Notre propos est de retracer l'histoire de la
spiritualité monastique. Revenons un peu sur ce terme.
D'abord, le
monachisme est-il un phénomène typiquement chrétien ? A cela il faut répondre :
Non.
Bien avant le
christianisme il y a eu des moines. Mille cinq cents ans avant la venue de
Jésus, il y avait des moines en Inde. La plupart des religions non-chrétiennes
ont connu des formes de vie monastique.
Le monachisme
le plus ancien, celui qui a été vécu dans l'hindouisme, n'était pas
unifié. On y voit beaucoup d'anachorètes : des ermites vivent dans les forêts,
des ascètes vont de-ci de-là, mendiant leur nourriture. Dans leur ermitage, les premiers peuvent
être parfois en compagnie de leur femme, mais ils gardent la chasteté. Les
seconds ont rompu tout lien avec la société et vivent de mendicité. Pourtant il
y a quelques monastères : les moines vêtus d'un habit spécial, pratiquent la
pauvreté et le détachement, mendiant aussi leur nourriture. Ils sont sous la
direction d'un gourou et font des voeux : ne nuire à aucun être vivant, être
sincère, se contrôler, être généreux.
Dans le
bouddhisme, le monachisme représente un sommet. Le bouddhisme est une
religion essentiellement monastique, qui, à son degré le plus haut, ne peut
être vécue que par des moines. Le Bouddha en effet concevait le salut comme une
libération de la souffrance et des passions : il faut éliminer tout désir pour
rejoindre l'Absolu. Seuls des moines peuvent le faire. Il y aura donc des
moines qui recherchent cet Absolu par la méditation, et des non-moines qui
acquièrent des mérites en assurant la subsistance des moines.
Ces moines
ont des statuts assez variés. Il n'y a pas de voeux et souvent le monachisme
est temporaire.
En Europe, les religions
méditerranéennes antiques connaissent des prêtresses vierges : la Pythie de
Delphe, les vestales romaines, vouées à la chasteté au moins temporaire; mais
celle-ci est entendue de façon plus physique que morale. Chez les philosophes
grecs, on a vu aussi des genres de vie qui rappellent ceux des moines.
Ainsi dans la première moitié du sixième siècle avant notre ère, Pythagore
fonda une sorte de communauté où l'on entrait par différents degrés
d'initiation. Mais en général ils ne font pas de place à l'ascèse sexuelle.
Plus tard
encore, et après l'ère chrétienne, l'Islam qui n'a jamais reconnu
officiellement une forme de vie monastique, a pourtant connu dès les premiers
temps des ascètes vivant en solitude, pratiquant la continence en présence de
Dieu. Par la suite se constituèrent des confréries ayant un enseignement et une
méthode d'élévation de l'âme vers Dieu.
Et même dans
le Nouveau Monde alors inconnu, dans les religions préhistoriques de
l'Amérique, le Père Lafitau, missionnaire du 17esiècle (cité par
dom Jean Leclerq) , a montré qu'il y avait aussi des communautés de vierges
consacrées. Les célèbres temples du Pérou, sous le règne des rois Incas,
avaient leurs communautés de vestales dont les lois étaient plus sévères que
celles des vestales romaines. Les temples du Mexique avaient des
religieuses de même sorte : "Elles mangeaient en commun et couchaient dans
de grandes salles, se levaient la nuit et assistaient au choeur comme nos
religieuses à Matines. Elles avaient la charge de balayer le temple et de
l'entretenir, ayant toutes sortes de pratiques d'une très grande mortification
; aussi ne leur donnait-on pas d'autre nom que "filles de la
pénitence".
Les
Iroquois aussi avaient "certainement leurs vestales qu'ils nommaient
"Ieouinnon" et qui étaient vierges par état. Ils avaient aussi leurs
vierges parmi les hommes. Il peut se faire que dans les temps anciens
quelques-uns aient vécu en communauté, comme les Esséniens ... Mais je croirais
néanmoins plus vraisemblable qu'ils se retiraient dans la solitude, à quelque
distance de leur village, où ils vivaient séparément comme des ermites, n'ayant
qu'un domestique qui leur apportait les choses nécessaires"
On voit donc
par tous ces exemples qu'avant le monachisme chrétien, il y avait dans toutes
les religions un phénomène universel proche de ce que nous appelons le
monachisme. Ces formes de vie spéciales, pas toutes pareilles, contenaient des
éléments de vie constitutifs.
Essayons de
discerner quels sont ces éléments constitutifs de ce genre de vie que
nous avons défini par le terme général de "monastique", dont nous
avons vu des exemples en dehors du christianisme. Nous pourrons en déduire
qu'ils doivent sans doute figurer aussi dans notre vie monastique chrétienne.
■ Ce qui
frappe tout d'abord, c'est que ces diverses formes de vie monastique
parachrétienne ont tendance à se constituer à part, à se séparer du monde,
à s'isoler du reste des hommes. Cet isolement est souvent concrétisé par une
marque extérieure, un mur, une enceinte réservée, l'accès de certains bâtiments
étant réservé aux seuls ascètes. Pourtant souvent on insiste plus sur la
clôture intérieure.
Sur la
personne elle-même cette séparation du monde sera marquée par un habit
distinctif, une manière spéciale de traiter ses cheveux. Elle sera sanctionnée
par différents rites d'agrégation ou d'initiation.
■ On
remarque aussi des pratiques ascétiques comme le célibat, au
moins temporaire, la pauvreté conçue comme détachement. Ces pratiques ont pour
but de favoriser la vigilance intérieure.
On n'insiste
pas trop sur l'obéissance qui est considérée comme la conséquence d'une
disponibilité générale développée par la méditation. Mais par contre, on mettra
l'accent sur la docilité absolue à l'égard d'un maître spirituel.
■ Enfin,
troisième élément constitutif : une aspiration mystique,
c'est-à-dire un sens profond de l'Absolu et le désir de communier à cette
réalité absolue. On peut dire que c'est là le fondement le plus profond de la
vie monastique, car il est à la source d'un sentiment aigu de l'insuffisance
radicale de ce monde changeant. C'est au fond le mobile des deux autres
éléments : séparation du monde et pratiques ascétiques.
Ceci nous
permet de formuler une définition très large du monachisme : un genre de
vie conçu dans un but spirituel, transcendant les objectifs de la vie terrestre
et dont l'atteinte est considérée comme l'unique nécessaire.
Tout au long de notre parcours dans le monachisme chrétien nous allons retrouver ces trois éléments constitutifs de la vie monastique, mais dans une perspective qui n’a pas d’équivalent : à l’origine de la vie monastique chrétienne, il y a l’appel à suivre le Christ (la “sequella Christi”). En vivant cet absolu de l’amour du Christ, on découvre des pratiques qui rejoignent les expériences des autres monachismes. C’est que les exigences pour vivre un absolu sont toujours les mêmes ; mais la source est différente, elle est dans les exigences évangéliques. Moines et moniales chrétiens seront des amoureux de la personne du Christ, en qui un Dieu d'amour est venu parmi les hommes. C’est le mystère du baptême qui est pour eux le fondement des éléments constitutifs reconnus dans tous les monachismes :
■ La
séparation du monde exprimera leur désir de lui appartenir, de faire famille
avec lui.
■ Leur
ascèse sera communion à sa Kénose et à sa Passion.
■ Leur
aspiration mystique trouvera son épanouissement dans l'union à une personne
humano-divine
qui les introduira au coeur de la Trinité.
Souligner ce
caractère unique de la source profonde de la vie monastique chrétienne permet
un dialogue plus authentique avec les autres monachismes. Cela permet aussi de
discerner en eux, en toute vérité, une présence cachée de l’Esprit.
Nous caractérisions
plus haut le troisième élément constitutif du monachisme au sens large
comme une "aspiration mystique". Or
ce mot "mystique" est un mot piégé, souvent mal compris et employé à
tort et à travers. Quel est son sens "pour nous chrétiens" ?
En
christianisme, il ne s'agit pas de recherche d'expériences extraordinaires. Le
mot est à entendre d'abord au sens où l'employait saint Paul : ce qui a trait
au "mystère du Christ", ce qui concerne le salut - connu par la foi -
au-delà de la raison. En ce sens, la mystique est à la base du christianisme :
le baptême nous introduit dans le mystère du Christ, dans la vie mystique.
Union réelle avec Dieu par insertion dans le Christ, Homme-Dieu, c'est une
réalité surnaturelle qui reste mystérieuse et cachée. Nous parlons d'"aspiration mystique" pour exprimer le
désir du chrétien de communier à cette réalité cachée.
Cette
communion se fait ici-bas dans la foi par les sacrements et par le désir d'une
vie sainte, désir de faire "ce qui plaît à Dieu", (expression
paulinienne que nous retrouverons chez Basile) , et par la recherche de la
prière continuelle qui, nous le verrons, est caractéristique de tous ces
premiers moines.
C'est là le
premier sens de "vie mystique", sens fondamental : communion au
mystère du Christ et donc à son Esprit qui agit dans l'âme par ses dons. Plus
cette communion au Christ sera intense, plus les dons agiront. Grégoire de Nyse
nous expliquera cela avec la notion de synergie.
Il peut se
faire parfois que, sous l'influence du don de sagesse, le baptisé éprouve
soudain la présence du Christ en son âme, mystérieux contact, sorte de toucher
spirituel du divin, sans intermédiaire : la présence de Dieu s'impose à l'âme.
Ainsi en ce texte de saint Basile : "Si jamais une sorte de lumière
tombant sur ton coeur, t'a donné subitement la notion de Dieu, inondant ton âme
de manière à lui faire aimer Dieu et mépriser le monde et toutes choses
corporelles, cette image obscure et passagère peut te faire comprendre l'état
des justes qui jouissent en Dieu d'un bonheur calme et sans fin. Cette joie
t'est départie quelquefois par la Providence de Dieu, mais rarement, pour que
cette petite saveur te ramène au souvenir des biens dont tu es privé"
(Homélie sur le Psaume 32) . Ce texte souligne l'imprévu, la soudaineté de ces
grâces, et aussi leur rareté. Le vocabulaire des auteurs spirituels qui les ont
expérimentées présente de nombreuses expressions pour souligner ces deux
qualificatifs.
C'est un
second sens du mot qui connote une grâce tout-à-fait gratuite de Dieu, grâce
qui n'est pas une preuve de sainteté, car elle peut être donnée pour convertir
ou pour encourager, grâce qui n'est pas indispensable pour arriver à une haute
sainteté, mais que l'on peut pourtant désirer comme étant une aide précieuse
dans notre marche vers Dieu. Le même saint Basile le fait remarquer : "Une
fois que l'âme est possédée par le désir de son Créateur et qu'elle a
expérimenté dans son coeur la joie de sa beauté, elle ne changerait pour rien
au monde cette joie extrême et ces délices, avec la variété multiforme des
passions charnelles; au contraire, ce qui cause aux autres du désagrément
augmente leur joie (Homélie sur l'action de grâces, 2 ) .
Sainte
Thérèse de l'Enfant-Jésus, que l'on a qualifiée de : "la plus grande mystique
des temps modernes", est un bel exemple pour nous faire comprendre les
deux sens de ce mot. Elle a connu quelquefois ces états "mystiques"
au deuxième sens du terme : elle en cite un qui a duré une semaine, (ce qui
n'est pas fréquent ! ) . Mais les dernières années de sa vie se sont passées
dans la nuit de la foi la plus profonde, et pourtant quelle "aspiration
mystique" fut la sienne durant cette période ! Quel désir de s'unir à
Jésus, au point de désirer la souffrance et d'y trouver sa joie parce que Jésus
a souffert. A la fin de sa vie cette
aspiration mystique se résumait à ne rien vouloir d'autre que ce que Jésus
voulait pour elle : "Tu me combles de joie par tout ce que tu fais",
disait-elle.
Voilà des
sommets auxquels nous sommes tous conviés. C'est de l'union mystique chrétienne
authentique.
Il y a
histoire à partir du moment où l'on a des écrits. Avant, c'est la préhistoire.
Quand
commence l'histoire du monachisme ?
Le premier
écrit sur les moines chrétiens dont on connaît l'auteur est la "Vie
d'Antoine", par saint Athanase. L'histoire du monachisme commence donc
avec Antoine (250-350 - en gros).
Le
retentissement de ce premier écrit fut très grand. Mais il ne faut pas croire
que c'est la "Vie d'Antoine"
qui est à l'origine de la vie monastique. Ce livre paraît en 357. Or un
papyrus montre déjà vers 305 un groupe important de moines groupés autour
d'Antoine, en Basse-Egypte. En Haute Egypte, Pacôme fonde son monastère vers
320 et meurt en 346, laissant de 6 à 8 mille moines et moniales, donc avant la
parution de la "Vie d'Antoine". De même, bien avant, il y avait des
moines en Syrie, et même en Gaule, dans une île près de Lyon.
Le monachisme
n'est donc pas né par contagion, mais plutôt comme une éruption spontanée, ou
comme une source qui jaillit en plusieurs endroits, d'une nappe souterraine.
Car ce
jaillissement soudain du monachisme en plusieurs points géographiquement
distants : Egypte, Palestine, Syrie, Asie Mineure, Gaule, suppose donc une
nappe d'eau souterraine, une préparation secrète de l'Esprit-Saint. Il y a
comme une préhistoire du monachisme : préhistoire dans les coeurs, c'est-à-dire
préhistoire de la spiritualité monastique dont nous essaierons de tracer
quelques traits, et préhistoire dans les faits, car nous avons tout de même
quelques jalons qui témoignent de cette préparation par l'Esprit.
Il semble que
parmi les causes sans doute multiples qui peuvent être la source plus ou moins
directe de ce surgissement simultané du monachisme au troisième siècle, peuvent
être signalées par ordre chronologique : une vague ébauche dans l'Ancien
Testament, des mouvements ascétiques juifs plus précis à l'époque de Jésus, les
exigences radicales de l'enseignement évangélique qui eurent de bonne heure
pour conséquence la virginité consacrée, puis le martyre, et enfin Origène.
Bien que
saint Jérôme parle des "moines de l'Ancien Testament" (Ep. 125, 7),
on n'y voit pas de monachisme proprement dit. Sans doute parce que le peuple
dans son ensemble était considéré comme consacré. Par ailleurs, l'attente du
Messie exigeait la procréation dans l'espoir de le mettre au monde. Ce qui
exclut la virginité consacrée : on voit
la fille de Jephté "pleurer sa virginité" (Jug. 11, 38).
Pourtant on
trouve quelques images, quelques ébauches de vie consacrée : les lévites dont
Dieu est l'unique héritage ; le naziréat (nom qui signifie
"consacré"), à vie ou temporaire, était sanctionné par certains
interdits. Ainsi Samson était nazir, mais ses aventures avec Dalila montrent
assez que, pour son malheur, le mariage n'était pas parmi ces interdits !
La Bible
mentionne aussi l'existence de groupes d'ascètes autour d'Élisée, appelés selon
les traductions : "Frères prophètes" ou "Fils des
prophètes" (1 Rois 20, 35 ; 2 Rois 3 s.). Ici aussi on voit que
certains étaient mariés (2 Rois 4, 1).
Les prophètes
Amos, Osée, Jérémie, annoncent l'anachorèse des moines en idéalisant la vie au
désert où Dieu fait alliance avec son peuple. Isaïe invite à "préparer
dans le désert un route pour le Seigneur" (Is. 40, 3). A la fin des
écrits vétéro-testamentaires, on pressent la fécondité de la femme stérile et
donc de la vierge (Ps. 112 ; Sag. 3, 13-14 ; Is. 54, 1 ; 56, 3-5).
Au seuil du
Nouveau Testament apparaît Jean qui annonce Jésus, et aussi les moines. Il n'est pas marié, vit dans le désert,
jeûne, prie, médite la Loi et surtout fait preuve de son humilité : "Il
faut qu'il croisse et que je diminue". Puis Marie qui a le dessein de
garder la virginité et en qui la postérité a toujours vu le modèle des vierges
consacrées qui, humbles à son exemple, se laissent pénétrer et féconder par la
Parole de Dieu.
Par ailleurs,
l'histoire profane nous apprend l'existence de formes de vie très proches du
monachisme.
En effet à
l'époque de Jésus, des historiens mentionnent l'existence d'ascètes juifs
retirés du monde.
a) Les Esséniens.
L'historien
Josèphe et Philon d'Alexandrie parlent tous deux de l'existence de groupes
religieux juifs qu'ils appellent Esséniens, ou Esséens. Ce mouvement était sans
doute assez ample, comportant plusieurs branches dont le groupe de Qumran.
Philon fait venir ce mot
"esséniens" du grec : hosioi = "sainteté",
mais il est plus probable qu'il vienne de l'araméen hassaya =
"pieux". C'est un mouvement conservateur qui veut se séparer de
l'Israël corrompu pour chercher Dieu dans la sainteté ; leur Règle dit
en effet : "Ils se sépareront du milieu de l'habitation des hommes pervers
pour aller au désert y frayer la voie de Dieu". Voici deux textes qui les
décrivent (Textes 1-2).
b) Les Thérapeutes.
Dans son
livre : "De la Vie contemplative", Philon décrit d'autres
ascètes qui vivaient en Egypte, à l'est d'Alexandrie, dans le voisinage du lac
Maréotis, proche de la Mer. Seul à en faire mention, il allait parfois chez
eux, dit-il, pour faire retraite loin des bruits du monde. Il les appelle
"Thérapeutes", d'un mot grec qui veut dire "servir" et
"soigner". C'est ce dernier sens que privilégie Philon : ce sont ceux
qui soignent (leurs passions) (Texte 3) . Il les décrit à travers ce
qu'il est : un rabbin pieux et lettré, féru d'exégèse allégorique et de
philosophie platonicienne (Texte 4) .
Ces deux
groupes mènent une vie ascétique et communautaire exigeante. On n'y trouve que
des exemples isolés de célibat religieux : ainsi parmi les Thérapeutrides, il y
avait des vierges [vie
contemp. 68], avec idée d’une
génération spirituelle.
Il est sûr
que les exigences du Sermon sur la Montagne, l'exemple de la virginité de Jésus
et de Marie, les conseils de Paul aux Corinthiens touchant le célibat et
l'amour fou du Seigneur qui est mort pour des pécheurs, ont très tôt suscité
chez des hommes et des femmes le désir de répondre à l'amour par l'amour, et de
consacrer leur vie à Dieu par la virginité.
On en trouve des traces un peu
partout. D'abord dans les Ecrits des Apôtres : les Actes nous parlent par
exemple des filles de Philippe, vierges et prophétesses (Ac. 21, 9). Plus tard la lettre de Clément de Rome, vers 90,
montre l'existence de vierges et de continents. Hermas, en 150, fait mention
des vierges de Rome, Ignace du groupe des vierges de Smyrne qui semble
important. De même Polycarpe, Justin.
Le mot
"moine" apparaît pour la première fois, à la fin du deuxième siècle,
dans l'Evangile apocryphe selon Thomas qui célèbre la béatitude du monachos.
A la même
époque, entre 150 et 200, on sait qu'il y avait en Syrie et à Corinthe, des
gens qui menaient une vie pauvre et ascétique, gardant la chasteté. Il
s'agissait encore sans doute d'individuels, vivant probablement dans leur
milieu familial ou dans la ville, et l'on ne peut parler de monachisme. Mais
très tôt apparaîtra, mêlée à ce bon grain, l'ivraie de la suffisance qui se
traduit par une dépréciation du monde. La maîtrise de soi, en grec egkrateia = abstinence, continence,
va devenir un mouvement : l'"encratisme" qui durcit l'abstinence et
la continence; on interdit le mariage, la nourriture provenant d'être animés,
et le vin.
Dans la première moitié du
troisième siècle, on voit un premier monachisme organisé, les "Fils du
Pacte". Ces chrétiens vivaient en commun au service de l'Eglise et du
culte, menant une vie pauvre. C'est le premier cénobitisme connu, près d’un
siècle avant les premières traces du cénobitisme égyptien.
Encore un peu
plus tard apparaît dans ces milieux la tendance "messalienne", d'un
mot syrien qui veut dire "prier". Ceux qui sont touchés par de
mouvement spirituel, prétendent qu’aucune autre activité humaine que la prière
ne doit s’exercer. Parmi ceux qui adopteront cette attitude, certains resteront
dans la ligne de l'Eglise, d'autres s'en écarteront. Au 4ème siècle,
Basile essaiera de les ramener, eux et les "encratistes", sur une
ligne plus droite.
Et enfin, vers 300, Antoine est
le premier moine dont nous connaissons l'histoire par un écrit. C'est alors
que commence alors l'histoire proprement dite du monachisme chrétien.
Une troisième
cause explique ce jaillissement soudain du monachisme au début du troisième
siècle : le martyre. Très tôt, en effet, on a vu dans le monachisme un lien
avec le martyre : soit une préparation au martyre, soit une continuation du
martyre.
1) Une préparation au martyre pour ceux qui
vivaient alors en temps de persécution, comme Antoine. On raconte que
lorsqu'éclata la persécution de Dioclétien et que des chrétiens furent conduits
à Alexandrie, Antoine, quittant son monastère, les accompagnait en disant :
"Allons nous aussi, contempler ceux qui combattent et combattre avec eux
si on nous y appelle".
2) Une continuation du martyre : lorsque les
persécutions eurent cessé, les chrétiens purent mener au grand jour une vie de
célibat consacré, partir en grand nombre pour le désert pour y habiter. Ils
avaient conscience de vivre le même mystère que les martyrs, l’assimilation
totale au Christ mort et ressuscité. Ce mystère du martyre, central pour la vie
de l’Eglise, ne pouvait disparaître. C’est ce que souligne une vie grecque de
Pacôme : (Texte 5).
Trois autres
écrits vont dans ce sens. D'abord un apophtegme attribué à Athanase,
contemporain d'Antoine, celui qui écrivit sa vie (Texte 6). Puis deux
autres textes, l'un à propos des moniales, l'autre des moines (Textes 7-8).
Nous avons
déjà ici quelques explications. Pour y voir plus clair, nous allons étudier un
texte d'un des martyrs les plus célèbres, Ignace d'Antioche : sa lettre
aux Romains, un texte où il nous montre ce qu'il était au-dedans, où l'on voit
ce qu'était un martyr. Nous pourrons constater comme cette lettre nous
interpelle au coeur de notre vie monastique, et nous référant à elle, nous nous
demanderons s'il n'y aurait pas dans la Règle de Saint Benoît des points qui
concernent la spiritualité du martyre.
Ignace était
donc évêque d'Antioche, en Syrie. Pris lors d'une persécution, il est conduit à
Rome par terre et par mer, pour y être exposé aux bêtes dans le Cirque à
l'occasion d'une fête païenne. Arrivé en Asie Mineure, il séjourne quelque
temps dans deux villes : Smyrne et Troas. Des délégations des églises voisines
viennent le visiter. A cette occasion il écrit diverses lettres dont une aux
Romains où il leur annonce sa venue et leur demande de ne rien faire pour le
délivrer et le faire échapper à son supplice. Cette lettre est un écrit
spontané, où le coeur du martyr apparaît ; rien de littéraire ou de
conventionnel. Hormis une introduction et une conclusion, il n'y a pas de plan
: Ignace écrit au fur et à mesure que les idées lui viennent ; c'est du langage
parlé.
Cette lettre figure presque en entier dans le Travail n°1 . Vous la lisez en posant à Ignace des questions ; c'est la meilleure manière de lire les Pères : comme de grands amis, nous les interrogeons. En partant de cette lettre, nous nous poserons différentes questions. D'abord :
■ Qu'est
Ignace, quelle est sa personnalité ?
Puis nous l'interrogerons lui-même :
■ Comment
envisage-t-il le martyre ?
■ Qu'est
pour lui la mort du martyr ?
■ Qu'est
pour lui un martyr ?
■ Qu'est
pour lui Jésus ?
Quand vous
aurez fait ce travail, vous aurez pu remarquer, entre autres choses, deux
thèmes qui auront une grande importance dans le développement futur de la
spiritualité monastique : le thème du combat spirituel et celui de l'imitation
du Christ que l'on va retrouver dans d'autres textes de la littérature des
martyrs. Ainsi en voici un qui illustre bien le premier thème : celui du combat
spirituel ; le martyr, comme plus tard le moine, a conscience de lutter contre
le démon (Texte 9). L'autre thème, celui de l'imitation du Christ se
rencontre, entre autres, dans le récit des martyrs de Lyon (Texte 10).
Cette présence du Christ, cette fois intériorisée, présence du Christ qui
souffre avec et dans son martyr, se lit aussi dans un texte célèbre de la
Passion des saintes Perpétue et Félicité (Texte 11). Plus loin nous
verrons la même idée dans la vie d'Antoine : le Christ était là dans le combat
d'Antoine contre le démon. Il est bon de nous en souvenir dans les tentations :
le Christ est là près de nous, bien que nous nous croyons seuls, et il nous
aide à en triompher.
Il est enfin
un homme qui fut comme Ignace un grand amoureux du Christ, et comme lui désira donner
sa vie pour Lui. Ce fut un des plus grands génies du christianisme, comparable
à Augustin et à Thomas d'Aquin. Ses oeuvres qui furent nombreuses, eurent une
très grande influence sur le monachisme en train de germer. Nous ne
l'étudierons pas ici, nous ne faisons que signaler certains points par lesquels
il agit sur ce mouvement des esprits - et de l'Esprit - qui engendra le
monachisme.
Il y a
continuité entre la spiritualité du martyre et la spiritualité d'Origène. Sa
vie s'écoule dans une alternance de périodes de persécutions et de calme. Son
père meurt martyr lors de la persécution de Sévère, et sa mère doit lui cacher
ses habits pour qu'il n'aille pas se dénoncer comme chrétien. Il écrit une
Exhortation au martyre durant celle de Maximin le Thrace, et il est
lui-même arrêté, torturé pendant celle de Dèce ; il meurt trois ans plus tard,
des suites de cette épreuve. Il n'est donc pas étonnant que l'on retrouve dans
son oeuvre le thème du combat spirituel.
Par ailleurs,
au début de sa vie, Origène avait la charge d'une école de formation à la vie
chrétienne, une sorte d'"Ecole de la foi" avant la lettre, où les
étudiants venaient s'instruire auprès de lui. Ils vivaient ensemble, mangeaient
ensemble, priaient ensemble. A la fin de son séjour, au terme de cinq ans de
scolarité, selon l'usage des écoles d'alors, l'étudiant faisait un petit
discours de circonstance. Il nous est parvenu celui que fit un de ses élèves,
Grégoire, ce qui veut dire "éveillé", qui devint par la suite évêque
et dont la sainteté s'accompagna de tant de miracles qu'on l'appela : le
Thaumaturge, c'est à dire : "le faiseur de miracles". Il nous
montre dans son Discours de remerciement à Origène ce qu'était ce maître
pour ses élèves : un remarquable formateur, un précurseur des Père-Maîtres
des novices. Nous allons lire un petit passage de cette lettre en recherchant
ce qui concerne notre vie monastique, ce en quoi Origène a influencé cette vie
monastique qui se formait alors "sous roche" (Texte 12) .
Origène
formateur et candidat au martyre, met au centre de son ascèse et de sa morale
le combat spirituel, thème qui deviendra central aussi dans le
monachisme naissant. C'est un thème central, car il n'y a pas de vie chrétienne
sans lutte, parce que l'homme se trouve à la croisée de deux chemins, comme le
souligne le premier des psaumes. Ce thème des deux voies, souvent repris par la
suite, suppose un choix, souvent difficile, qui implique une lutte.
Il y a toute
une doctrine du combat spirituel dans les oeuvres d'Origène, et ce thème va
passer chez les ascètes d'Orient et dans la spiritualité tout court. Voici
d'une manière rapide et très schématique, les principales idées que l'on peut
repérer à travers les écrits d'Origène à propos du combat spirituel :
1. Le combat
spirituel est un fait : tous nous avons à faire un choix entre la voie
du bien et celle du mal, et ce choix ne va pas sans une lutte où notre liberté
est impliquée. La voie du bien est
celle de Dieu, la voie du mal est celle du démon, le diable qu'Origène appelle
du nom de ceux qui, dans la Bible, s'opposent aux Israélites : Amalech, ou
Pharaon (Texte 13) . Il y aura
donc deux sortes de combattants : (Texte 14) .
2. Le combat
spirituel a pour siège le coeur. Par suite nous trouvons dans les
oeuvres d'Origène tous ces thèmes qui seront repris par les Pères du Désert :
le combat contre les mauvaises pensées, la garde du coeur, la nécessité de la
vigilance, du discernement des esprits, de l'ouverture à un Père spirituel.
3. L'ouverture à
un ancien est en effet une aide puissante pour le soldat du Christ. Mais
il a aussi d'autres aides : Dieu lui même et ses anges. Et lui-même a des armes
pour se défendre : d'abord la prière : "Un seul saint en prière est bien
plus fort qu'une armée innombrable de pécheurs", assure Origène. La prière
et aussi les vertus, surtout la foi et l'humilité. La foi : Origène cite
souvent la parole de Paul : "le bouclier de la foi éteint les traits
enflammés du Malin" (Ephés. 6, 16); l'humilité : après une chute,
il ne faut pas rester à terre, mais se relever (Texte 15) .
4 . Ce combat
nous est fort utile : d'abord parce que nous serons parfois vaincus et
découvrirons ainsi notre misère ; il est donc source d'humilité. Ensuite, il
fortifie notre vertu et nous mérite une récompense.
De plus il sera utile aux autres, nous pourrons
combattre pour eux. Voici un texte assez remarquable qui montre comme Origène
avait le sens du Corps Mystique et de l'entraide cachée que nous pouvons
apporter à d'autres qui n'ont pas eu autant de grâces que nous (Texte 16) .
La doctrine
d'Origène sur la virginité a, elle aussi, profondément marqué le
monachisme primitif. La voici, d'une manière également très schématique :
1. Le modèle
en est Jésus qui est la Chasteté comme il est toutes les vertus. Marie en est
aussi le modèle. Origène est le premier théologien à enseigner la virginité de
Marie après l'enfantement. Marie est la première à avoir été vierge chez les
femmes, comme Jésus chez les hommes.
2. Les racines
de la virginité, ce sont les noces du Christ et de l'Église ; le mariage
chrétien en est un symbole qui se réalise dans la chair ; les noces du Verbe et
de l'âme se réalisent spirituellement pour le chrétien qui cherche Dieu. Mais
cette union de l'âme avec le Verbe s'opère avec plus de force dans la virginité
: celle-ci est en effet supérieure au mariage, parce qu'elle ne figure pas
seulement les noces de l'Eglise avec le Christ, mais qu'elle les montre et les
actualise. La virginité de l'Eglise se réalise par la chasteté totale de
certains de ses membres.
3. La virginité
dans son essence est un échange de dons entre Dieu et l'homme. Entre
Dieu et celui ou celle qui est vierge, il y a un don réciproque :
Don de Dieu à l'homme : C'est une grâce qui vient de Dieu, et Dieu garde la
virginité dans l'âme ; il faut donc le prier pour la conserver (Texte 17)
: Cette grâce vient du Dieu Trinité : le Père la conserve, le Fils l'opère,
retranchant les passions avec le glaive qu'il est lui-même, et, en tant que
charisme, elle constitue une participation au Saint-Esprit.
Don de l'homme à Dieu : C'est un sacrifice offert par l'âme à Dieu dans le
sanctuaire du corps. C'est le don le plus parfait après le martyre. La source
en est la charité : c'est par amour que l'on reste vierge. Un amour qui met
Dieu au-dessus de tout, et veut lui rendre amour pour amour. En lui donnant
tout notre corps, nous imitons Dieu qui nous a tout donné.
4. Conditions
: Ce don se manifeste par la mortification, la garde du corps, la garde des
sens. Prière et mortification sont donc nécessaires à la virginité : elles sont
les éléments de ce sacrifice que, dans le sanctuaire du corps, l'âme, prêtre de
l'Esprit-Saint, offre à Dieu.
Mais la virginité n'a de valeur que jointe aux autres
vertus, surtout la foi et l'humilité. La chasteté du corps a, en
effet, pour but celle de l'âme : la chasteté du coeur, qui est plus importante
encore ; il faut protéger son coeur des imaginations impures, car le péché de
pensée livre déjà l'âme à l'amant adultère, Satan. A l'inverse, dans le cas de
la vierge violée, la souillure du corps ne compte pas si le coeur reste vierge.
5. Effet :
Une idée originale d'Origène est que la virginité nous rend semblables aux
petits enfants à qui appartient le Royaume des cieux. Elle est donc proche de
la vertu d'enfance spirituelle (Texte 18) . En ce sens, elle
prolonge la vie paradisiaque où Adam et Eve avant d'avoir connu le mariage,
étaient les petits enfants nouvellement créés par Dieu qui conversaient avec
lui.
A l'autre bout du temps, elle prophétise l'état eschatologique
de la Résurrection, car ce qui fait obstacle ici-bas à la perfection des noces
de l'âme avec le Verbe, c'est la chair et le péché.
Dans notre état actuel, elle rend libre pour le
service du Seigneur. A la suite de Paul, Origène oppose la servitude du mariage
à la liberté de la vierge. Si la virginité est inspirée par l'amour spirituel
de Dieu recherché par dessus tout, alors elle libère l'être humain qui peut
s'adonner entièrement au service divin.
Enfin la virginité porte des fruits dans l'âme : elle
est féconde ; comme elle l'a fait en Marie, elle engendre Jésus dans
l'âme (Texte 19). C'est un thème
que reprendront les Pères de Cîteaux, Guerric en particulier.
Sigles des
bibliographies :
* Lecture facile
* * Assez facile
* * * Plus difficile
Phénomène Monastique
* * Dictionnaire
de spiritualité, art. Monachisme. T. 10 Col. 1524-1556
* V.
Desprez, Lettre de Ligugé 1983, 2, 4 - N° 218-20, p. 7 ss.
* * * J.Gribomont,
ds "St Basile Evangile et Eglise", chap. 1 : Le monachisme. au sein
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** Dom J.
Leclercq, "Le phénomène monastique et sa réalisation chrétienne à travers
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Esséniens
* * Cahier
Evangile 61.
* V.
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Thérapeutes
* * Philon
: De la Vie Contemplative. Cerf 1964
* * * A.
Guillaumont, ds "Aux Origines du Monach. chrét.", Chap. 2 : Philon et
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Plus évangélique
* Matthieu
: chap. 7 : Sermon sur la Montagne.
* Paul : I Cor. 7.
Martyrs
* Ignace : Col. "Témoins du Christ", NE 10 (et ailleurs).
* Polycarpe : Col. "Témoins du Christ", NE 11 (et ailleurs).
* Martyrs
de Lyon : A. Hamman, L'Empire et la Croix. Col. Ichtus NE 2, Paris 1957
Origène
* * H. Crouzel,
dans "Théol. de la Vie monast.", Chap. 1 : Origène Précurseur du
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