La littérature du désert est fort variée, elle comporte des genres différents.
Nous connaissons déjà la Vie d'Antoine et les Vies de Pacôme. Mais il y en d'autres, par exemple la Vie de sainte Synclétique, une "Mère du désert".
Pour l'époque qui nous intéresse, il y en a deux principaux
:
a) L'Histoire des moines d'Egypte écrite par Rufin, intéressante parce que c'est surtout elle que l'on trouve citée dans la Règle de Saint Benoît.
b) L'histoire Lausiaque On l'appelle ainsi
parce que Pallade, son auteur, raconte à un certain Lausius ce qu'il
a vu lors d'un séjour prolongé chez les Pères du désert.
Ces récits nous font connaître ce qu'étaient ces ascètes
du désert. On y voit des personnages hauts en couleur : Paul le Simple
qui, constatant que sa femme le trompe, dit simplement : "Amusez-vous bien,
moi, je vais me faire moine". Puis il part chez Antoine qui ne veut pas le recevoir,
mais, à force d'obstination, il le force à l'accepter et devient
un excellent disciple. Il y a aussi Moïse, le brigand noir, qui après
sa conversion connaît des tentations tenaces et violentes. Il y a Macaire
le sportif qui veut toujours plus d'austérités que les autres
et va faire la leçon aux moines pacômiens, etc . . . .
3 ) Les Traités de vie monastique
Par exemple les Centuries gnostiques d'Évagre, les Chapitres gnostiques de Diadoque de Photicée, les Conférences de Cassien, les Oeuvres de Dorothée de Gaza.
4 ) Enfin les Apophtegmes
Ceux-ci occupent une place à part. De par leur nom : apo = venant de, phtegommai = dire, ce sont des paroles de ces Pères du désert qui nous ont été conservées.
Qu'ont connu nos Pères de cette littérature du désert ? Vraisemblablement ce que saint Benoît appelle La Vie des Pères. Elle était alors manuscrite et fut imprimée au milieu du quinzième siècle. Le texte se trouve maintenant dans Migne, PL 73 et 74.
1 ) Leur intérêt.
On voit que dans ce que saint Benoît appelait la "Vie des Pères", toute la littérature du désert est représentée ; et l'on peut remarquer la place occupée par les apophtegmes des Pères du désert. Une question se pose alors : Nous qui sommes des cénobites, pourquoi fréquenter ces ermites qu'étaient les Pères du désert ?
LA VIE DES PÈRES D'après l'appellation de saint
Benoît. PL 73 Livre 1 Vies diverses, auteurs divers : Paul par Jérôme, Antoine par Athanase. Vies d'Hilarion, Pacôme, Abraham, Basile, Ephrem. Livre 2 L'Histoire des moines par Rufin. Livre 3 Paroles des Anciens par Rufin = 220 apophtegmes dont beaucoup seront repris dans les livres 5 et 6. Livre 4 Extraits de Sulpice Sévère et Cassien. Livres 5 & 6 Paroles des Anciens = collection systématique par Pélage et Jean (clercs romains). Livre 7 Paroles des anciens par Paschase de Dumio. Livre 8 Histoire Lausiaque de Pallade. PL 74. Livre 9 Théophiles de Théodoret de Cyr ( = Vies ) Livre 10 Le Pré spirituel de Jean Moschus Appendix Apophtegmes par Martin de Dumio (traduits dans: "Evangile au désert) . |
C'est d'abord parce que, comme eux, nous sommes retirés du monde, et
d'une certaine manière, nous vivons dans un désert : il y a dans
notre vie une part de solitude. L'expérience de ces grands solitaires
peut donc nous guider.
Et aussi parce qu'un de ces Pères du désert, Cassien, a par la
suite, adapté à la vie des cénobites de Gaule ce qu'il
avait vécu chez ces moines du désert et nous a ainsi transmis
leur expérience.
C'est pourquoi saint Benoît nous recommande de fréquenter à
la fois Cassien et les écrits des Pères. Il a reconnu chez eux
une nourriture capable de nous former.
Ces apophtegmes sont quelque chose d'assez spécial : c'est un livre qui n'a pas d'auteur, ou si l'on veut, il a 250 auteurs, les quelque 250 vieillards dont on nous parle . . . , et la vie de ces vieillards s'est étagée sur deux siècles ! On ne peut donc pas donner une date à ce livre : il est né quelque part dans le désert. Il nous rapporte, soit des conversations entre plusieurs moines, soit des conversations fraternelles entre deux anciens, soit, et surtout, les entretiens particuliers d'un ancien et de son disciple.
A l'origine, il y a donc une parole individuelle adressée à quelqu'un. Puis on va s'apercevoir que cette parole individuelle peut être utile à d'autres. A l'occasion d'une conversation, d'une rencontre, il se fera que telle parole, adressée à tel frère, sera communiquée à d'autres frères qui, à leur tour, s'efforceront d'en tirer profit. Donc, au début, c'était des paroles qui se communiquaient de bouche à oreille.
Puis cette tradition orale n'a sans doute pas tardé à se fixer par écrit. On a rassemblé ces écrits. Il y eut alors différents recueils d'apophtegmes. Mais la masse en est devenue si considérable qu'à un moment donné, sans doute milieu du cinquième siècle, quelqu'un a rassemblé tous ces différents écrits et les a réunis en un seul.
On a aussi entrepris de les classer. Il y a eu deux classements, donc il y a deux collections d'apophtegmes :
A ) Collection alphabétiqueOn nous présente les paroles des anciens en les groupant d'après le personnage qui s'exprime et on range ces personnages d'après les lettres de l'alphabet grec. On groupe tous les abbas dont le nom commence par la lettre alpha, puis ceux qui commencent par la lettre bêta, et ainsi de suite jusqu'à la lettre ômega.
Dans cette collection, l'accent est mis sur la personne : les Maîtres valent par eux-mêmes et l'on cherche à les rencontrer : ils parlent et on les entend parler. Certains vont parler peu, d'autres beaucoup, sans doute ceux qui ont été les plus célèbres, ceux dont la doctrine a le plus retenu l'attention. De ceux-là on va pouvoir repérer le caractère. Ainsi il y a Arsène, l'étranger, venu de Constantinople, où il était un grand personnage, familier des empereurs ; lui, il est froid et silencieux. Il y a l'impétueux Jean le Nain (appelé aussi Jean le Petit, ou Jean Colobos) , Macaire, le sportif en ascèse, Sisoès, Moïse, l'ancien brigand, et surtout, le doux, l'humain Poémen (ou Pasteur) . C'est lui qui bat le record des apophtegmes : 206, sans doute par suite de sa bonté et de son sens de la mesure.
On trouvera aussi quelques rares "Mère", Amma, comme Amma Synclétique dont la "Vie" est un écho de celle d'Antoine. Durant les persécutions, les femmes avaient montré qu'elles étaient aussi courageuses que les hommes. Aussi en vint-il au désert. Sans doute ces solitaires furent rares, car la vie en plein désert était très rude et périlleuse pour une femme, mais il y en eut. Elles séjournaient plutôt sur les rives du Nil, pas trop loin des centres habités.
B ) Collection systématiqueIl se trouve aussi un autre classement : ces apophtegmes vont être rangés par ordre de matière . On les fait alors rentrer dans un "système". Le but de ce classement est de faire surgir une doctrine. Ici, l'accent n'est plus mis sur la personne, mais sur la doctrine. D'un côté on range tous les apophtegmes qui concernent l'humilité, d'un autre ceux qui parlent de l'obéissance, dans un autre encore ceux qui parlent de la discrétion, etc . . .
La collection alphabétique vient en premier. C'est elle la plus ancienne. Car dans la collection systématique où l'on classe les apophtegmes par matière, il y a déjà une première réflexion sur les apophtegmes, une première interprétation par le choix de la matière où l'on range l'apophtegme. Cette collection systématique vient donc en deuxième lieu : elle est une utilisation des apophtegmes pour une fin. Elle est moins objective que la collection alphabétique : le compilateur commence à devenir auteur. Dans cette collection, ce qui compte, c'est moins les personnes que ce qu'elles disent. A partir de ce premier biais, cette littérature va pouvoir se transposer facilement du désert à des milieux oû l'on mène la vie commune, de l'anachorèse à la vie cénobitique.
De fait, troisième utilisation, on va très rapidement voir des docteurs de la vie monastique cénobitique prendre certains de ces apophtegmes pour illustrer leur enseignement adressé à des cénobites. C'est le cas de Dorothée de Gaza. Ici, l'activité d'auteur est plus grande : on utilise tel apophtegme, en en explicitant et actualisant le sens. Le but de l'apophtegme est alors de fonder une spiritualité en l'appuyant sur une tradition éprouvée.
Enfin, bien plus tard, dernière utilisation, et on pourrait dire, détérioration,
on va sortir encore plus les apophtegmes de leur contexte. Des traités
de vie spirituelle, s'adressant à un tout autre auditoire que des moines,
vont prendre des apophtegmes pour illustrer une doctrine.
FORMATION, UTILISATION, DÉGRADATION DES APOPHTEGMES | |||||
|
Lieu | Importance mise sur | Fonction ou but recherché | Style | |
1 | Alphabétique
|
Désert
(anachorèse) |
Le Maître | Mettre en relation
Rencontre-dialogue |
Oral |
2 | Systématique | Vie commune | Ce qu'on dit | Faire surgir une doctrine | Ecrit |
3 | Alph+Syst. | Docteurs de la vie spirituelle monastique | Doctrine qui se dégage des apophtegmes | Elaborer et appuyer
un enseignement |
(Ecrit)
Universel |
4 | Alph+Syst. | Traités de perfection
Retraites |
Exemples |
Illustrer une doctrine | Universel |
3 ) Les textes
Les apophtegmes ont été traduits et livrés au grand public par deux canaux :En 1993, après sa mort, S.C. a publié la collection systématique.
Dom Lucien Regnault, des Bénédictins de Solesmes, a présenté le cursus complet de ce qui existe dans les manuscrits :
1) 1966 La collection systématique. (Pélage et Jean, PL 73,col. 855 ss.) .
2) 1970 Autres textes qui ne se trouvent ni dans A , ni dans S (rangés par sources)
3) 1976 Récupération d'autres textes et tables et index.
4) 1981 Collection alphabétique (PL 65, p. 71 ss.) .
5) 1985 Série des anonymes (aux Ed. Bellefontaine)
1 ) Une rencontre
Ces quatre étapes de l'utilisation - ou de la déformation - des apophtegmes, nous montrent le chemin à prendre pour les utiliser. Si l'on remonte à partir de la quatrième étape, pris à titre d'exemples, les apophtegmes peuvent être amusants ou agaçants, mais c'est toujours du superficiel, et cela reste sans grande utilité. Utilisés pour fonder ou authentifier une doctrine (troisième étape) c'est peut-être précieux dans la vie monastique, mais pas ailleurs.
Mieux vaut remonter à ce qu'étaient les apophtegmes à l'origine et les lire comme un instrument de rencontre avec des maîtres spirituels. Ceux-ci ont beau être distants de nous par des siècles, un dialogue reste possible, parce qu'il ne demande rien de plus que le désir d'une vie intensément vécue.
Ainsi les apophtegmes sont le livre de l'expérience, et si on les considère comme tels, ils sont d'une richesse inégalée. C'est en quelque sorte le matériel brut à partir duquel s'est constituée la spiritualité monastique des siècles postérieurs. Ils apparaissent spontanés, mais ce ne sont pas des paroles pour ne rien dire : ils sont pleins de sève, fruit d'une lente germination dans le silence du désert.
Ils ont ainsi un rôle éducateur : ils nous apprennent à mieux aimer Dieu, à fortifier notre volonté. C'est un instrument pédagogique, un livre qui nous guide pour mieux nous conduire.
Toutes ces paroles isolées qu'on nous donne dans les apophtegmes ne nous donnent qu'un aperçu, qu'un aspect de ce qu'était la vie des moines du désert. Il y a des choses qu'ils nous disent, mais il y a des choses qu'ils ne nous disent pas. Ils donnent des paroles, mais supposent aussi des silences. Le Christ n'y apparaît guère, ni la Vierge, cela ne veut pas dire que les Pères du désert ne les aimaient pas. On y parle à peine de contemplation, d'amour de Dieu, de vie sacramentelle et liturgique. De plus, ces vieux moines ont une certaine pudeur qui leur fait cacher non seulement leurs pratiques extérieures et visibles, mais plus encore le secret de leur vie spirituelle et de leurs relations avec Dieu. Mais parfois, on les devine à travers un éclair fugitif (Textes 1 et 2) .
Par ailleurs, il y a des silences voulus, car ces hommes du désert savaient la valeur du silence qui permet de mieux parler à Dieu (Texte 3) .
Il y a donc des silences dont il faut tenir compte. Mais à côté de ces silences transparaît l'expérience de ces hommes agis par l'Esprit, et c'est cela qui est intéressant. C'est cela qu'il faut chercher dans les apophtegmes. Toutefois l'expérience de l'un peut paraître contradictoire avec celle d'un autre. C'est une chose à laquelle il faut faire attention, et ne pas prendre tous les apophtegmes comme vérité révélée. Par exemple, Arsène n'hésite pas à manquer grossièrement à la charité envers les hommes pour sauvegarder sa solitude, condition pour lui d'une profonde vie de charité envers Dieu. A l'opposé, Poemen est d'une délicatesse de charité merveilleuse.
Nous allons voir maintenant quelques points qui nous permettront de mieux les comprendre, car il y a chez eux des aspects qui pourraient nous surprendre.
1) Qui étaient leurs auteurs ?
D'abord, qui étaient ces moines que nous allons fréquenter ? A l'origine, ce sont des gens du pays, des Egyptiens, la plupart des paysans de constitution robuste, habitués à une vie frugale, d'une endurance à toute épreuve. Ceci nous explique leurs austérités dans le manger, le coucher, qui nous paraissent effrayantes.
Par contre, là où ils sont admirables, c'est que l'Egyptien est par nature gai, joyeux de vivre, optimiste ; il n'est pas porté à l'isolement, à la solitude, mais il est plutôt sédentaire et casanier, contrairement aux Syriens, peuple de commerçants, par exemple. Ce n'était donc pas rien pour eux de quitter le monde, leur terre, leur entourage, leur famille. C'est là que leur amour du Christ se manifeste.
Par ailleurs, la plupart d'entre eux étaient assez simples, sans grande culture ; par exemple beaucoup prenaient à la lettre les passages de l'Ecriture où l'on attribue à Dieu des membres humains et des passions humaines : c'étaient ce qu'on appelle des "anthropomorphistes" ( = ceux qui donnent à Dieu une forme (morphe) humaine (anthropos) ). Lorsque plus tard des moines cultivés comme Evagre, Ammonios, Cassien et d'autres, vont s'établir parmi eux, ils feront un peu figure de "corps étrangers", et ce sera une source de division et de lutte. Car ceux-ci, habitués à l'exégèse allégorique et spirituelle d'Origène, s'élèveront contre une telle doctrine, et non seulement défendront l'immatérialité de Dieu, mais se feront aussi les champions de la "prière pure", disant que la vraie prière ne doit comporter aucune représentation, si subtile soit-elle du divin.
Ces Egyptiens étaient sans grande culture, mais ce n'étaient pourtant pas des rustres. Leur mémoire était extraordinaire. De plus, dotés d'un esprit fin, d'une sagesse et d'une sagacité remarquables, ils avaient gardé de leur antique civilisation un fonds de noblesse, de fierté, d'urbanité.
Tout ceci est à prendre en ligne de compte pour bien les comprendre.
Voilà une question qui revient souvent dans les apophtegmes, dite comme cela ou d'une manière qui revient à cela, une question essentielle : un jeune demande à un ancien : "Dis-moi, comment me sauver ? "
C'est à bien comprendre : il ne s'agit pas d'une demande égoïste pour faire son petit salut, à soi tout seul. En grec le mot sôterion veut dire salut, mais aussi guérison. Celui qui va au désert se sait pécheur, ou s'il ne le sait pas encore, le désert se charge de le lui montrer : il a tout quitté, il est seul au désert, combattu par le démon, donc dans les difficultés et les angoisses du combat spirituel. Il voit bien alors qu'il est pécheur. Et comme un malade qui se sait dans un grave danger va trouver un bon docteur, il demande : "Comment me sauver, comment être guéri ?" Ce qui veut donc dire : "Comment arriver à la pleine santé, à la perfection ?"
Ainsi, pour les anciens, il n'y a pas à séparer salut et perfection. Faire son salut, pour eux, c'est arriver dès ici-bas à l'éternité bienheureuse et au paradis de la paix par la santé de l'âme. Le moine qui a tout quitté, demande donc à un vieillard de lui indiquer la route la plus directe pour aller à ce qui est le but de sa vie.
Dans la réponse qui lui sera donnée, il y aura peu d'indications sur les exigences fondamentales : séparation du monde, pauvreté, chasteté, car on les suppose acquises. Celui qui vient demander conseil connaît en effet, tous les préceptes nécessaires, tous les conseils utiles au salut. Ce qu'il veut, c'est persévérer dans cette voie. Il demande au vieillard, qui à ses yeux, est le porte-parole de Dieu, de guider son choix parmi la multitude des moyens possibles.
La réponse, en général, sera brève : un seul précepte, une formule simple et facile à retenir (Texte 4) . Mais c'est une réponse en fonction de tel ou tel, et en fonction des circonstances où il se trouve. La parole donnée par l'ancien en réponse sera donc valable pour tel sujet, mais ne le sera pas pour un autre (Texte 5) .
Nous ne sommes plus ici chez les pacômiens où tout était commandé par une règle qui était un ensemble de choses à faire et à ne pas faire. L'obéissance à cette règle assurait alors la formation du novice. Mais ici, en milieu anachorétique, il n'y a pas de règle. Dès lors, comment former les jeunes qui désirent vivre dans le désert ?
C'est alors que l'expérience enseigne une pédagogie de direction spirituelle : le jeune frère vient partager la cellule et la vie d'un ancien. Ancien ou vieillard ne veut pas forcément dire "âgé", mais "sage" (Texte 6 et 7) .
Mais il y a deux conditions pour que la formation du jeune se fasse bien :
1 ) Il vit à tout moment avec lui.
2 ) Il reconnaît que la parole de l'ancien est propre à le former,
qu'elle a pour lui autorité. Ce que la règle était pour
les pacômiens, l'ancien le sera pour lui.
Le jeune frère se construit donc une cellule à proximité de celle de l'ancien qu'il a choisi et il se forme près de lui. Il se soumet de façon aveugle et en tout à la volonté et aux ordres de l'ancien (Texte 8) . Mais il ne s'agit pas seulement de faire tout ce que dit l'ancien, mais aussi et surtout d'agir comme lui, de l'imiter en toutes choses. Pour ces premiers moines, c'est en partageant la vie d'un homme expérimenté qu'on apprend à vivre. On s'établit donc dans un état de dépendance et de renoncement à sa volonté propre. Comme cela on évitera de vivre pour soi (Texte 9) .
Mais ce serait insuffisant si cet état de dépendance se limitait aux actions. L'homme est aussi intentions, désirs bons ou mauvais, il est habité par des pensées multiples. Aussi tant qu'il vit en compagnie d'un ancien, le jeune doit s'ouvrir à lui, lui manifester toutes les pensées qui s'agitent en lui, sinon il ne voit pas clair ( = le "perdre la raison" du texte précédent), et il tombe dans les pièges du démon (Texte 10) .
Ainsi le débutant apprendra à ne plus vivre pour lui, à ne plus faire sa volonté, ce qui le fermerait au don de Dieu. Car pour agir sur nous et en nous, Dieu demande des gens disponibles, qui s'ouvrent à lui (Texte 11) . De plus, il apprendra à discerner les esprits, c'est-à-dire à distinguer, au-delà des apparences trompeuses, les mouvements intérieurs qui viennent de l'Esprit de Dieu ou qui disposent à le recevoir, et auxquels il faut correspondre si l'on veut vivre pour Dieu. Il apprendra aussi à lire la Bible et à la laisser éclairer son chemin.Le désir de faire son salut, c'est-à-dire d'arriver à la perfection, pousse donc le débutant à se mettre sous la direction d'un ancien. Aussi le premier devoir d'un disciple est-il d'avoir un Père spirituel. Abba Poémen a dit : "En tout ce que tu fais, prends conseil, car il est écrit : 'Agir sans conseil, c'est de la folie'". Saint Bernard parlera de même : "Celui qui veut se conduire seul est conduit par un sot". - Ces apophtegmes 9 à 11 nous en montrent la nécessité : on ne se connaît pas soi-même, et faute de se connaître, le débutant se heurtera à bien des écueils : confiance en soi-même, vaine gloire etc . . .
C'est ainsi que par l'ouverture à son Père, petit à petit, le jeune deviendra un homme spirituel, capable de guider à son tour d'autres frères inexpérimentés ; il pourra, lui aussi, recevoir des disciples et les former.
Le jeune ne cherche pas n'importe quelle parole, mais celle d'un homme qui cherche Dieu. Nous avons donc en relation deux hommes qui cherchent Dieu, deux hommes avides de la volonté de Dieu. D'un côté, il y a un vieillard exercé au discernement, de l'autre un disciple qui ne désire rien d'autre que trouver la voie du salut. Dans ces conditions, la parole dite par le vieillard au disciple est porteuse de la grâce de l'Esprit-Saint. Pourquoi ? Parce qu'elle est le fruit de l'Esprit : le vieillard qui la prononce est un homme expérimenté, agi par l'Esprit, et celui qui sollicite cette parole le fait aussi avec foi, poussé par l'Esprit, dans le seul désir d'en tirer un profit spirituel, et non par curiosité ou vanité.
Il faut donc que le jeune novice ait confiance en la parole de l'ancien, qu'il l'estime propre à le former, qu'il ait foi en l'Esprit qui anime son ancien, et qu'il ait le désir d'en tirer profit, sinon l'ancien serait réduit au silence (Texte 12) .
Le disciple doit donc être un homme de désir. On n'est disciple que dans la mesure de l'intensité du désir qui nous habite. Mais attention, désirer n'est pas forcément ressentir, mais c'est vouloir. Désirer vraiment Dieu, ce n'est pas ressentir un sentiment, mais vouloir faire plaisir à Dieu. Le désir se mesure au prix que nous sommes disposés à payer pour obtenir celui que nous désirons.
Voilà donc en quel sens on peut parler d'une pédagogie, d'une formation à partir de la parole de l'ancien :
Il faut d'une part que le maître soit animé par l'Esprit, et qu'il ait le souci de faire croître le disciple. Il faut d'autre part que le disciple soit un homme de désir.
C'est donc le désir d'arriver à la perfection qui fait qu'un jeune choisit un ancien, et qu'il va se mettre sous sa direction. Mais comment le choisit-il ? (Texte 13) . On ne choisit donc pas son ancien parce qu'il nous laissera faire tout ce qu'on voudra, ni parce qu'on le trouve sympa, mais parce qu'on a entendu dire que c'était un bon guide (Texte 14). C'est aussi ce que dit cet autre apophtegme : être un chameau conduit par son maître (Texte 15).
Une fois cet ancien choisi, on lui obéit quoiqu'il nous dise, sans aucune condition. Car on est convaincu qu'obéir à l'ancien, c'est obéir à Dieu. On trouve dans les apophtegmes certains récits qui, évidemment, ne sont pas vrais, mais qui veulent signifier cette obéissance sans condition. Ainsi cet apophtegme où l'ancien commande à un débutant de jeter son petit garçon au fleuve, ou encore cet autre apophtegme qui, évidemment, n'est pas vrai (Texte 16). Tous ces récits veulent signifier que l'on doit être convaincu que l'Ancien est agi par l'Esprit de Dieu. Donc, quelque soit le paradoxe apparent, le vieillard ne commandera rien qui soit en contradiction avec la Parole de Dieu.
De tels ordres précis seront rares dans les apophtegmes. L'ancien sera maître plus par ce qu'il est que parce qu'il dit (Texte 17). Dans cette relation personnelle : Maître-Disciple, le Maître est un modèle, non un législateur. Il est la Règle par ce qu'il dit, et plus encore par ce qu'il fait.
Ces anciens veulent donc une obéissance sans condition ni retard. Ainsi abba Sylvain avait bien formé son disciple Marc (Texte 18). Cet apophtegme-là est sans doute vrai, et saint Benoît a dû le lire : on en voit la trace dans sa Règle.
On peut se demander pourquoi cette ouverture de coeur et cette obéissance à un maître spirituel.
L'ouverture sur ses pensées a d'abord pour but de vaincre le démon (Texte 19). Si ces premiers moines vont au désert, c'est pour vaincre le démon. Et on ne peut le vaincre dans les débuts qu'en suivant les conseils de quelqu'un qui a déjà combattu (Textes 20 et 21) .
Ouverture et Obéissance ont aussi pour but de vaincre la volonté propre. Les Pères du désert savaient bien que le péché, tout péché, consiste à préférer sa volonté à soi, plutôt que celle de Dieu. Aussi vont-ils insister sur le renoncement à sa volonté propre qui vient de l'obéissance à un père spirituel (Textes 22 à 24) .
En obéissant ainsi le jeune va acquérir petit à petit le discernement des esprits et apprendre à en diriger d'autres. Il va purifier son coeur, maîtriser ses passions, devenir un homme paisible. Il deviendra lui-même un ancien. Un apophtegme souligne le fruit de cette obéissance : Dieu obéit à l'obéissant, car celui-ci n'a plus de pensées contraires à la volonté de Dieu (Texte 25) .
On peut être surpris de trouver si peu de citations de la Bible dans les apophtegmes. Si l'on compare les citations de l'Ecriture par rapport à la longueur du texte, il y en a deux fois plus chez Pacôme, quatre fois plus dans la Vie d'Antoine. Dans les apophtegmes, c'est donc tout petit, et on a l'impression que ces vieux moines négligent l'Ecriture. Pourquoi cela ?
Ce n'est certes pas qu'ils jugent la lecture de la Bible peu importante : "Même le seul fait de lire l'Ecriture, disent-ils, fait peur aux démons". On voit même dans les apophtegmes qu'ils en recommandaient la récitation par coeur, comme on l'a vu chez les pacômiens. On verra Cassien, un Père du désert, comparer notre pensée à un moulin : on ne peut l'empêcher de tourner ; aussi faut-il lui donner à moudre le bon grain de l'Ecriture et non l'ivraie de la divagation (Conf. 1, 18) .
Il n'y a donc pas à douter que les moines du désert fréquentaient la Bible ; ils étaient capables d'en réciter par coeur de longs passages. Il y a donc une pratique de l'Ecriture.
Si l'on rencontre si peu de citations de l'Ecriture dans les Apophtegmes, ce n'est donc pas parce que les Pères du désert l'ignorent ou la méprisent, mais parce qu'ils estiment que toute utilisation de l'Ecriture n'est pas forcément bonne. Ils pensent que l'Ecriture n'est pas un but, mais un moyen pour arriver au but qui est la perfection de la charité. D'où ces recommandations d'user avec discernement de l'Ecriture : on ne s'attache pas aux livres de l'Ecriture (Texte 26). On ne lit pas la Bible pour faire étalage de son savoir (Texte 27). De plus, ces moines ont conscience de la grandeur de la Parole de Dieu ; ils pensent qu'il faut se faire tout petit devant elle : l'Ecriture est toujours plus grande que nous (Texte 28).
Ainsi la lecture de la Bible exige la pureté du coeur et l'humilité (Texte 29).
Nous sommes donc en train de chercher comment comprendre les apophtegmes en relevant des choses qui peuvent nous étonner quand nous les lisons : pourquoi cette demande si fréquente : "Comment me sauver ? ", pourquoi cette dépendance du disciple au Père spirituel, pourquoi parlent-ils si peu de l'Ecriture ? il y a encore une chose assez surprenante : leur insistance sur les larmes.
Que penser, en effet, de cette parole d'abba Moïse : "Il y a trois vertus que l'homme acquiert difficilement : toujours s'affliger, toujours se souvenir de ses fautes, et avoir à tout moment la mort devant les yeux" ? A première vue, c'est un idéal pas très épanouissant !
Mais cela nous rappelle quelque chose. Dans la Règle, saint Benoît présente comme instrument du moine au chapitre 4 (47, 57) : "Pleurer et gémir sur ses fautes passées en se les reprochant chaque jour dans la prière". Et au chapitre 20 oû il traite précisément de la prière, il nous avertit que ce n'est "pas en multipliant les formules, mais seulement par la pureté d'intention et les larmes de la componction que l'on est exaucé". Voici deux textes qui demandent à être expliqués, et les Apophtegmes nous permettront de mieux les comprendre.
Cette doctrine des larmes et de la componction était chère aux anciens, et ne doit pas nous rester étrangère. Ils l'appelaient le "penthos", mot grec qui signifie : douleur, affliction, deuil. Il s'agit donc d'une tristesse, mais d'une tristesse bien différente de la tristesse courante, naturelle.
Toute tristesse vient d'un manque : La tristesse naturelle vient de ce qu'on n'a pas des biens matériels que l'on désire avec passion. C'est une mauvaise tristesse qui est accompagnée de désespérance.
Il y a une tristesse naturelle propre aux moines que l'on appelle l'acédie. Ce mot vient du mot grec Kedos = l'alliance et de "a" privatif : on a rompu l'alliance ; l'âme est négligente, elle cherche autre chose que Dieu, elle a rompu l'alliance avec Dieu : le courant avec Dieu est coupé, Dieu ne donne plus sa joie, l'âme est triste.
A l'opposé, il y a une sainte tristesse, le penthos des Pères du désert. Elle vient aussi de ce qu'on n'a pas ce que l'on désire, mais cette fois, ce sont de bons désirs : désir ne ne pas offenser Dieu, désir d'être délivré du mal, désir de perfection, désir du ciel, désir de Dieu. Mais alors, on n'a pas rompu l'alliance avec Dieu, on n'est pas dans l'acédie, on est sûr que Dieu nous aime, on est sûr que Dieu nous donnera un jour tous ces biens. C'est une tristesse où l'on espère et non comme l'autre une tristesse où l'on désespère. C'est une tristesse sans angoisse, une tristesse où l'on se repose en Dieu. Saint Jean Climaque l'appelle même "La tristesse qui donne la joie".
C'est de cette tristesse-là dont parlent les Pères du désert. Ceux-ci savent que Dieu est bon (Texte 30). Quand ils parlent du penthos, des larmes ou du deuil, ils ne désespèrent donc pas car ils sont sûrs de la bonté de Dieu. C'est l'amour et non la tristesse qui leur fait verser des larmes (Texte 31)
Quels sont les fruits de ces larmes ? C'est d'abord une purification. Les Pères disent que "les larmes venant d'en-haut purifient le corps et le sanctifient". Elles expient le péché (Texte 35). C'est aussi une aide dans la prière, une arme dans la lutte contre le démon (Texte 36). Elles engendrent aussi la prière (Texte 37).
Un petit apophtegme assez énigmatique nous introduit à un autre fruit des larmes (Texte 38). Elles donnent donc la joie, comme le disait Jean Climaque. C'était aussi la pensée d'amma Synclétique (Texte 39). Les larmes rendent donc heureux en ce monde, mais aussi dans l'autre (Texte 40).
Pour les Pères du désert, la perfection de l'homme se trouve dans la charité qui s'épanouit dans une prière qui doit tendre à devenir continuelle. Pour arriver à ce but, ils pensent qu'il faut l'hésychia, la tranquillité qui vient d'un retrait complet du monde. Cette tranquillité ne veut pas dire recherche du moindre effort. Au contraire, elle suppose l'ascèse, elle en est l'aboutissement. L'hésychia n'est pas un but en soi : le but, c'est la charité : l'hésychia est un moyen d'arriver à ce but, c'est une disposition qui favorise l'épanouissement de la charité.
L'hésychasme est le mode de vie centré sur la recherche de l'hésychia. On distinguera deux formes d'hésychasme : l'une extérieure, l'autre intérieure1) Hésychasme extérieur.
On peut être étonné, à la lecture des apophtegmes, de voir l'importance donnée à l'hésychia extérieure, au détriment parfois de la charité. Chez certains Pères, on a l'impression que solitude complète et repos se confondent, comme si l'on n'avait aucun espoir de tranquillité et de prière en compagnie des autres hommes ; et comme si la solitude procurait par elle-même cette tranquillité. Les mots hésychia et anachorèse, ou bien hésychia et désert, sont mis l'un pour l'autre. Ce n'est que progressivement qu'on en arrivera à distinguer l'hésychia extérieure et l'hésychia intérieure.C'est cette confusion, ce mélange des deux qu'il faut saisir pour interpréter certains apophtegmes, ceux d'Arsène en particulier. Arsène est le modèle des hésychastes. On nous raconte la vocation de ce haut dignitaire de la cour de Constantinople (Texte 41). "Fuis, tais-toi, demeure en repos", ce sera la devise des hésychastes, leur programme. Ce programme Arsène fut le premier à le réaliser. Il habitait une cellule perdue en plein désert de Scété dont il ne sortait pas souvent. Cette solitude, il la défendait farouchement Ainsi reçut-il avec tant de rudesse une riche dame venue de Rome exprès pour le voir, qu'elle en fut malade comme le raconte l'apophtegme 28 de la série alphabétique. Il défend aussi sa solitude contre les évêques (Texte 42). Il la défend même contre ses frères (Texte 43) Mais un autre apophtegme d'Arsène nous montre tout de même que cette hésychia extérieure est orientée vers l'hésychia intérieure (Texte 44).
A travers les apophtegmes, on peut découvrir trois caractères qui vont acheminer l'hésychaste vers ce à quoi il tend : la prière continuelle. Ce sont l'amérimna, c'est-à-dire la fuite du souci, la nepsis, ou vigilance, la cruptè mélétè c'est-à-dire l'exercice de la prière. Nous allons voir de quoi il s'agit dans ces quatre termes.
A) La fuite du souci = "amerimna".Pour trouver l'hésychia, il faut donc fuir le bruit et l'agitation de la cité des hommes, mais plus encore la dissipation d'un coeur qui, malgré la solitude extérieure, reste agité, troublé, tiraillé par ses attachements, ses préoccupations, ses propres pensées. La première préoccupation de l'hésychaste est d'être "sans souci" (a privatif + merimna = "souci") . Qu'est-ce à dire ?
Cela ne veut pas dire qu'on se moque de tout, que l'on se laisse aller à négliger ce qui a trait à Dieu et à son propre salut. Cela, c'est l'acédie, qui est à la source de la mauvaise tristesse.
Cela ne veut pas dire qu'on va mener une vie oisive, éliminant tout travail dans le but de prier. Cela, des moines qu'on appela "priants" le firent, et l'on verra par la suite abba Lucius leur faire la leçon.
Cela ne veut pas dire ne pas se soucier du bien de ses frères.
Il s'agit au contraire de la vertu de confiance filiale que Jésus nous recommande dans l'Evangile, qui consiste à éliminer les soucis de la vie présente, les soucis des choses temporelles concernant notre vie, pour s'en remettre à notre Père des cieux (Texte 46).
Cette exigence d'être sans souci va se retrouver aussi chez saint Basile, et plus tard, saint Jean Climaque expliquera que les soucis s'appellent les uns les autres, et que si on leur laisse la porte ouverte, on perd la paix de l'âme. Il dira même que l'on ne doit pas seulement ne pas s'occuper des soucis raisonnables, mais de plus laisser tomber aussi les pensées pour établir son âme dans le silence intérieur. Pour cela il dira qu'il faut placer ses pensées à côté de soi, ne pas vouloir les chasser à toute force, ce qui risque de faire mal à la tête, mais ne pas s'en occuper, les mettre "au porte-manteau", pour s'établir dans le calme intérieur. Ici on rejoint le "Tais-toi" que la voix dit à Arsène au texte 41.
B) La vigilance = Nepsis.Au texte 45, Antoine recommandait de rester dans sa cellule pour garder sa "vigilance intérieure". Cela, c'est la nepsis, attitude d'une âme bien éveillée, présente à elle-même et à Dieu. C'est l'attention à Dieu, la garde du coeur que nous avons déjà rencontrée chez Origène à propos du combat spirituel (Texte 47). Un autre apophtegme de Poemen lie la vigilance et la fuite du souci (Texte 48).
Ce mot mélétè qui est traduit en latin par meditari, veut dire plus que le français "méditer". Il a aussi le sens d'"exercice". Il s'agit dans la mélétè d'une méditation à haute voix qui a pour but de préparer l'âme à la prière : c'est un exercice de prière : on répète des paroles brèves que l'on veut faire pénétrer dans l'âme, de façon à créer des réflexes de prière. Les gens de cette époque avaient l'habitude de parler à voix haute ou basse avec soi-même. On a vu que chez les pacômiens, les moines se répétaient à eux-mêmes des versets de la Bible quand ils allaient au travail, à l'office, au réfectoire, etc . . . Les anachorètes de Basse-Egypte, eux, étaient seuls et ne risquaient pas de gêner les autres en parlant à haute voix (Texte 49). On connaît quelques-unes de ces mélétai. Ainsi l'abbé Sisoès se répète un texte de son invention (Texte 50). On connaît aussi la prière de Macaire qui avait commis un crime affreux, avant de venir à Scété : "J'ai péché comme un homme, Toi aie pitié de moi, comme Dieu ! " Mais en général, les Pères cachaient leur mélétè par humilité : cruptè mélétè veut dire "exercice de prière caché".
D'après le peu que nous en savons, ces mélété peuvent se ramener à deux sortes : la prière "auxiliatrice", où l'on demande aide ou protection, et la prière "catanyctique" (ce qui veut dire "qui pique"), qui est de nature à exciter le penthos, les larmes, le deuil, la sainte tristesse. Un apophtegme de Macaire nous donne un exemple de ces deux sortes de mélétè (Texte 51) .
Plus tard, on appellera ces prières : "oraisons jaculatoires" d'un mot latin qui signifie "javelot", d'après une phrase de saint Augustin dans une de ses lettres : "On dit qu'en Egypte, les frères ont des prières fréquentes, mais très brèves et comme rapidement lancées comme des flèches" (Lettre à Proba : L. 130, 10, 20) . En Orient, on les appellera "prières monologistes", ce qui veut dire "d'une seule parole" ou "d'une seule pensée". Ce sont des prières courtes oû une seule parole traduit une seule pensée.
Ceci a donné naissance à la "Prière de Jésus".
D) La prière continuelle.
Amérimna, nepsis, mélétè, doivent conduire à la prière continuelle. La phrase de saint Paul : "Il faut toujours prier et ne jamais cesser" a de tout temps interpellé les moines. Ils ont cherché à y répondre. Si telle a été leur préoccupation, c'est d'abord qu'ils savent par expérience que la prière n'est pas facile (Texte 52). Ils sont conscients que c'est un combat. De plus, ils sont réalistes et savent que l'homme n'est pas un ange, qu'il a un corps, et que ce corps, il faut le nourrir. L'homme doit travailler pour vivre. Aussi les voit-on faire la leçon à ceux qui, comme ceux qu'on appelait "euchites", c'est-à-dire "priants", prennent à la lettre le précepte de l'Apôtre, et prétendent prier continuellement, ce qui, dans leur idée, les dispensait de travailler de leurs mains (Textes 53 et 54) .
Par ailleurs, leur expérience leur avait appris l'utilité du travail manuel :
Il leur assurait d'abord une totale indépendance ; ce qui leur permettait à l'occasion de dire leurs vérités aux pécheurs, quels qu'ils soient, et de ne pas flatter les riches.
Il leur permettait aussi de partager avec ceux qui étaient dans le besoin.
Et surtout, c'était pour eux, avec la prière, le grand remède contre l'acédie qui pousse à la paresse.
Ainsi, Jean le Petit, à qui on demandait un jour : "Qu'est-ce qu'un moine ? ", répondit : "Peine, labeur ! " Il entendait par là le labeur de l'ascèse, mais aussi le travail manuel. En témoigne cet autre apophtegme : "On demanda un jour à un ancien : 'Que faut-il faire pour être sauvé ? '. Or le vieillard travaillait à tresser des roseaux. Sans cesser son travail et sans même lever la tête, il répondit : "Tu le vois ! ".
Le problème était alors de concilier ce travail manuel si important et la prière continuelle à laquelle tendaient ces ascètes.
Certains petits malins avaient trouvé le truc pour prier sans cesse (Texte 55). Mais cette solution un peu naïve ne satisfait pas tout le monde. D'autres apophtegmes nous mettent sur la véritable piste (Textes 56 et 57). Ce qui veut dire qu'à côté des mots, il y a une prière du coeur, une orientation du coeur vers Dieu, qui peut être sans paroles . En multipliant les mélétai, exercices de la prière, ces moines arrivent à une prière simple, à une prière du coeur. Le coeur, alors, veille. Dans le même sens, saint Basile distinguera "les prières" et "la prière". Les prières méritent la grâce de la prière. Cette grâce de la prière continuelle, c'est donc quand la charité est établie à demeure dans le coeur. C'est en ce sens qu'on doit entendre de petits apophtegmes qui pour être courts n'en sont pas moins nets (Texte 58) .
LES LETTRES DES PÈRES DU DÉSERT La collection "Spiritualité Orientale , N° 42, publie :
Ces lettres, nées elles aussi dans le silence du désert, sont un complément à la doctrine des apophtegmes, nous montrant un aspect plus général de la vie spirituelle de leurs auteurs. Chez Ammonas on retrouve l'insistance sur la solitude et le retranchement de la volonté propre qui ont pour objet la purification du coeur, mais dans ces lettres on voit davantage que dans les apophtegmes que cette purification est une condition préalable à la venue de l'Esprit. Cette insistance sur l'Esprit déployant ses grâces dans l'âme est la caractéristique de ces lettres d'Ammonas qui nous révèle ici le fruit de son expérience. L'Esprit se donne aux âmes des justes qui sont entièrement purifiées. . . pour répandre sur eux comme un parfum suave" (XIII, 2). Il est en eux "une perle précieuse", un "trésor caché". "Aux âmes qu'il habite, il révèle de grands mystères ; pour elles la nuit est comme le jour" (id. 3). "La douceur de la grâce spirituelle est plus douce que le rayon de miel, et peu de moines et de vierges ont connu cette grande douceur" (II, 1) . "Cette force divine" nous donne de passer "notre vie dans la liberté, la joie, l'allégresse. Et cette force donnée à l'homme ici-bas, le conduira encore au repos de l'au-delà" (id. 2) . La mystique des Pères du désert qu'il fallait deviner derrières certains apophtegmes, nous apparaît donc ici plus nettement. La lettre de Macaire nous décrit le cheminement spirituel du moine qui part du penthos pour aboutir, après les tentations, à la pleine possession de l'âme par l'Esprit-Saint. La connaissance de soi conduit à la recherche de son Créateur, et d'abord à la prise de conscience de son péché. Le penthos est donc à la base du progrès. puis viennent les épreuves et les tentations : toute la panoplie des "pensées". "Lorsque le coeur se sent faible en tout ce que les ennemis lui font, alors le Dieu très bon qui prend soin de sa créature, lui envoie de nouveau la force sainte" (11) qui "affermit son coeur, lui donne joie et soulagement et le rend capable d'être plus fort que ses ennemis" (9) . "Après avoir été mis à l'épreuve de toutes ces façons, l'Esprit lui révèle les choses du ciel" (13), "Le Paraclet fait alliance avec la pureté de son coeur, avec la force de son âme, avec la sainteté de son corps et avec l'humilité de son esprit. Il le place au-dessus de toute la création ; sa bouche ne parle plus d'oeuvres humaines, ses yeux voient ce qui est droit. Il met une garde à sa bouche et trace un droit chemin à ses pas. . . Tout cela, le Paraclet le dispose en lui avec mesure et discernement, sans trouble aucun, dans le calme" (14). La lettre d'Arsène nous ramène davantage à ce que nous avons vu dans les apophtegmes : la pratique de l'hésychia qui conduit à la prière continuelle. Quant à la "Lettre aux moines" de Sérapion, elle est un éloge de la vie monastique qui nous déroute au premier abord par son côté intellectuel empreint de rhétorique, son opposition de la vie retirée du moine et des tracas de la vie civile ou conjugale. Derrière ce genre littéraire, il faut savoir décrypter l'essentiel de ce qui fait le moine : un propos bien défini, un détachement du monde et de soi, l'ascèse, la prière qui est la grande affaire du moine, et l'attente des biens promis. |
VI. CONCLUSION : LES FLEURS DU DÉSERT
Les apophtegmes, qui sont tous fort différents et parlent de sujets divers, ne nous offrent pas une théologie unifiée de la vie monastique. Mais tout de même, ils nous mettent devant la vérité de la vie monastique, et même de la vie chrétienne tout court. Nous l'avons parfois remarqué, ils ne sont pas tous vrais. Mais ce qu'ils veulent nous dire est vrai.La vérité des apophtegmes vient d'abord du tableau qu'ils nous font de l'homme. Ils ne cherchent pas à le faire plus beau qu'il n'est. On voit que parmi ces moines, il y a eu des pécheurs, il y a eu des échecs, il y a eu des naufrages.
L'homme est pécheur. Les Pères du désert en ont conscience et ils insistent beaucoup sur l'humilité (Texte 59). Nous l'avons vu à propos de l'obéissance du disciple à l'ancien qui le forme, et à propos de la lecture de la Bible. De même, dans le deuil, les larmes, est inclus cette notion d'humilité.
C'est aussi parce que l'homme est pécheur qu'ils ont conscience du combat qu'il lui faudra lutter contre les forces du mal pour sortir de son péché ; et c'est pourquoi ils insistent tellement sur l'ouverture de coeur : le combat spirituel ne se mène jamais seul ; pour se connaître, on a besoin du
regard d'un autre ; de plus, l'ouverture de coeur est un lieu privilégié de la dépossesssion de soi-même et de l'intensification du désir d'être avec Dieu.
L'humour qui fait qu'on ne se prend pas au sérieux, est aussi très proche de l'humilité. Et ces vieux moines qui savaient pleurer leurs péchés, savaient aussi employer de petites ruses avec eux-mêmes et rire d'eux-mêmes (Textes 60 et 61). Ils savaient aussi allier l'humour à la charité fraternelle (Texte 62).
On voit par ce dernier texte leur charité envers les hommes. En témoigne aussi ce texte (Texte 63). Et encore cette délicieuse répartie de Poémen (Texte 64). Et cet autre aussi, qui montre la charité qui régnait entre deux frères qui vivaient ensemble durant des années dans la même cellule (Texte 65).
Ce que les apophtegmes nous disent est donc vrai parce qu'ils nous mettent devant la vérité du message de l'Evangile : l'homme pécheur est pourtant aimé de Dieu et appelé à la pleine charité, à une union à Dieu qui le transformera, à la transfiguration, à la divinisation
Pour conclure, un apophtegme très court résume à merveille la spiritualité des Pères du désert:
" Un ancien a dit : notre travail, c'est de faire flamber du bois" (Anonyme 113) .
Et c'est vrai : l'homme n'est qu'un morceau de bois sec. Mais par le travail de l'ascèse, le feu de l'Esprit commence à le brûler. C'est alors de la fumée qui fait pleurer ( = le penthos, voir texte 39), puis son âme s'offrant au feu de l'amour, elle s'embrase, et le bois lui-même devient feu. C'est la divinisation à laquelle nous sommes appelés.
BIBLIOGRAPHIE
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* J-C Guy : Apophtegmes des Pères du désert - Série alphab. Belf. Spir. Or. N 1, 1966.
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* Paroles des anciens : Seuil 1976
* L. Regnaut : Sentences des Pères du désert - 4 volumes. Solesmes 1966 à 1981.
* Série des anonymes. Belf. Spir. Or. N 43.
* La vie quotidienne des Pères du désert, Hachette 1990
* L'Evangile vécu au désert, Fayard 1990
* V. Desprez : Lettre de Ligugé, 265, 266.
* * P. Miquel : Lexique du désert. Belf. Spir. Or. N 44.
* * Enseignements des Pères du désert, id. N° 51
* Pallade : Histoire Lausiaque, PDF 1981
E. Goutagny La voie royale du désert, Paris 1995
Les thèmes des apophtegmes.