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NOTRE-DAME DU LAUS ET LA VÉNÉRABLE SOEUR BENOÎTE
CHAPITRE PREMIER. Saint-Étienne. — Naissance de Benoîte.
— Ses Parents CHAPITRE II Enfance de Benoîte CHAPITRE III Benoîte persécutée par le Démon et protégée
par la Sainte Vierge, dès son enfance CHAPITRE IV Éducation de Benoîte. — Ses vertus. CHAPITRE VI Apparition de saint Maurice à Benoîte CHAPITRE VII Première apparition de la Sainte Vierge à
Benoîte. CHAPITRE VIII La Sainte Vierge se fait connaître à
Benoîte (1) CHAPITRE IX La Sainte Vierge et Benoîte à Pindrau PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER. Saint-Étienne. — Naissance de Benoîte.
— Ses Parents
§ Ier. — SAINT-ÉTIENNE
Vers le milieu de la vallée de l'Avance , sur le
versant septentrional de la colline dont les sommets dominent les vignobles de Remollon, non loin du paisible ruisseau qui a donné son nom
au pays, on voit un petit village bâti près de la lisière d'un bois et
environné de champs et de prairies : c'est Saint-Étienne-d'Avançon. Au XVIIe siècle, comme aujourd'hui, St-Etienne ne comptait guère que
quarante feux. C'était un fief de la baronnie d'Avançon, une paroisse de
l'archidiocèse d'Embrun, une commune ou, comme l'on disait alors, une communauté
du district ou baillage
3 de Gap.
Aujourd'hui. la commune appartient au canton de La
Bâtie-Neuve, et la paroisse au diocèse formé par les deux évêchés réunis de Gap
et d'Embrun. Saint-Étienne n'a jamais connu ni la prospérité ni l'opulence. En remontant
le cours de son histoire jusqu'au XIVe siècle, nous n'avons rencontré que les
tristes témoignages de la pauvreté et des revers qui la produisent. Les gelées,
les grêles, les débordements des torrents, les incendies, après les dures
exigences du régime féodal, sont restées les principales causes de la condition
précaire qui semble poursuivre ce pays comme une implacable fatalité. Rien donc de plus humble que cette vallée et que ce village, et néanmoins
c'est là que Dieu a placé le berceau de Soeur Benoîte. Nazareth aussi n'était
qu'une petite bourgade, si petite à tous les points de vue que l'on disait
d'elle : «Quelque chose de bon peut-il venir de Nazareth? (1) » Et cependant,
c'est dans une de ses plus humbles maisons que le Fils de Dieu a voulu revêtir
l'humaine nature. Ne soyons donc pas surpris si la Providence a choisi l'obscur
village de Saint-Étienne pour y faire naître celle qui va devenir l'instrument
de la Reine du Ciel dans l'établissement de l'un des plus remarquables
pèlerinages de l'univers. § II. — NAISSANCE DE BENOÎTE
Cette enfant de prédilection vint au monde le
Depuis que
l'histoire du Laus, en manifestant les
miséricordieuses bontés de la Sainte Vierge, a proclamé
(1) A
Nazareth potest aliquid
boni esse? (Joan., I, 46).
(2) Un
écrit trouvé récemment à la bibliothèque de l'hôtel de ville de Marseille porte
la date de la naissance de soeur Benoîte au 26
septembre. Nous croyons devoir conserver la date du Manuscrit, sanctionnée par
M. Gaillard et approuvée implicitement par soeur
Benoîte elle-même.
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les vertus et les
privilèges de cette humble fille, plusieurs localités se sont disputé l'honneur
d'avoir été la patrie de ses ancêtres et, par conséquent, la sienne ; mais
cette prétention n'étant fondée que sur une ressemblance de nom, on ne saurait
enlever à Saint-Étienne la consolation et la gloire d'être le berceau
immémorial des Rencurel. Ce nom, en effet, se trouve
déjà dans une transaction passée en 1376 entre les habitants de Saint-Étienne
et noble et puissant seigneur Messire Lanthelme de
St-Marcel, escuyer et seigneur d'Avancon,
de Saint-Étienne et de sa vallée. Au jour de son baptême, la fondatrice du Laus
reçut le prénom de Benoîte. Était-ce une prophétie? On pourrait le croire, car
ce nom devait recevoir bientôt une consécration complète de sa signification.
L'enfant è qui il était imposé allait être bénie de la bénédiction la
plus maternelle par Celle qui, elle-même, a été bénie par-dessus toutes
les femmes (1). Plus tard, cette Mère bien-aimée l'appellera : « Ma fille; » les Anges la
nommeront : « Ma soeur; » les pèlerins lui
donneront le nom de « Soeur Benoîte, » à cause de son affiliation au
tiers-ordre de saint Dominique. Depuis l'introduction de la cause de sa
canonisation (1871), l'Église l'appelle « Vénérable Soeur Benoîte; » nous
faisons de même, en attendant que nous soyons autorisés à lui décerner les
titres plus glorieux encore de Bienheureuse et de Sainte. Puissent nos voeux hâter ce jour tant désiré! Dans un pays pauvre, il y a ordinairement quelques familles qui jouissent
d'un bien-être relatif: Benoîte n'eut pas même l'avantage de trouver assis au
foyer domestique cet hôte qui semble apporter
(1) Béni,
bénie, bénite, se traduisait autrefois par benoît, benoîte. Ce nom de
Benoîte a traversé les âges avec la vénération qu'inspire une chose sainte. Un
vieillard des environs de Saint-Étienne, mort depuis peu, ne le prononçait
lamais et ne l'entendait jamais prononcer sans se découvrir.
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avec lui le
bonheur. Ses parents étaient dans un état bien voisin de l'indigence: ils
n'avaient pour vivre que quelques parcelles de terre et le travail de leurs
mains. Mais ils étaient chrétiens fervents, catholiques pieux, et, ils
trouvaient dans leur foi soumise et leur religion bien pratiquée de quoi
suppléer aux richesses et se consoler de leur pauvreté. Ainsi, cette enfant qui devait avoir avec le monde surnaturel des relations
si intimes « est née au village. Son corps repose au hameau; toute sa vie angélique
s'est écoulée dans cette vallée des Alpes. Une étroite prairie sépare sa tombe
de son berceau ; la même ombre, les recouvre; la thème enceinte de montagnes
les abrite et les protège. Dieu choisit ce qu'il y a de plus faible et de plus
petit pour confondre les superbes et les forts (1). » § III. — MAISON NATALE DE SOEUR BENOÎTE
Nous empruntons ce paragraphe au Précis historique sur la maison natale
de Soeur Benoîte, publié en 1851 par M. l'abbé Depéry,
mort chanoine de Gap : La chaumière où naquit Saur Benoîte, placée au centre du village, dans un
quartier très resserré, se composait d'une cave, d'une écurie voûtée, d'une
chambre au-dessus et d'un petit cabinet au nord, où se trouvaient une statue de
la Sainte Vierge et quelques images de dévotion. Ce petit cabinet ou oratoire
avait été ajouté après coup, on ne sait à quelle époque, mais il était
certainement d'une date postérieure à celle de la maison, qui portait la marque
d'une grande antiquité. Dans la chambre; dont le plancher était très bas, se
trouvait une alcôve en piètre. La tradition dit que c'est là que Benoîte vint
au monde. Depuis sa mort précieuse, les gens du pays et
(1) M. Pron. Histoire des Merveilles de Notre-Dame du Laus.
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même les
étrangers ont constamment respecté, vénéré sa maisonnette comme un lieu sacré,
comme un reliquaire encore tout embaumé de l'odeur de sa sainteté. Les poutres
enfumées et vermoulues, réduites à moitié de leur grosseur par de pieux
larcins, attestent la vénération des dévots visiteurs pour ces témoins de la
naissance de la thaumaturge des Alpes et de ses mystérieux colloques avec la
Sainte Vierge pendant de si longues années. Tel était l'état de cette maison quand, le Monseigneur acheta les ruines de la chaumière de Saur Benoîte, dans le
dessein de la rebâtir et de transmettre ce religieux monument à la postérité,
avec la mémoire des traditions qui s'y rattachent.
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Sitôt dit, sitôt
fait : le plan de restauration est dressé et. exécuté. Aux grands regrets du
Prélat et de tous les amis de l'archéologie, les murs séculaires de la maison
de Benoîte ne purent être conservés, à cause de leur mauvais état, provenant
d'un vice de construction aggravé par le temps et par le feu. Mais ils ont été
remontés avec les anciens matériaux, recueillis comme des reliques précieuses.
Les bois de l'escalier, si souvent foulés par les pieds de Benoîte, les poutres
enfumées, si pieusement mutilées, les débris vénérables de l'alcôve, ont été
remployés dans l'intérieur des constructions. Ainsi,
malgré les changements qu'elle a subis, cette maison est aujourd'hui
identiquement la même. Le style, tout en conservant la simplicité du monument
primitif, est plus dégagé, et la distribution intérieure mieux en rapport avec
la nouvelle destination, telle que l'a conçue le pieux Évêque. Y faire revivre Soeur Benoîte pour
instruire les jeunes filles, les élever dans la piété et la religion, et pour
porter secours aux pauvres et aux malades, tel fut le but quo se proposa Sa
Grandeur. Il l'atteignit heureusement en obtenant de la Congrégation de la
Providence de Gap qu'une religieuse serait placée là pour faire l'éducation des
jeunes filles de la paroisse et assister les malades. Cette religieuse, pour
perpétuer le souvenir de la pieuse Bergère, doit ajouter à son nom celui de
Benoîte.
L'endroit où
Benoîte reçut le jour a été converti en une chapelle dédiée à Marie, sous le
vocable de Notre-Dame de l'Enfance. Deux petites pharmacies ont été établies dans cette chère maison: l'une
pour le corps, contenant tout ce qui est nécessaire pour les premiers secours à
donner aux malades; l'autre pour l’âme, c'est-à-dire une bibliothèque de bons
livres dont la lecture guérit les plaies faites par les mauvaises doctrines
qui, hélas! aujourd'hui se répandent partout.
11 Sur la principale façade de la nouvelle maisonnette s'offre aux regards des
pieux visiteurs l'inscription suivante, gravée en lettres d'or sur une plaque
de marbre : ICI EST NÉE, LE BENOITE RENCUREL, FONDATRICE DU LAUS. — CETTE MAISON A ÉTÉ ACHETÉE ET RESTAURÉE EN 1850, PAR Mgr JEAN-IRÉNÉE DEPÉRY, ÉVÊQUE DE GAP. Un grand nombre de pèlerins qui viennent au Laus
se font un bonheur de visiter cette humble demeure de Soeur Benoîte et la
révèrent à l'égal d'un sanctuaire.
CHAPITRE II Enfance de Benoîte
L'enfance de Soeur Benoîte est admirable comme le reste de sa vie. Le
merveilleux, l'extraordinaire brillent sur son berceau, éclairent ses premiers
ans, tout comme ils resplendiront sur les jours de sa maturité et de sa
vieillesse. Nous allons donner ici les traits les plus saillants de cette
enfance, afin que nos lecteurs puissent, dès à présent, contempler cette figure
tout angélique, ne serait-ce qu'à travers les lignes incolores d'une rapide
silhouette.
12 C'est dans cette chaumière dont nous venons de décrire la pauvreté
primitive que s'écoulent les premières années de Benoîte. Là, dans cette paix
qui semble être le partage envié des familles où la pauvreté est consacrée par
la religion, grandit sans bruit cette enfant que le Ciel appelle à une mission
si extraordinaire. Couchée dans son berceau de sapin ou reposant sur les genoux
de sa mère, elle n'interrompt son silence que par les vagissements des premiers
jours ou les bégaiements des premiers ans; mais, plus tard, elle sera l'oracle
des grands du monde et des hauts dignitaires de l'Église : sa parole éclairera
les consciences, étonnera les savants et confondra l'astuce des pervers. Plus heureuse. que bien d'autres, nés cependant au milieu de l'abondance.
elle puise au sein maternel la nourriture substantielle qui donne à ses membres
leur développement progressif et rapide; mais ce corps, embelli par
l'innocence, elle le vouera bientôt, afin de le préserver de la corruption, à
des austérités précoces et à des mortifications presque cruelles. L'heureuse mère de cette enfant semble pressentir un trésor dans cette
fleur si fraîche, mais si délicate encore ; c'est pourquoi elle l'environne
d'une anxieuse sollicitude. Et si l'oeil maternel est
constamment ouvert sur ce berceau, du haut du Ciel Marie le contemple avec
amour et le couvre d'une visible protection. De son côté, Satan, dont le flair
diabolique découvre, dans cet être si faible, l'un de ses plus terribles
adversaires, jette un regard de haine sur cet humble réduit. Dans sa rage, il
voudrait étouffer au berceau cette enfant qui lui ravira les âmes par milliers
; il essaie à plusieurs reprises de réaliser son infernal dessein, mais sa
puissance échoue devant, la vigilance protectrice de la Mère de Dieu. Dès ses premières années, Benoîte n'a presque
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rien de
l'enfance. De très bonne heure, elle donne des signes d'une sagesse précoce. A
un âge où les autres enfants ne rêvent que jeux et n'attirent l'attention que
par leur légèreté, elle semble n'avoir plus rien de puéril et, avec une
maturité au-dessus de cet âge, elle remplit auprès de sa famille l'office
d'ange tutélaire. Le mal lui inspire une répulsion si naturelle, si
instinctive, qu'elle parait le deviner. Lorsque des hommes pervers trament
contre la fortune déjà si restreinte de ses parents des projets inspirés par
une cupidité malhonnête, elle semble le lire sur leur visage, aussitôt elle
court en avertir sa mère: « Mère, dit-elle, tenez-vous cachée ; il y a là des
hommes qui viennent pour vous prendre vos papiers et d'autres choses, s'ils le
peuvent. » Cette perspicacité surhumaine qui lui fait aujourd'hui protéger les biens
matériels de sa mère contre d'astucieux ravisseurs lui fera, quelques années
plus tard, sauvegarder les biens les plus précieux de son âme: son honneur et
si vertu. Lorsqu'un homme, le sourire sur les lèvres, une bourse à la main,
abordera la pauvre veuve avec d'abominables desseins : « Portez ailleurs votre
argent, lui dira la jeune vierge, nous n'en avons pas besoin ici. » Tant de sagesse, tant de vertu dans un âge si tendre ravissait les parents
de Benoîte. Comme ceux du saint Précurseur du Messie, ils auraient pu se dire:
« Que pensez-vous que sera cette enfant? » Mais, ne pouvant ni prévoir ni se
persuader que Dieu pût regarder leur bassesse et préparer dans leur famille un
instrument de ses miséricordes, ils se contentaient d'admirer l'oeuvre de la grâce dans cette âme si docile. L'amour qu'ils
avaient pour elle allait de pair avec leur admiration. Le père, surtout,
ressentait pour sa fille une prédilection prononcée; et ce qui le charmait
particulièrement, c'était ce reflet de modestie et de pureté
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virginale qui
reluisait au front de son enfant. Oh! le beau spectacle que celui d'une famille
solidement chrétienne ! Cet intérieur est un vrai sanctuaire. Le père,
dépositaire de l'autorité de Dieu, sait la rendre aimable en l'imprégnant de
bonté. La mère, participant au commandement du père et à l'obéissance des enfants,
est le lien d'amour entre tous les membres de la maison. Les enfants
respectent, vénèrent, aiment leurs parents qui leur apparaissent comme une
image de Dieu. Tel était l'heureux état de la famille des Rencurel.
Mais la joie n'est pas de longue durée sur la terre. De bonne heure Dieu veut
éprouver l'âme de Benoîte par les afflictions ; de bonne heure il lui fait
faire le noviciat des épreuves de la vie. A sept ans elle perd son père,
qu'elle aimait tant et dont elle était tant aimée. La voilà, avec deux soeurs dont elle est la puînée, avec une mère veuve et
désolée, pauvre et tombée de la pauvreté dans l'indigence, car dans les
premiers jours de son veuvage elle est dépouillée de ses biens. Mais Benoîte a
le coeur bien fait et une âme pleine de foi et de
piété; elle en tire une tendresse plus empressée pour sa mère, et un baume
consolateur pour la désolation de la pauvre veuve: « Ne vous affligez pas,
lui dit-elle souvent; Dieu et sa sainte Mère nous assisteront. » Admirables
paroles dans la bouche d'un enfant! Elles indiquent au coeur
affligé les deux grandes sources de l'espérance chrétienne: Dieu et sa sainte
Mère; Dieu, le protecteur spécial de la veuve et de l'orphelin, et Marie, la Consolatrice
des affligés. C'est beaucoup, sans doute, que dans un âge aussi tendre Benoîte puisse
devenir l'ange consolateur de sa maison, et pourtant ce n'est point assez pour
elle. Elle sait que, si on peut compter sur le Ciel, il faut néanmoins coopérer
à l'action de la Providence selon la mesure de ses forces. C'est pourquoi elle
veut mettre au service de sa famille sa
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vigueur
naissante. Ne pompant faire autre chose, elle se met à garder un petit
troupeau. La voilà donc bergère, et jusqu'à dix-sept ans ! Et ce titre si
humble sera ennobli par ses vertus et par ses relations avec la divine Mère du
Bon Pasteur, au point qu'on ne l'appellera plus que la Bergère de
Saint-Étienne, la Bergère du Laus. Ce rôle obscur, ruais aimé du Ciel, la Sainte Vierge le partage quelquefois
avec sa protégée, non pas ostensiblement, sans doute, mais d'une façon
cependant aussi réelle que mystérieuse. Lorsque Benoîte, pour aller faire à la
chapelle du village ses longues prières, abandonne son troupeau, elle le
retrouve toujours, à son retour, à l'endroit où elle l'a laissé, et sans qu'il
y manque un seul petit agneau : les loups l'ont respecté. Qui a tenu la
houlette pendant son absence? Qui serait-ce, sinon la divine Bergère ? Et ce
troupeau, si gras quoiqu'il fréquente les merles pâturages que les autres
troupeaux du pays, qui le fait prospérer si merveilleusement? Serait-il
téméraire de voir là encore la main bénie de la Mère de Dieu? Quelque humble que fût le métier de gardeuse de brebis, c'était encore pour
Benoîte une consolation que de l'exercer dans la maison de sa mère; mais le
moment arriva où elle dut quitter le toit paternel pour aller se mettre au
service d'un étranger. D'un côté, sa plus jeune soeur
était en âge de la remplacer auprès du petit troupeau de la famille; de l'autre,
la pénurie se faisait sentir de plus en plus à la chaumière. La pauvreté
habituelle s'était aggravée d'une disette causée par plusieurs mauvaises
récoltes. Malgré les secours nombreux distribués dans tout le pays par
d'Aubusson, archevêque d'Embrun, la misère allait chaque jour croissant, et
Benoîte dut songer à se mettre en condition pour soulager
la famille. Ce dévouement aux intérêts domestiques fut pour
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elle une source
de grands sacrifices : il lui fallut s'arracher aux tendresses de sa mère, aux
attentions affectueuses de ses sœurs, à tous les charmes de la famille, pour
n'être plus que la servante de maîtres qui pouvaient être indifférents, et
peut-être égoïstes et durs. Benoîte avait douze ans quand elle se vit ainsi obligée de descendre, d'une
condition déjà si humble, à une autre plus modeste encore. Obéissante et
résignée, elle franchit sans murmure le seuil paternel, demandant pour toute
faveur à sa mère de vouloir bien lui acheter un chapelet. La pauvre enfant
espérait, à bon droit, trouver dans la prière de quoi se consoler au milieu de
ses peines et la force de supporter sans faiblir cette nouvelle épreuve. Comme
bien on le pense, la mère n'eut garde de refuser à sa fille ce pieux talisman. Louis Astier fut le premier maître de Benoîte. Bien vite il apprécia les
qualités de sa jeune bergère, et. volontiers il aurait consenti à lui confier
pour longtemps la garde de son troupeau, mais la mort le frappa avant la fin de
la deuxième année. Sa femme désolée, chargée d'une nombreuse famille et pressée
par la famine qui devenait de plus en plus. cruelle, fut obligée de n'accepter
les services de Benoîte que pour la moitié du temps. La bergère se mit, pour le
reste, à la disposition d'un second maître nommé Rolland. Elle passait
alternativement une semaine chez chacun d'eux, recevant ainsi tantôt de l'un,
tantôt de l'autre, le morceau de pain de chaque jour. Il y avait entre les deux maîtres de la jeune bergère des différences fort
sensibles. La veuve, mère de six enfants, était dans un état voisin de
l'indigence; mais la pauvreté, au lieu d'endurcir le coeur,
comme le fait trop souvent l'opulence, le rend plus sensible aux misères des
autres. Aussi cette femme se montrait-elle envers Benoîte pleine de bonté.
« Au moment de la cherté du blé, dit M. Gaillard,
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elle a de la
peine à avoir du pain pour toute sa famille, mais elle aime mieux souffrir la
faim et voir ses enfants en souffrir aussi, plutôt que de laisser Benoîte
manquer de rien. Cette pauvre veuve donnait toujours à la bergère le peu de
pain qu'elle avait, de peur qu'elle ne mourût de faim à la campagne en gardant
les moutons. » Nous verrons plus tard comment Benoîte savait correspondre à
tant de bonté. La maison de Rolland mit en relief non seulement la charité de Benoîte,
mais ses autres vertus et surtout sa douceur. « Cet homme était si brutal
, disent nos historiens, que personne ne pouvait demeurer chez lui. Il avait le
coup aussi prompt que la parole. » Mais ce maître violent et emporté, qui
commande plus avec le poing qu'avec la raison et les bonnes paroles, est
fasciné par la douceur franche et naïve de Benoîte. Celle-ci lui reproche ses
colères, lui rappelle le devoir de l'amour de Dieu, lui représente la rigueur
des jugements divins et l'éternel désespoir des réprouvés; mais elle le fait
avec un accent si inspiré, avec. une douceur si angélique, que cet homme
s'apaise soudain quand l'humble bergère l'interpelle. Jamais il n'osa
s'emporter contre cette petite fille. Cet ascendant que la vertu de Benoîte exerçait autour d'elle la rendit
chère à sa maîtresse, qui ne trouvait auprès de son mari que rigueurs et
mauvais traitements. Quand l'orage commentait à gronder, elle se mettait à
l'abri derrière sa petite bergère, comme sous un paratonnerre protecteur. C'était beaucoup, saris doute, que cette candide enfant pût apporter un peu
de sérénité dans le ménage de Rolland ; elle fit plus cependant. Ce maître aux moeurs si sauvages, au caractère si violent, finit par
céder aux remontrances de la jeune fille et, à la grande édification de tout le
pays, se convertit sérieusement.
18 On ne sera point étonné, après cela, des témoignages spontanés rendus à la
bergère par tous ses maîtres. L'un vante sa simplicité, l'autre sa douceur,
celui-ci sa libéralité, celui-là sa sobriété et sa fidélité, tous sa piété et
sa modestie : « Benoîte, disent-ils, toujours été fort réservée en toutes
choses, et surtout dans la conversation. Elle évita toujours les mauvaises
compagnies, les enfants fripons, déréglés et turbulents. » Pour obéir à son maître, elle gardait les moutons avec un enfant de son
âge, d'ailleurs fort sage, doux et modeste, appelé Joseph Souchon. Or, il
arriva qu'au temps des fruits mûrs cet enfant voulut en dérober et en donner à
Benoîte. Celle-ci ne put le souffrir : « Hors sus! lui dit-elle, il faut se
séparer, nous offensons Dieu; quand nous serons seuls, nous le servirons mieux,
nous éviterons de l'offenser, et nous n'irons pas manger les fruits des
gens. » C'est avec cette prudence au-dessus de son âge et cette vertu déjà si
solide, que Benoîte arrivait au moment où elle devait entrer en relations plus
intimes avec le monde surnaturel. Avant de la suivre dans cette nouvelle phase
de son existence, arrêtons-nous un instant encore pour contempler plus à notre
aise cette admirable figure, dont nous n'avons présenté que les grands traits.
Notre regard rétrospectif doit se fixer d'abord sur la lutte qui s'engage
autour du berceau de Benoîte, entre la Vierge Immaculée et Satan; il s'arrêtera
ensuite sur les grandes vertus de la Bergère.
19 CHAPITRE III Benoîte persécutée par le Démon et protégée
par la Sainte Vierge, dès son enfance
Le titre de ce chapitre nous jette en plein dans le surnaturel. Bien que
nous écrivions pour des lecteurs qui, comme nous, n'ont aucune peine à admettre
l'intervention des puissances surhumaines dans les choses de ce Inonde, il nous
a paru utile néanmoins de rappeler ici les enseignements de la théologie sur
les relations des démons avec le monde visible. Il est de foi que plusieurs anges se sont révoltés contre Dieu et ont
péché. Job dit que Dieu « a trouvé de la malice dans ses anges (1) ; »
saint Pierre écrit « que le Seigneur n'a pas pardonné aux Anges rebelles, mais
qu'il les a livrés aux rugissements et aux tortures de l'enfer (2) ; » la
parole du divin Maître est encore plus explicite : il condamne les hommes
pervers « au feu éternel préparé au démon et à ses anges (3). » Il est de foi aussi que les démons ont le pouvoir d'agir sur les âmes
humaines, en les sollicitant au mal. Jésus-Christ appelle le démon « celui qui
est homicide dès le commencement; » l'Écriture Sainte le nomme simplement
le « tentateur; » saint Pierre
(1)
Job., IV, 18.
(2)
II Petr., II, 4.
(3) Matth., XXV, 41.
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reconnaît en lui
« l'adversaire qui, comme un lion rugissant, rôde autour de nous pour nous
dévorer (1); » saint Paul, écrivant aux Éphésiens, leur dit que « nous avons à
lutter contre les princes de ce monde, les puissances des ténèbres et les
esprits pervers (2). » Il est également certain que Dieu permet aux démons d'agir d'une manière
sensible sur les corps humains et sur toutes les créatures animées ou
inanimées, et que, depuis la déchéance originelle, la nature est. plus ou moins
soumise à l'empire de Satan, « le Prince de ce monde. » C'est ce qui explique
les exorcismes et les bénédictions que l'Église prononce sur tous les objets
qu'elle emprunte pour son usage à la nature matérielle. C'est ce qui explique
aussi ce passage de saint Paul : « Nous savons que toute créature gémit et
souffre, à l'heure présente (3). » Et comme la substance corporelle, clans
l'homme, est empruntée à la nature physique, Satan a sur lui un pouvoir qui se
manifeste visiblement en certaines circonstances, et dans les lignites
déterminées par la volonté souveraine de Dieu. Ces principes une fois posés, nos lecteurs ne seront point surpris que nous
ne nous préoccupions pas davantage des préjugés, des susceptibilités et des
répugnances de notre siècle, relativement à l'intervention directe des puissances
des ténèbres dans les choses du monde. Quant aux timides, qui admettent avec
une facilité relative l'action des puissances surnaturelles bienfaisantes, ils
doivent se résigner, sous peine d'inconséquence, à confesser pareillement le
pouvoir des esprits pervers et ennemis. L'histoire du Laus est faite de cette double
intervention du Ciel et de l'Enfer. « Pourquoi, dès lors,
(1) I
Petr., V, 8.
(2) Ephes., IV, 12.
(3) Rom.,
VIII, 22.
21
taire une partie
de la vérité? Pourquoi ne pas rappeler aux hommes, qu'outre leur faiblesse et
leur imbécillité, ils ont encore à redouter les artifices d'un ennemi puissant
et conjuré à leur ruine? Et pourquoi ne pas leur faire voir les faiblesses,
l'impuissance et la rage de ce terrible ennemi en présence des vrais serviteurs
de Dieu? » La Bergère du Laus avait, toutes les qualités
que détestent particulièrement les puissances malveillantes. Toute sorte de
bien, sans doute, leur est odieux, mais il est certaines vertus qui exaspèrent
l'enfer plus que toutes les autres : ce sont les vertus de simplicité,
d'humilité et d'innocence, qui reluisaient à un haut degré dans l'âme de
Benoîte. Le démon prévoyait, sans doute, les grandes grâces auxquelles la
Sainte Vierge voulait employer le ministère de cette enfant ; aussi, dès sa
naissance et ses premières années, cherche-t-il à exercer autour d'elle de
mauvais desseins, le plus souvent déjoués par une puissance non moins
mystérieuse et toujours bienfaisante (1). » Benoîte n'avait encore que huit mois; elle dormait du sommeil calme et
paisible de l'enfance; l'Ange commis à sa garde devait, lui sourire : mais Dieu
permet que l'Ange des ténèbres renverse le berceau. La pauvre enfant aurait été
infailliblement étouffée, si la Providence n'avait envoyé soudain une main
charitable pour relever l'enfant et le berceau. Dix mois après, la pauvre petite fut l'objet d'une attaque plus cruelle.
L'esprit mauvais l'arrache violemment de ses langes et lui passe la tête dans
ce trou que les paysans de nos montagnes pratiquaient autrefois dans la porte
de leurs étables, pour y laisser libre passage aux chats et aux oiseaux de
basse-cour. Le cou de l'enfant y est, tellement serré qu'elle est sur le point
d'être étranglée. En vain on aurait
(1) Léon Aubineau. Notes littéraires sur le XVIIe siècle.
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essayé de la
retirer : il faut briser avec précaution la vieille porte. Ce fait parut si
grave, si extraordinaire et devint si publie, qu'il fut consigné dans les
minutes de Me Aubert, notaire du lieu. Cette seconde défaite exaspère la rage du démon. Catherine Matheron , n'étant plus retenue prés de
son enfant par les soins incessants que réclame le berceau, s'en allait de
temps en temps travailler quelques heures aux champs. Dans l'intervalle, elle
laissait sa petite fille à la maison, dont elle fermait soigneusement la porte.
Or un jour, en rentrant au logis, elle n'y retrouve pas sa petite Benoîte.
Étonnée, elle fouille, niais en vain, tous les recoins de sa maison. Elle sort
alors tout éplorée, la douleur dans l'âme, et demande des nouvelles de son
enfant aux voisines et aux personnes qu'elle rencontre; niais nul ne peut lui
en donner. En peu de temps, elle parcourt toutes les maisons et les rues du
village: sa fille n'a été vue nulle part. Les voisins s'unissent à sa douleur
et il ses recherches; M. Fraisse lui-même,
prieur-curé de la paroisse, n'y reste pas étranger. Ensemble ils recommencent
les perquisitions clans la maison Rencurel; ils
finissent par trouver l'innocente créature sous un lit où le démon l'avait
cachée. En vain ils essayent de la retirer, une force invisible et irrésistible
la tient là comme garrotée. A bout de ressources, le prieur prend le parti de
faire sur l'enfant les exorcismes. Devant les prières de l'Église, Satan lâche
sa proie; mais la pauvre petite a tant souffert qu'elle est presque morte au
moment où elle est rendue à sa mère. Dieu ne permet jamais ce déchaînement de l'enfer contre ses élus sans leur
envoyer des secours presque aussi extraordinaires que leurs combats. Sans
doute, l'Ange de Benoîte la protégea souvent contre les coups du démon ; mais
ce qu'il y a de certain, c'est que la Sainte Vierge ne tarde pers à descendre
jusqu'à cette pauvre petite fille et à l'environner de
23
sa maternelle
sollicitude. Attaquée, torturée par le Prince de ce monde, l'Humble enfant. est
protégée et consolée par la Reine du Ciel. Celle-ci ne se montre pas encore
sous la splendeur qui lui appartient, mais sous les dehors d'une « belle Dame,
» d'une « grande Dame; » elle s'approche de temps en temps de cette enfant qu'elle
honorera bientôt d'une familiarité quotidienne. Benoîte avait trois ou quatre ans: c'est l'âge où un enfant peut courir par
le village sans trop préoccuper la sollicitude maternelle. Or, un jour, elle
s'amusait près de la fontaine à pétrir de la terre, en compagnie de quelques
autres enfants de sa condition. Sans nul souci de la propreté, comme on l'est à
cet âge, ces petites filles s'inquiétaient peu si la boue qu'elles manipulaient
éclaboussait jusque sur leur figure et salissait marne leurs lèvres. En ce
moment, une Dame étrangère, au visage doux, au maintien noble, apparaît sur le
chemin et s'approche du groupe enfantin. Attirant à elle la petite Benoîte. elle prend de l'eau du bassin avec sa blanche main, en
baigne le visage de l'enfant, purifie ses lèvres de leur souillure ; puis,
donnant à toutes un petit soufflet, amical, elle disparaît en leur disant : «
Soyez bien sages, les pouponnes. » C'était le mercredi des Cendres. Trois ou quatre ans plus tard , tandis que Benoîte et ses compagnes
jouaient ensemble , une « belle et grande Dame, » au vêtement cramoisi, leur
apparaît soudain. Son aspect les ravit, et elles se mettent à la suivre. Or la
belle inconnue allait de porte en porte demandant l'aumône, non pour elle-même,
mois pour un pauvre du village, appelé Trinquiez, qui priait Dieu
continuellement pour ceux qui l'assistaient. Quand la belle mendiante eut
ramassé plein sors tablier de pain, elle l'apporte à son protégé et en remplit
sa huche. — « Belle Dame, dit, celui-ci, pour vous remercier, j'aurai bien des
psaumes
24
à dire. » —
« Tenez-vous content, bon homme, » répond la brillante quêteuse. Se tournant
ensuite du côté des petites filles qui l'avaient suivie, elle donne à chacune
un petit soufflet d'amitié en leur disant : « Soyez bien sages, mes fillettes;
» puis elle disparaît, au grand regret de ces enfants, dont elle avait déjà
captivé les coeurs. Si la Sainte Vierge, tout à l'heure, près de la fontaine, apprenait à son
enfant il respecter en son corps le temple de Dieu, en remplissant à son égard,
avec une admirable condescendance, une fonction maternelle, maintenant elle
veut. lui enseigner à compatir aux misères d'autrui, en tendant sa main royale
en faveur d'un pauvre de Jésus-Christ. Cette leçon ne sera pas perdue, et nous
verrons bientôt combien le coeur de Benoîte sera bon
et charitable aux malheureux. En attendant, elle continua d'être l'objet d'une protection spéciale de la
part de Celle qui sera un jour sa « Bonne Mère ». Quand elle eut atteint sa
dixième année et qu'elle eut acquis, dans ses courses quotidiennes à travers
les ravins et les coteaux, assez de force pour entreprendre une marelle qui
devait durer plus de quatre heures, dans des sentiers rudes et escarpés, sa
mère la conduisit en pèlerinage à la chapelle de Saint-Sixte. Ce lieu de
dévotion était situé sur la paroisse de Bréziers, aux
flancs d'une montagne qui s'élève sur la rive gauche de la Durance. Cette rivière, au cours rapide et désordonné, ne supportait aucun pont : il
fallait la traverser dans une barque maintenue par un câble attaché aux deux
rives. Au retour du pèlerinage, Benoîte se trouve dans le hèle esquif avec sa
mère et de nombreux passagers. Tout à coup la corde se rompt et la barque est
emportée par la rapidité du courant. La pauvre petite, harassée par la fatigue
d'une route si pénible , à peine entrée dans la barque n'avait pas
25
tardé à
s'endormir. Put-elle partager l'émotion des autres
passagers au moment où l'esquif prenait la dérive? L'histoire ne le dit pas. Ce
qu'il y a de certain, c'est que quelques instants après, lorsque déjà la barque
avait parcouru plusieurs kilomètres (1) et menaçait d'être engloutie dans les
flots, elle se trouvait réveillée. Ses vêtements étaient inondés par l'eau qui
remplissait la barque; les passagers étaient déconcertés; le danger devenait de
plus en plus imminent. Benoîte alors dit à tous « de prier Dieu, afin qu'il
leur fasse miséricorde.» En ce moment, l'esquif arrive eu face de l'antique
cité de Tallard, assise sur la rive droite de la Durance. Et alors les flots le
poussent sur un banc de sable, où il échoue. Vainement on aurait essayé de le
remettre à flot. Il ne restait donc aux passagers d'autre ressource que de
jeter vers Tallard un cri de détresse. Ce cri est entendu : aussitôt les
cloches de la vieille église lancent dans les airs leur appel d'alarme et les
habitants accourent en foule pour donner secours aux naufragés. Ceux-ci
atteignent la rive sans encombre et sans avoir éprouvé le moindre mal. La sévère critique pourrait peut-être demander où est ici la main de la
Très Sainte Vierge. Nous la voyons, nous, dans la délivrance inespérée et
subite du danger imminent où se trouvaient les pieux pèlerins de Saint-Sixte.
Plus tard, la Bonne Mère déclara explicitement à Benoîte que c'était par amour
pour elle qu'Elle avait sauva; la vie à ses compagnons (2). « L'année suivante (1658), au mois de janvier, Benoîte fut envoyée par sa
mère au moulin de
(1) La
distance parcourue par la »arque est d'environ 10 kilomètres. (2) La
tradition a toujours vu la un fait miraculeux. Pour
en perpétuer le souvenir, en 1870, M. l'abbé Jauni, alors archiprêtre de
Tallard, a eu la pieuse pensée
d'élever un oratoire en l'honneur de la Sainte Vierge à l'endroit même où,
d'après la tradition locale, s'était opéré le sauvetage des pèlerins de Saint
Sixte.
26 Remollon, sur la
Durance, avec un âne chargé de quatre émines de blé.
Sa plus jeune soeur l'accompagnait. Les enfants de la
veuve s'en revenaient du moulin, grelottant de froid et pressées par la nuit
tombante, lorsque Fane s'abattit sur la glace, avec son fardeau. Que faire? Où
chercher du secours? Qui relèvera la bute? Personne ne se montre sur la route.
Mais Dieu, qui prive les enfants de leur père, ne peut les abandonner. La Dame inconnue
se présente et relève le pauvre animal. Comme il fait nuit, et qu'il reste
encore trop de chemin pour arriver à Saint-Étienne, Elle dit aux deux jeunes
filles de s'en aller à Remollon pour attendre le
lendemain, et leur indique un homme charitable qui voudra bien les héberger.
Les voilai reparties, le cœur plein de reconnaissance; et, l'aile va s'arrêter
de lui-même à la porte de l'hôte désigné. Le brave homme se lève, les accueille
dans sa maison et leur donne à manger. Mais n'ayant pas de lit à leur offrir,
il en trouve un chez le fermier. du seigneur de Venterol,
et y conduit les deux petites filles. A peine commençaient-elles à s'endormir
que des bruits étranges, des cris et des ricanements extraordinaires se font
entendre dans la raison. Lire force invisible pousse la soeur
de Benoîte hors du lit ; celle-ci la retient, et la rassure en lui disant que
c’était l'esprit de ténèbres, mais qu'il ne leur ferait point de mal
(1). » La servante de la maison dormait à cet esprit mauvais le nom moins
sinistre d'esprit follet. Comme l'archange saint Michel et Satan se disputaient autrefois la
dépouille mortelle de moïse, ainsi la Sainte Vierge et le démon semblent être
dans une altercation perpétuelle au sujet de la pauvre Bergère. Jusqu'ici la
lutte n'a eu lieu en quelque sorte que dans l'ombre; les personnages n'ont
(1) MM. Pron et Juge.
27
montré leurs
sentiments que par une série d'actes plus ou moins mystérieux; nous les verrons
plus tard faire la guerre à découvert: les antagonistes se nommeront et manifesteront
clairement leurs desseins. CHAPITRE IV Éducation de Benoîte. — Ses vertus.
§ Ier. — ÉDUCATION DE BENOÎTE
Les précieuses qualités qui devaient plus tard distinguer notre Bergère
germaient ainsi et se développaient avec les premières années de la jeunesse ;
ruais ce qui apparut surtout de bonne heure comme devant constituer le fond de
son caractère, ce furent une grande simplicité et une admirable candeur. Les parents de Benoîte eurent peu à faire pour façonner l'âme de leur
enfant : il leur suffit de seconder la nature, ou plutôt l'Esprit de Dieu, qui
la préparait aux grandes choses que nous admirerons plus tard. Toute
l'éducation de cette petite fille se fit sur les genoux de sa mère, et fut
d'une extrême simplicité. Etre bien sage et bien prier Dieu , c'est tout ce que
la bonne femme put recommander à sa Benoîte; et pour prier Dieu, elle n'eut que
le Pater, l'Ave et le Credo, les plus simples prières à
lui apprendre. C'était toute la science. de la mère, ce devait. être toute
celle de la fille. jusqu'à ce que ses relations avec le Ciel élevassent son âme
à des hauteurs capables d'étonner même de savants théologiens. Benoîte fut privée de cette instruction élémentaire
28
que reçoivent
aujourd'hui les enfants du dernier hameau : elle ne sut jamais ni lire, ni
écrire. A quoi faut-il attribuer. ce défaut d'instruction? A l'incurie de ses
parents? Cette supposition serait un outrage pour un père et une mère que tout
nous montre fidèles à leurs devoirs. A leur excessive pauvreté ? Cela pourrait
être quoique de tels parents ne dussent reculer devant aucun sacrifice en
faveur de leurs enfants. Ce qui nous parait plus sûr, pour expliquer cette
absence de savoir rudimentaire dans Benoîte, c'est qu'il n'y avait pas alors
d'école au village. Les registres des délibérations des consuls et communauté
de Saint-Etienne entrent clans tous les détails des services publies; or ce
n'est qu'en 1682 que, d'après ces registres, la communauté commence à se
préoccuper de la question de l'enseignement primaire : pour le favoriser de son
mieux, elle vote alors quinze livres de traitement annuel au régent d'école. Mais si la pauvre enfant devait rester toute, sa vie étrangère aux règles
de la grammaire et aux sciences profanes, son esprit allait s'ouvrir de bonne
heure aux enseignements de la foi et aux mystères les plus sublimes de la
Religion. Benoîte suivit, sans nul doute avec une parfaite assiduité, les catéchismes
et les instructions familières du Prieur. Son âme si bien faite, si
naturellement chrétienne, dut recevoir la doctrine céleste avec autant
d'avidité qu'une terre bien préparée en met à absorber les fraîches ondées
d'une pluie de printemps. Impressionnable et sensible, ce coeur,
qu'aucun défaut. n'avait dévoyé, qu'aucun vice n'avait perverti, subit sans
peine toutes les salutaires influences de la vertu; son grand bonheur était
d'entendre le digne. Prieur parler de la bonté infinie de Dieu et des
ineffables amabilités de la Sainte Vierge. Ainsi préparée, elle arrive au moment solennel oit
elle devait entrer avec Dieu dans des rapports plus
29
intimes, en
s'asseyant pour la première fois à la Table Eucharistique. Ce fait, de la
première Communion de Benoîte a malheureusement passé inaperçu chez nos
historiens. Nous regrettons cette lacune; mais nous pouvons facilement nous
faire une idée des sentiments qui durent alors animer le coeur
de la pieuse enfant. « Elle, si bonne, si douce, si pure, avec quels
sentiments de joie sereine et de suave allégresse ne dut-elle
pas soupirer après ce jour où il lui serait donné de recevoir et de porter dans
son cour ce Dieu qu'elle aimait déjà comme l'unique époux de son âme! Et Jésus,
qui fait ses délices de se donner aux enfants des hommes, quels regards de
complaisance ne dut-il pas abaisser sur cette humble
créature! S'il aime à converser avec les simples, pouvait-il trouver une âme
qui le fût plus que celle de Benoîte ? « Nourrie du, pain des forts et abreuvée du vin mystérieux qui fait, germer
les vierges, la pieuse enfant entre d'un pas ferme et résolu dans les luttes de
la vie, et prend son vol rapide jusqu'au faîte sublime de la perfection. Dans
la solitude des champs, cette âme va s'épanouir, sous la douce influence de la
grâce, comme le lis aux rayons caressants du soleil (1). » § II. — CHARITÉ DE BENOÎTE
« Si l'aimable enfant ne brillait pas par les grâces de l'esprit, en
retour elle était douée d'un cour excellent. Oh ! la belle nature! Point
de réflexions, ruais des sentiments. Rien de combiné; tout est spontané, noble,
simple et grand comme l'inspiration. Est-ce que le cour se traîne sur des
syllogismes? Il part, et d'un bond il arrive au beau sans qu'on sache la route
qu'il a suivie. Le coeur est le
(1) M.
Juge. Soeur Benoîte, etc.
30
foyer de
l'héroïsme dans le monde et du sacrifice dans l'Eglise. Les hommes l'admirent;
lui seul ne s'admire pas : il jouit, c'est assez. « Toute pétrie d'amour, la jeune orpheline tourna son coeur
vers le seul objet qu'on puisse aimer sans bornes : Dieu. Et comme on ne peut
aimer Dieu sans aimer les hommes, que Dieu a tant aimés, elle aima Dieu et les
hommes en Dieu. Là est son secret; par là
s'expliquent ses vertus et l'excès où ces vertus vont s'abandonner, à la suite
de l'amour qui les inspire (1). » Lorsque sévissait à Saint-Étienne et dans les environs cette famine dont
nous avons parlé dans un précédent chapitre, Benoîte n'était qu'une petite
fille de trois à quatre ans. Elle jouait parfois avec ses compagnes; mais, en
ce temps de désolation, les jeux étaient souvent attristés par une
préoccupation étrange : la faim. Benoîte, soutenue par une grâce spéciale, en
supporte patiemment les tortures ; mais il n'en est pas de même de ses
compagnes. Elles ont dit à leurs mères: donnez-nous du pain; et leurs mères
n'ont pu leur donner que des larmes. Sachant combien Benoîte est bonne, elles
s'adressent à elle: « — Donnez-nous quelque chose, nous mourons de faim. — Il
n'y a point de pain à la maison, répond l'aimable enfant, mais il y a un peu de
fromage et de vin, venez. » Les pauvres faméliques ne se font pas prier; elles
s'empressent sur les pas de leur charitable compagne. Elles arrivent à la
maison; Benoîte étale à leurs yeux la petite provision que sa mère tenait en
réserve; puis, avec une simplicité qui n'a d'égale que sa charité, elle leur
dit : « Pelez ces fromages, ils auront repoussé une nouvelle croûte avant que
ma mère soit de retour des champs. » Les petites se mettent à l'oeuvre, et, dans un instant, elles ont dénudé trente menus
fromages. Elles
(1) M. Pron. Histoire des Merveilles de N.-D. du Laus.
31
en savouraient
les maigres dépouilles, lorsque la mère de Benoîte arrive. Le désordre qui
s'offre à ses yeux lui fait croire à une étourderie de sa fille. Aussitôt, sans
plus de réflexions et sans se demander si, au lieu d'un enfantillage, il n'y
avait pas là un acte de charité, la bonne femme s'arme d'une poignée d'ortie et
châtie l'innocente. La correction fut si douloureuse que la pauvre enfant avait
de la peine à se tenir debout. « Sans doute, dit M. Gaillard, si la mère de
Benoîte avait réfléchi, ainsi que le fit son père, le soir, en rentrant, sur
l'esprit de charité de sa fille, elle ne l'aurait pas traitée si durement. » La
patience de la charitable enfant à supporter cette punition inattendue dut
ajouter au mérite de sa bonne oeuvre, aux yeux de
Celui qui a promis de récompenser môme un verre d'eau froide. Quelques années plus tard, alors que Benoîte, devenue bergère, fut obligée
de servir à la fois et la veuve Astier et Jean Rolland, parce que l'un d'eux
n'aurait pas pu la nourrir tout le temps, elle poussa la charité jusqu'aux
dernières limites de l'héroïsme. En d'autres temps , elle se contentait de
partager son morceau de pain; aujourd'hui, elle le donne tout entier, et ne
mange plus rien. « Jean Rolland, malgré la disette, pouvait retrancher à sa
table sept morceaux de pain en quinze jours; mais il n'en était pas de même de
la veuve, Astier, dont le troupeau marchait aussi sous la houlette de Benoîte.
Elle avait six petits enfants et peu de ressources.
Ne pouvant satisfaire la faim dans sa maison, elle cherchait du moins à
l'apaiser et donnait avec épargne. Cependant, elle aimait tant la douce
bergère, qu'elle ne voulait rien lui ménager, préférant souffrir un peu plus
elle-même et laisser souffrir ses propres enfants. Benoîte recevait donc la
même quantité de pain qu'en des jours meilleurs. Mais un noble coeur se laisse-t-il vaincre en générosité? Après avoir
reçu ce pain, sans mot dire, elle le distribuait secrètement
32 aux petits : ils étaient six; elle donnait
tout. Elle se consolait en disant : « Oh! c'est bien assez que je mange la
semaine prochaine chez mon autre maître. » Elle allait ensuite, avec ses deux
troupeaux, promener son jeûne au grand air. Elle revenait à jeûn,
et se couchait de même, pour recommencer le lendemain, et cela pendant sept jours...
C'était trop fort... Le sang lui jaillissait du nez et de la bouette... Les
anges de la solitude ont dû pleurer en voyant couler ce sang si pur !... Ces
morceaux de pain étaient des morceaux de sa vie, que les petits faméliques
mangeaient sans même le comprendre (1). » La pauvre enfant ne le comprenait pas davantage, mais elle trouvait dans la
prière une nourriture assez substantielle pour donner à son âme la force
d'imposer au corps ces privations excessives. Ces deux faits sont les seuls que nus historiens racontent avec quelques
détails, mais ils ne sont pas les seuls qu'ait enfantés la charité de Benoîte.
Ce qu'ils ont d'admirable et d'héroïque prouve qu'ils ne sont pas dans ,la
jeune bergère un coup d'essai. De bonne heure Benoîte sut se faire une habitude
de l'abnégation et du dévouement. C'est, du reste, ce que nos manuscrits
affirment : « Ce qu'elle a fait en faveur des enfants de sa maîtresse, elle l'a
pratiqué, dans d'autres circonstances encore, envers ses compagnes , leur
donnant, lorsqu'elles avaient faim, le pain qu'elle portait en gardant ses
moutons. » Heureuse enfant! Sa couronne est tressée de deux bénédictions qui se
rencontrent rarement sur le même front : la bénédiction de la pauvreté
volontairement acceptée et la bénédiction de la charité spontanément pratiquée,
non pas avec le superflu, mais avec le nécessaire.
(1) M. Pron.
35 § III. - PURETÉ DE BENOÎTE
Ce paragraphe met en relief l'un des plus beaux fleurons de la couronne de
Benoîte; inconnue du monde païen, la pureté virginale est un fruit naturel et
exclusif de l'Evangile. C'est, sans contredit, l'un des plus beaux présents que
le Ciel puisse faire à la terre. Tous ne le comprennent pas, mais tous
l'admirent. Il fait de l'homme un ange; ange enchaîné, il est vrai, à un corps
de boue, mais capable de s'élever au-dessus de toutes les convoitises
sensuelles et de vivre comme s'il était affranchi de tout lien terrestre. C'est
ce qui a mérité à cette vertu l'honneur d'être surnommée « angélique. »
Descendue du Ciel dans un coeur d'homme, elle ne
conserve tout son éclat qu'au prix de luttes sans nombre et de sacrifices
héroïques; aussi elle recevra au paradis une récompense toute privilégiée : les
âmes pures, les coeurs vierges composeront la garde
d'honneur de l'Agneau sans tâche et le suivront partout. L'excellence de cette vertu ne pouvait encore briller à l'intelligence de
Benoîte que déjà son coeur en était épris. Dès l'âge
le plus tendre, la modestie réglait ses manières, sa démarche et tout son
extérieur; la pudeur couronnait son front et embellissait toute sa personne. La petite fille n'avait pas encore atteint sa septième année, et déjà elle
cultivait ce beau lis avec tant de soin que ses parents en étaient ravis. Le
père, surtout, en éprouvait autant de joie que d'admiration : « Cette fille,
disait-il gaîment, ne me coûtera pas beaucoup à marier. » Heureux père ! il
prévoit pour sa fille des destinées plus hautes que celle de ses autres
enfants. Peut-être rêve-t-il du couvent ou du cloître !... Sa fille, néanmoins,
aura
36
un époux, mais
cet époux ne sera pas choisi parmi les hommes. Son coeur
de vierge ambitionnera d'autres noces ce seront les noces de l'Agneau. «
Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils
verront Dieu » Si la pureté doit avoir au Ciel le privilège de voir Dieu de
plus près, elle a sur la terre celui de plonger son regard jusqu'au fond des coeurs, pour en pénétrer les sentiments et les desseins. «
Défiez-vous de l'oeil d'un enfant, encore plus du regard de l'adulte, s'il a
conservé la vertu de l'enfant. Ceux qui ont un peu observé le inonde sont
frappés de la pénétration que possèdent les personnes chastes (1). » La
vierge des Alpes avait ce coup d'ail pénétrant et sûr. Avec quelle
perspicacité, quelques jours après la mort de son père, elle pénètre les
mauvais desseins (le, ce misérable qui venait offrir de l'argent à la veuve
désolée! Avec quelle énergie elle repousse l'infamie qui se cache sous les
dehors du dévouement. Cette vertu angélique, qui lui donne cette sûreté de coup d'oeil et lui inspire cette horreur du mal, Benoîte la
regarde comme un trésor sans cesse convoité par l'ennemi, et comme une fleur
que le moindre souffle peut flétrir; aussi, quelle précaution pour la conserver
dans toute sa fraîcheur! Elle évite non seulement les occasions qui lui
paraissent évidemment dangereuses, mais celles qui lui sont simplement
suspectes. Dans ce but, elle fuit même les compagnes qui ne lui semblent pas
assez réservées. Malade, elle pousse si loin l'amour de la modestie, qu'elle
craint jusqu'au regard de sa mère qui s'approche pour la soigner. Qu'elle est admirable dans sa pureté! A sept ans, su modestie charme son
père; à huit, sa vertu sauve celle de sa mère; à onze, les éléments eux-mêmes
se font les défenseurs de son innocence.
(1) M. Pron.
37 Non loin de Saint-Etienne, à égale distance à peu près de ce village et du
hameau des Chausses-Noires, appartenant à la commune d'Avançon, sur le bord de
la route, se trouve une source, autrefois très abondante, aujourd'hui un peu
diminuée, mais toujours très limpide. Cette source est appelée Font-Claire, et
a donné son nom au quartier. A peu de distance de l'endroit où elle jaillit, et
tout près de la petite rivière de l'Avance, on voit un marais large et profond
qui, au printemps et en automne, se transforme en véritable étang. Or, un jour que la petite Benoîte gardait, son troupeau dans les environs
de cette source aux eaux transparentes, elle vit venir sur le chemin deux
hommes conduisant des mulets chargés de vin. L'endroit est assez solitaire pour
inspirer aux deux muletiers des pensées odieuses à l'égard de la pauvre
bergère. Ils s'imaginaient, sans doute, qu'une enfant de cette condition et de
cet tige n'oserait pas opposer à leurs coupables desseins une résistance
sérieuse. Ils comptaient sans la vertu de la jeune vierge et sans la main
céleste qui la protégeait. En voyant ces hommes venir à elle, la Bergère,
toujours en éveil, pénètre leurs pensées. Soudain elle se dirige en courant du
côté du marais. Pauvre enfant! ne va-t-elle pas se mettre dans l'impossibilité
d'échapper à ses ravisseurs ? Pourquoi fuir de ce côté-là, et non du côté du
village'? L'innocente n'a pas eu le temps de l'aire ce raisonnement; elle n'a
pensé qu'à fuir et. il prier Dieu de la sauver. Et tandis que les infâmes se
promettent bien de la voir arrêtée par les eaux, elle fuit toujours, dût-elle y perdre la vie; mais, ô prodige ! les eaux se
consolident sous ses pieds, et elle court à travers l'étang comme sur la terre
ferme, sans même mouiller le bas de sa robe. Les misérables qui, déjà, ont de
l'eau jusqu'aux genoux, s'aperçoivent que leur victime est protégée du Ciel et
qu'en vain ils s'obstineraient
38
à la poursuivre;
ils s'arrêtent, et, saisis de confusion à la pensée de leur criminelle
entreprise, ils rentrent en eux-mêmes, demandent pardon à Dieu et publient
partout le prodige que vient de provoquer leur honteuse conduite. Désormais Font-Claire et son marais seront célèbres, à cause de ces deux
faits également admirables : la résolution de Benoîte de mourir dans les eaux
plutôt que de perdre sa vertu, et l'intervention du Ciel qui conserve
miraculeusement et la vertu et la vie de la Bergère. Quelque temps après, un fait qui a avec celui-ci quelque analogie se
passait à quelques centaines de pas de Saint-Etienne. Benoîte descendait du
village lorsqu'elle rencontra d'autres muletiers qui suivaient la roule.
Ceux-ci, également grossiers, et peut-être même aussi mauvais que les premiers,
auraient pu former contre la Bergère des projets non moins pervers ; mais
l'endroit ne s'y prêtait guère. Ils se contentèrent donc de souiller les
oreilles de la jeune fille par des propos obscènes et impudents. « Vos
insolences, dit Benoîte, pourraient bien vous attirer quelque châtiment. » Elle
n'a pas achevé ces mots qu'une outre crève et répand à flots le vin qu'elle
contenait. Tandis que les muletiers s'efforcent d'arrêter l'effusion du
liquide, la bergère, aussi charitable que pure, court au village chercher des
vases pour le recueillir et empêcher qu'il ne se perde entièrement. A la vue de
tant de vertu, les malheureux rougissent de leur conduite, en demandent pardon
à la bergère et la supplient de prier Dieu en leur faveur. Les pèlerins qui visitent la basilique de Lorette. dans laquelle se trouve
enchâssée, comme un vrai joyau, la petite maison de la Sainte Vierge , connue
sous le nom de Santa Casa, ne manquent pas de s'arrêter devant un tableau où la
Vierge très pure est représentée arrosant, avec une touchante sollicitude,
39
un lis éclatant
de blancheur. Si nous reportons nos pensées deux siècles en arrière, nous
trouvons réalisé le charmant symbole de cette peinture. Dans l'humble village
de Saint-Etienne, la Vierge Immaculée s'éprend d'un amour tout céleste pour un
jeune lis qui vient de paraître en cette solitude. Elle l'arrose par l'effusion
des grâces les plus privilégiées ; elle le protège de la manière la plus
efficace contre tout contact impur et tout souffle empoisonné. Aussi ce lis
fait-il l'admiration des Anges et des hommes. Nous le verrons de plus en plus
répandre autour de lui les parfums les plus suaves et attirer au Laus des milliers et des milliers de pèlerins. § IV. — MORTIFICATION DE BENOÎTE
« J'ai mis mon âme à couvert des traits de Satan, par le jeûne; je me
suis fait un vêtement du cilice (1). » « C'est avec l'austérité des jeûnes et
des veilles qu'il faut repousser les flèches ardentes du démon (2). » Benoîte n'avait lu ni David ni saint Jérôme, mais la doctrine de ces deux
illustres pénitents lui était familière : elle l'avait apprise à l'école de
l'Esprit de Dieu. Quand cet Esprit souffle dans une âme l'amour de la pureté,
il y fait entrer en même temps l'amour de la mortification, sans lequel il n'y
a pas de chasteté possible. Depuis que le péché originel a jeté au coeur de l'homme des ferments indestructibles de révolte,
la pureté est un lis qui ne croît plus qu'au milieu des épines : lilium inter spinas.
Pour soumettre les sens à l'esprit et l'esprit à Dieu , il est indispensable de
recourir aux oeuvres de pénitence. Benoîte le sut de
bonne heure, elle mit sa vertu sous la sauvegarde de la mortification. « Cette fille, écrit M. Gaillard, semble n'être née
(1) Psal. LXVIII, V. 11. (2)
S. Hyeron., Epist.
Ad Fariam.
40
que pour les
souffrances. Elle s'est imposée des mortifications dès son enfance; elle les
augmente en grandissant; elle les prolonge jusqu'au dernier moment de sa vie. » Et d'abord, elle « fait de nécessité vertu » : la pauvreté de ses parents
lui impose nécessairement des privations de plus d'un genre; elle accepte avec
résignation ce bouquet de myrrhe que lui offre le Bien-Aimé, et elle le serre
sur son coeur (1). Les afflictions, les angoisses viennent ensuite s'asseoir au foyer
domestique : Benoîte les accueille comme des hôtes envoyés par le Ciel. Son
cœur est broyé sous le pressoir de la tribulation, mais son âme s'élève vers
Dieu, sereine et confiante. Elle pleure à la mort de son père, dont elle était
l'enfant chérie ; elle est désolée de voir sa mère veuve et dépouillée de ses
biens; mais elle sait qu'au Ciel Dieu et la Sainte Vierge sont les protecteurs
de la veuve et de l'orphelin; et c'est pourquoi elle s'efforce d'inspirer à sa
mère les sentiments qui l'animent, en lui répétant ces mots que nous redisons
avec plaisir : « Ne vous affligez pas, Dieu et sa sainte Mère nous assisteront.
» Rappelons encore, comme des moments pénibles au coeur
de Benoîte : le jour où elle dut se séparer de sa mère pour se mettre au
service des étrangers; celui où, ballottée par les flots de la Durance, elle
fut sur le point d'être engloutie avec tous les passagers ; et celui surtout où
elle vit sa vertu menacée par les deux infâmes muletiers. Ces épines que la Providence se plaît à semer sous les pas de la jeune
Bergère, au lieu de l'exaspérer, comme cela arrive trop souvent, deviennent
pour elle une leçon. Elle comprend que la vertu s'éprouve au creuset de la
tribulation, comme l'or au feu. C'est pourquoi, non seulement elle ne murmure
point, (1) Cant.
Cant. I. 12. 41 non seulement elle ne maudit pas la main qui semble
s'appesantir sur sa frêle existence, mais , avec le patriarche des douleurs,
elle s'incline et bénit. Bien plus, aux épines dont le Sauveur lui tresse sa
couronne, elle veut joindre celles
que sa piété lui inspire de cueillir au champ des mortifications volontaires.
Jeûnes, disciplines, cilices, veilles, toutes les austérités que les anges ont
admirées aux déserts de la Thébaïde, Benoîte les inflige à son corps virginal. Le jeûne! l'Eglise, comme une tendre mère, ne veut point l'imposer à ceux
de ses enfants dont le développement physique n'est pas encore complet, mais
Benoîte ne veut pas user de cette condescendance maternelle : elle s'impose des
jeûnes dignes des plus austères anachorètes. Pendant plusieurs années, après
une semaine où elle ne mangeait qu'un peu de pain noir, arrivait une autre
semaine où elle ne prenait pour toute nourriture que de l'eau du torrent. La
Bergère n'avait que treize ans lorsque commença ce jeûne rigoureux qui amenait
chez la pauvre enfant, non seulement les tortures de la faim, mais des
hémorragies fréquentes qui, en l'affaiblissant, la rendaient encore plus
sensible à la douleur. Avant cette époque, Benoîte avait préludé à ces rigueurs
en se privant fréquemment de son morceau de pain, pour exercer la charité
envers ses compagnes affamées. La discipline! Les âmes sensuelles frémissent à ce mot ; Benoîte n'en eut
pas peur. « Elle a commencé à prendre la discipline à quatorze ans,
ordinairement une fois par jour, et quelquefois seulement un jour et l'autre non.
Ce douloureux exercice de pénitence, elle l'a pratiqué plus de trente ans. » « Sa discipline est de fer et armée de cinq chaînons d'un pan et demi de
long. Elle frappe si rudement sur son corps virginal, que ses épaules en sont
tout ensanglantées et écorchées. »
42 Le cilice! A l'âme ardente et généreuse de Benoîte les douleurs momentanées
de la discipline ne suffisaient point; il lui fallait les tortures constantes
du cilice. Elle en eut un qu'elle revêtit le jour même qu'elle commença à
flageller ses jeunes épaules : « C'est un cilice de crin qui lui arrive
jusqu'aux genoux. Quinze ans de suite, elle l'a porté sans le quitter un seul
jour. » Les veilles! C'est peut-être pour l'enfance la plus pénible des
mortifications : eh bien ! Benoîte se l'impose avec un grand courage et une
constance admirable. « Depuis l'âge de quatorze ans jusqu'à vingt-deux, elle ne
dort, chaque nuit, que trois heures au plus. » Cet amour si précoce et si passionné pour la croix, cette soif insatiable
d'austérités étonnent, sans doute, notre délicatesse ; mais que notre
sensualisme en prenne son parti; nous verrons la pieuse Bergère exercer contre
son corps virginal bien d'autres rigueurs. En admirant, dans une jeune fille de quinze ans, cette passion pour les
austérités, quelques lecteurs pourraient se demander comment elle a pu se
procurer les divers instruments de pénitence dont l'usage est considéré par un
grand nombre comme l'apanage exclusif des cloîtres et qui sont, en effet,
confinés aujourd'hui dans l'étroite cellule des portiers des monastères. Mais
il n'en était pas ainsi au XVIIe siècle. La pénitence chrétienne était encore
en honneur, et les moyens de la pratiquer n'étaient point cachés comme des
instruments de crimes. L'industrie, le commerce en faisaient le trafic : ils
étaient transportés, vendus et achetés publiquement comme de nos jours les
chapelets, les médailles et les autres objets de piété. Benoîte avait acheté la
plupart des siens d'un mercier de Grenoble.
43 CHAPITRE V Dévotion de Benoîte envers la Sainte Vierge.
Prédilection de la Sainte Vierge pour Benoîte
« Sachant que je ne puis être pur que par le don de Dieu, je me suis
approché du Seigneur et je l'ai prié (1). » Si le lis de la pureté veut ètre protégé par les épines de la mortification, il doit être
fécondé par la prière. Benoîte l'apprit de bonne heure. C'est pourquoi l'esprit
de prière se trouve en elle étroitement uni à l'esprit de pénitence. Prier,
c'était, pour la jeune fille, non une tâche à remplir, mais une indicible
jouissance, un vrai bonheur. Aussi la prière tenait une large place dans ses
occupations quotidiennes. Petite gardeuse du troupeau de sa mère, entre huit et douze ans, elle
priait souvent et longtemps, soit au pied de quelque croix, soit à l'église du
village. Elle ne craignait même pas de laisser son troupeau à la garde de Dieu,
ou plutôt de la Sainte Vierge, pour aller au saint temple satisfaire sa piété.
Cet amour pour la prière n'échappe pas aux yeux de ses maîtres ; ils en sont
édifiés, et l'un d'eux proclame hautement que « Benoîte aime bien à prier. » Mais, dans ses communications avec le Ciel, la pieuse Bergère aime surtout
à s'adresser à la Mère de Dieu. M. le Prieur a dit souvent « qu'elle est toute
bonne, toute miséricordieuse, toute compatissante
(1) Sag. VIII, 21.
44
aux pauvres
pécheurs ! comment n'en ferait-elle pas sa médiatrice ? Le petit agneau perdu
au milieu d'un troupeau appelle sa mère par des bêlements plaintifs, et court à
elle quand il a entendu sa voix ; ainsi fait Benoîte : dès le début de son exil
terrestre, elle crie vers sa Mère du Ciel et se jette entre ses bras avec un
abandon filial , persuadée que sa prière sera mieux exaucée en passant par son
cour maternel. Sa confiance n'est point trompée : l'auguste Vierge accueille favorablement
les suppliques de sa fille. Une preuve entre mille. Au village, une femme tombe gravement malade et perd l'usage de la parole.
Benoîte l'apprend, et, bien qu'elle ne soit encore 'qu'une enfant de sept à
huit ans, elle est touchée de son pitoyable état. Aussitôt elle réunit ses
compagnes. « Venez, leur dit-elle, allons dire le rosaire pour cette malade. »
Les voilà récitant leur chapelet avec un entrain qu'anime la ferveur de la
Bergère. La sainte prière n'est pas terminée que la malade recouvre la parole,
et le premier usage qu'elle en fait est de remercier la troupe enfantine qui
arrive près d'elle. Un fait étrange se passe en ce moment. La malade semble
lire dans l'âme de chacune des petites filles qu'elle a sous les yeux : elle
voit les divers degrés de grâce dont elles sont ornées. Oubliant la beauté
physique de ces enfants, elle n'est plus frappée que de leur beauté morale, et
elle s'empresse de la leur faire connaître: « Vous êtes la plus belle, dit-elle
à Benoîte, puis vous, puis vous » les désignant ainsi toutes, les unes après
les autres. Peu de temps après elle se confesse, et meurt chrétiennement. Benoîte avait donc une dévotion particulière au Rosaire. Nous l'avons vu,
le jour qu'elle quitte sa mère pour entrer en condition, elle demande pour
toute faveur un chapelet : ainsi pourvue, elle supportera plus aisément la
séparation de la famille, et
45
elle trouvera un
accès plus facile et plus sûr auprès de la Mère de Dieu. « Le rationaliste
sourit, en voyant passer des files de gens qui redisent une même parole et
égrènent leur chapelet. Toutes les fois qu'une chose arrive à la perpétuité et
à l'universalité, elle renferme nécessairement une mystérieuse harmonie avec
les besoins et les destinées de l'homme. Tel est le Rosaire. Celui qui est
éclairé d'une vraie lumière comprend que l'amour n'a qu'un mot, et qu'en le
disant toujours, il ne le répète jamais (1). » Le bonheur que Benoîte trouve dans cette prière, qui la met ainsi en
relations avec la Mère de Dieu, fait naître en elle un désir ardent de la voir.
Ce désir s'accroît par tout ce que la pieuse enfant entend dire chaque jour de
la reine de son coeur. Gardons-nous de voir dans
cette aspiration véhémente une pensée ambitieuse, inspirée par le démon de
l'orgueil. Benoîte, blessée au cœur par les amabilités ineffables de la Vierge
très pure, ne pense pas à ce qu'il y aurait de miraculeux dans la vision
qu'elle désire ; elle n'écoute que son coeur, qui
réclame l'objet de son ardente affection. L'amour ne connaît pas
d'impossibilité : Amor de impossibilitate non causatur (2). Mais, s'il plaît à la Sainte Vierge d'irriter les désirs de sa fille en
différant de se montrer à elle, une première satisfaction lui sera cependant
accordée. Elle verra les Anges , en attendant qu'elle puisse avoir le bonheur
de contempler leur Reine. Un jour elle assistait à l'agonie d'un enfant de deux ans. Tout à coup ,
elle aperçoit quinze Anges qui se tiennent près du berceau; et lorsque l'ange
terrestre a rendu le dernier soupir, treize de ses frères du Ciel transportent
son âme au Paradis, tandis que les deux autres restent pour garder son corps,
destiné à la résurrection glorieuse. La vue de ces esprits bienheureux inonde
de joie le coeur de
(1)
Lacordaire. Vie de saint Dominique.
(2) Imit. Chr., lib. 3, cap. V.
46
Benoîte; et pour
lui faire mieux apprécier encore la beauté de leur essence et la sublimité de
leur dévouement pour les hommes, la Providence permet que la pieuse enfant soit
un jour témoin aussi de la mort d'une méchante femme et du triste rôle que les
Anges pervers remplissent auprès des pécheurs. Tandis que la malheureuse
agonisait, la Bergère vit à son chevet douze gros chiens, la gueule ouverte et
l'oeil fixé sur la mourante, prêts à saisir son âme
au passage et à l'emporter. Ces visions des esprits sont le prélude des
apparitions de la Mère de Dieu. Benoîte a atteint sa seizième année. Elle est arrivée à la veille des
grands événements qui vont remplir toute sa longue vie. Demain, un ambassadeur
céleste lui annoncera la prochaine visite de la Reine du Ciel; après-demain,
cette visite inondera son âme d'un bonheur inconnu à la terre, et enchaînera
son coeur par les liens les plus doux et les plus
forts; puis se succèderont des jours et des années qui feront descendre le Ciel
tout entier dans l'humble vallon du Laus, pour y
glorifier Dieu par la conversion des pécheurs. Benoîte sera l'instrument de
toutes ces merveilles : heureuses destinées que celles de cette enfant ! Mais quel est donc cet aimant mystérieux qui attire la Souveraine des Anges
vers cette pauvre gardeuse de brebis? Ah ! sans doute, il ne nous est pas
permis de demander au Ciel la raison de ses préférences, mais il nous est
facile de la deviner. De tous mes agneaux, disait Bernardette
Soubiroux, qui a avec notre Benoîte Rencurel tant de traits de ressemblance, il en est un que
j'aime plus que tous les autres. — « Et lequel ? » lui demandait-on. — « Celui
que j'aime le plus, c'est le plus petit. » Sans le savoir, la Bergère de Lourdes donnait le motif des prédilections
divines à son égard et à l'égard de tant d'autres. Dieu aime d'un amour plus
tendre tout ce qui est petit.
47 Les enfants, les pauvres, les infirmes, les délaissés ont eu autrefois les
préférences du Coeur de Jésus ; ils les ont encore
aujourd'hui. « De tout temps, et sauf de légères exceptions, les apparitions,
les visions, les révélations particulières ont été le privilège de ces
indigents et de ces petits que le monde dédaigne (1). » Ces prédilections de
Dieu en faveur de tout ce qui est faible et humble, nous expliquent celles de
la Sainte Vierge pour Benoîte. Les tendresses de Marie vont là où sont les
complaisances de Jésus. C'est l'innocence, l'humilité et la pureté de cette
enfant du village, qui ont séduit le coeur de la
Reine du Ciel. Innocente! Benoîte l'a été toute sa vie. Loin de tout contact impur, ne
s'entretenant sur les coteaux et dans les bois qu'avec la Vierge Marie, qu'elle
couronnait sans cesse de prières en disant son chapelet, elle conserva cette
candeur parfaite que le souffle du monde ternit si vite, même chez les meilleurs.
Aussi, ni l'oeil vigilant et inquiet de ses parents,
ni la surveillance sévère de ses maîtres, ni les inquisitions jalouses des
pharisiens de son temps, ne purent découvrir en elle, nous ne disons pas un
vice, mais un seul acte répréhensible. A soixante-onze ans, Benoîte pourra
présenter à Dieu sa robe baptismale sans souillure. Simple! notre héroïne l'a été à un tel degré que, même au village, il eût
été difficile de trouver un seul enfant qui le fût plus qu'elle. Cette vertu
constitue si bien le fond de sa nature qu'elle la portera au tombeau. Ce
caractère distinctif de la vie de notre Bergère a fixé, à Rome, l'attention des
savants examinateurs de la cause de sa canonisation , et a excité en eux une
admiration bien légitime. Humble! qui le fut plus que notre petite bergère? Elle aime sa condition
pauvre et obscure; jamais il
(1) M.
Lasserre. N.-D. de Lourdes.
48
ne lui vient à la
pensée de regarder plus haut ou d'aspirer à mieux. Les faveurs extraordinaires
qu'elle reçoit ne lui inspirent aucun sentiment d'orgueil. Si elle entend dire
autour d'elle que son bonheur est grand et son sort digne d'envie, elle le
croit, elle en bénit le Seigneur; mais son âme n'en est point enflée. Pure ! nos lecteurs savent. déjà combien Benoîte le fut. Dans sa famille,
chez les étrangers , à la maison, aux champs, partout, des témoignages
incontestables s'élèvent en faveur de son angélique pureté. L'âge des passions,
si funeste à la vertu du grand nombre, apportera un nouveau lustre à celle de
Benoîte. Jamais un seul nuage ne viendra ternir ce diamant plus brillant que
l'or. plus limpide que le cristal : Virginitas
argento splendidior, cristallo purior (1). L'oeil de la Sainte Vierge a découvert ces trésors
spirituels de la petite bergère de Saint-Etienne; et c'est pourquoi elle se
penche vers elle, comme une mère sur le berceau de son enfant, pour la combler
des plus ineffables caresses. CHAPITRE VI Apparition de saint Maurice à Benoîte
Vers le sud-ouest de Saint-Etienne s'élève une splendide montagne, dont la
base est arrosée par l'Avance au nord et par la Durance au
(1) Saint
Thomas de Villeneuve.
49
forêt, et de
l'autre par des vignes plantureuses, et dont le sommet arrondi se couvre, à
chaque printemps, d'une luxuriante végétation d'arbres, de verdure et de
fleurs. Pour donner à son troupeau un peu d'ombre et de fraîcheur, la Bergère le
conduisait assez souvent le long de la lisière de ce grand bois; parfois même
elle s'engageait assez avant dans ses profondeurs. Au printemps de 1664, elle
avait, à diverses reprises, dirigé ses chères brebis vers ces gras pâturages.
Or, tandis que, précédant ou suivant son troupeau, elle récitait son rosaire ou
rêvait des choses du Ciel, un beau vieillard était apparu à ses yeux, et
s'était ensuite éclipsé en silence dans l'ombre de la forêt. Cette vision
s'était renouvelée quatre ou cinq fois, mais l'enfant n'en avait été nullement
frappée, s'imaginant que c'était là un simple mortel. Il advint néanmoins qu'un
jour le vénérable personnage se manifesta à la Bergère d'une façon plus ouverte
et plus intime.
C'était au
commencement du mois de mai, si beau partout, mais en particulier dans nos
fraîches montagnes. Benoîte, tourmentée par la soif, s'enfonce dans le bois,
dans l'espoir d'y trouver une source où elle puisse se désaltérer. Ses
recherches la conduisent sur le plateau situé vers le banc occidental de la
montagne, et à quelques centaines de mètres du sommet. Son troupeau, qu'elle a
un moment oublié, la suit à son insu. Parvenue à cette hauteur, la Bergère
aperçoit d'abord quelques masures désertes. Ignorant qu'il y avait là les
ruines d'une ancienne église, elle s'en approche cependant et se met à réciter
son chapelet. Pendant qu'elle oublie ainsi la soif qui la tourmente pour
envoyer une couronne de salutations à sa mère du Ciel, le vieillard qu'elle
avait aperçu déjà plusieurs fois se présente à elle. Il était beau, avait la
barbe longue, la taille élevée, la figure douce, son vêtement était rouge, il
50
portait sur la
tête une mitre. « — Ma fille, dit-il à la Bergère, que faites-vous ici?— Je
garde mon bétail, répond l'enfant; je prie Dieu en cherchant de l'eau pour
boire. Je vais vous en tirer, réplique le vénérable vieillard: » Et, ce disant,
il s'avance vers la margelle d'un puits qui se trouvait tout près de là et que
Benoîte n'avait point remarqué. Pendant ce temps, la bergère prend dans sa
panetière un morceau de pain , qu'elle serait tout heureuse de partager avec
l'obligeant inconnu. « — Messire, dit-elle, vous plairait-il d'accepter un peu
de mon pain, pour partager avec moi? — Non, ma fille, je n'en ai pas besoin. —
Faut-il bien que vous mangiez : vous vous portez si bien, vous êtes si vermeil
! — Je ne vis pas de pain terrestre, je ne mange que le pain du Ciel; vous, ma
fille, prenez votre réfection, je vais vous bailler de l'eau. » En disant ces
mots, le messager céleste amène de l'eau du fond du puits et en offre à la
bergère. Celle-ci , encouragée par cet acte de bienveillance et par
l'affabilité du vieillard, renoue la conversation avec une familiarité et une
curiosité d'enfant. « — Vous êtes si beau ! seriez-vous un Ange, ou Jésus? — Je
suis Maurice. Cette masure était une chapelle érigée en mon honneur; la voilà
croulant de toutes parts : mais malheur à ceux qui en perçoivent les revenus !
ils en répondront devant Dieu, car c'est là que je veux être honoré. »
Un instant après,
il ajoute : « — Ma fille, ne retournez pas en ces lieux, parce qu'ils font
partie d'un autre territoire : les gardes y prendraient votre troupeau, s'ils
l'y trouvaient. Allez dans le vallon qui est au-dessus de Saint-Etienne; c'est
là que vous verrez la bonne Mère de Dieu. — Hélas ! Messire, elle est au Ciel, comment
la verrai-je ici? — Oui, réplique l'ambassadeur céleste, elle est au Ciel, et
sur la terre aussi, quand elle le veut. » Ces dernières paroles de saint Maurice durent faire naître dans l'esprit de
Benoîte la pensée que,
51
peut-être,
quelque jour, la bonne Mère de Dieu. Quoi qu'il en soit, la délicieuse
conversation qu'elle avait eue avec le beau vieillard avait duré deux heures.
Le soleil descendait rapidement derrière la montagne, il se faisait tard;
Benoîte reprend le chemin du village. Elle descend le coeur
joyeux; ses brebis bondissent devant elle comme si elles eussent partagé son
bonheur. Saint Maurice l'accompagne quelques instants ; puis, avant de la
quitter, il veut lui donner une preuve de la vérité de ses paroles et achever
de la persuader du bonheur qui l'attend. « Prenez ce bâton, dit-il : vous
verrez au bas de la montagne quatre loups, qui se lanceront sur vos brebis;
menacez-les de ce bâton, et ils s'en iront sans faire aucun mal au troupeau. »
Là-dessus il disparaît. Benoîte continue sa route, et quelques instants après,
la prophétie du bon vieillard s'accomplissait. Les loups annoncés sortent d'un
fourré, se jettent sur le troupeau, qui se disperse avec effroi; mais la
Bergère menace de l'aune mystérieuse les féroces animaux, qui s'enfuient dans
le bois. Les cinq trenteniers de brebis et de chèvres
rentrent au bercail sans que le plus petit agneau manque à l'appel. CHAPITRE VII Première apparition de la Sainte Vierge à
Benoîte.
Etait-ce un pressentiment? Etait-ce un don de Dieu? Nous l'ignorons, mais,
dès sa première enfance, Benoîte avait un grand désir de voir la Très Sainte
Vierge. Ce désir va être satisfait; le noble
52
vieillard
rencontré sur la montagne de Le vallon où courent les moutons de Benoîte s'ouvre au-dessus de
Saint-Etienne, dans un ravin qui descend de la lisière du bois. Au fond, et
entre deux branches du torrent, se trouve, dans une roche à plâtre en
exploitation, une petite grotte près de. laquelle la Bergère avait coutume de
réciter son chapelet. Cet endroit s'appelle Les Fours, sans doute parce que les
habitants du village y cuisent le plâtre nécessaire à leurs constructions. A peine arrivée en face de la grotte, Benoîte voit tout à coup une belle
Dame, qui tient un petit enfant d'une beauté singulière. Ce spectacle la ravit
: elle est si belle, en effet, cette Dame ! Il y a dans son visage une
expression de grâce céleste, de majesté douce qui n'ont rien de semblable sur
la terre. Et cependant, malgré tout ce qu'elle voit, malgré son désir et la
prédiction de saint Maurice, Benoîte n'a même pas l'idée que ce personnage
mystérieux pourrait bien être la Reine du Ciel : peut-être
55
persiste-t-elle à
se croire indigne de l'ineffable bonheur de contempler les traits de la Mère de
Dieu; mais elle n'est nullement troublée par cette vision étrange, et croit
n'avoir devant ses yeux qu'une simple mortelle; et dans son ingénuité, elle
s'empresse de lui faire cette question usitée au village : « Belle Dame , que
faites-vous là ?... Voulez-vous acheter du plâtre? » Puis, sans attendre la
réponse, et toute émerveillée de la beauté de l'enfant que la « Belle Dame »
tenait par la main , elle ajoute : « Vous plairait-il de nous donner cet
enfant? Il nous réjouirait tous. » La Dame sourit de sa simplicité et ne dit
mot. La vision dura longtemps encore. Benoîte ne pouvait se lasser de la
contempler. Cependant le soleil avait accompli plus de la moitié de sa course.
La faim, peut-être, ramena un instant la Bergère à la réalité de la vie;
prenant, en effet, le morceau de pain que sa maîtresse lui avait donné, elle
dit à la « Belle Dame » : « Voulez-vous goûter avec moi ? J'ai du bon pain, nous
le tremperons dans la fontaine. » La Dame sourit de nouveau et continua à
fasciner les yeux de la petite bergère. Elle allait et venait devant le creux
du rocher, s'approchait ou s'éloignait de Benoîte; puis, quand le soir fut
venu, Elle prit l'admirable enfant dans ses bras, pénétra dans la grotte et
disparut. La Bergère reste sous l'ineffable impression de ce spectacle. La joie
déborde sur ses traits ; toute son âme est dans ses yeux et la parole expire
sur ses lèvres, même pour demander, à celle qui la ravit, qui elle est.
Semblable aux disciples du Sauveur qui, après son ascension, restèrent
longtemps les yeux fixés au Ciel, elle ne peut détacher ses regards de la roche
où elle a vu disparaître la ravissante apparition. Les heures passent sans
qu'elle s'en aperçoive ; les étoiles la surprennent à la même place. Le
bêlement de ses brebis vient la rappeler à
56
elle-même et
l'avertir qu'il est temps de se retirer. Volontiers elle fût restée là encore,
si elle n'eût craint de donner de l'inquiétude à ses maîtres ou de mériter leur
réprimande. Dès ce moment, une sorte de passion, si l'on peut donner ce nom à un
sentiment si pur, s'empare de ce coeur innocent :
l'ardent désir de revoir la Dame incomparable. Ce désir est bientôt satisfait;
car le lendemain l'apparition se renouvelle et, avec elle, les transports de
bonheur et de ravissement. Ce paradis sur la terre dure près de quatre mois. A partir des premiers,
jours de mai jusqu'au 29 août, la glorieuse Vierge descendait tous les jours au
vallon pour procurer à l'humble bergère l'indicible bonheur de la contempler. La pieuse enfant met à profit ces heures de délices célestes. Elle se
plonge de plus en plus dans l'admiration de cette perfection surhumaine. Son
âme semble se détacher des liens grossiers des sens. On dirait qu'elle n'est
plus de la terre : un seul objet l'absorbe, elle devient étrangère à tout ce
qui l'environne. Le pain, le temps, le troupeau, tout, jusqu'au rosaire, est
oublié. Les jours sont trop courts et les nuits trop longues; elle ne se retire
qu'aux étoiles et revient au point du jour. Elle n'attend même pas le retour de
la lumière, mais, rêvant délicieusement de l'objet de son amour, elle se lève
au milieu des ténèbres, et, vêtue à peine, elle conduit son troupeau au vallon,
et y reste jusqu'à ce que la fraîcheur de la nuit ou les pierres du chemin la
tirent de sa douce rêverie. Elle entre alors au logis, mais pour revenir aux
premiers rayons de l'aurore naissante, tant son coeur
souffre loin de l'objet qui le passionne. Et, chose étrange ! le troupeau, lui aussi, semble subir les influences
mystérieuses qui chaque jour ramènent Benoîte à la grotte des Fours. Il n'y a
presque là que rochers, cailloux et terrains arides;
57
n’importe! Si,
par l'ordre du maître, il est conduit dans des pâturages plus gras, il revient
de lui-même au vallon et y reste sans que la houlette le retienne; et, ce qui
est plus singulier encore, il y prend un embonpoint que n'ont pas les autres
troupeaux du village. Bien que Benoîte ne sache point encore quel est le personnage mystérieux
qui vient chaque jour réjouir sa vue et son coeur, il
s'opère néanmoins dans tout son être une transformation qui frappe les yeux de
tous ceux qui la connaissent. Sa figure s'illumine, son teint se colore, son
regard, déjà limpide et modeste, devient plus doux; sa démarche est plus grave
; son langage est plus que jamais simple et réservé ; sa parole s'impose à ceux
qui l'écoutent ; ceux même qui affichent une plus grande incrédulité sont
ébranlés. Tout le monde veut la voir et l'entendre. Elle redit à tous ce qui
fait l'objet de son bonheur, avec un accent si convaincu que de tous côtés
s'échappe cette parole : « Si c'était la Sainte Vierge qu'elle voit? » Benoîte
ne soupçonne rien ; elle ne cherche même pas à savoir. Elle voit, elle aime,
elle est heureuse : n'est-ce point assez ?
Néanmoins, ce
commerce muet entre la Vierge bénie et la petite bergère ne devait pas durer
toujours. Après avoir enchaîné le coeur de Benoîte
par le spectacle de sa beauté céleste prolongé pendant deux mois, la Mère de
Dieu rompit enfin ce silence trop long, et ajouta aux attraits de sa présence
les charmes de sa parole. Nous ne savons pas tout ce que la Sainte Vierge a dit à Benoîte durant les
longs jours de ses apparitions, mais le peu qui nous en est resté nous montre
que la Mère de Dieu a voulu surtout instruire, éprouver et consoler l'humble
bergère. I. — Benoîte aimait à prier ; la très pieuse Vierge Marie la confirme dans
cet esprit de prière. A plusieurs
58
reprises, elle
l'envoie adorer Dieu à l'église du village, promettant, dans l'intervalle, de
veiller elle-même sur le troupeau : ce qu'elle fait avec une touchante
sollicitude. En encourageant dans son élève cet esprit de piété, la Sainte Vierge
voulait par elle le communiquer aux jeunes filles de Saint-Etienne; et, afin
que les exemples et les paroles de Benoîte fussent plus efficaces auprès de ses
compagnes, « la Mère de Dieu avait donné à celles-ci une grande tendresse pour
la Bergère. Or, un jour, la belle Daine dit à Benoîte : « Engagez les filles de
Saint-Etienne à chanter les litanies de la Sainte Vierge tous les soirs et avec
la permission de M. le Prieur, et vous verrez qu'elles le feront. » Elles le
firent, en effet, avec la plus tendre dévotion qu'on puisse imaginer, mais ce
ne fut que lorsque la glorieuse inconnue eut, elle-même, appris ces litanies à
la Bergère, car ni elle ni ses compagnes ne les savaient (1). » La bonne Mère de Dieu se fait donc l'humble institutrice de la pieuse
fille. Avec une condescendance admirable, elle répète mot à mot à son élève,
comme les mères font à leurs enfants, les litanies, le verset et l'oraison.
Benoîte les redit sans hésiter après trois répétitions seulement. En très peu
de temps aussi elle apprend une amende honorable au Saint-Sacrement. Les litanies sont restées comme un monument des premières apparitions et
comme la prière bien-aimée du Laus et de toute la
vallée. Les filles d'Avançon et de Valserres
rivalisèrent à les chanter avec celles de Saint-Etienne. Cet usage s'est
continué, depuis, dans ces paroisses. Aux fêtes et aux dimanches, le chant des
litanies retentit au pied des autels de la Sainte Vierge. Au Laus surtout, c'est la prière de prédilection.
(1) M. Peythieu.
59
Elle est chantée
à la prière du soir tous les samedis et tous les dimanches, la veille et le
jour de toutes les fêtés ; elle est aussi le chant de toutes les processions
qui viennent au Laus ou qui s'y font; enfin, elle est
récitée par tout prêtre qui célèbre le saint sacrifice au Sanctuaire,
immédiatement après le dernier évangile : c'est un privilège accordé dès les
premiers jours du Pèlerinage et renouvelé en 1855, avec indulgence de 300
jours. II. — Après l'esprit de prière, l'esprit de détachement. Un jour, la Mère de Dieu demande à Benoîte un de ses moutons, — sans doute,
l'un des plus beaux,—et une chèvre magnifique qu'elle lui indique de la main. «
— Pour le mouton, répond la Bergère, oui, belle Dame, je vous le baillerai : je
le compterai sur mes gages; mais, pour la chèvre, je la garde; elle me fait
besoin, parce qu'elle me porte quand je suis lasse, et pour passer la rivière
quand elle est grosse. Si vous m'en bailliez trente écus, je ne vous la
baillerais pas. » « Ma fille, reprend la Dame, je ne vous en baillerai pas
trente écus. Vous l'aimez trop , votre chèvre : vous lui donnez des raisins et
du pain. Il vaut mieux les donner aux pauvres. » Dans une autre circonstance, la belle Dame apprend encore à Benoîte la
sobriété et le bon usage des biens de ce monde. Une fille du village,
rencontrant Benoîte tout près d'un verger dont elle était propriétaire,
l'autorise à y cueillir du fruit à condition qu'elle ferait bonne garde contre
les maraudeurs. La Bergère s'acquitte avec soin de la mission qui lui est
confiée, et, vers le soir, elle croit pouvoir ramasser, sur le sol, plein son
tablier de fruits, pour en offrir à son maître et à ses voisins. « La belle
Dame, alors, lui apparaît et lui dit qu'il n'en fallait pas tant prendre, mais
se contenter de quatre ou cinq et laisser le reste. » Benoîte obéit avec une
60
promptitude
quelque peu brusque. elle jette les fruits qui roulent dans le ruisseau. La
Mère de Dieu la reprend, et lui commande de ramasser toutes ces poires et de
les mettre au pied de l'arbre. Ce que fait la Bergère, sans en garder une
seule. La leçon fut bonne, car, peu de temps après, elle remplit le même office en
faveur de l'une de ses compagnes, sans toucher ii un seul fruit. III. — Voici, maintenant, des leçons de patience. Un jour qu'elle l'envoie à la Messe, la Dame fait passer le troupeau de
Benoîte dans un autre vallon assez éloigné. A son retour, la Bergère ne le
trouve pas à l'endroit où elle l'a laissé, elle se met à pleurer et à le
chercher, sans pourtant s'impatienter. Elle retourne au village. Son mitre, la
voyant seule, croit qu'on a enlevé son troupeau : il se fâche contre elle.
Benoîte revient à la montagne et retrouve ses moutons. La Dame lui apparaît
alors et lui dit: u Vous m'avez fait plaisir de ne vous impatienter pas. Ce que
j'ai fait n'est que pour éprouver. votre patience.
Les charmes de la
Mère de Dieu retenaient quelquefois fort tard la jeune bergère au vallon des
Fours. Or, un soir qu'elle rentrait à l'heure des étoiles, sa maîtresse
l'accueille avec de sévères réprimandes, auxquelles elle ajoute un soufflet.
Benoîte accepte tout avec le sourire sur les lèvres. Cette quiétude exaspère la
maîtresse, qui lance à la figure de la pauvrette cette injuste accusation:
«Vous avez la tête du diable. » Plus sensible à cette injure qu'au soufflet,
l'enfant se met à pleurer. Le lendemain, elle porte sa plainte à la belle Dame,
qui lui recommande de rentrer de meilleure heure à l'avenir, pour ne pas
exposer sa maîtresse à de pareils emportements. IV. — A côté des éprouves, la très douce Vierge place les consolations.
61 Un jour, Elle tend sa main divine à l'humble bergère. Celle-ci n'ose
accepter cette insigne faveur. « Bonne Mère, s'écrie-t-elle, je ne suis
pas seulement digne de baiser les vestiges de vos pieds. » Une autre fois, la Reine du Ciel, voyant sa petite amie lasse et tombant de
fatigue, pousse la bonté jusqu'à l'inviter à se reposer près d'elle. L'enfant
obéit et s'endort doucement sur le bord du manteau royal. Dans une autre circonstance, la Consolatrice des affligés dissipe un
chagrin de la bergère, en lui dévoilant la fourberie d'un homme méchant. Ses
chèvres, d'habitude si dociles à la houlette, se séparèrent un jour du reste du
troupeau et s'en allèrent, broutant d'ici et de là, jusqu'au sommet de la
montagne, où se trouvait un chalet appartenant à un habitant de Remollon. Celui-ci avait été condamné autrefois à donner à
l'église de Saint-Etienne une chasuble et une aube, pour un délit qu'il avait
commis dans un bois situé sur le territoire de ce village. Or, des travailleurs
qui se trouvaient réunis près du chalet, au moment où arrivaient les chèvres
égarées de Benoîte, conseillèrent au délinquant de se venger en les capturant.
Le malheureux eut la faiblesse de suivre cet avis pervers ; de plus, pour
obliger son propriétaire à payer de forts dommages-intérêts, il fait entrer ce
bétail dans son blé. Pendant ce temps , la belle Dame rassure la Bergère
désolée et lui fait connaître tout ce qui se passe sur la montagne. Quelques
moments après, Benoîte arrive, en effet, près du voleur et réclame ses chèvres.
L'homme se fâche et déclare ne vouloir rendre le bétail que lorsqu'on lui aura
payé tous les dégâts qu'il a faits dans son champ de blé. Benoîte, pour toute
réponse, met à nu la conduite indélicate de ce misérable, ainsi que la
perversité de ses conseillers. En présence de cette révélation si précise et si
inattendue, ils demeurent
62
comme terrifiés
et s'empressent de rendre à la bergère son petit troupeau. Par un prodige d'un
autre genre, les chèvres qui avaient déjà donné, ce jour-là, tout leur lait au
ravisseur, en donnèrent une quantité plus grande que d'habitude à leur légitime
propriétaire. Benoit, en fut toute réjouie et en rendit grâces à sa belle Dame. A l'école de Celle qui est appelée le « Trône de la Sagesse, Sedes Sapientiae, »
Benoîte perfectionne ses vertus. Une chose, néanmoins , demeure en elle tenace,
profonde. obstinée;, c'est sa simplicité. Ni l'âge, ni son commerce avec le
Ciel, ni ses relations avec les hommes n'y apporteront aucun changement. Ce
serait à en être scandalisé si l'Evangile ne nous disait que le royaume des
cieux est là. Voici un fait qui donne la mesure de cette disposition d'esprit
dans notre jeune Bergère. La maîtresse du troupeau, femme de Jean Rolland, avait donné le jour à une
fille qui, parait-il , n'était pas très belle. Peut-être était-elle l'image de
l'âme de sa mère, qui passait pour être dure, acariâtre, gourmande, et, par-dessus
tout, blasphématrice du nom de Jésus. Benoîte rie pouvait aimer cette enfant
autant qu'elle l'aurait voulu. Elle forme donc dans son esprit un projet
étrange : il ne s'agissait rien moins que d'échanger la petite créature
disgraciée contre le « beau poupon » de la Dame. Elle prend, en conséquence, le
nourrisson dans son tablier et se dispose à partir pour le vallon. — « Où allez-vous,
Benoîte; où portez-vous cette enfant? » s'écrie la mère. — « Comme elle est
tant laide, répond la Bergère, je la porte à la Dame, pour l'échanger contre
son beau poupon, que nous porterons à l'église et qui réjouira tout le monde. »
Elle l'aurait fait, ajoute l'historien, si sa maîtresse ne lui eût ôté son
enfant. « O conseils incompréhensibles de Dieu ! Cette grande enfant est
douée d'un coup d'oeil d'aigle
63
devant lequel les
consciences n'auront plus de secrets, les régions invisibles plus de voiles,
et, chose peut-être plus rare, elle va convertir par myriades les pécheurs les
plus obstinés (1). » Cet apostolat de Benoîte commence avec les premières apparitions. Le récit
de ses mystérieuses entrevues met tout le pays en émoi. Un triple courant se
forme dans les esprits : adhésion chez les uns, opposition chez les autres, et
doute chez un plus grand nombre. Dans cette dernière catégorie, il faut ranger
la maîtresse de Benoîte. Elle partageait l'étonnement de son mari au sujet de
son troupeau, qui, au lieu de dépérir dans les maigres pâturages du vallon, y
prospérait à merveille; mais ce qui l'impressionnait surtout, c'était
l'inaltérable douceur de sa bergère, mise souvent à de rudes épreuves. Elle
allait donc répétant à sa famille : « Il faut qu'il y ait là quelque chose
d'extraordinaire ou pour le bien ou pour le mal. » Elle voulut s'en assurer. « Sortant à la dérobée, un beau matin, de chez elle, elle se glissa par le
lit assez profond que le ruisseau a creusé depuis le bois jusqu'à l'église, et,
sans être aperçue, elle arriva avant la Bergère à la grotte, où elle se cacha
sous une roche. Sa curiosité pouvait être punie ; mais Benoîte priait souvent
pour sa maîtresse; au lieu d'un châtiment, celle-ci trouva le salut (2). » Benoîte, de son côté, arrive à la grotte quelques instants après et y voit
sa belle Dame. — « Votre maîtresse est là cachée sous la roche, dit
celle-ci. — Elle n'y est pas , répond Benoîte, je l'ai laissée au lit, belle
Dame ; qui doit mieux le savoir de nous deux? — Elle y est, réplique la Sainte
Vierge : vous la trouverez sous la roche. Avertissez-là de ne point tant jurer
le nom de Jésus; car, si elle continue, il n'y aura point de paradis pour elle.
Sa conscience est
(1) M. Pron.
(2) Ibid.
64
en très mauvais
état; qu'elle fasse pénitence; qu'elle donne aux pauvres les plus nécessiteux
de la paroisse la viande, le vin et les bouillons qu'elle prendrait les jours
de Pâques, de la Pentecôte et de la Noël; qu'elle ne mange que du pain et ne
boive que de l'eau, et elle aura le paradis.
La pécheresse a
tout entendu. Le repentir pénètre dans son âme; elle gémit et pleure amèrement.
Benoîte la trouve tout en lampes et lui dit : « — Vous m'avez fait dire un
mensonge è la Dame; je vous croyais au lit. — J'ai tout entendu , répond la
maîtresse ; je me corrigerai. » Elle tint parole : sa conversion fut
complète. La prière remplaça les blasphèmes ; les jeûnes
et les aumônes succédèrent à la gourmandise, et la fréquentation des sacrements
édifia ceux qu'avait scandalisé son peu de dévotion. Il fut facile, dès ce moment, de comprendre que l'extraordinaire était pour
le bien, et dès lors, le doute et l'incrédulité n'étaient plus permis. Le fait
suivant en est la preuve. Un paysan de Saint-Etienne s'en allait mettre le feu à un four à plâtre
qu'il avait établi près de la grotte mystérieuse. Inspiré par un fâcheux démon,
il dit sur un ton de sotte bravade : « Je m'en vais chauffer la Dame de
Benoîte. » Cette raillerie lui coûta cher. Il brûla, pour chauffer son four,
dix fois plus de bois qu'il n'en aurait fallu, et il ne put venir à bout de
cuire son plâtre. qui se durcissait à mesure que la chaleur augmentait. Le
malheureux fut obligé d'abandonner son oeuvre et se
retira confus. Pendant six ans, ce four resta là comme un témoignage de l'insulte faite à
la Mère de Dieu. Cependant, en 1670, au milieu d'un hiver rigoureux, le pauvre
fabricant de plâtre, pressé par la famine, monta au Laus
et demanda à Benoîte s'il pourrait cuire son gypse pour donner du pain à ses
enfants. « Oui, dit la Bergère, vous le pouvez. » L'interdit divin était levé,
et l'oeuvre put s'accomplir sans difficulté. CHAPITRE VIII La Sainte Vierge se fait connaître à
Benoîte (1)
Des faits aussi extraordinaires et aussi publics que le châtiment providentiel
de ces esprits forts et la conversion de la femme qui voulait éclairer ses
doutes, faits subsistants, qu'il était loisible à chacun de constater à toute
heure, confirmèrent nécessairement des récits qu'on était déjà porté à croire
en voyant la simplicité, la joie , la piété, l'heureuse transformation de celle
qui les faisait. Or, le bruit de ces choses ne pouvait plus rester enfermé dans
la vallée; il passa les montagnes, et la ville de Gap en était saisie lorsque
le juge de la vallée, M. Grimaud, arriva sur les lieux pour s'en enquérir.
Voici son rapport : Comme c'est l'ordinaire des enfants de ne pouvoir
rien céler, et possible par l'ordre de la Providence
divine, nostre Bergère s'estant
expliquée de cette apparition à une infinité de personnes, sur l'advis qui m'en fast donné, comme
juge de la vallée d'Avançon, je creus estre obligé par le debvoir de ma
charge et la gloire de Dieu de tascher de sçavoir ce que ce pouvait estre,
et de parler en particulier à nostre Bergère. Et pour
cet effect, je me rendis audict
lieu de Saint-Estienne, au commencement d'aoust 1664. Et comme elle se trouvait absente, veu qu'elle gardait les brebis au lieu accoutumé, je
l'envoi quérir. Estant venue je la pris en
particulier. Je la trouvai fort raisonnable, d'une humeur fort sincère et
nullement capable d'invention. Je l'interrogeai fort particulièrement sur tout
ce qui nous avait, esté rapporté, même je lui
(1) Nos
historiens ne sont pas bien d'accord pour filer le jour que la Sainte Vierge se
fit connaître à Benoîte. Nous suivons M. Grimaud quia
fait son rapport officiel à ce sujet.
66 représentai le mal qu'elle ferait de dire des choses lesquelles ne fussent
point. Et après plusieurs remontrances que je luy fis
sur l'importance de telles choses, et si elle n'y estoit
point induite par quelqu'un, elle me confirma tout ce que dessus (les diverses
apparitions) aveq une asseurance
et une gaité non pareilles, et me témoigna aussi (ce que je leus
sur son visage) qu'elle recevait une joie et satisfaction incomparables de celte
apparition, sans en estre troublée. Je lui demandai
si elle avoit l'asseurance
de luy parler (1). Laquelle me dit que non. Ce qui
m'obligea, par sainte inspiration, que siens double c'estoit
la Sainte Vierge qui luy apparaissoit
aveq le petit Jésus, ce qui estoit
un bonheur très-particulier pour elle, de luy dire
qu'elle luy devoit parler;
mais qu'auparavant elle se debvoit confesser,
communier et mestre en estai de grâce ; après quoi,
elle pourroit lui parler hardiment et sans crainte.
Je lui dis telles paroles qu'elle lui debvoit
adresser: Ma bonne Dame, je suis, et tout le monde de ce lieu, en grande peine
pour sçavoir qui vous estes ; seriez-vous point la
Mère de nostre bon Dieu ? Ayez la bonté de me le
dire, et l'on ferait baslir ici une chapelle pour
vous y honorer et servir. Benoîte fut exacte à suivre les prescriptions du magistrat. Quelques jours
après, rendue plus pure encore par les sacrements qu'elle venait de recevoir,
elle se hasarda à parler à la « belle Dame » et à lui faire la petite harangue
que lui avait suggérée le juge. Elle demanda donc à l'inconnue qui la ravissait
depuis plus de trois mois, si elle ne serait pas la Mère de Dieu, et si elle
n'aurait pas pour agréable qu'on lui bâtît là une chapelle. La belle Dame ne
crut pas devoir répondre encore à la première question , mais elle trancha la
seconde en disant qu' « il n'était pas nécessaire qu'on bâtît là aucune chose,
parce qu'elle avait fait choix d'un lieu plus agréable. » Ce lieu, la Sainte
Vierge l'indiquera plus tard, lors de l'apparition à Pindrau.
C'est ce que dit assez clairement M. Grimaud, quand il ajoute à la phrase de la
belle Dame ces mots : « A sçavoir le Laus, qu'elle lui a indiqué à la suite. »
(1) Depuis
la question du premier jour, Benoîte n'avait plus interrogé la « Belle Dame ».
Il fallut l'autorité du juge pour l'amener à un acte qu'elle aurait regardé
comme indiscret.
67 Avant de se révéler complètement en déclinant son nom, l'auguste Vierge
veut amener à la grotte des Fours toute la population de Saint-Etienne. C'est
pourquoi le 28 août, veille de la Décollation de saint Jean-Baptiste, elle dit
à Benoîte : « Dites aux filles de Saint-Etiene de
venir ici en procession et en chantant les litanies de la Sainte Vierge; vous
serez à la tête de cette procession, et seule vous aurez l'honneur de me voir
avec mon Fils au bord de l'antre. » Benoîte répond avec cette admirable
ingénuité qui la caractérise. «Possible qu'elles ne me voudront pas croire; je
vous prie de l'écrire. — Non, ce n'est point nécessaire, répond la douce
Vierge, et elle disparaît. » La Bergère, continue M. Grimaud, s'empresse de
transmettre les ordres de la belle Dame à messire Jean Fraisse,
prieur dudit lieu de Saint-Etienne, que nous avions exhorté quelques jours
auparavant de ne point négliger cette affaire et de se mettre en prières et
oraisons, afin qu'il plust à Dieu de découvrir sa
sainte volonté. Le prieur, adhérant à la piété et à la dévotion de ses
paroissiens, s'en alla, le 29 août, en procession avec les filles, les enfants,
les hommes et les femmes vers ledict antre, au bord
duquel nostre Bergère rie manqua point de voir la
Sainte Vierge et le petit Jésus, lesquels ne furent aperçus par d'autres
personnes que par nostre Bergère. Et en arrivant, fut
remarqué le vestige du pied d'un petit enfant imprimé sur la poussière du bord
de l'antre. Sachant que cette procession debvoit
avoir lieu, j'avois donné ordre de bien observer
toute chose, et je ne manquai pas de m'y rendre pour voir s'il arriveroit quelque chose de singulier qui nous fit cognoistre que Dieu prend plaisir que la Sainte Vierge fût
honorée dans ce lieu. Au-devant de l'antre, la procession chantoit les
litanies de la Sainte Vierge, et tout le monde estoit
dans de grandes consternations pour sçavoir ce que se
pourroit estre. Benoîte, qui estoit
demeurée au-devant de l'antre et à quelque pas de nous, me dit que la Damoyselle qu'elle avoit
accoutumée de voir lui disoit, sans la voir
néanmoins, de me dire de faire retirer tout le monde. Ce que je fis. Je dis à nostre Bergère
de prier Dieu à genoux devant l'antre, tandis que je m'écartois
à quelques pas d'elle pour prier aussi en particulier Dieu et sa sainte Mère de
me faire cognoistre leur
68 volonté, aveq ordre que je lui donnois que si elle voyoit
quelque chose, de m'abvertir pour m'y rendre
promptement. Tandis que je priois
Dieu ardemment et de toute l'estendue de mes forces
de me faire cognoistre sa sainte volonté, récitant
l'office de la Sainte Vierge à genoux sur une pierre, distant seulement de cinq
à six pas de nostre Bergère, elle m'advertit avec un ton de joye tout
à faict extraordinaire, en me disant telles paroles:
« Eh ! monsieur le Juge, voyez-vous la Damoyselle ?
Je la vois. Venez vilement. » Il ne faut pas dire si je m'y rendis à grands
pas. Où estant je lui dis : « Où est-elle? » Sur quoy elle me respondit, regardant
dans l'antre aveq joye et estonnement tout ensemble : « Quoy ! monsieur, vous ne la voyez pas? » Et sur ce que
je luy dis que je n'estois
pas homme de bien pour mériter un pareil honneur, elle me dit : « Monsieur,
Elle vous tend le main ! » Ce qui m'obligea, le drapeau au poing et à genoux,
de tendre la main dans l'antre pour avoir si quelque chose d'invisible me
toucherait. Mais la vérité est que je ne touchay
rien. Et dans ce temps, la Bergère me dit que la Damoyselle
disparrissoit et s'enfonçoit
dans l'antre. M. Grimaud était homme de bien ; il fut heureux de ce que la Belle Dame de
Benoîte eût daigné lui tendre la main, bien que sa main mortelle n'ait pu
recevoir le contact divin. Sa foi lui disait qu'il faut être bien pur pour
mériter une semblable faveur. Du reste, il fut toute sa vie très dévot à
Notre-Dame du Laus, qui lui accorda plusieurs grâces
spéciales, entre autres la guérison miraculeuse d'un de ses enfants qui perdait
la vue. Achevons son récit. Cela fait, je m'écartai un peu de nostre Bergère pour prier Dieu, et je luy
dis de demeurer encore là et de prier Dieu aussi Dieu m'inspira de dire à
Benoîte de demander à la Damoyselle qu'elle voyait
comment elle s'appelait. Ce qu'elle fit sur-le-champ. La Belle Dame répondit â Benoîte : « Je suis
Marie, Mère de Jésus. Vous ne me verrez plus ici, ni de quelque temps. » La Bergère transmet cette réponse au magistrat qui ajoute : Ces paroles me confirmèrent tout à fait dans ma
première croyance, sçavoir que la Sainte Vierge
daignait bien paraître à cette simple et pauvre bergère.
69 La « Belle Dame » était donc bien Marie. Ce nom si doux dut faire
tressaillir la jeune fille, mais non l'étonner: le bonheur qu'elle avait goûté
jusque-là était trop grand pour qu'il pût de beaucoup s'accroître par un mot
qu'elle n'avait pas même éprouvé le besoin de savoir. Habituée à contempler de
ses yeux mortels l'auguste Reine du Ciel sans la connaître, elle ne désirait
rien de plus (1). Aussi aucun changement nouveau ne s'opère dans ses
sentiments, ni dans ses actes : elle traite avec la Mère de Dieu comme avec la « Dame
au beau poupon. » La grotte où la Sainte Vierge et son divin Fils habitèrent en quelque sorte
pendant quatre mois, et où ils se manifestèrent si souvent à l'humble bergère
de Saint-Etienne, devint un lieu assez célèbre pour qu'on songeât de bonne
heure à y élever un monument commémoratif. Malheureusement, la pauvreté des
pieux habitants de Saint-Etienne ne leur permit pas de donner à ce monument les
dimensions ni la richesse dont il était digne et qui étaient dans leurs voeux. Ils se contentèrent donc d'élever là un modeste
oratoire. Mais, si pauvre et si humble qu'il fût, cet oratoire devint un but de
prières et de pèlerinages. Au témoignage de M. Gaillard , les prêtres attachés
au Sanctuaire du Laus « allaient souvent à
l'oratoire qui est à Saint-Etienne, au lieu où la Sainte Vierge apparut à
Benoîte. La Mère de Dieu y répand tant de grâces qu'ils en sont tout consolés.
Aussi ils y vont, môme au milieu de la nuit et en hiver, à la Noël. » La déclivité du terrain sur lequel était posé ce mémorial des divines
condescendances de la Sainte Vierge, activement aidée par le temps, le mit dans
un tel état de délabrement qu'en 1850 il fallut le réédifier complètement. Mgr Depéry en fit la bénédiction le 18 novembre de la même
année.
(1) M. Pron.
70 Quelques années auparavant (1833), M. Callandre,
alors curé de Saint-Etienne et plus tard Supérieur des Missionnaires
diocésains, fit construire au pied de la roche des Fours et à peu de distance
de l'Oratoire une petite chapelle qui porte aujourd'hui le nom de Notre-Dame
des Fours. La piété des habitants de Saint-Etienne fournit aux frais de
cette construction. M. Juge, ancien missionnaire du Laus,
secondé par une main généreuse qui veut rester inconnue, vient d'orner ce
modeste sanctuaire d'un magnifique autel en pierre et d'un élégant carrelage. Parmi les nombreux pèlerins qui viennent au Laus,
un grand nombre se font un bonheur de visiter ces lieux témoins des premières
apparitions de la Sainte Vierge à la Soeur Benoîte. CHAPITRE IX La Sainte Vierge et Benoîte à
Pindrau
La journée du 29 août avait été pour la Bergère l'un de ces jours où le
ciel le plus magnifique est soudain assombri par d'épais nuages. La e Belle
Dame » avait révélé son nom; c'était Marie, Mère de Jésus, qui avait noué avec
la petite Benoîte d'ineffables relations; celle qui, depuis plusieurs mois, la
rendait si heureuse, c'était réellement sa Bonne Mère! Oh! combien l'âme de
Benoîte était ravie! Mais à ces indicibles transports vient se joindre une
soudaine tristesse. « Vous ne me verrez plus dans ces lieux ; et même, de
quelque temps, vous ne me verrez plus nulle part. » Ces paroles, qui
terminent
71
les apparitions
aux Fours, sont pour la pieuse enfant comme un glaive de douleur qui vient
transpercer son âme, comme un calice d'amertume que sa Bonne Mère verse dans la
coupe de ses joies. « Elle en est fort affligée et comme inconsolable, dit M.
Grimaud, et même elle pleure à chaudes larmes. » Morne, désolée, elle erre
tristement à travers les coteaux et les ravins; elle cherche partout Celle qui
est toute sa vie et son bonheur; mais c'est en vain. Plusieurs fois elle a été
au vallon béni, et la grotte était vide, et le sable ne portait plus les traces
de l'enfant divin. Désormais, ces lieux n'auront plus pour elle d'autre attrait
que celui de lui rappeler les jours de sa félicité; elle n'y viendra donc plus.
Un charme secret l'attire ailleurs. De préférence, elle conduit son troupeau
vers le bas du pays, sur les rives de l'Avance. Là, son oeil
parcourt aisément les deux pentes de la vallée, et demande à tous les creux de
rocher, à tous les ravins, à tous les coteaux, s'ils n'ont pas vu sa Mère
bien-aimée. Depuis un mois elle languissait ainsi dans ces parages, lorsque, le 29
septembre, jour anniversaire de sa naissance et fête de l'archange saint
Michel, elle aperçoit tout à coup, de l'autre côté de la rivière et, à mi-côte
du monticule derrière lequel se cache le Laus, une
lumière plus éclatante que le soleil, et, au sein de cette éblouissante
auréole, sa divine princesse. Oui, c'est Elle : son coeur
l'a reconnue. Plus prompte que l'éclair, elle vole du côté où apparaît la vision
miraculeuse, mais la rivière est enflée, la passerelle en bois a disparu !...
La grosse chèvre prête son dos à la Bergère, qui atteint sans peine la rive
opposée. Haletante d'émotion, elle gravit le coteau à pas précipités, et en peu
d'instants elle est aux pieds de sa Bonne Mère. Elle la salue en se prosternant
profondément; puis, se ressouvenant de son ancienne familiarité, elle exhale de
son âme ravie cette plainte filiale : « Ma bonne Dame, d'où
72
Le lieu où venaient de se poser les pieds de la Reine du Ciel s'appelle Pindrau. On y a élevé un monument commémoratif, que le pèlerin rencontre en montant au Laus par le chemin de Saint-Etienne. Ce monument, comme celui qui rappelle les apparitions au vallon des Fours, n'est qu'un simule et modeste oratoire. Un jour, nous l'espérons, il sera remplacé par quelque chose de plus en rapport avec le souvenir qu'il garde. Un groupe artistique et monumental de l'apparition ornerait parfaitement cette avenue du Laus, comme la chapelle du Précieux-Sang décore admirablement l'avenue orientale. La piété a élevé la chapelle, la piété dressera le groupe. Avant de raconter avec quel empressement Benoîte se rendit au Laus , nous devons faire connaître ce lieu préféré de la
Reine du Ciel. |