9 - BASILE (328 - 378)


I. Saint Basile et son oeuvre ascétique
II. Les Règles morales
III. Le Petit Asceticon - Les Principes de base
IV. Les communautés basiliennes féminines
V. Basile complété par Grégoire de Nysse

Bibliographie



Cassien était un Père du désert qui "a écrit avec un but" : montrer à des cénobites inexpérimentés comment vivre la vie monastique. Avec saint Basile, nous arrivons à quelqu'un qui, lui aussi, "a écrit avec un but"un peu semblable : montrer à des ascètes un peu excentriques l'essentiel de la vie chrétien-ne. Mais à part cela, que de différences ! Loin d'être un habitant du désert, un anachorète, Basile est franchement anti-ermite. S'il a été faire un tour en Egypte, il a plus remarqué ce qu'il ne fallait pas faire que ce qu'il fallait faire !
De plus, nous nous trouvons dans un autre monde : il ne s'agit plus de l'Egypte, mais de la Cappadoce. Nous n'avons plus un moine qui livre son expérience, mais un évêque qui s'adresse à des chrétiens. Mieux, un évêque qui ne prétend pas écrire une règle monastique, mais en l'oeuvre de qui pourtant, la postérité reconnaîtra la deuxième des Règles-Mères. Et c'est la Règle la plus longue !
Cela vaut donc la peine de voir qui est saint Basile, quelle est l'origine de cette "prétendue" Règle de saint Basile, et ce qu'il a à nous dire, quel est son enseignement.
N'oublions pas que saint Benoît nous en recommande la lecture !


I. SAINT BASILE ET SON OEUVRE ASCÉTIQUE.

1. Basile et son milieu
Basile se situe au centre du quatrième siècle, ce siècle où fleurit la vie monastique un peu partout. Il naît à Césarée, en Cappadoce, au coeur de la Turquie actuelle, à une époque assez sombre.

Sombre du point de vue religieux : c'est encore une période de persécutions, mais celles-ci ne sont plus le fait de païens, mais de chrétiens. L'empereur, en effet, est chrétien, mais hérétique : c'est un arien, c'est-à-dire adepte d'une hérésie qui prétend que le Christ est certes, un homme formidable, un surhomme, mais qu'il n'est pas Dieu. Et l'empereur veut convertir de force à l'hérésie les catholiques qui restent fidèles à la vraie foi : il exile les évêques qui lui résistent, tue les chrétiens fidèles.

Du point de vue économique aussi, c'est une époque bien malheureuse : quelques gros propriétaires possèdent les terres et sont riches, alors que tous les autres sont de petites gens, écrasés d'impôts, qui doivent travailler dur et sont exploités. L'esclavage n'a pas encore disparu. A cela s'ajoutent les famines et les épidémies : la misère est grande.

La famille de Basile est riche, très chrétienne. Aussi bien du côté de son père que de sa mère, on a connu jadis les persécutions des païens ; un des grands-pères de Basile est même mort martyr. Basile, le père de notre Basile, est rhéteur ; on dirait aujourd'hui professeur de lettres. Sa mère se nommait Emmélie. Tous deux eurent de nombreux enfants dont plusieurs moururent en bas âge. D'abord des filles : Macrine, la grande soeur qui aura une grande influence sur Basile, puis quatre autres filles. Le papa qui voudrait quand même bien des garçons, prie très fort, et lui viennent alors cinq fils. Nous en connaissons quatre : Basile, puis Naucratius qui périra assez jeune d'un accident de chasse, Grégoire qui sera évêque de Nysse, et Pierre, futur évêque de Sébaste.

Le papa, professeur, veut que ses fils fassent, eux aussi, de bonnes études. Il envoie Basile étudier d'abord à Césarée, puis à Athènes, la capitale intellectuelle de l'époque, où il se lie d'amitié avec un autre Grégoire, à qui il jouera plus tard le mauvais tour de le faire évêque de Nazianze. Mais pour le moment, ses études finies, le jeune homme rentre à Césarée et se met à enseigner lui aussi la rhétorique. Sa grande soeur trouve qu'il ne vit pas assez en chrétien convaincu ; elle lui fait de vifs reproches. Basile, touché par la grâce (il appellera cela sa "conversion") , en tient compte et se retire dans une propriété de famille, à Annésis, où avec sa famille et des amis, il mène une sorte de vie retirée, à l'écart du monde, séduits par le genre de vie très austère d'un prédicateur d'alors : Eusthate de Sébaste.

De cette époque, il nous reste le premier écrit monastique de Basile, sa LETTRE 2, adressée à son ami Grégoire de Nazianze. C'est une lettre de jeunesse ; Basile est dans la ferveur d'un jeune novice qui vient d'avoir bien des consolations, sans doute profondes. Derrière son ami, le destinataire de sa lettre qui n'a pas besoin d'être convaincu, son enthousiasme s'adresse au public de leurs amis cultivés, portés à se scandaliser de le voir, lui et les siens, adopter un mode de vie jugé bon pour des esclaves. C'est donc volontairement que Basile habille son idéal ascétique de thèmes très philosophiques et d'images de rhétorique, et qu'il cite très peu l'Ecriture. Il veut montrer que cet idéal ascétique qui semble "barbare" à ses amis qui s'en scandalisent, a ses lettres de noblesse chez les sages Grecs et correspond à ce qu'ils appelaient la païdéia.

On voit dans cette lettre une belle définition de la prière où l'on retrouve des thèmes étudiés à propos des apophtegmes : après avoir dit que les lectures engendrent dans l'âme le désir de Dieu, Basile poursuit : "C'est une belle prière que celle qui imprime dans l'âme une vive pensée de Dieu, et c'est être maison de Dieu : avoir, par le souvenir, Dieu installé en soi. Nous devenons ainsi temple de Dieu quand les soucis terrestres n'interrompent pas la continuité de ce souvenir, quand les émotions imprévues ne troublent pas l'esprit, et que, fuyant toutes choses, celui qui aime Dieu se retire près de Dieu, chasse les désirs qui incitent au vice et s'attache aux pratiques qui mènent à la vertu".

Mais en négatif, d'autres passages le montrent disciple de l'ascétisme trop affiché d'Eustathe : "Ce qui accompagne le sentiment de bassesse et d'humilité, c'est un oeil triste et baissé à terre, un extérieur négligé, une chevelure malpropre, un vêtement sordide". Mais il en reviendra ! . . . et nous y reviendrons, retrouvant plus loin Eustathe.

Malheureusement, Basile ne pourra pas jouir très longtemps de cette solitude. Eusèbe, son évêque, qui l'a remarqué, l'ordonne prêtre et au bout de trois ans, se l'adjoint comme évêque coadjuteur. Cinq ans plus tard, Eusèbe meurt et Basile lui succède comme évêque de Césarée. Grosse charge où il se trouve aux prises avec bien des difficultés dues au contexte politique et religieux, et qu'il ressent durement, car il a un tempérament pessimiste, en partie en raison d'une maladie de foie. Envers et contre tout, Basile sera un grand évêque, luttant de toutes ses forces contre l'arianisme, s'opposant au besoin aux puissants de ce monde. Il meurt en 378, sans avoir vu le couronnement définitif de ses efforts, puisque le concile de Constantinople qui met un arrêt définitif au progrès de l'arianisme, n'aura lieu que trois ans plus tard, en 381.


2. Origines et histoire des Règles basiliennes

A) Première étape.

Retrouvons Basile à l'époque de son retrait à Annésis, dans sa ferveur de novice, disciple enthousiaste du fougueux ascète Eustathe. Cet homme est alors critiqué, et avec raison. Il prône une ascèse rigoureuse qu'il se plaît à étaler aux yeux de tous. Basile le suit d'abord, comme nous venons de le voir, mais, doué d'un solide bon sens, il ne tarde pas à avoir conscience des failles de cet ascétisme exagéré. Par ailleurs, il constate partout des problèmes autour de lui : inégalité des classes sociales, et surtout disputes et dissensions au sein de l'Eglise, surtout du fait de l'arianisme.

Pour y voir clair, Basile prend un peu de recul et part faire un tour en Egypte. Cette enquête ne le satisfait pas : il s'aperçoit que tout n'est pas idéal non plus chez ces moines. Il a alors l'idée de se tourner vers le Nouveau Testament et de l'interroger : Qu'est-ce qu'un chrétien ? Rentré à Annésis, il met par écrit les textes du Nouveau Testament qui répondent à sa question, et c'est son premier ouvrage : les Règles Morales, le seul qui, pour lui, mérite le nom de "Règles", et qui s'adresse à tout chrétien, car le Nouveau Testament est vraiment la Règle du chrétien.


B) Deuxième étape.

Voici Basile ordonné prêtre, puis évê-que-coadjuteur. Le pasteur se trouve alors aux prises à bien des difficultés. Parmi cel-les-ci, il y a cet Eusthate de Sébaste : son ascétisme exagéré s'était encore durci. Il présentait le célibat et la pauvreté totale comme les conditions idéales de la vie chrétienne, au point d'entraîner les gens mariés, les débiteurs et les esclaves à s'échapper du cadre social qui pesait sur eux. Les disciples d'Eustathe se faisaient remarquer aussi par un habit misérable, symbole trop voyant de leur renoncement au monde. On appelait ce courant d'ascétisme exagéré l'encratisme, du mot grec egkratéia : "tempérance", "abstinence".

De plus parmi ces ascètes, on trouvait de ces gens que nous avons rencontré dans les apophtegmes qui prétendaient que, suivant le conseil de l'Apôtre, il faut prier sans cesse, et donc ne pas travailler. Ils se donnaient le nom de : "spirituels", mais on les appelait : "messaliens", d'un mot syriaque qui veut dire : "ceux qui prient" ou d'un mot grec qui a le même sens : "euchites". Ils pratiquaient l'amérimna, mais au mauvais sens du mot, au sens de vie oisive, alors que la vraie amérimna doit être complétée par la nepsis, l'attention, la vigilance.

En résumé, Eusthate était le père spirituel de groupements d'ascètes plus ou moins bien éclairés, à tendance messalienne et qui faisaient un peu ce qu'ils voulaient. Basile constatant cela, jugera que son rôle est de redresser, de reprendre en le corrigeant ce mouvement ascétique enthousiaste, mais anarchique. Il sera le volant de cette voiture de course sans direction. Avec un rare doigté, il redressera ce mouvement en le ramenant aux normes évangéliques qu'il avait analysées dans son livre des Règles Morales : Qu'est-ce qu'un chrétien ?

Auxiliaire de son évêque, il circule dans les villages. Pendant le jour, il catéchise l'ensemble de la population. Le soir, il reprend la parole devant un auditoire choisi, des fervents : ces fraternités d'ascètes. Il a leur confiance et on l'interroge. Basile leur répond dans l'esprit de sa recherche précédente : ces Règles Morales où il avait extrait du Nouveau Testament ce qu'est vraiment un chrétien. Donc, à l'aide de l'Ecriture, on résout, au jour le jour, des doutes et des difficultés d'organisation, et une réforme se propage discrètement parmi ces groupes qui avaient suivi jusqu'alors surtout l'influence d'Eusthate. Ces dialogues improvisés, recueillis au nombre d'environ 200, constituent ce qu'on appelle le Petit Ascéticon.


C) Troisième étape.

Plus tard, ces communautés se développent ; ce sont maintenant des fraternités importantes qui ont acquis une organisation interne et une stabilité qui les distinguent définitivement de l'ensemble du peuple chrétien. Par ailleurs, Basile est devenu évêque, et les longs et rigoureux hivers de Cappadoce où l'on est forcé de rester chez soi, lui laissent du temps libre. Il reprend alors sa première rédaction, la remanie en fonction du développement des communautés, la complète, ajoutant de nouveaux passages. Cette seconde rédaction est ce qu'on appelle le Grand Ascéticon.

L'oeuvre de Basile, en tant que législateur monastique, s'est donc faite tout au cours de sa vie, sous la pression des circonstances pourrait-on dire. Elle se compose de trois grands ouvrages : les Règles Morales où il analyse le comportement du chrétien ; le Petit Ascéticon, destiné à des petites communautés de chrétiens fervents ; le Grand Ascéticon, à l'usage de ces communautés qui ont grandi et sont alors devenues, en fait, des communautés monastiques.

Assez curieusement, on peut remarquer que ces trois étapes de la formation des "Règles" de saint Basile correspondent aux trois étapes du développement de l'ascétisme chrétien :

Evangile Groupes de chrétiens fervents Cénobitisme
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Règles Morales Petit Ascéticon Grand Ascéticon

Cette oeuvre monastique de Basile aura deux caractéristiques, conséquences de sa genèse.

1) Le point de départ de sa réflexion est la Bible, inventoriée dans les Règles Morales. Toute sa pensée est donc axée sur la Bible, le Nouveau Testament en particulier, considéré comme Règle du chrétien.


2) Basile veut réformer un mouvement ascétique qui a ses caractéristiques, ses déviations propres. Il va donc insister sur certains points, pour remédier à ces points faibles :

a) Les adeptes d'Eustathe forment un mouvement spirituel qui a tendance à se constituer à part de l'Eglise, à se croire supérieur aux autres. Aussi Basile, même dans la dernière rédaction où, en fait, il s'agit de communautés que l'on pourrait dire monastiques, n'emploiera jamais le mot "moine", mais il parlera toujours de "frères", ou de "chrétiens". Pour lui, le moine n'est pas un être à part, mais un chrétien qui veut vivre à plein sa foi. Par ailleurs, moine voulant dire "seul", c'est une raison de plus pour qu'il n'emploie pas ce mot : il dit quelque part que l'homme n'est pas "un animal monastique", voulant dire par là que l'homme n'est pas fait pour vivre seul.

Par ailleurs, bien que la charité ait chez lui une place centrale, on trouve très peu d'élans mystiques dans ses oeuvres monastiques. Il y en a bien plus dans ses sermons au peuple !

b) Devant un mouvement anarchique, Basile aura souci de structurer ces communautés informelles en leur donnant un chef. Bien qu'on ne trouve jamais le mot de "supérieur", il y a dans les écrits monastiques basiliens, et surtout dans le dernier, le Grand Ascéticon, toute une théologie du supérieur.

c) C'est un mouvement ascétique excessif, surtout en ce qui concerne la pauvreté, affichée de façon trop criarde. De cela vient que Basile parle assez peu de la pauvreté, et que l'ascèse qu'il présente est modérée.

d) Enfin, dans ce mouvement commencent à se faire jour des tendances mésalliée : "Pas la peine de travailler, il suffit de prier". Par réaction, bien que Basile soit un homme de prière, comme en témoigne l'ensemble de son oeuvre d'où l'on peut dégager toute une doctrine sur la prière, il en parle assez peu dans la Règle. Par contre, il sera un des rares Pères de l'Eglise chez qui on trouve une doctrine assez élaborée du travail manuel.



3. Structures des Règles basiliennes
Nous avons donc trois écrits principaux qui peuvent être rangés sous le titre de "Règles de saint Basile" : les Règles Morales, le Petit Ascéticon et le Grand Ascéticon.

1) Les Règles Morales, écrites, comme la lettre 2, lors de la retraite de Basile à Annésis, sont une sorte d'enquête, à partir du Nouveau Testament : "Qu'est-ce que la vie chrétienne à la lumière de l'Evangile ? " Ce sont donc un recueil de citations scripturaires : les Règles que donne l'Evangile à tout chrétien qui veut vivre en conformité avec sa foi.
On a ensuite deux écrits qui portent improprement le nom de Règles : le Petit Ascéticon, comme le Grand Ascéticon sont les réponses données de vive voix par Basile aux questions qui lui étaient posées, durant les années de sa prêtrise et de son épiscopat. Basile édita ensuite sous le nom d'Ascéticon ces deux écrits, rédigés sous forme de questions et réponses.

2) Le Petit Ascéticon. Il s'agit donc des 203 réponses à des questions posées par de petites communautés de chrétiens fervents, durant le temps où Basile n'était encore que prêtre ou auxiliaire de son évêque. Des trois écrits de Basile, c'est le seul qu'a connu saint Benoît, car Rufin l'avait traduit en latin : c'est donc le texte qui a influencé notre Règle, ce qui en fait son intérêt. Actuellement il figure dans le recueil de règles diverses qu'a collationnées Benoît d'Anianne, au tome 103 de la Patrologie Latine.

3) Le Grand Ascéticon, est postérieur de 8 ou 10 ans. Basile est alors évêque et il veut organiser davantage ces communautés de chrétiens fervents qui ont grossi. Il reprend alors le Petit Asceticon et le complète en fonction des besoins actuels. Ce Grand Ascéticon est composé de Grandes Règles ou Règles Longues, au nombre de 55, où l'on peut du reste discerner deux étapes de rédaction, et de Petites Règles ou Règles Brèves, au nombre de 313.

STRUCTURE COMPARÉE DES DEUX ASCETICON

  PETIT ASCETICON GRAND ASCETICON
    Règles Longues

Exposé de la doctrine ascétique

   
Les Principes de base 1 - 11
/ / / / /
1 - 23
24 - 55
   

Règles Brèves

Questions diverses des frères 12 - 203 192 Q (du P.A.)
(pour les retrouver, il faut une concordance)
  / / / / /

121 Q (nouvelles)

Le tableau ci-dessus montre que les deux Ascéticon ont une structure commune en ce sens qu'ils commencent tous deux par un exposé de la doctrine ascétique. Ce sont les principes de base (début du Petit Ascéticon et Règles Longues du Grand Ascéticon) . Puis viennent des réponses aux diverses questions des frères (fin du Petit Ascéticon et Règles Brèves du Grand Ascéticon) .


Voici comment ce Grand Ascéticon se répartit par rapport au Petit :

Les Règles longues comportent donc deux parties : les chapitres 1 à 23 qui reprennent les grands principes de base de la vie chrétienne exposés dans le Petit Ascéticon. La suite, chapitres 24 à 55, ne se trouve pas dans le Petit Ascéticon. Ce sont des additions postérieures nécessitées par l'organisation de ces communautés, qui, le nombre croissant, deviennent "monastiques". On y règle alors l'aspect pratique de la vie : aménagement, activités, discipline. Une large place est faite au supérieur, surtout dans les règles 45 à 55 qui sont une addition encore postérieure. Donc plus on avance dans le temps, plus la nécessité d'un supérieur se fait sentir, et plus son rôle se précise.

Les Règles Brèves qui correspondent à la fin du Petit Ascéticon, sont des questions et réponses un peu à bâtons rompus, sans grand plan, encore qu'on puisse faire quelques groupements par sujets.


Nous allons maintenant voir par des textes comment se développe la pensée de Basile. D'abord la Préface des Règles Morales nous en montrera l'assise et le cheminement. L'ensemble se dirige vers la conclusion (Règle 80 - fin) où Basile trace le portrait du chrétien.

Ensuite, nous aborderons les principes de base essentiels des deux Ascéticon.

 


II. LES RÈGLES MORALES

La Préface dont nous donnons le plan ci-dessous, nous retrace bien le cheminement de la pensée de Basile : à l'origine, constatation des troubles dans l'Eglise, de l'anarchie parmi les enthousiastes disciples d'Eusthate de Sébaste. Malgré son admiration pour le Maître, Basile perçoit que cet enthousiasme mal dirigé pourrait être dangereux. Aussi cherche-t-il le véritable Maître qui parle dans l'Evangile. Il réfléchit la vie chrétienne et ascétique à la lumière du Nouveau Testament (Texte 1) .

PRÉFACE AUX RÈGLES MORALES

1. Introduction trinitaire
Basile se présente

Référence à Macrine
2. Il a constaté :

Discorde et désunion.

3. Il a réfléchi et s'est interrogé

La cause, c'est que Dieu est ignoré, abandonné.

4. L e bien-fondé de sa réflexion :

L'exemple du monde - des abeilles

5. Poursuite de sa réflexion

L'obéissance est facteur d'union. Lorsqu'il y a désunion, il y a désobéissance.

6. (Textes de l'Ecriture) -- S'il y a désobéissance, c'est qu'il y a ignorance.
7. Sur quelles normes changer ?

1) L'Apôtre nous montre l'Eglise, lieu d'union et de paix quand elle est régie par le Christ.

8.

2) La vie Trinitaire, elle-même, prouve que l'obéissance est facteur d'union.

9. Première conclusion (générale)

L'Eglise doit retrouver la paix et l'unité.
Pour cela, nul ne doit rechercher sa volonté propre, mais tous doivent chercher dans le seul Esprit-Saint la volonté du Christ.

10. Enquête dans l'Ecriture
Deuxième conclusion (particulière)

Chacun de ceux qui forment l'Eglise devra répondre de ses actes.
11. Troisième conclusion (pratique)

Je vais donc chercher dans l'Ecriture ce qui plaît et ce qui déplaît à Dieu, pour que nous puissions faire ce qui lui plaît, et éviter ce qui lui déplaît.

Le corps de l'ouvrage est donc un ensemble de citations du N.T. groupées sous des têtes de chapitres, seul endroit où se manifeste la main de Basile. 1542 versets du N.T. sont ainsi recensés et classés. L'ouvrage se termine par une synthèse où Basile réunit le fruit essentiel de sa réflexion et qui va au coeur de la vie chrétienne.

Cette synthèse, c'est le chapitre 80. Il se compose de trois parties : une où il dépeint sous des images, avec textes de l'Ecriture à l'appui, ce que doit être un chrétien : disciple du Christ, brebis du Christ, sarment du Christ, membre du Christ, épouse du Christ, temple de Dieu, victime offerte, enfant de Dieu, lumière dans le monde, sel de la terre, parole de vie. Une autre où il décrit "comment l'Ecriture veut que soient ceux à qui est confiée la prédication de l'Evangile" : serviteurs du Christ, hérauts du royaume, modèles et règles de la piété, oeil dans le corps, pasteurs des brebis, médecins, pères nourriciers, collaborateurs de Dieu, ouvriers de la vigne du Seigneur, constructeurs du temple de Dieu. Dans une troisième partie que nous allons voir, conclusion de son enquête, il définit ce qu'est le propre du chrétien (Texte 2) .





III. LE PETIT ASCETICON

La Préface aux Règles Morales a montré le point de départ de la pensée de Basile : on ne vit pas en chrétien. Il faut donc interroger l'Ecriture pour savoir ce qu'est un chrétien. C'est ce que fait Basile dans les Régles Morales, et le texte 2 nous en a brossé un portrait.
Maintenant Basile s'adresse aux chrétiens qui veulent vivre à fond leur vie chrétienne. Il va leur donner des principes qui le leur permettront. C'est le début du Petit Ascéticon. Plus tard, il reprendra ces mêmes principes dans une optique plus précisément monastique, lorsque ces premières communautés se seront développées.

Ces Principes de base communs aux deux ascéticon sont particulièrement importants. Ce sont eux qui nous montrent actuellement ce qu'est pour Basile un moine. L'encadré ci-contre nous en donne le détail avec les chapitres du Petit Ascéticon concernés.

LES PRINCIPES DE BASE
LA CHARITE Généralités

1

  Envers Dieu 2
  Envers les autres 2
LA CRAINTE DE DIEU   2
L' ATTENTION A DIEU   2
LE RETRAIT DU MONDE   2
LA VIE EN COMMUN   3
LE RENONCEMENT En lui-même 4
  Ce à quoi on renonce 5
  Ceux qui renoncent 6
  Admission des sujets 7
LA TEMPÉRANCE En général 8
  Dans le rire 8
  Dans la nourriture 9-10
  Dans le vêtement 11

Nous suivons le Petit Ascéticon, traduit en latin par Rufin, seul texte connu par saint Benoît, bien qu'il n'existe pas encore en traduction française.

A la base de la pensée de Basile, il y a donc d'abord la charité - une et double - . Celle-ci nous pousse à révérer Dieu et à faire attention à Dieu. Elle entraîne aussi un certain retrait du monde, et pour nous aider, nous allons vivre avec d'autres frères animés du même dessein : aimer Dieu plus que tout. C'est la première partie des principes de base (1-3).

Deuxième partie : pour que cet amour soit effectif, il faut renoncer à soi-même, comme le conseillent l'Evangile et l'exemple du Christ, et pratiquer la tempérance (4-11).

Ces principes de base découlent donc tous de la charité, premier principe, et s'enchaînent dans un ordre logique. Ne pouvant pas tout étudier, nous verrons les plus importants de la première partie : la charité, l'attention à Dieu, la vie commune.

Par ailleurs, nous dirons un mot de l'obéissance. Dans sa réflexion première, la Préface aux Règles Morales, nous l'avons vu, Basile avait découvert que les maux de l'Eglise de son temps venaient d'un manque d'obéissance. Aussi la nécessité de l'obéissance est-elle présente dans toute son oeuvre. On peut considérer aussi cette insistance sur l'obéissance comme un des principes de base de sa pensée.


1. La charité
La Règle 2 qui concerne la charité est le coeur de la pensée basilienne : "Pages admirables, dit T. Spidlick, qui révèlent le coeur d'un saint touché par l'aiguillon de l'amour divin".

On peut distinguer deux parties :
La première revient sans cesse sur le fait que l'amour de Dieu nous est donné : c'est une semence à développer. Par suite, on peut dire que tous les êtres tendent vers Dieu. (Texte N° 1)
La deuxième partie traite des motifs propres à exciter en nous l'amour de Dieu. (Texte N° 2-9) .
Ensuite Basile applique à l'amour du prochain ce qu'il a dit de l'amour de Dieu.


2. L'attention à Dieu
L'amour de Dieu est donc semé dans nos coeurs. Mais comment le faire croître. Après la théorie, passons maintenant à la pratique. Nous avons ici un texte de la plus grande importance. Sur la base du thème paulinien : "plaire à Dieu", ce texte traite au fond de la prière continuelle, avec un exemple tiré du travail manuel. On y retrouve les thèmes de l'apathéia, de la garde du coeur, du souvenir de Dieu. C'est en dire la richesse (Texte).


3. La vie en commun
Et voilà encore un très riche exposé sur les bienfaits de la vie commune. Peut-être manque-t-il un peu de nuances : Basile est farouchement anti-ermite ! Mais il est assez remarquable que toutes les raisons qu'il avance en faveur de la vie cénobitique, trouvent leur appui dans l'Ecriture Sainte , et en particulier dans le Nouveau Testament. On pourrait donc résumer sa pensée en disant que la vie menée en commun est préférable à la vie solitaire, parce que c'est une vie plus évangélique (Texte).


4. L'obéissance
Dans le Petit Ascéticon, aussitôt après ces principes de base qui seront repris dans le Grand Ascéticon, se trouvent trois chapitres qui traitent de l'obéissance, et un du supérieur. Comme dans toute l'oeuvre de Basile, l'obéissance est là, en bonne place(1).

C'est que, pour lui, l'obéissance, c'est l'amour en actes, la preuve de notre amour. L'amour est à la base de l'obéissance ; c'en est le fondement, du point de vue de l'homme. Il l'écrit du reste en clair dans la P.R. 153 : "Quels sont les signes que nous possédons l'amour de Dieu ? ". Réponse : "Le Seigneur nous l'apprend quand il dit : "Si vous m'aimez, vous garderez mes commandements". Par ailleurs, nous avons vu dans les Règles Morales que Basile mettait le fondement objectif de l'obéissance dans la vie même des Personnes divines, et dans la royauté du Christ. L'idée se retrouve à la P.R. 1. (Texte 1). Il explique ensuite que l'on doit d'abord obéir à l'Ecriture, et pour ce qui ne s'y trouve pas, se conformer à la directive de saint Paul :"Tout m'est permis, mais tout n'est pas profitable" (I Cor. 10, 22-23), donc chercher non pas ce qui nous plaît, mais ce qui est utile aux autres.

L'obéissance a d'abord pour objet la doctrine de Jésus dans l'Ecriture. Ces deux données seront reprises dans la Question 12 . Et dans la suivante il précise qu'on s'obéit aussi les uns aux autres - et au supérieur (Question 15) -; mais si quelqu'un commande quelque chose de contraire aux commandements de Dieu, il n'y a pas lieu de lui obéir.

Les dispositions qui animent l'obéissance sont l'humilité, et surtout le désir de plaire à Dieu et de le glorifier. Désir que Basile qualifie : "désir ardent, insatiable et stable" (PR 157). Pour le chrétien comme pour Jésus qui disait :"Ma nourriture, c'est de faire la volonté de mon Père", l'obéissance doit être une nourriture : (Texte 2).

Ce texte et d'autres, nous montrent qu'à la base de l'obéissance se trouvent les trois vertus théologales : la foi, l'espérance et la charité. C'est pourquoi Basile y attache tellement d'importance.

Maintenant, quelle est la mesure de l'obéissance ? A la question : "Quelle est la mesure de l'amour de Dieu ? Basile répondait : "Tendre toujours son esprit vers la volonté de Dieu, regardant et désirant ce qui a trait à sa gloire". On le voit, obéissance et amour de Dieu sont intimement liés. Il n'y a pas de mesure à l'amour de Dieu, il n'y en a pas non plus à l'obéissance : (Texte 3)

On retrouve ailleurs la même idée dans un texte proche de la pensée de saint Benoît (Texte 4).

Ce dernier texte nous montre ce que Basile pense du désobéissant : le murmure et la désobéissance tracent en creux les vices opposés aux vertus de l'obéissant. Celui-ci apparaît comme un homme en bonne santé qui rayonne la joie ; à l'inverse, pour Basile, le désobéissant est un malade : (Texte 5)

Le murmure est donc un manque de foi qui sépare de la communauté des croyants : même son travail est à rejeter. Et si le désobéissant ne se corrige pas, Basile n'hésite pas à le retrancher de la communauté.




IV. LES COMMUNAUTÉS FÉMININES

Il semble que l'origine des monastères doubles basiliens remonte à Macrine, la soeur ainée de Basile. En effet, sous son influence, la maison familiale se transforma en deux monastères. Grégoire de Nysse, dans la "Vie de Macrine", nous donne quelques renseignements sur le monastère féminin d'Annisa dont Macrine était la supérieure : la prière était répartie tout au long des jours et des nuits et le travail avait plutôt un rôle secondaire : il était orienté vers l'hospitalité et la bienfaisance. L'esprit de ce monachisme est conforme à l'idéal de ce que Grégoire appelle la "philosophie chrétienne" : libération des passions pour purifier l'âme et la rendre capable d'être accueillie par le Christ Epoux. Le thème du progrès, cher à Grégoire anime cette vie qui va sans cesse croissant de vertus en vertus. Ces monastères doubles se sont multipliés par la suite.

Les lettres de Basile et son Grand Ascéticon donnent la preuve de l'existence de ces communautés basiliennes féminines. La lettre canonique 199 donne une définition de la vierge : "On appelle vierge celle qui, de son plein gré, s'est offerte au Seigneur, a renoncé au mariage et lui a préféré la vie de sainteté". Puis Basile précise les règles d'admission : l'engagement doit être volontaire et pas avant l'âge de 16 ou 17 ans. La lettre 173 précise les modalités de la vie de ces communautés de vierges (Texte 6).

On peut remarquer dans ce texte, d'une part l'insistance sur la pauvreté de vie aussi bien dans le vêtement que dans la nourriture, caractérisée par la présence du nécessaire, l'absence du superflu ; et d'autre part la prudence demandée par Basile "dans les entretiens avec les hommes".

Ce dernier point est repris avec insistance dans le Grand Ascéticon, donc dans les précisions apportées par Basile lorsque, devenu évêque, les communautés d'acètes se sont agrandies, en particulier dans la G.R. 33 : "Quelle règle observer dans les relations avec les soeurs ?". Par ailleurs, deux Petites Règles ne concernent que des communautés féminines, et d'autres en font mention. C'est donc qu'il y en avait et que, bien qu'elles prenaient pour elles les conseils donnés par Basile aux ascètes hommes, elles avaient des questions à poser elles aussi. Dans l'une (PR 153) , il est question de la "soeur préposée aux laines", qui doit assigner à chaque soeur sa part de travail ; ce qui nous donne une indication sur le but caritatif du travail des soeurs. La Question 281 demande ce qu'il fait faire quand une soeur ne veut pas participer à l'office commun de la psalmodie (Texte 7). Dans la PR 154, il est question de frères peu nombreux qui ont à prêter leur ministères à des soeurs très nombreuses, ce qui suppose un certain développement des communautés féminines.


Quelques autres Règles concernent les relations entre ces communautés féminines et les communautés de frères, insistant sur la prudence à garder. Il ne semble pas en effet que ces vierges aient été cloîtrées ; il ne fallait donc pas faire jaser, prêter flanc aux mauvaises langues. Basile est réaliste : il connaît la faiblesse humaine. Il se souvient aussi du souci qu'a Paul de ne pas scandaliser les faibles. Aussi prend-il des précautions qui nous semblent aujourd'hui excessives, pour "éviter toute ombre de soupçon du mal". La PR 220 reprend ce que disait déjà la GR 33, et prescrit que frères et soeurs ne doivent se parler que devant témoins. PR 108 précise "devant la supérieure" ; et d'après la PR 110, la supérieure doit être présente même quand une soeur se confesse à l'ancien.

C'est qu'hélas, sur cette terre le péché est aux aguets. Parfois il y avait de gros échecs : la lettre canoniale 199 précise la conduite à tenir à propos des vierges tombées. C'est à l'une d'elle que s'adresse la lettre 46 de Basile : "Tu as brisé le joug de l'intimité divine, tu t'es enfuie de la chambre pure du vrai Roi".

Mais s'il est réaliste, Basile est aussi un spirituel qui vit en présence de Dieu, qui seul peut juger sa liberté (P.R. 109) . Il y a aussi chez lui l'espoir de voit s'épanouir chez son disciple une certaine perfection spirituelle qui le mette au-dessus de la chair et manifeste la bonne nouvelle évangélique formulée par Paul : "Dans le Christ, il n'y a plus ni homme ni femme, ni esclave ni homme libre". C'est ce qui ressort de la P.R. 154 (Texte 8).

Autre note optimiste que l'on peut discerner à travers les Règles basiliennes : une certaine prise de position en faveur de la libération de la femme, assez remarquable à cette époque, et fruit de la méditation de l'Evangile par Basile. En témoigne la Petite Règle 111, assez savoureuse : la réponse est ultra courte : un seul mot, mais qui en dit long ! : "Lorsqu'un supérieur donne un ordre à une soeur à l'insu de la supérieure, celle-ci a-t-elle le droit de s'indigner ? " - Réponse : "Tout-à-fait ! ".



V. BASILE COMPLÉTÉ PAR GRÉGOIRE

Le frère de Basile, Grégoire, mérite de trouver place à la fin d'une étude de l'oeuvre monastique du grand évêque de Césarée.

Grégoire était de six ans plus jeune que Basile, donc le "petit frère". Et son grand frère était un homme d'action, une puissante personnalité : de son vivant même on lui donnait le qualificatif de "Grand". Tant que Basile vécut, Grégoire resta dans l'ombre du grand évêque, son frère. Ce n'est qu'après la mort de Basile qu'il révéla la force et la qualité de son génie de théologien et de spirituel. Il écrivit alors ses livres les plus célèbres qui furent vite lus et appréciés en milieu monastique : la "Vie de Moïse", ses Commentaires sur l'Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques. Ce n'est pas ici le lieu de nous étendre sur la spiritualité de Grégoire qui, vraisemblablement marié, ne fut pas moine, bien qu'il fréquentât à l'occasion le mini-monastère qu'était la maison de famille d'Annésis.


Mais il est deux écrits que Grégoire a rédigé spécialement pour des moines. Ils complètent la spiritualité basilienne en y ajoutant les thèmes chers à ce grand contemplatif et mystique que fut l'évêque de Nysse.

Ces deux oeuvres, à proprement parler monastiques, sont le : "De la Virginité", et l' "Hypotypose".


1. De la virginité

C'est une oeuvre de relative jeunesse : Grégoire a 40 ans, c'est un rhéteur habile, et Basile profite de ces qualités de rhéteur pour lui demander d'écrire quelque chose à l'éloge de la virginité. C'est donc un peu de "la pub". Or la "pub", ce n'est pas toujours très objectif ! Ici, certains passages où l'auteur montre les inconvénients du mariage, servant de repoussoir pour exalter la virginité ! Ce qui évidemment n'est pas recevable. Par ailleurs, Grégoire ne s'est pas encore affronté aux problèmes pastoraux : ce n'est que peu de temps après, que Basile l'établira contre son gré évêque de Nysse. De plus, la rhétorique qui s'étale dans cet ouvrage, en rend par moments la lecture fastidieuse.

Mais à côté de ces aspects négatifs, le traité présente bien des richesses. Contrairement aux autres oeuvres des Pères sur ce sujet, il est destiné à des jeunes gens, à un public masculin, sans pourtant exclure l'autre sexe.

Grégoire situe en Dieu l'archétype de la virginité : Dieu est saint et immaculé, non seulement dans sa nature divine, mais aussi dans les relations qui distinguent les personnes divines. Le Père a engendré son Fils sans passion, c'est-à-dire sans l'altération qu'est la naissance. L'Esprit-Saint est pur (Texte 9) . Le mystère de la génération éternelle dans la Trinité donne donc sa signification à la virginité chrétienne d'ici-bas : La virginité consacrée des vierges, sur terre, en est un reflet, une participation (Texte 10) .

Pour comprendre la doctrine de Grégoire sur la virginité, il faut prendre connaissance de son anthropologie qui n'est pas celle à laquelle nous sommes habitués ! (Voici un Tableau qui essaie d'en rendre compte)

ANTHROPOLOGIE COMPARÉE

Théologie occidentale

         
Nature Sur-Nature
Vie animale (corps) + Vie intellectuelle (âme) + Vie de la grâce
naissance, croissance, mort intelligence, volonté | |
pulsions, instinct | / | vertus dons de l'Esprit

aggressivité
irascible

amour-désir
concupiscible
 

possibilité de choix
= liberté

amour-don
 
commun avec les bêtes   propre à l'homme  
         
         

Grégoire de Nysse (et Théologie orientale)

         
Nature Sur-Ajouté
Vie intellectuelle + Vie spirituelle + Vie animale
nous   pneuma soma
/ \   vertu, pureté, charité, immortalité pathè
raison liberté <------> parrhésia apatheia fragilité
    familiarité avec Dieu
épanouissement de la parenté
domination des passions
grâce qui fleurit dans les vertus
après la chute
IMAGE ET RESSEMBLANCE naissance, croissance, mort
        pathè
participation aux attributs de Dieu déréglées
      ASCÈSE


Pour la théologie occidentale la nature humaine comprend la vie animale qui nous est commune avec les bêtes, avec l'instinct et les deux tendances fondamentales que Platon avait déjà définies : l'appétit concupiscible et l'appétit irascible, (qui ne sont pas mauvais en eux-mêmes, car ils sont destinés à protéger la vie animale) , et la vie intellectuelle qui englobe l'intelligence et la volonté, capable de choisir librement. A cela s'ajoute la vie de la grâce que l'on a appelée justement : vie "sur - naturelle".

Pour Grégoire, il en va autrement : la nature humaine comprend vie intellectuelle et vie spirituelle ; la vie animale est surajoutée en fonction de la chute. La condition humaine actuelle ne correspond donc plus à la nature humaine voulue par Dieu. La vraie nature de l'homme c'est d'être "image de Dieu" : intelligence et raison, pur, étranger à tout mal, immortel. Cette vie animale surajoutée, c'est ce que Grégoire appelle "les tuniques de peaux", symbole de notre condition mortelle, qui n'est pas destinée à subsister éternellement. Les "tuniques de peau", ce n'est donc pas le corps lui-même, mais la condition de l'homme déchu (Texte 11) . C'est aussi celle de l'homme sujet aux passions qui nous sont communes avec les bêtes et que la volonté ne maîtrise plus comme elle le faisait avant la chute.

La mort, comme la sexualité, est donc pour Grégoire une séquelle du péché ; de même le dérèglement des instincts : désormais l'homme vit sous le régime des passions. Il est pris dans un engrenage de péchés et de maux qui le conduiront à la mort.

A sa création, l'homme est donc à l'image de Dieu, l'archétype de la virginité : il est vierge, il a la parrhésia, c'est-à-dire la libre assurance de l'enfant envers son père, mais il est aussi doté de la liberté. Le premier couple vit dans la continence, ne cherchant de volupté que dans le seul Seigneur. Ce n'est qu'ensuite, en raison du péché, qu'Adam, se détournant du Seigneur, connut la volupté sexuelle (Texte 12) .

Pour s'en dégager, comme nous le laisse entendre ce texte, l'homme devra refaire en sens inverse le chemin parcouru par Adam. Le mariage constituait le dernier degré ; c'est à lui qu'il faudra renoncer en premier lieu. La virginité corporelle, réintroduite dans le monde par le Christ, est donc la première étape sur le chemin de la perfection. Mais elle doit s'accompagner de la virginité de l'âme, la seconde étape, la plus importante. C'est elle qui nous aidera à commencer à nous dépouiller des "tuniques de peau" dont ont été revêtus nos premiers parents après la chute.

Il nous faut donc refaire en sens inverse le chemin qu'a fait Adam : d'abord renoncer au mariage pour embrasser la virginité, puis se dépouiller des "tuniques de peau", c'est-à-dire reprendre en main les passions dévoyées, les "pensées de la chair" (Texte 13).

Pourquoi la virginité favorise-t-elle ce dépouillement des passions ? Une caractéristique de la pensée de Grégoire, c'est que l'homme est une puissance de désir : si le désir se détache des biens créés, l'âme s'oriente vers le désir des biens de Dieu (Texte 14). L'homme vierge reportant sa puissance d'aimer sur l'unique désirable, le Beau qu'est Dieu, il pourra plus facilement maîtriser ses passions. Ainsi l'ascèse permet à l'homme de recouvrer l'apathéia, elle restaure l'image de Dieu, et favorise la contemplation (Texte 15).


Ailleurs Grégoire dira que celle-ci se fait ici-bas de deux manières : par la beauté de la création et par l'image de Dieu présente dans l'âme purifiée. Dans ce premier ouvrage, Grégoire ne fait qu'ébaucher cette dernière idée. Par contre il souligne que la vierge poursuit non pas une abstraction, mais une personne : un Dieu qui est son Epoux. "Que la vierge chaste et attachée au Logos se tienne à l'écart de toute passion qui atteint l'âme et se garde pure pour l'Epoux qui se l'est unie légitimement" (16, 2) . Grégoire se complaît à voir dans la virginité un mariage avec Dieu, mariage spirituel qui est l'antitype du mariage corporel. Dieu est préféré à tout, et l'on va trouver ici le vocabulaire le plus passionné de l'amour humain, avec les termes "amant" (erastheis) , "objet de désir" (pothomenou - to epithumètikon) , "amour de convoitise" (erôs) (Texte 16) .

Du fait que le "partenaire" est Dieu, Grégoire en déduit la fécondité de la virginité : le mariage avec Dieu est promis à une fécondité plus universelle et plus haute que le mariage corporel ; les vierges sont associés à la fécondité de Marie (Texte 17).



2. L'hypotypose

Bien différente est l'autre oeuvre monastique de Grégoire. La rhétorique a laissé place à un langage simple, court et profond. Basile est mort. Les communautés qu'il avait réformées se sont agrandies. Par ailleurs, Grégoire, dans sa maturité et sa célébrité d'écrivain et de mystique reste en contact avec ces communautés. C'est alors qu'il rédige un petit ouvrage qu'il intitule modestement "ébauche" : Hypotypose, et qui, en fait, est un précieux résumé de l'essentiel de la vie monastique : son but et la mise en oeuvre de ce but. On le connaît aussi sous son titre latin : "De Instituto christiano". Très semblable dans ses deux premiers tiers à un ouvrage d'un contemporain que nous connaissons sous le nom de "Pseudo-Macaire" (étudié au chapitre suivant) les rapports entre ces deux écrits ont été très discutés. Il semble que Grégoire reprend et remanie l'ouvrage macarien : "La Grande Lettre" pour en mieux propager les idées dans des milieux plus cultivés. Des deux écrits, nous présenterons celui de Grégoire.

Les première lignes donnent le plan du livre : "Ebauche sur le but de la piété, sur la vie commune et sur la carrière à courir". Les deux premières parties sont bien nettes, la troisième sert plutôt de conclusion.

Dans cet écrit sans doute à destination des communautés basiliennes, on retrouve bien entendu les points sur lesquels Basile avait insisté : celle du renoncement à ses biens et surtout à sa volonté propre, et donc la nécessité de obéissance ; le bien de la vie commune, de la direction spirituelle ; l'idée empruntée au stoïcisme, que toutes les vertus se tiennent ; la recherche de la gloire de Dieu et par suite l'humilité qui nous fait chercher notre gloire près de Dieu et non près des hommes ; le souvenir de Dieu : "Il n'y a finalement qu'une seule garde de l'âme, une seule vigilance, qui est de se souvenir de Dieu dans un désir constant".

Mais d'autres thèmes sont davantage propres à Grégoire. Nous avons entrevu dans le traité précédent que l'homme est un être de désir. Nous retrouvons ici cette note (Texte 18). C'est cette caractéristique de la nature humaine : désir d'un Dieu infini qui est à l'origine du thème de l'épectase, déjà amorcé chez Origène, mais à qui Grégoire a donné toute son ampleur, et que l'on retrouve dans cet écrit (Texte 19) . La vue de la grandeur de Dieu engendre a la fois l'humilité et la générosité.


Une caractéristique de ce livre est l'entrecroisement de deux autres thèmes originaux que l'on ne rencontre nulle part ailleurs avec une telle fréquence ; ce sont comme deux leitmotive qui reviennent tout au cours de l'ouvrage : la synergie et l'habitation de l'Esprit qui oeuvre en l'âme.

Synergie vient de deux mots grecs : sun "avec" et ergon "travail" ; il exprime l'interaction de l'Esprit et de la volonté humaine dans le travail de notre sanctification. L'Esprit est premier et vient au devant, l'âme l'attire par la prière et même par les fruits qu'elle porte (Textes 20 & 21) .

C'est ainsi que l'âme qui se purifie attire l'Esprit en elle, et qu'à son tour la puissance de l'Esprit purifie l'âme, lui permettant d'être habitée encore davantage par l'hôte divin : "L'âme se présente à l'Esprit adorable et saint, comme une habitation pure. Elle reçoit de lui l'inaltérable paix du Christ par laquelle elle adhère au Seigneur et s'unit définitivement à lui". Tel est le but divin : la grâce de l'Esprit fait fleurir l'âme jusqu'à la beauté suprême, travaillant avec l'homme qui peine dans sa transformation (Texte 22).

Après un beau passage qui dépeint le rôle essentiel de la prière (Texte 23), l'ouvrage se termine par un texte qui nous montre à quel degré de maturité spirituelle était parvenu Grégoire, et auquel il nous convie (Texte 24).




BIBLIOGRAPHIE

* Dom Lèbe, Les Règles Morales, Maredsous 1969.

* Dom Lèbe, Les Règles monastiques, Maredsous 1969.

* * * Dom Jean Gribomont, Saint Basile, Evangile et Eglise. Col. Spir. Orientale N 36 & 37 .

* * * T. Spidlik, La Sophiologie de saint Basile. Orientalia Christiana Analecta 162, Roma 1961.

* * Grégoire de Nysse, De la Virginité, SC. 119.

* Grégoire de Nysse, Le but divin (Hypotypose) , Col. Téqui; Paris, 1986.

 

 

1. Ici et plus loin, nous prenons des textes non plus dans le seul Petit Ascéticon, mais dans les trois écrits basiliens. Donc "Question" renvoie au Petit Ascéticon - "G.R." aux Grandes Règles du Grand Ascéticon et "P.R." aux Petites Règles de ce Grand Ascéticon.

Dans les Textes du Fascicule 2, après l'exposé des principes de base, nous reprenons ici la numérotation continue.