8 - CASSIEN (365
- 435)
La vie de Cassien, assez exceptionnelle, explique beaucoup son oeuvre. Aussi est-il important de la connaître. Elle se déroule en six périodes.
1) Naissance et enfance - 365 ?
Cassien naît autour de 365, donc 13 ans après la mort d'Antoine.
Évagre est son aîné de 20 ans. Il voit le jour dans l'actuelle
Roumanie, qui était alors à cheval sur les deux empires : Orient-Occident,
à un moment où un fossé commençait à se creuser
entre l'Orient et l'Occident. Voilà un premier intérêt du
personnage : il fait partie du monde grec autant que du monde latin. Dans son
pays, on parle aussi bien le grec que le latin. Il écrit en latin, mais
un latin pas très pur, celui des frontières de l'empire. On voit
d'après ses oeuvres qu'il vient d'une famille chrétienne, et également
aisée qui lui a fait faire les études que l'on suivait à
son époque.
2) Expérience monastique - 383 ?
La vie anachorétique d'Egypte plaît tellement aux deux amis que les deux ans passent très vite. Ils se disent qu'il va bien falloir rentrer, à cause du voeu, mais c'est bien ennuyeux. Ils vont alors voir un vieillard, maître spirituel, qui leur explique que c'est très bien d'avoir fait le voeu, mais que c'est encore mieux de rester en Egypte (Conférence 17) . Cassien se laisse convaincre sans peine, et tous deux restent en Egypte encore dix ans.
Que fait Cassien durant ce séjour en Egypte ? Il commence par aller voir un peu partout ce qui se passe. Puis il se fixe au désert des Cellules, où il devient le disciple d'Évagre. Celui-ci, nous l'avons vu, érudit, était un grand lecteur d'Origène et avait groupé autour de lui d'autres moines qui partageaient ses sentiments, et que l'on appelait "origénistes".
Voilà encore un autre intérêt du personnage : il connaît à fond la vie des moines du désert, et il est ami d'un de celui qui a réfléchi sur leur doctrine et en a fait la théorie.
Cassien s'agrège donc complètement à ce groupe des moines origénistes ; il partage leur vie et leur sort jusqu'à leur expulsion d'Egypte. Lui-même nous raconte l'histoire (Conférence 10) : Dans une des lettres qu'il écrit chaque année, à l'occasion de la fête de Pâques, Théophile, patriarche d'Alexandrie, qui estimait et soutenait Évagre et ses amis, s'en prend aux moines anthropomorphistes. Ceux-ci, qui étaient nombreux, descendent en foule à Alexandrie, armés de bâtons, et organisent une vaste manifestation contre le patriarche, lui faisant des reproches peut-être justifiés, sur ses moeurs. Pour les calmer et leur donner satisfaction, Théophile découvre alors qu'Origène est hérétique et se retourne contre les moines origénistes. En 400, il les fait expulser de force par des soldats. Évagre venait de mourir en 399, mais Cassien, Germain, et leurs amis quittent l'Egypte.
4) A Constantinople - 400
Cassien - un personnage exceptionnel 1. Naît à la frontière
Orient-Occident
2. Cénobite à Bethléem 3. Anachorète en Egypte. 4. Ami de Jean Chrysostome 5. Témoin de l'Église indivise a vécu à Alexandrie, Constantinople, Rome, Antioche 6. Réformateur du cénobitisme gaulois. |
Expulsés d'Egypte, ces moines cherchent un refuge et un protecteur. Ils le trouvent en la personne de Jean Chrysostome qui les accueille à bras ouverts. Germain est ordonné prêtre et Cassien diacre. Tout va bien jusqu'au jour où Jean, plus intransigeant que diplomate, se met à dos l'empereur qui l'envoie en exil. Cassien et
Germain sont alors envoyés à Rome informer le pape de ce qui s'est passé
5) Rome - Antioche - Rome - 405
Cassien reste quelque temps à Rome. Puis de là, il se rend à
Antioche où l'évêque l'agrège à son clergé
et l'ordonne prêtre, contre sa volonté. C'est pourquoi, dans un
passage des Institutions, il cite l'apophtegme des Anciens : "Le moine doit
absolument fuir les femmes et les évêques"
Puis l'évêque d'Antioche le charge à nouveau d'une ambassade à Rome. Il y retourne donc et s'y lie d'amitié avec le pape Innocent I qui l'estime et se confie à lui. Il y fait aussi la connaissance d'un jeune diacre qui deviendra pape : saint Léon le Grand. C'est sans doute à Rome que meurt Germain, car après on n'en trouve plus trace.
Voilà donc encore un autre intérêt du personnage : Cassien a vécu dans les quatre grands patriarcats qui constituaient alors l'Église catholique et orthodoxe : Antioche, Alexandrie, Constantinople et Rome. Il demeure un témoin privilégié de l'Église indivise.
Ce qu'il y a de sûr, c'est que c'est vraiment providentiel ! Car il arrive à un moment où il y a plusieurs tentatives monastiques en Gaule, mais toutes avortent plus ou moins : à Ligugé avec saint Martin, à Lérins, à Arles. Or Cassien apporte dans ses bagages une expérience peu commune : il connaît la vie anachorétique, il a vécu isolé dans une cellule au désert et a été en contact avec les plus grands des Pères du désert de son époque. Puis il a été appelé à une vie diplomatique et ecclésiastique qui l'a mis au courant de tous les grands mouvements qui traversaient la chrétienté, aussi bien à l'Orient qu'à l'Occident. Il a donc acquis toute une culture humaine et spirituelle dont il pourra faire profiter les moines gaulois.
D'après une lettre apocryphe du Vème siècle, Cassien se serait vu confier par l'évêque de Marseille, Proculus, les moines que celui-ci aurait réunis autour de lui. A-t-il fondé deux monastères, comme on l'a prétendu ? On n'en trouve pas trace. Il vivait encore en 430, où, à la demande du pape Léon, il écrit un traité contre Nestorius. Il meurt sans doute vers 435. Sa sainteté était reconnue de tous en 470.
INSTITUTIONS CÉNOBITIQUES |
1) Préface à Castor, évêque
d'Apt |
Formation |
CONFÉRENCES |
3) Préface à Léonce,
évêque de Fréjus 4) Préface à Honorat et Eucher,
abbé et moine de Lérins |
Formation de l'homme intérieur |
5) Préface à Jovinien, Minervius,
Léonce, Théodore (abbé) Total = 24 (vieillards de l'Apocalypse) |
Perfection de l'homme intérieur |
C'est donc pour faire bénéficier les moines gaulois de son expérience
que Cassien écrit ses deux oeuvres, sans doute vers 421 l'une, 426 l'autre.
Il serait plus juste de dire : "son oeuvre", car cette oeuvre si importante,
répartie en deux ouvrages, est une. Cassien est l'un de ces hommes qui,
dès qu'ils ont pris la plume, savent déjà ce qu'il vont
dire par la suite. Basile et Bernard sont de ceux-là Dès le début,
leur doctrine est déjà formée.
LES INSTITUTIONS
Elles sont composées de deux parties. La deuxième traite des "huit pensées " d'Évagre.
Mais la première est plus complexe. En voici le plan
|
||
Cassien part de ce qui est le plus visible quand on arrive dans
un monastère. Il commence, comme l'avait fait aussi Évagre dans
le "Traité Pratique", par tracer le symbolisme du vêtement du moine
(1) . Autre chose qui frappe : être réveillé la nuit par
le signal de l'office : Cassien traite en second lieu des offices de nuit (2)
. Il y décrit l'office des pacômiens : 12 psaumes et 2 lectures
; entre chaque psaume une prostration, mais pas trop longue, de peur d'être
surpris par le sommeil. Avec un certain humour, il rapporte : "Ils disent que
celui qui demeure longtemps prostré est plus dangereusement attaqué,
non seulement par les pensées, mais aussi par le sommeil". Puis il parle
des offices du jour (3) . Cassien donne alors comme norme les offices des moines
de Palestine et Mésopotamie : les trois heures de Tierce, Sexte, None
dont il explique le symbolisme. Il mentionne qu'en Occident, on vient d'y ajouter
un office du matin.
On arrive ensuite à un morceau (4) qui comporte 4 parties : une introduction
(a) ; puis ce qui concerne la formation à la vie monastique (b) ; ce
qui concerne la vie au monastère (c) ; suit la présentation de
quelques moines exemplaires, le dernier étant Pinufius (d) .
|
||
Auparavant, signalons quelques points dans ce morceau si riche.
(8) A propos des "enseignements de l'Ancien" : vaincre ses volontés, la phrase : "lui commander exprès ce qu'il aura remarqué être contraire à son tempérament" peut choquer. C'est à lire en profondeur. L'ancien sait que le jeune ne pourra mettre un frein à sa concupiscence s'il n'a pas appris avant à mortifier ses volontés par l'obéissance. Il s'agit de soumettre la faculté affective inférieure à la faculté affective supérieure. Ce n'est pas brimade arbitraire, mais instrument pour l'amour. On se fait obéissant à un homme pour s'habituer à obéir à Dieu. C'est aussi à replacer dans son temps : les moines gaulois n'étaient pas très disciplinés !(9) On peut remarquer aussi l'insistance sur l'ouverture de conscience, pratique essentielle du monachisme primitif. Le diable, si malin, ne pourra se jouer du jeune frère ou le faire tomber, que s'il le pousse par orgueil ou respect humain, à cacher ses pensées.
(12) A propos de l'obéissance, on retrouve nettement l'apophtegme (N 18) de Sylvain avec son disciple Marc (N 18) : ". . Celui qui exerce le métier de scribe n'ose pas achever la lettre qu'il avait commencée". Marc était scribe.
(17) Les lectures durant le repas ne viennent pas de Pacôme, mais de Basile.
Au paragraphe d. , à propos du premier moine exemplaire
: Jean de Lycopolis, on retrouve aussi (24) l'apophtegme du bois planté
(N 16) , mais repris sous une forme plus plausible. A propos de Patermutus (Pater-mutus
= "Père muet" devant les souffrances qu'on impose à son enfant),
on relit l'apophtegme où, pour l'éprouver, un ancien ordonne à
un disciple qui a des enfants, de jeter son plus jeune fils dans le Nil.
L'exposé du dernier des "moines exemplaires", Pinufius, permet à
Cassien de donner un enseignement précieux qu'il met dans la bouche de
cet abbé, à l'occasion d'une prise d'habit d'un novice. C'est
la cinquième partie où il trace l'esprit de la vie monastique.
On voit donc comme toute cette première partie des Institutions est bien construite : on part de l'extérieur, ce qui est plus visible, pour aller à l'intérieur.
Nous allons étudier cette cinquième partie, le discours de Pinufius, qui lui aussi a un plan
Il n'est pas fait au hasard et reflète une doctrine que saint Benoît a connue, car il reproduit des passages de ce morceau presque textuellement.(Texte)
|
||
Au chapitre V, noter au passage la discrétion de Cassien à propos du jeûne : sa règle varie selon les personnes : on doit prendre de la nourriture selon les besoins de la santé et non selon ses désirs. La fin du chapitre (24-41) rapporte plusieurs "axiomes des anciens". A noter une belle définition de la prière (35) ". . . s'entretiennent avec Dieu et le retiennent enserré en eux-mêmes".
A propos de la colère, autre note intéressante : elle enténèbre notre oeil intérieur et empêche la lumière du Saint-Esprit (VIII, 1) . La tristesse, elle, nous arrache à la contemplation (IX, 1) .
A propos des deux dernières pensées, les plus redoutables, Cassien qui écrit pour des cénobites, fait un rapprochement entre la vaine gloire et la singularité dans la vie commune (XI, 16) . Quant à l'orgueil, c'est le premier des péchés capitaux : il s'attaque à Dieu en personne et mérite pour cela de l'avoir pour adversaire (XII, 7) .
A la fin de cette partie, nous retrouvons la doctrine exposée dans le discours de Pinufius :
La crainte de Dieu > nudité > renoncement > humilité > vertus > charité (XII, 31)
Nous étudierons ici la première sur : "Le but et la fin du moine".
Mais toutes sont à lire. Signalons pourtant comme plus importantes :La seconde sur le discernement des pensées : la discrétion est présentée comme un haut présent de la grâce divine ; c'est un charisme de l'Esprit qui permet de voir dans la nuit.
La troisième sur trois vocations, trois richesses, trois renoncements. Trois vocations de Dieu : directement, par intermédiaire humain, par nécessité. Trois richesses : mauvaises, bonnes, indifférentes. Trois renoncements : 1) extérieur = les choses (le rattache aux Proverbes) ; 2) intérieur = l'attachement aux choses (le rattache à l'Ecclésiaste) ; 3) émigration du monde visible par le désir des seuls biens invisibles (le rattache au Cantique des Cantiques) .
La quatrième sur la concupiscence : on y expose les trois causes de la sécheresse.
La cinquième revient sur les "huit pensées, mais vues sous l'angle de l'expérience. Ces péchés capitaux s'enchaînent ; il y a une technique du combat.
La sixième parle du problème du mal et de la tentation.
Les neuvième et dixième traitent de la prière. Ces conférences sont du plus haut intérêt. Nous en donnons le plan sur le TABLEAU 7.
La quatorzième Conférence est également très importante : elle expose la doctrine de Cassien sur la lectio-divina. Après une introduction, Cassien nous dit que toute science a ses lois. Il en est de même pour la vie religieuse dont il donne une définition : "La science qui vise à contempler les mystères célestes." Or cette science est double. Cassien reproduit ici la distinction de la vie spirituelle vue chez Evagre : practikè-théorètikè = ascèse-contemplation. L'ascèse est à la base de la contemplation ; et la base de l'ascèse, c'est la lutte contre les vices.
On retrouve donc ici :
lutte contre les vices pratique de la vertu contemplation = les grandes lois d'Évagre.
C'est à propos de la théorètikè que l'on arrive à la lectio-divina. Cassien reprend à Origène la distinction des sens de l'Ecriture : interprétation historique ou littérale, interprétation spirituelle qui se divise en trois branches : tropologie, allégorie, anagogie. Puis il parle des conditions de la lectio-divina : pureté du coeur, humilité, persévérance. Ici encore c'est la doctrine d'Origène qui apparaît. Après un passage sur les divagations, il expose les fruits de la lectio-divina : la perfection de la science spirituelle : l'Ecriture bouge !.
Nous revenons maintenant à la Conférence 1, et en étudions les passages les plus importants : (Texte : Le but et la fin du moine).Disciple d'Évagre, Cassien nous retrace dans ses oeuvres la doctrine de son maître, mais plus nuancée, sans ses outrances. La vie spirituelle est orientée vers la vie du ciel, vie d'union avec Dieu charité. Elle aura donc pour but la charité que Cassien assimile à la pureté du coeur.
On y accède par le renoncement. C'est sa doctrine des trois renoncements, esquissée un peu plus haut. Le premier est la démarche de quitter le monde, dépouillement extérieur, pour vivre dans la solitude. Mais il doit être suivi d'un second renoncement, un dépouillement intérieur : quitter ses habitudes, ses passions et ses vices d'autrefois. C'est le thème du combat spirituel : il faut lutter contre les vices pour acquérir les vertus. La première vertu que préconise Cassien est la discrétion, au sens latin du mot : "choisir" : choisir entre deux excès le juste milieu où réside le bien moral. Pour se former à cette vertu, il faut se soumettre au jugement d'un ancien, ce qui suppose l'humilité. On reconnaît ici la formation du jeune par l'ancien telle que la pratiquaient les Pères du désert.La patience sera un des fruits du combat spirituel. Elle conduira à la maîtrise de soi. Et c'est ainsi que l'âme aboutit à la paix, à la tranquillité, à la pureté du coeur, trois aspects d'une même réalité : la charité qui introduit à la contemplation. La charité est pour Cassien à la fois un moyen et un but. On ne s'élève à la charité parfaite que par l'exercice de la charité elle-même, source des vertus. La contemplation laborieuse mène à la contemplation toute simple, tranquille et inondante.
Celle-ci introduira le moine au troisième et dernier renoncement "où toute perfection est renfermée". Celui-ci bannit tout souvenir du monde présent et porte les regards vers la demeure oû nous habiterons éternellement. Dans cet état, le moine est établi dans la pureté du coeur, le nom que Cassien donne à l'apathéia d'Evagre. Dans son âme le baptême a produit son plein effet. Sans qu'il ait conscience de soi et connaisse qu'il prie, donc sans réflexion sur soi, il est habituellement tourné vers le Père. C'est un état où la charité devient constante, et se traduit parfois par la "prière de feu".
On reconnaît dans cette doctrine des trois renoncement des points de la doctrine d'Évagre. Le premier renoncement représente le départ : la foi (l'entrée au monastère). Dans le deuxième on reconnaît la practikè, et dans le troisième la phusikè et la théorikè.
Cela ne l'empêcha pas d'être considéré par la suite comme le maître par excellence des voies ascétiques et mystiques. Ses oeuvres ont préparé l'avenir du monachisme occidental et, dans l'Eglise entière, ont exercé une influence capitale dans le développement de la spiritualité catholique.
* Institutions SC. 109, Cerf 1965.
* Conférences, 3 tomes : SC. 42, 54, 64 ; Cerf 1955, 57, 59.
* Les Collations de Jean Cassien (Extraits). Col. Spir. Chrét. Albin Michel/Cerf 1992.