimes; et maintenant que je vous donne un petit
conseil qui n'a rien d'offensant, mais qui doit vous être utile et vous montrer
mon affection, vous en êtes si bouleversé, que vous ne pouvez vous empêcher de
laisser paraître votre indignation sur votre visage ! Est-ce que, lorsque vous
vous humiliiez tout à l'heure, vous pensiez que je devais vous dire : « Le
juste s'accuse lui-même, au commencement de son discours » ? (Prov., XVIII,
17.)
Il faut donc avoir une humilité
de coeur sincère ; et
132
cette humilité ne consiste pas dans des gestes et des
paroles affectées, mais dans une humiliation véritable de l'âme. La preuve la
plus évidente de cette vertu sera la patience, qui ne s'accuse pas de crimes
que personne ne peut croire, mais qui ne se trouble pas de ceux qu'on lui
attribue, et qui supporte avec douceur toutes les injures qu'elle ne mérite
pas.
12. L'ABBÉ GERMAIN. Nous
désirions savoir, mon Père, comment on peut acquérir et conserver cette
patience , afin que nous gardions cette paix du coeur, comme nous gardons le
silence dans nos monastères; car souvent on retient sa langue, mais l'âme crie
à l'intérieur. Il semble qu'on ne peut bien conserver la douceur, qu'en vivant
seul dans une cellule solitaire.
13. L'ABBÉ PIAMMON. La vraie
patience, la paix de l'âme rie s'acquiert et ne se conserve que par l'humilité
profonde du coeur. Quand elle vient de cette source, elle n'a pas besoin de se
réfugier dans une cellule et dans la solitude : elle ne cherche pas une
protection extérieure, parce qu'elle s'appuie à l'intérieur sur l'humilité qui
la produit et la garde. Si nous sommes troublés par ceux qui nous attaquent, il
est certain que l'humilité n'a pas encore en nous des fondements assurés, et
que la moindre tempête peut ébranler et ruiner l'édifice de notre âme. Comment
louer et admirer la patience qui ne peut supporter la moindre attaque de
l'ennemi ? Celle -là seulement est méritoire et glorieuse, qui persévère et
reste calme au milieu des orages de toutes les tentations. Les adversités
133
qui devaient la briser et la vaincre, la fortifient , au
contraire, et ce qui semblait l'affaiblir ne fait que l'accroître.
Personne n'ignore que le nom de
la patience vient du mot pâtir; et on ne peut appeler patient que celui qui
supporte, sans se plaindre, ce qu'on lui fait souffrir. Salomon a bien raison
de le louer, en disant : « Le patient vaut mieux que le fort, et celui qui
dompte sa ,colère est plus que celui qui prend des villes. » (Prov., XVI , 32)
; et encore : « L'homme patient excelle dans la prudence; mais l'homme qui se
laisse abattre est un insensé. » (Prov., XIV, 70.) Lorsque quelqu'un se laisse
vaincre par l'injure et se met en colère, la cause de son péché n'est pas dans
l'offense qui lui est faite, mais dans sa faiblesse qui se manifeste; c'est ce
que dit notre Sauveur, dans la parabole des deux maisons, dont l'une est fondée
sur la pierre et l'autre sur le sable : les pluies, les torrents, les tempêtes
viennent les attaquer ; celle qui est bâtie sur la pierre en est à peine
ébranlée; mais celle qui est faite sur le sable tombe bientôt; et ce ne sont
pas les pluies et les inondations qui la renversent, c'est l'imprudence de
celui qui l'a construite sur le sable.
La différence qu'il y a entre le
juste et le pécheur, ne consiste pas dans la tentation, mais dans la résistance
à la tentation. Le pécheur cède aux plus petites, tandis que le juste triomphe
des plus grandes. La vertu du juste ne mériterait aucune louange, s'il n'avait
pas de tentations; car il n'y a pas de victoire sans combat. « Heureux l'homme
qui supporte la
134
tentation; car quand il aura été éprouvé, il recevra la
couronne de vie que Dieu a promise à ceux qui l'aiment. » (S. Jacq., I, 12.) L'apôtre
saint Paul dit que « la vertu se perfectionne, non pas dans le repos et les
délices , mais dans la souffrance » (II Cor., XII, 9) ; et Dieu dit au Prophète
: « Voici que je t'ai rendu aujourd'hui comme une ville fortifiée, comme une
colonne de fer et un mur d'airain contre toute la terre, ses princes, ses
prêtres et ses peuples; ils combattront contre toi, sans te vaincre, parce que
je suis avec toi pour te délivrer, dit le Seigneur tout-puissant.» (Jér., 1,
18.)
14. Je veux vous citer deux
exemples de cette patience dont je vous parle. Le premier est celui d'une
sainte femme qui s'appliquait tant à cette vertu, que non-seulement elle ne
fuyait pas les occasions de la pratiquer, mais qu'elle les recherchait même,
afin de mieux l'acquérir. Elle était d'une grande famille, et habitait
Alexandrie, où elle vivait chrétiennement dans une maison que lui avaient
laissée ses parents. Elle vint trouver l'évêque Athanase, de pieuse mémoire, et
lui demanda de lui donner à nourrir une des veuves dont avait soin l'Église.
Elle lui exprima son désir, en disant : « Donnez-moi une soeur avec laquelle je
puisse être patiente. » Le saint évêque loua son zèle pour les oeuvres de
miséricorde, et donna l'ordre de lui choisir une veuve que son caractère et ses
moeurs rendraient recommandable entre toutes les autres, dans la crainte que la
charité de cette dame ne fût vaincue par les défauts de celle qui en était
l'objet, et
135
qu'au lieu de la récompense qu'elle cherchait, en secourant
cette pauvre femme, elle ne trouvât dans sa conduite qu'une occasion
d'affaiblir sa foi. Cette darne conduisit la veuve chez elle, et l'entoura de
soins.
Elle remarqua bientôt qu'elle
était d'une modestie, d'une douceur extrêmes, et qu'elle se confondait, à
chaque instant, en actions de grâces, pour tous les services qu'elle recevait.
Quelques jours après, elle alla retrouver le saint évêque, et lui dit : «Je
vous avais demandé de vouloir bien me donner une veuve que je puisse nourrir,
et envers laquelle je puisse être charitable. » L'évêque ne comprit pas d'abord
ce que voulait dire cette dame, et pensa qu'on avait mal exécuté l'ordre qu'il
avait donné de satisfaire sa demande; et comme il s'en plaignait un peu
vivement, il apprit qu'on avait choisi la meilleure de toutes les veuves. Il recommanda
alors en secret de donner à cette dame, la veuve la plus méchante, la plus
colère, la plus bavarde, la plus violente, la plus orgueilleuse. On n'eut pas
de peine à la trouver, et on la conduisit au logis de cette dame qui la servit
avec la même charité que l'autre , et l'entoura même de plus de soins; mais au
lieu d'en recevoir des remercîments et de la reconnaissance, elle n'en reçut
que des injures et des reproches. Si elle l'avait demandée à l'évêque, lui
disait-elle, ce n'était pas pour lui faire du bien, mais pour la tourmenter; et
en venant chez elle, où elle avait espéré être mieux, elle s'était, au
contraire, trouvée beaucoup plus mal. Sa violence alla jusqu'à frapper Sa
bienfaitrice; mais celle-ci redoublait de
136
soins, et ne cherchait pas à la vaincre en lui résistant,
mais en lui donnant les preuves d'une humilité plus profonde; elle ne répondait
à ses mauvais traitements que par une plus grande douceur. Lorsqu'elle se fut
ainsi bien exercée à la vertu, et qu'elle eut acquis la patience qu'elle
désirait, elle alla retrouver le saint évêque et le remercia de la sagesse de
son choix, puisqu'on lui avait donné une très-bonne maîtresse de patience, dont
les injures et les mauvais traitements fortifiaient chaque jour son âme, comme
l'huile fortifie les lutteurs. « Enfin , mon Père , lui dit-elle , vous m'avez
donné le moyen de faire la charité, tandis que la première m'honorait et me
nuisait par toutes ses prévenances. » La vertu de cette dame doit non-seulement
nous édifier, mais encore nous confondre, si nous ne pouvons être patients
qu'en étant séparés et renfermés dans nos cellules, comme des bêtes féroces.
15. Voyons maintenant l'exemple
du saint abbé Paphnuce, qui est prêtre dans cette célèbre et heureuse solitude
de Schethé, où il a toujours tant aimé vivre caché , que les autres anachorètes
lui ont donné le nom d'un animal qui se tient toujours dans les lieux écartés.
Lorsqu'il était jeune, sa vertu était si grande, que les hommes les plus
éminents admiraient sa maturité et sa constance; il égalait en mérite, malgré
son grand âge, les plus anciens qui le recevaient parmi eux. La jalousie, qui
avait tourmenté les frères du patriarche Joseph, excita aussi contre lui un des
solitaires, qui résolut de ternir sa réputation. Voici ce
137
qu'il imagina pour accomplir son coupable dessein. Il
choisit le moment où Paphnuce, pour aller à l'église le dimanche, s'absentait
de sa cellule; il y entra secrètement et cacha son livre parmi les nattes qu'il
tressait avec des feuilles de palmier; puis, bien assuré de réussir dans son
mensonge, il alla rejoindre les autres à l'église , comme si sa conscience ne
lui reprochait rien. Lorsque l'office du jour fut terminé, il se plaignit au
saint abbé Isidore, qui était prêtre de cette solitude avant Paphnuce , et
déclara, en présence des frères, qu'on lui avait pris son livre dans sa
cellule.
Cette plainte surprit tout le
monde et surtout l'abbé. On ne savait que faire et qui soupçonner d'un crime si
nouveau. L'imposteur insista, et demanda qu'on retînt tous les solitaires dans
l'église, pendant qu'on en enverrait quelques-uns visiter toutes les cellules.
Le prêtre Isidore envoya trois des plus anciens solitaires visiter les
cellules, et ils finirent par trouver dans celle de Paphnuce, au milieu de ses
nattes de palmier, le livre que l'accusateur y avait placé lui-même. Les
solitaires revinrent aussitôt à l'église, et firent connaître le résultat de
leur recherche. La conscience de Paphnuce était bien tranquille; il parut
cependant se reconnaître coupable, et se soumit à la pénitence, en demandant
qu'on lui fît expier cette faute. Il craignait, en cherchant à se justifier,
qu'on l'accusât d'ajouter le mensonge au vol, puisqu'il était impossible de
nier l'évidence du fait. Il sortit donc de l'église sans se troubler; mais
plein de confiance dans les jugements de Dieu, il pria avec
138
larmes, redoubla ses jeûnes, et s'humilia profondément en
présence des hommes. Il passa ainsi presque deux semaines dans une telle
humiliation de corps et d'esprit, que le samedi et le dimanche même, il venait
de grand matin à l'église, non pour recevoir la sainte Communion, mais pour se
tenir à la porte, et y demander miséricorde. Mais Celui qui voit et connaît le
fond des coeurs, ne permit pas que Paphnuce s'abaissât davantage, et fût
méprisé plus longtemps; car son calomniateur, qui s'était volé lui-même, et que
personne ne pouvait dénoncer, fut forcé par le démon d'avouer le crime qu'il
lui avait fait commettre. Il devint possédé d'une manière terrible, et dévoila
au milieu de ses fureurs, sa ruse et son mensonge. L'esprit impur le tourmenta
cruellement et longtemps sans qu'il pût être délivré par les prières des plus
saints solitaires, auxquels Dieu avait donné la puissance de chasser les
démons. Le saint prêtre Isidore lui-même ne put y réussir, quoiqu'il eût cette
puissance à un tel degré, que les démons n'attendaient pas pour quitter les
possédés, qu'il fût sur le seuil de sa cellule.
Jésus-Christ réservait cette
gloire au jeune Paphnuce, qui délivra par ses prières son accusateur. Ce
solitaire envieux fut obligé de proclamer le nom de celui qu'il avait voulu
décrier, et de le conjurer d'obtenir son pardon et la fin de son supplice.
Paphnuce annonça ainsi, dès sa jeunesse, ce qu'il serait dans la suite, et
montra, dès ses premières années, cette perfection que devait augmenter l'âge
mûr. Si nous voulons
139
nous élever à la même vertu , il faut nous donner les mêmes
fondements.
16. Je vous ai cité cet exemple
pour deux raisons : premièrement, pour qu'en voyant l'admirable constance de ce
solitaire, et combien nos épreuves sont moindres que ne l'était la sienne, nous
estimions davantage la paix de l'âme et la patience; secondement, pour que nous
soyons bien persuadés que nous ne pouvons résister aux tentations et aux
attaques du démon, si nous ne mettons pas notre patience et notre confiance
dans les forces de l'homme intérieur, mais dans l'isolement de la cellule et de
la solitude, dans nos rapports avec de saints religieux et dans quelque autre
secours extérieur. Car si notre âme n'est pas protégée par la grâce de Celui
qui a dit dans l'Évangile : « Le royaume de Dieu est en vous-mêmes » (S. Luc, XVII,
21), c'est en vain que nous espérons vaincre les piéges de l'ennemi par la
société des hommes, les lieux et la retraite que nous auront choisis.
Rien de cela ne manquait au
bienheureux Paphnuce, et cependant le tentateur a pu l'attaquer, malgré la
clôture et la solitude où il vivait, malgré les saints personnages dont il
était entouré ; mais ce fidèle serviteur de Dieu resta inébranlable, parce
qu'au lieu de se confier dans les secours extérieurs , il mit toute son
espérance en Celui qui juge le fond des coeurs. Celui, au contraire, que
l'envie fit tomber dans une si grande faute, n'avait-il pas tous les avantages
de la solitude, et de la société du bienheureux Isidore et des autres saints
solitaires? et cependant le souffle du démon
140
ébranla et renversa même l'édifice qu'il avait bâti sur le
sable. Ne cherchons donc pas notre repos dans les choses extérieures, et ne
nous imaginons pas que noire impatience puisse être guérie par la patience des
autres ; car « Si le royaume de Dieu est en nous-mêmes » (S. Luc, XVII , 21), «
les ennemis de l'homme sont ses serviteurs. » (S. Matth., X, 36.)
Nous n'avons pas de serviteur
plus intime et plus à craindre que notre propre sens. Si nous sommes vigilants
à nous défendre contre nos ennemis intérieurs, nous serons en sûreté, et dès
que nos serviteurs ne nous attaqueront pas, le règne de Dieu s'établira par la
paix de notre âme. Car, faites-y bien attention, personne ne pourra nous
blesser, si nous ne combattons contre nous-mêmes en perdant la paix, et nos
blessures ne nous viendront pas des autres, mais de notre impatience. La
nourriture solide qui sert à celui qui est en bonne santé est nuisible à celui
qui est malade; c'est sa faiblesse qui peut la lui rendre dangereuse. Aussi,
lorsqu'une tentation semblable nous éprouve parmi nos frères, ne nous troublons
pas et ne nous laissons pas aller aux murmures et à la colère comme les gens du
monde. Ne nous étonnons pas que les méchants et les indignes soient mêlés parmi
les plus saints; car tant que nous serons battus et foulés sur l'aire de ce
monde, il faut que le grain soit mêlé à la paille destinée aux flammes
éternelles. Satan n'était-il pas avec les Anges, Judas avec les Apôtres, et
l'hérésiarque Nicolas parmi les diacres de l'Église (1)?
141
doit-on s'étonner de trouver des hommes pervers parmi les
saints? Et quand même ce chef des Nicolaïtes ne serait pas un des diacres
choisis par les Apôtres, il était toujours un de ces premiers disciples, qui
étaient si parfaits qu'on en rencontre maintenant peu de semblables dans les
monastères. Ne nous arrêtons pas à la chute déplorable de ce religieux qui
commit une si grande faute dans la solitude, mais qui l'effaça ensuite dans les
larmes abondantes de la pénitence. Admirons plutôt l'exemple du bienheureux
Paphnuce; ne nous scandalisons pas de la chute de celui dont la sainte
profession rendit l'envie plus coupable, mais imitons de toutes nos forces
l'humilité de celui qui ne dut pas sa patience au désert, mais qui l'avait
acquise parmi les hommes et qui la développa et la perfectionna dans la
solitude.
17. Et remarquez bien que l'envie
est, de tous les vices, le plus difficile à guérir. Dès que son poison a
pénétré quelque part, la plaie est comme incurable. C'est de ce mal que le
Prophète a pu dire : « Voici que je vous enverrai des serpents et des basilics
que vous ne pourrez charmer et qui vous mordront. » (Jérémie , VIII , 17.)
C'est avec raison que le Prophète compare au venin du basilic les morsures de
l'envie ; car le premier auteur de tout mal a péri et a fait périr les autres
par ce poison; avant de causer la mort de l'homme par jalousie, il s'était
aussi perdu lui-même : « C'est par l'envie
142
du démon que la mort est entrée dans le monde, et tous ceux
qui le suivent l'imitent. » (Sag., II, 24.) Celui qui le premier a été atteint
de ce mal n'a pu en faire pénitence et en guérir, et tous ceux qui s'exposent
aux mêmes morsures se privent du secours divin qui pourrait les sauver; car ce
ne sont pas les fautes , mais les vertus des autres qui les tourmentent; et
comme ils rougiraient de l'avouer, ils veulent expliquer d'une manière absurde
leurs fautes. Comment pourraient-ils guérir, puisqu'ils cachent la cause de
leur mal? Le Sage l'a bien dit : « Si le serpent mord sans siffler,
l'enchanteur est inutile. » (Eccl., X, 11.) Il n'y a que ces morsures secrètes
que ne peut atteindre le remède des sages. Le mal est d'autant plus incurable,
que les caresses l'augmentent, que la soumission l'accroît et que les présents
l'irritent.
Salomon a dit : « L'ardeur de
l'envie ne souffre rien » (Prov., VI, 34); plus on lui témoigne d'humilité, de
patience, plus l'envieux sent croître son mal; il semble que rien ne puisse
l'apaiser, que la ruine et la mort de celui auquel il porte envie. Les fils de
Jacob ne furent point apaisés par la soumission de leur frère innocent.
L'Écriture dit : « Ses frères lui portaient envie parce que son père l'aimait ,
et ils ne pouvaient lui dire une seule bonne parole. » (Genèse, XXXVII, 11.) La
douceur et les déférences de Joseph étaient incapables de les calmer; ils
désiraient sa mort, et, en le vendant, ils purent à peine se satisfaire. Il est
donc bien évident que l'envie est le vice le plus dangereux et le plus
difficile à guérir, puisque
143
les remèdes qui éteignent les autres ne font que
l'accroître. Celui qui se plaint d'une perte, se console en recevant davantage;
celui qui s'indigne d'une injure est calmé par une humble soumission; mais que
faire à celui qui s'offense de votre douceur même? Ce n'est pas un sentiment
d'avarice que l'argent peut satisfaire, ou un mouvement de colère que peuvent
vaincre les bons procédés; son irritation a pour cause la vertu des autres. Qui
pourrait, pour satisfaire l'envieux, abandonner la vertu, renoncer au bonheur
et faire quelque chute déplorable? Implorons donc le secours de Celui qui peut
tout, afin que la chaleur vivifiante de l'Esprit-Saint nous anime et nous
préserve de la morsure du basilic. Le venin des autres serpents, qui sont les
vices et les péchés de la chair, sont moins dangereux. Si notre faiblesse nous
y expose davantage , nous en guérissons aussi plus facilement; leurs blessures
paraissent, et on peut y appliquer les remèdes. Quelque habile médecin emploie
le contre-poison des paroles divines et nous préserve de la mort spirituelle.
Le venin de l'envie, au contraire, comme celui du basilic, attaque, dans leur
principe, notre religion et notre foi, avant qu'il en paraisse rien au dehors.
L'envieux s'attaque moins à
l'homme qu'à Dieu, puisqu'il ne s'attaque qu'à la vertu dans son frère. Ce ne
sont pas les fautes de l'homme, ce sont les grâces de Dieu qu'il persécute.
C'est donc là cette racine d'amertume qui pousse en haut (Héb., XII, 5), qui
s'élève contre le ciel et reproche à Dieu les grâces qu'il fait à l'homme.
Qu'on ne soit pas étonné que
144
Dieu menace d'envoyer des serpents et des basilics à ceux
qui l'offensent par leurs crimes. Il est certain que Dieu ne peut être l'auteur
de l'envie; mais il est digne de sa justice, d'accorder ses grâces aux humbles
et de les refuser aux superbes, qu'il abandonne, selon l'Apôtre, à leur sens
;réprouvé; et il les condamne, en quelque sorte, à l'envie. Il est dit : Ils
m'ont rendu jaloux par leur idolâtrie ; et moi, j'exciterai leur envie, en
choisissant un autre peuple. » (Deut., XXXII , 21.)
Cette conférence du bienheureux
Piammon enflamma encore davantage le désir que nous avions de passer de la vie
des cénobites à la vie plus parfaite des anachorètes. Ce fut lui qui commença à
nous instruire sur cette vie, que nous apprîmes à connaître plus complètement
dans la solitude de Schethé.
Admirable exemple de douceur. — L'humilité est le
fondement de la vie religieuse. — Perfection de la vie solitaire. — Ses
avantages et ses inconvénients. — Avantage de la vie commune. — Sûreté qu'on
trouve dans l'obéissance. — Différence des deux états. — Affranchissement des
choses de la terre. — Union avec Jésus-Christ. — De la patience à l'égard de
ses frères. — Moyen de conserver la paix de l'âme.
1. Peu de jours après, le désir
que nous avions de nous instruire de plus en plus, nous fit retourner avec joie
au monastère de l'abbé Paul, où se trouvent ordinairement plus de deux cents
religieux; mais le nombre en était beaucoup augmenté, parce qu'il en était venu
une multitude des monastères voisins pour célébrer le service anniversaire de
l'ancien abbé. Je
146
parle de ce monastère pour avoir l'occasion de citer
l'exemple d'une douceur inaltérable donné en présence de toute cette assemblée.
Je serai court parce que mon intention est de rapporter les enseignements de
l'abbé Jean , qui abandonna la solitude pour se soumettre humblement à la règle
d'un monastère; mais je ne trouve pas mal de dire en passant ce qui peut
édifier et porter à la vertu. Toute cette multitude de religieux était réunie
par table de douze , dans un lieu spacieux et découvert. L'abbé Paul, qui
activait les frères chargés de servir, en rencontra un qui était un peu en
retard; et il profita de l'occasion, pour lui donner, en présence de tout le
monde, un soufflet si fort qu'il fut entendu par les religieux les plus
éloignés. Son but, en agissant ainsi, était de faire admirer la patience de ce
jeune homme, et de donner à tous un rare exemple de modestie. Et, en effet, il
ne s'était pas trompé ; car ce bon religieux reçut cet affront avec tant de
douceur, que non-seulement aucune plainte, aucun murmure ne sortit de ses
lèvres, mais qu'il ne parut pas même sur son visage la moindre altération, le moindre
changement de couleur. Non-seulement, nous qui venions d'un monastère de Syrie,
nous fûmes étonnés d'une si rare vertu, mais encore les autres religieux, qui
étaient plus habitués à de pareils exemples, en furent très-édifiés; car si la
réprimande de son supérieur n'avait pas troublé sa patience, comment la
présence d'une si grande multitude n'avait-elle pas causé la plus petite
émotion sur son visage?
147
2. Nous trouvâmes dans cette
réunion un vieillard fort âgé, nommé Jean , qui surpassait tous les autres par
ses enseignements et son humilité; nous ne croyons pas devoir passer sous
silence cette vertu, où il excellait, parce qu'elle est la mère de toutes les
autres et le fondement le plus solide de la vie spirituelle, quoiqu'elle soit
rare même dans nos monastères. Aussi n'est-il pas étonnant que nous ne
puissions atteindre la sainteté de ces religieux : non-seulement nous ne
voulons pas rester dans une communauté jusqu'à notre vieillesse , mais à peine
en avons-nous subi la règle pendant deux ans , que nous réclamons notre liberté
; et encore , pendant cette courte épreuve, obéissons-nous à nos supérieurs,
non pas selon la règle, mais selon notre caprice , songeant beaucoup plus à
nous affranchir de toute contrainte qu'à nous affermir dans la patience.
Ayant donc rencontré ce bon
vieillard dans le monastère de l'abbé Paul, nous admirâmes son âge et la grâce
qui paraissait en lui, et nous le suppliâmes humblement de vouloir bien nous
dire pourquoi il avait renoncé à la liberté de la solitude et à la vie des
anachorètes, où il s'était tant distingué, pour se soumettre de préférence à la
vie de communauté. Ii nous répondit que la vie des anachorètes était trop
parfaite pour lui, et qu'étant indigne de la suivre, il était revenu à la vie
de communauté comme à l'école des jeunes gens, et qu'il serait bien heureux
d'en suivre convenablement la règle. Comme cette humble réponse ne nous
satisfaisait pas, il voulut bien enfin nous parler en ces termes.
148
3. L'ABBÉ JEAN. Je suis bien loin
de rejeter et de mépriser cette vie des anachorètes que vous vous étonnez de
m'avoir vu quitter; j'ai pour elle, au contraire, la plus grande estime, la
plus profonde vénération. Je me réjouis de l'avoir suivie pendant vingt ans,
après en avoir passé trente dans un monastère, et ceux qui aiment le plus cette
vie ne m'accusent pas de l'avoir pratiquée avec négligence. Mais tout en
appréciant sa pureté, je regrettais de la voir troublée par le soin des choses
matérielles, et il me parut préférable de retourner au monastère et de me
contenter d'un état plus facile pour éviter les dangers d'une profession si
élevée; car il vaut mieux être fervent dans une humble condition , que relâché
dans une position supérieure. Si je vous parle librement de moi et d'une
manière qui semblerait avantageuse, ne l'attribuez pas, je vous prie, à la
vanité, mais au désir de vous instruire ; vous recherchez la vérité avec tant
d'ardeur, que je dois tâcher de vous la faire connaître tout entière. Je pense
que je puis vous être utile en mettant un peu l'humilité de côté et en vous
racontant simplement ma conduite. J'espère que ma franchise ne vous
scandalisera pas, et je n'aurai pas à me reprocher de. vous cacher quelque
chose au détriment de la vérité.
4. Si quelqu'un a aimé la
solitude, s'il a oublié la société de ses semblables et s'il a pu dire, avec
Jérémie : « Vous le savez, Seigneur, je n'ai pas désiré le jour de l'homme »
(Jér., XVII, 16), il me semble qu'avec la grâce de Dieu, j'ai fait comme lui,
ou du
149
moins, j'ai taché de l'imiter. Je me souviens que la Bonté
divine me favorisait et me ravissait au point que j'oubliais le fardeau de mon
corps. Mon âme s'isolait tout à coup des sens extérieurs et se séparait
tellement des choses de ce monde, que mes yeux et mes oreilles devenaient
insensibles; et mon esprit était si absorbé par la méditation des vérités
divines, que souvent, le soir, je ne pouvais dire si j'avais mangé pendant le
jour, et si j'avais jeûné la veille. C'est pour éviter cette incertitude qu'on
remet à chaque solitaire une corbeille où se trouve sa provision pour la
semaine; il y a deux pains pour chaque jour et il peut voir, le samedi, s'il a
oublié quelquefois de prendre sa nourriture. Les pains qui restent l'en
avertissent, et quand il n'y en a plus, il sait que la semaine est passée , que
le jour du Seigneur est arrivé, et il se rend alors avec les autres, à
l'église. Lors même que ce moyen serait insuffisant, il serait facile de
compter les jours par l'ouvrage que nous avons exécuté.
Je ne m'étends pas sur les antres
avantages du désert; car il ne s'agit pas de les énumérer, mais de connaître la
différence qu'il y a, de vivre dans la solitude ou en communauté, et j'aime
mieux vous expliquer, comme vous le désirez, les causes de mon changement. Je
vous dirai donc, en peu de mots, pourquoi j'ai préféré de plus précieux
avantages aux avantages de la solitude dont je vous ai parlé.
5. Lorsque les anachorètes
étaient peu nombreux, nous jouissions d'une grande liberté. L'étendue de la
150
solitude nous charmait; l'âme, dans ces retraites profondes,
était souvent ravie en Dieu , sans être troublée par ces visites continuelles
de nos frères, envers lesquels on craint de manquer aux devoirs de
l'hospitalité. J'avoue que je me passionnai pour cette paix et cette vie, qu'on
peut comparer au bonheur des anges. Mais bientôt le nombre des solitaires
augmenta; les lieux déserts devinrent plus rares; cette flamme céleste de la
contemplation parut s'éteindre au souffle de la multitude, et notre esprit fut
troublé par le soin des choses temporelles. Alors, j'ai mieux aimé suivre une
règle, et tâcher d'en multiplier les devoirs, que de continuer une profession
si élevée, où je mènerais une vie languissante et toujours troublée par les
besoins du corps. Si je perdais ainsi la liberté et les joies de la
contemplation, j'étais du moins délivré des honteuses inquiétudes du lendemain;
je me consolais en remplissant le précepte de l'Évangile. Je renonçais aux
pensées sublimes, mais je trouvais l'humilité de l'obéissance, et c'est une
triste chose de cultiver un art, sans pouvoir en atteindre la perfection.
6. Je veux donc dans cet
entretien, vous dire brièvement les avantages que je trouve ici; vous verrez
vous-même, s'ils valent ceux de la solitude, et vous jugerez si c'est l'ennui
qui me les a fait quitter, ou bien le désir de trouver dans la vie de
communauté cette pureté que je cherchais dans le désert. Ici , on n'a pas la
peine de régler le travail de chaque jour; on évite l'embarras de vendre et
d'acheter, la nécessité
151
de faire sa provision de pain ; les inquiétudes des choses
corporelles , non-seulement pour soi, mais pour ceux qu'il faut recevoir. On
n'est point exposé enfin à l'orgueil de la louange des hommes, qui souille
devant Dieu et rend si souvent inutiles les efforts des solitaires. Je ne
m'étendrai pas sur les tentations et les dangers de vaine gloire qui troublent
ce genre de vie ; je parlerai seulement du fardeau que tous ont à porter, de
cette préoccupation de la nourriture à préparer, devenue si pénible de nos
jours.
Autrefois les solitaires
n'usaient jamais d'huile, et quand plus tard on s'est relâché sur ce point, une
livre et demie d'huile et une petite mesure de lentilles suffisaient pour
recevoir les étrangers pendant toute l'année; mais maintenant on double, on
triple cette quantité, et on à peine à s'en contenter. On s'est tellement
relâché, qu'on ne se borne plus à ajouter une goutte d'huile au vinaigre et à
la saumure, comme le faisaient nos ancêtres, uniquement pour éviter la vaine
gloire; mais on coupe de petits morceaux de fromage d'É-gypte, par gourmandise,
et on les arrose d'huile, beaucoup plus qu'il n'est nécessaire; on mêle ainsi
deux choses qui avaient chacune leur douceur, et qui pourraient plaire
séparément et servir plusieurs fois aux solitaires, pour n'en faire qu'un seul
mets plus savoureux encore. Que ne fait-on pas d'ailleurs contre la pauvreté?
J'ai honte de le dire ; mais on a, dans sa cellule, de l'étoffe sous prétexte
de s'en servir par charité ! Parlerai-je de ces choses qui doivent être
insupportables à une âme sans cesse appliquée aux saintes
152
méditations, ces visites continuelles des frères, ces
devoirs de l'hospitalité, cet échange d'honnêteté, ces conversations
interminables; et ces embarras de toute nature ne laissent pas tranquille, même
quand on est seul, parce que l'esprit se tourmente de leur souvenir ou de leur
attente. Le solitaire perd sa liberté au milieu de toutes ces chaînes, et ne
peut plus parvenir à cette paix, à cette joie du coeur qui devrait être le
fruit de la solitude.
Si, en vivant dans une
communauté, je suis privé de quelques avantages, je jouis du moins du repos de
l'âme et de cette tranquillité du coeur affranchi de tous les embarras de la
terre. Le désert n'en délivre plus, et sans cette paix, cependant, peut-on
profiter des biens qu'il promet? Enfin, si la vie commune affaiblit en quelque
chose la pureté du coeur, je m'en console en observant mieux ce précepte de
l'Évangile qu'il ne faut pas sacrifier aux avantages de la solitude; je ne
m'inquiète pas du lendemain, et je me soumets jusqu'à la mort à mon supérieur,
pour imiter, en quelque sorte, Celui dont il est dit : « Il s'est humilié
lui-même, en se faisant obéissant jusqu'à la mort. » (Philip. II, 8.) Et je
puis dire comme lui, cette humble parole : « Je ne suis pas venu faire ma
volonté , mais la volonté de mon Père, qui m'a envoyé. (S. Jean, VI, 38.)
7. L'ABBÉ GERMAIN. Puisque vous
avez pratiqué ces deux états, non pas légèrement comme tant d'autres, mais
sérieusement pour en atteindre la perfection, nous désirons apprendre de vous
le but qu'on se propose en vivant dans un monastère ou dans la solitude.
Personne ne peut mieux que celui qui en a fait une longue et sainte expérience,
expliquer la fin et les mérites de ces deux vies.
8. L'ABBÉ JEAN. Je n'oserais pas
affirmer qu'un même homme peut être également parfait dans ces deux
professions, si je n'en avais vu quelques rares exemples. C'est beaucoup d'être
parfait dans l'une des deux ; mais l'être également dans l'une et dans l'autre
est bien difficile, et je dirais même presque impossible. Si cependant cela
arrive à quelques-uns, il ne faut rien en conclure pour les autres; car ce
n'est pas sur les exceptions qu'on peut établir des règles générales. Ce que
fait très-rarement le très-petit nombre, ce qui dépasse la vertu commune el
paraît au-dessus de la faiblesse et de la nature humaine, doit être séparé des
préceptes ordinaires, et cité, non comme un exemple, mais comme un miracle. Je
répondrai à ce que vous me demandez, en peu de mots, et autant que me le
permettra mon peu de lumière.
La fin du cénobite est de
mortifier et de crucifier toutes ses volontés, et de ne jamais s'inquiéter du
lendemain, selon le précepte de la perfection évangélique. Il est très-certain
qu'on ne peut parfaitement observer ce précepte, qu'en vivant en communauté.
C'est du cénobite dont parle le prophète Isaïe, quand il dit : « Si, au jour du
sabbat, vous refusez de voyager, et de faire votre volonté au jour qui m'est
consacré, si vous le sanctifiez en renonçant à vos inclinations, et en vous condamnant
au silence, vous trouverez votre
154
joie dans le Seigneur; et je vous élèverai au-dessus des
grandeurs de la terre, et je vous nourrirai de l'héritage de Jacob votre père.
C'est le Seigneur lui-même qui vous le dit. » (Isaïe, LVIII, 13, 14.) La
perfection de l'anachorète est d'avoir l'esprit dégagé de toutes les choses de
la terre, et de s'unir à Jésus-Christ autant que le permet la faiblesse
humaine. C'est l'homme dont parle Jérémie, lorsqu'il dit : « Heureux l'homme
qui prend le joug dès sa jeunesse! il se fixera dans la solitude, et gardera le
silence, parce qu'il s'est élevé au-dessus de lui-même. » (Thren., III, 27.) Le
Psalmiste a dit aussi : « Je suis devenu semblable au pélican de la solitude.
J'ai veillé, et je suis comme le passereau solitaire sur les toits. » (Ps., CI,
7.) Telle est la fin des deux états; si celui qui s'y engage ne l'atteint pas,
c'est en vain qu'il vit dans une communauté ou dans le désert, car il ne
remplit pas son but.
9. Mais ce n'est pas encore la
perfection complète, c'est là seulement une partie de la perfection. La
véritable perfection est bien rare, et Dieu ne la donne qu'au très-petit nombre.
Pour être parfait véritablement, et non pas seulement parfait en quelque chose,
il faut savoir supporter également l'horreur de la solitude dans le désert, et
les défauts de ses frères dans une communauté. Aussi est-il bien difficile de
trouver quelqu'un qui ne laisse rien à désirer dans ces deux professions: un
anachorète qui ne s'inquiète aucunement des choses de la terre, et un cénobite
qui possède une entière pureté de coeur. Je crois cependant qu'on peut citer
l'abbé Moyse, Paphnuce et les deux
155
Macaire; ils étaient si consommés dans ces deux états, que,
tout en aimant la solitude plus que les autres solitaires , et en ne désirant
en aucune sorte la société des hommes, ils supportaient si bien les embarras et
les défauts de ceux qui venaient les visiter, qu'ils les recevaient tous,
malgré leur grand nombre, avec une paix et une égalité parfaites. Il semblait
qu'ils n'avaient fait, toute leur vie, qu'exercer ainsi l'hospitalité , et il
était difficile de dire, s'il fallait les admirer davantage dans les
contemplations de la solitude ou dans les pratiques de la vie commune.
10. Il y en a quelques-uns que le
long silence de la solitude rend tellement sauvages, qu'ils ont en horreur la
société de leurs semblables; et quand la visite de leurs frères vient un peu
troubler leur retraite, ils laissent paraître toute la peine et l'ennui qu'ils
en ressentent. Cela vient surtout de ce qu'ils ne se sont pas assez formés dans
les monastères , et qu'ils se sont trop hâtés d'embrasser la vie des
anachorètes, avant de s'être délivrés d'abord de leurs défauts. Aussi
restent-ils imparfaits dans les deux professions, et se laissent-ils aller au
moindre souffle qui les agite. Car si les visites et les entretiens de leurs
frères causent leurs impatiences, cette solitude qu'ils recherchent leur pèse
également; et ils ne peuvent supporter ce silence continuel, dont ils ne
comprennent pas les avantages. Ils s'imaginent que toute la vertu, et la
perfection d'un anachorète consistent à éviter la société de ses semblables, à
fuir et. à détester la vue des hommes.
156
11. L'ABBÉ GERMAIN. A quel remède
doivent re-courir ceux qui ont nos faiblesses et nos misères? Nous nous sommes
à peine formés dans les monastères, et nous avons recherché la solitude, avant
de nous être purifiés de nos vices. Comment pourrons- nous affermir notre âme
dans la paix et la patience, puisque nous avons malheureusement quitté trop tôt
les saintes écoles où nous devions acquérir les principes solides et la science
parfaite? Maintenant que nous vivons dans la solitude, comment parvenir à cette
douceur, à cette patience si désirable? comment discerner dans les replis de notre
cœur, l'état où nous sommes, et quelles sont les vertus qui nous manquent, afin
que nous ne nous imaginions pas posséder la vraie paix de l'âme, parce que dans
notre solitude, nous ne trouvons personne qui puisse nous troubler?
12. L'ABBÉ JEAN. Dieu, le véritable
médecin des âmes, ne peut refuser les remèdes efficaces à ceux qui cherchent
sincèrement leur guérison, surtout lorsqu'ils ne se laissent point aller au
désespoir ou à la négligence, lorsqu'ils ne cachent pas leurs plaies, qu'ils se
soumettent de bon coeur au traitement de la pénitence, et qu'ils recourent
humblement au céleste Médecin, pour toutes les maladies causées par
l'ignorance, l'erreur ou des circonstances malheureuses. Nous devons donc être
bien persuadés que si nous nous retirons au fond des déserts avant de nous être
guéris de nos vices, nous en arrêterons les effets, mais nous n'en étoufferons
pas les principes Nous conserverons en nous les racines, et tant qu'elles ne
157
seront pas arrachées, nous aurons à chaque instant des preuves
qu'elles sont encore vivantes. Ainsi lorsque nous sommes dans la solitude, et
que l'arrivée et la courte visite de nos frères nous agitent et nous troublent
l'esprit, il est évident que l'impatience est toujours vivace dans notre coeur.
Lorsque nous attendons quelqu'un qui tarde à venir pour une cause quelconque,
si nous nous irritons de ce retard, si bous nous en tourmentons, nous aurons la
preuve que nous sommes toujours enclins à la mauvaise humeur et à la colère.
Lorsqu'un frère nous demande un livre ou quelque chose pour son usage, si sa
demande nous contriste, et si nous refusons, c'est une preuve que nous ne
sommes pas dégagés des liens de l'avarice.
Si un souvenir, une pensée
rapide, une lecture réveille nos sens et nous agite, nous comprendrons que
l'ardeur de la concupiscence n'est pas encore éteinte en nous. Si nous
comparons notre austérité au relâchement des autres, et si nous ressentons
quelque mouvement secret, c'est que nous sommes infectés par l'orgueil. Dès que
nous reconnaissons en notre coeur ces traces de tous les vices, il est
manifeste que nous conservons le principe du péché, et que nous en arrêtons
seulement les effets. Et lorsque, dans le commerce de nos semblables, toutes
ces passions sortent de nos sens, comme des serpents de leurs cavernes, nous
devons bien penser qu'elles ne naissent point alors, mais qu'elles paraissent
après s'y être longtemps cachées. C'est à ces preuves certaines , qu'un
solitaire verra qu'il a déraciné les vices
158
de son coeur. Surtout qu'il ne cherche pas à paraître pur
aux yeux des hommes, mais qu'il travaille à l'être véritablement devant Celui
qui pénètre tous les secrets de l'âme.
13. L'ABBÉ GERMAIN. Vous nous
avez parfaitement fait comprendre les moyens de reconnaître les maladies de nos
âmes et les vices qui se cachent en nous. L'expérience de chaque jour nous
montre la vérité de tout ce que vous nous avez dit. Il reste maintenant, après
nous avoir si bien exposé les causes du mal, à nous indiquer les remèdes pour
en guérir. Car sans aucun doute celui-là doit les connaître, qui pénètre si
habilement le principe du mal , de l'aveu même des malades. Aussi, quelles que
soient les plaies que votre sagesse nous ait fait découvrir, nous osons en
espérer la guérison; la science que vous nous avez montrée nous la promet.
Cependant comme vous nous avez dit que le commencement de la sainteté
s'acquérait dans les communautés, et qu'il fallait s'y purifier, avant de
pouvoir profiter de la solitude, je vous avoue que nous sommes tentés de
découragement. En quittant notre monastère, nous étions si imparfaits que nous
craignions de ne jamais acquérir la perfection dans le désert.
14. L'ABBÉ JEAN. Ceux qui
cherchent sincèrement la guérison de leurs défauts, ne peuvent manquer de
trouver des remèdes qui leur seront profitables. Il faut prendre pour cela les
mêmes moyens qui ont servi à les découvrir. Nous avons dit que les solitaires
peuvent avoir tous les vices qu'on a dans le monde; mais
159
il faut reconnaître qu'ils possèdent aussi tous les moyens
de s'en purifier et' d'avancer dans la vertu. Ainsi lorsqu'on s'aperçoit, aux
signes que nous avons donnés, qu'on est sujet aux mouvements de l'impatience et
de la colère, il faut s'exercer sans cesse à la vertu contraire. Il faut penser
aux injures, aux violences, aux injustices de toutes sortes qui peuvent nous
venir de la part des hommes, et habituer notre esprit à toutes ces épreuves qui
réclament une humilité profonde. Il faut s'y préparer par une grande douceur de
coeur et par une contrition sincère. En se rappelant tout ce que les saints et
Notre-Seigneur ont souffert, en reconnaissant qu'on mérite d'en souffrir bien
davantage, on se disposera à supporter tous les maux qui peuvent arriver.
Lorsque celui qui se sera ainsi
exercé, devra assister à quelque réunion de frères, comme il arrive quelquefois
aux plus grands solitaires, s'il remarque dans le secret de son coeur, quelque
trouble pour des choses de peu d'importance, qu'il soit pour lui-même un
censeur sévère; qu'il se rappelle ces graves injures qu'il voulait supporter,
et qu'il s'adresse les plus durs reproches. Qu'il se dise : Voilà donc ta vertu
! Lorsque tu t'exerçais dans la solitude, tu t'imaginais pouvoir supporter avec
patience tous les maux imaginables. Tu bravais les affronts les plus sanglants
et les supplices les plus cruels. Tu croyais être toujours fort et calme dans
la tempête. Comment cette invincible patience s'est-elle évanouie au moindre
mot? Il te semblait que tu avais bâti sur un rocher si
160
solide, et il a suffi d'un vent léger pour tout renverser.
Que sont devenues ces paroles que tu chantais dans la paix, en attendant la
guerre : « Je suis prêt et rien ne peut me troubler » ? (Ps. CXVIII, 60.) Tu
disais avec le Prophète : « Éprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi ; brûlez mes
reins et mon cœur. » (Ps. XXV, 2.) « Éprouvez-moi, Seigneur, et sondez mon cœur
; interrogez-moi; examinez mes pas, et voyez si je marche dans l'iniquité. »
(Ps. CXXXVIII , 23.) Comment tous ces préparatifs de combat ont-ils été
détruits par cette petite ombre de l'ennemi?
Qu'en se condamnant ainsi
lui-même, le solitaire ne laisse pas le trouble de son âme impuni, mais qu'il
châtie sa chair par des jeûnes plus sévères et de plus longues veilles; qu'il
expie, par une austérité plus grande, cette susceptibilité coupable, et qu'il
déracine dans le désert, ces défauts dont il aurait dû se purifier dans la vie
de communauté. Pour acquérir cette patience inaltérable et la préserver de
toute atteinte, il faut penser que la loi de Dieu nous ordonne, non-seulement
de ne pas nous venger des injures, mais de ne pas même nous en souvenir, afin
d'éviter ainsi tout trouble et toute colère. Qu'y a-t-il de plus pernicieux
pour l'âme que de se laisser aveugler par l'emportement, que de perdre la
clarté de la lumière éternelle, et de ne plus contempler Celui qui est doux et
humble de cœur? Je vous le demande, quoi de plus triste et de plus déplorable
que d'oublier toute règle et toute mesure de justice et de prudence, et de voir
un être raisonnable et sobre faire des choses qu'on n'excuserait
161
pas dans un homme ivre ou privé de sens? Quiconque pèsera
bien ces tristes conséquences supportera facilement, non-seulement tous les
malheurs qui lui arriveront, mais encore toutes les injures et toutes les
violences que ses ennemis les plus acharnés pourront lui faire, parce qu'il
pensera qu'il n'y a rien de plus nuisible au monde que la colère, et de plus
précieux que le calme de l'esprit et la pureté du coeur. Nous devons renoncer,
non-seulement aux biens temporels, mais encore aux avantages spirituels qu'on
ne peut acquérir et conserver sans perdre la paix de l'âme.
15. L'ABBÉ GERMAIN. Vous nous
avez proposé , comme remède des plaies que causent la colère, la tristesse et
l'impatience, d'aller au-devant des choses qui peuvent les exciter en nous ;
devons-nous prendre les mêmes moyens pour combattre l'impureté? Devons-nous,
pour éteindre le feu de la concupiscence, lui donner de nouveaux aliments; et
n'est-il pas con-traire à la chasteté, non-seulement de rechercher ce qui peut
exciter en nous les mauvais désirs, mais d'y arrêter, même un instant, notre
esprit.
16. L'ABBÉ JEAN. Voire question
si sage a prévenu ce que j'allais vous dire, si vous ne m'aviez pas interrogé.
Aussi vous comprendrez parfaitement ce que je vous dirai, puisque vous avez deviné
ma réponse. La difficulté est facile à résoudre, lorsqu'on pose si bien le
problème. Pour guérir les défauts dont nous avons parlé, les rapports avec nos
semblables sont avantageux, au lieu d'être nuisibles; car plus nous éprouvons
162
vous des mouvements d'impatience, plus nous avons à nous
repentir, et plus nous nous relevons promptement de nos chutes. Aussi, lorsque
nous sommes dans la solitude, et que les hommes ne nous donnent pas de sujets
de nous impatienter, nous devons nous procurer nous-mêmes les occasions de nous
éprouver, afin de nous vaincre dans le combat et de nous mieux corriger. Mais
il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit de l'impureté. Il faut éloigner de nos
sens tout ce qui pourrait les troubler, et bannir de nos âmes toute pensée
dangereuse. Un simple souvenir est un danger pour les personnes qui sont encore
faibles, et qui éprouvent des tentations en se rappelant quelques saintes
femmes ou quelques histoires de la Bible. Aussi nos supérieurs évitent-ils
très-sagement ces histoires, dans les lectures qui se font en présence de
jeunes religieux.
Pour les parfaits certainement
les occasions ne manqueront pas d'éprouver leur vertu, et de voir, dans la
sincérité de leur coeur, s'ils possèdent la pureté véritable. Ceux qui sont
vraiment chastes pourront s'exercer sur ce point comme sur les autres, et
reconnaître s'ils ont arraché jusqu'à la racine du mal, en s'arrêtant
quelquefois à des pensées qui pourraient les troubler. Mais je ne conseillerais
jamais cette épreuve aux faibles qui ne peuvent songer à une femme sans être
émus; l'épreuve serait plus nuisible que salutaire. Ils trouveraient ce qu'ils
fuient, et l'essai qu'ils feraient serait le mal même. Pour celui qui est
arrivé à un tel degré de pureté, qu'aucune image , aucune pensée
163
voluptueuse ne peut le tenter et agiter ses sens, il aura la
preuve qu'il est parvenu à une vertu parfaite. Il sera chaste, non-seulement
dans son âme, mais aussi dans son corps, et s'il est obligé, par hasard, de
toucher une femme , il n'en ressentira aucune émotion.
C'est ainsi que s'exprima l'abbé
Jean; il termina la conférence, lorsqu'il vit approcher l'heure de none et du
repas des religieux.
Nécessité de la pénitence. — Comment on reconnaît qu'on a
satisfait pour ses péchés. — Moyens d'y parvenir. — Larmes et contrition
sincères. — Charité, persévérance. — Intercession des saints. — Pardon des
offenses. — Confiance dans la miséricorde infinie de Dieu. — Ne pas penser aux
péchés dont le souvenir peut réveiller la concupiscence. — Pratiquer les vertus
opposées à ses anciens défauts.
1. Je vais dire les enseignements
que le saint abbé Pynuphe nous donna sur le but de la pénitence ; mais il
semble que j'affaiblirais bien mon sujet, si je ne louais pas d'abord son
admirable humilité. J'en ai déjà dit quelque chose, dans mon livre des Institutions,
en parlant du renoncement. (Livre IV, chap. XXX.) Je
165
ne dois pas cependant craindre d'ennuyer le lecteur, en en
parlant encore; car beaucoup peuvent lire ces conférences, sans connaître
l'autre ouvrage, et les choses que je vais rapporter perdraient de leur
autorité, si je ne disais rien du mérite de celui qui les a enseignées.
L'abbé Pynuphe était, comme je l'ai
dit, prêtre et supérieur d'un grand monastère, près de la ville de Panephise,
en Égypte. Ses vertus et ses miracles lui attirèrent une telle réputation dans
toute la province , qu'il semblait récompensé de ses travaux en étant ainsi
loué par les hommes; et il craignait que ces vains applaudissements ne lui
fissent perdre la récompense éternelle. Il quitta donc secrètement son
monastère, et se réfugia dans le désert des religieux de Tabenne. Ce n'était
pas pour vivre dans la solitude et y mener cette existence que désirent avec
tant de présomption les imparfaits, qui ne peuvent supporter le joug de
l'obéissance dans les communautés. Il voulut se soumettre à la règle d'un grand
monastère; et pour n'être pas trahi par son habit religieux, il en prit un séculier,
et vint ainsi à la porte du couvent, où il demeura plusieurs jours, pleurant et
se prosternant aux pieds de tout le monde pour obtenir son admission. On
l'éprouva longtemps, en lui reprochant de n'être pas sincère dans ses bons
désirs et de ne vouloir entrer que parce qu'il était vieux et qu'il manquait de
pain; on l'admit enfin, et on le donna comme aide à un jeune religieux qui
avait soin du jardin. Il s'acquitta de cet emploi avec une admirable humilité,
exécutant non-seulement
166
tout ce qu'on lui commandait, mais faisant encore tous les
travaux qui répugnaient aux autres. Il y consacrait secrètement les heures de
la nuit, et le matin les religieux étaient bien surpris de voir terminé un
ouvrage dont ils ignoraient l'auteur. Trois ans se passèrent ainsi, et il se
réjouissait de vivre dans cette dépendance et cet abaissement qu'il avait tant
désirés, lorsqu'un frère qui le connaissait, arriva du monastère qu'il avait
abandonné. Son changement de costume et ses fonctions le firent hésiter un instant;
mais, après l'avoir bien considéré , il le reconnut et se jeta à ses pieds, au
grand étonnement des autres religieux qui ne pouvaient se consoler, lorsqu'ils
apprirent son nom, d'avoir employé à de vils travaux un prêtre si vertueux et
d'une si grande réputation. Le saint abbé versa des larmes abondantes, et
accusa le démon de l'avoir trahi parce qu'il était jaloux de son bonheur. Il
fut reconduit à son monastère par tous les religieux qui voulurent
l'accompagner. Mais il y resta peu de temps, les honneurs et l'autorité lui
étaient insupportables, et il s'enfuit sur un vaisseau qui le transporta en
Palestine, province de Syrie. On le reçut novice dans le monastère où nous
étions, et l'abbé lui fit partager notre cellule; mais il ne put y cacher
longtemps son nom et sa vertu. Il fut découvert comme la première fois, et
reconduit avec toutes sortes d'honneurs à son monastère, où il fut enfin obligé
de rester à son rang.
2. Lorsque, peu de temps après,
le désir de la perfection religieuse nous fit aller en Égypte, nous recherchâmes
ce saint homme avec ardeur. Il nous reçut
167
avec une bonté et une humilité incroyables ; il nous regarda
comme ses anciens compagnons de cellule, et voulut bien nous loger dans la
sienne, qu'il avait construite dans l'endroit le plus retiré du jardin. C'est
là qu'il donna publiquement à un jeune religieux, qui voulait suivre la règle
du monastère, ces enseignements si élevés, si sublimes que nous avons
rapportés, le plus brièvement que nous avons pu, dans le quatrième livre des Institutions
(chapitre XXX.) Sa doctrine sur le renoncement nous parut si difficile à
suivre, qu'il nous sembla que notre faiblesse ne pourrait jamais y atteindre.
Le découragement que nous ressentions paraissait sur notre visage; et quand
nous allâmes trouver le saint vieillard pour qu'il apaisât notre inquiétude, il
nous demanda la cause de notre tristesse. L'abbé Germain lui répondit en
gémissant :
3. Vous nous avez enseigné le
chemin d'un renoncement si parfait, vous nous avez révélé des secrets du ciel
qui nous étaient si inconnus, que nous sommes vraiment tentés de découragement.
Quand nous comparons la grandeur de l'oeuvre à notre faiblesse et la vertu
qu'elle exige à notre lâcheté, à notre paresse, il nous semble que
non-seulement nous ne pourrons jamais atteindre ce degré, mais que nous
descendrons même de celui où nous étions parvenus; car l'abattement qui nous
accable nous fera tomber plus bas encore que nous ne sommes. Il n'y a qu'un
remède à nos maux, mon père , c'est de nous dire quelque chose de la pénitence,
de sa fin et surtout des marques d'une véritable satisfaction, afin que,
rassurés sur
168
l'expiation de nos fautes passées, nous puissions nous
animer à atteindre la perfection que vous nous avez enseignée.
4. L'ABBÉ PYNUPHE. Je suis ravi
des preuves que vous me donnez de votre humilité profonde. Je l'avais déjà
remarquée, lorsque j'habitais votre cellule, et je me réjouis de ce que vous
accueillez si bien ce que nous vous disons, nous qui sommes les derniers des
chrétiens ; vous faites plus , il me semble , que ce que nous enseignons, et je
me rappelle que vos actions valent bien mieux que nos paroles. Vous cachez
tellement votre mérite, qu'on peut croire que vous ne vous en doutez pas
vous-mêmes, et que vous ignorez les vertus que vous pratiquez tous les jours.
J'estime beaucoup cette disposition où vous êtes de paraître ne pas connaître
la conduite des saints, comme si vous étiez novices, et je vais tâcher de vous
exposer, en peu de mots, ce que vous demandez avec tant d'instance. Il faut
bien vous obéir, malgré mon ignorance et mon peu de mérite , en souvenir de
notre ancienne amitié.
Bien des personnes ont déjà, de
vive voix ou par écrit, traité de la pénitence et de sa nécessité; ils ont
montré qu'elle servait, lorsque Dieu était irrité de nos fautes passées et que
sa justice allait en tirer vengeance, à lui résister en quelque sorte et arrêter,
pour ainsi dire malgré lui, la main qui allait nous frapper. Vous savez ces
choses; la lumière que vous avez reçue d'en haut, votre étude continuelle des
saintes Écritures, vous les ont apprises, dès le commencement
169
de votre vie religieuse. Aussi ce n'est pas de la valeur de
la pénitence que vous désirez être instruits, c'est sur son but et sur les
marques d'une vraie satisfaction que vous m'interrogez ; et je vais tâcher de
répondre à votre attente, le plus brièvement qu'il me sera possible.
5. La marque d'une véritable et
parfaite pénitence est de ne plus commettre les péchés dont nous nous
repentons, et dont le remords troublait notre conscience; la marque d'une vraie
satisfaction et du pardon reçu est d'avoir banni de son coeur toute affection à
ses péchés. Car un homme peut être certain qu'il n'est pas pleinement délivré
de ses anciennes passions, lorsqu'en s'appliquant à les expier, dans les
gémissements et les larmes, les images des fautes qu'il a commises troublent
encore son âme, je ne dis pas par un plaisir secret, mais par un simple
souvenir. Celui donc qui cherche à satisfaire pour ses péchés, reconnaîtra
qu'il en a reçu le pardon et qu'il en a fait pénitence, lorsqu'il n'y trouvera
plus aucun attrait et que son imagination même n'en sera plus frappée. Nous
avons dans notre conscience un juge de notre pénitence et de notre pardon; il
prévient le jour du jugement, et, dès cette vie, nous montre si nous avons
apaisé la justice divine. En un mot, nous pouvons croire que nous sommes
délivrés de nos fautes passées, lorsque nous n'éprouvons plus dans notre coeur
le moindre désir des plaisirs d'ici-bas.
6. L'ABBÉ GERMAIN. Mais d'où pourra
naître en nous cette componction sainte et salutaire que l'Écriture
170
attribue au pénitent : « Je vous ai fait connaître mon péché
et je ne vous ai pas caché mon injustice. J'ai dit : je confesserai contre
moi-même mon injustice au Seigneur; » et comment pourrons-nous ajouter ensuite
: «Vous avez remis l'iniquité de mon crime»? (Ps. XXXI , 5.) Comment pourrons-nous
, prosternés dans la prière, nous exciter aux larmes d'une confession sincère
et mériter le pardon de nos fautes, selon cette parole : « Je laverai mon lit
chaque nuit, j'arroserai ma couche de mes larmes » (Ps. VI, 7), si nous
bannissons de notre coeur le souvenir de nos péchés que Dieu, au contraire,
nous dit de garder avec soin : « Je ne me souviendrai pas de vos iniquités;
mais, vous, ne les oubliez pas »? (Is., XLIII, 25.) Aussi, non-seulement
pendant mon travail, mais pendant ma prière même, je m'applique à me rappeler
mes péchés, afin de m'exciter plus efficacement à une humilité sincère et une
contrition parfaite du coeur, et de pouvoir dire avec le Prophète : « Voyez mon
humilité et mes efforts, et pardonnez-moi tous mes péchés. « (Ps. XXIV, 18.)
7. L'ABBÉ PYNUPHE. Vous m'avez
interrogé, comme je l'ai dit, non pas sur la qualité de la pénitence, mais sur
sa fin et sur les moyens de reconnaître qu'on a satisfait à Dieu ; je crois
vous avoir répondu. Au sujet du souvenir des péchés, vous savez qu'il est
très-utile et très-nécessaire à ceux qui font encore pénitence, afin qu'ils
puissent s'écrier en frappant leur poitrine : « Je confesse mon iniquité ,
Seigneur, et mon péché est toujours devant moi » (Ps. L, 5); et encore : « Je
171
penserai sans cesse à mon péché. » (Ps. XXXVII, 19.) Ainsi,
tant que nous faisons pénitence et que nous sommes tourmentés du souvenir de
nos fautes, il faut que la pluie de nos larmes éteigne le feu qui brûle notre
conscience. Mais lorsque, après avoir persévéré longtemps dans cette humilité
et cette contrition du coeur, ce souvenir s'efface; lorsque la grâce, la
miséricorde divine ôte enfin de notre âme cette épine qui la blessait, nous
devons espérer que nous avons obtenu le pardon de nos péchés et que nous en
sommes entièrement purifiés. Nous ne pouvons cependant obtenir de Dieu cet
oubli qu'en détruisant toutes nos anciennes passions et en arrivant à une véritable
pureté de coeur.
Cette grâce n'est pas accordée
aux lâches et aux négligents qui n'auraient fait aucun effort sur eux-mêmes. Il
faut, pour l'obtenir, travailler sans cesse à effacer ses souillures dans les
gémissements et les larmes; il faut crier vers Dieu, de toute son âme et par
toutes ses oeuvres : « Je vous ai fait connaître mon péché, et je ne vous ai
pas caché mon injustice » (Ps. XXXI, 5.) « Les larmes ont été mon pain de la
nuit et du jour. » (Ps. XLI, 4.) C'est ainsi que nous mériterons d'entendre ces
paroles : « Que ta voix se repose de ses gémissements et tes yeux de leurs
larmes, parce que tes efforts sont récompensés, a dit le Seigneur » (Jérém., XXXI,
16), et Dieu nous dira encore: « J'ai effacé vos iniquités comme un nuage, et
vos péchés comme une vapeur. » (Isaïe, XLIV, 22.) « Je suis celui qui efface
vos iniquités à cause de moi-même, et je ne me souviendrai plus de vos péchés.
»
172
(Isaïe, XLIII, 25.) L'âme délivrée des liens de ses péchés
pourra crier vers Dieu dans sa reconnaissance : «Vous avez brisé mes liens; je
vous sacrifierai une hostie de louange. » (Ps. CXV, 16.)
8. Outre la grâce, qui est
générale à tous les chrétiens, et le don précieux du martyre qui s'obtient par
l'effusion du sang, il y a des fruits de pénitence qui assurent l'expiation
complète des péchés. Le salut étqrnel n'est pas seulement promis à cette simple
pénitence, dont saint Pierre a dit : « Faites pénitence et convertissez-vous ,
afin que vos péchés soient effacés » (Act., III, 19); comme saint Jean-Baptiste
et Notre-Seigneur lui-même l'avaient dit aussi : « Faites pénitence , car le
royaume du ciel est proche. » (S. Matth., III, 2.) La charité a la même force
et nous délivre du fardeau de nos péchés, « car la charité couvre la multitude
des péchés. » (I S. Pierre, IV, 8.) L'aumône aussi guérit nos blessures : « De
même que l'eau éteint le feu, l'aumône éteint le péché. » (Eccli., III, 33.) Le
don des larmes purifie également de nos souillures; car David a dit : « Je
laverai, toutes les nuits, ma couche; j'arroserai mon lit de mes larmes; » et
pour montrer qu'il ne les a pas versées en vain, il ajoute : « Retirez-vous de
moi, vous tous qui commettez l'iniquité, parce que le Seigneur a exaucé la voix
de mes larmes. » (Ps. VI, 7.)
Dieu accorde la rémission des péchés
à une humble confession, selon ce témoignage du Prophète : « J'ai dit : Je
confesserai contre moi-même mon injustice au Seigneur, et vous avez pardonné
l'impiété de mon
173
péché» (Ps. XXXI, 5); et encore : « Confessez le premier vos
iniquités, et vous serez justifié. » (Isaïe, XLIII, 24.) L'affliction du cœur
et du corps nous sert aussi pour obtenir le pardon de nos fautes passées. «
Voyez, dit David, mon abaissement et mes efforts, et pardonnez-moi toutes mes
offenses. » (Ps. XXIV, 18.) Le principal moyen est de se corriger de ses
défauts : « Otez de devant nies yeux la malice de vos pensées, cessez de faire
le mal, apprenez à faire le bien; cherchez la justice, secourez l'opprimé,
protégez l'orphelin, défendez la veuve; et puis venez et adressez-vous à moi,
dit le Seigneur. Quand même vos péchés seraient comme l'écarlate, ils
deviendront comme la neige ; quand même ils seraient rouges comme la pourpre,
ils deviendront blancs comme la laine. » (Isaïe, I, 13.)
Souvent l'intercession des saints
obtient le pardon des fautes , car : « Celui qui sait que son frère pèche ,
mais pas mortellement, doit prier pour que Dieu sauve celui qui pèche sans
aller jusqu'à la mort » (S. Jean, V, 16) ; et encore : « Lorsque l'un de vous
est malade, qu'il s'adresse aux prêtres de l'Église et qu'ils prient sur lui,
en l'oignant d'huile, au nom du Seigneur; et la prière de la foi sauvera le
malade; le Seigneur le soulagera, et, s'il est dans le péché, il lui sera
pardonné. » (S. Jacq., V, 14.) Quelquefois la miséricorde et la foi méritent le
pardon de nos fautes, selon cette parole : « La miséricorde et la foi purifient
les péchés. » ( Prov., XV, 27.) Il en est de même de la conversion de ceux que
nos paroles et nos avis ont
174
sauvés : « Car celui qui convertit un pécheur et le sort de
l'égarement de la vie, sauve aussi son âme de la mort et couvre la multitude de
ses péchés. » (S. Jacq., V, 20.) L'indulgence que nous avons pour les autres
nous obtient celle de Dieu même : « Si vous remettez aux hommes leurs offenses,
votre Père céleste vous remettra les vôtres. » (S. Matth., VI. (1)
Vous voyez combien la clémence du
Sauveur nous ouvre d'entrées à sa miséricorde, afin qu'aucun de ceux qui
désirent se sauver ne tombe dans le désespoir en voyant tant de moyens
d'arriver à la vie. Si, à cause de votre santé, vous ne pouvez satisfaire pour
vos péchés par les jeûnes, si vous ne pouvez pas dire avec David : « Mes genoux
sont affaiblis par le jeûne et ma chair est changée par l'huile dont elle est
privée » (Ps. CVIII, 24), « car j'ai mangé la cendre comme du pain et j'ai mêlé
à mon breuvage l'eau de mes larmes » (Ps. CI, 10), vous pouvez racheter
vos péchés par l'aumône. Si vous ne pouvez faire l'aumône, quoique la pauvreté
même puisse la faire, puisque Notre-Seigneur a préféré le denier de la veuve à
tous les présents
175
des riches et qu'il a promis de récompenser un verre d'eau
donné en son nom, vous pourrez toujours vous purifier en changeant de vie. Si
vous ne pouvez atteindre la perfection, en vous corrigeant de tous vos défauts,
vous pouvez travailler avec zèle au salut de vos frères. Si vous dites que vous
n'êtes pas propre à ce ministère, vous pouvez racheter vos péchés par une
grande charité. Si votre tiédeur ne vous permet pas ce moyen, vous pouvez du
moins demander des prières et recourir humblement à l'intercession des saints
pour qu'ils obtiennent la guérison de vos blessures.
Enfin, qui est-ce qui ne peut
dire avec componction : « Je vous ai fait connaître mon péché et je ne vous ai
pas caché mon injustice, s afin de pouvoir ajouter aussi avec le Prophète : «
Et vous avez pardonné l'impiété de mon coeur »? (Ps. XXXI, 5.) Si la honte vous
empêche de confesser vos fautes devant les hommes (1), vous pouvez les avouer à
Celui qui ne peut les ignorer et lui dire sans cesse : « Mon Dieu, je reconnais
mon injustice, et mon péché est toujours devant moi; j'ai péché contre vous
seul, et j'ai fait le mal en votre présence. » (Ps. L, 5.) Il vous épargne la
honte de dire vos fautes publiquement, et il vous les pardonne, sans vous les
reprocher devant les hommes. Avec ce remède si prompt et si certain, la
miséricorde divine nous en offre un encore plus facile, puisqu'il
176
dépend de notre volonté de nous faire pardonner nos
offenses, en pardonnant celles des autres. Nous pouvons dire à Dieu : «
Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à ceux qui nous doivent. »
(S.
Matth., VI, 12.)
Que celui donc qui désire avoir
le pardon de ses péchés s'applique à profiter de tous ces moyens, et surtout
qu'il ne se ferme pas, par l'endurcissement de son coeur, la source de la
miséricorde divine qui coule si abondamment pour nous; car nous aurions beau
prendre tous ces moyens, ils seraient insuffisants pour expier tous nos péchés,
si la Bonté infinie ne les effaçait. Quand Dieu voit les efforts de nos âmes,
il accorde à notre humble faiblesse des trésors de grâce. Il nous dit : « C'est
moi, c'est moi qui efface vos iniquités, à cause de moi-même, et maintenant je
ne me souviendrai plus de vos péchés. » (Isaïe, XLIII, 25.) Quiconque fera ce
que nous venons de dire obtiendra la grâce de satisfaction par ses jeûnes et
par la mortification de son coeur et de son corps; car il est écrit : « Il n'y
a pas de rémission sans le sacrifice du sang » (Hébreux, IX, 7); et cela est
juste : « Car la chair et le sang ne peuvent posséder le royaume de Dieu. » (I
Cor., XV, 50.) Celui qui empêche le glaive de l'esprit, qui est la parole de
Dieu , de répandre le sang, encourt certainement cette malédiction du prophète
Jérémie : « Maudit soit qui détourne son épée du sang. » (Jérémie, XLVII, 10.)
C'est ce glaive qui répand , par une effusion salutaire, ce sang coupable qui
est la matière du péché; c'est ceglaive qui coupe et retranche ce qu'il y a
dans nos membres de charnel et de terrestre, qui nous fait mourir à nos
passions, pour nous faire vivre en Dieu par la force des vertus.
On ne pleure plus alors au
souvenir de ses fautes, mais on pleure dans l'espérance des joies futures.
L'âme ne s'occupe plus des maux passés, mais des biens à venir; ses larmes ne
sont plus des larmes de repentir mais des larmes de joies, en pensant au bonheur
du ciel. Elle oublie ce qui est derrière elle, c'est-à-dire les passions de la
chair, pour ne tendre qu'à ce qui est devant elle, c'est-à-dire vers la vertu
et les dons spirituels.
9. Quant aux pensées dont vous
parliez tout à l'heure, je crois qu'il ne faut pas chercher à vous les
rappeler, mais qu'il faut, au contraire, en chasser le souvenir, lorsqu'il se
présente malgré vous; car il empêche l'âme du solitaire de contempler la pureté
divine, et la reporte au milieu des souillures du monde et de l'infection des
vices. En vous rappelant ce que vous avez fait autrefois par sensualité ou par
ignorance, vous avez beau n'y trouver aucun plaisir, vous n'en respirez pas
moins un principe de contagion, qui empeste votre âme, et y détruit le parfum
des vertus. Ainsi, lorsque le souvenir de vos fautes passées se présente, il
faut s'en détourner, comme un homme honnête et grave s'éloigne de la courtisane
qui viendrait lui parler et le tenter sur la voie publique. Si cet homme ne
s'en détourne aussitôt, s'il s'arrête un seul instant à écouter ses paroles
déshonnêtes,
178
il aura beau résister à ses provocations, sa réputation en
souffrira toujours auprès de ceux qui l'auront aperçu. Nous devons fuir de même
tous les souvenirs qui pourraient nous corrompre, et en détourner promptement
notre pensée, comme nous le conseille Salomon : « Fuyez promptement, ne
demeurez pas dans le même lieu; évitez le moindre regard » (Prov., v , 8.), de
peur que les anges en nous voyant arrêtés à ces pensées déshonnêtes, ne
puissent pas dire en passant : « Que la bénédiction du Seigneur soit sur vous;
nous vous bénissons au nom du Seigneur. » (Ps. CXXVIII, 8.) Il est impossible
que l'âme se conserve dans de saintes pensées, lorsque le coeur s'arrête aux
choses honteuses de la terre. La parole de Salomon est vraie : « Quand vos yeux
se fixeront sur la femme étrangère, votre bouche dira des paroles coupables.
Vous serez comme le pilote qui s'endort au milieu des flots, et qui perd son
gouvernail dans la tempête. Vous direz : Ils m'ont frappé, et je ne l'ai pas
senti; ils se sont moqués de moi, et je ne m'en suis pas aperçu. » (Prov.,
XXIII, 31)
Il faut donc éloigner de nous, non-seulement les pensées
coupables, mais encore celles qui sont basses et terrestres, afin d'élever
toujours notre esprit vers le ciel, comme Notre-Seigneur nous le recommande, en
disant: « Où je suis, mon serviteur doit être aussi.» (S. Jean, XII, 26.) Car
il arrive souvent qu'en pensant à leurs chutes, ou à celles des autres pour les
déplorer, des personnes inexpérimentées finissent par y trouver un plaisir
secret; et ce qui semblait commencer
179
par un sentiment de piété, se termine par une véritable
impureté : « Il y a des voies qui paraissent droites aux hommes, et qui
conduisent à la fin au fond de l'enfer. » (Prov., XIV, 12.) Nous devons donc
nous exciter à la componction du cour plutôt par la recherche des vertus et le
désir du ciel, que par le souvenir dangereux de nos fautes; car si nous voulons
nous tenir sur un cloaque et en remuer la boue infecte, nous serons exposés à
des exhalaisons mortelles.
10. Nous pouvons donc, comme nous
l'avons dit, espérer que nous avons satisfait pour nos fautes passées, lorsque
nous aurons retranché de notre coeur lés mouvements et les affections qui nous
les ont fait commettre. Que personne, cependant, ne croie obtenir cette grâce
autrement qu'en fuyant les causes et les occasions de ces fautes. Si, par
exemple, il est tombé dans l'impureté par une trop grande familiarité avec les
femmes, qu'il évite avec soin jusqu'à leur présence. S'il s'est laissé
entraîner à des excès de vin et de nourriture, qu'il punisse sa gourmandise par
des jeûnes plus sévères. Si le désir de l'argent et l'amour des richesses l'ont
corrompu et poussé au parjure, au vol, à l'homicide, au blasphème, qu'il ait en
horreur tout ce qui peut exciter l'avarice. Si c'est l'orgueil qui le porte à
la colère, qu'il le combatte par une humilité profonde. Ainsi, pour éteindre
chaque péché, il faut détruire la cause et l'occasion par laquelle ou pour
laquelle nous l'avons commis : c'est le moyen de nous guérir de nos fautes
passées, et d'arriver même à les oublier.
180
11. Ce que nous disons de cet
oubli, regarde seulement les péchés capitaux, qui sont condamnés par la loi de
Moïse , mais qu'une conversion sincère efface lorsqu'elle détruit l'affection,
et rend la satisfaction parfaite. Quant à ces fautes légères dans lesquelles ,
comme il est écrit, « le juste tombe sept fois par jour et se relève » ( Prov.,
XXIV, 16), les !moyens ne manqueront pas d'en faire pénitence. Nous péchons
tous les jours par ignorance, par oubli, par pensées, par paroles, par
nécessité, ou par faiblesse, volontairement ou malgré nous; et c'est pour cela
que David, dans sa prière, demande à Dieu sa miséricorde et son pardon : « Qui
peut comprendre les fautes? Purifiez-moi de celles qui sont cachées, et
pardonnez à votre serviteur celles des autres. » (Ps. XVIII, 13.) Saint Paul
dit aussi : « Je ne fais pas le bien que je veux , et je fais le mal que je
déteste; » et il s'écrie en gémissant : « Malheureux que je suis, qui me
délivrera de ce corps de mort? » (Rom., VII, 24.)
Nous tombons naturellement avec
une telle facilité dans ces fautes, que malgré nos soins et notre vigilance, il
est impossible de les éviter entièrement. Le disciple que Jésus aimait le dit
formellement : « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons
nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous.» (I S. Jean, I, 8.) Il ne suffit
donc pas à celui qui aspire à la perfection, au but de la pénitence, de
s'éloigner de tout ce qui est défendu, il faut encore ne jamais se lasser de
progresser dans les vertus qui sont les preuves d'une satisfaction véritable;
car ce
181
n'est pas assez de s'abstenir des péchés honteux et infects
que Dieu déteste , on doit aussi s'efforcer d'acquérir cette bonne odeur des
vertus qui lui est agréable, par la pureté du coeur et par la perfection de la
charité apostolique.
Tels sont les enseignements que
nous donna l'abbé Pynuphe, sur la fin de la pénitence et les marques de la
satisfaction. Il eut la bonté de nous inviter à rester dans son monastère; mais
comme nous désirions visiter le désert de Schethé, dont la réputation était si
grande, il ne s'opposa pas à notre dessein.
Histoire de l'abbé Théonas. — De la perfection
évangélique. — Nature et condition du jeûne. — Des choses bonnes, mauvaises et
indifférentes. — Le jeûne ne doit être qu'un moyen d'acquérir la vertu. —
Explication des cinquante jours du temps pascal. — Des dîmes et des prémices à
offrir â Dieu. — De la loi et de la grâce.
1. Avant de rapporter la
conférence que nous eûmes avec le saint abbé Théonas, je crois qu'il est
nécessaire de dire un mot de sa conversion, afin que le lecteur puisse mieux
apprécier son mérite et sa vertu. Il était jeune encore, lorsque ses parents
l'obligèrent à se marier. Ils voyaient dans un honnête mariage un moyen de
conserver sa pureté, et de le préserver des
183
dérèglements de son âge. Après avoir vécu cinq ans avec sa
femme, il vint voir l'abbé Jean (1), qui avait été chargé alors, à cause de son
mérite et de sa sainteté, de l'administration de son monastère. Ces fonctions
n'étaient pas confiées au caprice ou à l'ambition; on n'y arrivait que par le
choix de tous les anciens, qui en faisaient une prérogative de l'âge et un
témoignage d'estime pour ceux que leur foi et leur sainteté élevaient au-dessus
des autres. Le jeune Théonas vint donc trouver l'abbé Jean, et lui apporter
quelques pieuses offrandes avec d'autres personnes riches qui s'empressaient de
donner au saint vieillard la dîme ou les prémices de leur récolte. Le bon
religieux, en recevant leurs présents, voulut les en récompenser, comme le
recommande l'Apôtre (I Cor., IX, 11) , en semant les biens spirituels dans ceux
dont il moissonnait les biens temporels. Il leur adressa donc cette exhortation
:
2. Je me réjouis, mes fils bien-aimés,
de votre pieuse générosité, et je reçois avec reconnaissance ces offrandes dont
la dispensation m'est confiée, parce que je vois avec quelle fidélité vous
présentez à Dieu, pour les besoins de ses pauvres, les prémices et la dîme de
vos biens, comme un sacrifice de bonne odeur. Je ne doute pas que le Seigneur
n'accepte la part que vous lui donnez, et ne bénisse le reste de vos biens
comme vous l'espérez, et qu'il ne vous en récompense largement dès cette vie,
selon sa promesse :
184
« Honorez Dieu du produit de vos travaux, et donnez aux
pauvres les prémices de vos fruits, afin que vos greniers soient remplis de
l'abondance de votre froment, et que vos pressoirs regorgent de vin. »
(Prov., III, 9.) En le faisant fidèlement vous accomplissez la justice de
l'ancienne loi; c'était autrefois une grande faute de ne pas l'observer, et
ceux qui lui obéissaient, n'arrivaient pas cependant à la perfection.
3. Le commandement de Dieu avait
consacré la dîme à l'usage des lévites, et les prémices aux prêtres (Nomb., V,
18.) La règle des prémices était que la cinquantième partie des fruits ou des
animaux, serait employée au service du temple ou de ses ministres. Cette taxe
fut diminuée par les tièdes, et augmentée, au contraire, par les plus fervents.
Lés uns donnaient la soixantième, les autres la quarantième partie de leurs
revenus. C'est ainsi que les justes, pour lesquels la loi n'est pas établie (I
Tim., I, 9), montrent qu'ils ne sont pas sous la loi; car non-seulement ils
l'accomplissent, mais ils la dépassent. Leur dévotion est une loi supérieure,
qui leur fait ajouter volontairement, aux obligations de tous, une observance
plus parfaite.
4. Ainsi nous voyons Abraham
dépasser ce que la loi devait commander, lorsque, après avoir vaincu quatre
rois, il ne voulut rien garder des dépouilles de Sodome que lui donnait sa
victoire, et que le suppliait d'accepter le roi même qu'il avait dépouillé. II
prit le nom de Dieu en témoignage, et s'écria : « Je lève la
185
main vers le Dieu très -haut, qui a fait le ciel et la
terre, et je jure que je ne prendrai rien de ce qui est à vous, depuis un fil
de votre vêtement jusqu'à la courroie de votre chaussure. s (Gen., XIV, 22-23.)
David aussi dépassa les préceptes de la loi, lorsqu'au lieu de rendre le mal
pour le mal , comme Moïse le permettait, non-seulement il ne le fit pas, mais
qu'il aima, au contraire, ceux qui le persécutaient, pria Dieu pour eux, les
pleura et vengea leur mort. Élie et Jérémie prouvèrent qu'ils n'étaient pas
sous la loi , lorsque, pouvant se marier, ils aimèrent mieux cependant rester
vierges. Élisée et les prophètes, ses disciples, s'élevaient au-dessus des
prescriptions mosaïques, selon le témoignage de saint Paul : « Ils allaient
vêtus de peaux de brebis et de chèvres; ils étaient tourmentés, affligés,
manquant de tout, ces hommes dont le monde n'était pas digne; ils erraient dans
les solitudes et les montagnes , habitant les antres et les profondeurs de la
terre. (Héb , XI, 37.)
Que dirai-je des enfants de
Jonabad, fils de Rechab , répondant au prophète Jérémie qui leur offrait du vin
de la part du Seigneur : « Nous ne boirons pas de vin, parce que notre père
Jonabad, fils de Rechab, nous a dit : Vous ne boirez jamais de vin, vous et vos
fils; vous ne bâtirez pas de maison; vous n'ensemencerez pas; vous ne planterez
pas de vignes, et vous n'en posséderez pas ; mais vous habiterez toute votre
vie sous des tentes. » (Jér., XXXV, 6.) Aussi méritèrent-ils d'entendre
dire par le Prophète : «Voici ce que dit le Seigneur des armées, le Dieu
186
d'Israël : « Il y aura toujours, de la race de Jonabad ,
fils de Rechab, un homme qui marchera en ma présence toute sa vie. » (Ibid.,
19.) Tous ceux-là ne se contentent pas d'offrir leur dîme à Dieu; mais ils
méprisent leurs biens, pour s'offrir à Dieu, eux et leurs âmes, que rien ne
peut compenser, comme Notre-Seigneur le dit dans l'Évangile : « Que pourra
donner l'homme, en échange de son âme? » (S. Matth., XVI , 26.)
5. Pour nous qui ne sommes plus
soumis aux prescriptions légales, mais qui avons entendu cette parole de
l'Évangile : « Si vous voulez être parfaits, allez, vendez tout ce que vous
avez; donnez-le aux pauvres et vous aurez un trésor dans le ciel; venez et
suivez-moi » (S. Matth., XIX, 21), nous devons savoir, lorsque nous offrons à
Dieu la dîme de nos biens, que nous sommes sous le joug de la loi, et que nous
ne sommes pas encore parvenus à la perfection évangélique, qui procure à ceux
qui la pratiquent, non-seulement le bonheur de la vie présente, mais encore
celui de la vie éternelle. La loi ne promet pas à ceux qui l'observent le
royaume du ciel; mais seulement la félicité d'ici-bas : « Celui qui fera ces
choses, vivra en elles. » (Lévit., XVIII, 5.) Tandis que Jésus-Christ dit à ses
disciples : « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume du ciel
leur appartient. » (S. Matth., V, 3.) « Celui qui abandonnera sa maison, ou ses
frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou
ses champs, en mon nom, recevra le centuple, et possèdera la vie
187
éternelle. » (S. Matth., XIX, 29.) Et c'est justice; car il
est bien plus méritoire de renoncer, non-seulement aux choses défendues, mais
encore aux choses permises, et d'y renoncer par amour pour Celui qui en a
permis l'usage à notre faiblesse.
Si ceux qui offrent à Dieu la
dîme de leurs biens selon l'ancienne loi, ne peuvent atteindre la perfection
évangélique, vous devez comprendre combien s'en éloignent ceux qui ne l'offrent
même pas. Comment peuvent-ils participer aux grâces de la loi nouvelle, quand
ils négligent d'observer les préceptes plus légers de la loi ancienne? Le
législateur en déclare l'accomplissement facile , puisqu'il maudit ceux qui n'y
obéissent pas : « Maudit soit, dit-il, celui qui ne restera pas fidèle à tout
ce qui est écrit dans la loi pour l'accomplir » (Deut., XXVII, 26) ; tandis que
l'Évangile, à cause de l'excellence et de la sublimité de ses préceptes, dit
seulement : « Que celui qui peut comprendre comprenne (S. Matth., XIX, 12) le
langage de Moïse, indique la facilité du commandement : « Je prends, dit-il,
aujourd'hui à témoin le ciel et la terre que, si vous ne gardez pas les
préceptes du Seigneur, votre Dieu , vous périrez et disparaîtrez de la terre. »
Jésus-Christ montre, au contraire, la beauté sublime de ses préceptes, en les
donnant plutôt comme des exhortations que comme des ordres : Si vous voulez
être parfait, faites ceci ou cela. Moïse impose un fardeau qu'on est
inexcusable de refuser, tandis que saint Paul n'offre qu'un conseil aux hommes
de bonne volonté qui travaillent à leur perfection. Car il ne fallait
188
pas ordonner d'une manière générale , et exiger, pour ainsi
dire, légalement de tout le monde, des choses si élevées, que tous ne pouvaient
pas les accomplir; il valait mieux les proposer comme conseil, afin que les
forts puissent atteindre la perfection, tandis que les faibles, qui ne peuvent
arriver à l'âge parfait du Christ, tout en paraissant obscurcis par l'éclat des
autres, soient cependant préservés de la malédiction de la loi, et évitent
ainsi les maux présents et les châtiments éternels.
Notre-Seigneur n'oblige donc
personne, par un précepte formel à la pratique de ces grandes vertus, mais il y
engage notre libre arbitre, et nous invite par les conseils salutaires qu'il
nous donne, et le désir de la perfection qu'il nous inspire. Quand il y a
obligation, il y a nécessité; quand il y a nécessité, il y a difficulté ; quand
il y a difficulté, il y a négligence ; quand il y a négligence, il y a péché;
quand il y a péché, il doit y avoir châtiment. Mais aussi ceux qui obéissent
seulement aux préceptes rigoureux de la loi évitent plutôt la peine dont elle
les menace, qu'ils ne méritent des récompenses.
6. L'Évangile, en élevant les
forts aux vertus les plus sublimes, ne laisse pas cependant tomber les faibles
dans le dernier relâchement. Il accorde aux parfaits la plénitude du bonheur,
et aux autres le pardon de leur faiblesse. La loi ancienne, au contraire, place
ceux qui l'observent dans un certain mi-lieu, entre la punition de ceux qui la
violent, et la gloire des parfaits. C'est là une position basse et
189
misérable. Ne trouveriez-vous pas bien malheureux en ce
monde, un homme qui travaillerait beaucoup pour éviter d'être mis au rang des
criminels, sans pouvoir jamais partager les richesses, les honneurs et la
gloire de ceux qu'on estime.
7. C'est donc à nous maintenant
de voir si nous voulons vivre sous la grâce de l'Évangile ou sous la terreur de
la loi; car tous doivent choisir nécessairement un de ces deux états comme
règle de leurs actions. La grâce de Jésus-Christ guide ceux qui font plus que
la loi n'ordonne, tandis que la loi enchaîne les autres, comme des esclaves et
des débiteurs. Celui qui n'observe pas la loi ne peut atteindre la perfection
de l'Évangile, quoiqu'il se glorifie d'être chrétien, et racheté par la grâce
du Sauveur. Il ne faut pas croire que ceux-là seulement sont sous le joug de la
loi, qui refusent de l'accomplir; on lui est encore soumis quand on se contente
de faire ce qu'elle commande; car ce n'est pas porter des fruits dignes de sa
vocation et de la grâce de Jésus-Christ, qui ne dit pas : « Vous offrirez au
Seigneur, votre Dieu, la dîme et les prémices, » mais bien : « Allez et vendez
tout ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans
le ciel; venez et suivez-moi. (S. Matth., XIX, 21. — S. Luc, XVIII, 22.) Et
pour montrer la beauté de la perfection au disciple qui l'interroge , Notre-Seigneur
ne lui accorde pas un seul instant pour ensevelir son père, parce que l'amour
de Dieu doit l'emporter sur l'amour des hommes.
190
8. Ces paroles de l'abbé Jean
inspirèrent au bienheureux Théonas un ardent désir de la perfection
évangélique; et cette divine semence germa dans son coeur, comme dans une terre
bien préparée. Ce qui l'humiliait et le touchait davantage, c'est que le saint
vieillard lui avait dit que, non-seulement il n'avait pas atteint la perfection
de l'Évangile, mais qu'il avait à peine satisfait aux préceptes de la loi.
Quoiqu'il eût l'habitude de remettre, tous les ans, aux représentants de
l'Église, la dîme de ses récoltes, il n'avait jamais entendu dire qu'il devait
les prémices; et quand même il les eut données, il fallait donc reconnaître
qu'il était encore éloigné de la perfection de l'Évangile. Il retourna chez
lui, tout triste et tout rempli des sentiments d'une componction salutaire. Sa
résolution était prise, et il fit tous ses efforts pour la faire partager à sa
femme. Il la suppliait, jour et nuit avec larmes, de vouloir bien désormais
servir Dieu dans la continence et la chasteté; il lui représentait qu'il ne
fallait jamais différer sa conversion, et hésiter à embrasser une vie plus
parfaite, en s'imaginant que la force de l'âge nous mettait à l'abri des
menaces de la mort, puisque les enfants et les jeunes gens mouraient comme les
vieillards.
9. Sa femme ne voulut jamais se
rendre à ses instantes prières ; elle déclarait qu'elle était trop jeune pour
renoncer à lui , et qu'il serait responsable des fautes qu'elle pourrait faire,
s'il brisait ainsi entre eux les liens sacrés du mariage. Théonas s'étendait
191
alors sur les misères de l'homme et les faiblesses de la
nature ; il lui disait combien il est dangereux d'être toujours exposé aux
désirs de la chair, et il ajoutait qu'il n'était pas permis de renoncer au bien
que Dieu nous avait montré, et qu'il était plus mal de le négliger, après
l'avoir connu, que de ne pas l'aimer avant de le connaître. Il lui semblait
qu'il devenait prévaricateur, s'il préférait aux trésors célestes qu'il avait
trouvés, les plaisirs grossiers de la terre. Tout âge et tout sexe avait droit
à cette perfection sublime, à laquelle tous les membres de l'Église étaient
appelés, puisque l'Apôtre disait : « Courez de manière à remporter le prix. »
(I Cor., IX, 24.) Les lenteurs des lâches ne devaient pas retarder l'ardeur de
ceux qui voulaient avancer; et c'était aux faibles d'être excités par l'exemple
des forts, plutôt qu'aux forts d'être arrêtés par la paresse des faibles. Aussi
voulait-il renoncer au siècle et mourir au monde, afin de pouvoir vivre tout à
Dieu; et s'il ne pouvait être assez heureux pour se donner à Jésus-Christ avec
sa compagne, il aimait mieux se sauver en renonçant à la moitié de lui-même, et
entrer ainsi dans le royaume des cieux, que de se perdre tout entier.
Si Moise, disait-il, permettait
aux Juifs de se séparer de leurs femmes, à cause de la dureté de leur coeur,
pourquoi Jésus-Christ ne permettrait-il pas de le faire par amour de la
chasteté. Notre-Seigneur ne met-il pas la femme au nombre des affections qu'il
faut savoir sacrifier. Ce n'est pas la loi seulement, c'est lui-même qui
recommande l'amour
192
des pères, des mères et des enfants; et cependant il
ordonne, pour l'honneur de son nom et par désir de la perfection, de les
abandonner et même de les haïr. N'a-t-il pas dit : « Quiconque abandonnera, en
mon nom, sa maison, ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, ou son
épouse, ou ses enfants, ou ses champs, recevra le centuple et possèdera la vie
éternelle. » (S. Matth., XIX, 21.) Il met si haut cette perfection qu'il
ne permet pas qu'on lui oppose cet amour qu'on doit à son père et à sa mère, et
qui est, selon saint Paul, le premier commandement : Honorez votre père et
votre mère, c'est le premier commandement de la loi, afin que vous soyez
heureux et que vous viviez longtemps sur la terre. (Éph., VI, 2.)
Notre-Seigneur veut cependant qu'on sacrifie ce devoir à son amour.
Il est évident que l'Évangile qui
défend de rompre les liens du mariage, hors le cas d'adultère, promet de
récompenser au centuple ceux qui renoncent au joug de la chair par désir de la
chasteté. Si donc je vous persuade de choisir comme moi la meilleure part, en
nous consacrant tous les deux au service de Dieu, pour éviter les peines
éternelles, je ne renonce pas à la charité qui nous unit et je vous en aimerai,
au contraire, davantage. Je vous reconnaîtrai et je vous honorerai comme un
aide que Dieu m'a donné. Je vous resterai uni en Jésus-Christ d'une manière
indissoluble, et je ne me séparerai pas de celle que la loi m'a donnée, pourvu
qu'elle fasse ce que veut l'auteur de la loi. Mais si au lieu de
193
m’aider vous voulez me tenter, si au lieu d'être un secours
vous aimez mieux être un danger, si vous croyez que le sacrement du mariage ne
doit avoir d'autre effet que d'être un obstacle à votre salut et de me priver
de la grâce que m'offre le Sauveur, je vous déclare que je suis prêt à suivre
les conseils de l'abbé Jean, ou plutôt ceux de Jésus-Christ, et que jamais une
affection de la terre ne me privera des biens du ciel ; car il est dit : «
Celui qui ne hait pas son père et sa mère, ses frères et ses sœurs, son épouse,
ses biens et son âme même, ne peut être mon disciple. » (S. Luc, XIV, 26.)
Tous les raisonnements de Théonas
ne purent persuader sa femme ; et quand il vit qu'elle persistait dans son
obstination, il lui dit : « Si je ne puis vous sauver de la mort, vous ne
pouvez me séparer du Christ; il m'est plus sûr de faire divorce avec vous
qu'avec Dieu. Il obéit aussitôt à la grâce qui l'inspirait et n'affaiblit par
aucun retard l'ardeur de son désir. Il abandonna sur-le-champ tous ses biens et
se rendit au couvent. Il se fit remarquer en si peu de temps par l'éclat de son
humilité et de sa sainteté, qu'après la mort de l'abbé Jean, d'heureuse
mémoire, et celle du saint homme Élie, son digne successeur, il fut choisi à
l'unanimité pour administrer les biens du monastère.
10. Que personne ne pense que
nous avons rapporté ces choses pour engager quelqu'un à rompre les liens du
mariage; nous sommes bien loin de les condamner, et nous disons avec l'Apôtre :
« Le mariage
194
est honorable en tout, et le lit nuptial est sans souillure.
» (Hébr., XIII, 4.) Nous avons voulu seulement raconter fidèlement la
conversion de cet homme qui se donna à Dieu d'une manière si singulière. Je
demande donc en grâce au lecteur qui blâme ou qui approuve sa conduite de ne
pas m'en rendre responsable et d'en reporter le reproche ou la louange à son
auteur. Pour moi, je ne me suis pas prononcé sur cette action; je l'ai racontée
seulement, et il me semble juste qu'on me mette en dehors de toutes les
discussions qui peuvent avoir lieu à ce sujet. Que chacun donc en juge comme il
lui plaira; mais qu'il craigne de se croire plus équitable et plus saint que
Dieu même, qui s'est prononcé pour ce religieux, en lui accordant, comme aux
Apôtres, le don des miracles. Je ne dis rien du sentiment de tant de vénérables
solitaires qui, non-seulement ne l'ont pas blâmé, mais l'ont formellement
approuvé, puisqu'ils l'ont préféré à des hommes très-recommandables, en lui
confiant l'administration du monastère. Il me semble que tant de saints
personnages n'ont pu se tromper dans un jugement que Dieu a confirmé par un si
grand nombre de miracles.
11. Mais revenons à la conférence
que j'ai promis de rapporter. Le saint abbé Théonas étant venu nous visiter
dans notre cellule, au temps de Pâques, nous nous assîmes un peu à terre, après
avoir récité l'office du soir, et nous lui demandâmes pourquoi les religieux
tenaient tant à ne pas s'agenouiller, pendant les cinquante jours du temps
pascal, en faisant leurs
195
prières, et pourquoi il évitaient de jeûner jusqu'à l'heure
de none. Cet usage nous étonnait d'autant plus qu'il n'était pas suivi de la
même manière dans les autres monastères de Syrie. L'abbé Théonas nous
l'expliqua ainsi.
12. L'ABBÉ THÉONAS. Nous devons
tellement respecter l'autorité de nos frères et la tradition qu'ils nous ont
laissée, que nous les acceptions sans même les comprendre et que nous leur
obéissions aussi fidèlement qu'autrefois. Cependant , puisque vous désirez
savoir le principe et les causes de notre observance, je vais vous dire , en
peu de mots , les explications que nous en ont données nos supérieurs. Mais
avant de vous citer le témoignage des saintes Écritures, examinons, si vous le
voulez bien, un instant, la nature du jeûne et ses conditions. Les textes
sacrés seront plus utiles ensuite à notre discussion.
La divine sagesse nous dit dans
l'Ecclésiaste, qu'il y a un temps pour toutes les choses, qu'elles soient
heureuses ou qu'elles nous paraissent contraires : « Toute chose a son
temps, et tout ce qui est sous le ciel a son moment qui lui est propre. Il y a
temps de naître et temps de mourir, temps de planter et temps d'arracher ce qui
est planté, temps de tuer et temps de guérir, temps de détruire et temps
d'édifier, temps de pleurer et temps de rire, temps de gémir et temps de
danser, temps de jeter des pierres et temps de les ramasser, temps de
s'embrasser et temps de se séparer, temps d'acquérir et temps de perdre, temps
de retenir et temps de renvoyer, temps de rompre et temps
196
de renouer, temps de se taire et temps de parler, temps
d'aimer et temps de haïr, temps de guerre et temps de paix; » et l'Ecclésiaste
ajoute : « Parce que chaque chose, chaque action a son temps. » (Eccl., III,
2-11.) Il rie reconnaît pour bon que ce qui se fait dans le temps convenable.
Ainsi une chose qui serait bonne, si elle était faite en son temps, pourrait
devenir inutile et nuisible, si elle était faite à contre-temps. Il faut
accepter tout ce qui est bon ou mauvais par soi-même et qui, par conséquent, ne
peut pas changer, comme la justice, la prudence, la force, la tempérance et les
autres vertus, ou bien les vices qui leur sont contraires; car les vertus ne
peuvent être appelées des maux et les vices dès biens ; mais pour les choses
qui sont indifférentes en elles-mêmes, c'est par leur usage qu'elles deviennent
bonnes ou mauvaises; elles ne le sont pas naturellement. Les dispositions et le
temps où on les fait, les rendent seulement utiles ou dangereuses.
13. Cherchons maintenant ce
qu'est le jeûne et si nous devons le mettre au nombre des choses bonnes qui ne
peuvent devenir mauvaises, comme nous l'avons dit pour la justice, la prudence,
la force et la tempérance, ou si c'est une chose intermédiaire qu'on puisse
faire utilement, mais aussi négliger sans se rendre coupable, une chose qu'il
soit quelquefois blâmable de pratiquer et quelquefois louable d'omettre. Si
nous mettons le jeûne au rang des vertus, nous regardons l'abstinence des
aliments comme un bien essentiel, et leur usage deviendra dès lors
criminel ;
197
car il est certain que ce qui est essentiellement contraire
au bien est essentiellement un mal. L'autorité des saintes Ecritures ne nous
permet pas de considérer ainsi le jeûne. Si nous jeûnions en pensant que c'est
un péché de prendre de la nourriture, nous ne retirerions aucun fruit de notre
abstinence; nous deviendrions, au contraire, coupables d'un sacrilège, selon
saint Paul, « en nous abstenant des aliments que Dieu a créés pour que les
fidèles et ceux qui connaissent la vérité en usent avec action de grâces; car
toutes les créatures de Dieu sont bonnes, et il ne faut rien rejeter de ce qui
mérite notre reconnaissance. » (I Tim., IV, 3.) « Lorsqu'un homme croit une
chose impure, elle devient impure pour lui. » (Rom., XIV, 14.) Nous ne voyons
pas que personne ait été condamné pour avoir usé de nourriture, à moins
qu'avant ou après cet usage , il n'y eût quelque chose qui motivât sa
condamnation.
14. Une preuve manifeste que le
jeûne est une de ces choses neutres, indifférentes en elles-mêmes, c'est que
s'il rend juste celui qui le garde, il ne fait pas condamner celui qui le
transgresse , à moins qu'on ne punisse le violement d'un précepte plutôt que
l'usage de certains aliments. Ce qui est essentiellement bien, au contraire,
doit toujours être pratiqué, et celui qui le néglige tombe nécessairement dans
le péché. Le mal essentiel n'est jamais non plus permis; il est nuisible de sa
nature, et celui qui le commet ne peut faire qu'il soit bon et louable en
quelque manière. Ainsi nous voyons que toutes les choses qui ont leurs
conditions
198
et leurs époques déterminées, et qui sanctifient ceux qui
les pratiquent, sans cependant rendre coupables ceux qui les omettent, sont
d'elles-mêmes neutres ou indifférentes. Tels sont le mariage, l'agriculture,
les richesses, les profondeurs de la solitude, les veilles, la lecture et la
méditation des livres saints, les jeûnes, enfin, dont nous nous entretenons.
Aucun précepte divin, aucun texte de l'Écriture ne nous oblige tellement à ces
choses que ce soit un péché de ne pas en user ou de les interrompre. Tout ce
qui est positivement ordonné doit être fait sous peine de péché mortel; mais ce
que Dieu conseille plutôt qu'il ne le commande, est utile quand on le fait,
sans nuire quand on ne le fait pas. Ainsi nos pères nous ont recommandé de
pratiquer ces choses, avec prudence et discrétion, en tenant compte des causes,
du lieu, des circonstances, du temps. Car si on les fait à propos , elles
deviennent bonnes, tandis qu'elles sont nuisibles quand on les fait
inconsidérément. Si, par exemple, un religieux voulait jeûner, lorsque son
frère vient le visiter et qu'il doit le recevoir comme Jésus-Christ même, n'y
aurait-il pas là une faute, une inhumanité plutôt qu'un acte de religion digne
de louange. Lorsque la langueur et la faiblesse du corps réclament plus de
nourriture pour réparer ses forces , ne serait-on pas, en ne voulant rien
diminuer de son abstinence, cruel et homicide envers soi-même, plutôt que sage
et désireux de son salut? Lorsque la célébration d'une fête adoucit les
austérités de la pénitence, celui qui voudrait
199
continuer la rigueur de son jeûne devrait être considéré
plutôt comme un obstiné déraisonnable que comme un bon religieux. C'est là
cependant le malheur de ces solitaires qui recherchent la louange des hommes
par leurs jeûnes, et qui veulent acquérir une réputation de sainteté par la
pâleur de leur visage. L'Évangile déclare qu'ils ont déjà reçu leur récompense,
et Dieu annonce par son Prophète qu'il a leur jeûne en horreur. Il leur fait
dire : « Nous avons jeûné, et vous ne nous avez pas regardés; nous avons
humilié nos âmes, et vous l'avez ignoré; » et il leur fait connaître pourquoi
ils n'ont pas mérité d'être exaucés : « Voilà, dit-il, qu'au jour de votre
jeûne, votre volonté s'est manifestée, et vous avez poursuivi tous vos
débiteurs; vous jeûnez en plaidant et en querellant, et votre main frappe
impitoyablement. Ne jeûnez pas comme vous l'avez fait jusqu'à ce jour, afin que
votre prière soit écoutée du ciel. Est-ce qu'un tel jeûne peut me plaire, quand
un homme tourmente ainsi son âme tout le jour? Pourquoi agiter et tourner la
tête? Pourquoi se couvrir de sac et de cendre? Vous appelez cela un jeûne, un
jour agréable au Seigneur? » (Isaïe, LVIII, 3.)
Il montre ensuite comment
l'abstinence devient méritoire, et il explique clairement que le jeûne ne sert
à rien par lui-même, quand il n'est pas fait dans certaines conditions. a
Est-ce là, dit-il, le jeûne que je me suis choisi? Rompez les liens de
l'impiété, rejetez les fardeaux qui vous accablent; laissez libres ceux qui
sont brisés et déchargez-les
200
de leur joug; partagez votre pain avec celui qui a besoin,
et recevez dans votre maison les pauvres et les étrangers. Lorsque vous verrez
un homme nu, couvrez-le, pour ne pas mépriser votre chair. Alors vous brillerez
comme la lumière du matin, et votre santé renaîtra; votre justice sera devant
vous, et la gloire du Seigneur vous couvrira; vous invoquerez Dieu alors, et le
Seigneur vous exaucera. Vous crierez vers lui, et il dira : Me voici. »
(Jérém., LXVIII, 6.) Vous voyez donc que Dieu ne regarde pas le jeûne comme un
bien principal, nécessaire, mais qu'il lui plaît seulement par les bonnes
oeuvres qui l'accompagnent; tandis qu'il devient inutile et même odieux dans
certaines circonstances ; car le Seigneur a dit : « Lorsqu'ils jeûneront, je
n'exaucerai pas leurs prières. » (Jérémie , XIV , 12.)
15. La miséricorde, la patience,
la charité et les vertus dont parle le Prophète, et qui sont essentiellement
bonnes, ne doivent pas être subordonnées au jeûne; le jeûne, au contraire, doit
se rapporter à elles et servir seulement à les acquérir ; c'est l'instrument et
non le but. La mortification de la chair, les rigueurs salutaires de
l'abstinence ne sont qu'un moyen d'arriver à la charité, qui est un bien
immuable et indépendant de toutes les circonstances. On ne pratique pas dans le
monde la médecine, l'orfèvrerie et les autres arts à cause de leurs
instruments; mais on se sert de ces instruments pour atteindre le but qu'on se
propose. Ces instruments sont utiles à ceux qui sont habiles dans leur art; ils
sont inutiles aux
201
autres. Les premiers les emploient heureusement pour faire
leurs oeuvres, tandis que les seconds ne savent pas même à quoi ils servent et
se contentent de leur possession; et cette possession est nécessairement
stérile, puisqu'elle ne mène à aucun résultat.
Le bien essentiel est celui
auquel doivent se rapporter tous les moyens, et ce bien doit se faire non pour
une cause extérieure, mais pour la bonté qui est en lui-même.
16. Pour discerner du bien
relatif le bien essentiel, il faut considérer si ce bien est bien par lui-même
ou par autre chose; s'il est toujours bien, sans jamais changer, sans perdre sa
qualité pour en prendre une contraire; si on ne peut le négliger sans se causer
un grand préjudice, et si ce qui lui est opposé est un mal absolu qui ne peut
jamais devenir un bien. Tous ces caractères du bien essentiel ne peuvent
aucunement convenir au jeûne. Car il n'est pas un bien par lui-même , et par
conséquent nécessaire pour acquérir la pureté du coeur et du corps et unir
l'âme à son créateur, en apaisant les révoltes de la chair. Il n'est pas un
bien toujours immuable; car non-seulement nous pouvons l'interrompre
quelquefois, sans nous nuire, mais encore il est dangereux pour l'âme si nous
le pratiquons à contre-temps. Ce qui lui est contraire, n'est pas un mal
essentiel, à moins que le plaisir naturel de prendre des aliments n'aille
jusqu'à l'intempérance, à la luxure et aux vices qu'elle en-traîne; a car ce
qui entre dans la bouche ne souille pas l'homme, mais plutôt ce qui en sort. »
(S. Matth., XV,11.)
202
On manque à ce qui est essentiellement bon, on l'accomplit
imparfaitement et d'une manière coupable, lorsqu'on le pratique non pour
lui-même, mais pour une autre cause; car tout doit se rapporter à lui, et il ne
doit être recherché que pour lui-même.
17. N'oublions donc pas ce que
nous venons de dire du jeûne, et ne nous y appliquons, ne le croyons utile
qu'en tenant compte des circonstances avec sagesse et mesure. Qu'il ne soit pas
le terme de notre espérance, mais seulement un moyen d'acquérir la pureté du
coeur et la charité de l'Évangile. Puisque le jeûne doit être observé et
interrompu à certains jours, et que la loi en règle le mode et la nature, il
est évident que ce n'est pas un bien absolu, mais seulement un bien relatif.
Les choses qu'un précepte formel ordonne comme bonnes ou défend comme
mauvaises, ne sont pas soumises aux circonstances du temps, de telle sorte
qu'on doive faire quelquefois celles qui sont défendues, ou omettre celles qui
sont commandées. Ainsi toujours il faut pratiquer la justice, la patience, la
sobriété, la pudeur et la charité, tandis qu'il n'est jamais permis de se
livrer à l'injustice, à l'impatience, à la fureur, à l'impureté, à l'envie et à
l'orgueil.
18. Après avoir établi la nature
du jeûne, il semble facile de prouver, par l'autorité des saintes Écritures,
qu'on ne peut et qu'on ne doit pas jeûner toujours. Nous voyons, dans
l'Évangile, les pharisiens jeûner avec les disciples de Jean-Baptiste, tandis
que les Apôtres , qui étaient les amis et les convives du céleste Époux,
n'observaient pas encore de jeûne. Les
203
disciples de Jean croyaient, en jeûnant, posséder la justice
parfaite, parce qu'ils suivaient les exemples de ce grand modèle de la
pénitence, qui non-seulement se privait des aliments variés dont se servent les
hommes, mais n'usait même pas du pain, leur nourriture la plus ordinaire. Ils
vinrent se plaindre à Jésus-Christ, en lui disant : « Nous et les pharisiens
nous jeûnons souvent; pourquoi vos disciples ne jeûnent-ils pas? » Et
Notre-Seigneur, en leur répondant, montre avec évidence, que le jeûne n'est pas
convenable et nécessaire en tout temps, et que la solennité d'une fête et des
raisons de charité peuvent très-bien l'interrompre. « Est-ce que les enfants de
l'Époux, leur dit-il, peuvent jeûner, lorsque l'Époux est avec eux? Des jours
viendront où l'Époux leur sera ôté, et alors ils jeûneront. » (S. Matth., IX,
15.)
Ces paroles furent dites avant la
résurrection du Sauveur; mais elles s'appliquent particulièrement aux cinquante
jours qui la suivirent; car Notre-Seigneur mangeait alors avec ses disciples,
et ne les laissait pas jeûner de sa douce présence.
19. L'ABBÉ GERMAIN. Pourquoi,
pendant cinquante jours , adoucissons-nous dans nos repas les rigueurs de
l'abstinence, puisque Jésus -Christ ne resta que quarante jours avec ses
disciples, après sa résurrection.
20. L'ABBÉ THÉONAS. Votre demande
est juste et mérite que je vous fasse connaître toute la vérité. Après
l'ascension du Sauveur, qui eut lieu quarante jours après sa résurrection, les
Apôtres descendirent
204
de la montagne des Oliviers, où ils l'avaient vu retourner à
son Père, comme il est dit dans les Actes des Apôtres. Ils rentrèrent à
Jérusalem, et y attendirent, pendant dix jours, la venue de l'Esprit-Saint. Ils
le reçurent quand ils furent passés, et célébrèrent par conséquent avec joie le
cinquantième jour qui complète le temps consacré par les fêtes de l'Église.
Nous voyons, dans l'Ancien Testament, ce temps pascal indiqué par des figures.
Il fallait, sept semaines après Pâques, offrir au Seigneur le pain des
prémices, par les mains des prêtres. » (Deut., XVI.) Les Apôtres, en prêchant
ce jour-là au peuple de Jérusalem, offrirent bien à Dieu le vrai pain des
prémices, qui nourrit d'une nouvelle doctrine et rassasia généreusement cinq
mille hommes, qu'ils choisirent parmi les Juifs, et consacrèrent au Seigneur
comme les prémices du peuple chrétien. C'est pour cela qu'il faut réunir les
dix jours aux quarante qui les ont précédés, et les célébrer avec la même joie
et la même solennité. Cette tradition, qui remonte au temps des Apôtres, mérite
d'être fidèlement observée. Aussi, pendant ces jours, ne se met-on pas à genoux
en priant, parce que cette posture est un signe de pénitence et de tristesse.
Nous observons donc le temps pascal comme le dimanche, et nos Pères nous ont
appris qu'il ne fallait, ce jour-là, ni jeûner, ni se mettre à genoux, pour
honorer la résurrection du Sauveur.
21. L'ABBÉ GERMAIN. Les
adoucissements extraordinaires d'une solennité si prolongée ne peuvent-ils pas
trop favoriser les faiblesses de la chair, et faire
205
renaître la concupiscence, cette racine de tous les vices
que l'on avait coupée? L'esprit, appesanti par des aliments dont il n'a plus
l'habitude, conservera-t-il toute sa puissance sur le corps, son serviteur, et
nous surtout qui sommes plus jeunes, ne devons-nous pas craindre la révolte des
sens que nous avons domptés, si nous nous permettons une nourriture plus
abondante et des aliments dont nous n'avons pas l'habitude?
22. L'ABBÉ TIÉONAS. Si nous nous
appliquons à tout examiner aux lumières de la raison, et si nous jugeons de la
pureté de notre cœur, non pas avec le sentiment des autres, mais avec notre
conscience, il est certain que cette nourriture plus abondante ne peut affaiblir
notre vigilance. L'âme doit tenir l'équilibre entre cet adoucissement et les
intérêts de la continence, de manière à se préserver de tout excès dans un sens
ou dans un autre. Il faut qu'elle discerne avec sagesse la règle qui empêchera
notre esprit de s'appesantir sous le poids de la jouissance, et notre corps de
succomber sous les rigueurs de l'abstinence, modérant ainsi toute exagération
qui pourrait trop l'ex-citer ou l'abattre. Notre Dieu défend de rien faire pour
son service et son honneur, sans une sage discrétion ; car « l’honneur du roi
aime le jugement. » ( Ps. XCVIII, 4.) Aussi , dans sa sagesse, Salomon nous
recommande de ne nous laisser entraîner ni d'un côté ni de l'autre. « Honorez
Dieu par de justes efforts, et offrez-lui des fruits de votre justice. »
(Prov., III, 9.) Nous avons dans notre conscience un
206
juge équitable et incorruptible, qui ne se trompe jamais sur
la pureté de nos âmes, lors même que d'autres pourraient s'égarer. Nous devons
veiller avec soin sur notre coeur, pour ne pas nous écarter de la discrétion ,
et pour éviter également une abstinence trop ambitieuse, et une indulgence trop
relâchée.
Il faut calculer nos forces, et
mettre d'un côté de la balance la pureté de l'âme , et de l'autre la santé du
corps; les peser ensuite au poids de la conscience, sans nous laisser corrompre
par de secrets penchants, de telle sorte que nous évitions les excès de tout
genre, et que nous ne méritions pas ce reproche : « Si en faisant les saintes
offrandes, vous les offrez mal, ne péchez-vous pas ? (Gen., IV, 7.) Ces jeûnes,
que nous offrons à Dieu comme des victimes violemment arrachées de nos
entrailles, Celui qui aime la justice et la miséricorde les a en horreur,
puisqu'il dit : « Je suis le Seigneur qui aime le jugement, et qui déteste le
vol dans le sacrifice. » ( Isaïe, LXI, 8.) Il en est de même des offrandes
coupables de ceux qui pensent à leur corps et à leur bien-être avant tout, et
ne donnent à Dieu que le reste de ce qu'ils font. La sainte Écriture condamne
ces serviteurs infidèles : « Maudit soit celui qui fait l'oeuvre de Dieu
avec fraude. » (Jér., XLVIII, 10.) C'est bien justement que Dieu reprend ceux
qui se trompent ainsi eux-mêmes : « Tous les enfants des hommes sont insensés;
car tous les enfants des hommes mentent avec leurs balances pour tromper. »
(Ps. LXI, 10.) Et le grand Apôtre nous exhorte à rester dans les limites de la
discrétion, sans nous laisser
207
entraîner par notre penchant d'un côté ou d'un autre ; il a
dit : « Que votre obéissance soit raisonnable. » (Rom., XII, 1.) Moïse nous
fait la même recommandation ; car il veut « que les balances soient justes, que
les poids soient égaux, que le boisseau et le septier aient leur mesure. »
(Lévit., XIX, 36.) Salomon dit aussi à ce sujet : « Un poids grand et petit, et
des mesures différentes , sont des choses abominables devant Dieu, et celui qui
les emploie se perdra dans ses tromperies. » (Prov., XX, 10.)
Appliquons nous donc à ne pas
nous servir de faux poids et de fausses mesures, non-seulement dans les choses
dont nous parlons , mais dans le secret de nos coeurs et les greniers de notre
conscience, c'est-à-dire que sans user pour nous d'une indulgence, d'une
mollesse qui affaiblirait la règle, nous n'accablions pas ceux auxquels nous
annonçons la parole de Dieu, d'un fardeau que nous ne pouvons pas porter
nous-mêmes. Que faisons-nous, cependant, lorsque nous employons double poids et
double mesure, pour peser et mesurer le pur froment des enseignements divins ?
Si nous le dispensons autrement pour nous que pour nos frères, ne méritons-nous
pas les reproches de Dieu, puisque nous avons des balances et des mesures
trompeuses? Salomon nous l'annonce : « Le poids double est abominable devant
Dieu, et la balance fausse n'est pas bonne en sa présence. » (Prov., XXIII.)
Nous tombons encore dans la même
faute, lorsque nous faisons devant nos frères ce que nous pratiquions dans le
secret de nos cellules , afin de mériter la
208
louange des hommes, désirant ainsi paraître plutôt austères
et saints à leurs yeux que de l'être vraiment devant Dieu. C'est là une maladie
que nous devons éviter, que nous devons avoir en horreur. Mais nous nous sommes
un peu éloignés de notre sujet, il est temps d'y revenir.
23. Il faut donc célébrer ces
saints jours de telle sorte, qu'ils servent à notre âme et à notre corps, au
lieu de nous nuire; car la joie de ces fêtes n'émousse pas les aiguillons de la
chair, et notre cruel ennemi en trouble la solennité. Pour concilier alors les
douceurs que l'usage autorise avec nos habitudes d'austérité , il suffit de
prendre notre repas à l'heure de sexte au lieu d'attendre l'heure de none,
comme à l'ordinaire , sans cependant rien ajouter à la qualité ou à la quantité
de notre nourriture, afin de ne pas perdre, par cet adoucissement du temps de
Pâques, cette pureté du corps et cette intégrité de l'âme, que nous avions
acquises pendant le jeûne du carême. A quoi nous servirait d'avoir fait
quelques progrès par l'abstinence, si un relâchement imprudent le détruisait
bientôt. Le démon connaît notre faiblesse et nous attaque toujours plus
violemment lorsqu'il voit que nous sommes moins sur nos gardes, dans la
célébration des fêtes. Veillons donc avec un soin extrême à ne pas laisser
affaiblir notre âme par de dangereuses douceurs, et ne perdons pas dans le repos
du temps pascal, la pureté conquise par nos efforts du carême. Ne changeons
rien à notre nourriture, et n'usons pas, aux grandes fêtes, des aliments dont
nous nous abstenons,
209
les jours de jeûne, pour mieux garder la continence. Il ne
faut pas que la joie de ces fêtes excite en nous les ardeurs de la
concupiscence, et obscurcisse cette paix, cette allégresse plus précieuse
encore, que donne la pureté du coeur. Ces courtes jouissances de la chair, en
détruisant notre vertu, nous condamneraient aux larmes d'une longue pénitence.
Il vaut mieux s'appliquer à suivre le conseil du Prophète : « Célèbre tes
fêtes, ô Juda, et tiens tes promesses au Seigneur. » (Nahum, 1, 15.) Si la
solennité de ces jours ne change rien à notre abstinence ordinaire, nous jouirons
intérieurement d'une fête continuelle, et en nous abstenant de toute oeuvre
coupable nous irons ainsi « de mois en mois, de fêtes en fêtes. » (Isaïe, LXVI,
23.)
24. L'ABBÉ GERMAIN. Pourquoi ,
mon Père , le carême n'est-il que de six semaines, ou de sept semaines, dans
quelques provinces, d'une observance plus religieuse? En en retranchant le
dimanche et le samedi , les quarante jours de jeûne ne sont pas complets; on ne
peut en compter que trente-six.
25. L'ABBÉ THÉONAS. Beaucoup,
dans leur simplicité chrétienne, ne s'arrêtent pas à cette difficulté; mais
puisque vous ne la trouvez pas indigne de votre attention, et que vous désirez
approfondir davantage les causes de notre observance, je vais vous les exposer,
afin que vous voyiez clairement qu'il n'y a rien de déraisonnable dans la
tradition de nos Pères. La loi de Moïse fait un commandement général pour tout
le
210
peuple : « Vous offrirez vos dîmes et vos prémices au
Seigneur, votre Dieu. » (Exod., XXII, 29.) Si donc nous sommes obligés d'offrir
les dîmes de tous nos biens et de nos récoltes, nous devons, à bien plus forte
raison, offrir la dîme de notre vie et de nos oeuvres. C'est ce que nous
faisons en comptant ainsi le carême. Car la dîme de tous les jours d'une année
est de trente-six jours et demi. Si, dans les sept semaines, nous retranchons
les dimanches et les samedi, il nous reste trente-cinq jours de jeûne; mais si
nous y ajoutons la veille de Pâques, où nous prolongeons le jeûne du samedi
jusqu'au chant du coq et à l'aube du dimanche, non-seulement nous avons nos
trente-six jours complets, mais nous aurons encore la dîme des cinq jours de
l'année qui restent, puisque nous les augmentons d'une partie de la nuit, et
rien ne manquera à ce que nous devions offrir.
26. Que vous dirai-je des prémices
que tous les serviteurs fidèles du Christ ne manquent pas de lui offrir chaque
jour? Dès qu'ils se réveillent, et qu'ils reviennent, pour ainsi dire, à la
vie, en sortant de leur repos, avant de se répandre en dehors et de s'occuper
du souvenir et du soin des choses ordinaires, ils consacrent à Dieu leurs
premières pensées, comme les prémices de leurs fruits par les mains du Grand
Prêtre, Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour reconnaître cette nouvelle vie et
cette image de notre résurrection future. A peine ont-ils secoué le sommeil ,
qu'ils immolent à Dieu une hostie d'allégresse; le premier mouvement de leur
langue est pour l'invoquer, pour
211
célébrer son nom et ses louanges. Ils ouvrent leurs lèvres
pour lui présenter avant tout leurs hymnes et leurs prières. Ils lui donnent
aussi les prémices de leurs mains et de leurs pieds, en se levant pour faire
oraison, et au lieu d'employer leurs membres à leurs besoins particuliers, ils
les consacrent d'abord au service et à l'honneur de Dieu, en élevant les mains,
en pliant les genoux et en se prosternant devant lui. Nous ne pouvons mieux
accomplir ce que nous chantons dans les Psaumes : « J'ai prévenu le jour, et
j'ai crié vers vous. » (Ps. CXVIII, 147.) « Mes yeux ont devancé l'aurore, afin
de méditer vos paroles. » ( Ib. 148.) « Dès le matin, ma parole vous
préviendra. » (Ps. LXXXVII , 14.) Tous les jours, lorsque après notre sommeil
nous revenons à la lumière, comme des ténèbres et de l'image de la mort, nous
ne devons rien exiger, pour nous-mêmes, de notre esprit et de notre corps,
avant de les avoir consacrés à Dieu.
Qu'est-ce que prévenir, dès le
matin et devancer le jour, si ce n'est nous prévenir nous-mêmes , c'est-à-dire
devancer nos désirs et les soins qui sont nécessaires à notre vie, ou bien ces tentations
si subtiles que l'ennemi nous prépare pendant notre sommeil, par les images de
nos songes, afin de nous en occuper, dès que nous serons réveillés, et de
déflorer ainsi, en s'en emparant, les prémices de nos actions? Nous devons
donc, pour ne pas mentir au verset du Psalmiste, veiller de telle sorte sur nos
premières pensées, que l'ennemi ne puisse les souiller de son influence, et les
rendre indignes d'être offertes
212
à Dieu. Si nous ne le prévenons pas par notre vigilance, il
prendra l'habitude de nous devancer lui-même, chaque jour, par ses artifices;
et si nous désirons offrir à Dieu les prémices de notre âme, et les lui rendre
agréables, il faut nous appliquer, surtout dès les premières heures du jour, à
conserver les sens de notre corps purs et sans tache, comme de saintes
offrandes destinées au Seigneur. Beaucoup de personnes, qui vivent dans le
monde, ont la pieuse coutume de se lever avant le jour, ou au point du jour, et
de ne jamais se livrer à leurs occupations domestiques et à leurs affaires,
avant d'avoir été à l'église, pour consacrer, en la présence de Dieu, les
prémices de leurs actions.
27. Pour ce que vous me dites des
six ou des sept semaines, qui différencient dans quelques provinces
l'observance du carême, le jeûne est toujours le même, malgré l'inégalité des
semaines; car ceux qui n'en admettent que six, pensent qu'il faut jeûner le
samedi et les six jeûnes de plus de ces semaines, complètent, par conséquent,
les trente-six jours du carême.
28. Vous voyez donc que le nombre
des jeûnes est le même, quoique le nombre des semaines soit différent. Les
hommes oublieux n'ont pas bien conservé la raison de cette coutume, qui était
d'offrir ainsi à Dieu la dîme de l'année. Ces trente-six jours et demi de
jeûne, ont reçu le nom de quarantaine ou de carême, parce que Moïse, Élie et
Notre-Seigneur lui-même, ont jeûné quarante jours. C'était aussi un souvenir
des quarante années qu'Israël passa dans le désert,
213
et peut-être des quarante stations qu'il y fit comme
l'Écriture le rapporte. Cette dîme offerte à Dieu pourrait être aussi appelée
du nom que le public donne à l'impôt prélevé sur le commerce par les princes de
la terre. Le Roi des siècles n'a-t-il pas des droits bien légitimes sur les
années de notre vie? Quoi qu'il en soit, remarquons en passant un fait que nos
Pères ont signalé bien souvent, c'est que pendant ces jours de jeûne, les
démons redoublent toujours leurs attaques, et tentent davantage les religieux
pour leur faire quitter leurs monastères. Semblables aux Égyptiens, qui
opprimaient si cruellement les enfants d'Israël , ces Égyptiens spirituels
tourmentent les solitaires, le vrai peuple d'Israël, et leur imposent les plus
pénibles épreuves, pour les empêcher de quitter l'Égypte, et d'aller jouir d'un
repos sacré dans le désert des vertus. Le Pharaon de l'enfer s'irrite contre
nous, et s'écrie : « Ce sont des paresseux, et c'est pourquoi ils disent si
haut : Allons, et sacrifions à Dieu, Notre-Seigneur. Qu'ils soient accablés de
travaux ; qu'ils soient toujours occupés s afin qu'ils ne songent plus à leurs
vaines paroles. » (Exod., V, 9.) Car les impies, dans leur égarement,
traitent de folie et de vanité ce sacrifice, qu'on n'offre vraiment bien à Dieu
que dans la solitude et la liberté du coeur. La religion est une abomination
pour le méchant.
29. Celui qui est juste et
parfait n'est pas l'esclave de la loi du carême, et ne se contente pas d'un si
petit nombre de jeûnes. Cette obéissance servile est imposée seulement par
l'Église, aux personnes du monde qui
214
sont livrées toute l'année à leurs jouissances et à leurs
affaires. Il faut bien que la loi les force à penser à Dieu pendant ces jours,
et qu'ils lui consacrent au moins cette dîme de leur vie, qu'ils auraient
dévorée comme le reste. Mais les justes, pour qui la loi n'est pas faite, ne
bornent pas leurs jeûnes à cette extrême partie de leur vie, mais ils la
donnent tout entière; ils sont affranchis de l'impôt légal, parce qu'ils paient
davantage , et ils peuvent s'en exempter sans scrupule , quand ils en ont de
bonnes et saintes raisons. Ceux qui donnent tout, ne détournent rien de la
dîme. Il n'en est pas de même de ceux qui n'offrent point à Dieu de dons
volontaires ; la loi les oblige à payer la dîme dans toute sa rigueur. Il est
évident que l'esclave de la loi, celui qui évite ce qu'elle défend, et qui fait
seulement ce qu'elle ordonne, n'est pas parfait comme celui qui n'use pas même
de ce qu'elle accorde. Aussi, quoique l'Apôtre ait dit de la loi de Moïse : «
La loi ne conduit à rien de parfait » (Hébr., VII, 19), nous voyons beaucoup de
saints, dans l'Ancien Testament, devenir parfaits, parce qu'ils ont été au delà
des prescriptions de la loi, pour vivre de la perfection évangélique. « Ils
savaient que la loi n'est pas faite pour les justes, mais pour les injustes,
les rebelles, les impies et les pécheurs, pour les coupables et les profanes. »
(I Tim. , I, 9.)
30. Il faut remarquer que tant
que dura la perfection de l'Église primitive, cette loi du carême n'était pas
nécessaire ; elle était observée sans contrainte et sans précepte formel par
les chrétiens qui jeûnaient
215
toute l'année. Mais lorsque la ferveur des temps
apostoliques se fut ralentie, lorsque la multitude des fidèles s'attacha à ses
biens, et ne les partagea plus pour les besoins de tous, comme il avait été
réglé d'abord, mais s'appliqua à les augmenter, au lieu de se contenter de
suivre l'exemple d'Ananie et de Saphire, il parut utile à l'Église d'imposer
aux hommes qui oubliaient, au milieu des affaires du siècle, le repentir de
leurs fautes et la pénitence, l'obligation sainte d'un jeûne régulier. C'était
rétablir la dîme légale, et cette contrainte pouvait servir aux faibles, sans
nuire aux parfaits, qui, en s'inspirant de l'Évangile, allaient volontairement
au delà du précepte, afin de parvenir à cet heureux résultat, dont parle saint
Paul : « Le péché ne dominera plus en vous, parce que vous n'êtes plus sous la
loi, mais sous la grâce. » ( Rom., VI, 14.) Car le péché ne peut dominer celui
qui domine l'attachement au péché.
31. L'ABBÉ GEnMAIN. Cette parole
de l'Apôtre est vraie, sans aucun doute; mais elle me parait bien obscure, si
elle s'applique, non-seulement aux religieux, mais à tous les chrétiens. Car si
tous ceux qui croient à l'Évangile sont libres et affranchis de la domination du
péché, comment cette domination existe-t-elle dans presque tous ceux qui sont
baptisés? Notre-Seigneur n'a-t-il pas dit : « Quiconque fait le péché est
esclave du péché? » (S. Jean, VIII, 34.)
32. L'ABBÉ THÉONAS. Vous me
proposez une difficulté qui n'est pas petite, et, quoique je sache bien qu'elle
ne peut être expliquée et comprise par ceux
216
qui n'en ont pas l'expérience, je vais tâcher de vous
satisfaire en quelques mots. Votre intelligence complétera, par la pratique, ce
que je vous dirai. Car tout ce qui s'apprend plutôt par l'expérience que par
l'enseignement, ne peut être bien exposé et bien compris que par ce moyen.
Je pense qu'il est nécessaire de
rechercher d'abord avec soin quel est le précepte ou la volonté de la Loi;
quelle est la règle et la perfection de la Grâce, afin que nous puissions
connaître ensuite ce qu'est la domination du péché ou sa ruine. La Loi
recommande particulièrement le mariage. « Heureux, dit-elle, qui a une
postérité dans Sion, et une famille dans Jérusalem. » (Isaïe, XXXI, 9.) Elle
maudit la stérile qui n'enfante pas. La Grâce, au contraire, invite à la pureté
d'une chasteté perpétuelle, et au bonheur d'une sainte virginité. «
Bienheureux, dit-elle, les stériles qui n'ont pas enfanté, et les mamelles qui
n'ont pas allaité. Ce-lui qui ne hait pas son père, sa mère et son épouse , ne
peut être mon disciple. » (S. Luc, XIV, 26.) Et l'Apôtre dit : « Que ceux qui
ont des femmes, vivent comme n'en ayant pas. » (I Cor., VII , 29.)
La Loi dit : « Ne tardez pas à
offrir vos dîmes et vos prémices » (Exod., XXII, 29) ; et la Grâce : « Si vous
voulez être parfait, allez et vendez tout ce que vous avez, et donnez-le aux
pauvres. » (S. Matth., XIX, 21.)
La Loi ne défend pas la vengeance
et le talion pour les offenses et les injures. Elle dit: « Œil pour oeil, dent
pour dent. » (Exod., XXI, 24.) La Grâce veut que nous prouvions notre patience,
en souffrant le double
217
du mal qu'on nous a fait, et que nous soyons prêts à
supporter encore la perte que nous avons éprouvée. « Si quelqu'un,
dit-elle, vous frappe sur la joue droite, présentez-lui l'autre; et si
quelqu'un veut plaider contre vous pour avoir votre tunique, abandonnez-lui
aussi votre manteau. » (S. Matth., V, 39.) La Loi dit qu'on peut haïr ses
ennemis; la Grâce re-commande de les aimer, au point de prier toujours Dieu
pour eux.
33. Celui donc qui est parvenu à
la perfection de l'Évangile, s'élève ainsi, par le mérite de sa vertu,
au-dessus de la loi. Il regarde comme petits et imparfaits tous les préceptes
de Moïse, parce qu'il se sent obéir à la grâce du Sauveur, dont le secours seul
lui a permis d'arriver à cet état supérieur, à cette dignité. Le péché, par
conséquent, ne domine pas en lui, puisque la charité qui est répandue dans nos
coeurs par le Saint-Esprit qui nous est donné (Rom., V), en bannit l'amour des
choses de la terre. Il ne peut ni désirer ce qui est défendu, ni mépriser ce
qui est commandé. Toute son étude, tous ses désirs sont toujours inspirés par
l'amour de Dieu, tellement qu'au lieu d'être séduit par la jouissance des
choses coupables, il n'use pas même des choses permises. La loi, par exemple,
fixe les obligations du mariage ; mais quoiqu'elle impose la fidélité
conjugale, il est difficile que la concupiscence reste dans les limites qui lui
sont imposées; le feu qu'on alimente ne peut pas toujours être modéré, et
l'usage du mariage finit quelquefois par rendre la volonté adultère. Mais ceux
que la grâce du Sauveur
218
enflamme de l'amour de la pureté, consument tellement les
désirs de la chair dans les ardeurs de la charité, que la cendre chaude des
passions n'altéré en rien leur chasteté. Les esclaves de la loi arrivent par
les choses permises aux choses défendues, tandis que ceux qui suivent la grâce,
les évitent en méprisant les choses permises. Comme le péché vit encore dans celui
qui aime le mariage, il vit aussi dans celui qui se contente d'offrir à Dieu la
dîme et les prémices. Car il tombera nécessairement dans quelque faute, par ses
délais ou ses négligences, en ne donnant pas la qualité ou la quantité qu'il
doit offrir chaque jour.
Malgré tout le soin qu'on apporte
à distribuer la part qui revient aux pauvres, il est difficile de ne pas
commettre souvent quelque infidélité; mais ceux qui n'ont pas méprisé le
conseil du Seigneur, en donnant tous leurs biens aux pauvres, et qui suivent,
en prenant la Croix, le Maître généreux de la grâce, ceux-là ne peuvent se
tromper. Car en distribuant des richesses déjà consacrées à Jésus-Christ, et
qui semblent ne plus leur appartenir, ils ne seront plus tentés de garder
quelque chose pour leurs besoins, et aucune hésitation ne troublera la joie de
leur aumône. Ils savent qu'ayant tout donné à Dieu, ils n'ont plus à
s'inquiéter du lendemain, et que dans leur bienheureuse nudité, la Providence
les nourrira avec plus de soin que les oiseaux du ciel. Celui, au contraire,
qui conserve les biens du monde, et qui donne seulement la dîme et les prémices
de ses récoltes, ou l'argent que l'ancienne loi lui clame, efface bien sous la
rosée de l'aumône les
219
souillures de ses péchés ; mais quelle que soit sa
générosité, il est impossible qu'il s'affranchisse complètement de la
domination du péché, à moins que la grâce du Sauveur ne le détache lui-même de
ce qu'il donne.
Ce n'est pas non plus se délivrer
du joug tyrannique du péché que de demander dents pour dents, et de poursuivre
de sa haine son ennemi, comme on le faisait sous l'ancienne loi; car celui qui
désire venger son injure par la peine du talion, et qui nourrit la haine dans
son coeur, est toujours sous l'empire de la colère et de la fureur. Mais celui
qui est éclairé de la grâce de l'Évangile, triomphe du mal, en n'y résistant
pas. Il n'hésite pas, quand on le frappe à la joue droite, à présenter l'autre;
et il donne volontairement son manteau à celui qui lui demande sa tunique. Il
aime ses ennemis et il prie pour celui qui le calomnie. II a donc rejeté le
joug du péché, il en a rompu les liens; car il ne vit plus sous la loi, qui ne
détruit pas les racines du péché. L'Apôtre a dit « que la première loi avait
été abolie à cause de son insuffisance et de son inutilité; car elle n'a
conduit personne à la perfection. » Et le Seigneur a dit, par son Prophète : «
Je leur ai donné des préceptes qui n'étaient pas bons , et des commandements
dans lesquels ils ne pouvaient pas vivre. » (Ézéch., XX, 11.) La grâce, au
contraire, ne retranche pas seulement les branches du mal, elle détruit encore
jusqu'aux racines de la volonté mauvaise.
34. Celui donc qui s'applique à
suivre la perfection
220
de l'Évangile, vit sous la grâce et ne souffre plus la
tyrannie du péché; c'est vivre sous la grâce que de faire ce que la grâce
demande. Celui, au contraire, qui ne veut pas se soumettre pleinement à la
perfection de l'Évangile, doit savoir que, tout en étant baptisé, chrétien et
religieux, il ne vit pas dans la liberté de la grâce, mais dans les chaînes de
la loi et sous le joug du péché. Le dessein de Dieu, qui donne la grâce de
l'adoption à tous ceux qui se donnent à lui, n'est pas de détruire, mais de
perfectionner les préceptes de Moïse, pour les mieux accomplir et non pour les
rejeter.
Beaucoup méconnaissent et
négligent ces conseils sublimes, et les exhortations de Notre-Seigneur. Ils
s'imaginent jouir d'une telle liberté, que non-seulement ils ne s'élèvent pas
aux préceptes évangéliques, comme trop difficiles, mais qu'ils méprisent
encore, comme trop anciens, les commandements de la loi mosaïque , qui ont été
donnés pour les faibles et les commençants. Ils semblent dire, dans leur
coupable indépendance, cette parole que réprouve l'Apôtre : « Nous pècherons,
parce que nous ne sommes plus sous la loi, mais sous la grâce. » (Rom.,
VI, 15.) Car celui qui n'est pas sous la grâce, puisqu'il ne s'est pas élevé à
la perfection de l'Évangile, et qui n'est pas sous la loi, puisqu'il n'en observe
pas les plus faciles commandements, est doublement esclave du péché. Il
s'imagine n'avoir reçu la grâce du Christ que pour abuser de sa liberté, en
s'éloignant de lui. Il fait ce que saint Pierre nous avertit d'éviter : «
Agissez, dit-il, comme des hommes libres, et ne prenez pas comme
221
un prétexte la liberté du mal. (I S. Pierre., II, 16.) «
Vous, mes frères, dit saint Paul, vous êtes appelés à la liberté » ( Gal.,
V, 13); c'est-à-dire à être affranchis de la domination du péché, pourvu que
vous ne profitiez pas de votre liberté pour satisfaire votre sensualité, et que
vous ne croyiez pas ce vice permis, parce que vous n'êtes plus soumis aux
préceptes de la loi. Saint Paul nous apprend que la vraie liberté n'est jamais
que là où le Seigneur habite. « Le Seigneur est l'Esprit, et là où est l'Esprit
du Seigneur, se trouve la liberté. (II Cor., III, 17.) Je ne sais si j'ai pu
vous faire comprendre ces paroles de l'Apôtre, comme les comprennent ceux qui
en ont fait l'expérience; je sais seulement très-bien qu'elles deviennent très-claires
par la pratique, et qu'elles n'ont plus alors besoin d'éclaircissements : la
lumière de l'expérience en apprend plus que toutes les paroles.
35. L'ABBÉ GERMAIN. Vous nous
avez parfaitement expliqué une question très-obscure, et que bien des hommes
peut- être ne peuvent résoudre. Nous vous supplions de nous instruire encore
sur un point, et de nous dire pourquoi quand nous jeûnons, et que nous sommes
le plus affaiblis par la pénitence, nous sommes plus tourmentés par les combats
de la chair; car quelquefois en sortant du sommeil, ce que nous avons éprouvé
nous trouble la conscience, et nous ôte cette confiance qu'il faudrait pour
prier le Seigneur.
36. L'ABBÉ TRÉONAS. Le désir que
vous avez de vous instruire à fond de tout ce qui peut vous conduire à la
perfection, m'engage à traiter avec étendue
222
la question que vous me proposez; car je vois que vous vous
inquiétez moins de cette chasteté, de cette circoncision extérieure, que de
celle qui est dans le secret de l'âme. Vous savez bien que la perfection ne
consiste pas dans cette continence matérielle que les infidèles mêmes peuvent
garder par nécessité ou par hypocrisie, mais dans cette pureté volontaire et
invisible du coeur que l'Apôtre explique ainsi : « Le véritable Juif n'est pas
celui qui l'est à l'extérieur, et qui porte la circoncision dans sa chair, mais
celui qui l'est intérieurement, qui est circoncis dans son coeur par l'esprit
et non par la lettre; la louange lui vient non pas des hommes, mais de Dieu,
qui connaît le secret des coeurs. » (Rom., II, 28.)
Cependant, comme je ne puis
satisfaire pleinement votre désir, parce que ce qui reste de la nuit ne suffit
pas pour bien traiter une question si obscure, je pense qu'il vaut mieux
différer. Ces sujets demandent dans ceux qui parlent et dans ceux qui écoutent,
un coeur dégagé de toute vaine pensée. On ne doit les proposer que pour se
purifier davantage, et on ne les explique bien qu'en recevant soi-même la grâce
de la pureté. Il ne faut pas ici des paroles subtiles, mais le témoignage
intérieur de la conscience, et la puissance de la vérité. La science, la
doctrine de cette vertu, ne peut être acquise que par l'expérience, et personne
ne peut la recevoir, s'il ne la cherche avec ardeur, non pas dans des entretiens
stériles, mais par de généreux efforts, en désirant sincèrement la pureté
intérieure.
Causes des souillures involontaires. — Moyens de les
combattre. — Elles ne doivent pas être un obstacle à la communion. — Il faut
prier humblement et avec persévérance. — Eunuques de l'Ancien et du Nouveau Testament.
— Privilège des vierges. — La pureté vient de Dieu seul. — De l'apparence du
péché et des fautes du juste.
1. Sept jours s'étaient écoulés
et le temps pascal était passé, lorsque vers le commencement de la nuit, après
le repas du soir, nous entrâmes dans la cellule du bienheureux Théonas, pour
avoir l'entretien qu'il nous avait promis. Le saint vieillard nous reçut avec
un visage joyeux, et nous adressa ainsi le premier ,la parole.
L'ABBÉ THÉONAS. J'admirais que
votre ardeur à
224
vous instruire vous permît d'attendre sept jours la réponse
à la question que vous m'aviez faite et d'accorder un si long délai à votre
débiteur qui ne l'avait pas demandé. Il est bien juste qu'après avoir eu tant
d'indulgence à mon égard, je ne diffère pas à m'acquitter. C'est là une bonne
affaire; plus on paie, plus on s'enrichit , et celui qui reçoit n'ôte rien à
celui qui donne. Il y a double avantage à distribuer les richesses
spirituelles; car non-seulement on est utile à celui qui nous écoute, mais, en
l'instruisant, on excite en soi-même le désir de la perfection. Votre ardeur
est donc un profit pour moi et votre zèle me fait rougir; car je resterais dans
ma langueur, et je n'aurais dans l'esprit rien de ce que vous désirez, si votre
ferveur ne m'avait tiré de mon sommeil et rappelé aux choses spirituelles.
Voyons donc maintenant la question que le manque de temps nous a fait différer.
2. Il me semble que votre
question était complexe. Pourquoi lorsque nous jeûnons avec moins de rigueur,
sentons-nous moins l'aiguillon de la chair; et pourquoi souvent, au contraire,
lorsque nous jeûnons davantage et que notre corps est comme épuisé par la pénitence,
sommes-nous plus agités par la tentation et en ressentons-nous davantage,
pendant le sommeil, les fâcheux effets ?
3. Nos anciens attribuent à trois
causes ces souillures involontaires : elles viennent ou d'un excès de
nourriture, ou d'un défaut de vigilance de l'esprit, ou d'une ruse de l'ennemi.
Il est certain d'abord
225
que la gourmandise excite en nous la concupiscence et que
ces mouvements ne viennent pas de notre abstinence présente, mais de nos excès
passés. Ce que nous avons donné de trop à notre corps agit à notre insu,
lorsque nous sommes affaiblis par l'austérité des jeûnes. Aussi devons-nous
non-seulement nous abstenir des aliments les plus succulents, mais nous
contenter de la nourriture la plus ordinaire; et il faut même prendre garde
d'user de pain et d'eau à satiété, afin de conserver la pureté du corps que
nous aurons acquise, inaltérable comme celle de notre âme. Nous sommes
cependant obligés de reconnaître que bien des personnes, sans prendre ces
précautions, à cause de leur tempérament ou de leur âge, éprouvent plus
rarement ou ne ressentent même pas ces fâcheux effets; mais il y a une grande
différence entre la paix de celui qui n'a pas à combattre et le triomphe qu'on
obtient par de glorieux efforts. La vertu de ceux qui surmontent tous les vices
, tient du miracle , tandis que la sagesse de ceux que protége la faiblesse de
leur tempérament est plutôt un repos qu'un mérite.
La seconde cause de ces accidents
vient de l'âme, qui ne s'applique pas assez aux exercices spirituels capables
de former en elle l'homme intérieur; elle s'accoutume ainsi à une certaine
paresse qui l'empêche d'apercevoir les tentations des mauvaises pensées, et de
désirer, comme elle le devrait, la parfaite pureté du coeur, s'imaginant
qu'elle consiste seulement dans les austérités extérieures. Ce défaut de
226
jugement et de vigilance fait que l'âme reste ouverte aux
pensées dangereuses , et qu'elle conserve même les germes de toutes ses
anciennes passions ; et tant qu'elles sont ainsi cachées dans les replis du
coeur, elles peuvent, malgré les rigueurs du jeûne, troubler le sommeil par des
songes voluptueux. Il y a donc là faute de l'âme au moins autant que cause
naturelle, et nous devons l'éviter avec la grâce de Dieu, en veillant sur notre
esprit comme sur notre corps. Il faut arrêter nos pensées dès le principe, pour
qu'elles ne nous entraînent pas plus loin et ne produisent pas, pendant la
nuit, des impressions fâcheuses.
Il y a enfin une troisième cause.
Nous avons beau prendre tous les moyens de conserver la continence, et désirer
acquérir, par la mortification de l'esprit et du corps, la pureté parfaite,
plus nous faisons d'efforts , plus l'ennemi jaloux nous attaque pour troubler
notre conscience, en nous humiliant par l'apparence du péché ; et il agit
ainsi, surtout les jours où nous désirons être le plus agréables à Dieu. Il
cherche, sans qu'il y ait consentement de notre part et même égarement de notre
imagination, à souiller notre corps pour que nous n'osions pas approcher de la
sainte Communion. Il tourmente souvent de la sorte ceux qui commencent et qui
n'ont pas affaibli leur corps par de longs jeûnes, afin de les tromper et de
les détourner des austérités de la pénitence, en leur persuadant que ses
rigueurs seraient un obstacle plutôt qu'un moyen
227
pour acquérir la pureté , puisque plus ils jeûnent, plus ils
semblent s'en éloigner; ils pourront prendre en horreur et regarder comme une
ennemie la pénitence, qui est, au contraire, la maîtresse et la nourrice de la
pureté.
Nous ne devons pas combattre
chaque vice pour le mal qu'il nous fait par lui-même, mais parce qu'il ne se
contente pas de son empire et qu'il entraîne avec lui tout le cortége des
autres vices, afin de multiplier nos chaînes. Il faut, par exemple, vaincre la
gourmandise, non-seulement parce qu'elle nous corrompt en nous surchargeant de
nourriture et en allumant en nous le feu de la concupiscence, mais encore parce
qu'elle nous porte à la colère, à la fureur, à la tristesse , et qu'elle nous
rend esclaves des autres passions. Car lorsqu'on nous donne nos aliments plus
tard ou moins bien apprêtés, si nous sommes dominés par la gourmandise, nous
éprouverons sur-le-champ des mouvements de colère; et si nous aimons les mets
délicats, nous ne pourrons échapper à la passion de l'argent afin de nous
procurer de somptueux festins. Cette passion est elle-même étroitement unie à
la vaine gloire, à l'orgueil et à une foule de vices. Dès qu'un seul vice se
fortifie en nous, il en développe une foule d'autres.
4. L'ABBÉ GERMAIN. Dieu a permis
que nous traitions ce sujet pour nous donner le courage de vous adresser une
question que nous n'aurions pas osé vous faire sans cela. Lorsque nous devons
communier, faut-il, si nous avons éprouvé quelques souillures
228
involontaires , nous approcher ou nous éloigner de la sainte
Table ?
5. L'ABBÉ TRÉONAS. Tous nos soins
doivent tendre à conserver une entière pureté, surtout lorsque nous nous
préparons à nous approcher de l'autel, et notre vigilance doit redoubler pour
que nos sens ne soient pas troublés pendant la nuit qui précède la sainte
Communion. Mais si la malice de l'ennemi, pour nous priver de la nourriture
céleste , nous trompe par ses illusions et veut nous persuader qu'une chose
naturelle et involontaire est un obstacle à notre sanctification, nous pouvons
et nous devons nous approcher avec confiance de la source de toute grâce.
Si nous sommes cause, d'une manière quelconque, de cette
souillure, nous devons nous rappeler avec tremblement cette parole de l'Apôtre
: « Celui qui mange le pain et qui boit le calice du Seigneur indignement, sera
coupable du corps et du sang du Seigneur. Que l'homme s'éprouve donc lui-même
et qu'il mange ensuite de ce Pain et qu'il boive de ce Calice. (I Cor., XI,
27.) Car celui qui mange et boit indignement, mange et boit son jugement, ne
discernant pas le corps du Seigneur; » c'est-à-dire qu'il ne distingue pas
cette nourriture céleste de nos aliments grossiers, puisqu'il ne la prend pas
avec la pureté d'esprit et de corps qu'elle réclame. L'Apôtre ajoute : « Aussi,
parmi vous, beaucoup sont faibles et infirmes, et beaucoup dorment. » Ce sont
ces Communions qui causent les maladies et les morts spirituelles. Beaucoup qui
ne craignent pas de s'approcher ainsi de la sainte Table
229
affaiblissent la foi dans leur âme, éprouvent les langueurs
des passions et s'endorment dans le péché sans que rien puisse les réveiller de
cet assoupissement mortel. » Enfin l'Apôtre dit : « Si nous nous jugions
nous-mêmes, nous ne serions pas jugés » (I Cor., 30) , c'est-à-dire, si nous
nous jugeons indignes de recevoir les sacrements, toutes les fois que nous
sommes blessés par la concupiscence, nous nous appliquerons davantage à nous
purifier par la pénitence, afin de le faire plus dignement et de n'être pas
punis par les maladies spirituelles que Dieu nous envoie pour nous forcer à
recourir aux remèdes qui guériront nos blessures, et à éviter, par les peines
si passagères de cette vie, les châtiments qui attendent les pécheurs dans
l'autre. C'est ce qui est expressément déclaré dans le Lévitique : « Tous ceux
qui seront purs mangeront des chairs ; mais celui qui mangera des chairs du
sacrifice offert au Seigneur, et qui aura quelque souillure, périra devant le
Seigneur.» (Lév., VII, 19.) Dans le Deutéronome, l'impur est aussi séparé du
camp des fidèles : « Si parmi vous quelqu'un est souillé par quelque songe
pendant la nuit , qu'il sorte du camp ; qu'il ne revienne pas avant de s'être
lavé dans l'eau vers le soir, et qu'il ne rentre dans le camp qu'après le
coucher du soleil. » (Deut., XXIII ,10.)
6. Pour vous montrer plus
clairement que souvent ces souillures viennent de l'artifice du démon , nous
connaissons un frère qui avait obtenu , par sa vigilance et son humilité, une
grande pureté de coeur et de corps, mais dont l'imagination était troublée, la
nuit,
230
toutes les fois qu'il se préparait à recevoir la sainte
Communion, le dimanche. Après s'être éloigné longtemps de l'autel , il voulut
cependant consulter ses supérieurs dans l'espoir de trouver auprès d'eux un bon
conseil et un remède à sa douleur. Ces médecins de l'âme examinèrent d'abord si
le mal ne venait pas d'une trop grande abondance de nourriture; mais ils
reconnurent que ce ne pouvait être la cause de ce dont se plaignait le
solitaire, puisqu'ils savaient quelle était son abstinence, surtout à
l'approche des grandes fêtes, où il était le plus éprouvé. Ils recherchèrent
alors si le trouble de son imagination ne venait pas de la faute de l'âme; car
les hommes les plus austères , les plus épuisés par le jeûne , sont exposés à
ces illusions, lorsqu'ils s'enorgueillissent de leur pureté corporelle et
qu'ils attribuent à leurs efforts la chasteté qui est un don de Dieu. Ils lui
demandèrent donc s'il croyait pouvoir par lui-même acquérir cette vertu. Cette
pensée impie l'indigna, et il déclara humblement que s'il se conservait pur,
les autres jours, ce ne pouvait être que par le secours de la grâce divine.
Les supérieurs reconnurent alors
un artifice du démon dans ces accidents; et puisqu'on ne pouvait les attribuer
ni à l'âme, ni au corps, ils conseillèrent au religieux de s'approcher sans
crainte, de la sainte Table , de peur qu'en s'obstinant à en rester éloigné, il
ne tombât dans les piéges de l'ennemi, qui voulait le priver du corps de
Notre-Seigneur et lui ôter le moyen le plus puissant de sanctification et de
salut. On vit bien que ces illusions étaient l'oeuvre du
231
démon ; car elles cessèrent par la vertu du corps de
Jésus-Christ. La ruse de l'ennemi fut découverte et la sagesse des supérieurs
prouvée ; il était évident que ces souillures involontaires ne venaient ni de
l'esprit, ni du corps, mais de l'action du tentateur.
Si nous voulons donc nous
délivrer de ces songes , ou du moins les rendre très-rares, nous devons
demander à Dieu , humblement et avec persévérance, le don de la pureté et nous
y préparer par une grande sobriété dans le boire et le manger, car tout excès
de nourriture entretient en nous les mouvements de la concupiscence , et il
faut faire tous nos efforts pour les arrêter. Il faut, premièrement, vaincre la
fornication, «afin que, selon l'Apôtre, le péché ne règne pas dans notre corps
mortel et nous fasse obéir à ses désirs déréglés» (Rom., VI, 12) ; secondement,
calmer et endormir toute puissance de la chair, « afin de ne pas faire servir
nos membres comme des armes d'iniquité pour le péché » (Ibid., 13);
troisièmement, après avoir dégagé l'homme intérieur de tout attrait au plaisir,
nous offrir à Dieu, comme vivants, de morts que nous étions, « afin qu'arrivés
à la paix complète de nos sens, nous puissions consacrer nos membres à la
justice de Dieu et non à la volupté. » (Rom., VI, 19.)
Quand nous serons affermis dans
cette pureté, le péché ne régnera plus en nous; car nous ne sommes plus sous la
loi qui, en recommandant le mariage, entretenait , pour ainsi dire , en nous la
concupiscence , mais nous sommes sous la grâce, qui, en nous conseillant la
virginité, étouffe tous les mouvements de la
232
chair et combat la sensualité jusque dans le mariage. Nous
devenons ainsi semblables à ces eunuques qui méritent les louanges du prophète
Isaïe, et nous nous rendons dignes des récompenses qu'il leur promet : « Car,
voici ce que dit le Seigneur aux eunuques qui gardent mon sabbat, qui
choisissent ce que je veux et qui sont fidèles à mon alliance : Je leur donnerai
dans ma maison et dans mes murs un lieu et un nom meilleur que des fils et des
filles; je leur donnerai un nom éternel qui ne périra jamais. » (Isaïe, LVI,
14.) Qui sont ces fils et ces filles auxquels les eunuques sont tellement
préférés qu'ils recevront un nom et un rang meilleur, sinon ces saints de
l'Ancien Testament qui, en vivant dans le mariage, ont mérité l'adoption des
enfants de Dieu, par l'observance de ses commandements? Quel est ce nom qui
leur est promis comme leur plus grande récompense, si ce n'est le nom du Christ
qu'ils doivent recevoir et dont le Prophète a dit : « J'ai donné à mes
serviteurs un autre nom dans lequel celui qui doit être béni sur terre sera
béni en Dieu, qui est la Vérité; et celui qui jure sur la terre jurera en Dieu
, qui est la Vérité » (Isaïe, LXV, 15) ; et encore : « Vous recevrez un nom
nouveau que le Seigneur lui-même a prononcé. » (Isaïe, LXII, 2.)
Les âmes pures auront pour
récompense le privilège si grand et si précieux « de chanter continuellement ce
cantique qu'aucun saint ne peut chanter, sinon ceux qui accompagnent partout
l'Agneau, parce qu'ils sont vierges et qu'ils ne se sont pas souillés avec les
femmes. » (Apoc., XIV, 4.) Si nous voulons acquérir
233
cette gloire sublime des vierges , faisons tous nos efforts
pour conserver cette pureté de l'âme et de l'esprit, afin de n'être pas du
nombre de ces vierges folles, qui sont ainsi appelées parce qu'elles étaient
seulement chastes de corps, mais qu'elles n'avaient pas dans leur vase cette
huile de la pureté intérieure, sans laquelle s'éteint bientôt la gloire et
l'éclat de la virginité corporelle. Il faut nécessairement que l'huile de cette
pureté intérieure alimente la chasteté extérieure de l'homme et qu'elle la
préserve ainsi sans cesse de toute souillure. Les vierges folles ne méritent
pas d'entrer dans la demeure glorieuse de l'Époux avec les vierges sages, qui
ont conservé leur esprit, leur âme et leur corps sans souillure pour l'avènement
de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Ce sont là les vierges véritables
et sans tache du Christ; ce sont là ces admirables eunuques qui non-seulement
ne craignent pas le mal, mais ne peuvent y tomber, parce que non-seulement ils
ont brisé les liens de l'impureté, mais qu'ils ont encore triomphé des moindres
mouvements de la concupiscence et qu'ils les ont tellement affaiblis dans leur
chair, que, loin d'en goûter le plaisir, ils n'en éprouvent pas même la
tentation.
7. Nous devons tellement mettre
notre coeur sous la garde de l'humilité , que nous soyons toujours persuadés
que nous ne pourrons jamais parvenir seuls à ce degré de pureté, et que, même
en faisant, avec la grâce de Dieu, tout ce que nous venons de dire , nous ne
serons cependant pas encore dignes de communier.
234
Car la sainteté de cette Manne céleste est si grande, que
personne dans une chair terrestre ne peut par lui-même mériter d'en approcher
et ne la reçoit que par une bonté toute gratuite du Seigneur. Personne ensuite
ne peut être assez sur ses gardes, dans le combat du monde , pour ne pas
recevoir quelque atteinte de l'ennemi , pour ne pas pécher, rarement ou
légèrement peut- être, par ignorance, négligence, vanité, surprise, pensée,
nécessité, oubli. Quand même il serait arrivé à ce degré de vertu où il
pourrait dire avec l'Apôtre : « Pour moi, je m'inquiète peu d'être jugé par
vous ou par quelque homme que ce soit ; je n'ose pas me juger moi-même, quoique
ma conscience ne me reproche rien » (I Cor., IV, 3), il doit cependant être
persuadé qu'il n'est pas exempt de péché; car l'Apôtre ajoute : « Mais je ne
suis pas justifié pour cela ; » c'est-à-dire : Ce n'est pas en me croyant juste
que je possèderai la vraie gloire de la justice, et ma conscience a beau ne
rien me reprocher, je ne suis pas pour cela exempt de tout péché ; car bien des
choses se cachent dans ma conscience, et ce que j'ignore et ne voit pas , Dieu
le voit et le connaît. « Aussi, dit encore saint Paul, c'est le Seigneur qui
est mon juge. Celui qui pénètre les secrets des coeurs peut seul ne pas se
tromper. »
8. L'ABBÉ GERMAIN. Vous avez dit
qu'il n'y a que les saints qui doivent participer aux saints mystères, et vous
ajoutez maintenant qu'il est impossible à l'homme d'être complètement exempt de
péché. Si personne n'est exempt de péché, personne n'est saint,
235
et personne, par conséquent, ne pourra participer au corps
de Jésus-Christ et espérer le royaume du ciel , qui n'est promis qu'aux saints.
9. L'ABBÉ THÉONAS. Il faut
reconnaître qu'il y a bien des saints et des justes ; mais il y a une grande
différence entre être saint ou sans tache. On peut dire que quelqu'un est saint
parce qu'il est consacré au culte divin; car ce nom s'applique non-seulement
aux hommes, mais encore aux lieux, aux vases et aux meubles du temple, comme on
le voit dans l'Écriture; mais c'est de Jésus-Christ seulement qu'on peut dire
qu'il est sans péché, car l'Apôtre lui en fait une gloire spéciale lorsqu'il
dit : « Il n'a pas fait de péché (1). » (I S. Pierre, II, 22.)
Cette louange si belle eût été
indigne de la Majesté divine, si nous avions pu nous-mêmes traverser la vie
sans aucune souillure. Aussi l'Apôtre dit encore aux Hébreux : « Nous n'avons
pas un pontife qui ne puisse compatir à nos infirmités ; car il a été éprouvé
comme nous, excepté par le péché. » (Hébr., IV, 15.) Si nous avions pu, dans
notre faiblesse, participer à ce divin privilège du Pontife suprême et être
tentés sans être atteints par le péché, pourquoi l'Apôtre aurait-il considéré
cette gloire de Jésus comme le mettant si au-dessus des hommes? C'est donc là
une différence qui le distingue de nous. Il a été tenté sans péché, tandis que
nous le sommes, en en subissant les atteintes. L'homme a beau être fort et
courageux , il n'échappe pas aux
236
traits de ses ennemis; sa chair n'est pas une armure
invulnérable qui le préserve du danger des combats ; il n'y a que Celui dont la
beauté l'élève au-dessus des enfants des hommes, qui a pris une chair fragile
et s'est assujetti à la mort, sans pouvoir être atteint cependant de la moindre
souillure.
10. Il a été tenté comme nous,
premièrement par la gourmandise. Le serpent qui avait ainsi séduit Adam voulut
le tromper, après son jeûne, par le désir de la nourriture : « Si vous êtes
Fils de Dieu , dites à ces pierres de se changer en pain. » (S. Matth., IV, 3.)
Mais cette tentation ne porta pas. Notre-Seigneur au péché; et quoiqu'il put
faire ce qu'on lui proposait, il repoussa une nourriture qui lui serait venue
du tentateur, en disant : « L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute
parole qui sort de la bouche de Dieu. » (Deut., VIII, 3.) II fut, en second
lieu, tenté, comme nous, de vaine gloire, lorsqu'il lui fut dit : « Si vous
êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas. » (S. Matth., IV, 6.) Mais il n'est
pas pris par cette ruse du démon, et il repousse le tentateur par un texte de
l'Écriture : « Vous ne tenterez pas le Seigneur votre Dieu. » (Deut., VI, 16.)
Enfin, il est tenté, comme nous, d'orgueil, lorsque le démon lui promet tous
les royaumes du monde et leur gloire ; il méprise et confond sa malice en lui
répondant : « Retire-toi, Satan, car il est écrit : Vous adorerez le Seigneur
votre Dieu et vous ne servirez que lui. » (Ibid.) A l'exemple de Jésus-Christ,
nous devons repousser les ruses et les attaques de l'ennemi par l'autorité des
saintes Écritures.
237
Notre-Seigneur fut encore tenté
d'orgueil, comme nous , lorsque le tentateur lui fit offrir par les hommes le
royaume qu'il avait refusé lorsqu'il le lui avait offert lui-même ; ce fut
aussi sans pouvoir le porter au péché : « Car Jésus, ayant connu qu'on venait
l'enlever pour le faire roi, s'enfuit de nouveau seul sur la montagne. » (S.
Jean , VI, 15.) Il fut tenté, comme nous, lorsqu'il eut à supporter les fouets,
les soufflets, les crachats et enfin le supplice de la croix ; mais aucun de
ces outrages ou de ces tourments ne put faire naître en lui la moindre
indignation, puisque sur la croix, sa miséricorde lui faisait dire : « Mon
Père, pardonnez-leur; car ils ne savent ce qu'ils font. » (S. Luc, XXIII, 34.)
11. Comment comprendre l'Apôtre
lorsqu'il dit que « Notre-Seigneur est venu dans la ressemblance de notre chair
de péché » (Rom., VIII, 3), si nous pouvions avoir comme lui une chair exempte
de la tache du péché? L'Apôtre déclare bien que c'est un avantage dont il jouit
seul, lorsqu'il dit : « Dieu a envoyé son Fils dans la ressemblance de la chair
du péché. » Car nous devons croire que Notre-Seigneur, en revêtant
véritablement la nature humaine, n'a pas pris avec elle le péché, mais
seulement l'apparence du péché. Cette apparence ne peut s'appliquer à la chair
elle-même , comme les hérétiques le prétendent , mais seulement à la
ressemblance du péché; car il avait mie chair véritable et il ressemblait aux
pécheurs, à l'exception du péché. Il en avait la nature sans en avoir les vices
et les
238
moeurs. Il avait la ressemblance de la chair du péché,
lorsqu'il demandait comme un homme ignorant et inquiet de sa nourriture : «
Combien avez-vous de pains? » (S. Marc, VI, 38.) Mais sa chair n'était pas plus
sujette au péché que son âme à l'ignorance, et l'Évangéliste ajoute aussitôt :
« Jésus disait cela pour le tenter ; car il savait bien ce qu'il devait faire.
» (S. Jean , VI, 6.) Il avait une chair semblable à celle des pécheurs
lorsqu'il demandait à boire à la Samaritaine , comme s'il avait soif; mais
cette chair était exempte de tout péché lorsqu'il engageait cette femme à lui
demander « cette eau vive qui l'empêcherait d'avoir soif et qui serait en elle
une source d'eau jaillissante pour la vie éternelle. » (S. Jean, IV, 1.4.)
Il avait une chair véritable lorsqu'il dormait sur la
barque; mais, pour que ces disciples ne fussent pas trompés par l'apparence du
péché, « il se leva, commanda aux vents et à la mer, et il se fit un grand
calme.» (S. Matth. , VIII, 26.) Il paraissait soumis, comme tous les autres, au
péché lorsqu'on disait de lui : « Si cet homme était un prophète, il saurait
quelle est cette femme qui le touche et que c'est une pécheresse; » mais comme
il n'avait pas la réalité du péché, il repoussa les pensées de blasphème du
pharisien et remit les péchés de la Madeleine. (S. Luc, VII, 39.) Il paraissait
bien avoir la chair des pécheurs, lorsque placé comme les hommes en présence de
la mort, et frappé des supplices affreux qui l'attendaient, il priait en disant
: « Mon Père, si
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cela est possible, que ce calice s'éloigne de moi; mon âme
est triste jusqu'à la mort. » (S. Matth., XXVI, 39.) Mais cette tristesse était
exempte de péché, et l'Auteur de la vie ne pouvait redouter la mort; car il
disait : « Personne ne m'ôte mon âme, mais c'est moi qui la donne de moi-même.
J'ai le pouvoir de la donner, et j'ai aussi le pouvoir de la reprendre. » (S.
Jean, X, 17.)
12. C'est en cela que Celui qui
est né d'une vierge diffère de nous qui naissons du mariage. Nous portons tous
dans notre chair, non pas la ressemblance, mais la vérité du péché, tandis que
Notre-Seigneur, en s'incarnant véritablement , n'a pas pris la vérité, mais la
ressemblance du péché. Les Pharisiens savaient bien qu'il était écrit dans le prophète
Isaïe : « Il n'a pas fait de péché, et le mensonge ne s'est pas trouvé dans sa
bouche » (Isaïe, LIII, 6) ; et cependant ils étaient tellement trompés par
cette ressemblance de la chair de péché qu'ils disaient : « Voici un homme qui
est gourmand et sujet au vin , qui est l'ami des publicains et des pécheurs »
(S. Matth. , XI, 19) ; et à l'aveugle qui avait été guéri par Notre-Seigneur :
« Rends gloire à Dieu, car nous savons que cet homme est un pécheur. » (S.
Jean, IX, 24.) Ils disaient aussi à Pilate : « Si cet homme n'était pas
coupable, nous ne vous l'aurions pas livré. » (S. Jean, XVIII, 30.)
Ce serait donc s'égaler à
Notre-Seigneur, avec orgueil et blasphème , que d'oser se dire sans péché; car
ce serait dire qu'on a comme lui la ressemblance, et non pas la vérité du
péché.
240
13. L'Écriture déclare clairement
que les justes et les saints ne sont pas exempts de fautes, lorsqu'elle dit : «
Le juste tombe sept fois par jour et se relève. » (Prov., XXIV, 16.) Qu'est-ce
que tomber, si ce n'est pécher? Et cependant , tout en disant qu'il tombe sept
fois, elle l'appelle juste. Ces chutes de la faiblesse humaine n'empêchent pas
la justice, parce qu'il y a une grande différence entre la chute du juste et la
chute du pécheur. Quelle différence, en effet, entre commettre un péché mortel
ou se laisser surprendre par une pensée qui n'est pas exempte de faute, pécher
par ignorance ou par oubli , se laisser aller à des paroles inutiles, avoir
quelque doute sur la foi , céder à quelque mouvement subtil de vaine gloire et
s'écarter un peu de la perfection par l'entraînement de la nature ! Ce sont les
sept chutes que les saints peuvent faire quelquefois sans cesser d'être justes.
Quoiqu'elles soient légères, elles empêchent cependant qu'ils ne soient sans
péché. Aussi ont-ils à se repentir tous les jours et ne doivent-ils jamais
cesser de demander sincèrement à Dieu le pardon de leurs fautes, en disant : «
Remettez-nous nos dettes. »
Il est facile de montrer, par des
exemples évidents, que quelques saints se sont égarés, sans perdre cependant
leur justice. Ne faut-il pas croire que saint Pierre, le prince des Apôtres,
était juste, surtout au temps où Notre-Seigneur lui disait : « Tu es heureux,
Simon, fils de Jonas, parce que la chair et le sang ne t'ont pas révélé cela,
mais mon Père qui est dans les cieux. Aussi je te donnerai les clefs du
241
royaume des cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre,
sera lié dans le ciel, et tout ce que tu délieras sur la terre, sera délié dans
le ciel. » (S. Matth., XVI, 17.) Quoi de plus beau que cette louange de
Notre-Seigneur? Quoi de plus élevé que ce bonheur et cette puissance ? Et cependant
peu après , lorsque saint Pierre, ignorant le mystère de la Passion ,
s'opposait à son insu au bien que le genre humain en retirerait , en disant : «
Que cela ne vous arrive pas, Seigneur; non, cela ne sera pas, » il entend cette
parole : « Éloigne-toi de moi, Satan, tu me scandalises; car tu ne sais pas ce
qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes. » (Ibid., 23.) Lorsque la Vérité même
lui adressait ces paroles , faut-il croire qu'il ne fût pas tombé dans une
faute, ou qu'il ne fût pas resté dans la justice et la sainteté? Peut-on nier
aussi sa chute, lorsque la crainte des persécuteurs lui fit renoncer trois fois
son maître? Mais aussitôt le repentir s'empare de son coeur, et, grâce aux
larmes abondantes qui effacèrent une si grande faute, il ne perdit pas le
mérite de sa sainteté et de sa justice.
C'est à lui et aux saints qui lui
ressemblent qu'il faut appliquer cette parole de David : « Le Seigneur dirige
les pas de l'homme qui désire marcher dans sa voie. Lorsqu'il tombe, il ne sera
pas brisé, parce que le Seigneur le soutient de sa main. » (Ps. XXXVI, 23.)
Celui dont Dieu dirige les pas, peut-il ne pas être juste? et cependant il est
dit de lui : « Lorsqu'il tombe, il ne sera pas brisé. » Qu'est-ce que tomber,
si ce n'est pécher? et celui-là n'est pas brisé, c'est-à-dire n'est
242
pas accablé par le poids de son péché. Il paraît un instant
brisé, mais le secours de Dieu qu'il implore le relève; cette prompte
résurrection le conserve dans la justice; et si la faiblesse de la chair lui a
fait perdre quelque chose, la main qui le soutient réparera tout bientôt. Il ne
cessera pas d'être saint après sa chute, dès qu'il reconnaît qu'il ne peut être
justifié par ses oeuvres, et que la grâce d'en haut est seule capable de le
délivrer de tous ses péchés. Il crie toujours avec l'Apôtre : « Malheureux que
je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? Ce sera la grâce de Dieu, par
Notre-Seigneur Jésus-Christ. » (Rom., VII, 24.)
14. L'apôtre saint Paul, en
effet, qui savait que l'homme ne pouvait, dans l'agitation et la résistance de
ses pensées, atteindre cet abîme ineffable de la pureté divine , disait d'abord
dans cette longue lutte dont il souffrait : « Je ne fais pas le bien que je
veux et je fais le mal que je hais ; » et encore : « Si je fais le mal que je
ne veux pas, ce n'est pas moi qui agis , c'est le péché qui est en moi. Je me
complais dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur; mais je sens dans mes
membres une autre loi qui répugne à la loi de mon esprit, et qui me rend ainsi
captif de cette loi du péché qui est dans nies membres. » (Rom., VII, 15.) En
voyant sa faiblesse et celle de la nature humaine, l'Apôtre, effrayé des tempêtes
de cet océan, se réfugie dans le port assuré de la grâce divine; semblable au
navigateur qui va périr sous la charge, il désespère de sa faiblesse naturelle
et il implore avec angoisse Celui qui peut seul le sauver du naufrage.
243
« Malheureux ! s'écrie-t-il, qui me délivrera de ce corps de
mort? » et aussitôt ce secours qu'il n'attendait pas de la faiblesse humaine,
il l'espère de la Bonté divine, et il ajoute : « La grâce de Dieu par
Jésus-Christ, Notre-Seigneur. »
15. L'ABBÉ GERMAIN. Beaucoup de
personnes, mon Père, pensent que l'Apôtre dans ce passage ne parle pas de
lui-même, mais en général des pécheurs qui veulent s'abstenir des plaisirs de
la chair et qui ne peuvent se faire violence, parce qu'ils sont liés par leurs
anciens vices et captivés par leurs passions. L'habitude du péché les
tyrannise, et cet esclavage les empêche de respirer librement l'air pur de la
chasteté. Comment appliquer à l'Apôtre, qui était arrivé certainement au sommet
de la perfection, ce qu'il disait : « Je ne fais pas le bien que je veux , et
je fais le mal que je hais; » et ce qu'il ajoute : Si donc je fais ce que je ne
veux pas, ce n'est pas moi qui agis, mais c'est le péché qui habite en moi.
Car, selon l'homme intérieur, je me complais dans la loi de Dieu; mais je vois
une autre loi dans mes membres qui combat la loi de mon esprit et me retient
captif sous la loi du péché qui est dans mes membres. » (Rom. , VII, 23.) De
telles paroles peuvent-elles convenir à un si grand Apôtre?. Quel est le bien
qu'il n'a pu faire, et à quel mal sa nature l'a-t-elle entraîné malgré lui,
quoique ne le voulant pas et le détestant? A l'esclavage de quel péché pouvait
être soumis ce vase d'élection où parlait Notre-Seigneur Jésus-Christ?
N'avait-il pas dompté toute révolte qui s'élève contre la Majesté divine?
244
(II Cor., X, 5); et ne disait-il pas avec confiance de
lui-même : « J'ai bien combattu, j'ai achevé ma course, j'ai conservé la foi.
Il ne me reste plus à recevoir que cette couronne de justice que le Seigneur,
le juste Juge, me donnera en ce jour. » (II Tim., IV, 7.)
16. L'ABBÉ THÉONAS. Je croyais
entrer dans le port assuré du silence, et voilà que vous me forcez à parcourir
encore l'étendue d'une question bien profonde. Mais profitons de l'occasion
favorable pour nous arrêter, et jetons un peu l'ancre, après une si longue
conférence. Demain, si aucune tempête ne s'y oppose, nous tendrons la voile de
notre intelligence au souffle heureux du Saint-Esprit.
Explication de ce texte de saint Paul : « Je ne fais pas
le bien que je veux, et je fais le mal que je hais.» —En quoi consiste ce bien
et ce mal. — La contemplation qui nous unit à Dieu est le bien parfait. —
Imperfection de nos vertus et de nos oeuvres. — Des distractions dans nos
prières. — De la double loi qui est en nous. — La pureté du coeur nous fait
connaître nos fautes. — Elles ne doivent pas être un obstacle à la Communion.
1. Lorsque le jour reparut, le
saint vieillard, voyant notre empressement à approfondir la question difficile
que nous lui avions proposée, s'exprima en ces termes :
L'ABBÉ TIIÉONAS. Vous voulez
prouver que l'apôtre saint Paul n'a pas parlé de lui, mais des pécheurs en
général, lorsqu'il a dit ces paroles : « Je ne fais pas le bien que je veux, et
je fais le mal que
246
je hais. Si donc je fais ce que je ne veux pas, ce n'est pas
moi qui agis, c'est le péché qui habite en mes membres. » Et encore : « Je me
complais dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur; mais je vois une autre
loi dans mes membres, qui combat la loi de mon esprit, et qui me tient captif
sous la loi du péché qui est dans mes membres. » (Rom., VII, 23.)
Ces paroles, au contraire,
prouvent avec évidence qu'elles ne peuvent aucunement s'appliquer aux pécheurs,
et qu'elles ne conviennent qu'aux parfaits, à ceux dont la sainteté ressemble à
celle des Apôtres. Comment , en effet , appliquer aux pécheurs ces paroles : «
Je ne fais pas le bien que je veux; mais je fais le mal que je hais. Si je fais
ce que je ne veux pas, ce n'est pas moi qui agis, mais le péché qui habite en
moi. » Est-ce involontairement que le pécheur se souille d'adultère? Est-ce
malgré lui qu'il tend des piéges à son prochain? Est-ce par force qu'il lui
nuit par ses faux témoignages, qu'il le vole, qu'il désire ses biens, et qu'il
répand son sang? N'est-il pas écrit que « l'homme est très-porté au mal des sa
jeunesse.» (Gen., VI, 5.)
Tous ceux qui sont possédés de
ces vices désirent tant les satisfaire, qu'ils y mettent tous leurs soins, et
qu'ils tirent vanité de leurs fautes, se glorifiant ainsi de leur honte, comme
le leur reproche l'Apôtre. (Phil., III.) Le prophète Jérémie nous montre que
les pécheurs, bien loin de commettre leurs crimes malgré eux, et dans la paix
de leur coeur et de leur corps, se donnent, au contraire, beaucoup de peine, et
ne se
247
laissent arrêter par aucune difficulté pour satisfaire leurs
coupables désirs. « Ils ont bien travaillé, dit-il, pour faire le mal. » (Jér.,
IX, 5.) Pourrait-on leur appliquer ces paroles : « Quant à l'esprit, j'obéis à
la loi de Dieu ; mais quant à la chair, je cède à celle du péché» (Rom., VII,
25) , puisqu'il est évident qu'ils ne servent Dieu, ni de corps ni d'esprit.
Comment ceux qui pèchent de corps peuvent-ils servir Dieu de coeur, puisque la
chair devient vicieuse par le coeur, et que l'Auteur même des deux natures, le
déclare la source et l'origine de tous les péchés ? « Du coeur, dit-il,
procèdent les pensées mauvaises, les adultères, les fornications, les vols »
(S. Matth., XV, 19); et le reste. Il est donc manifeste qu'on ne peut appliquer
les paroles de saint Paul aux pécheurs, qui non-seulement ne haïssent pas le
mal, mais qui l'aiment. Bien loin de servir Dieu d'esprit et de corps, ils
l'offensent d'abord dans leur coeur, et commettent le péché par la pensée,
avant d'en souiller leurs sens.
2. Il faut donc, pour comprendre
ces paroles, saisir dans quel esprit elles ont été dites, savoir ce que
l'Apôtre entendait par le bien, et ce qu'il lui opposait comme mal; ne pas nous
arrêter à la plus simple signification des mots, mais leur trouver un sens
digne de Celui qui les a prononcés. Car pour profiter des vérités que Dieu a
inspirées pour nous à ses saints, nous devons considérer l'état et le mérite de
Celui qui les a dites, et nous mettre réellement dans les mêmes dispositions
d'esprit. Il ne doit y avoir qu'une manière de parler et de comprendre.
248
Examinons avec soin quel était ce
bien parfait, que l'Apôtre ne pouvait accomplir, comme il le voulait. Il y a
beaucoup de biens que saint Paul et les saints qui lui ressemblent, ont reçu en
naissant, ou ont acquis par la grâce; nous ne pouvons le nier. Tels sont une
heureuse chasteté, une louable continence, une admirable prudence, une humilité
profonde, une sage sobriété, une modeste tempérance, une douce compassion, une
sainte justice. Ces vertus étaient si réelles et si parfaites dans saint Paul
et dans les Apôtres, qu'ils ont encore plus enseigné la religion par leurs
exemples que par leurs paroles. N'étaient-ils pas sans cesse pleins de
vigilance, et consumés de zèle pour les Églises? Ne poussaient-ils pas la
miséricorde et la perfection jusqu'à souffrir pour les coupables, et être
faibles avec les faibles?
Puisque l'Apôtre avait ces biens
en abondance, nous ne pouvons connaître celui qui lui manquait qu'en nous
pénétrant du sentiment qui le faisait parler ainsi. Il possédait toutes les
vertus que nous venons de citer, et qui étaient comme des pierres précieuses et
resplendissantes; mais en les comparant à cette perle si belle et si rare, que
le marchand de l'Évangile veut vendre tout ce qu'il a pour l'acheter, elles
nous paraîtront si peu considérables, que nous renoncerons à tout pour nous
assurer la possession d'un bien si parfait.
3. Quel est donc ce bien auquel
il faut savoir sacrifier tous les autres? N'est-ce pas cette meilleure part
dont Marie sait apprécier la valeur et la beauté, en
249
quittant pour elle le soin de recevoir et de servir
l'humanité du Sauveur? Car Notre-Seigneur disait : « Marthe ! Marthe ! vous
vous tourmentez et vous vous troublez de beaucoup de choses, quoique peu soient
utiles, et qu'une seule même soit nécessaire. Marie a choisi la meilleure part,
et elle ne lui sera pas ôtée. » ( S. Luc, X , 41.) Cette seule et unique chose,
c'est la contemplation de Dieu qu'il faut mettre au-dessus de tous les mérites,
de toutes les vertus des justes, au-dessus de ce que nous avons vu dans saint
Paul, non-seulement de bon et d'utile, mais encore de grand et d'admirable. Car
l'étain peut paraître bon et utile ; mais il paraît vil quand on le compare à
l'argent ; l'argent perd son éclat, quand on le compare à l'or, et l'on méprise
l'or, auprès des pierres précieuses. Les pierres précieuses elles-mêmes peuvent
être toutes surpassées par l'éclat d'un seul diamant.
Ainsi, quoique les vertus des
saints soient bonnes et utiles pour la vie présente, et même pour la vie
éternelle , cependant elles paraissent viles et 'à sacrifier, si on les compare
à la contemplation divine. L'Écriture autorise cette comparaison, puisqu'en
parlant de tout ce que Dieu a créé, elle dit d'une manière générale : « Et
voici que toutes les choses que Dieu avait faites étaient très-bonnes. »
(Gen., I, 10.) Et ailleurs : « Tout ce que Dieu a fait est bon en son
temps. » (Eccl., XXXIX, 21.) Ainsi, selon l'Écriture, tout ce que Dieu a
fait pour le présent, est non-seulement bon , mais très-bon ; car toutes ces
choses, pendant que nous sommes en ce monde, servent aux besoins de la vie,
250
à la guérison de notre corps, ou à un but utile que nous ne
connaissons pas. Elles sont très-bonnes aussi parce qu'elles nous font
comprendre les choses invisibles, et nous révèlent la « puissance infinie et la
divinité du Créateur» (Rom., I, 20 ), par l'ordre admirable et la perfection de
ses créatures. Et cependant il semble que toutes ces choses ne peuvent être
appelées bonnes, si on les compare aux choses 'de l'autre vie, où les biens
seront éternels, où la félicité ne craindra aucun affaiblissement; car, selon
l'Écriture : « La lumière de la lune y sera comme la lumière du soleil, sept
fois plus brillante, comme la lumière de sept jours. » (Isaïe, XXX, 26.) Si
donc, nous comparons tout ce qui est beau et admirable à voir ici-bas, à tout
ce que la foi nous promet au ciel , nous en comprendrons la vanité, et nous dirons
avec David : « Toutes ces choses vieilliront comme un vêtement; vois les
changerez comme un habit, et elles ne seront plus les mêmes; mais vous, vous
êtes toujours vous, et vos années ne finiront pas. » (Ps. CI, 27.) Puisqu'il
n'y a rien de stable par soi-même, d'immuable et de bon que Dieu seul, puisque
toutes les créatures ne peuvent arriver au bonheur éternel et inaltérable, par
leur nature, mais seulement par l'union et la grâce de leur Créateur, toute
leur bonté n'est rien, en les comparant à Celui qui les a créées.
4. Si nous voulons établir cette
vérité par des témoignages plus évidents, ne voyons-nous pas que l'Évangile
appelle bonnes bien des choses : un arbre , par exemple, un trésor, un homme,
un serviteur?
251
« Un bon arbre, dit-il, ne peut porter de mauvais fruits. Un
homme qui est bon, tirera de bonnes choses du trésor de son coeur. Courage, bon
et fidèle serviteur. » (S. Matth., XII, 33. — S. Luc, XVIII.) Ceux-là étaient
bons, sans doute; mais en les comparant à la bonté de Dieu, ils ne paraissent
plus tels; car le Seigneur a dit : « Personne n'est bon que Dieu seul. » (S.
Marc, X.) Les Apôtres eux-mêmes, que leur vocation élevait de plusieurs
manières au-dessus de la bonté de tous les hommes, sont appelés cependant
mauvais ; car le Sauveur leur dit : « Si vous, qui êtes mauvais, vous savez
donner à vos enfants ce qui est bon, combien plus votre Père céleste
donnera-t-il ce qui est bon à ceux qui le demandent ! » (S. Matth., VII, 9.)
Notre bonté, comparée à la bonté infinie, ne paraît que malice, et notre
justice, comparée à la justice divine, ressemble à une chose qu'on méprise. «
Toutes nos justices, dit le prophète Isaïe, sont semblables à un linge sale et
impur.» (Isaïe, LXIV, 6.)
Nous pouvons en donner une preuve
plus évidente : les préceptes de la loi étaient des préceptes de vie, puisqu'il
est dit : « La loi a été ordonnée par les anges, dans la main du Médiateur »
(Gal., III, 19), et que l'Apôtre dit aussi : « La loi est sainte, et le
commandement est saint, juste et bon. » (Rom., VII, 12.) Cependant, si on les
compare à la perfection de l'Évangile , Dieu même déclare par son Prophète
qu'ils ne sont pas bons : « Et je leur ai donné des préceptes qui n'étaient pas
bons, et des justices qui ne les feront pas vivre. » (Ézéch., XX, 25.) Saint
Paul
252
lui-même nous affirme que la gloire de la loi est tellement
obscurcie par la lumière du nouveau Testament, qu'en la comparant à la beauté
de l'Évangile, il n'ose plus la glorifier : « Car ce qui était beau cesse de
l'être, à cause de son admirable beauté. » (II Cor., III, 10.) L'Écriture
établit de semblables comparaisons dans un sens contraire entre les pécheurs,
dont les plus coupables semblent justifier ceux qui le sont moins. « Sodome,
est-il dit, paraîtra juste à cause de toi; » et encore : « Quel mal a donc fait
ta soeur Sodome? Et voici qu'Israël révolté justifie sa faute, en la comparant
à la prévarication de Juda. » (Ézéch., XVI, 48.) Nous pouvons dire aussi que
toutes ces vertus, dont nous avons parlé, quoique bonnes et précieuses en
elles-mêmes, sont cependant obscures, quand on les compare à l'éclat de la
contemplation; car en occupant les saints aux bonnes oeuvres et aux choses de
la terre, elles les éloignent et les privent, pour un temps, de la vue du
souverain Bien.
5. Celui qui arrache le faible de
la main des forts, et qui protège le pauvre et le malheureux contre la
violence; celui qui brise la mâchoire des méchants, et qui retire la proie de
leurs dents, peut-il, en accomplissant son oeuvre, contempler en paix la gloire
de la Majesté divine? Celui qui fait l'aumône aux pauvres, et qui reçoit
charitablement la foule des étrangers, peut-il , lorsque son coeur est attentif
aux besoins de ses frères , sonder la profondeur de la félicité suprême?
peut-il, au milieu des soins et des angoisses de la vie, s'isoler des malheurs
de la terre, pour ne
253
penser qu'au bonheur du ciel? Aussi David, qui savait que le
seul bien de l'homme est de s'unir sans cesse à Dieu, disait-il : « Pour
moi, il m'est bon de m'attacher à Dieu, et de mettre dans le Seigneur toute mon
espérance. » (Ps. LXXII, 28.) Mais l'Ecclésiaste nous apprend qu'il n'y a pas
de juste qui puisse le faire parfaitement : « Il n'y a pas , dit-il , d'homme
juste sur la terre, qui fasse le bien et ne pèche pas. » (Eccl., 21.)
Quel saint a jamais pu , dans les
liens de son corps, posséder tellement le souverain Bien, qu'il n'ait cessé un
instant de le contempler sans en être séparé par aucune pensée de la terre? Ne
lui a-t-il pas fallu quelquefois s'occuper de sa nourriture , du vêtement et
des autres nécessités de la vie? N'a-t-il pas dû recevoir ses frères, changer
de lieu, construire une cellule, solliciter le secours de quelqu'un, et
s'inquiéter dans ses besoins, de manière à encourir ce reproche de
Notre-Seigneur : « Ne vous inquiétez pas de la nourriture de votre vie , ni du
vêtement de votre corps? » (S. Matth., VI, 25.) Nous pouvons dire en toute
assurance que saint Paul, dont les travaux surpassent ceux des autres saints,
ne jouissait pas de ce bonheur, puisqu'il dit à ses disciples, dans les Actes
des Apôtres : «Vous savez que ces mains ont travaillé pour gagner ce qui était
nécessaire, à moi et à ceux qui m'accompagnaient. » (Act., XX, 34.) Il écrit
aussi aux Thessaloniciens qu'il a travaillé, nuit et jour, avec peine et
fatigue. » (I Thess., III, 8.) Et quoique ces travaux fussent pour lui
l'occasion de grands mérites,
254
son âme, si sainte et si élevée, ne pouvait cependant éviter
d'être détachée quelquefois de la contemplation céleste , par ces
préoccupations des choses terrestres. D'un côté, il se voit récompensé par des
fruits si consolants, et de l'autre, il pèse le bonheur de la contemplation; il
compare le profit de ses travaux aux délices de l'union divine, et s'il se
réjouit du bien immense qu'il fait, le désir qu'il a d'être enfin tout entier
avec Jésus-Christ, le porte à souhaiter la destruction de son corps, et, dans
son hésitation, il s'écrie : a Je ne sais que choisir, et je me trouve pressé
de deux côtés; je voudrais mourir, et être avec le Christ, car c'est de
beaucoup le meilleur; mais rester en cette vie serait plus utile pour vous.
(Phil., 1, 23.)
6. L'Apôtre élève donc ce bien
suprême au-dessus des fruits que peut produire sa prédication; et il cède
cependant à la charité , sans laquelle personne ne peut mériter Dieu. Pour ceux
qu'il nourrissait comme une mère, du lait de l'Évangile, il consent à cette
séparation du Christ qui lui est si pénible, mais qui est si nécessaire aux
autres. Et ce qui le détermine dans ce choix, c'est cet excès de charité qui
lui fait souhaiter d'être anathème, s'il est possible, pour le salut de ses
frères. « Je désirerais, dit-il, être anathème et séparé du Christ, pour mes
frères qui me sont unis selon la chair, et qui sont Israélites » (Rom., IX,
3) ; c'est-à-dire: Je voudrais souffrir non-seulement des peines temporelles,
mais encore des peines éternelles, afin que tous les hommes, si cela se
pouvait, soient
255
unis à Jésus-Christ. Car je suis certain que le salut de
tous est plus utile au Christ et à moi-même que le mien propre.
7. Pour posséder parfaitement le
bien suprême, qui consiste à jouir de la vue de Dieu, et à être entièrement uni
au Christ, l'Apôtre désire être délivré de son corps, dont la faiblesse et les
besoins l'en privent nécessairement quelquefois; car il est impossible à l'âme,
tourmentée par tant de soins et par tant d'inquiétudes, de jouir toujours du
bonheur de la contemplation divine. Quel est le juste assez appliqué aux choses
saintes, assez ferme dans ses résolutions, pour n'être jamais trompé par les
ruses du tentateur? Quel est le solitaire assez fidèle, assez détaché du
commerce des hommes, pour éviter toujours ses pensées inutiles, et n'être
jamais distrait de la vue de Dieu, l'unique et souverain Bien, par la spectacle
et l'embarras des choses de la terre? Qui a pu conserver une assez grande
ferveur d'esprit, pour éloigner de sa prière toute image honteuse, et ne pas
tomber ainsi des hauteurs du ciel aux misères du monde? Et sans parler de nos
autres distractions, quel est celui qui, au moment même où il élève , en
suppliant, son âme vers Dieu, ne se laisse pas aller à l'assoupissement, et
n'offense ainsi, malgré lui, Celui dont il espérait la miséricorde? Quel est
celui qui veille assez sur lui-même, en chantant les Psaumes, pour suivre toujours
le sens de la sainte Écriture, ou qui est assez uni à Dieu par l'amour, pour
observer le précepte de l'Apôtre, et ne jamais cesser de prier; ne serait-ce
256
que pendant un seul jour? (I Thess., V, 17.) Toutes ces
choses doivent paraître légères et même exemptes de péchés à ceux qui sont
sujets à des fautes plus considérables; mais elles sont pénibles et lourdes à
ceux qui connaissent le bonheur de la perfection.
Si deux hommes, dont l'un aurait
une vue excellente, et dont l'autre serait presque aveugle, entraient dans une
grande maison tout encombrée de meubles, de vases et d'objets, celui qui aurait
de mauvais yeux penserait qu'il n'y a là que des choses considérables, qu'il
peut toucher sans les apercevoir; mais celui qui aurait la vue parfaite, distinguerait
une foule de choses plus petites, qui égaleraient et dépasseraient peut-être en
nombre les choses plus grandes. De même, les saints, les clairvoyants qui
s'appliquent à la perfection, aperçoivent et condamnent en eux-mêmes des choses
que nos faibles yeux sont incapables de distinguer; et lorsque, dans notre
imperfection, nous croyons que la pureté de leur conscience n'est pas même
ternie par l'ombre d'une faute, ils se trouvent eux, bien coupables, si, je ne
dirai pas une mauvaise pensée se glisse dans leur esprit, mais si le souvenir
d'un psaume qu'ils ont à réciter vient les distraire pendant leurs prières.
Car, disent-ils, si nous adressons notre prière à un homme tout-puissant, pour
une affaire où il s'agit de notre vie et de notre salut, ou seulement même de
quelque profit ou de quelque avantage, nous fixons le regard de notre âme et de
notre corps sur lui, nous sommes attentifs au moindre geste, et nous craignons
surtout qu'une parole
257
role inconvenante ou maladroite ne détourne la miséricorde
de celui qui nous écoute. Lorsque nous sommes à l'audience, devant le tribunal
des juges de la terre, en présence de notre adversaire, si, au mi-lieu du
débat, nous nous permettons de tousser, cracher, rire, bâiller ou dormir, avec
quelle ardeur l'ennemi qui veille pour nous perdre n'exciterait-il pas la
sévérité des juges? Combien plus, lorsque nous conjurons Celui qui connaît
toute chose de détourner de nous la mort éternelle qui nous menace, devons-nous
implorer avec attention et ferveur la bonté de notre Juge, surtout en face de
notre ennemi, qui cherche à nous tromper et à nous faire condamner! Ne
sommes-nous pas vraiment coupables, non pas d'une faute légère, mais d'une
très-grave offense, lorsqu'en priant Dieu nous quittons tout à coup sa présence,
comme s'il ne nous voyait pas, ne nous entendait pas, pour nous laisser aller à
des pensées frivoles.
Ceux dont le cœur est aveuglé par les épaisses vapeurs du
vice, et qui, selon la parole du Sauveur, tr voient sans voir, et entendent
sans entendre ni comprendre (S. Matth., VII, 13), distinguent à peine les plus
grands crimes dans les replis de leur âme ; comment pourraient-ils apercevoir
ces pensées secrètes, ces mouvements de la chair qui les tentent et les
blessent continuellement? Ils sont incapables de sentir l'esclavage de leur
âme, et ils s'abandonnent sans cesse à toutes leurs pensées frivoles, n'ayant
aucun regret d'être séparés de la contemplation divine ,
258
dont ils ne peuvent pas même déplorer la perte, puisque leur
esprit, attiré et distrait par tout ce qui se présente, n'a rien qui puisse
fixer ses pensées et ses désirs.
La cause de cette erreur est
notre ignorance de ce que c'est que ne pas pécher. Nous croyons ne commettre
aucune faute, en nous laissant égarer par ces pensées inutiles et légères; nous
sommes si faibles, et notre aveuglement est si profond, que nous trouvons mal
seulement les péchés capitaux, et que nous nous bornons à éviter ce que les
lois des hommes condamnent, comme s'il nous suffisait d'être innocents aux yeux
du monde. Bien différents de ceux que la grâce éclaire, nous ne voyons pas le
détail de toutes nos souillures, et nous n'éprouvons aucun regret salutaire,
lorsque la tiédeur nous abat, ou que la vaine gloire nous abuse, lorsque nous
sommes paresseux et languissants dans la prière. Nous ne redoutons pas ce que
nous aurions honte de dire et de faire devant les hommes, et nous rie
rougissons pas d'y penser en la présence de Dieu même. Nous ne savons pas
effacer par nos larmes nos souillures involontaires, et nous ne gémissons pas,
lorsqu'en faisant l'aumône, en se-courant nos frères, en nourrissant les
pauvres, les hésitations de l'avarice viennent troubler pour nous le bonheur de
la charité. Nous croyons n'avoir rien perdu, lorsque nous oublions Dieu pour
penser aux choses du temps et du corps, tellement qu'on peut bien nous
appliquer cette parole de Salomon : « Ils m'ont frappé, et je ne l'ai pas
senti; ils se sont
259
moqués de moi, et je ne m'en suis pas aperçu. » (Prov.,
XXIII, 35.)
8. Ceux, au contraire, qui
mettent toute leur joie et tout leur bonheur dans la contemplation des choses
spirituelles et divines, s'ils en sont arrachés un instant par des pensées
involontaires, se punissent de leurs distractions, comme d'une sorte de sacrilège.
Ils pleurent d'avoir détourné leur regard du Créateur, pour l'arrêter sur de
viles créatures, et ils se le reprochent, pour ainsi dire, comme une impiété.
Et, quoiqu'ils soient toujours heureux de fixer les yeux de leur âme sur la
splendeur de la gloire divine, ils ne peuvent supporter ces pensées de la
terre, qui, comme des nuages fugitifs, obscurcissent la vraie lumière dont
jouit leur âme.
L'apôtre saint Jean désirait
mettre tous les fidèles dans cette disposition, lorsqu'il disait : « Mes chers
enfants, n'aimez pas le monde et les choses qui sont dans le monde. Si
quelqu'un aime le monde, la charité de Dieu n'est pas en lui, parce que tout ce
qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et
orgueil de la vie ; et ces choses ne viennent pas du Père, mais du monde, et le
monde périra avec sa concupiscence. Celui, au contraire, qui fait la volonté de
Dieu, demeure éternellement. » (S. Jean, II, 15.) Les saints méprisent donc
tout ce que le monde aime ; mais il leur est impossible de ne pas s'y arrêter
quelquefois un instant, car il n'y a que notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ
qui ait été assez maître de son
260
esprit pour s'occuper sans cesse de la contemplation divine
et ne s'en jamais laisser distraire par la jouissance d'aucune chose du monde.
L'Écriture a dit : « Les astres eux-mêmes ne sont pas purs en sa présence »
(Job, XXV, 5) ; et encore : « Il ne se fie pas à ses saints et il trouve des
défauts dans ses anges; » ou, selon une version meilleure : « Il n'y a personne
d'immuable parmi ses saints, et les cieux ne sont pas purs en sa présence. »
(Job, XV, 15.)
9. Il me semble qu'on peut
comparer les saints qui pensent toujours à Dieu, en s'élevant au-dessus de la
terre , à ces hommes qui marchent sur une corde tendue, et qui craignent pour
leur vie si leurs pieds s'écartent de la ligne qui les porte. Le moindre oubli,
la moindre hésitation peut les perdre. C'est avec un art étonnant qu'ils se
soutiennent en l'air, et s'ils ne suivent pas exactement ce chemin si étroit
pour leurs pieds, la terre, qui est le soutien naturel de l'homme, sera la
cause de leur perte, non pas parce qu'elle change de nature, mais parce qu'ils
y tombent de tout le poids de leur corps. Dieu aussi , dans son infinie bonté
et son immuable substance, ne blesse personne; mais lorsque nous quittons les
choses célestes pour tendre aux choses inférieures, nous sommes cause de notre
malheur, car notre chute peut entraîner notre mort. N'est-il pas dit : «
Malheur à eux, parce qu'ils se sont retirés de moi. Ils seront exterminés,
parce qu'ils m'ont offensé » (Osée, VII, 13); et encore : « Malheur à ceux dont
je me retirerai » (Osée, IX, 12) ; « car votre malice vous condamnera
261
et votre éloignement vous accusera. Apprenez et voyez
combien il est pénible et amer d'avoir abandonné le Seigneur votre Dieu le
(Jér., II, 29) ; « car chacun est enchaîné par les liens de ses péchés. »
(Prov., V, 22.) C'est à ceux-là que s'adresse ce reproche du Seigneur : «Vous
tous qui allumez le feu et qui vous environnez de flammes, marchez à la lumière
de ce feu et dans les flammes que vous avez allumées » (Isaïe, L, 11); et
encore : « Celui qui allume le feu de la malice y périra. » (Prov., XIX, 9.)
10. Les saints sentent, tous les
jours, que les pensées de la terre qui les accablent les font déchoir des
hauteurs de la contemplation et tomber, malgré eux et à leur insu , sous
l'empire de la mort et du péché. Ils voient que les actions dont nous avons
parlé , qui sont bonnes et saintes, mais qui cependant regardent la terre, les
éloignent de la présence de Dieu; et alors ils ont raison de gémir et de
s'humilier devant lui, de reconnaître non pas de bouche seulement, mais du fond
de l'âme, qu'ils sont pécheurs, et de demander sincèrement pardon de ces fautes
que leur fait commettre la faiblesse de la chair, et qu'ils s'efforcent
d'effacer dans les larmes de la pénitence. Ils voient avec peine qu'il faudra
souffrir ainsi toute leur vie et offrir à Dieu leurs prières avec toutes ces
distractions. L'expérience leur montre que le fardeau de la chair les empêche
d'atteindre la fin qu'ils désirent et de s'unir au souverain Bien que souhaite
leur coeur. Ils sont éloignés de sa contemplation par les choses de la terre,
et, pour briser leurs chaînes, ils s'adressent à
262
la grâce de Dieu qui justifie les pécheurs. Ils disent avec
l'Apôtre : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de
mort? Ce sera la grâce de Dieu, par Notre-Seigneur Jésus-Christ. » (Rom., 24.)
Ils sentent que le bien qu'ils veulent, ils ne peuvent l'accomplir, mais qu'ils
tombent toujours dans le mal qu'ils ne veulent pas et qu'ils détestent,
c'est-à-dire dans les distractions de la pensée et dans les soins du corps.
11. Ils se plaisent dans la loi
de Dieu , selon l'homme intérieur qui s'élève au-dessus des choses visibles
pour s'unir sans cesse à Dieu seul ; mais ils voient dans leurs membres,
c'est-à-dire dans les conditions de la nature humaine, une autre loi qui
s'oppose à la loi de leur esprit et qui retient leurs sens captifs sous la loi
du péché , en les forçant à quitter le souverain bien pour s'abaisser aux
choses de la terre. Et quoique leurs occupations soient nécessaires au corps et
se rattachent même aux devoirs de la vie religieuse, lorsqu'ils les comparent
cependant à ce bien qui réjouit le regard des saints, il leur semble que ce
sont des maux qu'il faudrait fuir, puisqu'elles les privent, au moins pour
quelques instants, de ce bonheur qui doit les rendre parfaitement heureux.
C'est bien là cette loi du péché qui punit la prévarication du premier homme, contre
lequel Dieu prononça cette juste sentence : La terre sera maudite dans tes
oeuvres; elle te produira des épines et des ronces, et tu mangeras ton pain à
la sueur, de ton front. » (Gen., III, 17.) Oui, c'est cette loi inhérente aux
membres
263
de tous les hommes, cette loi qui répugne à la loi de notre
esprit et qui nous éloigne de la contemplation divine. La terre maudite dans
nos oeuvres, lorsque nous avons connu le bien et le mal, a produit les épines
et les ronces de nos pensées, qui étouffent les semences de nos vertus, et nous
font manger à la sueur de notre front ce Pain qui descend du ciel et qui
fortifie le coeur de l'homme.
12. Tous les hommes sans
exception sont soumis à cette loi; car aucun, quelque saint qu'il soit, ne peut
manger le Pain céleste, si ce n'est à la sueur de son front et en y appliquant
toute son âme. Pour le pain de la terre, nous voyons bien des riches s'en
nourrir sans fatigue et sans travail; aussi saint Paul nous assure que cette
loi est spirituelle. « Nous savons, dit-il, que la loi est spirituelle; mais
moi, je suis charnel et vendu sous le joug du péché. » (Rom., VII, 14.) C'est
la loi spirituelle qui nous ordonne de manger à la sueur de notre visage le
Pain véritable qui est descendu du ciel ; mais nous sommes devenus charnels,
lorsque nous avons été vendus esclaves du péché.
Quel est ce péché et qui l'a
commis? N'est-ce pas Adam, dont la prévarication nous a vendus d'une manière si
malheureuse au démon. Il se laissa séduire par le serpent; et, en mangeant le
fruit défendu, il livra toute sa race à une perpétuelle servitude. L'usage est
qu'entre vendeur et acheteur, celui qui se soumet au pouvoir d'un autre reçoive
de lui quelque chose comme prix de sa liberté et comme gage de sa dépendance.
C'est ce qui se fit entre Adam et le serpent;
264
car Adam, pour prix de sa liberté, cueillit le fruit de
l'arbre défendu et perdit ainsi la liberté dans laquelle il était né; il la
sacrifia en se livrant pour toujours à celui qui lui avait offert la pomme
fatale, et, devenu son esclave , il rendit esclave du même maître sa postérité
tout entière. Cette alliance d'esclaves pouvait-elle ne pas produire des
esclaves? Mais quoi ! cet acheteur rusé et trompeur a-t-il ravi les droits du
maître véritable et légitime? Non, certainement. Car le démon ne s'est pas
tellement emparé par sa fraude de la propriété de Dieu, que le Créateur ait
perdu tout pouvoir sur sa créature; et l'acheteur lui-même, dans sa révolte,
reste sous sa domination suprême.
Le Créateur avait accordé le
libre arbitre à ses créatures; il ne devait pas, sans leur consentement, rendre
à leur liberté première ceux qui l'avaient vendue, en mangeant le fruit
défendu. Tout ce qui est contraire à la justice et à la bonté répugne à Celui
qui est la justice et la bonté même. Il eût été contraire à sa bonté de
révoquer le bienfait du libre arbitre; il eût été contraire à sa justice de
laisser dans l'oppression et l'esclavage l'homme créé libre, sans qu'il pût
jamais se servir de sa liberté. Dieu différa son salut pendant plusieurs siècles,
afin de l'accomplir dans l'ordre et le temps qu'il avait fixé; il fallait que
sa race restât ainsi dans l'esclavage jusqu'à ce que la grâce de son premier
Maître l'affranchît des liens originels et le rétablît dans sa liberté, au prix
de son sang. Sa bonté pouvait certainement sauver l'homme dès le commencement;
mais il ne le voulut pas, parce que sa justice ne lui permettait
265
pas de changer ce qu'il avait décidé. Voulez-vous savoir
comment vous avez été vendus? écoutez votre Rédempteur qui le déclare par le
prophète Isaïe : e Quel est l'acte de répudiation qui m'a fait quitter votre
mère? Ou quel est le créancier auquel je vous ai vendus? Ce sont vos iniquités
qui vous ont vendus; ce sont vos crimes qui m'ont fait répudier votre mère. »
(Isaïe, L, 1.) Voulez-vous connaître aussi pourquoi il n'a pas voulu vous
délivrer plus tôt du joug de la servitude par sa puissance ? écoutez ce qu'il
ajoute pour reprocher aux pécheurs leur esclavage volontaire : « Est-ce que ma
main s'est raccourcie et est devenue si petite que je ne puisse plus vous
racheter, ou n'ai-je plus en moi la force de vous délivrer? » (Ibid., 2.) Mais
le Prophète révèle ce qui s'est toujours opposé à la miséricorde
toute-puissante de Dieu : « Non , dit-il, la main de Dieu ne s'est pas
raccourcie de manière à ne pouvoir vous sauver, et son oreille n'est pas fermée
à ceux qui l'implorent ; mais vos iniquités ont mis une séparation entre vous
et votre Dieu. Vos péchés ont fait détourner sa face, pour ne pas vous exaucer.
» (Isaïe, LIX, 1.)
13. Cette première malédiction de
Dieu nous a livrés à la chair, et nous a condamnés aux ronces et aux épines. Le
pacte coupable de notre père nous empêche de faire le bien que nous voulons,
puisque nous sommes distraits de la pensée de Dieu et forcés de nous occuper de
nos misères humaines. Nous avons beau désirer avec ardeur la pureté; nous
sommes troublés, malgré nous, par des mouvements naturels
266
que nous voudrions ignorer, et nous savons, comme l'Apôtre,
que « le bien n'habite pas notre chair » (Rom., VII, 18) ; c'est-à-dire
que nous ne pouvons jouir toujours en paix de cette pure contemplation dont
nous avons parlé. Il s'est fait en nous un funeste et déplorable divorce. Notre
esprit voudrait suivre la loi de Dieu et ne jamais quitter les clartés divines
; et cependant nous sommes entourés des ténèbres de la chair, et la loi du
péché nous sépare sans cesse du bien que nous connaissons, pour nous abaisser
aux soins et aux pensées de la terre. Nous tombons des hauteurs spirituelles à
ces choses auxquelles le péché nous a soumis lorsque la justice de Dieu punit
le premier pécheur.
Aussi saint Paul déclare
clairement que lui et tous les saints subissent cet esclavage du péché; mais il
déclare qu'aucun d'eux ne sera condamné pour cela. « Il n'y a donc pas de
damnation, dit-il, pour ceux qui sont dans le Christ Jésus; car la loi de vie
qui est dans le Christ Jésus, les délivrera de la loi du péché et de la mort.
(Rom., VIII, 1.) C'est-à-dire la grâce que Jésus-Christ répand, chaque jour,
sur ses saints les délivre de cette loi de mort et de péché qui les opprime,
lorsqu'ils demandent à Dieu le pardon de leurs fautes. Vous voyez donc que ce
n'est pas aux pécheurs , mais aux saints et aux parfaits , qu'il faut appliquer
ces paroles de l'Apôtre : « Je ne fais pas le bien que je veux ; mais je fais
le mal que je hais. Je vois une autre loi dans mes membres qui combat la loi de
mon esprit et qui me tient captif sous la loi du péché qui est dans mes
membres. » (Rom., VII, 15.)
267
14. L'ABBÉ GERMAIN. Nous pensons
que ce passage ne convient pas plus aux grands pécheurs qu'à saint Paul et à
ceux qui lui ressemblent, mais nous croyons qu'on doit l'appliquer à ceux qui,
après avoir reçu la grâce de Dieu et connu la vérité, désirent s'abstenir du
vice, et trouvent dans leurs membres leurs anciennes habitudes qui les
tyrannisent comme une loi de leur nature et les entraînent dans les luttes de
la concupiscence. Car l'usage, l'habitude du péché devient comme une loi
naturelle qui domine la faiblesse humaine et la retient captive dans le mal,
malgré l'âme dont la vertu n'est pas encore forte et l'amour de la pureté assez
puissant. Et cette loi ancienne conduit l'homme à la mort et le remet sous le
joug du péché, en ne lui permettant pas de faire le bien qu'il aime, et en le
poussant plutôt au mal qu'il déteste.
15. L'ABBÉ THÉONAS. Vos idées
sont bien en progrès ; car vous pensiez d'abord que les paroles de l'Apôtre ne
pouvaient s'appliquer qu'aux grands pécheurs, tandis que vous croyez qu'elles
conviennent aux personnes qui veulent s'abstenir des vices de la chair. Dès que
vous séparez ceux-là des pécheurs , vous les rapprochez par conséquent un peu
de la société des fidèles et des saints. Quels sont donc les sortes de péchés
que vous pensez qu'ils peuvent commettre, lorsqu'ils sont régénérés par la
grâce du baptême ou délivrés chaque jour par la grâce de Jésus-Christ? De quel
corps de mort faut-il croire que parle l'Apôtre, lorsqu'il dit : « Qui
me,délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu, par Notre-Seigneur Jésus-
268
Christ. » (Rom., VII, 24.) N'est-il pas évident, comme la
vérité vous force de le reconnaître, qu'il ne s'agit pas de ces péchés capitaux
qui nous causent la mort éternelle , tels que l'homicide , la fornication,
l'adultère, l'ivresse, le vol et le pillage, mais de ce corps dont nous avons
parlé et que la grâce de Jésus-Christ soutient chaque jour. Car quiconque,
après le baptême et la connaissance de Dieu, tombe dans le péché mortel, sait
bien qu'il ne pourra s'en purifier par cette grâce quotidienne de Dieu,
c'est-à-dire par ce pardon facile qu'il accorde, à chaque instant, à nos
prières, mais qu'il faudra employer les larmes amères du repentir et les
douleurs de la pénitence, ou bien les expier dans les flammes éternelles de
l'enfer, puisque l'Apôtre a dit : « Ne vous y trompez pas, ni les fornicateurs,
ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés , ni les impudiques, ni
les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les injustes
ne possèderont le royaume de Dieu. » (I Cor., VI, 9.)
Quelle est donc cette loi qui
combat dans nos membres contre la loi de notre esprit et qui nous entraîne
malgré nous, comme des esclaves, sous une loi de mort et de péché , pour nous y
asservir selon la chair, tout en nous permettant d'obéir à la loi de Dieu,
selon l'esprit? Car je ne pense pas que cette loi de péché puisse désigner ces
vices et ces crimes qu'on ne peut commettre sans abandonner d'esprit la loi de
Dieu , à laquelle on renonce dans son coeur avant de se rendre coupables dans
son corps. Qu'est-ce qu'obéir à la loi du péché , si ce n'est faire ce que le
péché
269
commande? Quel est donc cette sorte de péché dont un homme
si saint et si parfait espère être délivré par la grâce du Christ , puisqu'il
dit : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? La
grâce de Dieu, par Jésus-Christ, Notre-Seigneur. » (Rom., VII, 24.) Quelle est
cette loi qui est dans nos membres, qui nous détourne de la loi de Dieu, et
qui, en nous retenant captifs sous la loi du péché, nous rend plus malheureux
que coupables , puisqu'elle ne nous fait pas condamner aux supplices éternels ,
mais qu'elle nous fait soupirer après un bonheur interrompu et crier avec
l'Apôtre vers Celui qui peut nous le rendre? « Malheureux que je suis, qui me délivrera
de ce corps de mort? » Être captif sous la loi du péché, n'est-ce pas demeurer
dans l'effet et dans l'action du péché? Et quel est le bien capital que les
saints ne peuvent accomplir, si ce n'est le bien près duquel , comme nous
l'avons dit , tous les autres biens ne sont rien ?
Nous avons reconnu qu'il y avait
beaucoup de biens en ce monde, la chasteté, par exemple, la continence, la
miséricorde, la tempérance et la piété; mais tous ces biens ne peuvent être
comparés à ce bien par excellence. Ils sont accessibles, non-seulement aux
Apôtres, mais aux personnes médiocres, et ceux qui ne les possèdent pas seront
punis par l'éternel supplice, s'ils ne se purifient point par le travail de la
pénitence, car la grâce ordinaire du Christ ne leur suffirait pas. Il faut donc
reconnaître que cette parole de l'Apôtre ne s'applique véritablement bien
qu'aux
270
saints, qui, sans commettre de grandes fautes, sont soumis,
tous les jours, à la loi du péché. Ils espèrent bien être sauvés et ne
s'abandonnent pas au vice; mais, comme nous l'avons dit souvent, les pensées
misérables de la terre les détournent de la contemplation divine et les privent
ainsi du bonheur parfait. Car, s'ils se sentaient sans cesse enchaînés au mal
par cette loi de leurs membres, ils ne se plaindraient pas seulement de la
perte de leur bonheur, mais de celle de leur innocence. L'apôtre saint Paul ne
se dirait pas malheureux, mais impur et coupable , et il ne demanderait pas
d'être délivré de ce corps de mort, c'est-à-dire de la loi commune , mais des
crimes et des péchés de la chair. Mais parce qu'il se sentait le captif de la
faiblesse humaine , c'est-à-dire enchaîné aux soins, aux inquiétudes que cause
en nous la loi du péché et de la mort, il gémissait sur cette loi qu'il
subissait malgré lui; et il s'empressait de recourir à Jésus-Christ, qui devait
le sauver par le puissant secours de sa grâce. Aussi cette loi de péché a beau
produire et faire germer les ronces et les épines des pensées terrestres jusque
dans le cœur de l'Apôtre, la loi de grâce les en arrachera bientôt : « Car, dit
saint Paul, la loi de l'esprit et de vie qui est en Jésus-Christ me délivrera
de la loi du péché et de la mort. » (Rom. , VIII, 2.)
16. C'est donc là ce corps de
mort qu'il faut subir; ce corps dans lequel les parfaits, qui ont goûté combien
le Seigneur est doux, sont retenus sans cesse ; ils comprennent avec le
Prophète « combien il est pénible
271
et amer d'être séparé de son Seigneur et de son Dieu. »
(Jér., II, 19.) C'est ce corps de mort qui les détourne des choses célestes
pour les ramener aux choses de la terre, et qui, pendant la prière et
l'oraison, les distrait par le souvenir des hommes, et les occupe de paroles,
de choses et d'actes inutiles. C'est ce corps de mort dont se plaignent ceux
qui désirent la sainteté des anges, qui voudraient toujours s'unir à Dieu ;
mais qui ne peuvent cependant jouir de ce bien parfait, parce que ce corps de
mort s'y oppose. Ils font le mal qu'ils ne veulent pas, c'est-à-dire que leur
esprit s'égare sur des choses étrangères à leur progrès dans la vertu et la
perfection.
Enfin ce qui prouve évidemment
que l'Apôtre parle des saints et des parfaits qui lui ressemblent, c'est qu'il
se désigne très-particulièrement lui-même: « Ainsi, moi-même , dit-il ,
moi-même , qui vous parle, qui vous découvre les secrets de ma conscience, et
non ceux des autres. n C'est bien le terme dont il se sert, lorsqu'il veut
fixer l'attention sur lui; comme quand il dit : « Moi, Paul, je vous conjure
par la douceur et la modestie du Christ. » (II Cor., X, 1.) «Pour moi-même, je
ne vous ai pas été à charge » (II Cor., XII, 13) ; et ailleurs : « Moi , Paul,
je vous le dis, si vous n'êtes pas circoncis, le Christ ne vous servira de
rien. » (Gal., V, 2.) Il disait aux Romains : « Je désirerais moi-même être
séparé du Christ pour mes frères. » (Rom., IX, 3.) On peut bien croire qu'il
veut ainsi s'exprimer avec plus de force : moi-même, c'est-à-dire, celui
que vous connaissez pour un apôtre
272
du Christ, celui que vous respectez, celui que vous croyez grand
et parfait, celui dont la parole est celle du Christ; moi-même, je confesse que
selon la chair, j'obéis à la loi du péché, quoique selon l'esprit, j'obéisse à
la loi de Dieu; c'est-à-dire que je subis la condition de la nature humaine,
que je descends des choses du ciel aux choses de la terre, que je tombe des
hauteurs de l'âme aux besoins misérables du corps; et je me sens souvent
tellement captif par cette loi du péché, que, malgré tout mon désir d'obéir
sans cesse à la loi de Dieu, je sens que je ne puis échapper à cette captivité
qu'en recourant toujours à la grâce du Sauveur.
17. Aussi les saints
gémissent-ils tous les jours, et s'affligent-ils de cette faiblesse de leur
nature, lorsqu'ils examinent la mobilité de leurs pensées et les secrets de leur
conscience. Ils s'écrient humblement : « Seigneur, n'entrez pas en jugement
avec votre serviteur; car aucun vivant ne sera justifié en votre présence (Ps. CXLII,
2); et encore : « Qui se glorifiera d'avoir le coeur chaste , et qui peut
espérer être pur de tout péché? » (Prov., XX, 9.) « Il n'y a pas de juste sur
terre qui fasse le bien et ne pèche pas. » (Eccl., VII, 21.) Ils ont tellement
cru que la justice de l'homme est imparfaite, et toujours indigne de la
miséricorde divine, que l'un d'eux, dont les iniquités et les péchés avaient
été purifiés par le charbon ardent que Dieu lui avait envoyé de l'autel
enflammé de sa parole, s'écriait, après cette contemplation ineffable de Dieu,
après cette vue des chérubins sublimes et cette révélation
273
des secrets célestes : « Malheur à moi, parce que mes lèvres
sont souillées; et j'habite au milieu d'un peuple dont les lèvres sont impures.
» (Isaïe, VI, 5.) Ne faut-il pas croire que le Prophète n'eût pas reconnu la
souillure de ses lèvres, si la contemplation de Dieu ne lui eût. fait
comprendre la pureté entière et parfaite , et ne lui eût révélé tout à coup son
impureté qu'il ignorait auparavant; car, lorsqu'il dit : « Malheur à moi ,
parce que mes lèvres sont souillées , » il confesse son impureté personnelle et
non celle du peuple, puisqu'il ajoute : « Et j'habite au milieu d'un
peuple dont les lèvres sont impures. » Lorsque dans sa prière il confesse les
péchés qui souillent, pour ainsi dire, toute la terre, il n'intercède pas
seulement pour les méchants , mais aussi pour les justes; car il dit : «Voici
que vous êtes irrité, Seigneur, et nous avons péché ; nous sommes toujours dans
le mal, mais nous serons sauvés. Nous sommes tous comme un homme impur, et
toutes nos justices sont comme un linge souillé. » (Isaïe, LXIV, 5.) Je vous le
demande, qu'y a-t-il de plus évident que cette sentence du Prophète, qui ne
parle pas seulement d'une action juste, mais de toutes nos justices, et qui, en
les comparant à toutes les choses impures, ne leur trouve rien de plus semblable
qu'un linge qui nous fait horreur?
18. C'est donc en vain que vous
opposerez à une si évidente vérité l'objection que vous faisiez : Si personne
n'est sans péché , personne n'est saint; et si personne n'est saint, personne
ne sera sauvé; car le témoignage même du Prophète peut résoudre la
274
difficulté : « Vous êtes irrité, Seigneur, et nous vous
avons offensé; » c'est-à-dire, l'enflure de notre coeur et notre négligence
nous ont privés de votre secours, et aussitôt nous sommes tombés dans l'abîme
du péché. Comme si quelqu'un disait à la lumière éclatante du soleil : « Voici
que vous vous êtes cachée, et que nous sommes plongés dans une obscurité
profonde. »
Cependant le Prophète, tout en
disant non-seulement qu'il a péché, mais aussi qu'il a toujours été dans le
péché, ne désespère pas de son salut; car il ajoute : « Nous avons toujours été
dans le péché, et nous serons sauvés. » Je compare cette parole du Prophète : a
Vous êtes irrité, Seigneur, et nous vous avons offensé, » à cette parole de l'Apôtre
: a Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? » Le Prophète
dit : « Nous avons toujours été dans le péché , et nous serons sauvés ; »
comme l'Apôtre ajoute : « La grâce de Dieu me délivrera par Notre-Seigneur
jésus-Christ. » On lit encore dans le même Prophète : « Malheur à moi, parce
que je suis un homme dont les lèvres sont souillées ; et j'habite au milieu
d'un peuple dont les lèvres sont impures » (Isaïe, VI, 5) ; comme l'Apôtre a
dit : « Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? » Et ce
que le Prophète ajoute : « Et voici qu'un des chérubins vola vers moi, et il
avait dans la main un charbon ardent qu'il avait pris avec une pince sur
l'autel; il toucha ma bouche, et me dit : Voici que j'ai touché tes lèvres; ton
iniquité sera ôtée, et ton péché sera purifié; » de même que saint Paul a dit :
275
« La grâce de Dieu me délivrera par Notre-Seigneur
Jésus-Christ. » Vous voyez donc que tous les saints confessent véritablement
qu'ils sont pécheurs dans leur personne comme dans celle du peuple, mais qu'ils
ne désespèrent pas cependant de leur salut, et qu'ils attendent avec confiance
cette plénitude de justice qui ne peut venir de la faiblesse de la nature
humaine, mais seulement de la grâce et de la miséricorde divine.
19. Le Sauveur nous enseigne que
personne, en cette vie, quelque saint qu'il soit, n'est exempt de quelque dette
de péché , puisqu'en traçant à ses disciples le modèle d'une prière parfaite,
au milieu de ces demandes si saintes et si sublimes qu'il donnait aux bons et
aux parfaits, et qui ne pouvaient convenir aux méchants et aux infidèles, il a
voulu placer cette demande : « Et remettez-nous nos dettes, comme nous les
remettons à ceux qui nous doivent. » (S. Matth., VI, 12.) Si les saints font
véritablement cette prière, comme nous ne pouvons en douter, qui serait assez
présomptueux, assez tourmenté de l'orgueil du démon, pour se dire exempt de
péché, pour s'élever ainsi au-dessus des Apôtres, et accuser, en quelque sorte,
le Sauveur d'ignorance et de légèreté, puisqu'il n'aurait pas su que quelques
personnes peuvent être exemptes de péché , et qu'il leur aurait prescrit une
prière dont elles n'avaient pas besoin? Tous les saints obéissent au précepte
de leur Roi , et disent chaque jour : « Remettez- nous nos offenses. » S'ils
disent vrai, personne n'est donc exempt de fautes;
276
s'ils ne disent pas vrai, les saints mêmes ne sont pas sans
péché, puisqu'ils mentent. Aussi l'Ecclésiaste, le plus sage des hommes,
parcourant toutes les actions et les pensées des hommes, déclare que, sans
exception, « il n'y a pas de juste sur la terre qui fasse le bien, et ne
pèche pas » (Eccl., VII, 21); c'est-à-dire que sur la terre il n'y a pas, il
n'y aura jamais un homme assez saint , assez diligent, assez étroitement uni au
souverain Bien, pour ne pas s'en séparer chaque jour par quelques distractions.
Et l'Écriture, en disant que cet homme n'est pas exempt de faute, reconnaît
cependant qu'il est juste.
20. Si quelqu'un prétend que
l'homme peut être sans péché, qu'il le prouve, non par de vaines paroles, mais
par le témoignage de sa propre conscience. Lorsqu'il sentira que rien ne le
sépare du souverain Bien, il pourra se dire exempt de toute faute; mais pour
cela, il faut qu'en s'examinant il affirme qu'il a été, ne serait-ce qu'une
seule fois, pendant l'office, sans aucune distraction de pensées, de paroles et
d'action. Hélas ! l'esprit de l'homme est si léger, si facilement emporté vers
les choses inutiles et vaines, que, nous devons le reconnaître, il nous est impossible
d'être sans péché. Nous avons beau veiller avec soin sur notre coeur, la
révolte de la chair ne nous permettra jamais de le garder comme notre esprit le
désire; et plus l'homme avance dans le bien et s'élève vers la contemplation
parfaite , plus il apercevra de taches dans le miroir de sa pureté. Car,
nécessairement, l'âme qui arrive à une plus grande lumière, tend à
277
une plus grande perfection, et trouve bas et misérable son
état présent.
21. Une vue plus parfaite
aperçoit plus de choses; et une vie sans reproche rend beaucoup plus sévère
pour soi-même. Celui qui corrige ses moeurs et s'applique à la vertu, trouve
toujours des raisons de multiplier ses soupirs et ses gémissements ; celui qui
avance n'est jamais content de son état, et plus il se purifie, plus il
découvre de souillures en lui et de motifs de s'humilier au lieu de s'élever;
car plus il fait d'efforts vers les choses célestes, plus il comprend combien
il en est éloigné. L'Apôtre préféré, celui que Jésus aimait, puisa , pour ainsi
dire, dans le coeur du Maître sur lequel il reposait, cette sentence : « Si
nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la
vérité n'est pas en nous. » (I S. Jean, I, 8.) Ainsi, en disant que nous ne
péchons pas, nous n'avons pas la vérité en nous, c'est-à-dire Jésus-Christ. Et
que gagnons-nous? De pécheurs, nous devenons criminels et impies. Enfin, si
nous désirons encore mieux savoir, s'il est possible à la nature humaine d'être
sans péché, qui nous l'apprendra mieux que a ceux qui ont crucifié leur chair
avec ses vices et ses concupiscences, et pour lesquels le monde est vraiment
crucifié? » ( Gal., V, 24; VI, 14.) Lorsqu'ils ont arraché de leur coeur les
racines de tous les vices, et qu'ils tâchent d'en effacer même le souvenir et
la pensée, ils confessent cependant chaque jour, en toute sincérité, qu'ils ne
passent pas une seule heure sans commettre quelque faute.
278
Nous ne devons pas cependant nous
priver de la sainte Communion, parce que nous nous reconnaissons pécheurs; nous
devons, au contraire, nous en approcher avec plus d'ardeur, parce que c'est
elle qui purifie l'esprit et guérit les âmes. Il faut la désirer avec une
humble foi, comme le remède de nos blessures, en nous jugeant indignes d'une si
grande grâce. Sans cela, nous ne pourrions pas même communier une seule fois,
pendant l'année, comme le font certains religieux, qui ont une telle idée de la
sainteté des divins mystères, qu'ils pensent qu'on ne doit s'en approcher
qu'entièrement purs et sans tache. Ils oublient que c'est précisément par la
Communion qu'on peut le devenir, et ils tombent ainsi dans une présomption plus
grande que celle qu'ils veulent éviter, puisqu'ils s'imaginent, sans doute,
qu'ils sont dignes de communier quand ils le font. Il est bien plus raisonnable
de recevoir, tous les dimanches, le Pain céleste, comme le remède de toutes nos
infirmités, en reconnaissant humblement dans notre coeur que nous ne saurions
jamais le mériter par nous-mêmes, et qu'il serait bien plus présomptueux de
nous en croire dignes, une fois par année.
Pour bien comprendre ces choses,
et ne pas les oublier, il faut implorer la miséricorde de Dieu, qui nous aidera
à les accomplir; car elles ne s'apprennent pas seulement comme les autres
sciences de l'homme, par des discours et des raisonnements, mais bien plus par
les actes et l'expérience; et si, après en avoir souvent et longuement conféré
avec des personnes éclairées,
279
nous ne les étudions pas encore, en les pratiquant tous les
jours, nous les oublierons, et nous les perdrons par notre négligence.
Le renoncement, principal motif de la vie religieuse. —
Il est plus utile que les jouissances du monde. — Avantages de la cellule. —
Éviter tout ce qui peut nous distraire de Dieu, centre et clef de voûte de
toute la vie. — Proportionner nos moyens à nos forces. — Ce qui est utile aux
uns peut nuire aux autres. — La peine, source de récompense. — La mortification
ne doit jamais nuire à la charité. — Comment le joug de Notre-Seigneur est doux
et son fardeau léger. — Du parfait renoncement et du centuple qui le
récompense.
1. Cette vingt-quatrième
conférence, que Dieu nous fit la grâce d'avoir avec l'abbé Abraham, terminera
les enseignements de ces saints solitaires. Quand je l'aurai écrite avec le
secours de vos prières, elle complétera le nombre mystérieux des vingt-quatre
vieillards de l'Apocalypse, qui jettent leurs couronnes devant l'Agneau; et il
me semble que nous serons quitte de notre promesse. Si ces vieillards méritent
quelque gloire, quelque couronne, par la sainteté de leur doctrine, ils
l'offrent humblement à l'Agneau qui a été immolé pour le salut du monde; car
c'est l'Agneau qui leur a donné cette sagesse si profonde, et à nous la grâce
de la faire connaître par nos faibles paroles, pour l'honneur de son nom. Aussi
faut-il rendre à l'Auteur de tout bien la reconnaissance qu'il mérite pour ses
dons; et plus on s'acquitte envers lui, plus on lui doit.
Nous fûmes donc trouver l'abbé Abraham, pour lui confesser
une pensée qui nous tourmentait sans cesse. Nous désirions retourner dans notre
patrie, et revoir nos parents. Ce désir venait surtout du souvenir de la piété
de nos parents, qui ne nous empêcheraient jamais de suivre nos bonnes résolutions
; nous croyions même que leur société nous aiderait à les accomplir ,
puisqu'ils nous délivreraient des préoccupations des choses temporelles , en
nous fournissant avec joie tout ce qui nous serait nécessaire. Nous nous
nourrissions aussi de vaines espérances, en pensant que beaucoup pourraient
être convertis par nos conseils et nos exemples. Nous nous représentions le
pays de nos ancêtres et la beauté de ses régions, qui devaient non-seulement
nous offrir une douce et profonde solitude, mais encore fournir à tous les
besoins de la vie. Nous découvrîmes simplement au saint vieillard toutes ces
pensées de notre coeur, en lui avouant
282
avec larmes qu'il nous était impossible de résister à cette
tentation, si la grâce de Dieu ne nous secourait par son intermédiaire. Il
garda le silence pendant quelque temps, et nous répondit enfin en gémissant :
2. L'ABBÉ ABBAIIAM. Votre
faiblesse dans cette tentation prouve que vous n'avez pas encore renoncé aux
vains désirs du monde, et triomphé de vos anciennes passions. Ce combat, cette
hésitation montre que vous avez quitté votre patrie et vos parents plutôt de
corps que d'esprit; car tout ce qui vous trouble serait depuis longtemps
détruit et déraciné de votre coeur, si vous aviez compris que le renoncement est
le motif principal qui nous fait choisir la solitude. Je vois que vous êtes
travaillés de cette maladie de l'oisiveté dont parlent les Proverbes : «
L'homme oisif tombe dans les désirs, et les désirs tuent le paresseux. » (Prov.,
XXI, 5, 25.) Nous aussi nous pouvions jouir des biens dont vous parlez, si nous
avions pensé qu'ils n'étaient pas nuisibles à nos desseins , et que les
douceurs de la patrie nous profiteraient autant que les horreurs du désert et
les privations du corps. Nous ne manquons pas non plus de parents qui se
feraient une joie de fournir à tous nos besoins; mais nous avons entendu cette
parole du Christ, qui retranche tout ce qui plaît à la vie présente : « Celui
qui ne quitte pas ou ne hait pas son père, sa mère, ses enfants et ses frères
ne peut être mon disciple. » (S. Luc, XIV, 26.)
Si nous étions privés de l'assistance de nos parents, ne
trouverions-nous pas dans le monde, des
283
puissants qui s'empresseraient de nous donner abondamment ce
qui nous serait nécessaire, et nous délivreraient de toute inquiétude au sujet
de notre nourriture? Mais nous redoutons cette menace du Prophète : « Maudit
soit l'homme qui met son espérance dans l'homme» (Jér., XVII, 5); et encore : «
Ne placez pas votre confiance dans les princes. » (Ps. CXLV, 2.) Nous pouvions
du moins placer nos cellules sur les bords du Nil, et avoir de l'eau à notre
portée, au lieu d'aller la chercher sur nos épaules à une si grande distance.
Mais l'Apôtre nous apprend à supporter avec courage cette fatigue, en nous
disant : « Chacun recevra sa récompense, selon son travail. » (I Cor., III,
14.) Nous n'ignorons pas qu'il y a, dans nos contrées des solitudes agréables
qui nous donneraient des fruits, des fleurs et des légumes à profusion, et nous
procureraient sans peine tout ce qui nous serait nécessaire; mais nous
craignons ce reproche , que l'Évangile adresse au riche : « Vous avez reçu
votre consolation pendant votre vie. » (S. Luc, XVI, 25.)
Nous avons méprisé ces choses
avec les plaisirs du monde, et nous leur avons préféré l'aridité du désert.
Nous avons mieux aimé la solitude de ces lieux sauvages que toutes les
jouissances; et en comparant ces sables stériles aux largesses d'une terre
féconde, nous cherchons à gagner, non pas la satisfaction passagère de nos
sens, mais le bonheur éternel de nos âmes. C'est peu à un religieux d'avoir
renoncé une fois, au commencement de sa conversion, aux choses présentes, s'il
ne persévère pas, tous les jours, dans son
284
renoncement. Nous devons pouvoir dire, jusqu'au dernier
instant de notre vie, avec le Prophète : « Vous savez que je n'ai pas
désiré le jour de l'homme. » (Jér., XVII, 16.) Aussi Notre-Seigneur a dit dans
son Évangile : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui
-même, qu'il porte sa croix tous les jours, et qu'il me suive. » (S. Luc, IX,
23.)
3. Celui qui poursuit avec
ardeur, la pureté de l'âme, doit rechercher les lieux qui rie le tentent pas
par la fertilité du sol, à sortir de sa cellule et à vivre en plein air. Cette
vie extérieure dissiperait ses pensées et détournerait sans cesse son esprit du
but qu'il s'est proposé. Malgré toute la vigilance qu'on y apporte, on ne peut
éviter ce malheur qu'en se renfermant, corps et âme, entre les murailles
étroites d'une cellule. Là, chaque religieux, comme un bon pêcheur, cherche la
nourriture, à l'exemple des Apôtres; il regarde dans les profondeurs de son
coeur paisible, pour y voir la foule des pensées qui s'y présentent, et pour
les choisir comme un homme qui, du haut d'un rocher, discerne dans la mer les poissons
qui peuvent lui convenir, en méprisant et en rejetant ceux qui seraient mauvais
et nuisibles.
4. Celui qui persévérera ainsi
dans la retraite, accomplit parfaitement ce que le prophète Habacuc exprime si
bien, lorsqu'il dit : « Je demeurerai ferme sur mes gardes; je monterai
sur la pierre, et je serai attentif, afin de voir ce qui se dit de moi, et ce
que je répondrai à celui qui me reprend. » (Habac., II, 1.) C'est chose
difficile à en juger par l'expérience des
285
solitaires qui habitent le désert de Calame ou de
Porphyrion; car, quoiqu'ils soient plus éloignés des villes et des habitations
des hommes que ceux du désert de Schethé, et qu'il faille sept à huit jours de
marche dans la solitude pour arriver à leurs cellules, cependant, comme ils s'appliquent
à l'agriculture, ils éprouvent , lorsqu'ils viennent dans nos contrées
désolées, un tel trouble, un tel ennui, qu'on les prendrait pour des novices
qui n'ont jamais pratiqué les exercices de la vie solitaire. Ils ne peuvent
rester dans leurs cellules et garder le silence, et dès qu'il faut s'y
soumettre, ils sont bouleversés comme si c'était pour la première fois. C'est
qu'ils ne se sont jamais appliqués à calmer les mouvements de l'homme intérieur
et les tempêtes de la pensée par leur vigilance et leurs persévérants efforts.
Ils sont habitués à travailler tous les jours dans la campagne; et leur esprit,
accoutumé à suivre tous les mouvements de leur corps; ne sait pas se fixer dans
la paix et le recueillement. Ils souffrent de sa mobilité, de son inconstance,
et ne peuvent en réprimer les écarts. La componction du coeur leur devient
impossible, et ils trouvent le joug du silence insupportable. Ceux que les plus
rudes fatigues ne pouvaient abattre, sont fatigués de ne rien faire, et vaincus
par le repos.
5. Est-il étonnant que, renfermés
dans leur cellule comme dans une étroite prison, ils y étouffent avec la
multitude de leurs pensées qui s'échappent , quand elles peuvent, comme des
chevaux débridés? Lorsque leur esprit est délivré de cette contrainte, ils
éprouvent
286
aussitôt une courte et triste consolation; mais dès qu'ils
rentrent dans leur cellule, ils y retrouvent toute l'agitation de leurs
pensées, et la liberté qu'ils ont goûtée les fait souffrir davantage. Ceux qui
ne peuvent pas ou ne veulent pas résister à ces tentations, s'imaginent trouver
un remède au mal qui les tourmente, dans la paix de leur cellule. Lorsqu'ils
obtiennent la permission d'en sortir plus souvent, ils ne font qu'augmenter
leur supplice, comme ces malades qui ont la fièvre et qui espèrent se soulager
en buvant de l'eau froide; ils activent le feu qui les dévore au lieu de
l'éteindre, et ce plaisir d'un moment ne fait qu'accroître leur souffrance.
6. Aussi un religieux doit
appliquer sans cesse son esprit à une seule chose, et ramener toutes ses
pensées vers un centre qui est Dieu. Celui qui veut construire une voûte élevée
dirige toutes ses lignes vers un point central, afin de bien conduire son
travail et d'arriver à une circonférence parfaite; s'il négligeait cette règle,
il ne pourrait, quels que fussent sa science et son talent, éviter de se
tromper dans le contour de l'édifice ; et sa vue ne lui suffirait pas pour
suivre la ligne circulaire qui en est la beauté. Il faut qu'il recoure sans
cesse à ce moyen qui fixe tous les points intérieurs et extérieurs de
l'ouvrage, et qui ramène toute cette masse imposante à la clef de voûte qui
doit la terminer.
Il faut aussi que notre âme
prenne l'amour de Dieu comme son centre invariable, et qu'elle rayonne de là
pour régler à chaque instant toutes ses oeuvres et
287
toutes ses pensées. C'est avec ce compas divin qu'elle
trouvera la ligne convenable, sans jamais s'en écarter, tandis que si elle ne
s'en servait pas, elle ne pourrait bâtir cet édifice spirituel dont saint Paul
était l'architecte. (I Cor., III, 10.) Elle ne verrait jamais la beauté de
cette maison que David désirait élever au Seigneur, lorsqu'il disait : «
Seigneur, j'aime la beauté de votre maison, et le lieu où habite votre gloire.
b (Ps. XXV, 8.) Il n'élèvera dans son coeur qu'une demeure indigne de
l'Esprit-Saint, et incapable de se soutenir; et au lieu de la gloire d'y
habiter avec Dieu, il aura la honte de périr sous des ruines.
7. L'ABBÉ GERMAIN. Nous
reconnaissons bien qu'il est utile et nécessaire de prescrire aux religieux des
travaux qu'ils peuvent faire dans leurs cellules; nous avons pour nous en
convaincre vos exemples fondés sur l'imitation des Apôtres, et aussi notre
propre expérience; mais ce que nous comprenons moins clairement, c'est que nous
devions éviter le voisinage de nos parents, lorsque vous ne le redoutez pas
pour vous-mêmes. Vous marchez dans la voie de la véritable perfection, et
cependant vous habitez votre patrie et plusieurs même vivent près de leur
famille; pourquoi devons-nous craindre ce qui ne vous est pas nuisible?
8. L'ABBÉ ABRAHAM. Quelquefois
nous tirons des choses bonnes une mauvaise conclusion; car si on a la
présomption de faire ce qu'un autre fait, sans avoir la même force et la même
vertu, on peut trouver l'erreur et la mort, là où d'autres acquièrent le salut
et la
288
vie éternelle. C'est ce qui serait arrivé à David, dans le
combat fameux qu'il eut à soutenir contre le géant Goliath , s'il eût voulu
revêtir les armes puissantes de Saül. Ces armes, portées par un homme plus
grand, pouvaient servir à vaincre une foule d'ennemis; mais elles auraient été
nuisibles à un jeune homme, et David fut sage de prendre des armes
proportionnées à son âge, et de choisir celles avec lesquelles il savait
combattre , au lieu de s'embarrasser , comme les autres, d'une cuirasse et d'un
bouclier pour marcher contre son redoutable adversaire. De même, chacun doit
consulter la mesure de ses forces et prendre le genre de vie qui lui sera le
plus convenable.
Tout ce qui est utile peut ne pas
convenir à tout le monde. La vie solitaire est excellente, mais elle serait
plutôt nuisible que profitable à un grand nombre; et tout en louant la vie
religieuse et la charité qu'on exerce envers ses frères, nous ne pensons pas
que tous doivent s'y consacrer. Le soin des malades est sans doute bien
méritoire ; mais c'est un danger pour la patience de beaucoup. Il faut d'abord
comparer les institutions de votre pays et du nôtre, et voir ensuite quelle
force donnent à chacun, pour les suivre, les habitudes bonnes ou mauvaises ;
car il peut arriver que ce qui semble difficile et impossible à un homme d'un
pays soit devenu comme naturel à un autre par un long usage. Les nations, par
exemple, que séparent de grandes différences de climat peuvent supporter les
rigueurs de l'hiver ou les ardeurs du soleil, sans, pour ainsi dire, avoir de
vêtements, tandis que les habitants
289
d'autres contrées, quoique forts, ne pourraient endurer ces
intempéries de saisons auxquelles ils ne sont point accoutumés. De même, vous
qui avez exercé votre corps et votre âme, dans ce pays, à vaincre en beaucoup
de choses les habitudes de votre patrie, voyez si vous pourriez maintenant
souffrir nos privations, dans ces régions si froides, dit-on, et surtout si
glacées par l'infidélité? Pour nous, comme il y a longtemps que nous menons
cette vie, elle nous est devenue , pour ainsi dire, naturelle. Si vous vous
croyez assez de constance et de vertu pour la supporter, vous pouvez, comme
nous, habiter près de vos parents et de vos frères.
9. Mais afin que vous puissiez ne
pas vous tromper dans l'appréciation que vous ferez de vos forces, je vous
dirai ce que fit autrefois l'abbé Apollon, et vous verrez s'il y a quelque
rapport entre sa vertu et la vôtre, et si vous pouvez, sans inconvénient, habiter
dans votre patrie et prés de vos parents. Vous serez certains alors de ne pas
renoncer à cette humble vie que votre volonté et les nécessités du voyage vous
ont fait adopter, et vous ne pourrez être vaincus par l'amour de la famille et
par la douceur du climat.
Une nuit donc, le saint vieillard
que nous venons de nommer, reçut la visite de son frère, qui le suppliait de
sortir un instant de son monastère, pour l'aider à retirer un boeuf qui venait
d'enfoncer dans un marais ; il lui disait, en pleurant, qu'il ne pourrait
jamais le dégager sans son secours. L'abbé répondit à ses instantes prières : «
Pourquoi ne vous êtes-vous
290
pas adressé à notre jeune frère qui est bien plus près de
vous que moi? Ce frère était mort depuis longtemps, et le solliciteur crut que
la solitude continuelle et les excès de la pénitence avaient affaibli l'esprit
du vieillard. «Comment, lui répondit-il, pourrais-je faire sortir du tombeau
celui qui est mort depuis quinze ans? — Vous ignorez donc, lui dit l'abbé
Apollon, que moi, je suis mort au monde depuis plus de vingt ans, et que je ne
puis sortir du tombeau de ma cellule pour vous aider dans tout ce qui regarde
la vie présente? Croyez-vous que le Christ me permettrait de manquer au
renoncement que j'ai embrassé, pour aller retirer votre boeuf d'un bourbier,
lui qui a refusé un instant à celui qui voulait aller ensevelir son père,
quoique cette demande fût beaucoup plus pressante et plus sainte que la vôtre.
»
Examinez maintenant vos pensées,
et voyez si vous pouvez prudemment espérer tenir la même conduite à l'égard de
vos parents. Si vous vous sentez l'esprit aussi détaché que ce saint vieillard,
vous pouvez, comme lui, vivre sans inconvénient auprès de vos parents et de vos
frères; vous vous regarderez tellement morts pour eux, que vous ne serez pas
exposés à vous relâcher, à cause des bons services que vous pourriez en
recevoir ou leur rendre.
10. L'ABBÉ GERMAIN. Vous ne nous
avez laissé, mon Père, aucun doute sur ce sujet. Nous savons bien que si nous
vivions près de nos parents, nous ne pourrions nous vêtir aussi pauvrement, et
aller pieds nus comme nous le faisons ici; mais nous n'aurions
291
pas non plus à nous procurer ce qui est nécessaire à la vie,
et à porter de l'eau sur notre tête d'une si grande distance. Nos parents
auraient honte de nous voir faire ces choses, et nous en rougirions nous-mêmes.
Mais serait-ce nuire à notre profession que de recevoir le nécessaire et de
nous délivrer de l'embarras de notre nourriture, pour éviter toutes
distractions extérieures, et nous consacrer plus parfaitement à la lecture, à
la prière et aux autres exercices spirituels?
11. L'ABBÉ ABRAHAM. Ce n'est pas
moi qui vous répondrai, ce sera le bienheureux Antoine; il eut à combattre le
relâchement d'un religieux qui parlait comme vous, et ce qu'il lui dit détruit complètement
votre objection. Ce religieux prétendait qu'on ne devait pas tant admirer la
vie des solitaires, et qu'il fallait plus de vertu pour acquérir la perfection
au milieu des hommes qu'au fond d'un désert. Le bienheureux Antoine lui demanda
où il demeurait; le religieux lui répondit qu'il habitait près de ses parents,
et que, grâce à leur générosité, qui lui épargnait toute inquiétude et tout
travail, il pouvait se livrer sans aucune distraction à la lecture et à la prière.
« Mon fils, lui dit alors le bienheureux Antoine, quand il arrive quelque
malheur à vos parents, vous en affligez-vous? et quand il leur vient quelque
bonne fortune, vous en réjouissez-vous? » Le religieux avoua que, dans les deux
cas, il ne restait pas indifférent. « Alors, dit le saint vieillard, vous
pouvez croire que, dans l'autre monde, vous partagerez leur sort, puisque dans
cette vie vous partagez leur gain et leur perte,
292
leurs joies et leurs chagrins. » Puis, ne se contentant pas
de ces paroles, il s'étendit davantage sur ce sujet. « Ces rapports avec vos
parents, ajouta-t-il, et cette vie si relâchée , n'ont pas le seul inconvénient
que je vous signale , et dont vous paraissez peu touché ; car on pourrait vous
appliquer ce passage des Proverbes : « Ils m'ont frappé, mais je ne l'ai pas
senti; ils se sont moqués de moi , et je ne m'en suis pas aperçu » (Prov., XXIII,
35); et encore cette parole du Prophète: « Les étrangers ont dévoré toute sa
force, et il l'a ignoré. » (Osée, vu, 9.) C'est ce qui vous arrive tous les
jours, lorsque la variété des événements change sans cesse vos dispositions, et
entraîne votre âme aux choses de la terre. Vos parents vous empêchent de jouir
du fruit et de la récompense de votre travail. Leur générosité ne vous permet
pas de suivre le conseil de saint Paul, et de gagner vous-même votre vie.
C'est cependant ce que l'Apôtre
recommandait, en dernier lieu, aux dignitaires de l'Église d'Éphèse. Il leur
rappelle que, malgré les fatigues de la prédication, il avait travaillé de ses
mains pour se procurer ce qui lui était nécessaire, à lui et à ceux qui
l'aidaient dans son ministère. « Vous savez, leur dit-il, que ces mains ont
fourni ce qui était nécessaire à moi et à ceux qui étaient avec moi. » (Act., XX,
24.) Et pour montrer que c'était à nous qu'il avait donné ce bon exemple, il
dit dans un autre endroit : « Nous n'avons pas été oisifs parmi vous, et nous
n'avons mangé gratuitement le pain de personne. Mais nous avons travaillé ;
nous nous sommes fatigués la nuit et le jour, afin de ne pas
293
vous être à charge. Nous pouvions bien faire autrement; mais
nous vous avons donné l'exemple pour que vous nous imitiez. » (II Thess., III ,
8.)
12. Nous aussi nous pouvions
profiter de l'assistance de nos parents; mais nous avons préféré cette pauvreté
à leurs richesses. Nous avons mieux aimé préparer à la sueur de notre front la
nourriture de chaque jour, que de nous reposer sur leur générosité, estimant
plus ces peines et ces privations que la méditation oiseuse de l'Écriture et
les lectures stériles dont vous nous parlez. Agirions-nous de la sorte, si nous
ne trouvions pas plus utile de suivre les exemples des Apôtres et les conseils
des anciens solitaires? Vous reconnaîtrez vous- même qu'il y a un autre
inconvénient plus grand que le premier. Vous êtes forts et bien portants, et
vous vous nourrissez d'aumônes qui ne doivent être données qu'aux faibles. Les
hommes, en général, si on excepte les moines qui vivent du travail de leurs
mains, selon la recommandation de l'Apôtre, attendent leur nourriture des
autres, et profitent de leurs peines. Les uns jouissent des biens de leurs
pères, les autres du travail de leurs serviteurs, ou des revenus de leurs
terres. Les princes de ce monde eux-mêmes reçoivent ce qui est nécessaire à
leurs besoins; et nos anciens ont regardé comme une aumône tout ce qu'on
recevait pour la nourriture de chaque jour, sans le gagner par le travail de
ses mains, comme le recommande l'Apôtre, qui refuse aux oisifs les secours de
la charité, lorsqu'il dit : « Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger. »
(II Thess., III , 10.)
294
Les paroles de saint Antoine à ce
solitaire doivent nous apprendre à fuir, comme dangereuses, les douceurs que
peuvent nous procurer nos parents, et ceux dont la charité fournirait à nos
besoins. Elles doivent nous faire éviter les contrées agréables, et préférer à
toutes les richesses du monde les sables, les déserts arides, les terres
brûlées par l'eau salée de la mer, et abandonnées pour cela par tous les
hommes. Non-seulement nous éviterons , dans ces solitudes inabordables, les
visites trop fréquentes, mais nous nous épargnerons les distractions que nous
donnerait la culture d'une nature trop fertile, qui détournerait notre âme de
son but principal , et la rendrait moins propre aux exercices spirituels.
13. Vous espérez être utile au
salut de votre prochain et faire plus de bien, en retournant dans votre patrie
; écoutez une histoire que l'abbé Macaire racontait avec beaucoup d'esprit à un
solitaire, comme un remède à de semblables désirs. Il y avait, disait-il, dans
une ville, un barbier très-expert qui ne recevait cependant que trois deniers
par personne. Malgré la modicité de son salaire, il pouvait acheter tout ce qui
était nécessaire à sa nourriture et à ses besoins, et mettre encore en réserve
cent deniers par jour; il continuait à faire ces profits, lorsqu'il apprit que,
dans une ville éloignée, chaque personne donnait un sou pour se faire raser.
Combien de temps , se dit-il, me contenterai-je d'un si petit salaire? J'ai
bien de la peine à gagner ici trois deniers, tandis qu'en allant ailleurs, je
puis facilement faire fortune. Il prend
295
aussitôt les instruments de sa profession, dépense à
s'équiper tout ce qu'il avait gagné depuis longtemps, et arrive enfin, après
bien des fatigues, à la ville qui devait l'enrichir. Dès le premier jour, il
fut bien payé comme on le lui avait dit, et le soir, comme il avait la bourse
bien garnie, il alla acheter au marché tout ce qui était nécessaire à sa
nourriture; mais tout était si cher qu'il fallut dépenser ce qu'il avait gagné,
et qu'il ne lui resta pas un denier de tous ses profits. Quand il eut remarqué,
pendant quelque temps, que le résultat était toujours le même, et que, loin de
s'enrichir, il avait de la peine à suffire aux besoins de chaque jour: « Je
retournerai, dit-il, à la ville que j'habitais; mon gain y était certainement
bien petit; mais tout en pourvoyant à ma nourriture, je pouvais encore amasser
quelque chose pour ma vieillesse. C'était peu chaque jour; j'arrivais cependant
à une somme assez considérable. Je vois, par expérience, que je gagnais plus
alors qu'avec ces prix élevés qui me tentaient, puisque au lieu d'augmenter mon
avoir, ils suffisent à peine à me faire vivre. »
Il en est de même pour nous; nous
devons préférer à tout les petits profits que nous faisons dans la solitude;
ils sont à l'abri des tentations et des embarras du monde; la vaine gloire ne
les altère pas, et ils ne sont pas diminués parles besoins de chaque jour. «Car
peu vaut mieux au juste que toutes les richesses des pécheurs. » (Ps. XXXVI,
16.) On gagne plus ainsi qu'à des conversions nombreuses qui nous
entraîneraient dans des conversations et des distractions continuelles.
296
Salomon dit « qu'un peu dans la main vaut mieux avec la paix,
que les deux mains pleines avec bien des efforts et des inquiétudes. »
(Ecclés., IV, 6.) Les faibles tombent naturellement dans ces dangereuses
illusions, lorsqu'ils devraient craindre pour leur salut, et qu'ils auraient
besoin d'être dirigés et conduits eux-mêmes. Les artifices du démon les portent
à vouloir convertir et gouverner les autres; et, quoiqu'ils puissent tirer
quelques profits de ces conversions, ils perdent certainement plus qu'ils ne
gagnent par leur impatience et leur relâchement. Il leur arrive ce que dit le
prophète Aggée : Celui qui amasse ces profits les met dans un sac percé. »
(Aggée, I, 6.) N'est-ce pas mettre dans un sac percé ce qu'on gagne, que de
perdre par la dissipation du coeur et les distractions de l'esprit ce qu'on
pourrait amasser par la conversion du prochain. Il arrive bien souvent qu'en
voulant diriger ses frères, on ne sait plus se gouverner soi-même. « Car il y
en a qui sont riches sans rien avoir, et d'autres qui sont pauvres au milieu de
beaucoup de richesses » (Prov., XIII, 7); et « il vaut mieux être sans honneur
et gagner sa vie, que d'être en dignité et manquer de pain. » (Prov., XII, 9.)
14. L'ABBÉ GERMAIN. Vous nous
avez parfaitement fait comprendre, par ces exemples, l'égarement de nos
pensées; nous désirons en connaître maintenant la cause et les remèdes.
Veuillez nous dire comment nous sommes tombés dans ces illusions; car personne
n'est plus capable de guérir un malade que celui qui a découvert l'origine de
sa maladie.
297
15. L'ABBÉ ABRAHAM. Tous les vices
n'ont qu'une source et un principe; mais on donne des noms différents au mal et
à la corruption, selon la faculté ; et, si je puis parler ainsi, selon le
membre de l'âme qui est affecté. Dans les maladies corporelles , une seule
cause produit des indispositions différentes, selon les parties qu'elle
attaque. Lorsque l'humeur se porte au cerveau, qui est comme la citadelle du
corps, elle produit la migraine; lorsque c'est aux yeux , aux oreilles, aux
jointures, aux pieds ou aux mains, les douleurs qu'elle fait naître prennent
des noms particuliers, et s'appellent névralgie, ophthalmie, goutte ou
rhumatisme. Si nous passons des maladies visibles aux maladies invisibles, nous
pouvons croire que chaque partie, chaque membre de notre âme est attaqué aussi
par le même vice; et, comme les sages ont distingué trois parties dans nos
âmes, la raisonnable, l'irascible et la concupiscible, ces parties peuvent
avoir leur maladie qui prend un nom différent, selon la violence de la passion
qui les tourmente. Si la corruption envahit la partie raisonnable, elle y fait
naître la vaine gloire, la jactance, l'envie, l'orgueil, la présomption, les
disputes et l'hérésie. Si elle blesse l'irascible, elle enfante la fureur,
l'impatience, la tristesse, la paresse, la crainte et la cruauté; si elle
corrompt la partie concupiscible, elle engendre la gourmandise, la fornication,
l'avarice et les désirs coupables et terrestres.
16. Si vous voulez connaître
l'origine, la cause du mal dont nous parlons, vous verrez que c'est la partie
298
raisonnable de votre âme qui est corrompue, et que c'est de
là que naissent ordinairement la présomption et l'orgueil. C'est pourquoi vous
devez appliquer d'abord à cette partie de votre âme le remède d'une sage
discrétion et d'une humilité sincère. Vous vous êtes égarés au point de croire
que, non-seulement vous étiez arrivés au sommet de la perfection, mais que vous
pouviez encore y conduire les autres. Vous vous êtes persuadé que vous étiez
capable de les instruire, de les diriger; et cette prétention doit vous faire
comprendre que vous vous êtes laissé entraîner par la vaine gloire. Vous pouvez
facilement déraciner le mal, si vous vous affermissez, comme je vous l'ai dit,
dans une humilité prudente, si vous vous persuadez qu'il est bien pénible et bien
difficile à chacun de sauver son âme, et si, au lieu d'avoir l'orgueil de
vouloir instruire les autres, vous reconnaissez que vous avez vous-mêmes besoin
de quelqu'un pour vous conduire.
17. Appliquez donc à la partie
malade de votre âme le remède d'une humilité sincère ; c'est parce qu'elle
paraît la plus faible en vous qu'elle doit succomber la première aux attaques
du démon. De même que nous voyons l'excès du travail rendre malades, ou la
corruption de l'air affecter d'abord les parties les plus faibles de
l'organisation , et envahir ensuite tout le reste du corps; lorsque le souffle
empesté du vice atteint notre âme, c'est toujours la partie la plus faible qui
souffre la première, et qui résiste le moins aux violences du tentateur; et le
peu de résistance qu'elle offre lui
299
procure bientôt une victoire facile. C'est ainsi que Balaam
était certain de pouvoir tromper le peuple de Dieu, lorsqu'il donnait le
conseil de tenter les enfants d'Israël par leur côté faible. « Il ne doutait
pas qu'en leur envoyant des femmes pour les séduire, il causerait leur ruine,
parce qu'il les savait déjà malades dans la partie concupiscible de leur âme. »
(Nomb., XXIV, 31.)
Nos ennemis spirituels font de
même à notre égard; ils tendent leur piége du côté où notre âme est la plus
languissante. Si c'est, par exemple, dans la partie raisonnable , ils cherchent
à nous tromper comme l'Écriture raconte que le roi Achab le fut par les
Syriens, qui dirent : « Nous savons que les rois d'Israël sont pleins de
miséricorde : mettons un sac au-tour de nos reins et une corde à notre tète;
allons trouver ainsi le roi d'Israël, et nous lui dirons : Votre serviteur
Benabad vous adresse cette prière : Que mon âme vive. » Et ce roi, plutôt
touché de l'éloge qu'on faisait de sa miséricorde que d'une véritable
compassion, répondit : « S'il vit encore, il est mon frère. » (III Rois, XX,
31.) C'est ainsi que les démons nous trompent dans la partie raisonnable de
notre âme, et nous font offenser Dieu là où nous croyons mériter ses
récompenses. Nous recevons ce reproche : « Puisque votre main a épargné un
homme digne de mort, votre âme répondra de son âme, et votre peuple de son
peuple. » (Ibid., 42.) Lorsque l'esprit impur dit : « J'irai, et je serai un
esprit de mensonge dans la bouche de tous ses prophètes » ( III Rois , XXII,
21),
300
n'est-il pas évident qu'il l'attaque par le côté qu'il
savait faible, et qu'il prend le meilleur moyen pour le perdre. C'est à la
partie irascible de l'âme d'Hérode que la malice du démon s'adressa pour le
pousser à faire périr tant d'innocents, parce qu'il savait que c'était par ce
côté qu'il était le plus impressionnable. Lorsqu'il osa tenter Notre-Seigneur,
il voulut exciter en lui toutes les passions qui perdent les hommes ; mais tous
ses artifices furent inutiles. Il attaquait la partie concupiscible, en disant
: a Ordonnez à ces pierres de se changer en pain; n la partie irascible, en
offrant à ses désirs le pouvoir sur le monde et les royaumes de la terre ; la
partie raisonnable, en lui disant : « Si vous êtes le Fils de Dieu,
précipitez-vous en bas. » (S. Matth., IV, 3-6.) Mais il échoua dans toutes ses
ruses, parce qu'il ne trouva rien de faible en Jésus-Christ, comme il se
l'était imaginé. Aucune partie de l'âme de Notre-Seigneur ne pouvait se laisser
prendre aux piéges de l'ennemi; car il a dit lui-même : « Le prince de ce monde
est venu, et il n'a rien trouvé en moi. » (S. Jean, XIV, 30.)
18. L'ABBÉ GERMAIN. Parmi les
illusions et les erreurs qui nous faisaient penser à retourner dans notre
patrie, avec ce vain espoir d'y trouver, comme vous l'avez découvert, beaucoup
d'avantages spirituels, notre préoccupation, la plus grande peut-être, était
d'éviter les visites de nos frères, qui nous empêchent de garder le silence et
la solitude autant que nous le désirons. Ces visites fréquentes nuisent
nécessairement à la règle et aux privations que nous nous
301
sommes imposées pour mortifier notre corps, et nous étions
certains de ne pas rencontrer cet inconvénient dans notre pays, où personne,
pour ainsi dire, n'embrasse la vie religieuse.
19. L'ABBÉ ABRAHAM. C'est
l'indice d'une crainte déraisonnable, ou plutôt la preuve d'une grande tiédeur,
que de ne vouloir jamais être visité par personne. Celui qui ne fait que se
traîner avec peine dans la voie qu'il a choisie, et reste toujours le vieil
homme, ne doit être visité ni par les saints, ni par le moindre de ses frères;
mais vous, si vous brûlez d'un amour vrai et parfait pour Notre-Seigneur, si
vous cherchez de toute la ferveur de votre âme Celui qui est la charité même,
vous aurez beau vous réfugier dans des lieux inaccessibles, les hommes
viendront nécessairement vous visiter. Plus l'ardeur de l'amour vous
rapprochera de Dieu, plus les saints religieux accourront en foule vers vous.
Car peut-on , selon la parole du Seigneur, cacher une ville placée sur la
montagne? « Ceux qui m'aiment, dit le Seigneur, je les glorifierai, et ceux qui
me méprisent seront confondus. » (S. Matth., V, 14. — I Rois, II, 30.) Mais
vous devez reconnaître là une des ruses les plus subtiles du démon, un des
piéges les plus cachés où il fait tomber les faibles et les imprudents ; en
leur promettant de grands avantages, il les prive de ceux dont ils jouissent
tous les jours. Il leur persuade qu'ils devraient rechercher des solitudes plus
vastes et plus profondes ; il leur en fait intérieurement d'admirables
peintures. Ces lieux inconnus, et qui n'existent même pas, sont
302
prêts et disposés à nous recevoir; ils nous attendent, et
nous pourrons en prendre possession sans difficulté. Les habitants de ces pays
sont dociles, et il sera facile de les convertir. Le tentateur promet ainsi aux
âmes des fruits plus abondants pour leur faire perdre ceux dont elles sont
assurées maintenant. Mais lorsqu'un religieux, trompé par ces espérances,
quitte la société de ses supérieurs, qui lui était si profitable, sans trouver
ce que lui avait représenté son imagination, il se réveille comme d'un profond
sommeil, et regrette la perte de tous ses rêves. Le démon l'accable de
difficultés plus grandes, et l'entoure de si grands embarras qu'il n'a pas même
le temps de penser aux avantages qu'il lui avait promis; et s'il rie reçoit
plus les quelques pieuses visites de ses frères, qu'il voulait éviter, il est
soumis aux invasions continuelles des gens du monde , qui l'empêcheront
désormais de goûter, tant soit peu, la paix de la solitude, et de suivre les
règles de la vie religieuse.
20. Et, remarquez-le bien, cette
jouissance de la charité et de l'hospitalité que vous procure quelquefois la
visite de vos frères, ce repos qui semble nuisible et regrettable , est
cependant utile et salutaire à votre âme comme à votre corps. Il arrive
souvent, non-seulement aux faibles et aux commençants, mais encore à ceux qui
ont le plus d'expérience et aux parfaits, si l'application de leur esprit et
l'austérité de leur vie ne sont pas adoucies par ces petits changements, de
tomber dans la tiédeur spirituelle, ou du moins dans une défaillance corporelle
qui serait
303
pernicieuse. Aussi les plus sages et les plus parfaits,
lorsqu'ils reçoivent de nombreuses visites, non-seulement les supportent avec
patience, mais en profitent même avec joie. Ces visites d'abord nous font
désirer plus ardemment la paix de la solitude; ce qui semble nous arrêter dans
notre course, nous conserve des forces pour la continuer, et si nous ne
faisions pas ainsi de temps en temps quelques haltes, il nous serait impossible
d'arriver, sans beaucoup nous fatiguer. De plus, lorsque les devoirs de
l'hospitalité nous font accorder cet adoucissement à notre corps, cette petite
interruption de notre jeûne nous est plus profitable que l'abstinence la plus
rigoureuse. Je veux vous le faire comprendre par une comparaison fort ancienne,
mais qui convient bien à notre sujet.
21. On rapporte que le
bienheureux Évangéliste saint Jean caressait doucement une perdrix, lorsqu'il
fut aperçu par un chasseur. Cet homme s'étonna qu'un personnage d'un si grand
mérite pût se plaire à une chose si petite et si basse. « N'êtes-vous pas
, lui dit-il, ce Jean dont la réputation est si grande, le nom si célèbre et
que j'ai tant désiré connaître? Comment vous livrez-vous à un pareil amusement?
— Mon ami, lui dit l'Apôtre, que tenez-vous à votre main? — Un arc, lui
répondit le chasseur. — Et pourquoi ne le portez-vous pas toujours tendu? — Il
ne le faut pas ; car, s'il était toujours tendu, il perdrait sa puissance, et
lorsque je voudrais lancer quelques flèches sur une bête sauvage, elles
n'auraient plus de force pour l'atteindre. — Ne vous étonnez donc pas, jeune
homme,
304
répliqua l'Apôtre, de ce petit et court délassement. Si
notre esprit était toujours tendu, il s'affaiblirait aussi par cette contrainte
et il ne pourrait plus nous servir, quand il faudrait l'employer de nouveau
avec plus de vigueur.
22. L'ABBÉ GERMAIN. Mon Père,
vous nous avez indiqué ces remèdes contre toutes nos illusions; vous nous avez
découvert, par vos enseignements et avec la grâce de Dieu, toutes les ruses du
démon pour nous perdre; nous vous prions de nous expliquer maintenant ces
paroles de l'Évangile : « Mon joug est doux et mon fardeau léger » (S. Matth. ,
XI, 30); car elles paraissent contraires à ce que dit le Prophète : « A cause
des paroles de vos lèvres, j'ai gardé vos voies pénibles » (Ps. XVI, 4) ; et
l'Apôtre dit aussi : « Tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ
souffriront persécution. » (I Tim., III, 13.) Comment ce qui est pénible et
cause de persécution peut-il être doux et léger?
23. L'ABBÉ ABRAHAM. L'expérience
nous fera facilement comprendre la vérité de cette parole de notre Sauveur, si
nous entrons, comme nous le devons et comme le veut Jésus-Christ, dans la voie
de la perfection, si en mortifiant tous nos désirs, et en retranchant toutes
nos volontés coupables, non-seulement nous ne retenons rien de ces biens du monde
qui permettent au démon de nous tourmenter et de nous nuire quand il lui plaît,
mais encore nous nous renonçons tellement que nous puissions accomplir
véritablement ce que dit l'Apôtre : « Ce n'est plus moi qui
305
vis, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi. » (Gal., II,
29.) Car que peut-il y avoir de pénible et de dur pour celui qui prendra le
joug de Jésus-Christ de tout son coeur; pour celui qui, affermi dans une
humilité sincère et les yeux fixés sur son Maître, se réjouira de toutes les
injures qui lui seront faites, en disant: « Je me plais dans les infirmités,
les maux et les épreuves que je souffre pour Jésus-Christ. Car quand je suis
faible, c'est alors que je suis puissant. » (II Cor., XII,10.)
Comment souffrirait de la perte
d'une chose ordinaire celui qui se glorifie d'une pauvreté parfaite, celui qui
a volontairement méprisé pour le Christ tous les biens de ce monde, et qui
regarde comme du fumier tout ce qu'on désire, afin de gagner Jésus-Christ? La
méditation de cette vérité de l'Évangile l'empêche de rien regretter : « A quoi
sert à l'homme de gagner tout l'univers, si c'est au détriment de son âme? ou
que donnera l'homme en échange de son âme? » (S. Matth., XVI, 26.) Quelle
privation pourrait attrister celui qui ne regarde pas comme lui appartenant ce
que les autres peuvent lui ravir, et qui a le courage de dire avec saint Paul :
« Nous n'avons rien apporté en ce monde, et il est certain que nous ne pouvons
aussi rien en remporter. » (I Tim., VI, 7.) Quel besoin, quelle nécessité
pourra vaincre la force de celui qui n'a pas de sac dans ses voyages , d'argent
dans sa bourse et d'habits pour en changer selon le temps, mais qui se glorifie
avec l'Apôtre « dans les jeûnes continuels, dans la faim, la soif, le froid et
la nudité? » (II Cor., XII, 27.) Quel travail,
306
quel ordre de son supérieur pourra troubler la paix de celui
qui n'a plus de volonté propre et qui fait ce qu'on lui commande, non-seulement
avec joie, mais encore avec patience, parce qu'a l'exemple de notre Sauveur il
ne cherche pas à faire sa volonté, mais celle de son Père, lui disant aussi : «
Non pas comme je le veux, mais comme vous le voulez. » (S. Matth., XXVI, 39.)
Quelle injure, quelle persécution, quel supplice pourraient être pénibles, ou
plutôt ne seraient pas agréables à celui qui se réjouit toujours dans la
douleur, comme les Apôtres, et qui souhaite être jugé digne de souffrir la
honte pour le nom de Jésus-Christ? (Act., V.)
24. Si, au contraire, le joug du
Seigneur ne nous paraît pas doux et léger, c'est à notre résistance qu'il faut
l'attribuer. Nous nous laissons vaincre par la défiance et l'incrédulité; et,
dans notre coupable folie, nous nous révoltons contre le précepte ou du moins
contre le conseil de Celui qui a dit : « Si vous voulez être parfaits, allez,
vendez tout ce que vous avez; venez et suivez-moi. » (S. Man., XIX, 21.) Nous
retenons quelque chose de nos biens de la terre, dont le démon profite pour
enchaîner nos âmes; et alors ii lui est facile de nous séparer des joies
spirituelles et de nous jeter dans la tristesse, en nous faisant subir quelque
perte et quelque privation. Il s'efforce, par ses artifices et par
l'entraînement coupable de la concupiscence, de nous rendre pénible ce joug si
doux et lourd ce fardeau si léger. Ces biens que nous réservions pour notre
paix et notre consolation lui servent à nous tourmenter sans cesse et à nous
lier dans les
307
embarras du monde, tellement que nous sommes nos bourreaux ;
« car chacun est lié par les chaînes de ses péchés » (Prov., V, 22), selon
cette parole du Prophète: « Voici qu'en allumant le feu et en vous entourant de
flammes, vous marchez dans la lumière du feu et dans les flammes que vous avez
allumées. » (Isaïe, L, 11.) Salomon affirme aussi « que l'homme est puni par
son péché même. » (Sag., XI, 17.)
Et, en effet, les plaisirs que
nous prenons deviennent notre supplice, et les délices de la chair sont des
bourreaux pour ceux qui les recherchent; car il est impossible que celui qui
tient encore à ses biens d'autrefois puisse acquérir une véritable humilité de
coeur et une complète mortification de ses mauvais désirs. Avec ces deux
vertus, au contraire, toutes les peines de la vie présente, toutes les pertes
que l'ennemi peut nous causer seront supportées avec patience et même avec
joie. Mais, sans leur secours, l'orgueil prendra le dessus d'une manière si
fâcheuse, que la moindre injure nous causera les blessures mortelles de
l'impatience, et qu'on pourra nous dire, avec le prophète Jérémie : « Et
maintenant, pourquoi marchez-vous dans la voie de l'Égypte pour boire cette eau
troublée? Pourquoi marchez-vous dans la voie des Assyriens pour boire l'eau du
fleuve? Votre malice vous accuse, et votre aversion vous condamne. Comprenez et
voyez combien vous êtes coupable et malheureux d'avoir abandonné le Seigneur votre
Dieu , et de n'avoir plus ma crainte en vous, dit le Seigneur. » (Jérémie, II,
18.) Comment donc le joug du Seigneur,
308
qui est si doux, est-il devenu amer? N'est-ce pas notre
révolte qui cause cette amertume ? Comment ce fardeau divin, qui était si
léger, est-il devenu si pesant? N'est-ce pas que notre coupable orgueil nous
fait mépriser Celui qui nous aidait à le porter. L'Écriture le dit clairement :
« S'ils suivaient les voies droites , ils trouveraient faciles les sentiers de
la justice. » (Prov., II, 8.) Oui, c'est nous, évidemment, c'est nous, qui, par
nos mauvais désirs, rendons rudes et pénibles les voies droites et faciles du
Seigneur.
Nous abandonnons, dans notre
folie, la route royale tracée par les Prophètes et les Apôtres, et aplanie sous
les pas du Sauveur et de tous les saints, pour suivre une route tortueuse et
difficile, où la jouissance des choses présentes nous aveugle ; et nous rampons
dans les sentiers obscurs et embarrassés du vice, en ensanglantant nos pieds et
en déchirant notre robe nuptiale, sans cesse exposés non-seulement aux épines
et aux ronces du chemin, mais encore aux morsures des serpents et aux piqûres
des scorpions que nous ne voyons pas. « Les épines et les dangers abondent dans
les voies mauvaises; mais celui qui craint le Seigneur s'en préservera. »
(Prov., XXII, 5.) Le Seigneur a dit par son Prophète : « Mon peuple m'a oublié;
ils ont sacrifié en vain et ils se sont blessés dans leurs voies, dans les
sentiers du siècle, pour suivre un chemin qui n'était pas battu » (Jérém. , XVIII,
15) ; car, selon la parole de Salomon : « Les voies de ceux qui ne font rien
sont semées d'épines , tandis que les voies des forts sont aplanies. » (Prov., XV,
19.) Ceux qui se
309
détournent ainsi de la route royale ne pourront arriver à la
Cité céleste, vers laquelle nous devons toujours nous diriger. L'Ecclésiaste
nous dit assez clairement : « Le travail des insensés cause leur peine, parce
qu'ils ne savent pas aller dans la Cité » (Eccl., X, 15) , c'est-à-dire « dans
la Jérusalem céleste, qui est notre mère à tous. » (Gal., IV, 26.)
25. Celui, au contraire , qui
aura renoncé véritablement au monde, pour prendre le joug du Seigneur, et
apprendre de lui à souffrir chaque jour les injures, parce qu'il est doux et
humble de cœur, restera inébranlable dans toutes les tentations, « et tout ce
qu'il fera tournera à bien. » (Rom., VIII, 28.) « Car les paroles de Dieu,
selon le Prophète, sont bonnes pour celui qui marche avec droiture. »
(Mich., 7.) « Les voies du Seigneur sont droites, et les justes y marchent,
tandis que les pécheurs y tombent. » (Osée, XIV, 10.) La grâce miséricordieuse
du Sauveur nous a plus accordé, en nous faisant lutter contre les tentations,
qu'en nous épargnant la nécessité de les combattre. Il est bien plus méritoire
de rester toujours inébranlable, au milieu des souffrances et des peines, de
supporter, sans craindre et sans douter du secours de Dieu , les attaques de
tout le monde; de se servir des persécutions des hommes , comme d'armes
invincibles , pour triompher glorieusement de l'impatience, et d'acquérir, pour
ainsi dire, la vertu par la faiblesse; car, selon saint Paul, a la vertu se
perfectionne dans l'infirmité. » (II Cor., XII, 9.) « Voici que je vous rends
comme une colonne de fer, comme un mur d'airain
310
sur toute la terre, pour les rois de Juda, les princes et
tous les peuples du monde. Ils combattront contre vous; mais ils ne prévaudront
pas, parce que je suis avec vous pour vous délivrer, dit le Seigneur. » (Jér. ,
I, 18.)
Ainsi, comme Dieu nous l'a
enseigné , la voie royale est douce et facile, quoiqu'elle paraisse rude et
pénible. Lorsque les serviteurs pieux et fidèles se seront soumis au joug du
Seigneur, lorsqu'ils auront appris de lui qu'il est doux et humble de coeur, et
qu'ils auront déposé le fardeau des passions terrestres, ils trouveront, non
pas la peine, mais le repos que Jésus-Christ promet à leurs âmes; comme
l'annonce le prophète Jérémie : « Tenez-vous sur les chemins et voyez ;
interrogez les sentiers anciens pour savoir quelle est la bonne voie;
suivez-la, et vous trouverez le repos de vos âmes » (Jér., VI, 16); « car alors
les chemins mauvais deviendront droits, et les sentiers rudes s'aplaniront »
(Isaïe , XL, 4) ; « ils goûteront et verront combien le Seigneur est doux. »
(Ps. XXXIII, 9.) Ceux qui écoutent le Christ qui crie dans l'Évangile : « Venez
à moi, vous tous qui souffrez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai,»
déposeront le fardeau du vice et comprendront ce qui suit : « Car mon joug est
doux et mon fardeau léger. » (S. Matth., XI, 30.)
Oui, la voie du Seigneur est un
repos, quand on la suit selon la loi. C'est nous-mêmes qui nous procurons des
douleurs et des tourments par nos révoltes, lorsque nous aimons mieux suivre
les voies mauvaises et coupables du siècle avec tant de peine et de
311
difficulté. Quand nous nous sommes rendus à nous-mêmes, dur
et pénible le joug du Seigneur, nous nous en plaignons; nous blasphémons contre
lui et contre celui qui nous l'impose; car la folie de l'homme corrompt ses
voies, et il en accuse Dieu dans son coeur. Mais quand nous disons que la voie
du Seigneur n'est pas droite , Dieu nous répond par son Prophète : « Est-ce ma
voie qui n'est pas droite? N'est-ce pas plutôt les vôtres qui sont mauvaises?
(Ézéch., XXV, 25.) Et, en effet, si vous voulez comparer la fleur éblouissante
de la virginité et le suave parfum de la chasteté au bourbier infect des
voluptés charnelles, la paix et la sécurité des religieux aux inquiétudes et
aux dangers qui tourmentent les hommes du monde, le calme de notre pauvreté aux
tristesses et aux peines qui suivent les richesses et qui consument, nuit et
jour, la vie de ceux qui les possèdent, vous trouverez certainement que le joug
de Jésus-Christ est très-doux et son fardeau très-léger.
26. C'est dans ce sens qu'il faut
comprendre la récompense et le centuple que le Seigneur promet, même en cette
vie, au parfait renoncement : « Celui, est-il dit, qui abandonnera sa maison ,
ses frères ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, ou ses enfants, ou ses
champs, en mon nom, recevra le centuple en ce monde et possédera la vie
éternelle en l'autre. » (S. Matth., XIX, 29.)
L'explication de ces paroles doit
être conforme à la droite raison et à la foi. Beaucoup de personnes, d'une
intelligence grossière, s'imaginent à leur occasion que
312
les saints doivent attendre mille années de bonheur
terrestre, tout en reconnaissant que ces siècles, qui viendront après la
résurrection, ne peuvent être pris pour le temps présent. N'est-il pas plus
clair et plus évident que celui qui, pour obéir à Jésus-Christ, aura renoncé à
quelque chose des biens et des affections de ce monde, recevra de ces frères,
de ces amis qui lui sont unis par des liens spirituels un bien, une affection
cent fois plus grande , dès la vie présente.
Cette affection qui unit les
pères, les enfants, les frères, les époux , les parents, comme une nécessité du
sang et de la famille , est bien fragile et de courte durée. Les pères
quelquefois chassent de leur maison et privent de leurs biens leurs enfants,
quoiqu'ils soient bons ou respectueux; des causes légitimes séparent les époux,
et des procès divisent les frères. Les religieux seuls restent dans l'union de
la charité, parce qu'ils possèdent tout en commun et qu'ils re-gardent comme à
eux ce qui est à leurs frères , comme à leurs frères ce qui est à eux. Si l'on
compare la charité dont nous jouissons à ces affections charnelles qui
rapprochent les hommes, ne la trouvera-t-on pas cent fois plus douce et plus
élevée? Ne goûtera-t-on pas cent fois plus de bonheur dans la continence que
dans les voluptés du mariage? Celui qui se plaît dans la possession d'un champ
ou d'une maison ne deviendra-t-il pas cent fois plus riche, lorsque, par
l'adoption des enfants de Dieu, il possédera, comme en propre, tout ce qui
appartient au Père céleste, et qu'il pourra dire, de coeur et en vérité , comme
son Fils
313
unique : « Tout ce qu'a mon Père est à moi. » (S. Jean, XVI
, 15.) Et ces biens ne lui donneront pas les embarras et les inquiétudes que
donnent les biens du monde; mais il les possèdera dans la paix et la joie comme
un légitime héritage , se rappelant sans cesse cette parole de saint Paul : «
Tout est à vous, le monde, les choses présentes et futures » (I Cor. , III,
22); et celle de Salomon : « Toutes les richesses du monde sont à l'homme
fidèle. »
Vous avez cette récompense du
centuple dans la grandeur du prix et dans la perfection de la qualité; car si
pour un certain poids d'airain, de fer ou d'un métal plus vil, on vous donnait
un poids égal en or, ne vous semblerait-il pas qu'on vous paie au centuple? Il
en est de même, lorsque pour avoir méprisé les jouissances et les affections de
la terre, vous recevez la joie spirituelle et la douceur ineffable de la
charité. quand même la quantité serait égale, la qualité ne serait-elle pas
cent fois plus belle et plus précieuse? Et, pour le mieux prouver encore, si on
a aimé une femme selon la chair et qu'on l'aime ensuite selon le Christ, pour
mieux se sanctifier, c'est toujours la même femme, mais l'amour vaut cent fois
davantage. Si vous comparez de même l'agitation de la colère aux douceurs de la
patience, le trouble de l'inquiétude à la paix de la conscience, les chagrins
stériles qui nous punissent dans le monde aux tristesses salutaires qui
purifient nos âmes, la vanité des joies passagères à l'abondance des joies
spirituelles, ne trouvez-vous pas qu'à l'échange vous avez gagné au centuple ?
Si on
314
compare chaque vice, chaque plaisir coupable, au mérite des
vertus contraires, on verra si le bien ne rend pas cent fois plus heureux que
le mal. Le bien est un chiffre qui multiplie miraculeusement les nombres.
Voyons maintenant combien de
choses Notre-Seigneur nous rend, dès cette vie même, pour nous dédommager de
celles que nous avons méprisées dans le monde, comme l'évangéliste saint Marc
surtout nous l'assure : « Personne ne laisse sa maison , ou ses frères, ou ses
soeurs, ou sa mère, ou ses enfants, ou ses champs pour moi et pour l'Évangile,
qu'il ne reçoive, dès à présent, cent fois autant de maisons, de frères, de
soeurs, de mères, d'enfants et de terres, au milieu des persécutions, et la vie
éternelle dans le temps futur. » (S. Marc, X, 29.) On reçoit cent fois plus de
frères et de parents lorsqu'on re-nonce à l'affection d'un père, d'une mère,
d'un fils pour Jésus-Christ, et qu'on trouve cette charité si sincère de ceux
qui servent Notre-Seigneur et qui nous aiment plus que tous nos parents et nos
frères.
Nos maisons et nos champs se
multiplient, lorsque nous quittons notre demeure par amour du Christ et que
nous possédons, comme en propre, ces cellules innombrables de religieux que
nous pouvons habiter dans toutes les parties du monde. N'est-ce pas recevoir le
centuple et même davantage, s'il est permis d'ajouter quelque chose à la parole
de Notre-Seigneur, lorsque, pour les soins contraints et peu fidèles de dix ou
vingt serviteurs, nous trouvons tant de personnes libres et nobles qui nous servent
volontairement ?
315
Ne l'avez-vous pas éprouvé vous-même? Vous n'aviez quitté
qu'un père, une mère, une maison; et dans quelque partie du monde que vous
alliez maintenant, vous trouvez des pères, des mères, des frères innombrables,
des maisons, des champs et des serviteurs très-fidèles, qui ne vous laissent
aucune peine, vous regardent comme leurs maîtres et vous entourent, avec
tendresse et respect, de tous les bons soins possibles. Mais on ne jouit de
cette charité des personnes consacrées à Dieu , qu'après s'être fait leur frère
et leur esclave, et leur avoir abandonné volontairement tout ce qu'on possède ;
car, selon la parole du Seigneur, on ne reçoit que ce qu'on a fait soi-même
pour les autres. Si un religieux ne s'est pas soumis d'abord humblement et
sincèrement à ses frères, comment pourra-t-il accepter sans remords leurs bons
offices, qui lui seront plus pénibles qu'agréables, en pensant qu'il a mieux
aimé recevoir ces services que les leur rendre ?
Ce n'est pas par une vie douce et
molle qu'on obtient la récompense; Notre-Seigneur dit que c'est par les
persécutions, c'est-à-dire au milieu des afflictions de ce monde et des
épreuves de la souffrance. Le Sage l'affirme : « Celui qui jouit et qui est
sans douleur, sera dans la pauvreté. » (Prov., XIV,13.) Le royaume des cieux
n'est pas conquis par les paresseux et les lâches, par ceux qui sont mous et
délicats, mais par les violents. Et qui sont les violents, sinon ceux qui font
une glorieuse violence, non pas à la volonté des autres, mais à leur volonté
propre, ceux qui se
316
ravissent sagement toute jouissance des choses présentes et
que Notre-Seigneur appelle des voleurs dignes de louange, parce qu'ils gagnent
ainsi, par la violence, le royaume des cieux? « Car le royaume des cieux, selon
l'Évangile, souffre violence, et les violents le ravissent. » (S. Matth., XI,
12.) Heureux sont les violents qui se font violence pour ne pas se perdre; car
« l'homme travaille dans la souffrance pour lui, et il fait violence à ce qui
le perd. » (Prov., XVI, 26.)
Ce qui nous perd, c'est le
plaisir de la vie présente, ou, pour parler plus clairement, l'accomplissement
de nos désirs et de nos volontés; si quelqu'un y renonce, en détache son âme,
ne fait-il pas une utile et glorieuse violence à ce qui le perd, puisqu'il se
prive du plaisir de faire sa volonté et qu'il évite les reproches que Dieu fait
souvent par son Prophète : « Votre volonté se trouve dans les jours de votre jeûne » (Isaïe, LVIII, 3); et ailleurs
Si vous refusez de voyager le jour du sabbat et de faire votre volonté au jour
qui m'est consacré, si vous le glorifiez en ne suivant pas vos voies, et si
votre volonté ne paraît pas dans vos discours, alors, ajoute le Prophète, vous
vous réjouirez dans le Seigneur; je vous élèverai au-dessus des hauteurs de la
terre, je vous nourrirai de l'héritage de votre père Jacob. C'est la parole
même de Dieu. » (Ibid., 13, 14.) Jésus-Christ notre Sauveur, pour nous donner
l'exemple du renoncement à notre volonté, a dit : « Je ne suis pas venu faire
ma volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé » (S. Jean, VI, 38) ; et
encore : « Non pas ce que je
317
veux, mon Père, mais ce que vous voulez. » (S. Matth., XXVI,
39.) C'est à cette vertu surtout que s'exercent ceux qui vivent dans les
communautés , sous la conduite d'un supérieur, et qui ne font rien de leur
propre mouvement, mais soumettent sans cesse leur volonté à la volonté du représentant
de Dieu.
Enfin, pour terminer cette
conférence, n'est-il pas évident, dites-moi, que les fidèles serviteurs du
Christ reçoivent le centuple, lorsqu'ils sont honorés par les plus grands
princes à cause de son nom? Ils ne recherchent pas la gloire humaine; et
cependant, au milieu même des troubles et des persécutions, ils sont respectés
par les juges et les puissants, qui les auraient sans doute méprisés à cause de
l'obscurité de leur naissance et de la bassesse de leur condition, s'ils
étaient restés dans le monde. Mais parce qu'ils se sont enrôlés dans la milice
du Christ, personne n'osera leur reprocher la pauvreté de leur état et la
petitesse de leur origine ; et les choses qui humilient et font rougir les
autres sont des titres glorieux pour les serviteurs du Christ. N'en avons-nous
pas un exemple remarquable dans l'abbé Jean, qui habite le désert voisin de la
ville de Lyque? Il est né de parents très-obscurs; mais il est devenu , à cause
du nom de Jésus-Christ, célèbre dans presque tout l'univers. Les maîtres des
choses de la terre, ceux qui gouvernent le monde et font trembler sous leur
empire les puissants et les rois même, le regardent comme leur seigneur,
sollicitent ses conseils des régions les plus lointaines, et attendent de ses
mérites et de ses prières le salut
318
de leurs armes et le succès de leurs entreprises.
C'est ainsi que le bienheureux
Abraham nous exposa l'origine de notre tentation et le remède pour en guérir.
Il nous montra clairement le danger des pensées que le démon nous avait
présentées, et il nous inspira le désir du vrai renoncement , que nous espérons
communiquer à beaucoup, en rapportant ses paroles , quoique d'une manière
imparfaite. La sagesse si ardente de tous ces saints religieux est étouffée
sous la cendre de nos discours; nous pensons cependant que plusieurs sauront en
ranimer la flamme et en réchauffer leurs âmes.
Pour vous, mes très-saints
frères, je n'ai pas eu la prétention d'augmenter en vous le feu que
Notre-Seigneur est venu apporter sur la terre et dont il désire tout embraser;
j'ai désiré seulement inspirer à ceux qui vous écoutent une plus grande
vénération pour vos enseignements, en leur montrant que ce que vous leur
apprenez par vos discours, et encore plus par vos exemples, est conforme à la
doctrine des Pères les plus célèbres et les plus anciens. Pour moi, maintenant,
après avoir été exposé aux dangers de la tempête , j'aspire , avec l'aide de
vos prières , à me réfugier dans le port très-assuré du silence.
FIN
AVANT-PROPOS DE LA TREIZIÈME CONFÉRENCE. 1
TREIZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ CHOEREMON.
— De l'assistance divine. — Dieu est la source véritable de
tout bien. — La grâce ne détruit pas le libre arbitre; mais l'homme a besoin de
son secours pour désirer et pour faire le bien. — Ce secours ne nous manque
jamais. — Imperfection des vertus païennes. 5
QUATORZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ NESTEROS. — De
la science spirituelle. — Méthode pour acquérir la science spirituelle. — La
pratique doit précéder la théorie. — Connaître les vices et les moyens de les
guérir. — Connaître les vertus et les moyens de les acquérir. — La théorie
comprend l'interprétation historique et l'intelligence du sens spirituel. —
Sens tropologique, allégorique, anagogique. — Pureté de coeur, silence,
humilité. — Méditation. — Le sens des Écritures est plus parfait selon les
dispositions. — Science profane. — Se garder de la vaine gloire. — Causes qui
rendent la science stérile. 24
QUINZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ NESTEROS. — Du
don des miracles. — Les miracles preuve de sainteté. — Récompense de la foi. —
Faux miracles. — Moyens de les reconnaître. — Signe des vrais miracles. —
Charité, humilité. — La sainteté est le plus grand des miracles. 54
SEIZIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JOSEPH. — De
l'amitié. — Différentes sortes d'amitiés. — Amitiés naturelles et passagères. —
Amitié qui vient de la vertu. — Elle s'accroît, avec la perfection. — Ce qui la
conserve ou la détruit. — Fondement de la véritable amitié. — Mépris des biens
du monde. — Sacrifice de la volonté. — Douceur. — Pensée de la mort. —
Humilité. — Véritable et fausse patience. — Défauts contre la charité. — Des
serments d'amitié. 66
Dix-SEPTIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JOSEPH. — De
la fidélité aux promesses. —De la nature des promesses. — Ne pas les faire
légèrement. — Manière de les tenir. — Elles ne doivent jamais nuire au salut. —
Il faut surtout considérer l'intention. — Dieu parait changer ses résolutions
pour nous enseigner à. améliorer les nôtres. — Être fidèle à la loi de Dieu et
aux voeux formels. — Ne pas prendre d'engagements irrévocables pour les choses
extérieures. 92
TROISIÈME PARTIE
CONTENANT LES SEPT CONFÉRENCES AVEC LES PÈRES DE LA BASSE
ÉGYPTE.
PRÉFACE A JOVINIEN, MINERVE, LÉONCE ET THÉODORE.
DIX-HUITIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ PIAMMON. —
Des différentes sortes de religieux. — Origine de la vie religieuse. — Trois
sortes de religieux: les cénobites, les anachorètes, et les religieux
indépendants et relâchés. — De l'état le plus parfait. — Obéissance et
humilité. — Patience, preuve de l'humilité. — Moyen d'acquérir la patience. —
La perfection n'est pas dans l'isolement de la cellule, mais dans les vertus de
l'homme intérieur. — Se préserver de l'envie. 119
DIX-NEUVIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ JEAN. — De la
vie de communauté et de la solitude. — Admirable exemple de douceur. —
L'humilité est le fondement de la vie religieuse. — Perfection de la vie
solitaire. — Ses avantages et ses inconvénients. — Avantage de la vie commune.
— Sûreté qu'on trouve dans l'obéissance. — Différence des deux états. —
Affranchissement des choses de la terre. — Union avec Jésus-Christ. — De la
patience à l'égard de ses frères. — Moyen de conserver la paix de l'âme. 145
VINGTIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ PYNUPHE. — De la
pénitence et de la satisfaction. — Nécessité de la pénitence. — Comment on
reconnaît qu'on a satisfait pour ses péchés. — Moyens d'y parvenir. — Larmes et
contrition sincères. — Charité, persévérance. — Intercession des saints. —
Pardon des offenses. — Confiance dans la miséricorde infinie de Dieu. — Ne pas
penser aux péchés dont le souvenir peut réveiller la concupiscence. — Pratiquer
les vertus opposées à ses anciens défauts. 164
VINGT-UNIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ TRÉONAS. — Du
jeune et du Temps pascal. — Histoire de l'abbé Théonas. — De la perfection
évangélique. — Nature et condition du jeûne. — Des choses bonnes, mauvaises et
indifférentes. — Le jeûne ne doit être qu'un moyen d'acquérir la vertu. —
Explication des cinquante jours du temps pascal. — Des dîmes et des prémices à
offrir à Dieu. — De la loi et de la grâce. 182
VINGT-DEUXIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ THÉONAS. —
Des souillures involontaires. — Causes des souillures involontaires. — Moyens
de les combattre. — Elles ne doivent pas être un obstacle à. la Communion. — Il
faut prier humblement et avec persévérance. — Eunuques de l'Ancien et du
Nouveau Testament. — Privilège des vierges. — La pureté vient de Dieu seul. —
De l'apparence du péché et des fautes du juste. 223
VINGT-TROISIÈME CONFÉRENCE DE CASSIES AVEC L'ABBÉ THÉONAS. —
Du bien parfait. — Explication de ce texte de saint Paul : « Je ne fais pas le
bien que je veux, et je fais le mal que je hais.» — En quoi consiste ce bien et
ce mal. — La contemplation qui nous unit à Dieu est le bien parfait. —
Imperfection de nos vertus et de nos oeuvres. — Des distractions dans nos
prières. — De la double loi qui est en nous. — La pureté du coeur nous fait
connaître nos fautes. — Elles ne doivent pas être un obstacle à la Communion.
245
VINGT-QUATRIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ ABRARAM. —
De la mortification. — Le renoncement, principal motif de la vie religieuse. —
Il est plus utile que les jouissances du monde. — Avantages de la cellule. —
Éviter tout ce qui peut nous distraire de Dieu, centre et clef de voûte de
toute la vie. — Proportionner nos moyens à nos forces. — Ce qui est utile aux
uns peut nuire aux autres. — La peine, source de récompense. — La mortification
ne doit jamais nuire à la charité. — Comment le joug de Notre-Seigneur est doux
et son fardeau léger. — Du parfait renoncement et du centuple qui le
récompense. 280
ABRAHAM. — Modèle des trois renoncements. Confér. III°,
chap. VI.
ABRAHAM, solitaire de la basse Égypte. — XXIV° Conférence. —
De la mortification. Miracles qu'il fait par charité, XV, 4-5.
ACTION. — Le bon résultat ne justifie pas l'intention ,
XVII, 91.
ACTION de grâces. — Forme de la prière, IX , 14.
ADAM. — Sa science. Sa double postérité. Enfants de Dieu et
enfants des hommes, VIII, 21.
Sa nature parfaite et sa chute, XIII,
7.
Esclave du démon, racheté par
Jésus-Christ, XXIII, 12. ALLÉGORIQUE. — Sens spirituel de l'Écriture, XIV, 8.
AMBIDEXTRES. — Figures des justes, VI, 10.
AME. — Ne voit Dieu qu'après la mort, 1, 14.
Belle ou difforme, selon ses vices ou ses vertus, III, 8.
Ses trois états : charnel, animal, spirituel, IV, 19. Comparée à une barque qui
avance ou recule, VI, 14. Ses chutes progressives, Ib., 17.
Sa mobilité , ses distractions, VII, 3.
Ses ennemis, 18.
Semblable, par la science spirituelle, à l'Arche d'alliance,
XIV, 10.
AMITIÉ. — XVIe Conférence. — Différentes sortes d'amitiés :
Amitié naturelle et passagère. Amitié parfaite. Ce qui la conserve ou la
détruit.
Serments d'amitié à éviter, XVI, 28.
AMOUR. — De la vertu. Moyen de fuir le vice, et de
ressembler à Dieu , XI , 6, 10.
ANACHORÈTES. — Leur origine, XVIII, 6.
Faux anachorètes, 8.
ANAGOGIQUE. — Sens de l'Écriture, qui regarde les choses
invisibles et futures, XIV, 8.
ANGES. — Substances spirituelles. N'ont pu pécher que par
l'égarement de leur: volonté, IV, 14.
Ne sont pas immuables par nature,
VI, 16.
Créés avant le monde visible, VIII, 7.
Chute des anges, 8.
Sa cause, 10.
Différence de la punition du
péché des anges, et du péché de l'homme, 11.
Leurs noms indiquent leurs
fonctions, VIII, 25.
Ange gardien et ange tentateur,
17.
Les anges n'épousèrent pas les
filles des hommes. Explication du passage de la Genèse, 21.
ANIMAUX. — Images des démons, VII, 32.
ANTHROPOMORPHITES.— Hérésie d'un grand nombre de solitaires,
X, 2.
ANTOINE (saint). — Vainqueur des démons, VIII, 18.
Les reproches au soleil
d'interrompre sa prière, IX, 31.
APOLLON, solitaire. — Reprend et punit un solitaire qui a
manqué de charité, II, 13.
Refuse de quitter sa cellule pour
aider un parent. XXIV, 9.
ARCHE d'alliance. — Image de l'âme, ayant acquis la science
spirituelle, XIV, 10.
ARCHEBIUS, solitaire de Calame, VII, 26.
Son humilité, XI, 2.
ARMES spirituelles pour combattre , d'après saint Paul, VII,
5.
Doivent être choisies, comme
celles de David contre Goliath, XXIV, 8.
AVARICE.— Sa cause extérieure; rare et contre nature, V, 8.
Elle produit la colère, 10.
Elle est une idolâtrie, XII , 2.
AUTRUCHES. — Images des démons, VII , 32.
BÉATITUDES. — Différences qui existent,entre elles. XI, 12.
BIEN. — Le bien qui résulte du mal ne justifie pas les
méchants, VI , 9.
Bien essentiel et relatif, XXI, 16.
BIEN parfait. — XXII° Conférence. — Explication du texte de
saint Paul.
« Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que
je hais. »
En quoi il consiste, XXIII , 3.
BONTÉ essentielle et bonté relative des choses, XXIII, 4.
CAÏN. — Sa postérité, VIII, 21.
Les filles épousent les fils de
Seth.
CARÊME. — Pourquoi il n'était pas établi dans les premiers
temps de l'Église, XXI, 30.
CELLULE. — Ses avantages, XXIV, 5.
CÉNOBITES. — Leurs origines, XVIII, 5.
CENTUPLE, promis par Jésus-Christ à ceux qui renoncent à
tout pour le suivre, XXIV, 26.
CERFS. — Symbole des âmes ferventes, X, 11.
CHAIR. — Trois sens de ce mot, IV, 10.
Combat de la chair contre
l'esprit, IV, 11.
CHAM, père de la magie, VIII , 21.
CHARITÉ. — Définition qu'en donne saint Paul, I, 6.
Elle demande le renoncement
extérieur et intérieur, III, 7.
Cuirasse pour combattre, VII , 5.
Sa perfection conduit à la
chasteté, XII, 1.
Préférable aux miracles, XV, 7.
Elle est Dieu même, XVI , 13.
Sa règle, 14.
Défauts qui lui sont contraires,
16.
CHASTETÉ. — XII° Conférence avec l'abbé Choeremon.
Obstacles. Moyens de l'acquérir. Degrés différents. Perfection de la chasteté.
Signes de ses progrès.
Fruit de la charité parfaite, XII
, 1.
La grâce peut seule la donner, 4.
Ses difficultés utiles à la
vertu, 5.
Douceur et patience nécessaires
pour y parvenir, 6.
Moyens d'acquérir la science
spirituelle, XIV, 16.
CHOEREMON, solitaire de la Thébaïde. — XI° et XII° Conférence.
— De la perfection. — De la chasteté.
Centenaire ; marche sur les mains
comme les enfants, XI, 4.
CHOSES bonnes, mauvaises, indifférentes, VI, 3; XXI, 12.
COLÈRE, produit la tristesse, V, 10.
COMBATS de la chair et de l'esprit.
Combien ils nous sont utiles, IV,
12.
Les anges ne les ont pas connus, IV,
14.
COMMUNAUTÉS différentes des monastères, XVIII, 10.
La vie de communauté prépare à la
vie solitaire.
Ses avantages, XIX, 6, 8.
COMMUNION. — Ne doit pas être refusée aux personnes
éprouvées, et même possédées, VII, 30.
Pureté intérieure qu'elle
demande, XXII, 5.
Les souillures involontaires ne
sont pas un obstacle, ib., 6.
Nos imperfections ne doivent pas
nous en éloigner. Nous n'en serons jamais dignes, XXIII, 21.
CONCUPISCENCE de la chair et de l'esprit. En quoi elle
consiste , IV, 11.
Moyens de la combattre, 12.
Obstacles à la chasteté, XII, 2.
CONFESSION. — L'aveu de nos fautes nous en corrige, II, 11.
Mauvaise honte qui l'arrête, 12.
Moyen d'obtenir le pardon de ses
péchés, XX, 8.
CONFÉRENCES. —Les vingt-quatre Conférences de Cassien, comparées
aux vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse, XXIV, 4.
CONTEMPLATIFS, comparés à ceux qui marchent sur une corde,
XXIII, 9.
CONTEMPLATION.— Seule chose nécessaire et éternelle, I, 8.
Difficile en cette vie, 12.
Félicité des bienheureux, 13.
Obstacles et moyens de les
combattre, 16-17.
Elle est le bien parfait, et la
meilleure part choisie par Marie-Madeleine, XXIII, 3.
CONTRITION nécessaire à la prière, IX, 8.
CORPS de mort, selon saint Paul, XXIII,15.
CRAINTE de l'enfer et de la loi, moyen de fuir le vice, XI,
6.
Ses différents degrés. Crainte
servile et mercenaire, 7.
Crainte filiale , 8.
Crainte de la charité, 13.
CROIX. — Puissance du signe de la croix, VIII, 18.
DANIEL ( l'abbé), solitaire de Schethé. — IV° Conférence, de
la concupiscence. — Mort jeune, I, 1.
DEMANDE. — Forme de la prière, IX, 13.
DÉMON. — Comment on lui appartient, I, 14.
Faible contre Dieu ; ne triomphe
que par notre volonté , VII, 8.
Comment il agit sur notre esprit
et sur nos corps, 10.
DÉMONS. — Chaque démon aime un vice spécial, VII, 17.
Leurs plans et leurs efforts, 19.
Ils souffrent des combats qu'ils
nous livrent, 21.
Impuissants sans la permission de
Dieu, 22.
Pourquoi ils nous attaquent
moins, 23.
Pouvoir qu'ils ont sur nos corps,
vil, 24.
Caprices de leur volonté
déréglée. Leurs noms variés, VII, 32.
Ils n'ont pas été créés mauvais, VIII,
6.
Ils obéissent aux hommes de deux
manières, 29.
DÉMONS répandus dans l'air. Pourquoi ils sont invisibles , VIII,
12.
Combats qu'ils ont entre eux ,
13.
Leur hiérarchie. Vision d'un
solitaire à ce sujet, 16.
Comment le démon est père du
mensonge, 25.
Il nous attaque par le cité le
plus faible, XXIV, 17.
DÉSIRS mauvais, contraires à la chasteté, XII, 2.
DIAMANT. — Modèle de l'âme juste, VI,12.
DIEU seul immuable par nature, VI ,16.
Point central; clef de voûte de
la vie religieuse, XXIV, 6.
DÎME sous l'ancienne et la nouvelle loi, XXI, 3, 5.
DISCRÉTION. — IIe Conférence.— Son importance, II, 1.
Combien le bienheureux Antoine
l'estimait, XVI, 2.
Défaut de discrétion, III, 4.
Source et règle des autres
vertus, 9.
Défaut de discrétion de deux
solitaires, qui s'exposent à mourir de faim.
Solitaire qui veut sacrifier son
fils, II, 6-7.
Comment la discrétion s'acquiert,
II, 9.
Par l'humilité, 10.
Faire connaître ses pensées à ses
supérieurs, 10.
Suivre l'exemple des anciens, ne
rien innover, 12.
Discrétion dans la nourriture et
le sommeil, 17.
DISTRACTIONS. — Manière de les combattre, 1, 17.
Comparaison d'un moulin qui broie
le grain qu'on lui donne, I, 18.
Moyens de les éviter dans la
prière, IX, 3; X, 13.
Ronces et épines que produit
l'âme depuis le péché, XXIII, 12.
DOUCEUR. — Moyen d'acquérir la chasteté, XII, 6. Nécessaire
à l'amitié, XVI, 15.
ÉCRITURE (sainte).— Sa clarté et ses obscurités. Comparée
aux aliments de notre corps. Son sens figuré. Sens littéral, VIII, 3.
Sens historique, allégorique,
anagogique, tropologique, XIV, 8.
Sens varié, selon les
dispositions de l'âme, XIV, 14.
ÉGYPTE. — Figure de l'intempérance, V, 18.
ENGAGEMENTS. — Promesses. Voeux. Fidélité à les tenir. XVIIe
Confér.
Éviter les engagements
irrévocables , 31.
ÉNOCH. — Modèle du parfait renoncement, III, 7.
ENVIE. — Combien elle est difficile à guérir, XVIII, 17.
EUNUQUES de l'ancien et du nouveau Testament, XXII, 6.
ÉPREUVES. — Leur utilité, IV, 6.
Leurs causes, VI, 11.
ESPÉRANCE. — Casque pour combattre, VII, 5.
ESPRIT. — Ses distractions. Sa dissipation naturelle, VII,
4.
FAIBLESSE. — Force de saint Paul, VII, 5.
FAMILLE. — Son souvenir; tentation de la vie religieuse, XXIV,
2.
FAUNES. — Nom donné aux démons par le peuple, VII.
FEMMES.— Crainte que l'abbé Paul avait de les voir, vu, 26.
FOI. — Bouclier pour combattre, VII, 5.
Elle n'est pas acquise par
l'intelligence, mais l'intelligence est acquise par la foi, XIII, 7.
Foi récompensée par les miracles,
XV, 1.
FORNICATION.— Vice charnel. Moyen de le combattre, V, 4.
Produit l'avarice, 10.
Membre de péché, XII, 2.
Différents degrés, selon les états
de l'âme, XIV, 11.
GÉANTS nés des fils de Seth, et des filles de Caïn, VIII,
21. GOURMANDISE. — Son origine et sa cause extérieure, V, 4.
Adam et Jésus-Christ, tentés de
gourmandise, ib.
Produit l'impureté, 10.
Trois sortes de gourmandise.
Leurs effets, 11.
Créancier insolvable, V, 21.
Démon qui revient avec sept
autres plus méchants dans les solitaires, 25.
GRACE divine. — XIIIe Conférence avec l'abbé Choeremon. —
Supérieure à la nature. Ses rapports avec le libre arbitre, XIII.
(Avant-propos.)
Elle commence, poursuit et couronne
le bien que nous faisons, XIII, 3.
Combien elle est nécessaire et
efficace, 6, 7.
Sa supériorité sur la loi.
Liberté qu'elle donne, XXI, 33.
GUÉRISONS. — Artifices du démon, XV, 1.
HIBOUX. — Images du démon , VII , 32.
HISTORIQUE. — Sens de l'Écriture pour les choses visibles et
passées, XIV, 8.
HÉRON , solitaire. — Son défaut de discrétion le porte à se
jeter dans un puits, II, 5.
HÉRISSONS. — Images des démons , 32.
Hérissons spirituels, symbole des
hommes simples, X, 11.
HOMME charnel, animal, spirituel, IV, 18, 19.
HUMILITÉ.— Moyen d'acquérir la science spirituelle, XIV, 9.
Maîtresse des vertus, préférable
aux miracles, XV, 7.
Fausse humilité, XVIII, 11.
ILLUSIONS. — Moyens de les combattre, I, 21, 22.
IMPERFECTIONS des justes, qui empêchent la contemplation, XXIII,
7.
IMPURETÉ. — Trois sortes d'impureté, V, 11.
Manière de les combattre.
Tentation éprouvée par un
supérieur, qui avait découragé un jeune solitaire, II, 13.
Impureté sous l'ancienne loi, XII,
2.
INTENTION. — Donne la valeur véritable de l'action, XVI, 22.
Détermine le châtiment ou la
récompense, XVII, 14.
INTERCESSION des saints. Moyens d'obtenir le pardon de ses
péchés, XX, 8.
ISAAC, solitaire de Schethé. — IX° et X° Conférences. —
Sur la prière.
ISAïE. — Ses lèvres purifiées. La contemplation lui fait
apercevoir ses souillures, XXIII, 17.
JEAN l'évangéliste ( saint) , caressant une perdrix ; sa
réponse à un chasseur, XXIV, 21.
JEAN, solitaire de la basse Égypte. — XIX° Conférence. — De
la vie de communauté et de la solitude.
Renonce à la solitude pour vivre
en communauté,XIX, 2.
Son discours sur la dîme et les
prémices, XXI, 2.
JÉSUS-CHRIST, notre chef, VII, 5.
Combien son joug est doux, et son
fardeau léger, XXIV, 23.
JEUNE. — Sa nature et ses conditions, XXI, 12.
Bon ou mauvais, selon les
circonstances, 17.
Jeûne du carême. Explication de
sa durée. Dîme de l'année, 25.
Pourquoi on est plus tenté quand
on jeûne, 35.
JOB.—Modèle de la résistance à la tentation, VI, 10.
JOSEPH. — Modèle du juste, dans la prospérité et l'adversité,
VI, 10.
JOSEPH, solitaire de la Thébaïde. — XVI° Conférence. — De
l'amitié. — XVII° Conférence. — De la fidélité aux promesses.
JOUG de Jésus-Christ, doux et léger, XXIV, 23.
L'homme seul le rend pesant, 21.
JUSTE. — Comment il tombe sept fois par jour, XXII, 13.
LABOUREUR. — Comparé à l'homme dans ses actes méritoires, XIII,
3.
Vivant plus saintement que les solitaires , XIV, 7.
LAMIES. — Images des démons, vu, 32.
LARMES. — Leurs différentes origines et valeur, IX, 29.
LETTRES profanes. — Obstacles à la science spirituelle, XIV,
12.
LIBRE arbitre. — Sa faiblesse , XIII, 7.
LOI. — La loi de Dieu est immuable. Ses applications seules
sont différentes, VIII, 24.
La loi de l'Évangile pratiquée
par les patriarches, XXI, 4.
Loi de l'esprit et loi du péché,
selon saint Paul, XXIII, 15.
LUCIFER. — L'orgueil cause sa chute, V, 7.
MACAIRE, solitaire de Schethé, guérit par sa prière l'abbé
Moïse, VII, 28.
Ressuscite un mort, pour
confondre un hérétique, XV, 3.
Sa parabole du barbier qui veut
s'enrichir, XXIV, 13.
MAGIE. — Ses origines, avant le déluge. Conservée par Cham,
VIII, 21.
MAINS. — Droite, figure des progrès spirituels. Gauche,
figure des tentations , VI, 10.
MAL véritable. — Le péché et la séparation de Dieu; VI, 4.
Mal physique, souvent utile, 6.
Le mal est dans l'intention, 8.
MALADIES, souvent avantageuses, VI,3.
MALHEUR des justes. — Injustice des murmures qu'il cause ,
VI, 2.
MARIAGE SOUS l'ancienne et la nouvelle loi , XXI, 9.
MARIE. — Image de la vie contemplative, I, 8.
Pourquoi elle a choisi la
meilleure part, 16.
MARTHE. — Image de la vie active, I, 8.
MÉPRIS des biens du monde, nécessaire à la véritable amitié,
XVI, 6.
MIRACLES. — Du don des miracles. — XVe Conférence. — Preuve
de sainteté. Récompense de la foi.
Faux miracles. Moyens de les
reconnaître.
Trois causes des miracles, XV,
11.
Ne doivent être attribués qu'à
Dieu , 6.
MOÏSE, solitaire du désert de Schethé, I, 11.
Comment il fut appelé à la vie religieuse, III, 5. Ses
rapports avec l'abbé Paul, VII, 26.
Puni d'avoir dit une parole dure,
27.
MONASTÈRES. — Différents des communautés, XVIII, 10.
MORTIFICATION. — XXIVV Conférence. — Nécessaire au renoncement, proportionnée
aux forces de chacun.
Réglée par la charité.
MORTS. — Deux sortes de morts, I,14.
NATURE.— Don de Dieu. Elle ne peut dépasser ses limites. Ses
rapports avec la grâce. — XIIIe Conférence. — Avant-propos.
NÉCESSAIRE. — Doit suffire aux religieux, IX, 5.
NESTEROS, solitaire de la Thébaïde.— XIVe Conférence. —
De la science spirituelle. — XVe
Conférence. — Sur le don des miracles. .
NOURRITURE. — Règle de tempérance. Éviter les excès, II, 17.
— XXII, 3.
OBÉISSANCE. — Ses avantages, XIX, 6.
ŒUVRES extérieures. — Bornées et passagères, I, 10. Utiles
en ce monde; récompensées dans l'autre, ib., 11.
ONOCENTAURES. — Images des démons, VII, 32.
ORAISON. — Forme de la prière, IX, 12.
Oraison Dominicale. Son
explication, 18 et suiv.
ORGUEIL. — Cause de la chute des anges, IV, 16. Vice de
l'esprit, V, 7.
Charnel ou spirituel, 12.
PAIN céleste et quotidien; en quoi il consiste, IX, 21.
PATER. — Modèle de la prière. Son explication, IX, 18.
PAPHNUCE , solitaire de Schethé. — IIIe Conférence. — Sa manière
de vivre et ses vertus, III, 1.
Sa patience admirable , dans une
accusation de vol , XVIII, 15.
Retire l'abbé Sérapion de
l'hérésie des anthropomorphites, X, 3.
Ressent le feu matériel, parce
qu'il n'est pas délivré du feu de la concupiscence, XV, 10.
PARADIS promis au bon larron. — Explication de cette promesse,
I, 14.
PARENTS. — Inconvénients de leur voisinage pour un religieux
, XXIV, 11.
PARESSE. — Deux sortes, V, 11.
PARDON des offenses. — Moyen du salut, IX, 22.
PAROLE de Dieu, glaive à deux tranchants, VII, 5.
PATIENCE véritable et fausse , XVI, 16.
En quoi consiste la véritable,
XVIII, 13.
Moyen employé par une dame
d'Alexandrie pour l'acquérir, 14.
La solitude et la fuite des
occasions ne la donnent pas , ibid.
PATRIARCHES. — Comment ils pratiquèrent les préceptes de
l'Évangile, VIII, 23.
PATRIE. — Son souvenir. Tentation de la vie religieuse,
XXIV, 2.
PAUL (saint). — Sa discrétion. Dieu le fait instruire par
Ananie, II , 15.
PAUL, solitaire. — Sa pureté et sa crainte de rencontrer des
femmes, VII, 26.
PÉCHÉ. — Séparation de Dieu. Seul mal véritable, V, 4.
Son corps et ses membres, selon
saint Paul, XII, 2.
Notre-Seigneur n'en prend que
l'apparence, XXII,11.
Comment nul homme n'est sans
péché, XXIII, 20.
PÉCHEURS. — Leur malheur de n'être pas éprouvés en ce monde,
VII, 31.
PÉNITENCE. — XXe Conférence. — Sa nécessité. Ses moyens, et
ses résultats.
PENSÉES. — Leur origine. Elles viennent de Dieu, du démon et
de nous-mêmes, t, 19.
Comparées aux pièces de monnaie,
dont il faut examiner le métal et l'empreinte, I, 20.
Leur nature dépend de nous, 4.
Comment le démon les tonnait en
nous, VII, 16.
PERFECTION. — XIe Conférence avec l'abbé Choeremon. —
Combien le renoncement lui est
nécessaire, III, 17.
PERSÉVÉRANCE dans la prière.—Moyen d'être exaucé, IX, 34.
PIAMMON , solitaire de la basse Égypte. — XVIII° Conférence.
— Des différentes sortes de religieux.
POSSESSION. — Du corps et de l'âme. Différence, VII, 25.
Elle punit quelquefois des fautes
légères, VII, 25.
PRATIQUE de la science spirituelle, nécessaire pour l'acquérir.
— Elle peut se passer de la théorie, XIV, 2.
PRÉMICES. — En quoi elles consistent dans la vie chrétienne,
XXI , 26.
PRIÈRE. — IXe Conférence. — Prière continuelle. Perfection
de la vie religieuse, IX, 2.
Moyen d'y parvenir, 3.
335
En quoi elle consiste, 7.
PRIÈRES. — Ses différentes formes, selon saint Paul, IX, 9.
A qui elles conviennent, 15.
Notre-Seigneur en a donné
l'exemple dans l'Oraison dominicale, 17.
Prière muette et ardente, 25.
Moyen d'être exaucé, 34.
Perfection de la prière, X, 6.
Obstacles, 8.
Formule d'une prière simple et
parfaite; verset Deus in adjutorium, 10.
PRIÈRE debout pendant le Temps pascal, XXI, 20.
PROMESSES. — De la fidélité à les tenir. — XVIIe Conférence.
— Accomplir seulement les bonnes, et les changer en meilleures, XVII, 8, 27.
PROSPÉRITÉ. — Combien elle est terrible pour les pécheurs, VII,
31.
PSAUMES. — Modèles de prières; s'appliquent à toutes les
situations de l'âme, X, 11.
PURETÉ de l'âme. — Difficulté de l'acquérir, VII, 3.
Son influence sur la prière, IX,
8.
Moyen d'acquérir la science
spirituelle, XIV, 9.
Elle vient de Dieu seul, XXII, 7.
PYNUPHE , solitaire de la basse Égypte. — XXe Conférence. —
De la pénitence et de la satisfaction.
Son histoire. Il quitte deux fois
son monastère par humilité.
RELACHEMENT à éviter pendant les adoucissements du Temps
pascal, XXI, 23.
RÈGNE de Dieu. — En quoi il consiste, et comment on lui
appartient, I, 13; IX, 19.
RELIGIEUX. — Des différentes sortes de religieux. — XVIIIe
Conférence, 4.
RENONCEMENT. — Des trois renoncements, III.
Renoncer aux richesses, aux
passions, aux choses visibles, III, 6.
Intérieur, nécessaire à la
charité, 7.
Ne pas regretter les viandes de
l'Égypte, ibid.
Imparfait dans les religieux, IV,19.
Nécessaire dans les petites
choses et les grandes, 21. 11 oblige à se contenter du nécessaire, IX, 5.
Moyen de mérite et de récompense,
XXXV, 25.
REPAS des solitaires. — En quoi il consistait les jours de
fête, VIII, 1 ; XIX, 6.
RICHESSES. — Trois sortes de richesses : mauvaises, bonnes,
indifférentes, III, 9 ; VI, 3.
SACRIFICE de la volonté, nécessaire à l'amitié, XVI, 9.
SAINTETÉ, prouvée par les miracles, XV,1.
Elle est le plus grand miracle,
8.
SAMUEL. – Dieu le confie à la direction d'un vieillard,
11,14.
SARABAÏTES. — Religieux relâchés de l'Orient, XVIII, 7.
SATISFACTION. — Preuve qu'on a obtenu le pardon de ses péchés,
XX, 7.
SATYRES. — Images des démons, VII, 32.
SCIENCE. — Science adamique , transmise aux premiers justes,
VIII, 21.
SCIENCE spirituelle. — Manière de l'acquérir. Pratique et
théorie. — XIVe Conférence. — Vertus nécessaires pour l'acquérir, selon saint
Paul, XXV, 16.
Incomplète et fausse sans la
pratique, ibid.
Ne pas la rechercher et
l'enseigner par une vaine gloire, ibid.
Obstacles dans celui qui parle et
dans celui qui écoute, 18.
SÉCHERESSE de l'âme, IV, 2.
Vient de nous, du démon ou de
Dieu, IV, 3.
Dieu la permet pour deux causes,
4.
SECRETS. — Éviter de recommander le secret aux autres pour
ne pas les tenter, XVII, 30.
SÉRAPION, solitaire de Schethé. — V° Conférence. — Des huit
vices principaux.
Gourmandise dont il se corrige par
la confession, II, 11.
Il abandonne avec regret l'erreur
des anthropomorphites, X, 3.
Il reproche à un religieux sa
fausse humilité, XVIII, 11.
SERENUS, solitaire de Schethé. — VII° Conférence. — Sur la
mobilité de l'âme et les distractions de l'esprit.
Ses vertus, 1.
Sa chasteté parfaite, VII, 2.
VIII° Conférence. — De la
puissance des démons. Repas magnifique qu'il donne à Cassien, VIII,1.
SETH. — Sa postérité, ses fils épousent les filles de Caïn ,
VIII , 21.
SILENCE. — Moyen d'acquérir la science spirituelle, XIV, 9.
Quelquefois plus coupable que des
paroles blessantes , XVI, 18.
SIRÈNES. — Images des démons, VII, 32.
SOLITAIRES. — Leur ameublement, I, 23.
Leur nourriture, II , 19.
Solitaires de la Palestine,
massacrés par les brigands, VI , 1.
SOLITUDE. — Ses avantages et ses inconvénients, XIX, 34.
SOUFFLET donné à un jeune religieux, pour montrer sa
patience, XIX, 1.
SOUFFRANCE.— Moyen de mérite et de récompense, XXIV,25.
SOUILLURES involontaires. — Leurs causes et les moyens
de les combattre. Ne sont pas un obstacle à la Communion. —
XXII° Conférence.
SUPPLICATIONS. — Forme de la prière, IX, 11.
TEMPS pascal. — XXI° Conférence. — Explication des cinquante
jours, XXI, 2.
TENTATION. — Ses avantages, IV, 15; IX, 23.
Adam et Jésus-Christ tentés.
Ressemblance et différence de leurs tentations, V, 5; XXII, 10.
Deux sortes de tentations :
prospérité et adversité, VI,11.
Charité qu'on doit avoir pour
ceux qui sont tentés, VII, 28.
TERRE promise.—Acquise par le vrai renoncement, III,10.
Donnée primitivement aux enfants de Sem, V, 24.
THÉODORE, solitaire de Schethé. — VIII° Conférence. — Sur le
malheur des justes.
THÉONAS, solitaire de la basse Égypte. — XXI° Conférence. —
Du jeune et du Temps pascal. — XXII° Conférence.— Des souillures involontaires.
— XXIII° Conférence.— Du bien parfait.
Son histoire, XXI,1.
Il quitte sa femme pour devenir
solitaire, XXI, 9.
THÉOPHILE, évêque d'Alexandrie, combat l'hérésie des
anthropomorphites, X, 2.
TIÉDEUR. — Dangereuse à l'homme, odieuse à Dieu, funeste aux
religieux, IV, 19.
TRAVAIL des mains.— Ne doit pas se faire par intérêt, X,14.
Son utilité pour un religieux, XXIV,
12.
Travail spirituel auquel l'homme
est condamné, XXIII, 11.
TRISTESSE. — Produit la paresse, V, 10.
Deux sortes de tristesse, 11.
TROPOLOGIQuE. — Sens moral de l'Écriture, XIV, 8.
VAINE gloire. — Conduit à l'orgueil, V,10.
Variété infinie. Deux formes
principales, 11.
Quelquefois utile aux
commençants. Exemples, 12.
VERTUS. — Doivent remplacer les vices, V, 23.
S'acquièrent par le travail et
les efforts, VII, 6.
Ordre à suivre pour les acquérir,
XIV, 3.
Seule base de l'amitié parfaite, XVI,
3.
Vertus imparfaites des païens, XIII,
5.
VICES. — Huit vices principaux, V, 2.
Naturels ou contre nature. Cause
intérieure ou extérieure, 3.
Vices charnels et spirituels,
selon saint Paul, 4.
Manière de les combattre, 10
Ne pas se glorifier de la
victoire sur eux, 15.
Figurés par les sept peuples de
la terre promise, 16.
Pourquoi on en compte huit, 17.
Les remplacer par des vertus, 23.
Plus difficile à vaincre que les
vertus à acquérir, XIV, 3.
VIE religieuse. — I° Conférence. — Son but, I, 3.
Trois sortes de vocation, III, 3.
Origine de la vie religieuse, XVIII,
5.
Vie active et contemplative,
représentée par Marthe et Marie, I, 8.
VIERGES.— Leur privilège. Sages et folles. La pureté
intérieure est l'huile nécessaire pour entrer avec l'Époux, XXII, 6.
VIGILANCE de l'esprit. — Moyens d'éviter les souillures
involontaires, XXII, 3.
VISITES. — Inconvénients et avantages, XXIV, 19-20.
VOCATION à la vie religieuse. — Trois sortes : directe de Dieu;
par l'intermédiaire des hommes; par la violence des événements, III, 3-4.
VOEUX. — Promesses, engagements. De la fidélité à les tenir.
—XVII° Conférence.
VOLONTÉ de Dieu. — En quoi elle consiste, IX, 20.
Changement apparent de la volonté
en Dieu, XVII, 26.
La volonté de l'homme n'est pas
détruite par la grâce, XIII, 7.
FIN DE LA TABLE
ANALYTIQUE.
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