4 - LES RÈGLES MONASTIQUES
Sur le plan : "Monachisme ancien" il y a des carrés figurant des livres. Ce sont quelques-unes des règles monastiques. Car la Règle de saint Benoît n'est pas la seule règle. Le monachisme ancien a connu des quantités de règles. Toutes ne nous sont pas parvenues. Nous en connaissons environ 25. Il est bon de situer la Règle de saint Benoît parmi toutes ces règles.
Certaines Règles sont ce qu'on appelle des "Règles Mères", parce qu'elles ont été écrites avant toutes les autres et sont indépendantes les unes des autres. Les autres règles qui seront écrites par la suite, vont s'en inspirer plus ou moins.
Il y a trois "Règles-Mères". Deux viennent d'Afrique, l'une d'Egypte, la règle de Pacôme, et l'autre d'Afrique du Nord, la règle de saint Augustin. La troisième, celle qu'on appelle improprement la règle de saint Basile (nous verrons pourquoi "improprement") vient d'Asie Mineure. Par contre toutes les autres, celles qui en dépendent, les "Règles-Filles, sont d'Europe occidentale, surtout de la Gaule du Nord.
On va distinguer dans ces "Règles-filles" plusieurs générations, selon qu'elles descendent avec plus ou moins d'intermédiaires de ces trois Règles-mères. Celles-ci, ces Règles-Mères, ne connaissent pas le mot "moine", qui évoque la solitude. (Voir encart : Le mot "Moine"). Elles préfèrent le mot "frère" parce qu'elles s'adressent à des hommes qui vivent en commun, mais le mot monastère désigne déjà leur maison, et Pacôme et Augustin, dans d'autres écrits, emploient le mot "moine" pour parler des cénobites. Petit à petit, ce mot qui à l'origine désigne des anachorètes, va être appliqué aussi aux cénobites et apparaître dans les règles-filles.
Parmi celles-ci, certaines sont plus importantes : à la première génération, il faut signaler l'influence des Institutions de Cassien ; bien que n'étant pas à proprement parler une Règle monastique, elles décrivent pour les cénobites gaulois des observances inspirées en même temps de celles de Pacôme et de l'anachorèse du désert. A la deuxième génération on trouve une Règle très importante dont saint Benoît s'est beaucoup inspiré : celle écrite par un inconnu qu'on appelle "le Maître".
La Règle de saint Benoît vient à la troisième génération. Elle a subi fortement l'influence de la Règle du Maître. Elle dépend aussi beaucoup des Institutions de Cassien et de la Règle de saint Basile que saint Benoît nous engage à lire.
Après saint Benoît, il y aura encore 3 générations de règles qui s'inspireront d'elle. Toutes sont des règles de Gaule ou d'Italie
Ces règles monastiques sont plus ou moins longues. La plus longue est la Règle du Maître, si l'on ne prend de la Règle de saint Basile que la partie que Benoît a connue (comme on le verra dans le Chapitre sur Basile). Mais si on la prend dans sa totalité, celle-ci est de beaucoup la plus longue. En troisième position vient la Règle de saint Benoît.
Toutes les autres sont plus courtes que celle-ci, et même, sauf une, les plus longues sont de moitié plus courtes. Parmi les autres, il y en a de toutes petites.
Le contenu de ces Règles est très variable. Les trois Règles-Mères
nous donnent un bon exemple de leur diversité :
Les Règles de Pacôme sont des recueils de commandements qui concernent la vie de la communauté, des ordres et défenses. Les références à la Bible et les raisons spirituelles pour lesquelles on doit faire ceci et ne pas faire cela ne sont presque pas mentionnées. Ce sont des sortes d'aide-mémoire pratiques.
Les Règles de Basile sont à l'opposé. Appuyées sur l'Evangile qui en est le fondement, la spiritualité y abonde partout. Les commandements qu'elles donnent viennent d'une réflexion à partir de la Bible et en découlent. C'est dire la richesse et l'intérêt des ces Règles de saint Basile où l'on trouve une théologie réelle et profonde. C'est pourquoi saint Benoît nous conseille de les lire.
La troisième de ces Règles-Mères, celle d'Augustin, se situe au milieu, alliant les règlements concrets à une réflexion spirituelle.
Parmi les autres règles, celle du Maître et celle de Benoît ressemblent à celles de Basile et Augustin parce qu'il y a dedans des règlements précis, mais une réflexion théologique et spirituelle montre pourquoi ces règlements. Chez Cassien aussi, si on assimile les Institutions à une règle. Les trois premiers chapitres sont alors des règlements et le reste est réflexion spirituelle.Quant aux autres, les petites règles gauloises, elles ressemblent plutôt aux prescriptions de Pacôme : un recueil de choses à faire ou à ne pas faire. Toutefois, celle de Féréol fait exception par son enracinement dans la Bible et sa chaleur humaine.
D'autres, par contre, sont franchement et même parfois farouchement cénobitiques, insistant sur la communauté, sur la communion des personnes selon l'idéal tracé dans les Actes des Apôtres : 2, 44 : "Tous les croyants vivaient ensemble et avaient tout en commun", et 4, 32 : "La multitude de ceux qui avaient cru n'avait qu'un coeur et qu'une âme et nul ne disait sien l'un quelconque des biens, mais tout leur était commun". On dit que ces règles tracent un cénobitisme horizontal. Ainsi celles de Basile et d'Augustin.
On voit sur le Tableau 4 comment Benoît s'inspire surtout à la fois d'une règle appartenant à un cénobitisme vertical : celle du Maître, et d'une autre appartenant à un cénobitisme horizontal : celle d'Augustin ; et si l'on se souvient du chapitre 73 de sa Règle, après avoir mentionné la Vie des Pères, il nous recommande de lire les Conférences et Institutions de Cassien (cénobitisme vertical) , et la Règle de Basile (cénobitisme horizontal) . C'est bien là une marque de l'équilibre qui caractérise sa Règle, une marque de sa discrétion.La BIBLIOGRAPHIE sera donnée avec chaque auteur étudié.
Les sens de ce mot : "moine" sont riches et exigeants. Le mot vient du grec : Monakos, utilisé
déjà par Platon pour désigner quelque chose d'unique
ou de solitaire. Pour Plotin, l'Un qui est au sommet de son échelle
des êtres, est monakos : Dieu est "Moine". Le mot a un
équivalent dans la Bible, nous y reviendrons.
Le monachisme, né surtout en milieu grec a utilisé très tôt le mot monakos, "moine" pour désigner l'ascète qui vit seul, à l'écart du monde, même si parfois ces solitaires se regroupent en petites communautés. Par contre, les trois premières règles monastiques cénobitiques, celles de Pacôme, Basile, Augustin, refusent ce mot : le cénobite vit avec d'autres, il n'est pas seul, il n'est pas solitaire, il n'est pas moine. Basile qui est un anti-ermite farouche, va même jusqu'à dire dans sa règle : "L'homme n'est pas un animal monastique". Dans aucune de ces règles on trouve le mot : "moine", mais on parle de "frères". Ce n'est que par la suite que mot "moine" a désigné le cénobite. Cela s'est fait lentement, au point que la fréquence du mot est un critère pour estimer l'âge d'une Règle monastique. Au temps de saint Benoît, c'est alors devenu un titre qui oblige : "Ils seront vraiment moines, s'ils vivent du travail de leurs mains". Pourtant, si le mot est absent de la Règle d'Augustin,
celui-ci qui a énormément écrit et qui vit en un
temps où le mot "moine" s'est répandu et où les donatistes
avaient leurs moines, essaie de justifier ce mot dans son Ennaratio sur
le psaume 132 : "Qu'il est bon, qu'il est doux, d'habiter, frères,
"in unum". Il fait alors référence au passage des Actes
: "la communauté des croyants n'avait qu'un coeur et qu'une âme".
Ce coeur et cette âme "un", c'est le propre de la communauté.
C'est la communauté qui est "Moine", et non pas celui qui vit dans
la communauté. Dès lors, comment arriver au : "Ils seront
vraiment moines" de saint Benoît ?
Le lien sera admirablement formulé, au douzième siècle, par un Cistercien, Geoffroid d'Auxerre : "Il n'y a de communauté unifiée,dit-il, que si les moines qui la composent cherchent d'abord leur unité intérieure". La condition pour que la communauté soit une, c'est que les moines soient "un", intérieurement. Le moine n'est donc plus celui qui est seul extérieurement, mais celui qui est un intérieurement. On est donc passé de l'un extérieur à l'un intérieur. Pour rendre compte de ce passage, il faut prendre une autre piste, et regarder l'équivalent hébreu du mot grec monakos : jahid. Ce terme hébreu a fort embarrassé les traducteurs grecs. Prenons l'exemple du psaume 68, 7 : "Elohim fait habiter dans sa maison les jahidim". Notre psautier traduit d'assez près : "A l'isolé Dieu donne une demeure". Là il s'agit bien du Monakos que nous avons rencontré. Mais cette traduction n'a pas satisfait certains traducteurs, et on les comprend, car si Dieu a créé l'homme pour vivre en société : "Il le créa homme et femme", et leur a donné l'ordre : "Croissez et multipliez-vous", pourquoi est-ce à l'isolé que Dieu donne une demeure ? Aussi d'autres ont traduit par : monozonous, "ceux qui n'ont qu'une seule ceinture". On a alors l'idée de renoncement, de pauvreté. D'autres vont aller plus profond : Aquila, qui est un juif teinté de christianisme, traduit par monogénèis, les unique-engendrés, assimilant les isolés au Fils Unique de Dieu (ce qui va conduire à rendre ailleurs le même mot par agapétos, le "bien-aimé" ) . Enfin la Septante donne une autre traduction qui sera féconde dans la postérité patristique : monotropous : "ceux qui n'ont qu'une seule direction". Dieu fait donc habiter dans sa maison ceux qui n'ont qu'une seule direction, un seul dessein". On devine derrière cette traduction la phrase de Geoffroid d'Auxerre. C'est en effet le sens qu'a retenu la postérité. Origène, le premier, quand il commente le verset
du livre de Samuel : "Il y avait un homme", retient ce sens. Et il commente
: Cet homme "un", c'est celui qui a dominé les passions qui le
dispersent, qui n'est plus divisé, qui n'est plus partagé,
qui est arrivé à l'égalité d'humeur, qui est
devenu l'imitateur de Dieu, l'Immuable. L'homme est "un" quand il s'est
uni à Dieu de sorte qu'il a réalisé l'unité
en lui-même.
Origène n'est pas un moine ; il s'adresse aux chrétiens. Mais c'est encore plus vrai quand il s'agit d'hommes consacrés à Dieu. Aussi est-ce l'idée que l'on retrouvera par la suite dans toute la tradition monastique, chez le Pseudo-Macaire comme chez Grégoire le Grand : "Nous sommes appelés "moines", dit-il. Le mot grec se traduit en latin par unus et veut dire "un". Soyons donc marqués par ce mot". Vous vous rappelez sans doute aussi ce passage célèbre de Théodore Studite : "Est moine celui qui n'a de regard que pour Dieu seul, de désir que pour Dieu seul, d'application que pour Dieu seul, et qui, ne voulant servir que Dieu seul, devient cause de paix pour les autres". Le moine, c'est l'homme d'un seul regard, d'un seul désir, c'est l'homme d'un grand amour qui rayonne sur les autres ! Ce mot "moine" recèle donc en lui tout notre avenir : notre divinisation future déjà commencée ici-bas. Au ciel, nous serons "vraiment moines" : un avec l'Un, Unis à Jésus, notre Tête, qui nous introduira dans l'unité de la Trinité. |