Saint Jean Climaque
Lettre au Pasteur
1. Je vous ai donné, vénérable père,
la dernière place dans ce petit livre de la terre; mais je ne doute nullement
que vous ne soyez placé avant nous tous dans le livre du ciel, dans lequel
Dieu inscrit les hommes selon leurs mérites. L'éternelle Vérité
n’a-t-elle pas dit que ceux qui sont les derniers sur la terre par l'humilité
du cœur, seront les premiers dans les cieux par l’éminence de leur gloire
(Mt 20,16) ?
2. Le vrai pasteur est celui qui, par son habileté et par la pureté
et la ferveur de ses prières, peut chercher, trouver, guérir et
rétablir parfaitement un troupeau raisonnable de brebis, lequel s'était
perdu par le dérèglement des passions.
3. Le pilote spirituel est celui qui, par la force et la vivacité des
lumières et par la prudence qu'il a reçues de Dieu et qu'il s'est
procurées par son application et son expérience, est capable,
non seulement de sauver le vaisseau qu'il conduit de la fureur des flots de
la mer, mais de le retirer de ses abîmes.
4. Le médecin spirituel est une personne qui, ayant le corps chaste et
l'âme pure, n'a besoin ni du secours ni des remèdes des autres.
5. Le maître véritable est un homme qui possède les connaissances,
les sciences et les vérités particulières que Dieu Lui-même
a gravées dans son cœur par des inspirations et des lumières toutes
spéciales, et qui n'a pas besoin d'aller chercher dans les livres ni
dans l'érudition des autres une science qu'il a reçue lui-même
de Dieu.
6. Il n'est pas moins honteux pour un docteur de puiser dans les autres les
leçons qu'il donne aux personnes qu'il dirige et instruit, qu'il l'est
pour un peintre de ne savoir faire des tableaux qu'en imitant ceux des autres
peintres.
7. Ô vous donc qui donnez des instructions aux hommes, vous montez sur
un lieu élevé pour être mieux entendu, sachez que comme
vous instruisez vos semblables par le moyen des sens, c'est par l'Esprit de
Dieu que vous devez vous instruire vous-même.
8. N'oubliez donc jamais cette parole de saint Paul : Je suis établi
apôtre pour enseigner, non par les hommes ni par un homme, mais par Jésus
Christ (Ga 1,12). En effet, est-ce la terre qui est chargée de donner
des leçons au ciel ?
9. Un pilote habile sait conserver son vaisseau; un pasteur fidèle, après
avoir éclairé le troupeau dont il s'est chargé, le rétablit
et en prend soin; il se rappelle que le compte qu'il lui faudra rendre au tribunal
du souverain Père de famille sera d'autant plus rigoureux et plus terrible,
que les brebis qu'il aura dirigées auront été plus humbles,
plus dociles et plus soumises. 10. Quant aux brebis qui se négligent,
s'abandonnent à l'oisiveté et se livrent au dérèglement,
il doit les corriger avec une certaine sévérité qui tout
à la fois les humilie et les excite à mieux faire.
11. La marque et le signe d'un bon pasteur sont d'élever des mains suppliantes
vers le ciel avec une ferveur toute nouvelle, et d'user d'une attention et d'une
vigilance plus actives, lorsqu'il s'aperçoit que son troupeau, à
cause de la chaleur ou plutôt à cause des ardeurs de la concupiscence,
se relâche et ne marche plus d'un pas ferme dans les voies de Dieu; car
il n'est point rare que les loups sortis de l'enfer ne profitent de ces circonstances
malheureuses pour ravir et dévorer un grand nombre de brebis. Or, si
dans le moment de cette épreuve elles se conduisent comme les brebis
privées de raison, c'est-à-dire qu'elles abaissent la tête
de leur orgueil vers la terre et qu'elles s'humilient, nous pourrons nous consoler
par ces paroles de David : Un cœur broyé et humilié, Dieu ne le
méprise point (Ps 50).
12. Les personnes que vous dirigez, se trouvent-elles tout d'un coup enveloppées
dans la nuit obscure des passions et des tempêtes, le ciel lui-même
semble-t-il ne leur présenter que des ténèbres épaisses
? faites alors, plus que jamais, l'office d'un chien vigilant et fidèle;
veillez continuellement sur elles pendant cette nuit ténébreuse,
et que vos cris et vos prières s'élèvent sans cesse vers
le Seigneur, afin d'attirer sur vos frères les grâces précieuses
dont ils ont besoin. Eh certes ! vous ne vous tromperez pas, si dans ces occasions
vous vous regardez comme un nouvel Hercule destiné à donner la
chasse à tous ces monstres et à toutes ces bêtes féroces
qui menacent votre cher troupeau.
13. Ce n’est pas une petite marque de la Bonté de Dieu pour les hommes
d'avoir fait qu'un malade, bien qu'il ne doive peut-être recevoir aucun
soulagement réel de son médecin, se trouve néanmoins réjoui
et satisfait en le voyant et rassuré par sa présence.
14. Vous, père admirable et digne de servir de modèle, ayez toujours
avec vous toutes les amulettes et les remèdes dont vous pouvez avoir
besoin pour vos malades spirituels : portez toujours les emplâtres, les
cataplasmes, les poudres, les collyres, les médecines, les éponges,
les eaux de senteur, les lancettes, les eaux fortes pour brûler, les caustiques,
les onguents, les hypnotiques, tous les instruments de chirurgie et toutes les
autres choses qui vous seront nécessaires pour les différentes
opérations que vous aurez à faire; car si nous ne sommes pas munis
de toutes ces choses, nous serait-il possible d'exercer avantageusement vis-à-vis
de nos malades les fonctions et de remplir les devoirs de médecin ? Non,
nous ne le pourrions pas. On ne paie pas aux médecins les paroles qu'ils
disent, mais on leur donne des honoraires pour les actions, pour les démarches
qu'ils font et pour les guérisons qu'ils opèrent.
L'emplâtre qu'on emploie et qui guérit le corps d'un mal extérieur
est la figure et l'image du moyen dont on doit se servir pour guérir
les maladies extérieures de l'âme; les remèdes pris intérieurement
pour attaquer les fièvres et les autres maladies, nous représentent
les remèdes spirituels qui purifient l'âme de ses souillures intérieures,
et éteignent en elle les ardeurs de la concupiscence; le cataplasme est
la figure des mépris et des humiliations qui mordent et déchirent
le cœur pour en faire sortir le pus infect de la vaine gloire; le collyre est
un médicament spirituel qu'on applique sur les yeux de l'âme,
afin de les débarrasser de la poussière et du trouble de la colère,
et de lui donner de l'intelligence; les potions amères sont l'image des
reproches et des réprimandes qui par leur amertume salutaire tourmentent
et fatiguent d'abord la nature, mais produisent ensuite une heureuse guérison;
la phlébotomie spirituelle procure une évacuation prompte d'une
humeur morbifique qui était dans notre cœur : car tout le monde sait
qu'on emploie la saignée comme un moyen prompt et efficace pour préserver
des maladies et pour procurer la santé; l'éponge du chirurgien
nous fait connaître qu'ayant fait une opération douloureuse sur
l'âme de nos frères, nous devons employer ensuite des paroles douces
et compatissantes, afin d'adoucir la douleur que nous leur avons fait souffrir;
la pierre
infernale dont on se sert pour les cautères, est la figure des censures
et d'autres peines canoniques que l'Église inflige à certains
pécheurs pour les faire rentrer en eux-mêmes et les porter à
la pénitence; les onctions qu'on fait sur un malade à qui l'on
a fait une opération avec un fer chaud, nous avertissent avec quelle
tendresse nous devons adresser des paroles de consolation aux personnes à
qui nous avons été forcés de faire des corrections violentes;
les narcotiques sont pour les supérieurs l'image des moyens qu'ils doivent
employer pour alléger le fardeau de leurs inférieurs, pour leur
rendre doux et léger le joug de l'obéissance, et pour leur cacher
leurs bonnes actions, dans la crainte qu'un sentiment de vaine gloire ne leur
en dérobe le mérite; les bandages nous font voir les liens dont
il faut user pour enchaîner les personnes que nous connaissons être
esclaves de la vanité et de l'ambition, afin qu'heureusement enchaînées
par la modération, la patience et l'humilité, elles arrivent au
port du salut; enfin on se sert du fer et du glaive, lorsque tous les autres
remèdes sont inutiles, afin de retrancher les membres pourris et morts,
d'empêcher que la contagion ne gagne les autres membres du corps, et de
pouvoir au moins sauver la vie au malade.
15. Mais remarquons ici que si les malades sont assez heureux pour avoir des
médecins à l'épreuve des mauvaises odeurs qui soulèvent
le cœur, c'est un bien grand avantage pour eux et un véritable bonheur;
mais seront-elles moins heureuses, les âmes qui auront pour pasteurs et
pour directeurs des hommes exempts de l'esclavage des passions et possédant
la paix et la tranquillité du cœur ? En effet comme les puanteurs les
plus insupportables ne sont pas capables d'empêcher les médecins
de tenter et d'employer les moyens qu'ils croient pouvoir procurer la guérison
à leurs malades; de même les pasteurs des âmes ne craignent
rien et se servent de tous les moyens qu'ils connaissent pour rappeler à
la vie une âme privée de la grâce et réellement morte
devant Dieu.
16. Cette cure ou plutôt cette résurrection a surtout lieu par
les prières et les vœux du pasteur dans le temps qu'il administre à
ses malades les remèdes qui conviennent à leur état respectif,
et par une commisération toute paternelle qui le porte à compatir
à leurs souffrances, à les partager et à les supporter
avec eux. Mais il doit bien prendre garde qu'il ne lui arrive ce qui arriva
misérablement à Jacob par rapport à Joseph et à
ses frères. (cf. Gen 37,3-4) Ce malheur a lieu ordinairement lorsque
les personnes que nous conduisons ne sont pas assez avancées dans la
vertu, et qu'elles n'ont pas assez d'expérience pour discerner ce qui
est bon de ce qui est mauvais, ou ce qui n'est ni bon ni mauvais.
17. Il est bien déshonorant pour un pasteur qui doit enseigner toutes
les vertus à ses inférieurs, de demander à Dieu pour ses
disciples une vertu qu'il n'a pas lui-même.
18. Comme les personnes qui ont coutume de paraître souvent en la présence
d'un souverain et d'être du nombre de ceux qui ont l'honneur de jouir
de son amitié et de sa bienveillance, peuvent facilement, si elles en
ont la bonne volonté, réconcilier des serviteurs disgraciés
avec le prince qui les avait rejetés, introduire devant lui les étrangers,
et même quelquefois des ennemis, et leur procurer l'avantage de voir le
roi, de contempler sa majesté et de recueillir ses faveurs; de même
pensez et croyez qu'un pasteur ami de Dieu peut faire tout cela vis-à-vis
de ses frères.
19. Ne voit-on pas que les amis mêmes du roi honorent les personnes qu'ils
savent être le plus avancées dans son amitié, leur obéissent
avec empressement, leur rendent avec zèle toute sorte de services, malgré
les efforts que ces personnes font pour les en empêcher ? ainsi, comme
vous devez en juger, il nous est utile et très avantageux que nous ayons
pour directeurs des hommes qui soient les amis de Dieu; car rien ne peut plus
efficacement nous faire avancer dans la vertu que ce secours puissant.
20. Un de ces véritables amis de Dieu me dit un jour : Bien que le Seigneur
ne cesse de répandre ses dons avec abondance sur ses serviteurs, c'est
surtout aux grands jours de fête destinés à célébrer
les mystères que Jésus Christ a opérés pour nous,
qu'il les leur accorde avec une surabondance extraordinaire.
21. Il est d'une nécessité indispensable pour un médecin
spirituel d'être exempt de toutes les passions qui tyrannisent le cœur
humain, et d'être maître de tous les mouvements de son propre cœur;
de manière que, selon le besoin et les occasions, il puisse se servir
des unes et profiter des autres pour remplir sa charge de supérieur.
Mais il doit donner une attention particulière aux sentiments et aux
mouvements de la colère qui est selon le Seigneur. S'il n'est pas entièrement
et radicalement guéri des maladies de son âme, je vous le demande,
comment pourra-t-il, dans certaines circonstances, ne pas faire quelque chute
?
22. J'ai remarqué qu'un jeune cheval qui n'est pas encore dompté,
marche avec assez de calme et de tranquillité, quand on le retient en
serrant la bride, mais que si on la lui lâche, il veut aussitôt
se débarrasser de son cavalier. Or ce que nous disons ici de ce cheval,
regarde deux mauvaises passions qu'on aura sûrement pas de peine à
reconnaître, pourvu qu'on cherche à le faire.
23. Il pourra commencer à croire que Dieu lui a donné
la science et la sagesse, le médecin spirituel qui aura guéri
certaines maladies qui jusqu'alors avaient opiniâtrement résisté
à toute sorte de remèdes.
24. Je ne vois pas qu'il faille admirer un maître qui a rendu savants
et érudits des disciples d'un esprit vif et pénétrant et
d'un cœur bon et docile; mais je juge digne de l'admiration publique le précepteur
qui, n'ayant eu affaire qu'à des personnes bornées et stupides,
les a néanmoins remplies de science et d'érudition. Dans le cirque
on admire avec raison ceux qui avec des chevaux vils et méprisables,
conduisent leurs chariots avec tant de précaution et d'habilité,
qu'ils se préservent de tout accident fâcheux, parviennent heureusement
au bout de la carrière et remportent la victoire. 25. Avez-vous assez
de sagesse, de lumière et de prévoyance pour connaître les
orages et les tempêtes ? Vous devez le dire franchement aux personnes
qui veulent s'embarquer et faire voyage sur le vaisseau que vous conduisez :
si vous ne le faites pas, vous devenez responsable de toutes les pertes qui
sont les tristes résultats d'un naufrage; car tout le monde s'est reposé
sur votre prudence pour les chances de la navigation et du voyage.
26. J'ai vu des médecins spirituels qui, pour avoir averti trop tard
leurs malades des dangers qu'ils couraient, les ont exposés au dernier
des malheurs et s'y sont exposés eux-mêmes; c'est aussi ce qui
arrive à un pasteur des âmes.
27. Ainsi, plus il s'apercevra que les frères qui sont sous son autorité
et sa direction, et même les étrangers qui viennent
auprès de lui pour y trouver les moyens de salut, l'écoutent et
lui obéissent avec une confiance aveugle et sans bornes, plus lui-même
doit-il employer de soin et de vigilance dans ses paroles, dans ses actions
et dans toute sa conduite; car il doit être bien convaincu que toutes
ces personnes ont les oreilles et les yeux fixés sur lui, comme sur le
modèle et la règle qu'elles doivent suivre dans la pratique de
la vertu, et qu'elles se font une loi de marcher sur ses traces et de suivre
le genre de vie qu'il mène.
28. C'est la charité qui distingue et fait connaître le vrai pasteur.
Eh ! n'est-ce pas la charité qui a fait monter Jésus Christ sur
la croix pour nous ?
29. Lorsque vous aurez des corrections à faire, faites-les avec douceur
et bienveillance; car dans ces circonstances j'aime à croire qu'il n'est
point nécessaire d'employer les moyens propres à imprimer aux
cœurs la honte et la crainte.
30. Si cependant vous apercevez que votre silence serait criminel et pourrait
exposer le malade à se perdre, vous êtes obligé de le reprendre
avec la fermeté convenable et de ne pas craindre de lui faire de la peine.
Hélas ! Il est souvent arrivé que des inférieurs ont cru
par le silence de leur supérieur et par la bonté dont il usait
envers eux, qu'ils suivaient le vrai chemin du ciel; et malheureusement ils
sont demeurés dans cette funeste erreur jusqu'à ce que, rencontrant
les écueils des tentations, ils y ont fait un triste naufrage.
31. Écoutons ici ce que le grand Apôtre dit à son cher Timothée
: Reprends, lui dit-il, presse à temps et à contretemps (2 Tm
4,2). Or je pense qu'un supérieur reprend et presse ses inférieurs
à temps, lorsqu'ils reçoivent de bon cœur ses corrections et ses
remontrances, et savent en profiter; et qu'il les presse à contretemps,
quand ses corrections ne servent qu'à les exaspérer à les
irriter, et qu'ils n'en profitent pas. Mais quoique personne n'aille se désaltérer,
les fontaines ne laissent pas de faire couler leurs eaux.
32. Il est une certaine pudeur naturelle qui s’empare quelquefois du cœur des
supérieurs, et les empêche de reprendre avec la liberté
convenable leurs inférieurs qui tombent dans quelques fautes; mais ils
manquent alors à leur devoir d'une manière essentielle.
33. Que les pasteurs qui sont sujets à cette pusillanimité, imitent
les professeurs; qu'ils donnent par écrit à leurs brebis spirituelles
les avis et les corrections qu'ils craignent de leur donner de vive voix. Écoutons
ce que le saint Esprit nous dit de certaines personnes : Coupez ce figuier;
pourquoi occupe-t-il inutilement la terre ? (Lc 13,7); et ailleurs : Retranchez
au plus tôt ce méchant du milieu de vous, (1 Co 5,13); et encore
: Cessez de prier pour ce peuple. (Jér 7,16). Ce fut aussi la défense
que Dieu fit à Samuel qui Le priait pour Saül (cf. 1 Rois 16,1).
Or il faut que toutes ces sentences soient en quelque sorte familières
à un pasteur, afin qu'il connaisse dans quel temps, à l'égard
de quelles personnes et jusqu'à quel point il peut et doit s'y conformer
et s'en servir. Car Dieu est la vérité par essence.
34. Une personne qui ne rougit pas lorsqu'on la reprend en particulier d'une
faute qu'elle a faite, se fortifiera dans son impudence, si on la reprend publiquement.
Elle a donc renoncé aux lumières et aux remords de sa conscience;
elle a donc abandonné son salut.
35. Je comprends à présent une chose que j'ai vue bien des fois
dans des religieux de bonne volonté, mais qui se laissaient facilement
entraîner par leur faiblesse. Ces bons religieux, connaissant donc leur
misère et leur pusillanimité, priaient avec instance leur médecin
spirituel, qu'ils voyaient lui-même tout tremblant à la vue de
leurs plaies, de ne pas craindre de les lier et de leur procurer la santé
comme malgré eux.
Un conducteur, un pasteur des âmes ne doit pas dire indistinctement à
toutes les personnes qui viennent se mettre sous sa conduite, qu'en embrassant
la vie religieuse ils s'engagent à suivre une voie rude, difficile et
remplie de peines et d'afflictions; et, par un principe contraire ne pas leur
assurer que le joug de Jésus Christ est doux, léger et agréable
pour tout le monde; mais il faut qu'il étudie les caractères et
les dispositions des personnes qu'il doit diriger, qu’il proportionne avec sagesse
les remèdes à la nature et à l'espèce de maladie
qu'il lui faut guérir dans elles.
36. Pour ceux qu'il verra courbés et comme succombant sous le poids de
leurs péchés qui les effraient tellement que le désespoir
est sur le point de s'emparer de leur cœur, il cherchera à leur faire
connaître et sentir la douceur du joug du Seigneur; mais quant à
ceux qui, par une présomptueuse estime d'eux-mêmes, ne rêvent
que beaux projets et se croient appelés à de grandes choses, il
doit leur présenter le contrepoison de l'orgueil.
37. Quelques personnes qui désiraient entrer dans cette longue voie de
la vie religieuse, demandèrent un jour à d'autres personnes qu'elles
croyaient la bien connaître, ce qui en était réellement.
La réponse qu'on leur fit leur donna à comprendre que cette voie
était droite, unie, et qu'elle mettait ceux qui l'embrassaient, à
l'abri des embûches et des tentations du démon. Les pauvres gens
! ils s'y fièrent. Mais qu'arriva-t-il ? hélas ! ils ne s'y furent
pas plus tôt engagés, que les forces leur manquèrent, que
les uns au milieu de leur course coururent le plus grand danger de se perdre
pour l'éternité, et que les autres, entièrement dégoûtés
et ne se croyant pas capables de souffrir des afflictions si cruelles et si
désolantes, abandonnèrent tout et s'en retournèrent dans
le siècle. Mais je veux que vous sachiez le contraire de ce que je viens
de dire. En effet, dès lors que la charité a pu embraser un cœur
de ses célestes ardeurs, les paroles et les choses les plus effrayantes
ne sont pas capables de l'épouvanter et de le décourager; et lorsque
la crainte des flammes vengeresses de l'enfer a pris naissance et racine dans
une âme, elle ne redoute ni peines, ni travaux, ni violences, mais elle
les souffre et s'y exerce avec une admirable patience; et, comme elle méprise
souverainement les biens, les honneurs et toutes les choses de la terre, elle
est dévorée uniquement du désir de pouvoir obtenir un diadème
dans le royaume éternel de Dieu.
38. Un capitaine expérimenté doit parfaitement connaître
les sentiments et les dispositions du cœur, le grade et le rang des soldats
qu'il commande — autrement il arriverait souvent que des gens pleins de courage,
de bravoure et de talent se trouveraient confondus et cachés dans la
foule, tandis qu'ils devraient être à la tête de l'armée
pour provoquer l'ennemi au combat. Or tel doit être un supérieur
par rapport à ses inférieurs.
39. Un pilote ne sauvera pas son vaisseau tout seul, il a besoin du secours
et des bras des matelots. Un médecin ne guérira pas un malade,
si celui-ci ne demande pas à celui-là le secours de son art, s'il
ne lui fait pas exactement connaître le principe et l'étendue de
son mal, s'il n'exécute pas fidèlement ses ordonnances, et qu'il
ne prenne pas les remèdes sagement prescrits. Hélas ! combien
de pauvres malades ont misérablement péri, rongés et dévorés
par les vers, pour n'avoir pas osé déclarer leurs plaies au médecin
qui aurait pu les guérir.
40. Un pasteur qui est dévoré du désir de bien paître
son troupeau, doit sans cesse réveiller, exciter le zèle et la
ferveur de ses chères brebis, tantôt par des paroles d'encouragement,
tantôt par des exhortations pathétiques et touchantes. Or cette
manière de se conduire à l'égard de ses inférieurs,
il doit plus que jamais s'en servir et l'employer, lorsqu'il les voit tendre
au relâchement et à la paresse. Aussi le loup infernal ne redoute
rien tant que la voix paternelle d'un pasteur plein de vigilance.
41. Il doit éviter deux excès également condamnables et
nuisibles : le premier, c'est de ne pas se livrer par rapport à ses inférieurs
à une humilité mal placée et déraisonnable; le second,
de ne pas s'élever au dessus d'eux d'une manière hautaine et impertinente;
il faut donc qu'il imite la conduite de saint Paul. 42. Admirez ici la Bonté
du Seigneur : souvent Il ferme Lui-même les yeux aux inférieurs
pour les empêcher de voir et de connaître les défauts de
leur supérieur; mais, si par une fausse humilité celui-ci les
leur découvre, n'agira-t-il pas contre la Bonté de Dieu, en leur
ôtant ou en diminuant par là la confiance qu'ils doivent avoir
dans lui ?
43. J'ai vu dans une communauté un supérieur qui, par une profonde
humilité, demandait des avis et des conseils à ses religieux qu'il
aimait comme ses enfants, j’en ai vu un autre, au contraire, qui, pour s'attirer
auprès de ses inférieurs un vain nom d'habileté, faisait
paraître une science et une sagesse qu'il était bien loin de posséder,
et se conduisait avec dissimulation et sans aucune sincérité.
44. Il m'est arrivé plusieurs fois d'avoir l'occasion d'observer que
des personnes qui étaient encore esclaves de leurs passions et de leurs
mauvaises habitudes, avaient été choisies pour être mises
à la tête des maisons habitées par des religieux d'une vie
sainte et parfaite. Or ces personnes ainsi élevées, en voyant
les vertus éminentes de leurs inférieurs, conçurent de
la honte et une heureuse confusion de leurs défauts et de leurs imperfections,
et s'en corrigèrent admirablement. Mais je crois volontiers que ce bonheur
ne leur est arrivé que par le mérite et la puissante protection
de leurs inférieurs auprès de Dieu qui les destinait au royaume
céleste. C'est ainsi que la fonction de supérieur fournit à
ces personnes l'occasion de se corriger et de parvenir encore à la perfection.
45. Un supérieur est obligé de prendre une précaution essentielle
: il doit éviter avec grand soin de dissiper en haute mer ce qu'il a
pu acquérir quand il était au port. Ceux donc qui sont établis
pour gouverner leurs frères et qui pour cela même sont exposés
à mille agitations extérieures, comprennent, sans doute, l'importance
de cet avis et de ce conseil.
46. J'avoue franchement qu'il ne faut pas une vertu médiocre pour être
capable de souffrir avec une généreuse constance les ennuis que
donnent le silence et la retraite, de résister aux tentations de paresse
et de négligence qu'on éprouve dans la solitude, de ne pas être
troublé par les mépris et les humiliations, de ne pas se laisser
entraîner par l'idée qu'on ferait mieux hors de la cellule, de
ne pas chercher à se procurer certaines consolations, certains soulagements
et certaines jouissances, et de ne pas faire comme les matelots qui, lorsque
la mer est calme et tranquille, se donnent des sujets de joie et de plaisir,
se divertissent et se baignent dans ses eaux; mais il faut une vertu incomparablement
plus grande et un courage plus héroïque pour ne pas s'épouvanter
de tous les troubles et des tumultes qui s'élèvent de toute part,
pour demeurer ferme et inébranlable au milieu de tant d'affaires diverses
et étourdissantes, et pour être extérieurement avec les
hommes et traiter avec eux, et se conserver intérieurement avec Dieu,
Lui parler et s'entretenir habituellement avec Lui.
47. Ce que nous voyons, mon révérend père, au milieu des
personnes qui vivent dans le monde, doit nous servir d'exemple pour les choses
qui ont lieu dans nos maisons religieuses. En effet, dans une communauté
deux sortes de gens se présentent devant celui qui en est supérieur,
comme devant un tribunal vraiment formidable. Les uns sont chargés d'iniquités,
les autres sont vertueux et innocents : les premiers paraissent devant lui pour
entendre et recevoir leur jugement et leur sentence; les derniers, pour se consacrer
au culte, au service et à l'amour du Seigneur. Or, comme il est facile
de s'en apercevoir, l'entrée en religion de ces deux sortes de personnes
est aussi différente que leur vie; elles ne doivent donc pas être
dirigées de la même manière. Par rapport à celles
qui ont eu le malheur de souiller leur conscience d'un grand nombre de péchés,
je pense qu'il convient au supérieur de leur demander quelles sont les
différentes espèces de fautes qu'elles ont commises. Or je crois
qu'il doit en agir de la sorte pour deux raisons principales : la première,
afin que, par le compte qu'elles rendront de toute leur vie criminelle, et par
l'aveu qu'elles feront de leurs péchés, elles reçoivent
une humiliation capable de les préserver dans la suite de toute enflure
du cœur, de toute intempérance dans les paroles, et de leur être
pendant le reste de leur vie comme un aiguillon qui les porte à la pratique
de la modestie et de la retenue; la seconde, afin de leur faire connaître
et sentir combien elles sont obligées de respecter, chérir et
honorer un supérieur qui, tout en les voyant couvertes de plaies spirituelles
et victimes de tant de passions, les a néanmoins reçues pour tâcher
de leur procurer la santé et de les délivrer du honteux esclavage
sous lequel elles gémissaient.
48. Vous devez remarquer, révérend père, — et je suis bien
éloigné de penser et de croire que vous ne l'ayez pas déjà
fait — vous devez remarquer que Dieu même fait attention au lieu qu'ont
habité ces pécheurs qui recourent enfin à la pénitence,
à la résolution qu'ils ont prise de mener une nouvelle vie, à
leurs dispositions actuelles; car ces choses ne sont pas les mêmes ni
dans le même degré chez tous les pécheurs. En effet, il
arrive assez souvent que les personnes qui sont accablées sous le poids
des maladies spirituelles les plus graves, ont le cœur plus humble et plus soumis;
or un supérieur doit recevoir et traiter ces pauvres personnes avec plus
de douceur et de bonté que ne semblerait l'exiger leur misérable
état; et dans le cas contraire, il est facile de comprendre quelle est
la conduite qu'il convient de tenir.
49. Il ne convient sûrement pas à un lion de mener paître
des brebis timides; mais serait-il plus convenable qu'un supérieur esclave
de ses passions fût à la tête d'autres personnes gémissant
sous le même esclavage ?
50. Ne voit pas, sans éprouver un sentiment désagréable,
un renard au milieu des poules; mais que peut-on imaginer de plus fâcheux
et de plus fatigant que de considérer un supérieur colère
et emporté au milieu d'une communauté religieuse ? Le renard tue
les poules, il est vrai; mais que fait le pasteur colère ? ne trouble-t-il
pas et ne tue-t-il pas les âmes de ses frères ?
51. Ne soyez ni trop attentif ni trop sévère pour rechercher et
corriger les petites fautes; car en agissant autrement vous ne marcheriez pas
sur les traces du Seigneur.
52. Faites en sorte que Dieu soit Lui-même votre Maître et votre
Directeur, qu'Il vous conduise dans toutes vos démarches extérieures
et intérieures, que vous confiiez à ses soins et à sa direction
tous vos projets et toutes vos résolutions, et que vous soumettiez parfaitement
votre volonté à la sienne, de manière que vous soyez vis-à-vis
de lui comme un petit enfant qui se laisse aveuglément conduire et mener
par son conducteur.
53. Vous devez encore observer, et nous devons tous le
faire, que, lorsque Dieu par une Bonté particulière se sert de
nous pour opérer de grandes choses dans les âmes, ceux qui viennent
se ranger sous notre conduite, sont plutôt conduits par la vivacité
de leur foi qu'attirés par l’éclat de nos vertus. N'a-t-on pas
vu, en effet, plusieurs personnes qui, bien qu'elles fussent très imparfaites
et couvertes même de grands défauts, ont fait des prodiges et des
merveilles dans la pratique du bien de la manière que nous avons dite.
Ah ! s'il en est plusieurs qui, selon la Parole de Jésus Christ, diront
au dernier jour : Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé
en ton Nom et fait d'autres grands miracles ? (Mt 7,22), ce que nous venons
de dire, ne paraîtra pas difficile à croire.
54. Le supérieur qui s'étudie sincèrement à mettre
Dieu dans ses intérêts, peut par son secours soulager ses inférieurs,
et, sans qu'ils s'en aperçoivent, les relever et les encourager, quand
il les voit abattus. Or en se conduisant de la sorte, il fait deux choses très
excellentes : il se préserve d'abord lui-même de la vaine gloire,
et il est cause que les personnes en faveur desquelles Dieu s'est rendu propice,
n'en rendent gloire et n'en sont reconnaissantes qu'à Dieu seul.
55. Plus le pasteur s'aperçoit que les personnes qu'il dirige, marchent
avec ardeur et de bon cœur dans les voies de
la vie religieuse, plus il doit leur donner une nourriture solide et substantielle.
Quant à celles qui n'y marchent qu'à pas lents, et qui manquent
d'ardeur et de vivacité, il faut encore qu'il ne les nourrisse que de
lait. Les différents âges de la vie exigent encore des viandes
qui leur conviennent; car très souvent des mets qui ont donné
des forces et de la vigueur à des personnes, en ont jeté d'autres
dans la faiblesse et la langueur. Il est donc de la plus grande importance pour
ceux qui sont chargés de distribuer aux autres le pain de la parole de
Dieu, de faire une attention particulière à l'âge des personnes
auxquelles ils la distribuent, aux personnes mêmes, à la quantité
de cette divine nourriture, et à la manière dont ils l'administrent.
56. Il est des gens qui, sans faire attention au fardeau dont ils se chargent,
au danger auquel ils s'exposent en consentant à conduire les autres,
s’ingèrent témérairement et sans raison suffisante dans
cette fonction périlleuse. Or avant d'entrer en charge, ils étaient
extraordinairement riches en vertus et en grâces, et depuis, ils ont tout
dissipé et tout perdu, et sont partis de ce monde, ainsi qu'on le dit
communément, les mains entièrement vides, et ont distribué
aux autres les grands biens qu'ils possédaient et qu'ils avaient acquis
par beaucoup de travaux et de peines.
57. Parmi les enfants qui existent, les uns sont frères et sœurs, les
autres beaux-frères et belles-soeurs; ceux-ci sont nés de la fornication,
et ceux-là de l'adultère. C'est ainsi que parmi les supérieurs
vous trouvez plusieurs manières dont ils sont entrés en charge,
mais quoi qu'il en soit de ces différentes manières, ne considérons
ici que le supérieur qui est entré dans la charge pastorale par
des voies légitimes. Or nous disons qu'il doit être sincèrement
disposé à rendre compte à Dieu de toutes les âmes
confiées à ses soins et à sa vigilance; car il en devient
réellement responsable.
On rencontre des directeurs qui ne veulent se charger de la conscience de leurs
frères, que par rapport aux péchés qu'ils ont commis dans
le monde avant de s'en séparer en entrant en religion; on en rencontre
d'autres qui ne se chargent de leurs frères que pour le temps qui suit
leur réception dans la communauté; enfin il en est d'autres qui
ne consentent à répondre que des fautes commises par leurs pénitents
contre leurs avis et leurs conseils. Mais ces derniers ne se conduisent de la
sorte que parce qu'ils n'ont pas reçu la plénitude des dons et
des lumières du saint Esprit, et que malheureusement ils sont encore
esclaves eux-mêmes de leurs passions et de leurs mauvaises habitudes;
le directeur même qui ne s'est chargé de la conduite des autres
que dans des vues saintes et avec la résolution sincère de se
rendre utile à ses frères en toute chose, doit toujours craindre
d'attirer sur lui les Jugements de Dieu, en ne renonçant pas assez à
sa propre volonté.
58. C'est surtout pendant l'absence de son père qu'un fils sage et vertueux
fait paraître sa bonne conduite et sa vertu; c'est dans le temps que les
inférieurs reçoivent avec peine, chagrin et de mauvaise grâce,
les avis et les corrections de leur supérieur, que celui-ci est obligé
de les surveiller d'une manière toute spéciale et de les corriger.
59. S'il leur arrivait de lui résister, alors sans hésiter, il
doit les reprendre avec force et vigueur en présence des principaux frères
de la maison, afin que les autres soient frappés d’une terreur salutaire.
En effet la guérison, ou la conservation de la santé de plusieurs,
doit incontestablement l'emporter sur la peine et la mortification que quelques-uns
seront obligés de subir.
60. On voit des pasteurs qui, touchés et émus par ces paroles
de l'Évangile : Personne ne peut avoir une plus grande charité
pour le prochain, que celui qui donne sa vie pour ses frères (Jn 15,13),
et brûlant des feux de l'amour de Dieu, font au-delà de leurs forces
en faveur des personnes qu'ils dirigent. On en voit d'autres, qui, ayant reçu
de Dieu et les lumières et la sagesse nécessaires pour bien conduire
leurs frères dans les voies de la vie religieuse, ne le font néanmoins
qu'avec une criminelle répugnance, comme si leur propre salut ne dépendait
pas du bon usage qu'ils doivent faire des talents qui leur sont confiés,
et de l'exactitude et du zèle avec lesquels ils rempliront les obligations
que leur charge leur impose. Pour moi, je déclare qu'on ne saurait trop
déplorer le malheur de ces sortes de pasteurs, et je les regarde comme
des hommes sans charité. Quant aux premiers dont nous avons parlé,
je crois que les paroles que je vais citer, leur conviennent parfaitement :
Si vous séparez avec soin ce qui est vil et méprisable d'avec
ce qui est grand et précieux, vous serez alors comme la bouche de Dieu.
(Jér 15,19) Ces autres paroles les regardent encore : Comme tu as fait,
il te sera fait. (Abd 1,15)
61. Je veux encore que vous remarquiez avec moi, qu'une faute commise par un
supérieur, ne fut-elle qu'une faute de pensée ou de désir,
est plus mauvaise et plus nuisible que les manquements extérieurs et
publics des inférieurs. Ah ! l'on doit en comprendre la raison; car les
fautes d'un simple soldat n’ont pas les suites que produisent les fautes d'un
général.
62. Observons encore qu'un supérieur doit avoir soin de recommander à
ses inférieurs de ne pas trop s’appliquer à considérer
les péchés qu'ils auraient eu le malheur de commettre dans un
temps contre la sainte vertu de pureté, mais de fixer nuit et jour les
autres péchés dont ils se sont rendus coupables, et les circonstances
aggravantes et particulières de ces péchés.
63. Qu'il leur apprenne bien, et les porte sans cesse à se conduire les
uns à l'égard des autres avec une sincérité et une
simplicité parfaites; qu'il soit leur modèle dans la pratique
de ces vertus. Avertissez vos chères brebis de bien prendre leurs précautions
contre les ruses et les artifices des démons.
64. Examinez avec une attention toute particulière quelles sont les dispositions
intérieures, les intentions et les inclinations du troupeau confié
à votre garde; car le loup infernal ne manque pas de suggérer
aux personnes dont il connaît et la paresse et la négligence, de
ralentir et de faire relâcher celles qu'il voit remplies de zèle
et d'ardeur.
65. Ne cessez d'adresser à Dieu des prières ferventes pour les
personnes que vous savez être les plus lâches et les plus négligentes
dans votre communauté, non pas afin que Dieu les reçoive dans
les bras de sa Miséricorde : elles en sont indignes; non pas, afin qu'Il
leur pardonne leur paresse et leur négligence : elles ne mériteront
cette faveur qu'en renonçant à ces vices, et votre prière
faite dans ces intentions ne leur servirait de rien; mais afin que Dieu les
éclaire sur leur funeste état, et que par sa grâce il les
fasse sortir de leur déplorable assoupissement.
66. Gardez-vous bien de jamais permettre à ceux de vos inférieurs
dont la foi n'est pas ferme et à toute épreuve, vive et ardente,
de vivre et de communiquer avec les hérétiques : vous savez que
les canons de l'Église l'ont très sagement défendu. Quant
à ceux que Dieu par sa Grâce a confirmés dans la foi et
qu'Il a remplis de zèle et de lumières pour soutenir ses intérêts,
si les règles et les usages le permettent, si les incrédules,
les infidèles et les autres ennemis de la foi font des instances par
leurs insolentes provocations, si les intérêts de la foi l'exigent,
et qu'ils veuillent entrer en lice avec eux, vous pourrez le leur permettre.
67. Mais ici remarquez qu'un pasteur, quand il s’agit de la foi et de la Gloire
de Dieu, ne peut jamais, pour éviter le combat, alléguer son ignorance;
car il sera terriblement puni l'homme qui fait des fautes, parce qu'il ignore
les choses qu'il est obligé de savoir.
68. Il est déshonorant pour un supérieur de craindre la mort,
puisque l'obéissance des simples religieux qu'il doit surpasser en vertu,
est regardée comme un affranchissement de la crainte de la mort.
69. Ne perdez jamais de vue, mon bienheureux père, quelle est la vertu
sans laquelle personne ne sera reçu en la Présence de Dieu, et
faites tous vos efforts pour en inspirer l'amour et la pratique à vos
chers enfants. Éloignez loin d'eux tous les objets séducteurs
et toutes les créatures dont la vue et la présence seraient capables
de nuire à leur chasteté. Que toutes les personnes qui, dans nos
maisons et sous notre direction, viennent combattre sous les étendards
de Jésus Christ, y trouvent des armes, des places et des logements qui
puissent convenir à leur âge. Ne rejetons jamais personne de la
communauté : elle est un port de salut.
70. Si quelquefois nous sommes obligés de le faire, que ce ne soit qu'après
avoir employé tous les soins et toute la diligence possibles pour être
solidement fondés à croire que nous ne nous sommes déterminés
qu'avec la sagesse et la prudence convenables. Cependant nous ne devons pas
trop nous hâter de recevoir et d'admettre tous ceux qui se présentent;
mais nous ne devons le faire qu'après certaines épreuves, car
il est à craindre que ces personnes, ignorant la discipline religieuse
et voyant ensuite le véritable état des choses et les difficultés
extrêmes qu'elles ont à vaincre, ne regardent en arrière
et ne rentrent dans le siècle dont elles étaient sorties avec
l'intention bien prononcée de n'y plus retourner.
71. Or si une chose semblable avait lieu, elle ne serait pas sans honte ni sans
danger pour le supérieur qui aurait reçu ces personnes avec tant
de facilité. Mais quel sera donc le pasteur établi de Dieu, qui
soit assez riche en vertus et en bonnes œuvres pour n'avoir plus besoin pour
lui-même de ses sueurs et de ses larmes, et qui puisse offrir à
Dieu ses nombreux travaux et ses larmes abondantes, dans la seule intention
de procurer la Gloire du Seigneur et d'aider ses frères à se purifier
de leurs fautes ?
72. Ne cessez de laver et de purifier les âmes et les corps de vos ouailles
des taches dont les ont souillées les fautes qu'elles ont commises, afin
qu'un jour avec une confiance assurée vous puissiez demander au juste
et souverain Rémunérateur la récompense et la couronne
que vous aurez méritées, non seulement en sauvant votre âme,
mais en conduisant au ciel les âmes de vos frères.
73. J'ai vu un supérieur malade lui-même obtenir par la vivacité
de sa foi la guérison de son inférieur, mais ici nous devons vraiment
être étonnés de la hardiesse extrême de ce pasteur
qui, dans l'état où il était, osa demander à Dieu
dans ses prières la conversion de cette brebis errante, et sacrifier
en quelque sorte son âme pour sauver celle de son frère. Dieu eut
égard à sa prière, et, comme ce supérieur était
d'une humilité profonde et qu'il n'agissait que par une grande charité,
il lui accorda et sa propre guérison et la guérison de la personne
en faveur de laquelle il s'intéressait et s'était entièrement
oublié.
J'en ai connu un autre qui, par un esprit d'orgueil voulut faire la même
chose, mais il ne reçut que ce reproche foudroyant : Médecin,
guéris-toi toi-même (Lc 4,23).
74. Un pasteur peut quelquefois pour obtenir un plus grand bien, omettre une
bonne œuvre — ainsi, par exemple, il peut renoncer à la gloire du martyre,
non par crainte et par lâcheté, mais afin de procurer le salut
aux personnes dont il est chargé. 75. Il y a des pasteurs qui, pour le
salut de leurs frères, ne craignent pas de s’exposer au déshonneur,
et de passer aux yeux des hommes pour des voluptueux et des séducteurs,
quoiqu'ils soient d'une chasteté parfaite et d'une exacte probité.
76. Pensez-vous qu'il ne mérite pas un châtiment sévère,
l'homme qui, pouvant par de bonnes instructions être utile au salut de
ses frères, ne le fait pas à cause de sa mauvaise volonté
? Hélas ! qu'ils s'exposent à de grands malheurs ceux qui, pouvant
soulager les autres par leurs travaux et par leurs soins empressés, ont
la cruauté de ne pas le faire.
77. Tire, m'écrierai-je ici, tire, mon ami, ton frère de l'abîme,
puisque Dieu t’en a tiré toi-même; fais, je t’en prie, fais tous
tes efforts pour arracher de la gueule des loups de l'enfer les âmes qu'ils
veulent dévorer, et sauve de la mort éternelle ceux que tu y vois
misérablement conduire : Jésus Christ ne t’a-t-il pas sauvé
toi-même ? Cette action que Dieu te propose, est au-dessus des actions
les plus éminentes et les plus parfaites dont soient capables les anges
et les hommes : celui qui la fait, devient le coadjuteur des esprits célestes.
78. En effet, par la pureté de l'âme et du corps, qu'il a reçue
de Dieu, il lave lui-même les taches et les souillures des autres, et,
après les avoir ainsi purifiés et sanctifiés, il les offre
à Dieu comme des dons et des présents purs qui lui sont très
agréables. Cette occupation est celle qui est continuellement le partage
des ministres du Tout-Puissant, selon cette parole : Faites des vœux au Seigneur
votre Dieu, ô vous tous qui environnez son trône pour lui offrir
des présents (cf. Ps 75,12). Or ces présents, ce sont les âmes.
79. Il n'est peut-être rien qui nous fasse mieux connaître et plus
vivement sentir la grandeur infinie de la Miséricorde et de l'Amour de
Dieu pour nous, que d'avoir, pour ainsi dire, abandonné les quatre-vingt-dix-neuf
brebis qu'il avait dans le ciel, pour venir sur la terre chercher celle qui
s'était égarée. Ainsi, mon révérend père,
donnez à cette instruction une attention bien marquée, et faites
en sorte par vos soins, votre charité, votre zèle, votre vigilance
et vos ferventes prières de ramener au chemin du salut toutes vos brebis
qui se seraient égarées et perdues. Mais observez que plus les
maladies sont graves et dangereuses, les plaies profondes et envenimées,
plus les médecins qui viennent à bout de procurer la guérison,
méritent une grande récompense. Or pour y réussir trois
choses sont nécessaires : il faut veiller sur nos ouailles, les préserver
des dangers auxquels elles sont exposées, et travailler à les
retirer de l'abîme quand elles ont eu le malheur d'y tomber.
80. Un pasteur ne doit pas toujours user de toute l'étendue de son autorité
à l'égard de ses frères : il est quelquefois obligé
de respecter leur faiblesse. J'ai vil autrefois qu'un abbé d'une grande
sagesse et d'un rare jugement, ayant à prononcer entre deux frères,
jugea favorablement celui qui était coupable, parce qu'il était
faible, et condamna celui qui était innocent, parce qu'il connaissait
la force et le courage de son cœur et la perfection de sa vertu. Or il en agit
ainsi, afin d'éviter de grands maux ; mais il eut soin, ainsi que l'équité
l'exigeait, de leur faire connaître en particulier les motifs qui l'avaient
engagé à porter ce jugement, et surtout de donner à celui
qui était le plus malade, les remèdes propres à le guérir.
81. La verdure fraîche des prairies invite agréablement les troupeaux
à venir y paître pour s'engraisser. C'est ainsi que les saintes
instructions et la pensée de la mort sont d'un grand secours aux brebis
raisonnables, pour se préserver ou se purifier des souillures du péché.
82. Ayez soin de choisir de temps en temps dans votre communauté les
religieux que vous saurez être les plus vertueux et les plus généreux,
et, en présence de ceux qui sont faibles et négligents, infligez-leur
quelque punition sévère et quelque grande humiliation, afin que
par les remèdes que vous ferez semblant d'employer à l'égard
de ceux qui se portent bien, vous puissiez guérir ceux qui sont réellement
malades , et que vous rendiez forts et généreux ceux qui sont
faibles et pusillanimes.
83. Dieu n'a jamais permis que la confession des péchés fût
trahie et révélée : c'est afin que les hommes ne fussent
pas éloignés ni détournés d'une action aussi sainte
et aussi salutaire, et qu'ils ne perdissent pas l'espérance de se sauver.
84. Ainsi, quand même un pasteur, par une grâce extraordinaire,
connaîtrait l'intérieur des consciences, il doit bien prendre garde
de parler des fautes qu'il connaît, même de cette manière,
aux personnes qui les ont commises — tout ce qu'il peut faire, c'est de se servir
de certains détours et de certaines industries heureuses pour les porter
à s'en confesser; car la confession leur sera très utile pour
en obtenir le pardon de Dieu. Or, après qu'ils ont satisfait à
ce devoir, nous devons leur témoigner plus de bonté, avoir plus
de douceur envers elles qu'auparavant. Cette conduite, pleine de bienveillance
et de charité , augmentera dans elles leur confiance et leur affection
pour nous.
85. Nous ne devons néanmoins jamais oublier que si nous sommes obligés
de donner à nos inférieurs l'exemple. de la plus profonde humilité,
nous avons aussi à faire respecter en nous l'autorité dont nous
sommes revêtus. C'est pourquoi, mon révérend Père,
vous ne devez pas vous humilier au delà de ce qui convient; car autrement
vous pourriez attirer des charbons de feu sur la tête de vos enfants.
Soyez doux et patient à l'égard de tout le monde; mais ne souffrez
jamais que l'on contrevienne à vos ordres.
86. Ne laissez pas dans le champ qui vous est confié, des plantes qui
puissent y occuper inutilement le terrain, et qui peut-être ailleurs porteraient
des fruits en abondance; usez dans cette occasion de prudence et de douceur
pour les déterminer à se laisser transplanter dans un lieu qui
leur sera plus favorable et plus capable de leur faire produire des fruits.
87. Il y a des supérieurs qui sont capables de bien conduire leurs frères,
même lorsqu'ils sont très exposés au bruit du monde, et
dans les lieux les plus commodes aux besoins de la vie, sans rien perdre du
recueillement et de la vie intérieure. Mais ces sortes de supérieurs
doivent donner une attention particulière aux personnes qu'ils ont à
recevoir dans leurs maisons; car Dieu n'a pas, interdit tout refus.
88. Un pasteur qui a le bonheur de jouir de la paix de l'âme, n'a pas
un très grand besoin de la paix du corps pour travailler au salut des
âmes; mais si malheureusement il ne possède pas cette paix précieuse,
je lui conseille de se la procurer en cherchant des lieux plus propres à
favoriser le recueillement.
89. Que le supérieur réfléchisse avant d’accepter des disciples
: car Dieu ne désapprouve pas tout refus ou toute démission.
90. Le plus beau et le plus agréable à Dieu de tous les présents
que nous puissions lui faire, c'est de lui offrir des âmes vraiment pénitentes
: une seule âme vaut infiniment plus que l'univers entier; car le monde
passe, mais une âme est immortelle. Vous serez bien éloigné,
mon bienheureux Père, de dire que les personnes qui , pour présents,
offrent à Dieu de l'or ou de l'argent, fassent une action plus méritoire
que celles qui lui présentent des âmes créées à
son image.
91. Si vous voulez retirer de cette offrande quelque avantage pour vous-même,
il faut qu'elle soit parfaite et entière.
92. Vous avez sans cesse présentes à votre esprit ces paroles
de l'Évangile : Il est nécessaire que le Fils de l'homme soit
livré entre les mains des pécheurs; malheur cependant à
celui qui livrera de la sorte le Fils de l'homme ! (cf. Mt 14,21); de même
vous considérez souvent que ceux qui , après Jésus Christ,
auront été les sauveurs de leurs frères, recevront un grande
récompense, et qu'un grand nombre d'eux est destiné au salut.
93. Mais avant toute chose, révérend Père, nous avons besoin
du secours céleste, afin qu'aux personnes que nous avons entrepris de
faire entrer dans le saint des saints, nous puissions faire voir que Jésus
Christ repose dans leur cœur , comme sur une table mystérieuse, et qu'avec
ce secours nous soyons capables de les prendre par la main comme de petits enfants,
pour les arracher au tumulte de leurs pensées, les soutenir au milieu
des troubles qui agitent leur cœur, les défendre contre les clameurs
importunes du monde qui les captive et les persécute cruellement, jusqu'à
ce que nous ayons la douce consolation de les voir dans les tabernacles du Seigneur.
Mais si ces personnes étaient trop faibles ou trop malades, nous ne devons
pas balancer à les prendre sur nos épaules, et à les porter
jusqu'à ce qu'enfin elles soient capables de marcher elles-mêmes
dans le chemin étroit qui conduit à la vie éternelle; car
cette voie est remplie de peines et de travaux. Voilà pourquoi le Psalmiste
nous dit : Un grand travail s'est présenté devant moi jusqu'à
ce que je sois entré dans le sanctuaire de mon Dieu. (Ps 72,16-17)
94. J'ai parlé , ô le plus illustre des pères , de ce père
des pères, de ce docteur des docteurs, de cet homme dont on ne saurait
exprimer la grandeur d'âme, la sagesse céleste, la sincérité
parfaite, la pénétration facile, le zèle ardent, la tempérance
constante, la modestie charmante, l'inclination admirable à pardonner
et la joie intérieure dont sa belle âme était inondée;
mais ce qui doit vous surprendre davantage dans sa conduite, c'est que, lorsqu’il
rencontrait dans sa maison des personnes qui brûlaient du désir
de se sauver, il leur donnait une plus grande attention et leur prodiguait plus
de soins qu'aux autres; et que, lorsqu'il en voyait d'autres qui étaient
violents et emportés, il matait tellement leur volonté rebelle,
et combattait avec tant de force et de vigueur leurs mauvaises inclinations,
que ces personnes et tout le monde prenaient les soins les plus minutieux pour
ne pas laisser paraître leurs affections et leurs penchants.
Or cet homme vraiment digne de louanges avait coutume de dire cc qu'il vaut
mieux chasser d'une communauté des religieux, que de leur permettre d'y
demeurer pour y suivre leur volonté, leurs caprices et leurs fantaisies;
car, ajoutait-il, il arrive souvent que le supérieur qui les chasse de
la sorte, les rend par cette expulsion capables d'acquérir la modération,
la modestie, la soumission et l'obéissance, tandis que le supérieur
qui, par une fausse charité et une bienveillance trompeuse, les souffre
et les tolère dans leur mauvaise conduite, les met dans le cas, à
l'heure de la mort, de le charger des plus effrayantes malédictions,
pour les avoir perdus par une cruelle indulgence, au lieu de les avoir conduits
au salut par une sévérité salutaire.
Lorsque les prières du soir étaient achevées, ce saint
abbé se plaçait sur son siège avec une gravité qui
ressemblait à la majesté des rois sur leur trône. Or ce
siège, qui n'était fait que d'une vile matière, était
néanmoins orné de tous les dons du ciel, et quand le saint abbé
y était assis, on aurait dit que c'était Dieu même. Alors
tous les religieux entouraient la chaire de leur pasteur pour écouter
et recevoir ses ordres avec autant de docilité que si Dieu les leur eût
donnés. Or il ordonnait aux uns de réciter cinquante psaumes avant
de se livrer au sommeil; à d'autres, trente; et à d'autres, cent
à ceux-ci, de faire autant de prostrations; à ceux-là,
de dormir étant assis. Tantôt il commandait de lire, tantôt
de faire méditation pendant un espace de temps qu'il réglait.
Après quoi il choisissait deux religieux qu'il chargeait d'avoir l'œil
sur les autres, de corriger ceux qui pendant le jour violeraient les saintes
règles, et d'observer pendant la nuit les frères qui se livreraient
à des veilles indiscrètes, ou qui feraient des choses qu'on ne
nomme pas. Il portait encore plus loin son attention pastorale. Il réglait
la nourriture que chaque religieux devait prendre; elle n'était pas la
même pour tous, mais il la proportionnait à l'état, à
l'âge et à la santé de chacun d'eux : cette père
de famille faisait donner aux uns une nourriture plus succulente, aux autres,
une nourriture plus substantielle. Mais ce qui doit vous remplir d'admiration,
c'est la docilité parfaite et la scrupuleuse exactitude avec lesquelles
ses ordres étaient exécutés.
Ce grand homme avait encore dans le désert une laure dans laquelle il
envoyait les religieux qu'il connaissait pour être les plus vertueux et
les plus avancés dans les voies de la perfection.
95. Je vous conjure, de bien prendre garde que votre conduite à l'égard
de vos inférieurs, ne les fasse pas tomber dans la subtilité et
la tromperie. Étudiez vous avec grand soin à corriger ceux qui
auraient en partage la duplicité et la ruse; rappelez-les à la
simplicité du cœur, qu'ils regardent peut-être comme une vertu
méprisable.
96. Le supérieur qui, par la victoire parfaite qu'il a remportée
sur ses passions, est parvenu au dernier degré d'une pureté parfaite,
peut comme un ange du ciel punir avec raison et sévérité
les fautes de ses inférieurs; mais le supérieur qui est encore
esclave de ses mauvais penchants, et troublé par ses passions, éprouve,
malgré lui, une certaine répugnance, quand il est obligé
d'user de rigueur à l'égard de ses frères. Aussi souvent
se contente-t-il de leur imposer des pénitences arbitraires et qui n'ont
aucune proportion avec leurs fautes.
97. Or je ne peux ici m'empêcher, de vous conjurer de laisser pour héritage
à vos enfants la ferveur de votre piété sincère
et la sainteté de votre doctrine salutaire, afin que par le moyen de
la vérité orthodoxe et catholique que vous enseignez, vous puissiez
conduire au Seigneur, non seulement vos propres enfants , mais encore les fils
de vos fils.
98. Ne craignez pas de fatiguer ni d'épuiser les jeunes dont la chair
se révolte contre l'esprit, afin qu'au moment de leur mort, ils aient
des actions de grâces à vous rendre pour les grands services qu'ils
auront reçus de vous.
99. Mon très sage et très révérend Père,
Moïse, ce grand législateur du peuple de Dieu, vous sert lui-même
de modèle; car il ne put délivrer ce peuple de la servitude de
Pharaon, quoique les enfants de Jacob lui fussent très soumis et qu'ils
exécutassent très exactement ses ordres, qu'après leur
avoir fait manger des azymes et des laitues amères. Or ces pains sans
levain sont l'image d'une âme qui s'est entièrement dépouillée
de sa volonté et qui ne juge plus de rien selon ses vues; car la volonté
qui n'est pas mortifiée est comme un mauvais levain qui corrompt et enfle
le cœur; au lieu que le renoncement à sa propre volonté figuré
par les azymes, le conserve pur et innocent en le tenant toujours dans la pratique
de l'humilité et de l'obéissance. Les laitues amères sont
la figure tantôt des ordres pénibles que l'obéissance nous
fait exactement accomplir, tantôt des austérités que l'amour
de la pénitence et de la mortification nous fait pratiquer avec une fidélité
constante.
100. Tandis que je vous écris ces lignes, ô le plus illustre des
pères je suis frappé de terreur, en me rappelant ces paroles de
l'Apôtre : Pourquoi, malheureux, avez-vous la prétention insensée
de vouloir donner des leçons aux autres, n'étant pas même
dans le cas de vous en donner à vous-même ? (Rom 2,21) Je finirai
donc ce petit traité, en vous disant qu'une âme qui, par la pureté
est étroitement unie à Dieu, n'a plus besoin des instructions
des hommes car elle porte en elle-même la parole éternelle du salut
qui lui sert de maître et de docteur, et qui dissipe toutes les ténèbres
de son ignorance.
101. Or cette âme heureuse, très honoré Père, qui,
par la victoire qu’elle a remportée sur ses passions en les immolant
entièrement, par la douceur parfaite qui est son partage, et par l'humilité
profonde qui est son élément, répand autour d'elle des
lumières si abondantes et qu'attestent, non seulement les paroles, mais
les actions, mais l'expérience, mais les avantages que j'en ai retirés
moi-même, c'est votre propre âme; oui, c'est votre âme. En
tout cela vous êtes parfaitement semblable à l'illustre législateur
des Hébreux; vous suivez fidèlement ses traces, et vous vous conformez
à sa conduite. C'est pourquoi vous vous 'élevez sans cesse et
de plus en plus vers cette montagne sainte, qui est Dieu même, à
qui soient honneur, gloire et adoration dans les siècles des siècles.
Amen