SAINTE CLAIRE D'ASSISE SA VIE ET SES MIRACLES

 

Bibliothèque

 

RACONTÉS PAR

THOMAS DE CELANO

et complétés par des récits tirés des Chroniques de l'Ordre des Mineurs et du Procès de Canonisation.

Traduits, d'après un manuscrit italien du XVIe siècle, avec une Introduction et des Notes

 

PAR

MADELEINE HAVARD DE LA MONTAGNE

 

 

PARIS

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE

PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS

35,  QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1917

 

 

A CELLE   DONT   LE   SOUVENIR  RAYONNAIT POUR MOI
SUR TOUTES LES BEAUTÉS
DE LA VALLÉE D'OMBRIE

M. H. M.

 

Le 11 août, jour de la fête de Sainte Claire, cherchant un beau texte à lire après l’Evangile,
 j’avais eu quelque peine à trouver une biographie de la Sainte Patronne de la Télévision.
En voici une. Cette numérisation est dédiée à mon père Jean Stolz,
pionnier de la télédistribution en Suisse, décédé à l’âge de 44 ans, le
2 Mars 1976,
pour s’être trop donné à un métier qu’il aimait passionnément.

 

Notre-Dame du Vorbourg,
Delémont le
27 août 2008
en la fête de sainte Monique

 

 

SAINTE CLAIRE D'ASSISE SA VIE ET SES MIRACLES

LETTRE APOSTOLIQUE PROCLAMANT   Ste CLAIRE PATRONNE CÉLESTE DE LA TÉLÉVISION

LETTRE  DU  T. R. P. PACIFIQUE, MINISTRE  GENERAL DE L'ORDRE DES FRANCISCAINS

LETTRE   DU T. R. P.   VENANCE,   MINISTRE   GÉNÉRAL DE L'ORDRE DES CAPUCINS

LETTRE DU T.  R. P. CORMIER, MAÎTRE GÉNÉRAL DE L'ORDRE DES FRERES-PRECHEURS

INTRODUCTION

SAINTE CLAIRE D'ASSISE  SA VIE ET SES MIRACLES

PRÉFACE DE L'AUTEUR ITALIEN

PROLOGUE DE LA LÉGENDE DE LA SÉRAPHIQUE VIERGE CLAIRE

PRÉFACE DE THOMAS DE CELANO

PREMIÈRE PARTIE  LA VIE

CHAPITRE PREMIER  Comment elle naquit et de quelle lignée.

CHAPITRE II  Comment vécut Madame Sainte Claire dans la maison de son père.

CHAPITRE III  Comment Madame Sainte Claire entra en rapport avec saint François.

CHAPITRE IV  De la vocation de Madame Sainte Claire et comment saint François la retira du monde

CHAPITRE V   Comment Madame Sainte Claire résista aux assauts de ses parents.

CHAPITRE VI   Comment la sœur de Madame Sainte Claire, appelée Agnès, se consacra à Jésus-Christ et des persécutions qu'elle souffrit de la part de ses parents.

CHAPITRE VII  Comment Madame- Sainte Claire se cloîtra au monastère de Saint-Damien.

CHAPITRE VIII  Comment se répandit la bonne renommée de Madame Sainte Claire.

CHAPITRE IX  Comment la renommée de Madame Sainte Claire parvint dans les pays lointains.

CHAPITRE X  De la sainte humilité qui fut en Madame Sainte Claire.

CHAPITRE XI  De la vraie et sainte pauvreté de Madame Sainte Claire.

CHAPITRE XII  Le miracle du pain que Madame Sainte Claire multiplia.

CHAPITRE XIII  Comment Dieu envoya miraculeusement de l'huile à Madame Sainte Claire

CHAPITRE XIV  Des tourments que Madame Sainte Claire fit endurer à sa chair.

CHAPITRE XV  Comment Madame Sainte Claire s'exerçait en sainte oraison.

CHAPITRE XVI  Des miracles que firent les oraisons de Madame Sainte Claire et d'abord comment les Sarrazins s'enfuirent merveilleusement de Saint-Damien.

CHAPITRE XVII  Comment l'oraison de Madame Sainte Claire sauva des Sarrazins la cité d Assise.

CHAPITRE XVIII  Comment Madame Sainte Claire chassait merveilleusement les démons.

CHAPITRE XIX  Ceci est la copie d'une lettre envoyée à Madame Sainte Claire, au monastère de Saint-Damien, par Messire Hugolin, cardinal évêque d'Ostie, protecteur de l'Ordre des Pauvres Dames, qui devint pape sous le nom de Grégoire IX.

CHAPITRE XX  Comment Madame Sainte Claire avait reçu l'esprit de prophétie.

CHAPITRE XXI  De l'admirable dévotion qu'avait Madame Sainte Claire au Saint-Sacrement de l'autel.

CHAPITRE XXII  Comment les animaux obéissaient à Madame Sainte Claire à cause de son innocence.

CHAPITRE XXIII  De l'admirable consolation que Dieu accorda à Madame Sainte Claire, durant une de ses maladies.

CHAPITRE XXIV  Du fervent amour que Madame Sainte Claire portait à la Croix.

CHAPITRE XXV  De ce qui arriva à Madame Sainte Claire en un certain anniversaire de la Passion du Seigneur.

CHAPITRE XXVI  Des nombreux miracles que fît Madame Sainte Claire par le signe de la croix.

I. — Guérison d'un Frère qui était furieux.

II. — Guérison d'un lépreux.

III. — Guérison d'un enfant de Spolète.

IV. — Guérison d'un enfant de Pérouse qui était borgne.

V. — Guérison d'un enfant d'Assise qui avait les fièvres.

VI. — Guérison des fistules de sœur Benvenuta d'Assise.

VII. — Guérison de sœur Aimée qui était hydropique.

VIII. — Guérison de sœur Benvenuta de Pérouse qui avait une extinction de voix.

IX. — Guérison de sœur Christine qui était sourde.

X. — Guérison de sœur Babbine qui avait un abcès.

XI. — Guérison de sœur Cécile qui souffrait d'une toux continuelle.

XII. — Guérison des écrouelles de sœur Andrée.

XIII. — Guérison de plusieurs Sœurs qui étaient malades.

XIV. — Comment la porte du monastère tomba sur Madame Sainte Claire, et ce qu'il en advint.

CHAPITRE XXVII  Comment Madame Sainte Claire mangea une fois avec saint François à Sainte-Marie-des-Anges.

CHAPITRE XXVIII  Comment Madame Sainte Claire instruisait les Sœurs.

CHAPITRE XXIX  Comment Madame Sainte Claire avait grand soin de procurer à ses filles de dévots prédicateurs.

CHAPITRE XXX  De la grande charité que Madame Sainte Claire avait pour ses Sœurs.

CHAPITRE XXXI  Comment le séraphique Père saint François promit pour toujours son aide aux Pauvres Dames.

CHAPITRE XXXII  Comment saint François gravement malade fît parvenir à Madame Sainte Claire une exhortation.

CHAPITRE XXXIII  Comment saint François étant sur le point de mourir fît avertir Madame Sainte Claire et ses filles quelles le reverraient toutes avant leur mort.

CHAPITRE XXXIV  Des diverses et longues maladies de Madame Sainte Claire.

CHAPITRE XXXV  Comment Madame Sainte Claire étant gravement malade, notre Saint-Père le Pape Innocent IV vînt la visiter.

CHAPITRE XXXVI  Comment Madame Sainte Claire avant de mourir fit son testament, de même que son Père saint François.

CHAPITRE XXXVII  Comment Madame Sainte Claire consola sa sœur Agnès.

CHAPITRE XXXVIII  De ce qui se passa aux approches du trépas de Madame Sainte Claire.

CHAPITRE XXXIX  Comment Madame Sainte Claire voulut que la règle donnée aux Pauvres Dames par saint François fut de nouveau approuvée par une bulle du Saint-Siège.

CHAPITRE XL  Comment Madame Sainte Claire légua son voile noir aux Pauvres Dames de Monticelli à Florence.

CHAPITRE XLI  Comment l'âme de Madame Sainte Claire se reposa dans la paix.

CHAPITRE XLII  Comment le Souverain Pontife vînt aux obsèques de Madame Sainte Claire avec la Cour Romaine.

DEUXIÈME PARTIE  LA CANONISATION ET LES MIRACLES

CHAPITRE PREMIER  De la canonisation de Madame Sainte Claire.

CHAPITRE II  De la translation du Corps de Madame Sainte Claire.

CHAPITRE III  A propos des miracles que fit Madame Sainte Claire.

MIRACLES

I. — Délivrance d'un enfant qui était possédé.

II. — Guérison de plusieurs autres possédés.

III. — Guérison d'un furieux.

IV. — Guérison d'un épileptique.

V. — De la guérison d'un aveugle.

VI. — Comment un citoyen de Pérouse recouvrit l’usage de la main.

VII. — Comment Madame Sainte Claire guérit un jeune homme contrefait.

VIII. — Guérison d'un enfant boiteux.

IX. — Guérison d'un enfant impotent.

X. — Guérison d'une femme qui était courbe.

XI. — Guérison d'une jeune fille qui avait des scrofules.

XII. — Comment Madame Sainte Claire arracha diverses personnes aux loups.

Deux récits miraculeux tirés du Livre de Messire Barthélémy de Pise.

I. — Comment Madame Sainte Claire sauva les Pisans d'un naufrage.

III. — Des merveilles opérées par le voile de Madame Sainte Claire.

APPENDICE

LETTRES DE SAINTE CLAIRE

A Sainte Ermentrude (1).

A la Bienheureuse Agnès de Bohême (1).

PREMIÈRE LETTRE

DEUXIÈME LETTRE

TROISIÈME   LETTRE

QUATRIÈME LETTRE

RÈGLE DES PAUVRES DAMES

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II  Comment les novices doivent être reçues

CHAPITRE III  De l'office divin, du jeune et de la communion

CHAPITRE IV  De l'élection de l'abbesse

CHAPITRE V  Du silence et de la manière de  parler au parloir et à la grille

CHAPITRE VI  Que les soeurs ne reçoivent aucun bien ni propriété par elles-mêmes ou par personne interposée

CHAPITRE VII   De la manière de travailler

CHAPITRE VIII  Que les soeurs ne s'approprient rien et des soeurs malades.

CHAPITRE IX  De la pénitence à imposer aux soeurs

CHAPITRE X  De la visite des soeurs par l'abbesse

CHAPITRE XI  De la portière

CHAPITRE XII  De la visite

TESTAMENT DE SAINTE CLAIRE

 

LETTRE APOSTOLIQUE PROCLAMANT 
Ste CLAIRE PATRONNE CÉLESTE DE LA TÉLÉVISION

 

La lettre Apostolique, en "forme de bref" - dont nous donnons ci-dessous la traduction du latin - a été publiée dans les Acta Apostolica Sedis du 21 août 1958, vol. L, p. 512-513.

 

PIUS PP. XII - Ad perpetuam rei memoriam

 

Par un bienfait de la divine Sagesse le génie de l'homme brille d'un plus vif éclat et fait, surtout de nos jours, des découvertes qui suscitent l'admiration générale. Et l'Eglise, qui ne se montra jamais contraire au progrès de la civilisation et de la technique, encourage cette assistance nouvelle apportée à la culture et à la vie journalière, et s'en sert même volontiers pour l'enseignement de la vérité et l'extension de la religion. Parmi ces inventions si utiles, la Télévision a sa place, elle qui "permet en effet de voir et d'entendre à distance des événements à l'instant même où ils se produisent, et cela de façon si suggestive que l'on croit y assister." (Litt. Encycl. "Miranda prorsus", 8 sept. 1957; A.A.S. XLIX, p. 800). Ce merveilleux instrument - comme chacun le sait et Nous l'avons dit clairement Nous-même - peut être la source des très grands biens, mais aussi de profonds malheurs en raison de l'attraction singulière qu'il exerce sur les esprits à l'intérieur même de la maison familiale. Aussi Nous a-t-il semblé bon de donner à cette invention une sauvegarde céleste qui interdise ses méfaits et en favorise un usage honnête, voir salutaire. On a souhaité pour ce patronage sainte Claire. On rapporte en effet qu'à Assise, une nuit de Noël, Claire, alitée dans son couvent par la maladie, entendit les chants fervents qui accompagnaient les cérémonies sacrées et vit la crèche du Divin Enfant, comme si elle était présente en personne dans l'église franciscaine. Dans la splendeur de la gloire de son innocence et la clarté qu'elle jette sur nos si profondes ténèbres, que Claire protège donc cette technique et donne à l'appareil translucide de faire briller la vérité et la vertu, soutiens nécessaires de la société. Nous avons donc décidé d'accueillir avec bienveillance les prières que Nous ont adressées à ce sujet Notre Vénérable Frère Joseph Placide Nicolini, évêque d'Assise, les Supérieurs des quatre familles franciscaines, enfin d'autres personnes remarquables, et qu'ont approuvées de nombreux Cardinaux de la Sainte Eglise Romaine, des Archevêques et des Evêques. En conséquence, ayant consulté la Sacrée Congrégation des Rites, de science certaine et après mûre réflexion, en vertu de la plénitude du pouvoir Apostolique, par cette Lettre et pour toujours, Nous faisons, Nous constituons et Nous déclarons Sainte Claire, vierge d'Assise, céleste Patronne auprès de Dieu de la Télévision, en lui attribuant tous les privilèges et honneurs liturgiques qu'un tel patronage comporte, nonobstant toutes choses contraires. Nous annonçons, Nous établissons, Nous ordonnons que cette présente Lettre soit ferme et valide, qu'elle sorte et produise tous ses effets dans leur intégrité et leur plénitude, maintenant et à l'avenir, pour ceux qu'elle concerne ou pourra concerner; qu'il en faut régulièrement juger et décider ainsi; que dès maintenant est tenu pour nul et sans effet tout ce qui pourrait être tenté par quiconque, en vertu de n'importe quelle autorité, en connaissance de cause ou par ignorance, contre les mesures décrétées par cette Lettre.

 

Donnée à Rome, près Saint Pierre, sous l'anneau du Pêcheur, le 14 février 1957, de Notre Pontificat la 19ème année.

 

PIUS PP. XII

 

 

LETTRE  DU  T. R. P. PACIFIQUE, MINISTRE  GENERAL DE L'ORDRE DES FRANCISCAINS

 

A Madame Havard de la Montagne, Lille.

 

Madame,

Que Dieu vous donne sa paix !

 

Vous avez eu une heureuse pensée de traduire à l'intention du public français le manuscrit italien que depuis des siècles recelaient les bibliothèques d'Italie.

Le principal auteur en est Thomas de Celano. Sa plume élégante et pieuse qui a si parfaitement dessiné le portrait du séraphique Père était taillée pour reproduire fidèlement les traits de sa disciple par excellence, la non moins séraphique sainte Claire.

A cette heure où tout ce qui touche aux origines de l'Ordre franciscain Intéresse et passionne ceux qui aiment le beau et le bien, il était juste de donner à sainte Claire sa place légitime auprès de saint François et de présenter aux regards de nos contemporains cette figure exquise, idéale, parfaite de la piété au moyen âge.

Je sais, Madame, que votre unique ambition, en publient ce livre, est de faire du bien aux urnes. Le zèle

 

VIII

 

très pur qui a guidé votre plume n'a fait qu'ajouter à la fidélité et au charme de votre traduction; aussi de tout cœur je souhaite à votre ouvrage le succès qu'il mérite et je désire qu'il se répande parmi les fidèles et surtout parmi nos chers Tertiaires.

Enfin, Madame, je suis heureux de pouvoir vous envoyer la bénédiction séraphique, de ce monastère de Saint-Damien, dont vous révélez les charmes au monde après les avoir si profondément sentis vous-même.

 

De notre couvent de Saint-Damien, Assise, le 4 juin 1914.

 

F. Pacifique

Min. génér., O. M.

 

 

LETTRE   DU T. R. P.   VENANCE,   MINISTRE   GÉNÉRAL DE L'ORDRE DES CAPUCINS

 

Rome, 29 juin 1914.

 

Madame,

 

Il ne manque pas de vies de sainte Claire et dans le nombre il en est d'excellentes. Vouloir en écrire une nouvelle pouvait sembler téméraire, car les recherches historiques récentes n'ont rien apporté d'inédit sur la matière. Sans aucun doute les choses déjà dites et redites auraient trouvé un regain de charme à passer sous votre plume élégante et facile ; mais loin de prétendre donner du neuf, vous avez voulu offrir du vieux aux nombreux amis de la famille franciscaine, et votre ambition a été simplement de traduire en notre langue la première légende de sainte Claire, écrite au lendemain de sa canonisation par le bienheureux Thomas de Celano. Pour cela vous avez eu recours à notre regretté cardinal Vives y Tuto, le priant de vous aider à mettre la main sur une traduction italienne de cette légende, la dolce favella vous étant plus familière que le vieil idiome du Latium. FA le bon cardinal vous faisait indiquer un manuscrit, signalé voilà quelque vingt ans par le savant abbé Cozza-Luzzi, comme renfermant

 

X

 

une vie inédite de sainte Claire traduite de frère Thomas et enrichie de fragments qui ne se trouvent dans aucun des textes latins que Von possède.

Vous procurer une copie de ce manuscrit devint dès lors votre préoccupation; vous avez multiplié les démarches et enfin, après bien des étapes, vous avez pris le parti de venir le consulter à Florence... Je comprends votre joie fort légitime, quand vous êtes entrée en possession du manuscrit. Joie pareille à celle du collectionneur qui rencontre dans un vieux coffre un de ces anciens livres d'heures enluminés, intact et épargné par les morsures du temps.

Chaque page de ce manuscrit n'est-elle pas, en effet, une véritable miniature, présentant un à un les divers épisodes de la vie de la chère Sainte? Quelle grâce naïve dans les récits du bon vieux moine toscan qui para des charmes de la langue italienne du seizième siècle le récit souvent aride de Celano ! Celui-ci nous rapporte que la Princesse des Pauvres Dames savait cueillir des fruits savoureux sur le buisson épineux d'un discours sans ornements. Notre traducteur avait le don de faire éclore des fleurs entre les pierres : et peu satisfait de celles qui naissaient sous sa main dans le jardin fermé de frère Thomas, il est allé de droite et de gauche, en cueillir dans les prairies émaillées des vieilles chroniques et jusque sous la poussière des vieux parchemins. Puis il les a couchées entre les pages de son livre, comme on fait de ses chers souvenirs d'un jour.

Ces fleurs tout embaumées de simplicité et de sainteté, vous les avez extraites du manuscrit où elles dormaient depuis des siècles, et vous leur avez rendu la fraîcheur et la vie. Peut-être quelque savant, en les examinant à la loupe, protestera-t-il bien haut que dans le nombre il s'en trouve d'artificielles, que certains

 

XI

 

récits manquent de base historique ? Vous n'avez pas eu peur de la critique, et j’ose dire que vous avez eu raison : le parfum de piété qui se dégage de ces pages, devenues vôtres, a pénétré les âmes de nos aïeux. Pourquoi les nôtres y resteraient-elles insensibles? La poésie n’est-elle pas encore plus vraie que l'histoire ? Notre siècle, si prosaïque et si pauvre de vertus, ne refusera pas cette aumône d'un peu d'idéal et de piété que votre livre lui offre.

Soyez donc remerciée, Madame, de nous présenter cette gerbe parfumée, telle que l'avait cueillie d'une main pieuse le bon frère-mineur anonyme du seizième siècle, pour ses sœurs Clarisses. Tous ceux qui liront votre livre et certainement ils seront nombreux, vous remercieront comme je suis heureux de le faire. Les religieuses de Sainte-Claire en particulier, héritières de celles qu'elle appelait « mes belles-filles »,, vous sauront gré de leur avoir rendu le texte primitif de Celano, enjolivé par le vieux conteur toscan ; et en lisant dans vos pages que leur Mère aimait à entendre parler avec élégance, elles féliciteront l'écrivain.

Du haut du ciel la chère Sainte, que vous aurez ainsi contribué à faire connaître, vous sourira gracieusement et elle priera la glorieuse Reine du Paradis de vous obtenir une bénédiction toute spéciale de son doux Fils, Jésus.

Veuillez agréer, Madame, l'expression de mon dévoué respect.

 

F. Venance de Lisle-en-Rigault
O. M. G., Min. Gén.

 

 

 

LETTRE DU T.  R. P. CORMIER, MAÎTRE GÉNÉRAL DE L'ORDRE DES FRERES-PRECHEURS

 

Collegio Angelico, Rome, le 1er juin 1914.

 

Madame,

 

Je vous félicite d'avoir entrepris la traduction de la vie de sainte Claire d'Assise, et d'avoir fait passer dans la langue française cette piété, cette fraîcheur, cette naïveté qui caractérisent, tant la vie de la grande sainte que les récits de ses premiers biographes. Puisse votre travail faire aimer et pratiquer jusque dans le monde cet esprit de pauvreté évangélique si bien enseigné par l'Institutrice des Pauvres Dames de saint François. Ainsi serez-vous la bienfaitrice de notre société présente, qui a tant besoin d'une pareille leçon.

Je suis avec le plus religieux dénouement votre très humble serviteur en N. S.

 

F. Hyacinthe-Marie Cormier
M. G. O.P.

 

INTRODUCTION

 

Les lettres qui ouvrent ce volume indiquent l'origine du manuscrit dont nous présentons au public une version française (1). C'est le cardinal Vives y Tuto qui, peu de mois avant de mourir, avait bien voulu nous le signaler comme le plus exact et le plus parfait de tous ceux qui concernent sainte Claire. Il ne porte aucune date, mais on peut, d'après les caractères, le situer au début du seizième siècle. L'auteur en est un moine toscan anonyme qui avait entrepris de traduire en italien Thomas de Celano, afin

 

1. Cod. XXXVIII, 135, de la Bibliothèque nationale de Florence, fol. 125. — Le très érudit Père Zeffirino Lazzeri O. F. M. publiera incessamment à Quaracchi le texte de ce manuscrit, enrichi de nombreuses et savantes annotations.

 

XIV

 

que la vie de la sainte pût passer sous les yeux de tous : l'œuvre de Celano étant très brève, le moine a ajouté de nombreux détails tirés des Chroniques de l'Ordre des Mineurs et du Procès de Canonisation.

La renommée de Celano est devenue considérable depuis que la célèbre séquence du Dies irœ lui a été attribuée sans conteste (1) et depuis que le développement des études franciscaines a ramené vers ses vieux écrits, comme vers la source première, critiques et historiens. Il naquit en 1200, croit-on, à

 

1. Tel n'était pas l'avis de Huysmans, en 1895 : « Le fait est que l'on s'était vainement ingénié à découvrir l'auteur de cette musique et de cette prose. On les avait attribuées à Frangipani, à Thomas de Celano, à saint Bernard, à un tas d'autres, et elles demeuraient anonymes, simplement formées par les alluvions douloureuses des temps. Le Dies irae semblait être tout d’abord tombé, ainsi qu'une semence de désolation, dans les âmes éperdues du onzième siècle, etc..» (En route, p. 16.) Mais de savantes investigations et un minutieux examen ont fait du Dies irœ la propriété définitive de Celano. Pennacchi, dans son remarquable travail sur sainte Claire auquel nous avons fréquemment eu recours, consacre au chapitre des notes historiques une élude intéressante a cette discussion. V. Legenda Sanctae Clarœ Virginis, p. XIII, sqq. éd. Pennacchi, Assisi tipografia Metastasio. Voir également : Filippo Ermini, Il Dies irae e l'innologia ascetica nel secolo decimoterzo. Roma, 1903. — E. Clop o. f. m., Il Dies irae e i Francescani dans Luce e amore, a. V, Florence, 1908, pp. 124-133.

 

XV

 

Celano dans les Abruzzes; il aurait été admis de très bonne heure, par François lui-même, dans l'ordre franciscain. Après le chapitre de Pentecôte de 1221, Celano fait partie de la mission d'Allemagne; en 1222, il est nommé custode de Mayence, Worms et Cologne ; en 1223, le ministre provincial d'Allemagne, Césaire de Spire, le nomme son remplaçant pour toute la durée de son voyage en Italie; en 1227, Celano accompagne, au chapitre général de la Portioncule, le nouveau provincial d'Allemagne, Albert de Pise (1). Puis il s'installe en Italie et rédige, sur la demande de Grégoire IX, la fameuse Vila prima (1229) où puiseront désormais tous les biographes du Père séraphique. Beaucoup plus tard, (i256) sur la demande d'Alexandre IV, il rédigera le présent manuscrit, attribué d'abord, par erreur, à saint Bonaventure (2).

 

1. Nous empruntons ces renseignements biographiques à M. Johannes Joergensen, Saint François d'Assise, traduction de Teodor de Wyzewa, introd., p. XXXIII.

2. Voir Pennacchi, Legenda Sanctae Clarae Virginis, p. XIII sqq. Celano dut mourir peu de temps après, sans doute vers 1260. Aucun auteur ne donne la date exacte de sa mort. Cf. art. du P. Cl. Blume dans le Dictionnaire de Buchberger, t. II, col. 2.386. — Real enzyklopädische für protestantische theologie und Kirche, Hanck 3e éd. 1907, t. XIX, pp. 717-719 art. de E. Lempt.

 

XVI

 

Cette légende de sainte Claire nous a séduite par son absolue véracité puisqu'elle est en quelque sorte un résumé des témoignages contemporains. Elle avait à nos yeux bien d'autres mérites : la langue en est à la fois gracieuse et simple, poétique et naïve ; si nous avons dû supprimer quelques redites, nous avons tâché de ne pas laisser perdre le cachet ancien, le charme sans apprêts, toutes choses qui évoquent la douce sainte et qui s'harmonisent si pleinement, pour qui connaît Saint-Damien, avec le pauvre et pieux refuge où Claire et ses compagnes menaient leur rude vie, tout illuminée des splendeurs célestes.

Quel contraste entre une telle vie et les événements extérieurs ! Le treizième siècle n'est qu'une longue bataille. C'est en vain que Frédéric Barberousse a signé le traité de Constance. Frédéric II rallume les torches de la guerre, et un duel sanglant met aux prises les Guelfes et les Gibelins, l'Empire et la Papauté : duel à mort où devait succomber la rude dynastie des Hohenstaufen, désormais remplacés, dans la tutelle du monde chrétien, par cette race capétienne

 

XVII

 

qui arrachera de si furieux tercets au poète du Purgatoire, par cette « mauvaise plante » française qui couvre toute la terre de son ombre (1). En même temps, des querelles intestines déchirent chaque province. « Ceux que tu nourris ne peuvent vivre sans lutte — soupire Dante, en s'adressant à la « malheureuse » Italie — et il faut qu'ils se mangent l'un l'autre, ceux qu'enferment un même mur et un même fossé. » Pas de commune qui ne soit prête à se jeter sur la commune voisine, car le voisin, c'est l'ennemi héréditaire. « Château fort, bourg, seigneurie, pont, col, port, canal ou péage, on a toujours quelque chose à lui disputer. L'enjeu du litige

 

1. Malgré tout, Dante, « plus catholique cette fois que Gibelin, » — comme l'a noté Gebhart — a mis Frédéric II dans la cité dolente, là où les hérésiarques et les impies sont dressés tout debout sur leurs sépulcres de fer rouge. (Cf. Emile Gebhart, Conteurs florentins du moyen âge, p. 35.) Il faut reconnaître aussi que « cet empereur révolutionnaire », « ce prince hérésiarque qui voulut faire du Pape son chapelain et qui vénérait le Coran plus que l'Évangile » (Gebhart) était, pour les chrétiens du moyen Age, un élu diabolique, « la bête qui monte de la mer», comme écrivit Grégoire IX, et Dante ne pouvait se ranger derrière un pareil personnage, mais il prend sa revanche en invectivant contre la monarchie française et en négligeant saint Louis, alors qu'il n'oublie — selon l'observation d'Ozanam — « ni les khans des Tartares, ni les princes d'Angleterre, ni les querelles des plus petits seigneurs de Lombardie et de Romagne ».

 

XVIII

 

jours placé sous les yeux des adversaires et à portée de leurs mains irrite perpétuellement leurs convoitises. La possession en touche les intérêts et l'orgueil de chaque citoyen. Aussi la paix n'est-elle jamais qu'une trêve, aucun triomphe ne pouvant assurer la sécurité du vainqueur, ni aucune défaite inspirer la résignation au vaincu (1). »

Assise représente bien pour le voyageur cette étrange époque qui vit les dernières croisades, la chute de Frédéric II, la gloire d'Innocent IV, la vocation de saint Louis, l'apostolat de saint François et de saint Dominique, le génie de saint Bonaventure et de

 

1. E. Jordan, les Origines de la domination angevine en Italie, introduction, p. XVIII. — Cf. également Ozaxam, Dante et la philosophie catholique au treizième siècle, p. 344 sqq. : « Quand le débat des deux pouvoirs spirituel et temporel fut fini, l'aristocratie et la démocratie demeurèrent armées, et désireuses de se mesurer seule à seule : elles durent garder leurs drapeaux et leur mot d'ordre. Le parti guelfe devint celui des franchises communales; le parti gibelin, celui des privilèges féodaux... Au-dessous des intérêts généraux de l'aristocratie et de la démocratie, s'agitaient les intérêts particuliers qui divisaient entre elles les cités, les bourgades et les familles. C'étaient Venise contre Gênes, Florence contre Pise, Pistoia contre Arezzo : c'étaient à Vérone les Montecchi et les Capelletti; les Gieremici et les Lambertazzi, à Bologne; les Torriani et les Visconti à Milan; à Rome, les Orsini et les Colonna; c'étaient les guerres privées, c'est-à-dire le brigandage, l'armement de tous contre tous, le retour au chaos social. »

 

XIX

 

saint Thomas d'Aquin. Mystique et féodale, religieuse et guerrière, Assise est un des joyaux de la Péninsule. Dressée au flanc du Subasio, on la prendrait de loin pour une forteresse. La route blanche se dénoue comme une écharpe légère, parmi les oliviers. Vieilles rues, masures, fenêtres sculptées, portes et poternes, monastères, tout respire le moyen âge. Il y a dans l'air cette douceur subtile qui est la douceur ombrienne. Le ciel lumineux sourit aux pèlerins. « Ne l'appelez pas Assise ; donnez-lui ce nom : l'Orient », disait Dante. Louis Le Cardonnel s'écrie :

 

O ville où le passé lentement se prolonge

Et qui sembles dormir sous son fardeau pesant,

S'il est d'autres cités pour éveiller le songe,

Toi, tu parles au cœur d'un plus profond accent.

 

Et Pierre de Nolhac :

 

En ces jours de détresse où le monde décline,

La parole de paix habite encore ici.

 

Mme Lucie Félix-Faure-Goyau a dessiné dans un agréable sonnet

 

Sur la colline au bord des eaux, dans la prairie,

Le plus illustre enfant d'Assise,..

 

Car les parfums de la merveilleuse histoire

 

XX

 

pénètrent encore toute la région. C'est là que vécut Francesco Bernardone; dans cette contrée devisaient, se mortifiaient et priaient le bon frère Egide, le simple Genièvre, l'humble Masseo, tous ceux et aussi toutes celles qu'avait élus la grâce franciscaine : Marguerite de Cortone, Rose de Viterbe, Agnès de Montepulciano, Angèle de Foligno, Claire d'Assise, suaves figures dont le souvenir embellit la beauté des choses.

« Tout près d'Assise, Saint-Damien nous embaume ; c'est un petit couvent perdu loin des grandes routes et caché derrière les oliviers (1). » Quand pressée par l'appel divin, Claire abandonne un soir la maison familiale, elle est d'abord conduite par François chez les Bénédictines de Saint-Paul ; un peu plus tard, en 1212, on l'installe à Saint-Damien (2), et c'est là, écrit M. Johannès Jœrgensen, « qu'a germé et s'est épanouie cette vie de prière et de travail, de pauvreté et de

 

1. Lucie Félix-Faure-Goyau, Choses d'âme.

2. L'église de Saint-Damien se trouve mentionnée pour la première fois en 1030 : c'était sans doute une petite paroisse pour les habitants un peu éloignés d'Assise. En 1207, lorsque saint François vint la réparer, l'église de Saint-Damien était desservie par un prêtre.

 

XXI

 

joie qu'on peut appeler la fleur du mouvement franciscain ». Les disciples de Claire y séjournent jusqu'en 1260, sept années après la mort de la sainte, puis elles gagnent Assise et s'établissent dans l'ancienne église Saint-Georges qu'on venait d'agrandir et de consacrer à sainte Claire et qui contenait le corps de leur fondatrice. Elles ne l'ont plus quittée. Ce changement de résidence aurait eu trois raisons principales : d'abord l'exiguïté du local, Saint-Damien devenant un nid trop étroit pour cinquante religieuses ; ensuite, placées à un kilomètre de la ville, elles étaient mal protégées contre les invasions possibles des temps médiévaux; enfin le dénuement du monastère pouvait être jugé excessif1. Elles emportèrent avec elles les restes de leurs premières compagnes, mortes en odeur de sainteté et retrouvèrent donc ceux de la sainte, qu'on avait enfouis à une grande profondeur de crainte que le peuple ne s'avisât de les dérober pour avoir des reliques. En 1850, on déterra le précieux corps, admirablement conservé quoique la

 

1. A ces raisons s'ajoutait vraisemblablement le désir de retrouver le corps de leur fondatrice.

 

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peau fût noircie ; on le vénère désormais chez les Clarisses d'Assise.

Après le départ des religieuses, les Frères-Mineurs reprirent Saint-Damien. Ils y résident encore aujourd'hui. Saint Bernardin de Sienne y demeura. Les hôtes actuels de Saint-Damien défendent jalousement sa stricte pauvreté contre les infiltrations du luxe moderne. Mais comme ils aiment leur Sainte ! Et quels remerciements nous devons à l'un d'eux, le R. P. Bernardino Bigi, pour ses précieux conseils, pour le charme de ses entretiens qui faisaient refleurir sous nos regards la « première petite plante » du jardin d'innocence et d'humilité ! Oui, Claire est encore là. Elle ressuscite quand on parle d'elle. Clara nomine, vita clarior, disait Thomas de Celano. Elle continue d'être la clarté de ces lieux bénis : l’air, la nature, les choses, tout est plein de lumière, de cette pure et calme lumière qui est non pas une dissipation, mais au contraire un recueillement. Dans ce cadre propice aux méditations pieuses, ceux qui l'invoquent devinent que la mort a des ailes et que l'âme est délivrée dès que les yeux se sont éteints. Ils aspirent

 

XXIII

 

à la joie parfaite, telle que François l'exposait au frère Léon, sur la route de Pérouse à Sainte-Marie-des-Anges, une joie qu'épure la souffrance, cette « bonne douleur qui nous remarie à Dieu », selon l'incomparable vers du Purgatoire de Dante. Et la tendresse qu'ils ont pour la chère légende ne les égare pas. Ils ne veulent pas admettre avec Taine que le treizième siècle est le terme et la fleur du christianisme vivant et n'a laissé après lui que scolastique et décadence. Non, les saints et saintes de l'Ombrie ne sont pas les hérauts d'une religion morte avec eux. Nous devons les tenir pour des modèles et ne pas les considérer comme des exceptions. Il y a encore, il y aura toujours des chrétiens pour continuer, selon leurs forces, soit dans le monde, soit dans l'intimité du cloître, l'idylle de la Portioncule ou le rêve mystique de Saint-Damien. Puisse notre petit livre entretenir leur zèle et réchauffer leur amour en leur apportant un peu de ce doux arôme qui descend, le soir, du Subasio !

 

 

M. H. M.

 

Alverne, 15 juillet 4913. — Saint-Damien, 16 mai 1914.

 

 

SAINTE CLAIRE D'ASSISE
SA VIE ET SES MIRACLES

 

PRÉFACE DE L'AUTEUR ITALIEN

 

PROLOGUE DE LA LÉGENDE DE LA SÉRAPHIQUE VIERGE CLAIRE

 

La vie et la légende de la séraphique vierge Claire d'Assise, mère ou plus exactement première pierre et fondatrice de l'ordre des Pauvres Dames de Saint-Damien, fut d'abord écrite par le révérend messire Barthélémy, évêque de Spolète. Ce dernier, par ordre du bienheureux pape Innocent IV, se rendit au monastère de Saint-Damien avec messire Léonard, archidiacre de Spolète, messire Jacques, archiprêtre de Trevi, les saints frères Léon et Ange de Rieti, compagnons de saint François, Marc, frère mineur et sire Martin, notaire. Là,

 

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il enjoignit à quelques sœurs âgées et de vertu éprouvée de dire sous la foi du serment tout ce qu'elles savaient sur la vie, la vocation et les miracles de Madame Sainte Glaire. Les dites choses furent soigneusement recueillies par le notaire, puis remises au Souverain Pontife par messire Barthélémy.

Plusieurs autres faits notables concernant cette Bienheureuse furent également relatés par quelques frères.

Le très bon pape Innocent IV étant venu à mourir, messire Raynald, -cardinal et protecteur de l'ordre des Pauvres Dames, lui succéda. Sitôt qu'il eût inscrit au canon des Vierges Madame Sainte Claire, il commanda au saint frère Thomas de Celano, jadis compagnon et disciple de saint François, lequel, par ordre du pape Grégoire IX, avait écrit la première légende du dit, saint de narrer maintenant celle de la glorieuse vierge Claire. En vrai fils de l'obéissance, frère Thomas se mit à l'œuvre; son style est élégant et noble, mais son récit moins complet que celui de messire Barthélémy, évêque de Spolète. Aussi, pour la consolation des dévotes et bien-aimées filles de Madame Sainte Claire, nous donnerons ici  en

 

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langue vulgaire la vie de cette bienheureuse, racontée par le susdit Thomas de Celano, en y ajoutant quelques autres faits dignes de mémoire, tirés des chroniques de l'Ordre et de la relation de l'évêque de Spolète, autrement dit de son procès de canonisation. Nous ferons d'abord connaître la lettre adressée par le frère Thomas au Souverain Pontife Alexandre IV en lui soumettant son travail. Elle débute ainsi : « Autres saint Père et Seigneur dans le Christ, Alexandre IV, par la divine Providence Souverain Pontife de la sacro-sainte Église romaine, frère Thomas de Celano se recommande humblement en lui baisant dévotement les pieds. »

 

PRÉFACE DE THOMAS DE CELANO

 

ICI COMMENCE LE PROLOGUE OU PLUTOT LA LETTRE ENVOYEE AU SOUVERAIN PONTIFE ALEXANDRE IV SUR LA VIE DE LA TRES DEVOTE VIERGE CLAIRE DE LA CITE D'ASSISE.

 

« Dans la vieillesse qui talonnait ce monde pour ainsi dire sénile, le regard de la foi se troublait, la marche des bonnes mœurs chancelait, le courage de s'adonner aux œuvres viriles s'affaiblissait ; et, bien plus, à ces débris des temps faisait même cortège la fange des vices. Alors Dieu, ami de l'humanité, suscita du mystère de sa tendresse ce spectacle si nouveau des Ordres religieux, pourvoyant par eux au soutien de la foi et à la discipline, par la réforme des mœurs. Aussi les modernes saints Pères et leurs vrais disciples peuvent dire qu'ils

 

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sont devenus la lumière de la terre, les parfaits maîtres de la vérité éclairant la voie droite en ce monde ténébreux. Grâce à eux s'est réalisée cette parole du prophète Isaïe : « Ceux qui marchaient dans les ténèbres voient la lumière. »

« Et parce que la fragilité des sens jetait dans l'impureté un grand nombre de créatures, Dieu suscita la noble et glorieuse vierge Claire afin qu'elle fût le modèle et le guide des autres femmes. Ses vertus méritent bien, très saint Père, qu'en l'inscrivant sur les fastes des saints, tu mettes la lumière sur le chandelier afin qu'elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison.

« Nous te connaissons, bienheureux Pape, et nous t'aimons comme un père très cher, un protecteur attentif et zélé de notre Ordre, car nous savons que tu régis et gouvernes avec une sagesse prévoyante la barque de l'Église, sans oublier la petite nacelle de notre pauvre et sainte Congrégation.

« Il a plu à ta Béatitude, sans regarder à l'insuffisance de mon style, de me prescrire, non seulement une fois, mais plusieurs, de recueillir les actes et les faits merveilleux de la vie de sainte Claire pour en former sa légende. Cette

 

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œuvre, je ne l'eusse jamais entreprise sans l'ordre du Pontife auquel je ne veux pas résister.

« Connaissant donc mon incapacité, mais voulant obéir, j'estimai que je ne devais pas me fier à ce que je savais par moi-même, je me réservai des entretiens avec les compagnons de saint François et avec la communauté des vierges du Christ, car je ne songeais pas sans amertume à la présomption de ceux qui ont coordonné et écrit les histoires des saints, sans avoir vu ces derniers ou au moins entendu ceux qui avaient vu leurs actes et leurs œuvres merveilleuses.

« Après avoir recueilli beaucoup de témoignages, je me mis au travail, rempli de crainte de Dieu. Et comme la brièveté est agréable à tout le monde, des nombreux détails obtenus, je n'ai donné que quelques-uns.

« Je me suis efforcé de les écrire en un style simple, évitant volontairement un langage confus et compliqué, afin que les vierges se délectent dans la lecture de la vie de cette merveilleuse sainte et que la dévotion très pure des personnes humbles et illettrées ne soit pas déçue.

 

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« Que les hommes s'étudient donc à suivre les nouveaux disciples du Verbe incarné Jésus-Christ et que les femmes soient conduites vers la béatitude éternelle par la glorieuse vierge Claire.

« Et toi, Père très saint, qu'il te plaise d'approuver ce que tu jugeras être sans défaut dans cette œuvre, de supprimer ce que tu considéreras comme inexact et d'ajouter ce qui manque. Je me soumets en tout à ta volonté.

« Que le Seigneur Jésus-Christ te protège, maintenant et éternellement. »

 

« Amen. »

 

PREMIÈRE PARTIE
LA VIE

 

ICI  COMMENCE   LA   LEGENDE  DE   MADAME  SAINTE CLAIRE.

 

CHAPITRE PREMIER
Comment elle naquit et de quelle lignée.

 

Une admirable femme,nommée Claire, naquit de parents nobles, en la cité d'Assise.

Le père de Claire, messire Favarone, était chevalier ainsi que son grand-père, le magnifique seigneur Offredutio di Bernardino, lequel comptait sept chevaliers dans sa famille, tous hommes nobles, illustres et puissants entre tous ceux d'Assise. Du côté de sa mère également, toute la lignée comptait des chevaliers. La maison de son père était abondamment pourvue en biens.

Claire, estimant que sa vie devait correspondre à la noblesse de ses origines, donna, comme on le raconte dans son procès, l'exemple des

 

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vertus parfaites. Elle passa dans ce monde de ténèbres comme une lumière brillante, de sorte qu'avec la grâce divine elle put facilement vaincre tous les vices et parvenir victorieuse dans la Jérusalem céleste. Avec le séraphique François, citoyen d'Assise, elle se nourrit maintenant de cette manne très suave, le Verbe incarné Jésus-Christ, époux très fidèle des âmes pures.

Par un dessein spécial de la Providence, la mère de cette vierge avait nom Ortulana (1) car elle devait orner le jardin du Seigneur d'une plante très belle et très fertile.

En Madame Ortulana les fruits des bonnes œuvres abondaient et sa vie resplendissait de vertus. Quoiqu'elle fût assujettie aux devoirs du mariage et attachée au gouvernement de sa famille, elle ne cessait de s'appliquer avec grand soin aux œuvres de piété et de miséricorde, faisait de généreuses aumônes pour l'amour de Dieu, et quand c'était possible, allait assister dans les églises aux offices religieux.

Or, il advint qu'elle éprouva l'ardent désir de voir le Saint-Sépulcre et tous les autres

 

1. Ortulana, en français : jardinière.

 

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lieux dévots au delà des mers qui sont consacrés par les souvenirs du Dieu fait homme. Avec la permission de son mari, bien accompagnée, elle se mit en route.

Après avoir passé la mer, elle entra dans Jérusalem, visita pieusement le Saint-Sépulcre et tous les endroits que Notre-Seigneur avait parcourus, puis, satisfaite, retourna dans sa patrie.

Quelque temps après, enflammée de nouveau d'une admirable ferveur, elle alla en pèlerinage à l'oratoire de saint Michel archange et visita aussi l'église des saints apôtres Pierre et Paul et tous les sanctuaires de Rome. Ensuite, elle revint heureuse à Assise où elle demeura en rendant grâce à Dieu avec beaucoup de dévotion des consolations reçues.

Que peut-on dire de plus, sinon que l'arbre se connaît à son fruit et que le fruit fait la louange de l'arbre ? Les dons divins abondaient dans les racines de cet arbre afin qu'en ses rameaux se propageassent les fruits de sainteté.

Nous racontons ces choses afin que l'on comprenne pourquoi le fruit d'un tel arbre fut rempli d'une si douce saveur.

Il plut à Dieu, après ce que nous avons

 

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narré, qu'Ortulana devint enceinte et, comme elle approchait du terme, eRe était saisie de peur. Or un jour, comme elle versait d'abondantes larmes devant le crucifix et lui offrait avec recueillement d'humbles prières, suppliant Dieu de la tirer des dangers de l'accouchement, elle entendit une voix lui répondre : « Ne crains rien, car tu enfanteras saine et sauve une lumière qui brillera et resplendira dans tout le monde. »

Réconfortée et toute consolée par ces paroles, Ortulana retourna chez elle en rendant grâce à Dieu.

Au temps voulu, l'an du Seigneur 1194, alors que siégeait sur le trône de Saint-Pierre messire Gélestin III pape, naquit cette enfant bénie (1). Sa mère voulut qu'on l'appelât Glaire au saint baptême, dans l'espérance de voir briller, à l'heure choisie par le bon plaisir divin, cette lumière qui devait éclairer la sainte Eglise.

 

1. Sainte Claire était la troisième des enfants de Favarone et d'Ortulana. Avant elle naquirent Boson et Penenda ; après elle, la Bienheureuse Agnès et la Bienheureuse Béatrix. Frère Mariano de Florence fixe au 16 juillet 1194 la naissance de Claire, elle fut baptisée sur les fonts baptismaux où saint François avait été porte douze ans plus tôt. D'aucuns assurent que Frédéric II y fut également baptisé en 1197. Ces fonts existent encore.

 

CHAPITRE II
Comment vécut Madame Sainte Claire dans la maison de son père.

 

Dès l'âge le plus tendre, cette douce vierge fit resplendir dans le monde une vie édifiante dont chaque détail rappelait celle des saints.

Elle reçut de sa mère ses premières leçons sur la foi. Cette pieuse femme, qui voulait l'instruire elle même de toutes choses, l'éleva dans la crainte de Dieu et dans la pratique de ce qui est bon et vertueux (1). L'Esprit-Saint prodigua à Claire les dons surnaturels,

 

1. Au treizième siècle les filles n'apprenaient pas à lire. « Si c'est une fille, apprenez-lui à coudre et non pas à lire; il ne servira guère à une femme de savoir lire à moins que vous n'en vouliez faire une religieuse. » (Paolo di ser Pace, § 79.) Mais Claire, douée d'un esprit très éveillé, outre la broderie, apprit à lire le psautier. (Legenda Sanctae Clarœ Virginis, éd. Pennacchi, p. 6.)

 

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de sorte que son âme devint un vase très pur et plein de grâce.

Elle tendait volontiers la main aux malheureux et cherchait à subvenir avec les richesses de la maison paternelle aux nécessités et besoins des pauvres de Jésus-Christ. Afin que son offrande fût plus agréable à Notre-Seigneur, elle se privait souvent des mets fins et délicats qui lui étaient servis, et, par l'entremise d'une personne discrète, les faisait porter à de pauvres orphelins.

A mesure que la bienheureuse croissait en âge, grandissaient dans son cœur la charité, la piété, la compassion, vertus qui lui étaient naturelles, mais que la grâce augmentait grandement. Elle s'adonnait à la prière et il lui arrivait souvent d'être toute remplie de la très suave odeur du Christ béni, son très cher époux. Etant toute petite, comme elle n'avait pas encore de chapelet pour compter ses Pater, elle recueillait une quantité de toutes petites pierres avec lesquelles elle marquait les Pater noster et les Ave Maria. Dans son enfance elle se préoccupait plus des prières vocales que de la prière mentale ; mais à mesure qu'elle croissait en âge, son cœur s'enflammait du divin

 

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amour, de sorte qu'elle se mit à goûter la douceur et la suavité des entretiens célestes et elle se livra dès lors à la contemplation bien plus qu'aux démonstrations extérieures. Etant ainsi tout embrasée et attirée par le pur et chaste amour, elle appelait avec un cœur brûlant le vrai et céleste époux Jésus-Christ, lui recommandant sa virginité. Instruite par l'Esprit-Saint, les choses mondaines lui semblèrent dès lors pourriture et mensonge; elle les méprisa donc et tout ce qui était terrestre lui causait peine et ennui.

Lorsque Claire eut atteint l'âge de douze ans, ses parents voulurent la marier; ils lui avaient déjà trouvé un très noble époux : mais elle n'y voulut consentir à aucun prix et répondit qu'elle préférait attendre, car elle voulait garder sa virginité à Notre-Seigneur.

Elle demeura donc plusieurs années dans la maison de son père, s'effaçant le plus possible ; lorsqu'elle se trouvait avec des personnes spécialement chères, elle parlait des choses de Dieu et ne voulait rien entendre de celles du monde. Elle était très modeste dans sa tenue, ses habitudes, ses paroles, ses actes, ses façons et ses gestes ; en conversant, avec tous, elle

 

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était humble, douce et gracieuse. Quoique jeune, elle était pleine de prudence et de sagesse ; son maintien était noble, elle était jolie de visage et la richesse de ses vêtements faisait ressortir sa beauté. Sous ses parures élégantes elle portail secrètement un cilice, et ainsi elle semblait mondaine par le dehors alors que son cœur était rempli de Dieu.

Or il advint que les familles nobles d'Assise recherchèrent l'alliance d'une si charmante jeune fille et derechef elle fut demandée à sa mère et à ses parents, car soa père était mort. Tous les siens, jugeant de tels partis conformes à son rang, résolurent de la marier ; ce qu'apprenant, la très pure vierge se prépara à la lutte en priant Jésus-Christ, son cher et unique époux, de lui venir en aide. On la supplia de consentir à prendre un mari, mais Claire résista énergiquement aux prières, comme aux railleries. Lorsque les siens l'eurent longtemps harcelée, elle leur exposa la caducité et la vanité de ce méprisable monde, déclarant qu'elle avait résolu de toujours servir la virginité et qu'elle avait choisi Jésus-Christ pour son époux bien-aimé.

A dater de ce jour, rien n'arrêta plus la très

 

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douce vierge; son âme chaste et amoureuse aspirait sans cesse au divin époux et la bonne odeur de Jésus-Christ embaumait si bien les lieux où elle se trouvait, qu'ils devenaient comme une chambre aromatique remplie des plus suaves parfums.

Quoique cette très humble vierge s'étudiât à cacher ses vertus, elles étaient si nombreuses et d'une telle excellence que les voisins commencèrent à la louer hautement et à dire que sa vie était plus angélique qu'humaine. Tous ceux qui l'approchaient la regardaient comme une sainte et il advint que sa bonne renommée s'épandit dans le peuple; la divine clémence en disposa ainsi pour sa gloire et pour le salut des âmes, car il ne convient pas que la lampe allumée, c'est-à-dire l'âme sainte, soit cachée sous le boisseau, mais il faut la mettre sur le chandelier afin d'éclairer le monde ténébreux.

 

CHAPITRE III
Comment Madame Sainte Claire entra en rapport avec saint François.

 

En ce temps-là, le bruit que faisait la conversion récente de l'homme de Dieu saint François vint aux oreilles de Claire. Elle apprit qu'il avait embrassé l'état religieux et voulait ramener dans le monde la perfection évangélique (1). Ayant ouï dire que ce bienheureux Père avait choisi la voie de la vraie et parfaite pauvreté, elle en conçut une grande joie. Remplie de ferveur, elle se proposa de faire comme lui et fut très désireuse de le voir et de l'entretenir.

 

1. La règle de saint François avait été approuvée en 1209. A cette époque il avait transporté sa demeure de Rivotorto à Sainte-Marie-des-Anges et ses nombreux disciples évangélisaient, non seulement la vallée de Spolète, mais encore les régions voisines.

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Comme la renommée de la charmante et illustre jeune fille était parvenue également jusqu'à saint François, celui-ci souhaitait vivement delà rencontrer, espérant, avec le secours divin, ravir au monde une aussi noble proie.

Et de même que le saint voulait fonder une famille religieuse afin de conduire beaucoup d'âmes au Seigneur après les avoir retirées du royaume terrestre, ainsi Claire, de son côté, aspirait à réunir autour d'elle les vierges qui voudraient la suivre.

Or, dans le courant de l'année 1210, un matin de carême, Claire étant allée, avec sa pieuse mère Madame Ortulana et sa sœur Agnès, assister à un sermon de saint François, entendit le séraphique Père prédicateur prononcer avec tant de suavité le très doux nom de Jésus qu'elle fut encore plus embrasée de tendresse, et son cœur en brûla de telle sorte que désormais nulle adversité, nulle tribulation ne lui parurent difficiles à supporter. Elle souffrait tout pour l'amour de Dieu.

La parole du bienheureux François revenant sans cesse à son esprit, elle chercha comment elle pourrait le joindre. L'occasion se présenta enfin, par l'entremise d'une bonne et discrète

 

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personne qui avait nom Madonna Buona di Gualfuccio. Claire s'entretint donc avec le séraphique Père et lui raconta comment elle avait décidé d'abandonner le monde et de servir Dieu dans la chasteté, en accomplissant toutes choses selon le bon plaisir divin. Ce qu'entendant, le saint fut rempli d'une indicible joie; nonobstant, afin d'éprouver la jeune fille et de l'affermir dans le méprit du monde et d'elle-même, il lui répondit :

« — Je ne te crois pas. Si néanmoins tu veux que j'aie foi en tes paroles, tu feras ce que je vais te dire : tu te revêtiras d'un sac et tu iras par toute la ville en mendiant ton pain. »

La très fervente vierge retourna chez elle et, comme le lui avait enjoint le bienheureux François, elle s'habilla d'un sac, mit sur sa tête un voile blanc qui lui cachait la figure, sortit à la dérobée de la maison paternelle et s'en alla par la cité, mendiant son pain. Dieu permit que personne ne la reconnût, excepté saint François.

Dès lors le saint lui fit de fréquentes visites et Claire, à son tour, se dirigeait vers lui afin de solliciter ses conseils. Pleins de prudence, l'un et l'autre faisaient grande attention à choisir

 

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les moments et les lieux convenables pour ces rencontres qui étaient toujours brèves et se passaient à découvert, de telle sorte que personne n'en pouvait murmurer ni concevoir aucun soupçon. Quand la jeune fille sortait de chez elle pour aller vers le saint, elle veillait à le faire secrètement afin de n'être pas vue de ses parents, et elle n'emmenait que sa fidèle compagne, Madonna Buona.

Leurs entretiens s'élevaient bien au-dessus des considérations humaines, aussi leurs paroles étaient toutes saintes et bonnes. Non sans raison, il paraissait à Claire que les discours enflammés et les vertus extraordinaires de saint François ne pouvaient procéder de rien d'humain, mais seulement de la grâce et de l'inspiration divines. Le bienheureux, par des paroles vives et efficaces, la poussait à mépriser le monde; il lui démontrait par des raisons très claires et des exemples probants que l'espérance terrestre est sèche et aride et que la beauté apparente du monde est aussi vaine que trompeuse. Les exhortations du saint étaient imprégnées d'une douceur et d'une suavité pénétrantes ; il parlait sans cesse des mystiques fiançailles et des chastes noces avec

 

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le céleste époux Jésus-Christ, lequel, pour l'amour et le salut des âmes, se revêtit de chair humaine. Par-dessus tout, il vantait la perle précieuse de la virginité et recommandait à Claire de se conserver sans tache à l'immortel époux.

Le séraphique Père embrasa si fortement le cœur de la jeune fille des feux du divin amour, que toutes les choses terrestres lui devinrent détestables. Elle ouvrit tout son cœur, avide de la gloire du Paradis, au bienheureux; elle lui confia qu'elle était toute prête à quitter le monde et à embrasser la vie religieuse dans la sainte virginité et la parfaite pauvreté ; elle lui révéla que, blessée par l'amour divin, elle se sentait toute liquéfiée, brûlée du désir des beautés éternelles et de la possession de l'agneau immaculé Jésus-Christ, son époux désiré.

Claire résolut de consacrer son corps au Seigneur comme un temple très pur et s'efforça par la pratique des vertus et des saintes œuvres de parvenir au très haut et très enviable honneur d'avoir Jésus-Christ pour époux. Dans ce dessein, elle répudia la beauté du siècle avec toutes ses vanités et ses plaisirs, les jugeant immondices et boue, car elle avait déjà

 

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contemple avec les yeux de son âme les éternelles joies des bienheureux.

Elle s'abandonna désormais avec une confiance pleine et absolue à la direction de son père saint François ; elle voulut le tenir toujours, après Dieu, pour son père, son maître et son guide dansées voies intérieures. Elle le choisit pour son très fidèle paranymphe, c'est-à-dire comme celui qui devait préparer ses noces mystiques et l'introduire brillante et parée au lit nuptial si convoité du roi céleste, Notre-Seigneur Jésus-Christ, son époux bien-aimé.

Elle s'étudia donc à soumettre son esprit et ses actes aux ordres de son bienheureux père; elle gardait précieusement dans le secret de son âme tout ce qu'il lui disait du doux et amoureux Jésus, et, lorsqu'elle était seule, à l'exemple de la glorieuse Vierge Marie, elle repassait toutes ces choses en son cœur rempli d'amour.

 

CHAPITRE IV
De la vocation de Madame Sainte Claire et comment saint François la retira du monde

 

Le très pieux père de Claire avait hâte de la retirer de ce monde ténébreux afin que le miroir de son âme pure et chaste ne fût pas terni par la poussière terrestre et que son âge tendre et innocent ne demeurât point exposé à la contagieuse infection du siècle.

Un jour, près du dimanche des Palmes, la dévote jeune fille, dont le cœur était embrasé de cette flamme divine qui ne cesse d'attiser le désir des chastes et doux embrassements du céleste époux, alla trouver saint François, car elle ne voulait plus rester dans ce monde contaminé et n'aspirait qu'au lit royal de la Croix. Elle lui dévoila de nouveau l'ardente soif de

 

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son cœur, lui demandant quel jour et dans quelles conditions elle pourrait entrer en religion. Le très saint père François lui dit de se rendre à l'église, avec les autres femmes, le dimanche matin, jour de Pâques fleuries, bien vêtue et parée pour recevoir les palmes; et que la nuit suivante, vers l'aurore, il l'accueillerait à Sainte-Marie-des-Anges et la consacrerait à Jésus-Christ.

Au jour fixé, la pieuse vierge, ornée de ses plus riches atours, resplendissante de grâce et de beauté parmi les autres femmes, entendit la messe à l'église et reçut son rameau des mains du pape Innocent III. Voici comment.

Tous les fidèles se pressaient pour que l'évêque leur remît une palme; Claire seule, par timidité et honnêteté, ne bougeait pas de sa place. Le bienheureux pape, la voyant ainsi toute modeste et craintive, eut une inspiration de Dieu, il descendit les marches de l'autel et, avec une bonté toute paternelle, l'aborda, lui tendit une palme et la bénit (1).

 

1. Plusieurs auteurs anciens, dont celui de notre manuscrit, spécifient que ce fut bien le pape Innocent III qui remit la palme à sainte Claire. Rodolfo da Tossignano le dit également (Hist., livre I, 132 b). Celano ne nomme personne, il dit « pontifex per gradus  descendens, etc.. » Le  professeur Pennacchi assure qu'Innocent III se trouvait alors à Rome et que le « pontife » était l'évèque d'Assise Guido II qui présida la Cour spirituelle devant laquelle François s'unit à la Pauvreté, ce fut Guido qui obtint pour le Saint une audience d'Innocent III en 1209 et qui lui conféra les ordres. (Legenda S. Clarae, § 7, p. 12, éd. Pennacchi).

 

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La nuit suivante, la pieuse vierge, obéissant à l'ordre de saint François, accompagnée de sa suivante habituelle en qui elle avait pleine confiance, quitta la maison paternelle d'une façon très étonnante.

Il ne lui parut pas prudent de sortir par la porte ordinaire, car elle craignait qu'on ne la remarquât et que son pieux dessein ne fût entravé. Elle se dirigea donc vers une autre issue qui était cachée, obstruée de pierres et barrée par de lourdes poutres en bois que plusieurs hommes n'auraient pu remuer sans une très grande peine. Claire, voyant qu'il lui était impossible d'en venir à bout avec ses seules forces, se mit en prières, implorant Jésus-Christ, son époux bien-aimé, pour qu'il daignât lui prêter son très charitable secours et lui permettre ainsi de partir à son service. L'oraison achevée, elle se leva, l'âme toute radieuse, et, seule, avec une vigueur prodigieuse, elle ôta de ses propres mains tous les obstacles : la

 

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porte s'ouvrit alors sans faire aucun bruit. — Quand ils s'en aperçurent dans la suite, les gens de la maison s'émerveillèrent, car ils savaient qu'une jeune fille ne pouvait avoir agi de la sorte avec ses propres moyens et qu'il lui avait fallu l'aide du ciel. — La porte ouverte, la très prudente vierge, toute brûlante de l'amour de Jésus-Christ, après une telle marque de la tendresse de son époux bien-aimé, quitta d'esprit et de corps la cité d'Assise, la maison de son père et toute sa famille, et gagna bien vite avec sa compagne la demeure élue de Dieu, la Portioncule, où son saint père François, avec les pauvres Frères Mineurs ses compagnons, l'attendait, en priant pour que Dieu la protégeât et que rien ne l'empêchât de réaliser son dessein (1).

Lorsqu'elle fut arrivée au lieu susdit, près de son séraphique père et des autres Frères très dévots, la glorieuse épouse du Christ fut reçue avec très grande liesse. Entrée dans l'église, elle fut conduite devant l'autel de la Vierge Marie et les Frères se mirent à chanter de très belles hymnes, si bien que cette église, tant à

 

1. La Portioncule est située dans la vallée à 4 kilomètres d'Assise.

 

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cause des nombreuses lumières que du chant très pieux des Frères, lemblait vraiment un paradis où ne subsistait plus rien de la terre.

Avec une admirable ferveur, Claire se dépouilla de ses parures, rejeta tous les ornements du monde et les vaines élégances, quittant ainsi l'obscurité de Babylone pour entrer dans la sainte cité de Jérusalem. Elle reçut, avec un visage joyeux et angélique, les salutaires insignes de la pénitence, c'est-à-dire l'habit religieux. Ceci se passait devant l'autel de la glorieuse Mère de Dieu, Marie, le 19 mars de l'an du Seigneur 1212 ; elle était âgée de dix-huit ans.

Lorsqu'elle eut revêtu sa pauvre tunique, saint François tailla les tresses de ses cheveux et lui ceignit la taille d'une grosse corde, puis il posa sur sa tête un voile blanc et un autre noir, fait d'une étoffe rude et grossière. Ensuite, dans les mains de son saint père, Claire fit vœu à Dieu et à la bienheureuse Vierge Marie d'observer toute sa vie l'obéissance stricte, la pauvreté, la chasteté et la perpétuelle clôture — « et si tu observes ces choses, lui dit saint François, je te promets Jésus-Christ pour époux et la gloire dans la vie éternelle ».

 

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Puis incontinent, le saint, avec plusieurs Frères et la femme qui avait accompagné Claire, conduisit celle-ci dans le monastère des religieuses noires de Saint-Benoît, lequel était proche et s'appelait Saint-Paul (1) afin qu'elle y demeurât jusqu'à ce que Dieu disposât autrement d'elle, et sa compagne repartit pour Assise.

Saint François voulut que Madame Sainte Claire prit l'habit et fondât son Ordre en l'église Sainte-Marie-des-Anges de la Portioncule, car il convenait que, dans la misère de ces temps, fleurit l'Ordre des Pauvres Dames et s'épanouît le lys de la virginité au milieu du sanctuaire de la Vierge, mère de Dieu. C'était là aussi qu'avait commencé l'ordre des Frères Mineurs, à quoi l'on reconnaît que, pour la gloire de Dieu, la Reine du Ciel voulut enfanter l'un et l'autre à la Portioncule.

 

1. Ce monastère était élevé près du confluent du Tescio avec le Chiagio et voisin du village d'Isola Romanesca, aujourd'hui Bastia, localité située à 4 kilomètres d'Assise sur la route de Pérouse; le Campo-Santo actuel occupe l'emplacement de l'ancien couvent.

 

CHAPITRE V 
Comment Madame Sainte Claire résista aux assauts de ses parents.

 

Or, parce que, comme le dit Jésus-Christ dans le saint Evangile, les ennemis de nos âmes sont nos parents selon la chair, il advint, avec la permission de Dieu, que ceux de Claire apprenant sa vocation et son entrée en religion furent enflammés de courroux et blâmèrent la sainte décision et l'acte de la jeune fille. La ville fut bientôt remplie de cette nouvelle qui la mit en rumeur. Les parents de Claire, fort affligés et irrités, se rendirent au monastère de Saint-Paul, avec la ferme résolution de faire renoncer la pieuse enfant à ses desseins et de la retirer de ce couvent par la force, s'ils ne pouvaient y réussir autrement.

 

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Etant arrivés, ils employèrent tous les moyens, sans que Dieu leur permît d'aboutir; et d'abord ils cachèrent leur fureur, sous le voile de la flatterie, ils commencèrent à lui dire d'agréables paroles, multipliant les promesses et lui témoignant une grande affection. Puis, ils lut déclarèrent qu'un tel changement d'habitudes provenait de sentiments vils et légers et ne s'accordait point avec la noblesse de ses origines ; ils lui promirent de nombreux présents si elle renonçait à un tel opprobre et soutinrent que c'était pour eux une très grande honte et un déshonneur qu'une fille si riche, si belle et si noble s'abritât dans un lieu aussi pauvre et misérable. On n'avait pas mémoire, ajoutèrent-ils, qu'aucun de leurs ancêtres eût donné l'exemple d'une chose semblable : en conséquence, Claire devait revenir sur sa décision et retourner dans le siècle.

La très prudente vierge, reconnaissant que pareil combat lui était suscité par l'ennemi de son salut, repoussa comme un breuvage de mort qui lui faisait horreur les adulations hypocrites et les conseils indignes ; s'appuyant d'une âme virile et fidèle sur Jésus-Christ, elle ne craignait pas les menaces et ne se souciait pas des

 

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flatteries. Plusieurs jours durant, elle fut poursuivie d'injures et de supplications, mais elle demeurait inébranlable, répondant que sa résolution n'était pas fondée sur le sable mouvant, mais sur la pierre ferme ; qu'ayant déjà mis la main à la charrue elle entendait continuer le travail, et ne pas retourner en arrière, mais être parfaitement fidèle à la foi qu'elle avait engagée jusqu'à la mort à son époux Jésus-Christ. Elle répétait avec l'apôtre Paul : « Qui pourra me séparer de la charité du Christ ? »

Comme on persistait à vouloir l'enlever de force et la reconduire à Assise, Claire mit sa confiance en Dieu et, pour prouver à ses parents que tous leurs efforts étaient vains, s'en alla vers l'autel de la pauvre petite église du monastère, avec une exquise ferveur, tenant de la main droite les nappes de cet autel afin que Dieu l'aidât si on voulait lui faire violence ; elle enleva de l'autre main les voiles de son front et montra sa tête tondue en déclarant que jamais et d'aucune manière on ne pourrait la détacher de l'amour et du service de Jésus-Christ.

Ces luttes avaient accru dans le cœur de Claire l'amour de Dieu : plus le combat était

 

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violent à l'extérieur, plus son cœur devenait fort au dedans et plus elle se donnait à son Jésus bien-aimé. Ce que voyant, ses parents décidèrent de lui laisser suivre sa vocation sans y apporter d'obstacles. Confus et défaits, ils s'en allèrent, et la vierge victorieuse resta dans le monastère en toute tranquillité ; jamais plus, personne, en aucun temps, ne put l'induire à approcher des choses mondaines.

Claire, toujours assoiffée de perfection,après avoir quitté le monde et ses parents selon la chair, aspirait à conquérir l'amour enflammé de Jésus-Christ. Elle trouvait que le monastère de Saint-Paul n'était pas suffisamment retiré pour qu'elle pût vaquer en toute paix à l'oraison. Au bout de peu de temps, son père saint François, avec frère Bernard et frère Philippe, l'en retira et la conduisit dans un autre couvent : Saint-Ange-in-Panzo, aux environs de la ville. Ce couvent qui était alors de l'ordre de Saint-Benoît relève aujourd'hui de celui des Pauvres Dames. Claire n'y demeura guère (1).

 

1. Le couvent de Saint-Ange-in-Panzo se trouvait àl kilomètre d'Assise sur le versant méridional du mont Subasio.

 

CHAPITRE VI 
Comment la sœur de Madame Sainte Claire, appelée Agnès, se consacra à Jésus-Christ et des persécutions qu'elle souffrit de la part de ses parents.

 

Il ne serait ni sage ni convenable de passer sous silence la puissance merveilleuse des prières de la glorieuse vierge Claire qui, dès les débuts de sa vocation, engendra une âme à Dieu, et la préserva quand elle l'eut convertie.

Alors qu'elle résidait au monastère de Saint-Ange-in-Panzo, sa sœur Agnès, d'une nature tendre et délicate, qui lui était unie non seulement par la chair mais aussi par la pureté de l'âme et qui possédait comme elle la simplicité de la colombe, allait chaque jour la voir afin de demeurer un peu avec elle et de satisfaire sa

 

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grande affection pour Madame Sainte Claire. Celle-ci, avec une pieuse et active sollicitude, l'instruisait de l'amour divin et l'encourageait selon son pouvoir à abandonner le monde et à prendre Jésus-Christ pour époux.

La pieuse vierge Claire, ayant un très grand désir de voir sa sœur faire ce choix, priait Dieu continuellement de lui octroyer cette faveur, et la plus fervente de ses oraisons était celle-ci : « O très bon Seigneur, père de miséricorde et de pitié, qu'il plaise à ta bonté de permettre qu'il y ait union de volonté à ton saint service entre celles qui dans le siècle furent rapprochées si intimement par la dévotion et la charité. Daigne, Seigneur, récompenser l'affection que me porte ma sœur Agnès, de telle manière que les fausses joies et les vains plaisirs du misérable monde lui paraissent insipides et amers, et que seule ta douceur lui soit suavité et amoureuse saveur, afin que méprisant les noces charnelles, elle n'appartienne qu'à toi, céleste époux, qui es entre tous gracieux et beau. »

La divine Majesté acquiesça bientôt à la prière de Claire en inspirant à sa sœur Agnès la vocation si désirée : une nuit, Dieu toucha

 

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le cœur de cette vierge de telle sorte que, ne pouvant plus dormir, il lui semblait que mille années s'écoulaient avant qu'il ne fit jour pour lui permettre de courir vers sa sœur et de demeurer avec elle au service de Dieu.

Le matin venu Agnès, tout enflammée de l'Esprit-Saint, alla vers la séraphique Claire et lui confia le secret de son cœur, lui disant :

« — Ma chère sœur, je suis venue avec la ferme résolution et la volonté de ne plus jamais retourner à la maison, mais de vivre et mourir avec toi au service de Dieu. »

A ces paroles, Claire l'embrassa doucement avec grande joie en disant :

« — Rendons grâce à Dieu, ma très douce sœur, parce qu'il a éclairé ton cœur et exaucé ce que je désirais et demandais avec tant de sollicitude. Et toi, ma sœur, tu seras bienheureuse pour avoir su accueillir la divine inspiration. »

Elle la prit par la main, la conduisit devant l'autel et la recommanda dévotement à Jésus-Christ.

Or, il advint qu'après la grâce de cette mer-

 

1. Ceci se passa le 2 avril 1212, dix-sept jours après le départ de Claire. Agnès, née en 1197, avait donc quinze ans.

 

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veilleuse vocation, il fallut la défendre d'une façon terrible.

L'heureuse Agnès, au service de Dieu dans le dit monastère de Saint-Ange-in-Panzo, s'appliquait de tout son cœur, en union avec sa sœur, à suivre les traces de Jésus-Christ. Claire qui avait une plus grande connaissance et possédait davantage le goût des choses divines, instruisait sa sœur et première novice, comme son père saint François l'avait instruite elle-même. Elle la fortifiait afin qu'elle fût persévérante et ferme, sans craindre ni les menaces, ni les railleries, ni même la flatterie, dans les luttes contre sa famille qui ne pouvaient manquer de surgir. Claire confiait Agnès à Dieu, sûre qu'il lui donnerait la victoire comme il la lui avait donnée; ainsi en advint-il.

Lorsque la nouvelle fut connue et que les parents d'Agnès apprirent qu'elle s'était enfermée dans le monastère avec Claire et ne voulait plus rentrer chez elle, ils furent remplis de colère; le plus indigné était un de leurs oncles, frère de leur père, qui se nommait messire Monald. Il réunit douze hommes de sa famille, douze forcenés, qui coururent au monastère; sachant bien qu'ils n'en pourraient faire sortir Claire,

 

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ils voulaient l'épouvanter afin qu'elle laissât au moins partir Agnès. Cachant leur malice et leurs mauvais desseins, ils simulèrent des intentions pacifiques et lorsqu'ils furent entrés, se tournant brusquement vers Agnès, Monald lui dit :

« — Pourquoi et à quelle fin es-tu venue ici ? Allons! vite et sans délai, rentre avec nous à la maison. »

Celle-ci répondit que jamais et en aucune façon elle ne se séparerait ni de Jésus-Christ ni de sa sœur.

Alors, brutalement, un des cavaliers, pris d'une rage furieuse, se jeta sur elle et, ne cessant de la frapper à coups de poing et de pied, il la prit par les cheveux et s'efforça de la tirer dehors. Les autres la poussaient vers la porte pour la faire sortir, mais, ne réussissant pas, ils la saisirent violemment dans leurs bras et l'emportèrent.

La douce enfant, ravie par ces lions cruels et arrachée des bras de son Seigneur sans pouvoir résister, cria de toutes ses forces :

« — Belle et très douce sœur, aide-moi et ne me laisse pas enlever de cette façon à mon Seigneur Jésus-Christ. »

 

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La très dévote Claire, voyant sa sœur ainsi traitée, et, victime de ces cruels voleurs, entraînée dans la montagne sans qu'elle pût lui prêter secours, se prosterna sur le sol, et, priant avec larmes, se mit à dire :

« — O mon Seigneur très bon, je t'en prie, donne à ma douce sœur et ta servante la force et la persévérance de l'âme ; daigne, avec ta vertu toute-puissante, subjuguer et vaincre les forces de ces hommes iniques. »

Mais ceux-ci, cruels comme des loups affamés, traînaient cette enfant bénie à travers champs et vallées, par des sentiers sauvages remplis d'épines; ils la tenaient par les cheveux de telle sorte que presque tous lui furent arrachés de la tête, si bien qu'on en trouva plus tard tout le long de la route avec des lambeaux de ses vêtements. Puis, comme elle ne voulait pas marcher, ils la secouèrent sans pitié de leurs poings ou de leurs pieds. Tout son délicat visage était ensanglanté par des égratignures et meurtri par les soufflets. Les coups qu'elle avait reçus la firent défaillir et elle tomba à terre comme morte; ce que voyant, ses ravisseurs voulurent l'emporter de force. Mais le bon Seigneur, qui n'abandonne jamais

 

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ni ne laisse périr ceux qui se recommandent à lui avec un cœur pur, fit un grand et stupéfiant miracle. Soudain le corps virginal d'Agnès devint d'un tel poids que tous ces hommes ensemble, maigre leurs efforts, ne purent ni le mouvoir, ni le porter au delà d'une certaine rivière; d'autres, attirés par le bruit, les aidèrent de toute leur énergie, mais ils ne parvinrent pas à soulever ce petit corps. Plus ils étaient, moins ils le pouvaient remuer. Se voyant incapables, essoufflés et fatigués sans résultat, ils commencèrent à railler en disant :

« — Celle-là a mangé du plomb toute la nuit, c'est pour cela qu'elle pèse si lourd ! »

Alors messire Monald, plein de fureur, leva le bras et donna un grand coup dans le visage d'Agnès, mais Dieu le châtia sur-le-champ, car il lui vint subitement une telle souffrance à la main et au bras, qu'il se mit à crier bien fort :

« — Hélas! hélas! que je meure!... »

Pendant longtemps cette souffrance persista. Les autres misérables essayèrent encore d'emporter Agnès, mais ils perdaient leurs forces sans que le miracle calmât leur rage pas plus que celle de messire Monald, qui, le bras perclus, criait toujours :

 

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« — Hélas! que je meure!... » A la fin de cette lutte, Madame Sainte Claire, qui ne cessait de supplier Dieu d'assister sa chère sœur dans un tel péril, connut que Dieu l'avait exaucée et qu'Agnès était sauvée par ses prières et ses larmes. Elle sortit rapidement du monastère afin de ramener Agnès dans le cloître. Les cheveux qu'on lui avait arrachés de la tête et le sang répandu indiquaient le chemin et conduisirent Claire vers sa sœur quelle trouva gisant à terre presque morte.

S'adressant aux ravisseurs, elle leur dit d'une voix forte :

« — Oh ! misérables, comment ne craignez-vous pas la sentence de Dieu qui est suspendue sur vos têtes! Croyez-vous donc combattre avec sa puissance, alors que, fussiez-vous mille de plus que vous n'êtes, vous ne pourriez pas remuer cette enfant ! »

Puis Claire pria ses parents de se retirer et de cesser désormais leurs tentatives coupables. Ceux-ci, se voyant frustrés par la grâce divine de leurs injustes désirs, s'en allèrent dolents et confus.

La bienheureuse vierge vint vers sa sœur et lui prit la main en disant :

 

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« — Lève-toi, ma douce sœur, allons servir Dieu dans notre monastère, car Jésus est avec nous. »

A ces mots la vierge, victorieuse et le visage radieux, se leva comme si elle n'avait eu aucun mal; elle se réjouissait d'avoir partagé la croix de Jésus-Christ en soutenant pour son amour cette première bataille.

Les deux sœurs retournèrent ensemble au moutier, louant et remerciant Dieu qui avait triomphé de ses ennemis.

Claire lui demandant comment elle se portait, Agnès répondit que de tous ses maux et innombrables coups de pied ou de poing, par la grâce de Dieu, elle ne sentait rien ou presque rien.

Saint François, lorsqu'il eut appris le grand combat d'Agnès et son retour victorieux au monastère, remercia Dieu et alla lui rendre visite avec plusieurs Frères. Puis il lui donna l'habit religieux après avoir tondu le peu de cheveux qui lui étaient restés, et il lui imposa le voile comme à Madame Sainte Claire.

Ensuite, il instruisit Agnès sur la sainteté qu'il fallait apporter au service de Dieu.

Comme les perfections admirables de cette

 

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bienheureuse et les nombreux miracles que Dieu fit par elle ne se peuvent dire en peu de mots, nous nous en tiendrons là pour le moment, et nous allons continuer à narrer l'excellence de la vie et des vertus de Madame Sainte Claire.

 

 

CHAPITRE VII
Comment Madame- Sainte Claire se cloîtra au monastère de Saint-Damien.

 

Or il ne parut pas à la glorieuse vierge Claire que le monastère de Saint-Ange-in-Panzo fut ce quelle souhaitait. Son âme angélique n'y goûtait pas le parfait repos, car elle ne trouvait pas qu'il fut apte au service de Dieu, mi assez solitaire pour l'oraison.

Son père saint François, pensant tout de même, vint avec plusieurs de ses saints compagnons l'en retirer pour la conduire en l'église de Saint-Damien afin qu'elle y demeurât. Là, comme en un port sûr et définitif, Claire jeta l'ancre, y enfermant toute son âme et décidée à ne jamais sortir pour quoi que ce fût. Son cœur ne fut effrayé ni par la solitude du lieu,

 

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ni par son austérité, ni par sa pauvreté; il était seulement embrasé de l'amour du divin époux Jésus-Christ ; pour Dieu elle s'enfermait volontairement en cet étroit refuge pareil à une prison.

La très douce vierge était alors âgée de dix-huit ans environ ; c'était en l'an du Seigneur 1212, sous le pontificat d'Innocent III, en la sixième année de la vocation de saint François.

C'est dans cette église de Saint-Damien que le séraphique François, priant un jour et regardant ardemment avec des yeux remplis de larmes le crucifix, mérita d'entendre la gracieuse voix de Jésus-Christ qui lui dit trois fois : « Va et répare ma maison qui, comme tu le vois, tombe en ruines. »

C'est pour la réparation de cette église bénie que ce bienheureux donna ses fatigues et ses sueurs, après avoir offert au pauvre prêtre qui s'en occupait beaucoup d'argent, que celui-ci n'avait pas accepté par crainte du père de François (1).

 

1. On voit encore dans la pauvre petite église de Saint-Damien, à droite en entrant, l'ouverture du mur par laquelle François jeta son argent dans la maison du prêtre attenante alors à l'église. Une très vieille fresque, qui remonte au début du quatorzième siècle (très probablement entre 1305 et 1315) représente cet épisode; on y voit le jeune François descendant d'Assise à Saint-Damien avec l'argent qu'il avait retiré de la vente des draps à Foligno, afin de le consacrer à la réparation de la petite église. Un peu en arrière est représenté Pierre Bernardone, qui poursuit son fils en brandissant un bâton; le prêtre, gardien de l'église, assiste terrifié au spectacle. La ville d'Assise est peinte dans le fond d'une manière sommaire et l'on y voit la porte Santa-Chiara par laquelle on sortait de la ville pour descendre à Saint-Damien. C'est la plus ancienne peinture que l'on connaisse représentant Assise.

 

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C'est en ce lieu que le mystique François, éclairé par l'Esprit-Saint, monta un jour sur un mur pendant qu'il réparait l'église et cria en français aux pauvres gens ses voisins:

«— Venez et aidez-moi dans l'œuvre de Saint-Damien, car ici viendront beaucoup de saintes femmes qui glorifieront grandement le Père céleste par la perfection de leur vie. »

Là aussi le très doux Saint s'était caché, jadis, pour fuir la colère paternelle.

En ce pauvre lieu, pareil à une chartreuse bien loin des tempêtes du monde, Claire cela volontairement son corps pour l'amour de son divin époux. Elle peut véritablement être appelée colombe d'argent car, de même que la colombe bâtit son nid dans les murailles, ainsi Claire fit le sien entre les murs de cette pauvre petite église de Saint-Damien et elle y engendra

 

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à Dieu une nombreuse famille de vierges.

Ainsi fut établi le premier monastère de l'ordre des Pauvres Dames.

Claire courut la première dans la voie de la pénitence afin que toutes celles qui suivraient puissent marcher sur ses traces et vaincre comme elle le démon dans les combats contre le monde et la chair.

En cet étroit refuge, elle vécut quarante-deux années, brisant sous de dures disciplines le fragile albâtre de son corps virginal. L'église de Dieu était remplie des suaves parfums qui émanaient d'une aussi bonne vie. On peut dire réellement que ce fut une vie glorieuse, lorsque l'on considère les âmes innombrables que la très pure vierge attira à Dieu par ses exemples.

 

 

CHAPITRE VIII
Comment se répandit la bonne renommée de Madame Sainte Claire.

 

Or, il advint que la renommée de Madame Sainte Claire se répandit dans les pays avoisinants ; de toute part d'innombrables femmes, attirées par la bonne odeur de ses vertus, accouraient pour suivre ses traces, être instruites par ses paroles et contempler ses œuvres. Les jeunes filles voulaient, comme elle, garder leur virginité, les veuves allaient lui demander de partager sa vie. Les mariées se gardaient plus chastement. De grandes et nobles dames, méprisant leurs beaux palais, édifiaient de petits cloîtres et d'étroits monastères, répudiaient leur vie brillante, rejetaient leurs richesses et mettaient leur gloire et leur joie à vivre pour l'amour de Jésus-Christ dans

 

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la chasteté, les jeûnes et les veilles, macérant leur chair sous la haire et le cilice.

Lorsque l'impétuosité et l'ardeur de la jeunesse troublaient ces âmes, elles s'inspiraient de l'exemple de la vierge Claire et sortaient victorieuses des combats charnels.

Enfin, des gens mariés, d'un consentement mutuel se séparaient, les hommes pour entrer dans les ordres et les femmes dans un monastère. Les mères exhortaient leurs filles et les filles leur mère, à se vouer au service de Dieu, les sœurs leurs frères et les frères leurs sœurs. Tous, avec une sainte émulation, désiraient servir Jésus-Christ dans un amour fervent. Chacun voulait prendre part à l'angélique vie qui resplendissait dans le monastère de la très pure vierge Claire.

D'innombrables jeunes filles qui avaient oui parler d'elle et ne pouvaient quitter le monde pour se faire religieuses, menaient dans la maison de leur père une vie honnête et recueillie. De sorte que Claire enfanta par ses saints exemples tant de fruits de salut qu'elle semblait réaliser cette parole du prophète : « Celle qui n'a pas de mari est devenue plus féconde que celle qui a un époux. »

 

CHAPITRE IX
Comment la renommée de Madame Sainte Claire parvint dans les pays lointains.

 

Pour que la source céleste d'eau vive que Dieu conduisait par sa grâce ne restât pas enclose dans une région aussi restreinte que la vallée de Spolète, la divine Providence la transforma en un fleuve impétueux qui se répandit par toute la terre, et dont le bruit réjouissait l'Église de Jésus-Christ.

La nouvelle de si grandes merveilles atteignit en effet les provinces les plus éloignées et beaucoup d'âmes furent gagnées à Notre-Seigneur.

Bien que Claire fût recluse en son couvent, la lumière et le rayonnement de sa vie pénétraient partout; sa renommée, semblable au

 

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soleil, illuminait le monde entier. Tous les empires et tous les royaumes entendirent parler de ses vertus, édifièrent des monastères. Sa réputation gagna les palais ducaux, les demeures des dames illustres; entra jusque dans les châteaux des reines. Des princesses de haut lignage, faisant taire la fierté de leur sang, s'abaissaient, pour suivre dans l'humilité les traces de la séraphique vierge. Elles transformaient leurs chambres luxueuses en cellules austères et leurs lits moelleux en couches dures, faites de pierres et de sarments; elles recouvraient leurs corps d'âpres cilices. Beaucoup de jeunes filles, même parmi celles qui pouvaient épouser des ducs ou des rois, éprises des vertus de Claire, choisissaient à son exemple une vie de dure pénitence. Celles qui étaient déjà mariées la suivaient selon leurs moyens.

Alors, s'élevèrent de tous côtés, dans la montagne et dans la plaine, de célestes édifices qui abritèrent l'ordre des Pauvres Dames. Sous la conduite de la glorieuse sainte, le culte de la chasteté se propagea dans le monde. Cette floraison virginale qu'elle fit éclore embaumait l'Eglise d'un parfum très suave et l'on pouvait mettre sur les lèvres de Claire les paroles de

 

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Salomon dans le Cantique : « Entourez-moi de fleurs, environnez-moi de belles et suaves pommes parce que je languis d'amour (1). »

Aujourd'hui l'Eglise est ornée et fleurie des ardeurs de sa virginité; aujourd'hui le grenier est rempli des fruits de sa chasteté et la vigne est travaillée parla sainte Humilité.

Maintenant, revenons à notre sujet et regardons ce que fut sa vie.

 

1. Cantique des Cantiques, II, 5.

 

 

CHAPITRE X
De la sainte humilité qui fut en Madame Sainte Claire.

 

La dite vierge Claire, comprenant qu'aucun édifice ne se peut élever très haut sans de profondes et solides fondations, et sachant quelle était elle-même le fondement et la première pierre de son Ordre, résolut d'établir le précieux édifice des vertus qui s'y pratiqueraient sur la base très solide de la sainte humilité.

Elle promit derechef à son père saint François, comme à Dieu et à la bienheureuse Vierge Marie, la parfaite obéissance à laquelle elle fut fidèle sans jamais dévier.

Par humilité, elle résista trois ans aux prières de ses Soeurs et de saint François qui voulaient lui donner, malgré sa grande jeunesse, la charge

 

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et le titre d'Abbesse, car elle préférait obéir que commander, et demeurer parmi les servantes du Christ que d'être elle-même servie. Mais au bout de trois ans, contrainte par son séraphique père, elle inclina la tête avec une grande soumission, et, au nom de la sainte obéissance, accepta la charge d'Abbesse, ayant au cœur bien plus de crainte que de joie; il lui semblait que c'était une chaîne bien plutôt qu'une franchise, car une prélature lui paraissait chose vile comme tous les honneurs et, jugeant ne pas la mériter, elle la regardait comme périlleuse.

Aussi la vit-on désormais toujours vêtue du plus pauvre habit, la première à servir les autres Sœurs. Si quelquefois elle s'apercevait que la tunique d'une religieuse était plus misérable ou plus rude que la sienne, en toute hâte, elle lui donnait la meilleure et prenait la plus grossière. Il n'y avait pas d'office si humble que la très pure vierge ne choisit pour se rendre utile : ainsi elle présentait fréquemment elle-même aux Sœurs l'eau à laver les mains. Elle restait debout quand les autres se mettaient à table et les servait pendant qu'elles mangeaient. Elle commandait avec grande peine et préférait

 

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exécuter toutes choses elle-même ; toutefois, quand il lui fallait ordonner, elle le faisait, doucement et humblement.

La «séraphique Claire avait l'âme si noble et si forte qu'elle prodiguait aux malades, avec une humilité joyeuse et prévenante, les soins les plus bas, les lavant, nettoyant leurs lits, leurs vêtements, tout ce qui était nécessaire à leur usage. Elle balayait et lavait l'infirmerie sans se laisser rebuter par aucune ordure. La nuit, elle demeurait auprès des malades pour les soigner, et comme la charité l'accompagnait, en les secourant, elle les réconfortait.

Quand les Sœurs rentraient du dehors, elle leur lavait les pieds et les baisait. Or, une fois, ayant lavé ceux de l'une des dites Sœurs, comme elle s'inclinait pour les baiser, celle-ci, prise de confusion, les retira vivement et, sans le vouloir, blessa les lèvres de sa très sainte Mère. A cette vue, la Sœur, tout en larmes et pleine de douleur, voulut se jeter à ses genoux pour lui demander pardon, mais l'humble servante du Christ, sa douce mère sainte Claire, l'en empêcha, la consola par de tendres paroles et, reprenant doucement son pied, le baisa très étroitement sous la plante.

 

CHAPITRE XI
De la vraie et sainte pauvreté de Madame Sainte Claire.

 

Le dénûment de toute chose renferme la pauvreté spirituelle qui est la vraie humilité. Aussi, dès le début de sa vocation, la bienheureuse Claire fit vendre les biens qu'elle tenait de son père par héritage, et, sans rien réserver ni pour elle ni pour son monastère, elle en distribua le prix aux misérables.

Ses parents voulaient acheter les dits biens et en offraient plus d'argent que les autres, mais Claire, remplie du divin amour, désormais dénuée de tout, n'y voulut point consentir et ne leur vendit rien, de peur que les malheureux ne fussent lésés.

Or donc, quand elle fut déchargée des choses

 

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terrestres, elle courut plus légère sur les pas de Jésus-Christ. Elle fit un pacte très doux avec la pauvreté et lui voua un tel amour qu'elle ne voulut rien autre pour elle et ses filles, hormis le doux et amoureux Jésus. Car il ne lui semblait pas possible qu'elles pussent jouir des pierres précieuses et des perles du paradis pour lesquelles elles avaient vendu et donné tout ce qu'elles possédaient, si elles retenaient des biens temporels, source de tant de remords. Elle leur répétait volontiers dans ses admonitions :

« — Une compagnie de religieuses est plaisante à Notre-Seigneur quand il y trouve foison de pauvreté et elle ne demeure perpétuellement stable que si elle est fortifiée par la tour très haute de cette vertu. »

A ses Sœurs d'autres couvents trop bien logées, elle recommandait de se conformer à la pauvreté de Jésus-Christ que sa mère mit vagir en une crèche, vrai lit de misère, dès qu'il fut né, et qui voulut mourir sur le lit encore plus pauvre de la croix.

La pensée de cette vertu lui était si plaisante qu'elle en faisait comme un reliquaire d'or ciselé dont sa poitrine virginale était

 

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continuellement parée et qui tenait son cœur enfermé de telle sorte, qu'aucune poussière terrestre ne pouvait arriver jusqu'à son amour.

Lorsqu'elle voulut obtenir un titre pour son Ordre, elle pria le pape Innocent III que ce fût celui de Pauvreté, ce dont le pape eut grande joie; et en entendant la sainte, en voyant une si grande ferveur dans cette vierge, il lui répondit que jamais, en aucun temps, la cour romaine n'avait ouï de tels propos, ni reçu demande de semblable privilège. Et pour témoigner son contentement, il écrivit le dit privilège de sa propre main.

Or, il advint que le pape Grégoire IX, son successeur, dont les mérites étaient aussi grands que la fonction et qui aimait Madame Sainte Claire, comme un père son enfant, fut effrayé de l'étroitesse et de la sévérité de sa règle. Mû par sa paternelle affection, il dit bénignement à la très pure vierge qu'il voulait adoucir cette rigueur et insista beaucoup, ainsi que l'évêque d'Ostie, protecteur des Pauvres Dames, afin qu'elle consentît à accepter pour son Ordre quelques propriétés que lui-même lui donnerait, à cause de la difficulté de vivre en ces temps sans rien posséder. Mais Claire avait le

 

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cœur si fort qu'en aucune manière elle ne voulut céder, de sorte que le Saint-Père lui dit :

« — Si tu crains d'accepter à cause de ton vœu de parfaite pauvreté, nous t'en relèverons. »

Elle répondit humblement :

« — Saint-Père, je ne crains pas pour mon vœu, je sais bien que vous pouvez m'en délier. De mes péchés, je vous prie, absolvez-moi, père très saint, mais je ne désire en aucune façon être dispensée de suivre les traces de mon Seigneur (1). »

Ainsi donc, jamais le Souverain Pontife ni d'autres ne purent doter le monastère qui ne voulait rien posséder, car le privilège de la pauvreté qui lui avait été octroyé l'honorait et il le gardait précieusement.

Et parce que la vierge de Dieu, Claire, pour l'amour de Jésus, avait rejeté les choses mortelles, il arriva que le Christ lui vint souvent en aide miraculeusement, ainsi qu'à ses Sœurs, dans les nécessités de la vie.

Madame Sainte Claire recevait avec grande allégresse les reliefs et les miettes de pain que

 

1. Ceci se passait vers la fin de mai 1228.

 

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les Frères quêteurs lui apportaient: elle était contristée et presque courroucée lorsqu'on lui offrait des pains entiers. Parfois elle réprimandait celui qui les donnait, disant qu'elle préférait les croûtes et les débris, qu'avec un bon pain on était riche.

Et que dirai-je de plus ? Elle s'efforçait de se conformer à Jésus-Christ, le pauvre crucifié, par un très parfait dénûment, et ne voulait point que les choses d'ici-bas pussent jamais la distraire de la parfaite imitation de son ami bien-aimé saint François, ou arrêter son vol vers le céleste époux de son âme, le Seigneur Jésus-Christ.

Et voici maintenant deux miracles que fit cette amoureuse de la grande pauvreté.

 

CHAPITRE XII
Le miracle du pain que Madame Sainte Claire multiplia.

 

Un jour, à l'heure démanger, il n'y avait plus qu'un seul pain au moutier. Dans une telle détresse, la Sœur dépensière qui se nommait sœur Cécile, de Spello, recourut à sa sainte Mère. Celle-ci lui commanda de partager le pain en deux et d'en envoyer une moitié aux Frères, lesquels allaient au dehors pour les besoins des Pauvres Dames, puis de partager l'autre partie du pain en cinquante morceaux, suivant le nombre des Sœurs qui étaient au monastère, et de déposer sur la table du réfectoire la petite parcelle de chacune.

La susdite dépensière répondit :

« — O ma Mère, pour que je parvienne à couper

 

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cinquante morceaux dans une si petite quantité de pain, il serait nécessaire que Jésus-Christ refit un de ses anciens miracles. »

La sainte Mère, avec une grande sécurité et une foi parfaite, répliqua:

« — Va, ma fille, et fais en paix ce que je t'ai dit. »

L'obéissante et humble Sœur se hâta d'obtempérer au commandement de sa très douce Mère. Celle-ci, dans son affection tendre et maternelle, recourut à son bien-aimé Jésus, le suppliant, avec de doux soupirs, de permettre que la quantité de pain se multipliât dans les mains de la dépensière qui le partageait.

Et le pain augmenta en effet de telle façon que chacune en eut à satiété.

 

CHAPITRE XIII
Comment Dieu envoya miraculeusement de l'huile à Madame Sainte Claire

 

Un autre jour, il arriva que l'huile manquait complètement dans le monastère et qu'on ne pouvait apprêter quelques mets pour les malades. Ce qu'apprenant, la très pieuse Mère appela le frère quêteur Bentivengha et le pria d'aller quérir de l'huile.

Celui-ci répondit.

« — Apprêtez-moi la jarre. »

La vierge Claire, maîtresse en humilité, prit elle-même un vase et le lava de ses propres mains, puis le posa vide sur un appui du mur qui était auprès de la porte du couvent afin que le Frère le prit. Ce Frère très dévot vint en toute hâte le chercher pour soulager

 

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au plus tôt la grande misère de ses pauvres sœurs. Mais avant qu'il arrivât, Notre-Seigneur, dans sa douce miséricorde, accédant aux prières de Madame Sainte Claire, avait rempli la jarre d'huile pour la consolation des Pauvres Dames. Quand le Frère s'en saisit, il s'aperçut qu'elle était pleine. Croyant qu'on l'avait appelé en vain, il murmura, disant :

« — Ces Sœurs se moquent de moi, elles me font venir pour chercher de l'huile alors que leur vase en déborde. »

En grande hâte on chercha tout autour du moutier qui avait pu mettre l'huile, mais on ne trouva personne.

Ceci arriva dans la seconde année de l'installation à Saint-Damien.

 

CHAPITRE XIV
Des tourments que Madame Sainte Claire fit endurer à sa chair.

 

Il serait plus facile de taire que de raconter les incroyables tourments par lesquels cette vierge Dénie macérait sa chair virginale. Ceux qui les connaissent en sont ébahis.

Qu'elle ne portât jamais qu'une rude tunique et un vilain manteau d'étoffe grossière qui servaient plus à couvrir qu'à chauffer son maigre corps, rien de surprenant. Qu'elle jeûnât strictement en tout temps et n'eût point de lit de plume, il ne faut pas non plus s'en étonner; dans le monastère, d'autres Sœurs faisaient de même. Mais ce qui nous jette dans la stupeur et l'admiration, c'est de savoir que cette très pure vierge s'était procuré des peaux de porcs qu'elle avait cousues ensemble pour les porter

 

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secrètement en guise de chemise, sous sa tunique. Aussi les soies piquantes meurtrissaient sa tendre chair et nous pouvons pieusement penser combien convenait mal à ce corps virginal le contact de la bête porcine. De plus, elle s'était fait faire un dur cilice, en crins de cheval tressés avec de gros nœuds; des cordes attachées de chaque côté lui permettaient de le serrer très fort, de telle sorte que les nœuds entraient dans la chair.

Cette douce sainte, qui meurtrissait sans pitié son corps tendre et fragile, était pleine de charité pour ses filles qui ne pouvaient endurer semblables austérités. Aucune n'était astreinte à de si cruelles pénitences. Or, un jour, une Sœur très fervente appelée Agnès, non pas celle qui était sœur corporelle de Claire, mais une autre, lui demanda avec instances de lui prêter son cilice de crins. La bonne Mère y consentit et la Sœur l'emporta avec grande joie; mais, lorsqu'elle se sentit toute blessée par les nœuds, elle éprouva de telles souffrances, qu'elle ne put les endurer et pensait en mourir. Elle ôta rapidement cette haire et s'en fut la rendre avec plus d'empressement encore qu'elle ne l'avait demandée.

 

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La bienheureuse Claire couchait sur la terre nue ou couverte de sarments, une pierre ou une pièce de bois lui servait d'oreiller ; mais, quand elle eut mené longtemps cette vie, elle devint malade et son corps était si affaibli par tant d'austérités que son père saint François lui commanda d'étendre une natte sur la terre pour prendre son repos et de se mettre sous la tête un peu de paille. Plus tard, lorsque l'excès de ses pénitences l'eut rendue longtemps et gravement malade, par ordre de son séraphique père, elle dut s'étendre sur un sac plein de paille.

Son abstinence et ses jeûnes étaient tels, que, sans une grâce continuelle de Dieu, elle n'aurait pas pu vivre. Lorsque sa santé était bonne, elle jeûnait au pain et à l'eau pendant le grand carême et celui de la Saint-Martin; le dimanche seulement, elle prenait un peu de vin, quand il y en avait au monastère. Et, chose inimitable, trois jours alternés par semaine durant le grand carême, elle ne prenait aucune nourriture matérielle et affligeait son corps de dures pénitences; aussi le pain et l'eau des autres jours lui semblaient un festin.

Il n'est pas étonnant que de telles macérations aient fini par accabler la douce vierge de

 

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nombreuses infirmités qui consumèrent son corps peu à peu. Pleines de pitié, ses très dévotes filles pleuraient et s'affligeaient en voyant cette douloureuse passion qui conduisait leur chère Mère à la mort, car les maladies n'arrêtaient point ses rigueurs. Cependant, il advint que le bienheureux François et l'évêque d'Assise jugèrent que le jeûne de trois jours par semaine, sans rien prendre, était dangereux; avec leur autorité de supérieur et d'évêque, ils interdirent à Madame Sainte Claire de passer une journée sans prendre au moins une once et demie de pain.

Généralement, les maladies mettent la tristesse et l'amertume dans l'âme ; chez Claire, au contraire, il semblait que la souffrance corporelle fît croître l'amour divin et la joie intérieure. Malgré ses pénitences, elle gardait un visage joyeux, comme si rien ne la faisait souffrir, ou que la grâce de Dieu lui fît dédaigner toutes les afflictions temporelles. Les peines corporelles la réjouissaient, parce qu'elles allègent les lassitudes du cœur. Cette glorieuse vierge réalisait pleinement cette sentence : « Rien n'est impossible, ni dur, ni difficile à l'amour. »

 

CHAPITRE XV
Comment Madame Sainte Claire s'exerçait en sainte oraison.

 

La très dévote vierge étant toute morte au monde, son âme s'adonnait sans cesse à l'oraison et aux saintes méditations. Elle employait tout son temps à louer Dieu, ses aspirations et ses ardeurs étaient fixées au ciel. Son âme, ne goûtant plus aux choses terrestres, s'ouvrait largement à la rosée divine.

Après complies, elle restait longtemps en prière dans l'église avec ses Sœurs et répandait une telle abondance de larmes que celles-ci, toutes émues et désolées, se mettaient à pleurer. Mais lorsque les autres allaient réconforter sur de dures couches leurs membres fatigués, la séraphique Claire prolongeait sa veille

 

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sans se laisser vaincre par le sommeil, afin de recueillir furtivement les filets d'eau du murmure divin. Elle s'agenouillait alors devant l'autel et repassant dans son âme la passion du Sauveur, elle se répandait en larmes et en plaintes amoureuses. Souvent, elle s'étendait par terre et pleurait si tendrement qu'il semblait qu'elle pleurât sur les pieds de Jésus en les tenant doucement embrassés.

Tandis qu'elle était ainsi en oraison, le démon lui donnait fréquemment de tels soufflets que le sang lui sortait par les yeux, le nez et la bouche, mais rien ne la faisait interrompre sa prière.

Une nuit, pendant qu'elle pleurait, il advint que l'ange des ténèbres lui apparut sous la forme d'un enfant noir qui, l'admonestant, lui dit :

« — Pourquoi tant pleurer ? Cesse désormais de verser toutes ces larmes, sinon tu deviendras aveugle. »

Elle lui répondit :

« — Celui qui verra Dieu ne sera pas aveugle. »

Alors le mauvais esprit, confus, s'enfuit. Cette même nuit, après matines, la bienheureuse

 

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Claire étant en oraison toute baignée de larmes, le démon revint et lui dit :

« — Pourquoi pleurer ainsi ? tu feras si bien, que ta cervelle se résoudra et se corrompra ; tu la rejetteras par le nez et tu auras celui-ci tordu et tout le visage pourri. »

Claire lui répondit tranquillement :

« — Je demeurerai en oraison et continuerai à pleurer la passion de mon Seigneur et, par sa grâce, je n'aurai pas la cervelle gâtée, ni le visage ni le nez pourris. Car celui qui sert le Très-Haut ne pourra pâtir de rien. »

Alors le diable s'évanouit.

Ces choses prouvent bien que Dieu épurait l'âme de sa fidèle épouse dans la fournaise de l'oraison et qu'il se plaisait dans sa bonté à lui faire goûter la saveur de sa présence. Aussi, quand cette sainte Mère s'interrompait de prier, elle revenait si heureuse qu'elle disait aux Sœurs des paroles ardentes qui embrasaient leurs cœurs des feux du divin amour. Les dites Sœurs s'émerveillaient grandement, car il leur semblait que de la bouche de la séraphique Claire s'écoulait une suavité et une douceur inénarrables, il leur paraissait que son angélique visage était plus clair et plus beau après

 

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l'oraison, tant il resplendissait de joie; vraiment le gracieux et libéral Seigneur Jésus remplissait de ses rayons sa pauvre petite épouse, de telle sorte qu'elle répandait la lumière divine tout autour d'elle.

Elle était donc étroitement unie à son époux Jésus et ne se délectait qu'en lui. Elle fut forte et vertueuse, conservant dans son enveloppe terrestre les précieux trésors du ciel. Si sa chair était sur la terre, son cœur était bien haut en paradis.

La dévote vierge avait coutume de se lever la première, puis elle allait réveiller les plus jeunes Sœurs : sans rompre le silence, elle les excitait par ses regards à la ferveur. Souvent alors que les autres dormaient, elle sonnait de ses propres mains la cloche de matines et allumait les lampes de l'église; si une Sœur ne se levait pas au son de la cloche, elle allait la réveiller en la touchant doucement, afin que celle-ci se trouvât avec les autres pour chanter les louanges de Dieu.

Jamais elle ne voulait entendre de paroles vaines et défendait que dans le monastère aucune religieuse rappelât un fait du siècle. Lorsqu'elle apprenait qu'une personne du monde

 

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avait offensé Dieu, elle versait des larmes amères et, s'agenouillant, priait son céleste époux de l'éclairer; lorsqu'elle pouvait atteindre le coupable, elle le suppliait de revenir à Dieu et de cette manière ramena beaucoup d'âmes au Seigneur.

Jamais elle ne demeurait oisive, on la trouvait toujours en prière ou exerçant la charité. En aucun temps, la paresse ni la mollesse n'entrèrent dans le cloître, car la douce vierge entraînait ses Soeurs par sa parole et son exemple. Tout leur temps s'écoulait à servir, louer et prier Dieu.

Un jour, après Pâques, la bienheureuse Claire entendit chanter ces paroles : Vidi aquam egredientem de templo a latere dextro, elle en eut une telle allégresse qu'à partir de ce jour elle fit donner l'eau bénite à la communauté après le dîner et après complies et disait :

« — Mes Sœurs et mes filles, gardez toujours précieusement en votre âme et votre cœur cette eau précieuse qui sortit du côté droit de Notre-Seigneur Jésus lorsqu'il pendait à la croix ! »

Une des Sœurs de Saint-Damien, appelée sœur Benvenuta, de Pérouse, qui fut la troisième à entrer en religion après sainte Claire,

 

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vit un jour une si grande lumière au-dessus du lieu où la sainte allait s'enfermer pour prier, qu'elle crut que c'était un brasier matériel, mais s'apercevant qu'il n'en était rien, elle reconnut que c'était la fournaise de la splendeur divine : Dieu montrait ainsi que le feu de l'Esprit-Saint abondait dans le cœur de Madame Sainte Claire, et que ses oraisons étaient brûlantes et embrasées d'amour.

 

CHAPITRE XVI
Des miracles que firent les oraisons de Madame Sainte Claire et d'abord comment les Sarrazins s'enfuirent merveilleusement de Saint-Damien.

 

Il est bien juste que l'on dise ici, avec une fidèle exactitude, les nombreuses merveilles que Dieu fit par l'intercession de Madame Sainte Claire.

En ce temps-là, la sainte Eglise était secouée parles guerres du schismatique empereur Frédéric et le val de Spolète but le calice amer de sa fureur plus souvent que les autres pays. Le dit monarque avait envoyé dans cette vallée plusieurs escadrons et compagnies de gens armés, parmi lesquels se trouvaient beaucoup

 

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de Sarrazins et de nombreux archers; ils fourmillaient comme un essaim d'abeilles et couvraient toute la terre. Ils brûlaient et démolissaient villes, forteresses et châteaux, coupaient les arbres, rasaient les vignes et les jardins, prenaient hommes, femmes et enfants pour les tuer ou les jeter en prison. Les habitants d'Assise, épouvantés, s'étaient enfuis à leur approche, à l'exception d'un très petit nombre. Bientôt, en effet, la rage des ennemis se tourna vers la cité qui était spécialement chère au Seigneur. Les Sarrazins, gens pleins de malice et de cruauté, toujours prêts à répandre le sang chrétien, coururent d'abord au monastère des Pauvres Dames. Avec une frénétique et bestiale audace, ils entrèrent dans le cloître en escaladant les murs. Les pauvres Sœurs eurent tant d'effroi que leurs cœurs tremblaient dans leurs corps. Tout en larmes, elles se pressèrent au chevet de leur bonne Mère, qui était alors couchée et gravement malade, et lui dirent la raison de leur épouvante. Sans aucune crainte, la douce vierge Claire réconforta ses filles en disant :

« — Mes Sœurs et filles, ne craignez rien, si Dieu est avec nous, que pourront nous faire

 

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ses ennemis ? Confiez-vous en Notre-Seigneur Jésus-Christ, car il vous délivrera. »

Elle se fit alors conduire jusqu'à la porte et mettre devant les barbares. Puis elle ordonna d'apporter le corps de Notre-Seigneur, lequel était précieusement enfermé dans une petite cassette d'argent, recouverte d'une autre en ivoire. La séraphique Claire recommanda à la Fleur de la virginité, Notre-Seigneur Jésus-Christ, celle de ses filles, et, se prosternant à terre, le pria avec beaucoup de larmes, disant :

« — Te plaira-t-il, mon doux Jésus, que tes servantes sans défense, que j'ai toujours nourries du lait savoureux de ton très doux amour, tombent maintenant aux mains de ces païens ? O mon Seigneur Jésus ! qu'il te plaise de garder tes pauvres servantes, car je ne les puis sauver maintenant ! »

Lorsqu'elle eut dit ces paroles, Madame Sainte Claire et les deux Sœurs qui la soutenaient, sœur Françoise de Colle di Mezzo et sœur Illuminata, de Pise, ouïrent une voix d'enfant qui répondit avec une infinie douceur.

« — Je vous garderai toujours. »

Claire répliqua :

« — Je te prie, mon Seigneur, s'il te plaît,

 

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de garder aussi cette ville, car pour ton amour elle nous donne de quoi vivre. »

Et Notre-Seigneur répondit encore :

« — La ville n'aura aucun mal par ma grâce, et pour ton amour, je la délivrerai. »

A cette voix merveilleuse, le visage de la sainte fut irradié de lumière, de sorte que les Sœurs étaient en grande admiration ; la séraphique vierge, levant vers le ciel ses yeux pleins de larmes, commença à réconforter ses filles, leur disant :

« — Je vous commande, mes belles filles, de vous consoler et de n'avoir aucune peur, ayez confiance et espérance en Dieu, car les Sarrazins ne vous feront pas de mal (1). »

Chose admirable, soudain tous ces méchants chiens qui étaient entrés avec tant de férocité dans le cloître furent saisis d'un si grand effroi que, remontant par-dessus les murs, ils s'enfuirent en hâte. Et c'est ainsi qu'ils furent chassés par la vertu de l'oraison de Madame Sainte Claire. Ni les Sœurs, ni le moutier, ni

 

1. Sainte Claire se mit en adoration devant la Sainte-Eucharistie et ne porta pas le Saint-Sacrement au-devant des infidèles comme les peintres l'ont donné à entendre dans leur représentation de ce miracle.

 

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le jardin ne subirent aucun dommage, et peu après les Sarrazins partirent sans troubler la cité d'Assise.

Cette invasion de Saint-Damien eut lieu au mois de septembre, un vendredi, à trois heures environ (1), et la très douce vierge Claire, ce soir-là, dans sa profonde humilité, appela les deux Sœurs qui seules avaient ouï la voix et leur commanda de n'en parler à personne tant qu'elle vivrait.

 

1. En 1242.

 

CHAPITRE XVII
Comment l'oraison de Madame Sainte Claire sauva des Sarrazins la cité d Assise.

 

Une autre fois, un homme avide de gloire, nommé Vitale, de la cité d'Aversa, qui était hardi au combat et capitaine d'une compagnie que Frédéric lui avait donnée, dirigea ses troupes sur la ville d'Assise. Il fit raser les arbres et dévaster la terre tout alentour, brûla les maisons et entoura la cité afin de l'assiéger, jurant qu'il ne partirait pas avant de l'avoir prise.

Au bout de quelque temps, la ville n'eut plus aucun espoir, tous les habitants tremblaient. Claire, à cette nouvelle, ressentit une grande pitié; elle fit appeler incontinent toutes les Sœurs et leur dit :

 

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« — Mes très douces filles, vous savez en quel grand péril est notre cité, vous n'oubliez pas que nous recevons d'elle chaque jour beaucoup de bien ; il y aurait ingratitude à ne pas la secourir comme nous le pourrons. »

Le matin suivant, la fervente vierge fit revenir les Sœurs et enjoignit à l'une d'elles qui se nommait sœur Christine, d'Assise, d'apporter de la cendre, puis elle dit à toutes de découvrir leur tête; la première, elle mit la sienne toute nue et la coiffa de cendres, puis elle en fit autant aux autres et leur dit :

« — Allez, mes chères filles, faire oraison et demandez à votre très doux époux et Seigneur, Jésus-Christ, la délivrance de la cité. »

Et maintenant, comment narrer chaque détail ? Qui pourrait dire combien de larmes furent versées dans ce saint monastère et combien de prières et d'effusions montèrent vers le Seigneur?

Le Dieu miséricordieux les agréa, et fit si grand'peur aux Sarrazins qu'ils s'enfuirent avec leur capitaine, abandonnant le siège (1).

 

1. Ceci arriva eu 1243 ; sur les manuscrits du quinzième siècle on trouve indiquée pour la première fois la date du 22 juin; l’anniversaire de ce jour continue d'être célébré à Assise; jusqu'en 1861 la fête était nationale, depuis elle n'est plus que religieuse, mais garde la même solennité.

 

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Assise fut depuis lors toujours en paix, car le susdit capitaine Vitale fut peu après assassiné.

A partir de ce jour, dès qu'un péril était à craindre, les Sœurs se mettaient en oraison et jeûnaient toutes au pain et à l'eau, quelques-unes ne prenaient aucune nourriture, ceci par ordre de leur sainte mère. Et la miséricorde de Dieu ne leur résista jamais.

 

CHAPITRE XVIII
Comment Madame Sainte Claire chassait merveilleusement les démons.

 

Il n'est pas bien extraordinaire que les oraisons de Madame Sainte Claire fussent si puissantes contre la malice des hommes puisque leur vertu brûlait les démons et les chassait comme le démontre clairement ce qui suit.

Un jour, une femme du diocèse de Pise vint au monastère de Saint-Damien pour rendre grâce à Dieu et pour remercier Claire, parce que, disait-elle, par les mérites de cette très pure vierge, elle avait été délivrée de cinq démons.

Venant au parloir, elle narra aux Sœurs, qu'en sortant de son corps, les mauvais esprits avaient crié :

« — Nous ne pouvons plus rester, parce que la renommée de Claire, vierge de la cité d'Assise,

 

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est venue en ce lieu et non seulement nous sommes chassés d'ici, mais encore serons-nous expulsés avec honte de tous les endroits où parviendra l'odeur de sa sainteté et de ses vertus. »

Ils confessèrent aussi, ajouta-t-elle, que les ferventes oraisons de la très pure vierge les brûlaient et les torturaient tous.

Le pape Grégoire IX avait grande foi et dévotion aux prières de Madame Sainte Claire, et ce n'était pas sans raison, car il en avait éprouvé la puissance, non seulement dans le temps de son pontificat, mais déjà quand il était cardinal et évêque d'Ostie, protecteur de l'Ordre. A cette époque, sainte Claire lui avait prédit qu'il serait vicaire de Jésus-Christ. Lorsqu'il avait quelque tribulation ou souci, comme cela arrive aux uns et aux autres, aussi bien pape que cardinal, il réclamait à la glorieuse vierge son intercession.

Pape, il lui écrivait familièrement, se recommandait à ses prières et se sentait souvent réconforté et soulagé.

Nous donnerons ici une de ses lettres afin que l'on connaisse la grande dévotion et la confiance qu'il avait dans les prières de Claire.

 

CHAPITRE XIX
Ceci est la copie d'une lettre envoyée à Madame Sainte Claire, au monastère de Saint-Damien, par Messire Hugolin, cardinal évêque d'Ostie, protecteur de l'Ordre des Pauvres Dames, qui devint pape sous le nom de Grégoire IX.

 

« Très chère soeur dans le Christ et sa mère, Madame Claire, servante du Christ, Hugolin misérable pécheur, évêque d'Ostie, se recommande à toi tout entier.

« Très chère soeur dans le Christ, depuis cette heure où la nécessité de partir m'a privé de vos saintes conversations et sevré de leurs célestes bienfaits, si grande est l'amertume de mon cœur, l'abondance de mes larmes, l'âpreté de ma douleur, que, si je ne retrouve pas aux

 

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pieds de Jésus les consolations habituelles de la piété, — lesquelles je crains bien de ne pas retrouver en de telles angoisses, — je pense que la vie me manquera et que mon âme sera toute liquéfiée, non sans raison.

« Quelles joies ne goûtai-je pas lorsque célébrant la Pâque avec toi et toutes tes sœurs servantes du Christ, je vous parlais des merveilles eucharistiques! C'était trop de bonheur !

« De même que les disciples ressentirent une immense tristesse quand le Seigneur leur fut ravi et fixé au gibet de la croix, je reste de votre absence très désolé.

« Bien que, jusqu'à cette heure, je me sois reconnu et dit pécheur, en voyant la grandeur de vos mérites et l'austérité de votre règle, j'ai mieux compris combien est grand le poids des péchés dont je suis Chargé. J'ai tant offensé le Seigneur que je ne suis pas digne d'être compté dans la compagnie de ses élus, ni d'être dégagé des soucis terrestres, si tes larmes et tes prières ne m'obtiennent pas la rémission de mes fautes.

« Je te confie donc mon âme et je te recommande mon esprit, comme Jésus sur la croix se recommandait à son Père. Et au jour du jugement

 

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tu auras à me répondre, si tu ne t'es pas préoccupée de mon salut.

« J'espère donc que les instances de tes prières et l'abondance de tes larmes obtiendront du Juge suprême tout ce que tu demanderas.

« Messire le Pape ne va pas présentement à Assise, mais je désire vous voir : toi et tes sœurs, à la première occasion.

« Salue Agnès, ma vierge et sœur dans le Christ, et toutes tes autres sœurs et filles dans le Christ ; que le Seigneur Jésus soit toujours avec vous toutes. Amen. »

Fin de la lettre (1).

 

Nous pouvons bien imiter la dévotion d'un tel homme à l'humble servante du Seigneur. Il connaissait la puissance de l'amour et savait que les vierges trouvent toujours libre accès au pied du trône de l'éternelle Majesté.

Si le Roi du ciel se donne lui-même à ceux qui l'aiment ardemment, comment refuserait-il d'exaucer leurs prières ?

 

1. Cette lettre date vraisemblablement de 1219.

 

CHAPITRE XX
Comment Madame Sainte Claire avait reçu l'esprit de prophétie.

 

On reconnaîtra par ce qui suit que la glorieuse vierge Claire avait l'esprit de prophétie.

Saint François, son bienheureux père, lui envoya un jour cinq dames afin qu'elles fussent reçues dans le monastère. Mais Claire, sur les cinq, n'en accepta que quatre et dit qu'elle ne consentait pas à recevoir la cinquième. Or celle-ci était une femme de bien, nommée Madonna Galdia, fille de Jaccolo. La Sainte, pressée de l'accueillir, répondit qu'elle ne le voulait pas, parce que Madonna Galdia ne persévérerait pas trois années dans le couvent. Néanmoins, comme on l'importunait, elle finit par lui en ouvrir la porte.

 

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Or, cette personne, avant six mois, quitta le monastère. Ainsi se manifesta l'esprit prophétique de la sainte.

Un chevalier d'Assise, appelé messire Hugolin di Pietro Girandone, avait abandonné sa femme, Madonna Guiduccia, et l'avait renvoyée chez son père. Il vivait sans elle depuis vingt-deux ans ou plus; personne n'avait jamais pu obtenir qu'il la reprît et la ramenât chez lui, bien que souvent des religieux et des séculiers l'en eussent prié.

Un jour, Madame Sainte-Claire lui fit dire qu'une vision lui avait révélé que lui, messire Hugolin, reprendrait bientôt sa femme et qu'il aurait d'elle un fils, ce dont il se réjouirait grandement. Ayant ouï ce message, messire Hugolin se mit à rire, mais, peu de jours après, Dieu permit qu'il fût pris d'une si violente passion qu'il alla chercher sa femme. Gomme la bienheureuse Claire l'avait prédit, elle lui donna un fils, ce qui lui causa une vive allégresse.

Après la mort de la sainte, messire Hugolin narra ce fait publiquement.

 

CHAPITRE XXI
De l'admirable dévotion qu'avait Madame Sainte Claire au Saint-Sacrement de l'autel.

 

Les faits démontrent en quelle grande dévotion et en quel respect la bienheureuse vierge Claire tenait le très Saint-Sacrement de l'autel.

Couchée pendant une longue et grave maladie et ne voulant pas rester oisive, elle se faisait soulever et asseoir dans son pauvre lit ; puis, soutenue des deux côtés, afin de ne pas tomber, elle filait. Elle fila ainsi une toile très légère dont elle fit faire beaucoup de corporaux. Les Sœurs franciscaines de Colle di Mezzo qui les comptèrent assurent qu'il y en avait cinquante paires.

 

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Après que les Sœurs les eurent confectionnés, Madame Sainte Claire commanda des boites de carton pour les y enfermer; elle les fit recouvrir et doubler de soie, de pourpre ou d'amarante, puis les envoya à l'évêque d'Assise afin qu'il les bénit. Les Frères les distribuèrent aux églises pauvres qui s'élevaient dans la plaine et dans la montagne tout autour d'Assise. On en donna aussi à de pauvres prêtres qui venaient au monastère (1).

Quand la séraphique vierge se préparait à communier, elle versait d'abondantes larmes, puis elle allait recevoir Notre-Seigneur avec un respect et une crainte qui ne se peuvent dire, car elle ne doutait pas que ce fût celui qui gouverne le ciel et la terre.

Un jour qu'elle était malade et que le prêtre

 

1. Il reste comme preuve de l'adresse de sainte Claire dans l'art de coudre et de broder, l'aube de lin blanc qu'elle fila et confectionna pour saint François. Il nous a été donné de contempler cette aube chez les Clarisses d'Assise où elle est conservée sous trois clés. Elle est demeurée en parfait état, le travail fait de jours et de broderies est admirable et considérable. Le très érudit Père Jos. Braun, S. J., hollandais, en donne une description détaillée qui se termine ainsi : « L'aube que sainte Claire donna à saint François est une des plus importantes et des plus précieuses qui restent du moyen âge. Parmi les aubes qui ont été conservées, celle-ci tient le premier rang par la qualité et par l'art des broderies. »

 

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lui apportait la sainte communion, sœur Françoise vit, sur la tête de Madame Sainte Claire, une grande lumière, et il semblait à la Sœur que la sainte hostie était un petit enfant très beau. Après la communion, Claire se mit à trembler et à pleurer comme d'ordinaire, en disant ces paroles : « Le Dieu tout-puissant m'a accordé aujourd'hui une grande grâce. »

L'évêque de Spolète demanda à sœur Françoise si une autre Sœur avait été témoin de cette merveille ; celle-ci répondit qu'elle ne savait pas ce qui concernait les autres, mais que pour elle, elle l'avait vue manifestement.

Une autre fois, le jour des calendes de mai, cette même sœur Françoise vit, sur la poitrine de la sainte, un ravissant petit enfant, dont la grâce était telle que la langue ne peut l'exprimer. La Sœur, en le regardant, sentit dans son âme une suavité et une douceur inénarrables, aussi crut-elle, sans aucun doute, que cet enfant était Jésus-Christ, fils de Dieu. Sœur Françoise raconta encore qu'au même moment, deux splendides ailes, brillantes comme le soleil, se posèrent sur la tête de la sainte ; elles se levaient et s'abaissaient, la couvrant tout entière. L'évêque de Spolète ayant demandé à la

 

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Sœur si d'autres avaient contemplé ce spectacle, elle répondit que non, et qu'elle-même n'en avait jamais parlé à personne, mais qu'elle le révélait à présent, pour la gloire de Dieu et de sa sainte mère Claire qu'elle aimait tant.

 

CHAPITRE XXII
Comment les animaux obéissaient à Madame Sainte Claire à cause de son innocence.

 

La susdite sœur Françoise raconte encore qu'une fois sainte Claire étant malade et ne pouvant pas se lever, réclama une certaine petite nappe; comme on avait oublié de la lui donner, une chatte qui était dans le monastère se mit à tirer et à traîner la dite nappe afin de l'apporter comme elle pouvait à Madame Sainte Claire. Ce que voyant, celle-ci lui dit :

« — Malheureuse! tu ne sais pas la tenir, pourquoi la traînes-tu par terre ? »

Alors la chatte, comme si elle eût compris, se mit à plier la nappe afin de pouvoir la porter sans qu'elle effleurât le sol.

 

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Sœur Françoise rentrant peu après, la bienheureuse lui narra ce fait.

La même religieuse avait depuis six ans une grave maladie. Lorsque les crises la prenaient, elle se mettait à crier très fort et perdait connaissance. Dès que la glorieuse Mère fut morte, elle lui fit un vœu et fut guérie instantanément ; ses crises ne reparurent jamais.

 

 

CHAPITRE XXIII
De l'admirable consolation que Dieu accorda à Madame Sainte Claire, durant une de ses maladies.

 

Lorsque la glorieuse vierge Claire était malade, elle méditait toujours en son cœur la Passion de son bien-aimé Jésus. Aussi son bon Seigneur daignait la visiter et la consoler.

Une fois, à l'heure de la naissance de l'Enfant Jésus, quand le monde se réjouit avec les anges et les saints, toutes les Pauvres Dames s'en allèrent en leur église et, toutes chagrines, laissèrent seule leur sainte mère. Celle-ci se mit à penser avec douceur au petit Jésus et à la Nativité et elle était toute dolente parce qu'elle ne pouvait, en une telle nuit, entendre la messe avec les autres Sœurs, ni célébrer matines, ni

 

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chanter les autres hymnes dévotes de la Nativité.

Elle soupirait :

« — O Seigneur, mon Dieu, voici que je te suis laissée ici toute seule. Mon très doux Jésus, je me recommande à ta Majesté. »

A ce moment, l'admirable et mélodieux concert qui résonnait en l'église Saint-François retentit à ses oreilles, de sorte qu'elle entendait clairement la suave harmonie des cantiques, le jeu des orgues, les paroles de l'office de matines et les messes que disaient les Frères. Elle voyait toutes choses avec les yeux de l'âme comme si elle eût été présente corporellement, ce qui ne pouvait être que le résultat d'un miracle divin, car Saint-François était trop loin de Saint-Damien pour qu'il lui fût possible de rien entendre humainement (1).

Lorsqu'arriva le matin et que ses chères filles revinrent  auprès de Madame  Sainte Claire

 

1. L'église Saint-François, élevée sur la tombe du saint quelques années après sa mort, se trouve en ligne droite à deux kilomètres environ de Saint-Damien, traversant dans sa longueur la ville d'Assise et un morceau de la colline au versant de laquelle se cachait le nid des Pauvres Daines. Cette nuit de Noël doit se placer en 1252; sainte Claire était déjà atteinte de la maladie qui devait l'emporter.

 

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après que fut fini l'office de leur église, elles lui dirent :

« — O Mère très chère, quelle grande consolation nous avons eue en cette nuit ! et combien nous aurions souhaité qu'il plût au Seigneur que vous fussiez avec nous ! »

Mais sainte Claire leur répondit :

« — Béni soit Notre-Seigneur Jésus-Christ, mes belles et douces filles, car lorsque vous m'avez quittée, il ne m'a pas laissée seule. Avec son assistance et sur l'intercession de mon bienheureux père saint François, j'ai été transportée en esprit dans l'église de mon glorieux père et j'y ai célébré toute la fête.

« Et donc, mes très chères filles, réjouissez-vous d'une grâce si merveilleuse qui m'a été accordée et remerciez avec moi mon très doux Seigneur Jésus-Christ. »

 

CHAPITRE XXIV
Du fervent amour que Madame Sainte Claire portait à la Croix.

 

Les souffrances et la mort du Sauveur étaient l'objet de ses méditations familières et lorsque la bienheureuse Claire songeait aux plaies de Jésus-Christ, elle était remplie d'amertume et de désolation.

La pensée des larmes et des souffrances du Christ lui transperçait le cœur comme un glaive. Le très grand amour de Dieu dont son âme débordait s'épanchait au dehors, et lorsqu'elle apprenait à ses filles, spécialement aux novices, à contempler très tendrement Jésus crucifié, à méditer et pleurer sa Passion, elle ajoutait l'exemple à la leçon et bien souvent, avant même qu'elle pût rien dire, elle était tout embrasée et arrosée de larmes.

 

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Chaque jour, entre sexte et none, elle affligeait son corps et se donnait avec plus de componction et d'amour à Jésus-Christ afin de s'immoler avec lui; elle disait qu'en un tel moment elle ne pouvait assez pleurer.

Une fois qu'elle priait seule à l'heure de none dans sa cellule, avec la permission de Dieu le démon tortura si cruellement sa mâchoire que tout à coup son œil fut couvert de sang et sa joue devint livide et noire ; mais loin de quitter l'oraison, elle demeura immobile et, à force de prières, réussit à vaincre et à chasser le diable.

La pieuse vierge avait l'habitude de répéter souvent l'oraison des cinq plaies afin que son âme pût goûter sans interruption les délices de Jésus crucifié. Elle récitait aussi, fréquemment, le petit office de la sainte Croix, comme le grand passionné du calvaire, son père saint François, le lui avait enseigné et ordonné.

Toutes les nuits, elle se flagellait avec une discipline de cinq cordes à nœuds, et, afin de partager les souffrances des cruelles blessures de son Sauveur, elle ceignait sa chair nue d'une corde, nouée en forme d'anneaux.

 

CHAPITRE XXV
De ce qui arriva à Madame Sainte Claire en un certain anniversaire de la Passion du Seigneur.

 

Il advint une fois, le jour de la commémoration de la Cène, où l'on se souvient que le Seigneur donna les plus grandes preuves de son amour à ses bien-aimés disciples, il advint donc que vers l'heure de l'agonie de Jésus, Claire, dolente et abattue, se renferma en sa cellule et, contemplant Dieu longuement, considérant avec quelle mansuétude le doux agneau Jésus-Christ s'était laissé prendre dans le jardin, maltraiter, blesser et railler, son âme devint triste jusqu'à la mort. Brisée de fatigue, elle alla s'asseoir sur son lit et alors elle devint toute rigide et ravie hors de ses sens, ayant

 

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perdu la notion de son corps; ses yeux corporels, immobiles, regardaient sans voir, et les yeux de son âme étaient fixés en Dieu. Elle ne percevait rien des choses d'ici-bas et elle resta ainsi toute la nuit et le jour suivant.

Lorsque Madame Sainte Claire était en extase, une de ses filles à laquelle elle se confiait plus intimement allait souvent la voir, car la bienheureuse Mère lui avait parfois dit :

« — Quand tu verras que je suis trop longtemps hors de moi, que je ne vais plus parmi vous, viens à moi, mais ne me parle pas. »

Donc, à diverses reprises, la Sœur alla vers elle, pour s'assurer qu'il ne lui manquait rien, mais elle la trouvait toujours ravie.

Le samedi saint, à l'heure de matines, la susdite Sœur revint, elle alluma une chandelle et par des signes rappela à sa sainte Mère le commandement de saint François qui était qu'elle ne laissât pas passer de jour sans manger.

La séraphique Claire sortit de son extase, et, comme descendant d'un autre monde, dit à la Sœur :

« — Ma douce fille, quel besoin de cette chandelle? ne fait-il pas jour?

« — Bonne Mère, répliqua-t-elle, la nuit s'en

 

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est allée, le jour a passé et une autre nuit est revenue.

« — Belle et très chère fille, répondit Claire, béni soit ce sommeil, car je l'ai longtemps désiré et le Seigneur me l'a donné! Mais, garde-toi bien de le dire à personne tant que je serai vive ! »

 

CHAPITRE XXVI
Des nombreux miracles que fît Madame Sainte Claire par le signe de la croix.

 

Quand le doux Seigneur crucifié vit combien Madame Sainte Claire l'aimait, il lui accorda le privilège d'accomplir des miracles par sa Croix sainte. Dès qu'elle faisait sur les malades, de quelque infirmité qu'ils fussent atteints, un signe de croix, les maladies s'en allaient.

De ses nombreux miracles nous allons narrer quelques-uns.

 

I. — Guérison d'un Frère qui était furieux.

 

Un Frère mineur qui se nommait Etienne était travaillé de folie furieuse. Saint François

 

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l'envoya à Madame Sainte Claire afin qu'elle fit sur lui le signe de la croix, car le bienheureux Père connaissait les perfections et la sainteté de la fidèle épouse du Christ et vénérait ses vertus. Il dirigea donc le susdit Frère vers le moutier de Saint-Damien. Claire qui était obéissante marqua celui-ci du sceau divin et le laissa dormir un peu, là où elle faisait d'ordinaire oraison. Après qu'il eut reposé quelques moments, il se leva guéri et s'en retourna plein d'allégresse vers son père François.

 

II. — Guérison d'un lépreux.

 

Un homme qui s'appelait aussi Etienne était couvert de la lèpre à tel point que, des pieds au sommet de la tête, son corps n'était qu'une plaie. Il alla vers saint François pour être guéri, celui-ci l'envoya à Madame Sainte Claire : d'un signe de croix, le malade fut complètement nettoyé et guéri de tous ses maux.

 

III. — Guérison d'un enfant de Spolète.

 

Un bambin de Spolète, nommé Mathieu, âgé de trois ans, imprudent comme les enfants,

 

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s'introduisit une petite pierre dans la narine; il l'avait enfoncée si fort et elle était allée si haut que personne, ni lui-même, ni le médecin, ne venait à bout de l'extraire. L'enfant souffrait à tel point que sa vie était en péril et qu'il semblait à demi mort. Les parents recoururent à Madame Sainte Claire ; ils lui portèrent leur fils et lorsqu'elle l'eut marqué du signe de la croix, il éternua tout à coup, et la petite pierre se jetant hors de son nez, il se leva tout à fait sain.

 

IV. — Guérison d'un enfant de Pérouse qui était borgne.

 

Un autre enfant, de Pérouse, avait un œil recouvert d'une vilaine tache, en sorte qu'il n'y voyait pas et aucun remède n'avait pu le guérir. On le conduisit à la séraphique vierge ; elle toucha l'œil de l'enfant en y imprimant très fort le signe de la croix, puis elle dit:

« — Menez-le à ma mère afin qu'elle fasse aussi sur lui ce signe. »

Sa mère était Madame Ortulana (1) qui avait suivi

 

1. Ortulana avait suivi ses filles à Saint-Damien; Jacobelli dans son livre Vite del Santi dell'Umbria, tome I, il écrit qu'elle mourut le 2 janvier 1253 plus qu'octogénaire; la même année moururent ses saintes filles. Son corps fut emporté avec celui des autres Sœurs de Saint-Damien à Saint-Georges (actuellement Sainte-Claire) en 1260.

 

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ses filles bénies et était entrée au monastère de Saint-Damien. Elle y avait reçu l'habit religieux des mains de sa noble fille Claire et, dans la retraite, la dévote veuve servait le Seigneur; elle était arrivée à une telle sainteté que Dieu fit par elle bien des miracles.

Madame Ortulana accueillit donc le susdit bébé, le marqua de la croix et incontinent l'œil fut débarrassé de la tache et l'enfant vit la lumière.

Cette merveilleuse guérison, grâce à l'humilité de la mère et de la fille, peut être attribuée à toutes deux; mais la vierge Claire assurait qu'elle n'était due qu'aux mérites de sa mère, laquelle affirmait que c'était sa fille qui avait guéri l'enfant.

 

V. — Guérison d'un enfant d'Assise qui avait les fièvres.

 

Un autre enfant de cinq ans, fils de messire Jean, d'Assise, procureur des Pauvres Dames,

 

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fut conduit à Madame Sainte Claire, parce qu'il avait une forte fièvre avec d'autres maladies. La bienheureuse, l'ayant touché avec le signe de la croix, il fut immédiatement guéri; son père raconta au parloir comment il avait été subitement délivré et peu après l'enfant revint au monastère en parfaite santé.

 

VI. — Guérison des fistules de sœur Benvenuta d'Assise.

 

Une Sœur de Saint-Damien, nommée Benvenuta, d'Assise, était gravement malade et souffrait de violentes douleurs parce qu'elle avait sous le bras et à la poitrine de grandes plaies qu'on appelait fistules dans lesquelles on mettait cinq tampons de charpie pour en absorber le pus, car il y avait cinq trous d'où s'écoulait le sang corrompu avec une odeur intolérable. Aucun médecin n'avait jamais pu la guérir et elle supportait ces souffrances depuis douze ans.

Un soir qu'elle était accablée de chagrin, Benvenuta s'en fut vers sa sainte Mère qui était couchée et malade. Elle la suppliait en

 

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pleurant de la soutenir dans une si cruelle épreuve. Alors la très pure vierge, émue de pitié, descendit de son mauvais lit, et, s'agenouillant par terre, se mit à prier, puis elle se tourna doucement vers sa fille, se signa d'abord elle-même et dit le Pater noster, puis enlevant les pansements qui étaient sur les plaies, elle toucha celles-ci de sa main nue, déposant sur chacune le signe du salut. Instantanément Benvenuta fut guérie de toutes ses fistules qui semblaient incurables et ne se ressentit plus jamais de cette infirmité.

VII. — Guérison de sœur Aimée qui était hydropique.

 

Une autre des Pauvres Dames de Saint-Damien, qui avait nom Aimée, était malade depuis treize mois d'une grave hydropisie. En outre elle était endolorie par la fièvre et avait au côté une douleur qui la forçait à demeurer couchée. Son corps était si enflé, qu'à peine pouvait-elle incliner la tête. Madame Sainte Claire, qui était fort compatissante, en eut grande pitié; elle fit sur elle le signe de la

 

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croix et aussitôt toutes les maladies s'évanouirent. Elle demeura saine et guérie.

 

VIII. — Guérison de sœur Benvenuta de Pérouse qui avait une extinction de voix.

 

Une autre servante du Christ, sœur Benvenuta, de la cité de Pérouse, novice au moutier de Saint-Damien, avait depuis deux ans la voix si complètement perdue que, lorsqu'elle parlait, à peine pouvait-on la comprendre. La nuit de l'Assomption de Notre-Dame, une vision lui révéla que la bienheureuse Claire devait la guérir; aussi attendait-elle le jour avec grande impatience.

Dès l'aurore, elle s'en alla vers sa très sainte Mère, lui demandant humblement qu'elle la marquât du sceau divin afin qu'elle fût délivrée. Aussitôt, elle recouvra une voix claire et parfaite.

 

IX. — Guérison de sœur Christine qui était sourde.

 

Une autre Sœur, du nom de Christine, ayant été longtemps sourde d'une oreille avant

 

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d'entrer au monastère, avait été soignée vainement par de nombreux médecins; dès que Madame Sainte Claire, pleine de pitié, eut fait sur elle le signe de la croix et eut manié son oreille, Christine entendit.

 

X. — Guérison de sœur Babbine qui avait un abcès.

 

La sœur Babbine, de Saint-Damien, était gravement malade de la fièvre et d'un abcès à la poitrine ; toutes les Sœurs pensaient qu'elle allait bientôt mourir, mais la bienheureuse Mère la marquant du signe de la croix, elle fut complètement guérie.

Quelque temps après, cette même Sœur fut affligée d'une grande douleur au côté. Une nuit qu'elle souffrait beaucoup, elle commença à se plaindre et à se lamenter; ce qu'entendant, Madame Sainte Claire lui demanda ce qu'elle avait. La Sœur lui confia son mal, la Mère bénie s'approcha, se fit indiquer l'endroit douloureux et posa dessus un linge qu'elle portait sur la tête ; la douleur disparut incontinent.

 

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XI. — Guérison de sœur Cécile qui souffrait d'une toux continuelle.

 

Une autre Sœur, appelée Cécile, avait depuis longtemps une toux très violente qui survenait chaque fois qu'elle commençait à manger ; elle toussait tant qu'elle semblait étouffer. Un vendredi, Claire lui donna un peu de galette ; elle la prit en tremblant, et, pour obéir à sa sainte Mère, se mit à la manger ; depuis lors, elle fut complètement guérie.

 

XII. — Guérison des écrouelles de sœur Andrée.

 

Il est stupéfiant de découvrir qu'au milieu de toutes ces saintes Dames, enflammées du divin amour, se cachait une âme froide, et, au milieu de ces prudentes vierges, une imprudente. Elle se nommait sœur Andrée, de Ferrare.

La dite religieuse avait des ganglions ou scrofules à la gorge et elle était impatiente de guérir. Une nuit qu'elle se trouvait dans une

 

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chambre sous le dortoir, elle se serra la gorge si fort avec les mains qu'elle faillit étouffer et perdit connaissance. L'insensée croyait arriver parce moyen à faire entrer les ganglions dans sa bouche et à les cracher; elle voulait ainsi guérir malgré la volonté de Dieu.

Sachant ce qui se passait par une révélation, Madame Sainte Claire appela sœur Philippa qui dormait auprès délie et lui dit :

« — Cours en hâte vers la chambre au-dessous parce que sœur Andrée s'y trouve gravement malade; chauffe un œuf, porte-le-lui et dis-lui de ma part qu'elle le boive. Lorsqu'elle aura repris connaissance amène-la-moi. »

La Sœur fit avec une grande diligence ce que lui avait commandé la sainte Mère; elle trouva sœur Andrée évanouie et presque complètement étranglée par ses propres mains qui serraient étroitement sa gorge.

Sœur Philippa la soulagea de son mieux, ensuite elle la conduisit à Madame Sainte Claire. Celle-ci demanda à sœur Andrée ce qui lui était arrivé ou plutôt ce qu'elle avait fait. Et comme elle ne répondait rien, sainte Claire lui raconta exactement tout ce qui s'était passé et ajouta :

 

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« — Oh ! malheureuse, confesse au Seigneur ton Dieu tes pensées et tes tentations, car je les ai connues par lui; or, sache maintenant que tu seras guérie par le Seigneur Jésus de ce dont tu as voulu guérir, mais améliore ta vie, car tu auras bientôt une autre maladie dont tu mourras. »

A ces paroles la susdite Sœur reçut l'esprit de componction, reconnut humblement sa faute et changea de vie. La pieuse Mère la délivra alors de ses scrofules par un signe de croix.

Peu de temps après elle mourut d'un autre mal.

 

XIII. — Guérison de plusieurs Sœurs qui étaient malades.

 

Pendant un certain temps, il y eut au moutier de Saint-Damien beaucoup de Sœurs atteintes de langueurs et de diverses maladies. Leur bonne et pitoyable Mère entra un jour dans l'infirmerie où elles gùsaient, pour les visiter, apportant avec elle la bonne médecine dont elle usait si bien.

Dès qu'elle eut fait sur les malades cinq fois

 

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le signe de croix, cinq des Pauvres Dames se levèrent guéries.

Nous pouvons reconnaître après cela qu l'arbre de la vraie croix était bien réellement planté dans le cœur de la très pure vierge Claire ; elle nourrissait les âmes de ses fruit! et les feuilles, c'est-à-dire le signe de la croix étaient la médecine des corps.

Une des cinq Sœurs guéries, sœur Pacifique, d'Assise, disait que pour elle et les autre Sœurs, le meilleur remède, lorsqu'elles étaient malades, c'était le sceau divin de leur sainte Mère.

Messire Barthélémy, évêque de Spolète chargé par Innocent IV d'examiner la vie et le miracles de cette glorieuse vierge, demanda sœur Pacifique quelles paroles prononça Madame Sainte Claire quand elle signait le malades.

La religieuse répondit qu'elle n'entendait pas parce que la pieuse Mère parlait trop bas.

« — Mais, ajouta la Sœur, à cause de sa vie toute céleste et angélique, le Seigneur avait donné à Madame Sainte Claire tant de grâces que souvent, lorsque ses filles étaient malade, il lui suffisait de faire le signe de la croix sur

 

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elles avec sa très gracieuse main pour qu'elles fussent guéries incontinent. »

On n'a pu écrire que très peu de miracles en proportion de ceux qu'elle fit.

 

XIV. — Comment la porte du monastère tomba sur Madame Sainte Claire, et ce qu'il en advint.

 

Un soir, comme elle fermait la porte du monastère qui était très grande, il advint que la susdite porte tomba tout entière sur le dos de Madame Sainte Claire.

Ce que voyant, une Sœur qui se trouvait seule avec elle, sœur Angèle, de Spolète, cria bien fort, appelant les autres, car elle craignait que sa Mère ne fût morte.

A ses cris, presque toutes les Pauvres Dames arrivèrent et considérant l'huis qui était resté sur la Bienheureuse, parce que sœur Angèle n avait pas pu le mouvoir, elles crurent que leur sainte Mère était morte, et se mirent à gémir et à pleurer. On appela les Frères, trois d'entre eux soulevèrent à grand'peine la porte ; on vit alors la douce vierge se lever sans

 

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aucune lésion, elle affirma n'avoir pas senti de poids plus lourd que n'eût été celui d'un manteau.

Toutes rendirent grâce à Dieu avec allégresse.

 

CHAPITRE XXVII
Comment Madame Sainte Claire mangea une fois avec saint François à Sainte-Marie-des-Anges.

 

Madame Sainte Claire avait depuis longtemps un très vif désir de partager au moins une fois le repas de saint François ; elle le lui avait exprimé souvent, mais le saint n'avait jamais voulu y consentir.

La très pure vierge se recommanda instamment à Notre-Seigneur, le priant de mettre au cœur de son bienheureux père l'inspiration de la satisfaire. Et il plut à Dieu que les compagnons de saint François, témoins du grand désir qu'avait la sainte d'assister à un repas de leur maître, dirent à celui-ci :

« — Père, nous croyons que tant de rigueur

 

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n'est pas suivant la charité divine, et que tu dois condescendre en une si petite affaire au vœu de notre sœur Claire, très dévote épouse du Christ. Et si même sœur Claire te demandait une faveur bien plus importante, tu aurais encore le devoir de la lui accorder, car elle est ton enfant très parfaite, ta précieuse plante spirituelle ! »

Alors François leur dit :

« — Il vous semble donc que je doive consentir à ce quelle désire ? »

Et les Frères répondirent :

« — Certes ! il convient bien que tu lui donnes cette consolation qu'elle attend depuis si longtemps ! »

Alors saint François dit :

« — Puisqu'il vous paraît que ce doit être, je veux que cela soit. Mais, afin qu'elle ait plus de joie, j'entends que ce repas ait lieu en Sainte-Marie-des-Anges où sœur Claire reçut le saint habit, où nous lui avons coupé les cheveux et où elle s'est fiancée avec Jésus-Christ. »

Et donc, selon l'ordre de François, lorsqu'arriva le jour fixé, Madame Sainte Claire quitta Saint-Damien avec une Sœur, et, accompagnée

 

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de deux Frères mineurs, elle descendit à la Portioncule. Elle commença par se prosterner pieusement devant l'autel de la sainte Vierge au pied duquel elle avait été vêtue, voilée et consacrée à Jésus-Christ ; ensuite les Frères lui firent visiter le couvent en attendant l'heure du repas.

Pendant ce temps, saint François fit préparer le couvert sur la terre nue comme d'ordinaire. On dit le Benedicite ; saint François et Madame Sainte Claire s'assirent ensemble bien dévotement ainsi que l'un des Frères et la compagne de la sainte, puis tous les autres Frères prirent place humblement, pour le repas. Dès le premier plat que l'on servit, le séraphique François se mit à parler de Dieu si suavement et doucement, si hautement et divinement que la plénitude des grâces divines se répandit sur eux et tous furent ravis en Dieu.

Tandis qu'ils étaient ainsi dans le ravissement, les yeux et les mains levés vers le ciel, voici que les gens d'Assise et de Bettona et des autres cités d'alentour s'aperçurent que Sainte-Marie-des-Anges, et le couvent tout entier et tout le bois qui s'étendait alors auprès du monastère avaient pris feu et brûlaient avec

 

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une intensité extraordinaire. De sorte que les gens d'Assise accoururent précipitamment pour éteindre l'incendie car ils étaient convaincus que tout était en flammes et ils venaient secourir les pauvres Frères. Mais, en s'approchant, ils ne virent plus aucun feu, et, étant entrés, ils découvrirent saint François, sainte Claire et tous les autres, ravis en Dieu autour de leur pauvre repas. D'où ils conclurent que le feu qu'ils avaient vu était un feu non pas matériel, mais céleste, et que Dieu avait fait ce miracle pour leur révéler l'amour divin dont brûlaient les âmes des saints Frères et des Pauvres Dames; si bien qu'ils s'en retournèrent chez eux avec une grande joie dans leurs cœurs, et fort édifiés.

Saint François, Madame Sainte Claire et tous les Frères, lorsqu'ils retrouvèrent leurs sens, étaient rassasiés de la nourriture spirituelle et ne se soucièrent plus de celle du corps : ainsi s'acheva ce céleste repas.

Madame Sainte Claire, bien accompagnée, regagna Saint-Damien, et les Sœurs eurent grande liesse en la revoyant, car elles tremblaient que saint François ne l'eût envoyée régir quelqu'autre monastère comme il avait déjà mandé

 

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sa sœur Agnès au moutier de Monticelli (1), en la cité de Florence, afin qu'elle en fût Abbesse. Car souvent ce saint Père avait dit à Claire :

« — Prépare-toi à te rendre, si besoin est, en quelque lieu que je te mande. »

Aussi les Pauvres Dames firent grande fête à son retour.

Or il advint que le bienheureux Père François fut pris de doutes sur ce que demandait de lui la gloire de Dieu; il ne savait plus si le bon plaisir divin était qu'il allât par le monde en prêchant ou qu'il demeurât en un lieu solitaire à prier. Comme la glorieuse vierge, Claire, dans ses ravissements et ses extases, recevait de Dieu des lumières sur ses volontés, saint François lui députa frère Masseo afin qu'elle lui fit connaître le bon plaisir de Dieu. Or soudain, à Claire comme à frère Sylvestre que François avait aussi consulté, fut donnée la même réponse : le Saint devait aller prêchant par le monde, afin de conquérir à Dieu les âmes que l'enfer s'efforçait de lui ravir.

 

1. Les Bénédictines du monastère de Monticelli avaient demandé à être reliées à l'Ordre des Pauvres Dames. Saint François y avait consenti et leur avait envoyé Agnès, la sœur de Claire, comme Abbesse en 1219.

 

CHAPITRE XXVIII
Comment Madame Sainte Claire instruisait les Sœurs.

 

La prudente et glorieuse Claire était bien vraiment préposée par Dieu comme Abbesse, mère et maîtresse des épouses de Jésus-Christ, aussi les aimait-elle d'un tendre amour et leur apprenait-elle à bien faire pénitence. Elle leur enseignait d'abord à fuir le bruit du monde afin de mieux pénétrer les secrets de Dieu; à se détacher de leurs parents, de leur maison, de leur pays; à mépriser tous les appétits charnels avec leurs voluptés ; à combattre la sensualité et les aises du corps fragile. Elle les mettait en garde contre la malignité du démon qui connaissait la simplicité de leurs âmes et se cachait avec adresse pour les tenter. Elle

 

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les excitait à l'amour de Dieu et leur enjoignait d'être parfaitement fidèles à leur règle.

Avec une sollicitude maternelle, elle s'informait de leurs progrès, de leurs difficultés, les exhortait spécialement : d'abord à aimer Dieu, ensuite à se confesser fréquemment et sincèrement de tous leurs péchés, enfin à se souvenir toujours de la passion de Jésus-Christ. Suivant les inspirations de l'Esprit-Saint, elle leur développait bien souvent ces trois points, et c'est ainsi qu'elle leur donna cette solide formation qui se perpétue encore aujourd'hui dans l'Ordre des Pauvres Dames.

Claire voulait que certaines heures du jour fussent consacrées à des travaux manuels afin que les Sœurs reprissent ensuite l'oraison avec plus de ferveur.

Ainsi, fuyant la paresse et la mollesse, elles chassaient de leur âme l'abominable tiédeur et remplissaient leur cœur des flammes du divin amour.

En nul cloître le silence n'était mieux gardé, ni l'honnêteté mieux observée, ni les pénitences plus rigoureuses. Aucune Sœur du moutier ne prononçait parole qui fût légère ou mauvaise, ce qui montre que leurs cœurs

 

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débordaient de belles pensées. Leur bonne Mère était très sobre de paroles, bien que tout ce qui sortait de ses lèvres fût chasteté et sainteté.

Quand Madame Sainte Claire envoyait les Sœurs tourières hors du monastère, elle leur enjoignait de louer le Seigneur chaque fois qu'elles verraient des arbres bien fleuris et feuillus et qu'elles rencontreraient des hommes ou d'autres créatures, d'avoir en toute occurrence le divin Maître devant les yeux et de n'avoir pas honte en demandant l'aumône, mais de se souvenir que Notre-Seigneur Jésus-Christ s'était fait pauvre en ce monde pour l'amour de nous.

 

CHAPITRE XXIX
Comment Madame Sainte Claire avait grand soin de procurer à ses filles de dévots prédicateurs.

 

La bienheureuse Claire procurait fréquemment à l'âme de ses filles, par de dévots prédicateurs, la suave et substantielle nourriture de la parole de Dieu. Elle trouvait elle-même dans ces sermons tant de joie et de délices spirituelles qu'elle les écoutait avec ravissement. Bien qu'elle ne fût pas instruite dans les lettres, Claire avait néanmoins grand plaisir et dilection à ouïr des sermons bien faits, desquels elle ne jouissait pas seulement pour leur forme littéraire, mais parce que sous l'écorce des paroles se cachait l'amande qu'elle atteignait avec plus de soin et dégustait plus

 

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savoureusement. Elle savait cependant extraire de toute homélie ce qui convient le plus à l'âme. Vierge prudente, elle comprenait que ce n'était pas moindre sagesse de cueillir de belles fleurs en d'âpres épines que de manger les fruits suaves d'un bel arbre.

Un jour que frère Philippe d'Antria, de l'Ordre des Mineurs (1), prêchait à Saint-Damien, sœur Agnès d'Assise, non pas la sœur selon la chair de Madame Sainte Claire, mais celle à laquelle elle avait prêté son cilice, vit auprès de la douce vierge un enfant d'une grande beauté qui semblait avoir environ trois ans. Et la Sœur se mettant à prier Dieu dévotement pour qu'il ne permît pas qu'elle fut trompée par le démon, entendit dans son cœur ces paroles : « Je suis au milieu de vous », ce qui voulait dire, comme il lui fut donné de le comprendre, que cet enfant était l'Enfant Jésus qui se tenait au milieu de l'auditoire quand celui-ci était attentif comme il devait l'être à la prédication.

 

1. Frère Philippe fut le septième compagnon de saint François. Certains auteurs pensent qu'il était originaire d'Antria, bourg des environs de Pérouse. Celano dit qu'il était doué dune céleste éloquence. Wadding (année 1259, n. 9), dit qu'il mourut en 1259 à Pérouse et fut enterré dans l'église des Clarisses.

 

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L'évêque de Spolète ayant demandé à sœur Agnès à quelle époque s'était passé cet événement, elle répondit que c'était dans la semaine du temps pascal pendant laquelle on chante Ego sum pastor bonus. Comme le susdit évoque lui demandait si aucune autre Sœur n'avait vu cet enfant, elle répliqua :

« — Une Sœur m'a dit : « Je sais que tu as vu quelque chose » ; je me suis tue et elle ne me dit plus rien, peut-être l'avait-elle vu aussi. »

L'évêque lui demanda combien de temps ce petit enfant était demeuré près de Madame Sainte-Claire. Elle répondit :

« — Pendant une grande partie du sermon ; il se tenait devant elle, lui faisait grande fête, la comblant de tendresses. »

Et la Sœur ajoutait qu'elle-même, en contemplant cette apparition, sentait dans son cœur de très grandes délices spirituelles, une douceur et des suavités inénarrables. Il lui semblait que sa bienheureuse Mère resplendissait comme une étoile. Ensuite elle vit une autre lumière moins vive et de couleur rouge qui semblait lancer des étincelles. Cette lumière entourait Claire et lui couvrait toute la tête. Comme sœur Agnès doutait de ce qu'elle voyait, elle

 

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entendit intérieurement ces mots : Spiritus sanctiis superveniet in te, et la vision disparut.

La susdite Sœur avait une grande dévotion à sa sainte Mère. Un jour, à force d'instances, elle obtint de lui laver elle-même les pieds; ce qu'ayant fait, elle but toute l'eau qui lui parut douce et suave comme on ne peut dire. Dans la suite, la très humble Claire jetait précipitamment son eau dès qu'elle s'était lavée, de crainte que pareil fait ne se renouvelât.

Il y avait à Sainte-Marie-des-Anges un maître et docteur en théologie appelé Alexandre d'Ales, aussi fameux par sa science que par sa sainteté. Il était venu à Assise par dévotion à saint François et était entré dans son Ordre. Il demeura longtemps à Sainte-Marie-des-Anges, parlant et enseignant en langue italienne chaque fois qu'on le lui demandait.

Madame Sainte Claire, ayant un jour fait prier le gardien de Sainte-Marie-des-Anges de lui envoyer un Frère pour prêcher, il lui manda ce docteur. Celui-ci était presque à la moitié de son discours lorsque le saint frère Égide, qui l'écoutait, se leva brusquement, enflammé d'amour de Dieu et dit :

 

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« — Tais-toi, maître, parce que je vais parler, moi. »

Le prédicateur, plein de vraie humilité, se tut et s'assit. Alors frère Égide se mit à parler de Dieu avec tant de douceur et de componction que les âmes qui l'entendaient étaient toutes consolées et émerveillées. Lorsqu'il eut fini, frère Egide dit au docteur:

« — Lève-toi et finis ton sermon. »

Là-dessus, ce miroir d'humilité se leva et acheva l'homélie à la grande édification de tous ceux qui étaient présents Lorsque la cérémonie fut terminée et le prédicateur parti, Claire, exultant de joie en son âme, dit aux Frères qui étaient présents :

« — O Frères ! je vous dis qu'aujourd'hui j'ai vu des choses merveilleuses. Maintenant est

 

1. Il est fort douteux que ce soit Alexandre d'Ales (ou de Haies) qui ait parlé devant Sainte Claire ; Barthélémy de Pise qui le premier a raconté l'anecdote, ne nomme pas le maître en théologie. La chronique des 24 généraux qui vient ensuite, dit : un maître Anglais. Les éditeurs de Quaracchi mettent en note « on veut que ce soit Alexandre d'Ales, c'est possible, mais nullement certain. » Peut-être voulut-on donner un nom propre à ce maître anglais et comme le plus célèbre était Alexandre d'Ales on le baptisa de ce nom. Ce que l'on sait de la vie d'Alexandre rend le fait peu probable, il était entré chez les Frères Mineurs en 1831, mourut en 1245, et continua d'enseigner à Paris.

 

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accompli le désir de mon père saint François, car je me souviens qu'il m'a dit fréquemment ces paroles : « Je voudrais voir tant d'humilité dans mon Ordre, que si un docteur, maître en théologie, prêchant, un Frère lai l'interrompait pour lui demander sa place, le théologien se tût humblement et laissât la parole au simple Frère. » Ce vœu s'est réalisé aujourd'hui sous mes yeux et je vous le dis, mes Frères, en vérité, l'humilité du frère Alexandre m'a plus édifiée que si je lui avais vu ressusciter un mort. »

Or il advint que le Souverain Pontife Grégoire IX interdit que les Frères allassent dans les monastères de femmes sans sa permission (1); ce qu'apprenant, la très dévote Claire se désola beaucoup, car elle comprit que les Frères ne viendraient plus aussi souvent prêcher à Saint-Damien et que ses chères filles ne recevraient plus que rarement la nourriture de la Sainte Ecriture. Aussi, elle renvoya incontinent au Ministre Général tous les Frères qui logeaient honnêtement dans un petit local au dehors du monastère et quêtaient pour ses besoins, en faisant dire au susdit ministre :

 

1. La bulle à laquelle il est fait allusion émane de Grégoire IX, elle est datée du 22 novembre 1236. Etsi omnium...

 

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« — Puisque le pape Grégoire nous ôte les Frères qui donnaient à nos âmes la nourriture, nous n'avons que faire de ceux qui ne nourrissent que nos corps. »

Là-dessus, le pape consentit avec une paternelle affection à ce que les Frères allassent porter aux Pauvres Dames la parole de Dieu, puis il remit la défense qu'il avait faite entre les mains et à la discrétion du Ministre Général.

 

CHAPITRE XXX
De la grande charité que Madame Sainte Claire avait pour ses Sœurs.

 

Non seulement cette sainte Abbesse aimait tendrement l'àme de ses filles, mais elle s'appliquait avec une merveilleuse charité à soigner leur corps.

En hiver, pendant les grands froids, elle allait souvent la nuit visiter les Sœurs endormies et si quelqu'une d'entre elles n'était pas bien couverte,elle la recouvrait de ses propres mains. A celles qu'elle jugeait languissantes et débiles, trop faibles de corps pour observer toutes les austérités de la règle, elle faisait atténuer les pénitences, restreindre les rigueurs, de façon qu'elles puissent supporter la vie du cloître et demeurer contentes.

 

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Si cette bienheureuse Mère voyait quelqu'une de ses filles affligée, tourmentée, en proie à la mélancolie ou tentée par le diable, comme il advient quelquefois, elle l'appelait en secret, et, pleine de bonté, la réconfortait doucement, pleurait avec elle et la consolait. Parfois, elle se laissait tomber aux pieds de celles qui étaient tristes, s'agenouillait devant elles, et, par sa douceur et sa débonnaireté, ouvrait leur cœur.

Et de tout cela ses filles lui savaient gré, elles se confiaient à elle, suivaient en toute paix sa conduite et reprenaient leur vie dévote. Toutes s'émerveillaient grandement des prérogatives que Dieu avait données à son épouse.

 

CHAPITRE XXXI
Comment le séraphique Père saint François promit pour toujours son aide aux Pauvres Dames.

 

Après avoir narré tout ce que le bienheureux Père François fit pour la réparation matérielle de Saint-Damien, on ne saurait taire la peine qu'il prit pour élever un édifice spirituel dans ces murs sous l'inspiration du Saint-Esprit.

Lorsque le Christ Jésus lui parla de façon si merveilleuse du haut de sa croix, on peut bien croire qu'il fit entendre à François, au fond du cœur, qu'il ne suffisait pas de relever une vieille église ruinée, mais bien d'instaurer en ce lieu un édifice céleste, c'est à dire cet ordre des Pauvres Dames dont la première pierre bien polie et taillée fut la glorieuse Claire. Le saint

 

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établit cette congrégation sur la base solide de la pauvreté, parure de toutes les vertus.

Et lorsque plus tard le séraphique Père déroba peu à peu sa présence corporelle aux Pauvres Dames, il ne les priva point pour cela de son affection qui était fondée en l'Esprit-Saint. Il avait souci de leurs âmes et les dirigeait si soigneusement vers Dieu qu'elles acceptaient volontiers tous les maux et les fatigues pour son amour. Le bienheureux Père leur promit, à elles et à toutes celles qui feraient profession dans l'Ordre, son aide, celle de ses Frères et leurs conseils pour toujours. Quant à lui, il tint fidèlement sa promesse tout le temps qu'il vécut. Au moment de mourir, il recommanda aux Mineurs de faire comme lui, parce qu'un même esprit avait inspiré aux Frères et aux Pauvres Dames de se retirer du siècle.

Un jour, comme les Frères s'étonnaient que leur père saint François donnât si rarement sa présence corporelle à de si saintes femmes, il répondit :

« — De ce que je ne les visite point, il ne s'ensuit pas que je les aime moins. Les ayant confirmées dans le Christ, et faites épouses de Jésus-Christ, si je n'en voulais plus avoir

 

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souci ce serait une grande cruauté, mais je vous donne l'exemple afin que vous fassiez comme moi. Il ne convient pas que vous vous offriez spontanément à les servir; je recommande au contraire qu'on envoie vers elles ceux qui se déroberaient à ce ministère, car ce sont souvent des hommes spirituels et de vertu éprouvée. »

 

CHAPITRE XXXII
Comment saint François gravement malade fît parvenir à Madame Sainte Claire une exhortation.

 

Le séraphique François d'Assise, qui avait loue le Seigneur dans toutes ses créatures : dans le soleil, la lune, les étoiles et les autres choses, fit aussi de gracieux cantiques pour la consolation et l'édification des Pauvres Dames cloîtrées, sœurs de la pure vierge Claire.

Un jour, apprenant qu'elles étaient bien marries et angoissées à cause d'une grave maladie dont il souffrait, et ne pouvant aller les visiter, il leur envoya par ses compagnons une exhortation qu'il avait composée pour elles, et dans laquelle il leur mandait ses volontés. Il y disait que les Sœurs devaient vivre dans l'humilité, unies entre elles par la charité, parce

 

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que la sainteté de leur vie et de leurs entretiens non seulement était à la louange de leur Ordre, mais était encore un sujet d'édification pour l'Eglise universelle.

Le bienheureux Père, qui savait aussi que les Sœurs de Saint-Damien suivaient strictement la dure vie de pauvreté depuis les débuts de leur vocation, était toujours rempli à leur égard de pitié et de compassion; aussi les exhortait-il avec une paternelle affection, par l'entremise des Frères, à persévérer avec patience dans cette voie et il leur disait que le Seigneur les ayant rassemblées de divers pays sous la règle de la pauvreté et de l'obéissance, elles devaient vivre et mourir dans cette observance. Il leur recommandait spécialement de rendre grâce au Seigneur des aumônes qu'elles recevaient, et de n'en profiter qu'avec discrétion.

Il encourageait celles qui étaient saines à prendre volontiers les travaux fatigants pour les éviter aux malades, à celles-ci il conseillait de s'étudier à supporter patiemment leurs maux pour l'amour du Seigneur. Il ajoutait :

« — Que la Sœur qui a besoin de quelque chose le requière de sa Sœur et de sa Prieure pour l'amour de Dieu et si ce qu'elle demande

 

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ne lui est pas octroyé, qu'elle le supporte patiemment pour plaire à son Seigneur qui manqua pendant sa vie de tant de choses nécessaires et chercha des consolations sans les trouver. Qu'elle n'oublie pas que cette privation lui sera comptée pour le ciel, et s'il advient que sa santé se ressente gravement du refus d'un secours nécessaire, qu'elle le pardonne de grand cœur. »

 

CHAPITRE XXXIII
Comment saint François étant sur le point de mourir fît avertir Madame Sainte Claire et ses filles quelles le reverraient toutes avant leur mort.

 

Or, il advint qu'en la semaine où devait trépasser le glorieux patriarche saint François, Madame Sainte Claire, sa première plante et sa vraie imitatrice dans l'observance de la perfection évangélique, étant gravement malade et se croyant près de mourir, désirait ardemment voir et entendre avant sa mort son aimable père. Et ceci n'étant pas possible à cause de la maladie dudit père, elle pleurait et se désolait amèrement. Comme elle ne pouvait supporter la pensée de ne pas revoir son unique et bien-aimé consolateur, elle envoya un Frère confier

 

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sa peine à saint François; ce qu'entendant, son gracieux père qui l'aimait lui aussi d'une affection paternelle dans le Seigneur, fut ému de pitié, mais puisqu'il ne pouvait pas faire qu'elle le vît, il écrivit à la séraphique vierge et à ses Sœurs, pour leur consolation, une lettre où il leur mandait qu'il les bénissait toutes, les confirmant dans le Seigneur. Puis, afin que cette très douce Claire n'eût plus de peine et éloignât d'elle toute mélancolie et amertume, mû par l'Esprit-Saint, François dit au Frère qu'elle lui avait adressé :

« — Va et dis à la vierge Claire qu'elle chasse toute tristesse et douleur de ne me point voir maintenant; qu'elle sache en vérité qu'elle et toutes ses Sœurs me verront avant leur mort et que je les consolerai grandement. »

Et ceci se réalisa. Le bienheureux Père passa de cette vie le samedi soir. Le lendemain dimanche, le peuple d'Assise vint dès le matin avec tout le clergé pour chercher le précieux corps paré des stigmates comme de perles précieuses. On l'emporta solennellement au milieu des hymnes et des chants d'allégresse. Tous les fidèles tenaient des rameaux de verdure et des cierges. De Sainte-Marie-des-Anges on se dirigea

 

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vers Assise, mais par la divine volonté, afin que s'accomplit la parole de saint François, il arriva que ceux qui le portaient, laissant la route droite, passèrent par le monastère de Saint-Damien pour consoler ses filles dans le Christ. Ce qu'apprenant, la très dévote Claire, toujours gravement malade, se fit mener en hâte dans l'église, et les Frères déposant le saint corps enlevèrent la porte et la grille de fer derrière lesquelles les Pauvres Dames venaient communier et écouter la parole de Dieu. Cela fait, ils retirèrent le corps du cercueil et, le prenant dans leurs mains, le déposèrent devant ladite fenêtre. Quand ces filles bénies virent le corps de leur père, elles se lamentèrent doucement :

« — O notre père ! gémissaient-elles, que deviendrons-nous ? Pourquoi nous as-tu abandonnées ? Pourquoi nous laisses-tu désolées ? Pourquoi n'as-tu pas voulu que joyeuses et en liesse nous partions avec toi, laissant les tristes choses terrestres ? Que veux-tu que nous fassions, encloses dans cette prison, maintenant que tu ne nous visiteras plus comme autrefois ? Toute notre consolation est partie avec toi, la joie ne demeure pas dans les tombeaux du monde!Qui

 

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nous apprendra à goûter les caresses de la pauvreté, à nous qui sommes aussi misérables de mérites que de biens temporels ? O pauvre des pauvres! O amant de la pauvreté! O juge prudent et avisé des tentations, qui soutiendra dans la tribulation les tourmentées ? Oh ! séparation déchirante ! Oh ! absence douloureuse ! Oh ! mort plus horrible que tout ! »

Leurs plaintes étaient grandes et l'auraient été bien davantage si leur modestie virginale n'en avait tempéré l'expression. Et pleurer longtemps sur ce saint n'était pas congru alors que les Frères et le peuple d'Assise étaient dans l'allégresse de contempler les stigmates et de posséder les reliques d'un saint.

Les Frères s'apercevant que les Pauvres Dames n'étaient pas complètement satisfaites dans leurs désirs, mirent le corps à l'intérieur du cloître, afin que Madame Sainte Claire et ses Sœurs pussent toucher et baiser les sacrés stigmates, ce qu'elles firent avec grande dévotion et abondance de larmes. Toutes reçurent alors des joies et des consolations inénarrables. Elles étaient cependant brisées de douleur en songeant que plus jamais elles ne seraient instruite;» et réconfortées par leur très saint père.

 

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Mais plus que les autres, l'inconsolable Claire pleurait, elle ne pouvait se détacher du corps et des stigmates, baisant l'un et les autres tendrement. Animée d'une grande dévotion, elle essaya d'enlever un clou de la main de saint François, mais elle ne le put. Et comme ces pauvres Sœurs se voyaient orphelines d'un tel père, elles se remirent à pleurer amèrement. Cela fut permis de Dieu afin que le transport de François au sépulcre fût accompagné de larmes comme celui de Jésus-Christ.

La pieuse vierge Claire prit la mesure du corps de son très saint père et comme l'église de Saint-Damien possédait une cavité creusée dans un mur, où jadis le Saint s'était caché durant un mois pour fuir la colère de son père, la bienheureuse transforma cet antre en une niche dans laquelle elle fit peindre le portrait du saint en sa taille naturelle (1). Et souvent dans la suite Madame Sainte Claire et ses filles vinrent y contempler leur cher et bien-aimé père.

 

1. Cette peinture pleine de naïveté se voit encore dans l'ancien chœur des Pauvres Dames à Saint-Damien : le saint a la taille et le physique d'un enfant de douze à quatorze ans, et non d'un homme.

 

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Lorsque le corps de saint François fut ramené en la cité d'Assise, comme rien n'était préparé dans le lieu qu'il avait choisi pour sépulture, on le renferma dans un second cercueil de bois et on le déposa provisoirement dans l'église Saint-Georges (1). C'est là que l'on conserve aujourd'hui le corps de sainte Claire et que s'est transporté le moutier des Pauvres Dames. C'est là que le bienheureux François étant tout petit avait appris à lire. Là aussi il avait fait son premier sermon et ce fut donc le premier lieu de son repos. Son corps y demeura quatre années environ, jusqu'à sa translation dans l'église édifiée sous son nom et où il se trouve aujourd'hui (2).

Cet endroit, avant que le saint y fût enseveli, se nommait colline de l'Enfer, aujourd'hui il s'appelle colline du Paradis.

La séraphique Claire ne vit pas seulement les sacrés stigmates de saint François après sa mort. Elle les avait contemplés durant sa vie et avait pansé la plaie du côté; une des petites

 

1. L'église Saint-Georges s'élevait sur l'emplacement de l'église actuelle de Sainte-Claire.

2. La dépouille du saint fut transportée le 25 mai 1230 dans la magnifique église de Saint-François, construite par le frère Élie.

 

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compresses qu'elle y appliqua se voit encore aujourd'hui au monastère de Sainte-Claire d'Assise (1).

 

1. Cette compresse se vénère encore actuellement chez les Clarisses d'Assise.

 

 

CHAPITRE XXXIV
Des diverses et longues maladies de Madame Sainte Claire.

 

Madame Sainte Claire avait déjà marché quarante ans dans la voie de la très grande pauvreté lorsqu'il plut à Notre-Seigneur de l'appeler; il lui envoya une longue maladie et multiplia ses langueurs (1). Les austérités et les pénitences excessives des années précédentes avaient enlevé à son corps toutes ses forces et à son sang toute vigueur. Ses dernières années furent remplies de longues et graves infirmités. Dieu le voulut ainsi, afin qu'après avoir gagné beaucoup de mérites par ses œuvres pendant qu'elle se portait bien, elle s'enrichît

 

1. Nous sommes en l'année 1251 : sainte Claire fut dès lors contrainte par l'aggravation de ses maladies de rester toujours couchée.

 

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encore bien plus dans les douleurs et souffrances corporelles. Elle réalisa la parole de l'apôtre saint Paul : « La vertu se perfectionne dans la maladie. »

Sa perfection grandit en effet. Durant vingt-huit années, elle fut constamment malade et supporta toutes ses épreuves avec une inaltérable patience. Jamais on n'entendit sortir de sa bouche le moindre murmure, elle ne cessait de prier Dieu et de lui rendre grâce. Son état devint grave sous l'excès de telles souffrances, aussi la croyait-on près de sa fin lorsqu'il plut à la divine Providence de retarder son entrée dans la béatitude afin que sa mort fût exaltée par la présence de la cour romaine dont elle était la fille spirituelle.

Le Souverain Pontife Innocent IV était à Lyon, en France, avec les cardinaux (1); à ce moment, l'état de la bienheureuse vierge avait empiré de telle sorte que ses filles, toutes marries, attendaient sa mort. Leur peine était si vive qu'elles croyaient sentir en leur cœur un couteau qui le transperçait.

 

1. Innocent IV demeura à Lyon de décembre 1244 à avril 1251 ; il revint en Italie par Genève, Milan, Bologne et arriva à Pérouse le 5 novembre 1251. Gf. Pannacchi : Legenda Sanctœ Clarae p. 55 n.

 

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Or, au monastère de Saint-Paul, de l’ordre de Saint-Benoît, là où François avait d'abord conduit Claire, une dévote religieuse eut une vision. Il lui semblait être avec ses sœurs dans le moutier de Saint-Damien, auprès de Madame Sainte Claire, qui gisait gravement malade en un lit précieux; autour d'elle toutes ses filles pleuraient et attendaient d'heure en heure qu'elle trépassât. Soudain, une dame de merveilleuse beauté apparut à la tête du lit et dit aux Sœurs qui pleuraient :

« — Belles filles, ne pleurez pas, celle qui a toujours vaincu sur la terre ne mourra pas avant que le Seigneur ne vienne à elle avec ses disciples. »

Peu de temps après, la cour romaine arriva en la cité de Pérouse, et lorsque Raynald, cardinal et évêque d'Ostie, protecteur de l'Ordre, apprit que Claire était plus gravement malade, il partit incontinent pour visiter l'épouse de Jésus-Christ, car il était son père spirituel, et, par les soins donnés à son âme, comme par son affection très pure et dévouée, s'était toujours montré son fidèle ami. Arrivé au monastère, il lui donna le corps du Seigneur, la réconforta par ses paroles et consola les

 

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Sœurs avec tendresse. Alors Claire, tout en larmes, le supplia doucement, au nom de Notre-Seigneur, de prendre toujours soin de sa famille religieuse et de tous les monastères de l'Ordre ; et surtout le pria de tant faire, que son privilège de parfaite pauvreté fût confirmé par le pape et les cardinaux (1). Le dit prélat le promit et tint parole.

Retourné à Pérouse, messire Raynald présenta au vicaire de Jésus-Christ la requête de Claire ; le pape s'inclinant y accéda et remit au cardinal protecteur l'approbation demandée. Celui-ci, retournant à Assise le 16 septembre, apporta à Claire et aux Sœurs la lettre autorisant les religieuses de Saint-Damien à vivre librement dans l'observance de l'étroite pauvreté que leur avait prescrite le séraphique père saint François. Ce bref commence par ces mots : Quia vos dilectœ filiœ.

L'année suivante, le Souverain Pontife quitta Pérouse avec les cardinaux et passa par Assise (2). La Providence le permit afin que fût vérifiée la vision de la Sœur du monastère de

 

1. Cette visite eut lieu le 8 septembre 1252.

2. Innocent IV demeura dans la ville d'Assise du 27 avril au 1er mai 1253.

 

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Saint-Paul, car le pape qui a la plus sublime fonction ici-bas représente bien vraiment Notre-Seigneur, et les cardinaux sont près de lui comme étaient les disciples autour de Jésus-Christ.

 

CHAPITRE XXXV
Comment Madame Sainte Claire étant gravement malade, notre Saint-Père le Pape Innocent IV vînt la visiter.

 

Déjà Notre-Seigneur se hâtait d'accomplir la promesse qu'il avait faite à Madame Sainte Claire de l'emmener en paradis, et cette angélique vierge aspirait avec toute l'ardeur de son cœur à être délivrée de sa prison corporelle pour contempler l'époux bien-aimé qu'elle avait servi si parfaitement dans la grande pauvreté. Consumés par la maladie, ses membres étaient brisés et comme dissous, son corps ne pouvait plus être réconforté, car il était trop affaissé. Cette extrême faiblesse était l'indice certain d'une fin prochaine.

Messire Innocent IV, qui s'était arrêté alors,

 

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par dévotion à saint François, en la cité d'Assise, apprenant que la vierge Claire allait mourir, résolut de l'aller visiter avec les cardinaux, car il connaissait cette vie plus admirable que celle d'aucune femme de son temps et il savait que sa présence glorifierait le trépas de Claire.

Afin que le Souverain Pontife put pénétrer plus facilement auprès de la Vierge, on démolit le mur de la partie inférieure du monastère; le pape entra seul par cette ouverture avec quatre Frères mineurs, laissant les cardinaux et évêques au dehors. Et quand il fut dans le monastère, il alla droit au pauvre lit où gisait la sainte et lui donna sa main à baiser. Quand elle l'eut bien gracieusement baisée, elle le pria de lui bailler son pied. Le très bon pape monta sur un gradin de bois pour le lui donner plus commodément, et ainsi, elle le baisa très dévotement, dessus et dessous, sans aucune fatigue. Ensuite elle demanda humblement au Souverain Pontife de l'absoudre de ses péchés. A quoi celui-ci répondit:

« — Plût à Dieu que je n'eusse pas plus besoin d'absolution pour les miens ! »

Et donc,  pour sa consolation,  élevant la

 

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main, il donna à Claire une absolution plénière et une grande bénédiction.

Attendu que le vicaire de Jésus-Christ était resté depuis le matin jusqu'à tierce auprès de Madame Sainte Claire, en de pieux entretiens, il se trouva que l'heure du repas avait sonné, et comme le pape allait partir, la sainte le pria de bénir la table, ce à quoi le pape répliqua : « — Je te charge de la bénir. » Mais Claire, humble et discrète, s'en défendit, déclarant qu'il ne convenait pas qu'une pauvre femme donnât une bénédiction devant le vicaire du Christ.

Alors le pape lui commanda, au nom de l'obéissance, afin que ce ne pût être imputé à la présomption, de bénir le repas. Elle obéit aussitôt et bénit la nourriture préparée. Et voilà que, pendant qu'elle bénissait, on entendit résonner deux grands coups dans les pains : le premier au premier geste de sa main et les susdits pains furent rompus par le milieu ; au second, ils se fendirent en travers de sorte que cela formait une croix. Messire Innocent, pape, et tous les assistants furent grandement émerveillés d'un tel miracle. De ce pain une partie fut mangée et le reste gardé jusqu'à ce jour

 

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comme une relique, en souvenir du prodige.

Enfin le Souverain Pontife partit, bénissant les Sœurs et les laissant, comme Madame Sainte Claire, bien consolées par sa visite et ses paroles surnaturelles (1).

Et lorsque tous s'en furent allés, comme elle avait le matin reçu la sainte communion des mains du Frère Gardien, Claire, levant vers le ciel les mains et les yeux, dit en pleurant à ses Sœurs :

« — Mes belles filles, louez et remerciez le Seigneur, car il m'a aujourd'hui donné de telles grâces que ni le ciel, ni la terre ne suffiraient à le remercier: j'ai reçu le Très-Haut dans son Sacrement et j'ai vu son vicaire. »

 

1. Il est peu vraisemblable que ce miracle ait eu lieu au moment où la sainte était mourante, bien que plusieurs auteurs le disent. Cristofani place ce prodige en 1228, sous le pape Grégoire IX qui séjourna à Assise cette année-là, du 26 mai au 10 juin; Locatelli pense que le fait a pu se passer au moment d'une autre visite de Grégoire IX à Assise en 1234 ou en 1235. Il semble donc plus vraisemblable que cela ait eu lieu sous le pape Grégoire IX et non sous Innocent IV.

 

 

CHAPITRE XXXVI
Comment Madame Sainte Claire avant de mourir fit son testament, de même que son Père saint François.

 

La bien-aimée Claire, épouse du Christ, voulut imiter dans la mort son glorieux père François, dont elle avait suivi les traces pendant toute sa vie. Comme le dit Père avait écrit son testament peu avant de mourir, lorsqu'elle se vit, elle aussi, tout près d'être séparée corporellement de ses filles, elle appela l'une d'elles qui savait écrire pour le lui dicter. Et cette pauvre de Jésus-Christ laissa comme héritage à ses filles la sainte Pauvreté, son unique trésor (1).

 

1. Le texte du testament se trouve in-extenso à la fin du volume.

 

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Elle les bénit ensuite en ces termes :

« In nomine Patris et Filii et Spiritus sancti. Amen. Que le Seigneur vous bénisse, vous garde et vous montre sa face, qu'il vous ait en sa miséricorde, et vous donne sa paix, à vous, mes chères sœurs et filles et à toutes celles qui viendront dans notre Ordre tant à présent que plus tard, et persévéreront en tous les autres monastères des Pauvres Dames. Moi Claire, servante du Christ et petite plante de notre bienheureux Père François, votre sœur et votre mère, bien qu'indigne, je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ, par sa miséricorde, par l'intercession de la très sainte Vierge Marie, du bienheureux Michel archange, de tous les anges et de notre bienheureux Père saint François, de tous les saints et saintes du ciel, qu'il vous donne et confirme cette très sainte bénédiction au ciel et sur la terre; ici-bas, en augmentant en vous la grâce et la vertu, au ciel en vous exaltant et vous glorifiant avec ses saints.

« Je vous bénis, vivante, et je vous bénirai après ma mort, tant que je le pourrai et plus que je ne le pourrai, de toutes les bénédictions avec lesquelles le Père des miséricordes bénit et bénira ses fils au ciel et sur la terre, et avec

 

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lesquelles le père et la mère spirituels bénissent et béniront leurs enfants spirituels. Amen.

Soyez toujours amoureuses de Dieu, aimez vos âmes et toutes vos sœurs; demeurez toujours fidèles à observer ce que vous avez promis au Seigneur, que ce Seigneur Dieu soit toujours avec vous et vous accorde d'être toujours avec lui.

« Amen. »

 

CHAPITRE XXXVII
Comment Madame Sainte Claire consola sa sœur Agnès.

 

Toutes les Pauvres Dames entouraient le lit de Madame Sainte Claire et leur âme était transpercée d'un glaive de douleur en se voyant bientôt orphelines. Elles pleuraient et rien ne pouvait les écarter de celle qu'elles aimaient. Elles ne se souvenaient ni de la soif, ni de la faim, ni du sommeil, ni de la fatigue. Nuit et jour elles ne se délectaient que dans leurs larmes. Parmi elles, la dévote vierge Agnès, sa sœur bien-aimée et première compagne dans la vie religieuse, était oppressée de douleur et pleurait amèrement; se plaignant à sa mère et chère sœur, elle lui disait :

« — Belle et très douce sœur, ne m'abandonne

 

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pas, ne pars pas de cette vie sans moi et de même que nous nous sommes données ensemble au très bon Seigneur Jésus-Christ, je te prie, entrons ensemble dans la céleste patrie   »

Alors la très sainte et très pieuse Claire la consola avec douceur et suavité :

« — Ma chère sœur, lui disait-elle, il plaît à Dieu que je parte, ne pleure pas, car tu me suivras bientôt et le Seigneur avant ta mort te donnera de grandes consolations. »

 

1. Agnès dirigeait depuis 1219 le monastère de Monticelli lorsque sainte Claire sentant sa fin prochaine la fit revenir vers elle en 1253. Agnès mourut le 16 décembre 1253, à l'âge de cinquante-six ans.

 

CHAPITRE XXXVIII
De ce qui se passa aux approches du trépas de Madame Sainte Claire.

 

A mesure que la bienheureuse Claire approchait de sa fin, la dévotion du peuple grandissait : seigneurs, cardinaux, prélats venaient la visiter plus souvent, ils l'honoraient ainsi comme une vraie sainte.

Chose merveilleuse, elle resta les dix-sept derniers jours sans qu'aucune nourriture mortelle entrât dans son corps, et néanmoins elle était si forte, par la volonté du Seigneur, qu'elle sermonnait et confirmait dans le service de Dieu tous ceux qui la venaient voir.

Quand frère Raynald, homme débonnaire, vint pour l'encourager à la patience dans le long martyre qu'elle souffrait, elle répondit spontanément :

 

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« — Depuis que je connus la grâce de mon Seigneur Jésus-Christ par son serviteur François, sachez, très bon Frère, qu'aucune peine ne m'ennuya, qu'aucune pénitence ne me fut pesante, qu'aucune maladie ne me fut dure. »

Lorsqu'elle se sentit tout près de sa fin, la sainte Mère fit appeler toutes ses filles, leur parla doucement, les consola de son départ, leur recommanda de persévérer dans le service du Christ, puis, en terminant, fit sa confession, laquelle était si belle et si bonne que jamais les Sœurs n'en avaient ouï de pareille. Elle fit cette confession de crainte d'avoir manqué en quelque manière aux promesses du baptême ou aux règles de son Ordre.

Et cette nuit-là, qui était celle du vendredi au samedi, elle commença à parler de la Trinité et des autres choses de Dieu si subtilement que les plus grands docteurs auraient difficilement pu la suivre.

Comme on n'avait pas encore reçu la bulle approuvant sous la forme la plus solennelle la règle de l'Ordre, elle exprimait le désir ardent de la tenir entre ses mains avant de mourir pour pouvoir la baiser. Ainsi qu'on le verra. Dieu exauça son vœu.

 

CHAPITRE XXXIX
Comment Madame Sainte Claire voulut que la règle donnée aux Pauvres Dames par saint François fut de nouveau approuvée par une bulle du Saint-Siège.

 

Lorsque messire Innocent, pape, se trouvait avec sa cour à Lyon, mû par un sentiment de compassion pour la fragilité humaine, il voulut modifier et adoucir la règle que saint François avait imposée à sainte Claire et à ses Sœurs; il en avait donc formulé une autre plus large sous laquelle vivaient la plupart des monastères d'Aquitaine et de Provence. Quand la très parfaite amante de la pauvreté, Claire, apprit cette réforme, elle s'en désola grandement. Aussi le dit pape étant venu à Pérouse, comme elle ne voulait pas pour elle et ses filles d'autre règle

 

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que la règle stricte donnée par saint François, elle pria le Souverain Pontife, par l'intermédiaire de messire Raynald, protecteur de l'Ordre, de donner son approbation à la susdite règle, — ce qu'elle obtint, ainsi que nous l'avons dit. — Mais le bref pontifical ne lui suffisait pas et lorsqu'elle se vit près de mourir, Madame Sainte Claire pria derechef le pape Innocent IV de daigner confirmer par une bulle le privilège de la très haute pauvreté telle que la réclamait leur règle.

Le Souverain Pontife, voulant accéder au désir de Claire, approuva de nouveau sa règle le 9 août par une lettre scellée de son sceau qui débute ainsi : Solet annuere Sedes apostolica (1).

Il est impossible de décrire la joie de la séraphique Claire lorsque la bulle lui fut remise. Elle était près d'expirer ; la prenant respectueusement, elle la porta à ses lèvres et l'embrassa (2). Peu d'instants après, cette glorieuse

 

1. La bulle est datée du 9 août 1253, elle se trouve actuellement au couvent des Clarisses d'Assise.

2. Au bas du parchemin, un contemporain avait écrit : « Sainte Claire mourante l'a tenue dans les mains et l'a baisée plusieurs fois avec dévotion. » L'inscription s'était effacée, mais en 1894, M. l'abbé Cozza-Luzzi l'a fait revivre par les procédés ordinaires. (V. Annales franciscaines, année 1894-95, p. 323.)

 

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vierge, sans taches ni ombre de péché, s'envola vers le séjour de l'éternelle lumière, comme nous le raconterons plus loin.

 

CHAPITRE XL
Comment Madame Sainte Claire légua son voile noir aux Pauvres Dames de Monticelli à Florence.

 

Les pieuses Dames du monastère de Monticelli, à Florence, ayant ouï que leur très sainte mère allait trépasser, mandèrent incontinent quelques-unes des tourières à Assise, afin qu'elles visitassent de la part du moutier la bienheureuse Mère et obtinssent sa bénédiction.

Comme celles-ci approchaient de Saint-Damien, Madame Sainte Claire, connaissant leur arrivée par révélation, dit aux Sœurs qui l'entouraient :

« — Allez à la porte, car nos sœurs de Monticelli arrivent pour me visiter. »

 

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Elles s'y rendirent, et, comme l'avait annoncé leur sainte Mère, trouvèrent lesdites religieuses. Lorsque celles-ci furent entrées, elles exposèrent humblement à Madame Sainte Claire le désir des Pauvres Dames de Monticelli. La sainte les consola par de suaves paroles, puis, se tournant vers les Sœurs de Saint-Damien, elle commanda qu'après sa mort l'on donnât au moutier de Florence le voile noir qu'elle avait sur la tête, en souvenir d'elle, afin que l'amour quelle portait à ce couvent fut connu de tous.

En effet, lorsqu'elle fut morte, sa sœur Agnès, vénérable Abbesse du monastère, prit elle-même le voile de la douce sainte et le fit envoyer à Monticelli. Il est superflu de narrer avec quelle joie ce souvenir précieux y fut accueilli ; on le déposa parmi les saintes reliques où on le vénère toujours (1).

 

1. Le monastère de Monticelli n'existe plus, la communauté après plusieurs changements se trouve actuellement à Coverciano, à deux kilomètres de Florence, sur la route de Seltignano. On y vénère encore le manteau de saint François et le voile de sainte Claire: ce dernier accomplit toujours des miracles.

 

CHAPITRE XLI
Comment l'âme de Madame Sainte Claire se reposa dans la paix.

 

Quand elle sentit que Notre-Seigneur frappait à la porte pour la retirer du inonde, sa très pure épouse se prépara à le recevoir. Elle voulut que les prêtres et ses frères spirituels fussent auprès d'elle et lui suggérassent de saintes pensées, spécialement sur la passion du Seigneur. Parmi eux, vint frère Genièvre (1), le noble jongleur du Très-Haut, lequel lui disait souvent en chantant des choses pleines de charité. Elle fut très joyeuse de sa venue et lui demanda s'il n'apportait pas des nouvelles de Dieu. Alors

 

1. Frère Genièvre ou Junipère, dont la simplicité et la patience sont proverbiales, mourut le 4 janvier 1258. C'était un des compagnon-; de saint François.

 

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frère Genièvre, ouvrant la bouche, se mit à proférer des paroles très douces et très suaves, remplies d'un tel amour de Dieu qu'elles ressemblaient à des étincelles jaillissant de la fournaise de son cœur, ce dont la sainte vierge Claire éprouva grande consolation et plaisir.

Se tournant vers ses filles qui ne cessaient de pleurer, elle leur dit :

« — Douces filles, je vous recommande la sainte Pauvreté de Notre-Seigneur. Et remerciez Dieu de ses bienfaits. »

Puis elle bénit tous ceux qui étaient dévoués à elle et à ses monastères et bénit encore plus largement les Pauvres Dames. Ensuite elle demanda aux Sœurs de se mettre en prière et à la Sœur qui était proche d'elle, sœur Agnès d'Assise, de réciter l'oraison des cinq plaies. Puis on ne comprit plus ce qu'elle disait parce qu'elle parlait très bas. Vers la fin, ladite Sœur lui entendit murmurer : In conspectu Domini mors sanctorum ejus.

Ce qui suivit, qui pourrait le dire sans pleurer amèrement ? Près d'elle étaient les deux compagnons de saint François : frère Ange (1)

 

1. Frère Ange Tancredi fut un des douze premiers compagnons de saint François; il était chevalier de Rieti. Il en quittait pas son saint maître ; après la mort de ce dernier, il s'attacha à frère Égide. On croit qu'il fut un des auteurs de la Légende des trois compagnons.

 

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et frère Léon (1). Frère Ange ne cessait de pleurer à cause de sa grande douleur et aussi par compassion et tendresse pour celle des pauvres Sœurs qu'il s'efforçait de consoler comme il pouvait par de douces paroles ; l'autre, c'est à dire frère Léon, baisait bien dévotement et avec des sanglots le misérable grabat où gisait Madame Sainte Claire. Les pauvres filles s'affligeaient du départ de leur bonne mère et pleuraient lamentablement à la pensée qu'elles ne la reverraient jamais. Leurs cœurs étaient pleins d'angoisse car toute leur joie, leur paix, leur lumière mouraient avec leur mère et elles demeuraient seules dans cette vallée de larmes.

Leur douleur était telle que seules la crainte de Dieu et la honte empêchaient leurs mains de lacérer leurs corps, et plus elles s'efforçaient de retenir leurs larmes, plus leur souffrance les déchirait. Comme la règle leur commandait de

 

1. Frère Léon fut un des compagnons les plus chers de saint François: il était surnommé la brebis de Dieu; il est le principal auteur de la susdite Légende des trois compagnons. Il mourut en 1271 et fut enterré près de son maître.

 

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taire leur chagrin, elles s'imposèrent silence par la force et l'on n'entendit plus que des gémissements et des soupirs. Leurs pauvres visages étaient gonflés par les pleurs, car l'impétuosité de l'affliction transforme les yeux en sources de larmes.

Mais, tandis que les Sœurs se plaignaient doucement, voilà que la glorieuse vierge se mit à parler à son âme et à lui dire :

« — Va en toute paix parce que tu as un bon guide pour te montrer ta voie, pars sans crainte, car celui qui t'a créée t'a sanctifiée et t'aime d'un tendre amour, comme une mère aime son fils unique. Sois béni, ô mon Dieu qui m'as créée, sois béni éternellement. »

Une Sœur du nom d'Anastasie, lui ayant demandé à qui elle parlait, elle répondit :

« — J'ai parlé à mon âme bénie et à son glorieux conducteur qui n'est pas loin. »

Un moment après, la bienheureuse Mère, se tournant vers une Sœur qui se trouvait seule auprès d'elle, sœur Aimée, lui dit :

«— Vois-tu, ô ma douce fille, le Roi de gloire comme je le vois? »

A peine avait-elle dit ces paroles que les yeux de la susdite Sœur furent ouverts : elle

 

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vit clairement tout ce que Claire contemplait.

Le Seigneur, dans sa bonté, combla une autre Sœur nommée Benvenuta, d'Assise. Elle se tenait vers minuit près du lit de la Sainte, tout inondée de pleurs, lorsqu'à travers ses larmes elle eut une vision admirable et réconfortante qui pourtant l'enivra d'amertume; son cœur en ressentit une douleur aiguë qui le transperça comme une lance : les yeux tournés vers la porte, voici que, ne dormant pas, mais éveillée, elle vit de ses yeux corporels une procession de vierges entrer dans la maison ; toutes étaient vêtues de robes blanches et merveilleusement parées, chacune portait sur la tête un diadème d'or orné de pierres précieuses. Parmi elles s'en trouvait une beaucoup plus belle et plus majestueuse, elle avait une couronne faite en forme d'encensoir et surmontée d'une pomme d'or, des ciselures de cette couronne émanait une clarté si éblouissante que toute la maison en fut illuminée comme s'il faisait grand jour. Cette très belle et gracieuse vierge, qui était la mère du Seigneur Jésus et la Reine du ciel, approcha du lit où gisait l'amoureuse épouse de son bien-aimé Fils et, s'inclinant vers elle avec tendresse, l'embrassa

 

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doucement. Alors les autres vierges apportèrent un manteau d'une merveilleuse beauté, et toutes à l'envi s'occupèrent à en recouvrir le corps de l'angélique Claire ; son lit en était magnifiquement orné, puis ces vierges se mirent à la servir et voyant la Reine du ciel s'incliner vers elle, toutes s'agenouillèrent autour d'elle avec grand respect.

Le lendemain de la fête de saint Laurent, la séraphique vierge trépassa; son âme, cueillie comme un fruit mûr par la Vierge Marie, monta triomphante avec toutes les vierges vers son très doux époux Jésus-Christ, pendant que son corps demeurait inerte, semblable à une tente repliée.

Bénie soit donc celle qui laisse cette vallée de misère pour être introduite dans la bienheureuse et éternelle vie.

Parce que la glorieuse Claire a vécu de peu en ce monde et de vile nourriture, elle est maintenant à la table des élus où l'on goûte de grandes délices.

Elle a en échange de sa pauvre vie humble et âpre le beau royaume du Paradis, et en échange de ses cilices, elle est parée d'immortalité.

 

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La glorieuse Sainte passa de cette vie en l'an du Seigneur 1253, le 12 du mois d'août, dans la onzième année du pontificat d'Innocent IV, vingt-sept ans après la mort de saint François.

 

CHAPITRE XLII
Comment le Souverain Pontife vînt aux obsèques de Madame Sainte Claire avec la Cour Romaine.

 

La nouvelle du trépas de Madame Sainte Claire ne tarda pas à se répandre, et quand le peuple d'Assise en fut informé, une telle multitude d'hommes et de femmes accoururent à Saint-Damien qu'il semblait que la cité fût toute vidée.

Tous versaient de pieuses et dévotes larmes en criant bien douloureusement :

« — O vierge bénie, ô amie de Dieu ! Très chère Claire, adieu ! prie pour nous ! »

Le podestat d'Assise vint en hâte avec sa compagnie de chevaliers et une quantité d'hommes d'armes à pied ou à cheval; ils

 

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entourèrent le moutier de Saint-Damien et montèrent bonne garde toute la soirée et toute la nuit afin que personne ne fit aucun dommage au monastère ou n'enlevât le précieux trésor qui gisait au milieu de tant de monde.

Le lendemain, le pape arriva avec les cardinaux à Saint-Damien, et toute la cité d'Assise y retourna. Au début de la cérémonie, les Frères ayant déjà entonné l'Office des Morts, messire Innocent, pape, leur imposa silence et dit qu'on devait chanter celui des vierges; il semblait qu'il la voulait déjà canoniser plutôt qu'enterrer. Mais l'éminent messire Raynald, cardinal et évêque d'Ostie, protecteur de l'Ordre, fit remarquer qu'en un tel cas c'était l'Office des Morts que l'usage réclamait, et que, pour l'honneur de Dieu et de la bienheureuse, il fallait attendre un peu pour l'honorer, d'avoir bien examiné et approuvé les miracles, suivant l'habitude de l'Eglise. La messe des morts fut donc chantée ; le pape, les cardinaux et d'autres prélats y assistaient. Ainsi se célébrèrent solennellement les obsèques de cette glorieuse vierge. Ensuite l'évêque d'Ostie prêcha et prit pour thème de son discours le mépris des vanités du monde et il loua la noble

 

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vierge qui avait toujours eu la terre en dédain.

Le sermon fini, les cardinaux-prêtres entourèrent le corps virginal, et l'office suivit dévotement son cours. Enfin, comme il ne sembla sage ni au pape, ni aux cardinaux de laisser ce précieux trésor dans un lieu aussi pauvre et aussi peu sûr que Saint-Damien qui se trouvait loin de la ville, on décida de le transporter à Assise. On fit donc la levée du saint corps et on le porta au son des trombones, au milieu des hymnes et des chants, avec beaucoup d'honneur et une grande allégresse, en l'église Saint-Georges qui était à cette époque la plus belle d'Assise. C'est dans cette même église que, vingt-sept années plus tôt, avait été enterré une première fois le corps de saint François. Ainsi l'ordonna la divine Sagesse afin que celui qui avait préparé à cette bienheureuse sa route terrestre la précédât également dans le lieu de sa sépulture.

Dès que Madame Sainte Claire fut déposée en ce lieu, un grand concours de peuple vint tous les jours près de son tombeau. Ces gens louaient Dieu en disant :

« — Elle est vraiment sainte et règne glorieusement dans le ciel avec les anges, cette

 

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vierge que Dieu fait tant honorer ici-bas par les hommes. Prie le Seigneur pour nous, toi la première des Pauvres Dames, qui attiras toutes les autres à la pénitence ! Toi qui conduisis à Dieu d'innombrables âmes! »

Après la mort de leur sainte Mère, les Pauvres Dames demeurèrent dans une amère douleur en attendant les divines consolations qu'elle leur avait promises. Et voici que bientôt la sainteté de la glorieuse vierge se mita resplendir en de nombreux miracles. Grâce à son intercession, les fièvres tombaient, les démons s'enfuyaient des possédés, les malades guérissaient, les aveugles voyaient, les fous retrouvaient la raison. On obtint même, par elle, la cessation du fléau des loups que Dieu avait suscité en ces temps-là pour châtier les hommes.

Quatre-vingt-dix-sept jours après la mort de sainte Claire, sa sœur Agnès, Abbesse du monastère de Monticelli, fut appelée aux célestes noces avec l'agneau immaculé Jésus-Christ. Elles sont maintenant filles de Sion, toutes deux, celles qui étaient sœurs ici-bas, et elles règnent au paradis où elles goûtent la douceur de Dieu pour l'éternité.

Agnès est donc dans la joie que Claire lui

 

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avait promise avant de mourir. De même que madame sainte Claire s'était engagée la première en la voie de pénitence et y avait entraîné Agnès, ainsi s'en alla Agnès à sa suite, de cette mortelle vie pleine de douleurs, dans la lumière éternelle où elle jouit de Jésus-Christ Notre-Seigneur qui vit et règne avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Amen.

 

Ici finit la légende de l'angélique Vierge, Madame Sainte Claire.

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE
LA CANONISATION ET LES MIRACLES

;

 

ICI COMMENCE LE SECOND OPUSCULE SUR MADAME SAINTE CLAIRE, CONCERNANT LES MIRACLES ACCOMPLIS APRES SA MORT ET SA CANONISATION.

 

CHAPITRE PREMIER
De la canonisation de Madame Sainte Claire.

 

Peu après la mort de Madame Sainte Claire, il semblait déjà que tout le monde attendît sa canonisation. Le pape commença donc à traiter la question avec les cardinaux et chargea des personnes prudentes et discrètes d'examiner les miracles et aussi toutes les choses merveilleuses de sa vie. L'affaire fut menée avec diligence : l'on reconnut que la vie de la glorieuse vierge resplendissait de la pratique très parfaite de toutes les vertus, en conséquence, que Claire jouissait certainement delà félicité éternelle, et que les miracles quelle avait faits depuis sa mort confirmaient cette certitude.

Le pape convoqua donc le collège des

 

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cardinaux, les archevêques et évêques, la compagnie des clercs et autres religieux, un grand nombre de docteurs et beaucoup d'hommes nobles et puissants. Le Souverain Pontife, ayant exposé la vie et les œuvres de Madame Sainte Claire, demanda à l'Assemblée son avis; tous furent favorables et déclarèrent légitime que l'on glorifiât sur la terre celle que Dieu avait déjà couronnée dans le ciel. En conséquence, deux ans après la mort de sainte Claire le Souverain Pontife Alexandre IV convia tous les prélats et les clercs : après un beau sermon, il inscrivit au milieu de l'allégresse universelle le nom de Claire au canon des Saints, il ordonna que sa fête fût célébrée solennellement dans toute l'Eglise militante et lui-même la célébra le premier avec toute sa cour.

Toutes ces cérémonies s'accomplirent en la cité d'Anagni, dans l'église principale, en l'an

 

1. Innocent IV, par la bulle Gloriosus Deus, 18 octobre 1253, avait commandé à Barthélémy, évêque de Spolète, d'examiner la vie et les miracles de la sainte. Il mourut pendant que se menait l'enquête. Son successeur acheva l'œuvre : c'était le cardinal Raynald, des comtes de Segni, dont on connaît le dévouement et la vénération pour la sainte; il fut élu pape le 12 décembre 1264. à Naples. et prit le nom d'Alexandre IV.

 

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de l'Incarnation 1255, première année du pontificat de Messire Alexandre IV, pape (1).

Louange et gloire soient rendues à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Amen.

 

1. Alexandre IV n'ayant pu retournera Rome en revenant de Naples, à cause de difficultés politiques, s'était arrêté à Anagni sa patrie; il y avait, le 8 août, consacré la cathédrale à la sainte Trinité et à saint Magne, et c'est dans cette église qu'il canonisa sainte Claire la même année 1255.

 

CHAPITRE II
De la translation du Corps de Madame Sainte Claire.

 

Cinq années après les faits que nous venons de narrer, l'église étant achevée, et l'autel érigé en l'honneur de sainte Claire ayant été consacré, le susdit vicaire de Jésus-Christ, Messire Alexandre IV, pape, ordonna la translation du très pur corps de la vierge. Seulement, pour que la dite translation fût faite avec plus de révérence et d'honneur, il envoya un privilège ainsi conçu :

« Alexandre, pape, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères les évêques des diocèses de Pérouse, Spolète et Assise, salut et bénédiction apostolique.

« Attendu que, la veille de la prochaine fête

 

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de saint François, le sacré corps de la bienheureuse Claire se doit transférer sous l'autel principal de l'église, édifié en son honneur, afin que cette translation se fasse plus dévotement, nous vous enjoignons par la présente lettre, avec notre autorité apostolique, d'y assister en personne et de donner au peuple la parole de Dieu très solennellement, puis, nous vous autorisons à octroyer le jour de cette fête la même indulgence que celle qui est accordée en la fête de saint François.

« Donné à Subiaco le 9 septembre, en la septième année de notre pontificat. Deo grattas. Amen. »

 

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CHAPITRE III
A propos des miracles que fit Madame Sainte Claire.

 

Voici les preuves merveilleuses de la sainteté de Madame Sainte Claire, car les miracles témoignent que les œuvres de la vie ont été bonnes et parfaites.

Sans doute saint Jean-Baptiste n'en fit aucun qui soit connu, nous ne pouvons cependant admettre que tous les saints qui en firent soient au-dessus de lui. La vie de Madame Sainte Claire suffirait donc à établir sa sainteté, mais le peuple a plus grande foi et dévotion aux saints du ciel quand il voit les miracles que Dieu accomplit par eux.

Pendant que sainte Claire vivait corporellement, elle fut pleine de vertus et de grands

 

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mérites. Après sa mort elle fit connaître le bonheur dont elle jouissait par de nombreux miracles ; il y en eut tant que nous devrons en omettre beaucoup.

 

MIRACLES

 

I. — Délivrance d'un enfant qui était possédé.

 

Un enfant de Pérouse, nommé Jacobino, avait un diable dans le corps. Parfois il se jetait désespéré dans le feu ; à toute heure il se heurtait en se jetant durement à terre, d'autres fois il se cassait les dents en mordant les pierres avec violence, souvent il se déchirait Rudement la tête, à tel point que son corps était inondé de sang. Il se tordait la bouche et rejetait sa langue au dehors ; il tombait fréquemment, s'entortillait et se tordait tellement Des membres qu'il se mettait en paquet et que sa tête se trouvait alors entre ses genoux. Deux fois par jour le malheureux en Tant était pris de ces crises, deux personnes ne suffisaient pas à le tenir, ni à l'empêcher d'arracher ses vêtements.

 

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Aucun médecin ne connaissait de remède à cette maladie.

Son père, qui avait nom Guidalotto, n'ayant pas recueilli auprès des hommes de salutaire conseil pour guérir une telle infortune, s'adressa hautement à sainte Claire d'Assise, disant :

« — O Madame Sainte Claire, vierge très sainte, je te recommande mon fils, je te prie, douce sainte, de rendre la santé à mon enfant. »

Il répétait cela avec foi et humilité, puis il emmena son fils au sépulcre de la sainte et le déposa dévotement sur la tombe de la très pure vierge. Or l'enfant fut subitement guéri et ne se ressentit plus jamais de son mal.

 

II. — Guérison de plusieurs autres possédés.

 

Une dame, nommée Alexandrine, de la Fratta, dans l'évêché de Pérouse, était possédée d'un très mauvais démon. Celui-ci l'avait prise à tel point sous sa puissance qu'il la faisait parfois voler comme un oiseau et se poser sur un très haut rocher, au bord du Tibre. D'autres fois, on la voyait monter jusqu'à la cime des arbres les plus élevés et, descendant le long

 

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des branches les plus légères, s'arrêter sur les rameaux flexibles qui pendaient au-dessus du fleuve. Elle se livrait à ces exercices sans aucune peine et paraissait au contraire y prendre plaisir. Mais il advint pour ses péchés que son côté gauche fut paralysé et une de ses mains perdue. Elle avait essayé plusieurs fois de se faire guérir par des médecins, mais les remèdes ne réussissant pas, elle vint sur la tombe de sainte Claire avec grande dévotion et foi parfaite, se recommandant à elle et invoquant ses mérites. Or, il arriva que la main contractée s'ouvrit et s'assouplit, lecôté paralysé se ranima, et elle fut complètement délivrée de la possession du démon.

Une autre femme du même bourg, fut en ce même temps possédée d'un démon et tourmentée de mille douleurs; on la conduisit devant le tombeau de sainte Claire et elle fut délivrée de tous ses maux.

 

III. — Guérison d'un furieux.

 

Il arriva qu'un jeune Français qui faisait partie de la cour pontificale fut pris, pendant

 

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le retour de ladite cour en Italie, d'une maladie qui le rendit furieux. Il en était si fortement atteint qu'il avait perdu l'usage de la parole; son corps devenu monstrueux était sans cesse agité de telle sorte, que non seulement personne ne pouvait s'en rendre maître, mais qu'il donnait des coups violents à ceux qui essayaient de le calmer.

Un jour, on le lia vigoureusement avec des cordes malgré ses résistances, puis ses concitoyens le portèrent de force sur une civière en l'église de Sainte-Claire; là, on le déposa sur la tombe de la bienheureuse. Soudain, grâce à la foi de ceux qui le portaient, il fut délivré de sa maladie (1).

 

IV. — Guérison d'un épileptique.

 

Valentin, de Spello, était si atteint et tourmenté d'épilepsie que sept fois par jour il tombait comme mort en quelque lieu qu'il se trouvât; de plus, il avait une jambe contractée et

 

1. Ce miracle arriva entre le 12 août et le 4 octobre 1253, car pendant ce temps la cour pontificale séjourna dans la cité d'Assise avec une suite de gentilshommes et de pages, français pour la plupart. La cour romaine ne revint ensuite à Assise que le 31 août 1265 avec Clément IV.

 

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ulcérée de sorte qu'il ne pouvait pas facilement marcher. On mit ce malheureux sur un âne et on le mena au sépulcre de la glorieuse vierge ; il demeura deux jours et trois nuits couché sur sa tombe. Le troisième jour, sans que personne l'eût touché, on entendit dans sa jambe un craquement qui fit grand bruit et incontinent elle fut parfaitement guérie. Et toutes les autres maladies de ce Valentin disparurent également.

 

V. — De la guérison d'un aveugle.

 

Un petit enfant de Spolète, nommé Jacobello, fils d'Apoline, âgé de douze ans, avait été frappé de cécité, de sorte qu'il ne pouvait aller nulle part sans un guide, sous peine d'être exposé à tomber dans des précipices. Un jour l'enfant qui le conduisait l'ayant laissé seul un instant, il tomba si malheureusement qu'il se cassa un bras et se fit une blessure à la tête.

Or, une nuit que Jacobello dormait près du pont de Narni (1), il vit en songe une dame qui lui dit :

 

1. Ville située à 26 kilomètres de Spolète.

 

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« — O Jacobello, pourquoi ne viens-tu pas vers moi à Assise pour être guéri ? »

L'enfant se leva le matin tout ému et courut raconter à deux autres aveugles sa vision. Ils lui répondirent:

« — Nous avons bien entendu dire qu'en Assise est morte une dame et que la main de Dieu opère beaucoup de miracles sur son tombeau; des choses merveilleuses y arrivent continuellement, car, par ses mérites, elle rend la santé à ceux qui vont la visiter. »

Ayant entendu cela, le petit Jacobello, écartant toute paresse, prit incontinent le chemin de la cité d'Assise. Le soir il arriva à Spolète où il coucha et, dans la nuit, il eut une seconde vision semblable à la première, qui le confirma dans la certitude qu'il recouvrerait la vue. Le lendemain, il se remit bien vite en route ; le désir de recevoir une telle grâce l'aurait fait courir s'il avait pu.

Il atteignit enfin Assise, mais telle était la foule autour du mausolée de sainte Claire qu'il ne pouvait en approcher, ce dont il eut une grande peine. Alors, avec beaucoup de foi, il s'étendit au dehors près de la porte, mettant une pierre sous sa tête pour oreiller ; il se désolait

 

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néanmoins de ne pouvoir entrer. Peu à peu il s'endormit, et voici que, pour la troisième fois, il ouït la voix des visions précédentes qui lui disait:

« — O Jacobello, Dieu te guérira si tu peux entrer à l'intérieur. »

L'enfant, se réveillant, commença tout en larmes à prier les gens de le laisser passer, il criait très fort :

« — Par pitié, je vous prie de me frayer un chemin, afin que je puisse approcher de la sainte tombe. »

On lui laissa la route libre et tout de suite il se dépouilla de ses vêlements, enleva ses chaussures et entoura son cou d'une corde, puis, avec grande humilité et respect, il toucha le sépulcre de la glorieuse vierge Claire. Soudain, pris d'un léger sommeil, il entendit la voix delà Bienheureuse qui lui dit:

« — Lève-toi, tu es guéri. »

Jacobello se leva promptement: il était parfaitement guéri et voyait la lumière, grâce aux mérites de sainte Claire. Plein d'une vive joie, il remercia Dieu et invita la foule à louer et bénir avec lui le Dieu tout-puissant en reconnaissance de tant d'œuvres merveilleuses.

 

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VI. — Comment un citoyen de Pérouse recouvrit l’usage de la main.

 

Un citadin de Pérouse, nommé Buongiovanni di Martino, était allé avec ses concitoyens combattre les Folignati (1). Au cours d'une grande bataille, un jet de pierre lui brisa la main de telle façon que personne ne put la guérir et qu'il dépensa beaucoup d'argent en médecins et en remèdes, sans résultat.

Voyant qu'il n'y avait plus rien à faire et qu'il devait la porter dans un bandeau, il décida de la faire couper afin de n'être plus encombré de ce poids. Mais, à ce moment, il entendit narrer les merveilles et les miracles que Dieu opérait par sa servante Claire. Plein de foi, il se recommanda à elle, il lui promit de visiter son tombeau et de lui offrir la reproduction d'une main en cire. Peu après, il accomplit cette

 

1. Pérouse fut pendant tout le moyen âge la place forte des Guelfes de l'Ombrie et fidèle au pape. Après la mort de Frédéric II, les Pérugins voulurent punir et chasser les Gibelins, ennemis du Saint-Siège, des cités voisines. Les premières victimes furent les Folignati, fidèles amis du susdit Frédéric. Le carnage de Foligno dans lequel périrent des centaines de victimes eut lieu le 15 juin 1254.

 

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promesse avec grande dévotion, il déposa la main de cire sur la tombe, lui-même demeura quelque temps sur la dite tombe, et, soudain, comme il sortait de l'église, sa main fut parfaitement guérie.

 

VII. — Comment Madame Sainte Claire guérit un jeune homme contrefait.

 

Un jeune garçon de Bettona, nommé Pierre, était atteint depuis trois ans d'une consomption si grave que la souffrance et la langueur semblaient l'avoir complètement desséché. Une douleur aux reins très violente l'avait contrefait de telle sorte qu'il marchait péniblement courbé sur un bâton. Son père, plein de sollicitude; avait consulté tous les médecins, spécialement ceux qui possédaient l'art de redresser les os; il aurait donné tout son bien pour guérir son fils qu'il aimait tendrement; personne ne put le soulager; les médecins lui assurèrent que le mal était incurable.

Ce que voyant, le pauvre père se tourna vers Madame Sainte Claire et lui demanda son aide. Il porta le jeune homme devant les précieuses

 

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reliques de la sainte et le coucha sur sa tombe, mais bien peu de temps, car tout à coup Pierre se leva sain et redressé. Alors le père remercia Dieu et demanda aux gens qui venaient visiter le sépulcre de remercier avec lui et de louer Notre-Seigneur et la glorieuse Claire.

 

VIII. — Guérison d'un enfant boiteux.

 

Dans la ville de San Chirico, du diocèse d'Assise, vivait un enfant de dix ans qui était né boiteux. Il avait une jambe trop grêle, et, quand il marchait, il se tordait en jetant les jambes et les pieds de travers; lorsqu'il tombait, il ne se relevait qu'à grand'peine. Sa mère l'avait plusieurs fois voué à saint François et son état ne s'était pas amélioré.

Apprenant les miracles merveilleux que Dieu faisait par sainte Claire, cette pauvre femme porta son enfant au tombeau de la sainte et y demeura quelques jours avec grande dévotion; au bout de peu de temps, les os de l'enfant se mirent à croître dans les jambes et tous les membres du corps reprirent leur forme naturelle; il s'en alla complètement guéri.

 

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Ce que saint François n'avait pas voulu accorder à tant de prières, sa fille et fidèle disciple le fit par la vertu de Dieu.

 

IX. — Guérison d'un enfant impotent.

 

Un citadin de Gubbio, qui se nommait Jacques di Francesco, avait un enfant de cinq ans lequel n'avait jamais pu marchera cause dune grande faiblesse des jambes. Son père en pleurait souvent et en concevait une grande affliction, car c'était chose affreuse à voir en sa maison. Il avait de la honte que son enfant fût toujours assis par terre, marchât à tâtons dans la cendre et la poussière comme les animaux. Quelquefois ledit enfant s'accrochait aux bancs pour se relever sans pouvoir y parvenir; il désirait se redresser et marcher, mais la nature lui refusait la faculté de le faire.

Son père et sa mère le vouèrent alors à sainte Claire et promirent à la glorieuse vierge que l'enfant serait « son homme » et lui appartiendrait si elle le guérissait. Sitôt que ce vœu fut prononcé, la douce sainte guérit« son homme »; l'enfant se redressa et marcha très facilement.

 

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Le père et la mère, bien joyeusement, menèrent ensemble leur fils au tombeau de Claire; ils remercièrent Dieu et consacrèrent leur enfant à Madame Sainte Claire (1).

 

X. — Guérison d'une femme qui était courbe.

 

Une femme du bourg de Bevagna, nommée Plenaria, était depuis longtemps malade des reins et toute contractée, de sorte quelle ne pouvait marcher sans le soutien d'un bâton, et même, avec celui-ci, elle ne pouvait se redresser, car elle était si courbée que sa tête se trouvait tout près du sol.

Un vendredi, elle se fit porter sur le tombeau de sainte Claire et lui adressa avec foi et dévotion beaucoup de prières, lui demandant sa guérison. Elle obtint vite ce qu'elle souhaitait.

Le lendemain, - qui était un samedi, elle fut subitement guérie et retourna à pied chez elle, louant et remerciant Dieu et Madame Sainte Claire.

 

1 On dit que cet enfant fut connu toute sa vie sous cette appellation « l'homme de sainte Claire ».

 

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XI. — Guérison d'une jeune fille qui avait des scrofules.

 

Une jeune fille de Pérouse souffrait depuis longtemps d'une inflammation de la gorge, elle avait des écrouelles ; on lui comptait vingt glandes autour du cou, de sorte qu'elle semblait avoir la gorge plus grosse que la tête.

Sa mère l'avait souvent menée à sainte Claire, suppliant cette douce vierge de guérir la jeune fille.

Celle-ci ayant veillé toute une nuit auprès de la tombe, voilà qu'elle se mit à transpirer abondamment et les écrouelles commencèrent à s'amollir, puis à s'en aller tout doucement et peu à peu. Le mal s'évanouit si complètement, par les mérites de Madame Sainte Claire, qu'il n'en resta pas trace.

 

XII. — Comment Madame Sainte Claire arracha diverses personnes aux loups.

 

Des loups cruels et féroces jetaient la terreur dans la région d'Assise et tentaient de dévorer

 

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les habitants. Or il y avait en ce pays une femme nommée Buona, elle était native du mont Galliano, dans le diocèse d'Assise, et possédait deux fils. Les loups lui en mangèrent un; elle n'avait pas fini de le pleurer qu'avec la même férocité ils se jetèrent sur le second. Voici comment :

Tandis que la pauvre femme était assise dans sa maison, préparant les choses nécessaires à sa famille, un loup se rua sur son petit garçon qui était au dehors, prit sa tête entre ses dents et l'emporta en courant vers la forêt pour le dévorer. Des hommes qui se trouvaient dans les vignes, entendant la voix et les cris de l'enfant qui appelait au secours, se précipitèrent vers sa mère et lui dirent:

« — Regarde bien si tu as ton fils, car nous avons entendu des pleurs et des cris d'enfant. »

La mère désolée s'aperçut alors que son second fils avait été enlevé par le loup, aussi commença-t-elle à crier très fort vers le ciel, remplissant l'air de clameurs et d'appels désespérés. Avec une voix douloureuse, elle invoquait la vierge Claire, disant:

« — Oh! Sainte de Dieu, glorieuse Claire, je te supplie, rends ce fils à sa malheureuse mère !

 

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O très gracieuse Sainte, rends-moi mon fils, car si tu ne me le rends, j'irai me jeter dans l'eau pour me noyer. »

Les voisins qui s'étaient mis à courir après le loup trouvèrent l'enfant dans la forêt, abandonné de la bête cruelle; un chien était auprès de lui et léchait ses blessures, car le loup féroce, après l'avoir blessé à la tête, afin de l'emporter plus facilement avait pris le petit garçon par les reins qui gardaient les marques de ses morsures et elles n'étaient pas petites.

La mère, quand elle vit revenir son fils vivant avec les gens qui étaient partis à son secours, comprit que sainte Claire l'avait écoutée. Bien joyeuse, elle s'en alla en compagnie des voisins visiter et remercier la sainte. Elle montrait à quiconque le désirait les blessures de l'enfant et rendait grâces à Madame Sainte Claire.

 

Une jeune fille du bourg de Canara s'assit un jour dans un champ et une femme avait mis sa tête sur ses genoux, afin de se faire coiffer. Soudain voici qu'un loup féroce cherchant une proie courut vers elles deux. La jeune fille, pensant que c'était un chien, n'eut pas peur, elle continua de coiffer sa compagne. La bête

 

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cruelle, avec une horrible férocité, se jeta sur elle, prit toute sa tête dans sa gueule et l'emporta dans la forêt pour la dévorer. A cette vue, la femme qu'elle était en train de coiffer se redressa épouvantée, et, la recommandant à sainte Claire d'Assise, se mit à crier :

« — Sainte Claire, au secours ! vite, au secours, car je te recommande cette enfant. »

O merveille ! aux cris de cette femme, l'enfant, s'adressant au loup, lui dit :

« — Voleur! oseras-tu me porter plus loin, maintenant que je suis recommandée à Madame Sainte Claire ? »

A ces paroles le loup, honteux et confus, posa doucement la fillette par terre et s'enfuit en hâte comme un voleur.

 

Deux récits miraculeux tirés du Livre de Messire Barthélémy de Pise.

 

I. — Comment Madame Sainte Claire sauva les Pisans d'un naufrage.

 

Bien que les miracles que le Dieu tout-puissant opéra par les mérites de Madame Sainte Claire soient innombrables, il en est un que je veux raconter ici, car il me fut narré par un de ceux mêmes qui en furent l'objet.

Un grand nombre d'hommes de la cité de Pise, qui faisaient voile vers la Sardaigne, essuyèrent en mer, pendant une nuit ténébreuse, une violente tempête ; le navire s'étant ouvert par le fond, tous ceux qui s'y trouvaient, constatant qu'il était perdu, se recommandèrent tout en larmes à la glorieuse Vierge Marie et à beaucoup de saints.

 

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N'obtenant rien et voyant la mort imminente, ils appelèrent sainte Claire d'Assise à leur secours et la supplièrent en gémissant de les sauver, lui promettant que, s'ils échappaient à ce péril, ils iraient pieds nus et en chemise, la corde au cou, avec un cierge d'une livre à la main, de Pise à Assise, visiter son sanctuaire.

A peine avaient-ils formulé ce vœu, que ces hommes distinguèrent dans le ciel trois lumières : l'une se posa à la proue du navire, l'autre à la poupe, la troisième descendit dans la cale, et l'ouverture du bâtiment par laquelle l'eau entrait se referma, la mer se calma et le vent devint propice. Quant aux trois lumières, elles ne quittèrent pas le navire. On arriva pendant la nuit au port d'Oristano. Dès que les voyageurs furent descendus à terre et les marchandises débarquées et en sûreté, les trois lumières s'éteignirent et le navire fut englouti dans la mer.

De retour à Pise, ces hommes accomplirent avec grande dévotion le vœu qu'ils avaient fait à Madame Sainte Claire.

 

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III. — Des merveilles opérées par le voile de Madame Sainte Claire.

 

La seconde chose merveilleuse que je veux narrer est connue de toute la ville de Florence. Après la mort de Madame Sainte Claire, son voile fut envoyé, comme elle l'avait ordonné, au moutier de Monticelli, à Florence, par sa sœur Agnès. On le déposa auprès du manteau de saint François qui se trouve dans ledit monastère.

Ce voile est demeuré comme neuf; il est tout entier, sans défaut ni tache et parfaitement noir, ce qu'on estime miraculeux, car la couleur des autres s'altère très vite. Il opère quantité de prodiges et guérit spécialement les enfants atteints de léthargie ou d'autres maladies cérébrales, lorsqu'il est déposé sur leur tête. Tous les ans, deux cents environ recouvrent la santé, et ce n'est pas nouveau, puisque le prodige dure depuis plus de cent trente années.

Le Dieu tout-puissant fit beaucoup d'autres miracles en divers points du monde par les mérites de la sainte vierge Claire. Le souci d'être bref m'empêche de les écrire.

 

APPENDICE

 

LETTRES DE SAINTE CLAIRE

 

A Sainte Ermentrude (1).

 

A Ermentrude, sa très chère sœur, Claire d'Assise humble servante de Jésus-Christ, Salut et paix !

 

J'ai appris, ma très chère sœur, qu'avec le secours de la grâce de Dieu, vous avez fui de la boue du monde : je m'en réjouis et je vous félicite. Encore une fois, je me réjouis de ce que vous et vos filles vous marchiez dans le chemin de la vertu. Très chère, restez fidèle à celui à qui vous avez fait vos promesses jusqu'à la mort; c'est le même qui vous donnera la couronne de vie. Il est court notre travail ici-bas, mais la récompense est éternelle. Ne vous laissez pas troubler par les rumeurs du monde qui fuit comme une ombre. Que les vains fantômes du siècle trompeur ne vous affolent point. Fermez les oreilles aux sifflements de l'enfer, et brisez ses efforts avec fermeté.

Souffrez de bon gré les maux contraires, et que les biens favorables ne vous élèvent pas : ceux-ci demandent la foi, ceux-là l'exigent. Rendez fidèlement ce que vous avez voué à Dieu : Il vous récompensera. O bien chère, regardez le ciel qui nous appelle ; prenez la

 

1. Cf. Wadding, Annales Minorum, t. IV, pp. 80 et 81, XX.

 

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croix à la suite du Christ qui marche devant nous. Après les diverses et nombreuses tribulations, c'est lui qui nous introduira dans sa gloire. Aimez Dieu de tout votre cœur, et aussi son Fils Jésus crucifié pour nous; que jamais votre esprit ne perde son souvenir. Faites en sorte de toujours méditer les mystères de la croix et les angoisses de la Mère qui se tenait debout sous la croix. Priez et veillez toujours. Achevez activement l'œuvre que vous avez entreprise, et acquittez-vous du ministère de votre choix dans la sainte pauvreté et dans une sincère humilité. Ne craignez pas, ma fille; Dieu fidèle à toutes ses paroles et saint dans toutes ses œuvres, répandra ses bénédictions sur vous et vos filles. Il sera votre secours et votre meilleure consolation: Il est notre Rédempteur et notre récompense éternelle.

Prions Dieu l'une pour l'autre; à porter ainsi le poids de la charité l’une de l'autre, nous observerons sans peine la loi du Christ. Ainsi-soit-il.

 

A la Bienheureuse Agnès de Bohême (1).

 

PREMIÈRE LETTRE

 

A l'illustre et vénérable vierge Agnès, fille du puissant et toujours invincible Roi de Bohême,

Claire, indigne esclave de Jésus-Christ, et servante des vierges consacrées à Dieu dans le monastère Saint-Damien, offre ses services spirituels, et, avec le plus humble respect, demande en sa faveur la gloire de l'éternelle félicité !

 

Je sais la renommée de vos saintes actions et la gloire de votre vie irréprochable, gloire qui n'est pas

 

1. Cf. Acta Sanctorum, Martii t. I, pp. 605-507.

 

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seulement parvenue jusqu'à nous, mais a parcouru presque tout l'univers. J'en suis transportée de joie et d'allégresse dans le Seigneur, comme tous ceux dont le désir est d'accomplir la volonté de Jésus-Christ et de lui être agréables, ou l'accomplissent déjà.

On sait comment vous auriez pu vous prévaloir sur tous de l'honneur et de la gloire de ce monde et devenir l'épouse même du plus auguste des Césars, comme il convenait à Sa Majesté et à la Vôtre. De toute l'affection de votre cœur, poussée par un vif désir, vous avez préféré la sainte pauvreté et la mortification de la chair. Vous vous êtes unie à un Époux beaucoup plus noble, à Notre-Seigneur Jésus-Christ Lui-même. Il gardera toujours inviolable votre virginité pure et sans tâche; à l'aimer, vous resterez toujours chaste; vous deviendrez plus chaste à le toucher, et vous demeurerez vierge, après l'avoir reçu. Sa puissance surpasse toute autre puissance; sa beauté est plus gracieuse, son visage plus beau que tout autre. Son amour extraordinaire surpasse toutes les délices. Vous avez été choisie pour les embrassements de cet Époux. Il a orné vos seins d'une pierre précieuse, et vos oreilles, de perles d'un prix inestimable. Il vous a enveloppée tout entière d'une chrysolithe, et il a déposé sur votre tête une couronne d'or frappée au coin de la sainteté. Aussi, sœur très chérie, bien plus, maîtresse vénérable, car vous êtes et l'épouse et la mère et la sœur démon Seigneur Jésus-Christ ; parée du glorieux étendard de l'incorruptible virginité et de la sainte pauvreté, affermissez-vous au saint service où vous êtes entrée, animée d'un ardent désir, à l'exemple de Jésus-Christ pauvre. Pour nous tous, Il a souffert de cruels tourments sur la croix ; il nous a soustraits à la tyrannie du prince des ténèbres, dont le péché de notre premier père nous rendait prisonniers; et il nous a réconciliés avec Dieu le Père. O bienheureuse Pauvreté ! à qui vous aime et vous embrasse tendrement, vous prodiguez des biens éternels. O sainte Pauvreté ! à qui vous possède est donné le royaume des cieux, la gloire éternelle est promise, et la vie bienheureuse est infailliblement

 

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accordée. O aimable Pauvreté ! Notre-Seigneur, qui a gouverné et gouverne le ciel et la terre, et d'un mot a créé toutes choses, vous a embrassée! C'est Lui-même qui dit : « Les renards ont leur tanière et les oiseaux du ciel leur nid: le fils de l'homme, le Christ n'a pas où reposer la tête. » Il a rendu l'esprit, la tête penchée sur la croix. Aussi un tel et si grand Seigneur, en entrant dans le sein de la Vierge très pure, a voulu naître en ce monde, pauvre et dénué de tout. Et les hommes, pauvres et manquant du pain de vie, sont devenus, par Lui, riches et maîtres du royaume céleste.

Réjouissez-vous donc, et abandonnez-vous aux transports d'une vive allégresse ; débordez de joie spirituelle. Vous avez préféré le mépris de ce monde à l'honneur, la pauvreté aux richesses temporelles, les trésors du ciel à ceux de la terre. Vous avez été jugée digne de devenir la sœur, l'épouse et la mère du Fils du Dieu Très-Haut et de la glorieuse Vierge Marie. Je suis assurée que, de la loi la plus ferme, vous croyez et vous savez que le royaume des cieux n'est promis qu'aux pauvres, et que Notre-Seigneur ne l'accordera à personne autre qu'aux pauvres. Aimer les choses de ce monde, c'est perdre le fruit de l'amour. Impossible de servir Dieu et l'argent : ou bien nous aimons l'un et nous haïssons l'autre; ou bien nous servons l'un et nous méprisons l'autre. Vous le savez également : celui qui est vêtu ne peut se trouver avec celui qui est nu; et avec la parure des vêtements, on ne peut lutter contre le monde. D'avance il est battu, celui qui donne prise à l'ennemi. Vivre avec éclat dans ce monde, et régner avec le Christ dans l'autre, est chose difficile; un chameau passerait plus facilement par le trou d'une aiguille, qu'un riche n'entrerait dans le royaume des cieux. Vous avez rejeté les vêtements, je veux dire les richesses du inonde; aussi dans la lutte contre ses artifices, votre victoire sera plus certaine, et vous entrerez dans le royaume du ciel par la voie étroite. Heureux échange assurément et digne de toute louange : laisser les biens terrestres pour les éternels, gagner

 

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les biens du ciel au prix des biens du monde, recevoir cent pour un, et jouir de la vie bienheureuse. Aussi ma résolution est arrêtée de supplier par d'humbles prières dans le sein de Jésus-Christ, Votre Altesse et Votre Sainteté, de s'affermir dans son saint service, de progresser toujours de bien en mieux, de vertu en vertu. Daigne Celui, dont vous voulez de tout votre cœur être la servante, vous orner de toute l'abondance de sa grâce. Je vous en prie aussi dans le Seigneur, de tout mon pouvoir : dans vos saintes prières recommandez à Dieu les autres Sœurs qui sont avec moi dans ce monastère, et moi votre servante, malgré mon indignité. Avec le secours de vos prières, nous pourrons mériter la miséricorde de Jésus-Christ; et avec vous, nous serons dignes de jouir de la vision éternelle. Adieu dans le Seigneur: priez pour moi. Alléluia.

 

DEUXIÈME LETTRE

 

A la fille du Roi des rois,
A la vierge des vierges,

A la très digne épouse de Jésus-Christ et à la Reine Agnès,

Claire, inutile et indigne servante des vierges pauvres, Salut et persévérance à vivre dans une grande pauvreté !

 

Je rends grâces à l'auteur de la grâce et à Celui de qui nous croyons tenir tout présent très riche et tout don parfait. Il vous a embellie de tant de vertus et vous a amenée à cette perfection, pour qu'en imitant la perfection du Père, vous soyez digne de devenir parfaite et que ses yeux ne rencontrent en vous rien d'imparfait. Telle est cette perfection, par laquelle le Roi du ciel vous unira à lui dans les joies éternelles où il réside glorieux sur un trône étoile. Vous avez méprisé la noblesse d'un royaume terrestre, et dédaigné

 

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les délices d'un mariage impérial. Vous êtes devenue l'amante de la pauvreté, et, dans l'esprit d'une grande humilité et d'un ardent amour, vous vous êtes attachée aux traces de Jésus, vous avez été jugée digne de Lui être unie en mariage.

Je l'ai su, toutes les vertus abondent en vous; aussi je ne veux pas vous être à charge par un long discours, bien que peut-être rien ne vous semble de trop en ces matières, d'où peut naître quelque consolation. Une. seule chose, nécessaire, je ne fais que l'insinuer : par l'amour de Celui à qui vous avez offert le sacrifice délicieux de votre personne, je vous exhorte à vous souvenir de votre vocation, comme une autre Rachel; regardez toujours le commencement. Ce que vous possédez, tenez-le; faites bien ce que vous faites. Ne restez jamais en route; au contraire, d'une course rapide, dans une imitation paisible et d'un pas alerte, pour que votre marche n'entraîne rien de la poussière, avancez avec joie et sécurité dans la voie d'un si grand bonheur. Ne prêtez ni foi ni consentement à quiconque voudrait vous détourner de votre résolution et arrêter votre course. Courez à la perfection à laquelle l'Esprit de Dieu vous appelle : là, vous accomplirez vos vœux envers le Très-Haut et votre marche dans la voie des commandements de Dieu sera plus sûre. Vous suivrez les conseils de notre Révérend Père, Frère Élie, Ministre Général de tout l'Ordre; ce sont ceux-là que, préférablement à tous les autres, vous devez-vous proposer de suivre, et tenir pour plus précieux qu'aucun autre don. Quelqu'un vous dit-il ou insinue-t-il quelque chose de contraire à votre perfection et à la vocation de Dieu, même si vous pouviez en être glorifiée et honorée plus qu'aucun homme, ne suivez pas ses conseils. Vierge pauvre, embrassez le Christ pauvre ; contemplez-le devenu méprisable pour vous; suivez-le, devenue vous aussi méprisable en ce monde.

O illustre Reine, regardez votre Époux : le plus beau des enfants des hommes, devenu, pour votre salut, le plus laid des hommes. Le corps tout déchiré par les

 

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fouets, Il expire sur la croix dans d'extrêmes douleurs. Que tout votre cœur s'enflamme à son imitation. Si vous souffrez avec Lui, avec Lui aussi vous serez glorifiée. A partager ses douleurs, vous partagerez sa joie. Restez sur la croix; avec Lui vous aurez votre place dans la demeure céleste, au milieu de la gloire des saints. Votre nom sera inscrit au livre de vie, pour être glorieux dans les siècles des siècles. Au lieu des biens passagers de ce monde, vous en recevrez d'éternels, et vous vivrez dans un bonheur sans fin. Adieu, très chère sœur et vierge, bénie à cause de votre Époux. En même temps que vos sœurs, ayez soin de recommander à Dieu Notre-Seigneur mes sœurs et moi, que la vue des biens dont Dieu vous gratifie, transporte de joie.

 

TROISIÈME   LETTRE

 

A la vierge honorable en Jésus-Christ par-dessus toutes les autres,

A sœur Agnès, plus chère qu'aucun des mortels, fille du sérénissime Roi de Bohême, maintenant épouse et sœur du souverain Roi des cieux.

Claire, humble et indigne esclave de Dieu, servante des pauvres vierges.

Joie salutaire en l'Auteur du salut, et de tout bien désirable !

 

Votre bonne santé, votre régularité et vos continuels progrès dans votre heureuse entreprise, et, je le saisis, votre joyeuse persévérance à la poursuite de la récompense céleste, me remplissent d'une vive joie dans le Seigneur. La cause en est, je le vois, qu'en imitant l'humilité et la pauvreté de Jésus-Christ, vous suppléez à l'insuffisance de mes sœurs et de moi, dans cette précieuse imitation. En vérité, j'ai bien le droit de me réjouir et personne ne pourrait m'ôter cette joie.

 

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L'objet de mes désirs sous le ciel est en votre possession. Ne vous vois-je pas, avec une admirable prudence et tout enveloppée de la grâce de Dieu, triompher de la ruse de l'ennemi, de l'orgueil et de la vanité qui perdent et mènent à la folie le cœur des hommes? Ne vous vois-je pas préférer le trésor, caché dans le champ de ce monde et dans le cœur des hommes, et qui nous vaut de si grands biens de la part de celui qui a créé tout de rien ? Vous goûtez les humiliations de la vertu, de la foi et de la pauvreté. Et, pour emprunter les paroles de l'Apôtre, vous êtes, je l'affirme, l'appui de Dieu lui-même; et les membres défaillants de son corps ineffable sont par vous soutenus et ranimés. Qui donc m'empêcherait de me réjouir de si grands biens? Soyez à la joie vous aussi, ma très chère toujours, dans le Seigneur, et qu'aucune amertume ne vous touche.

O vierge bien-aimée dans le Christ, joie des anges et couronne de vos sœurs ! Fixez votre esprit sur le miroir de l'éternité, placez votre âme dans la splendeur de la gloire, attachez votre cœur aux traits de la substance divine, et, à force de contempler Dieu, transformez-vous tout entière à l'image de sa divinité. Vous aurez les sentiments de ses amis, vous goûterez les secrets de sa douceur; d'abord le Dieu tout-puissant les cache à ses amis, comme à tous ceux qui, dans ce monde trompeur et séducteur des hommes épris aveuglément d'eux-mêmes, l'abandonnent pendant leur vie. Aimez-Le de tout votre cœur : de tout cœur Il s'est livré pour l'amour de vous. Le soleil et la lune admirent sa beauté ; la grandeur et l'abondance de sa récompense sont sans limites. Aimez, dis-je, ce Fils du Dieu très-haut; une Vierge l'enfanta, et après l'enfantement elle resta vierge. Attachez-vous à la très douce Mère d'un tel Fils. Les cieux étaient impuissants à Le contenir: elle L'a porté dans les faibles entrailles de son petit corps, et elle L'a tenu sur son sein virginal. Qui ne serait pas soulevé d'indignation en voyant la ruse avec laquelle l'ennemi du genre humain travaille à réduire à néant ce qu'il y a de plus grand au ciel, au moyen

 

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des choses passagères et de la vaine gloire? Par la grâce de Dieu, j'ai la conviction que la plus digne créature, l'âme d'un homme fidèle, est plus grande que le ciel. Lui et toutes les autres créatures réunies ne pourraient pas contenir le Créateur : une âme fidèle devient son habitacle et son trône, et cela par la charité dont sont privés les impies. La vérité le dit : « Qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai moi aussi; nous viendrons à lui, et nous établirons notre demeure en lui. » La glorieuse Vierge des vierges a porté dans ses entrailles virginales le Dieu fait homme; vous aussi en imitant son humilité et sa pauvreté, vous pourrez toujours porter le même Seigneur et, contenir celui qui contient toutes choses. Vous et les autres qui auront méprisé les richesses du monde, vous Le posséderez plus pleinement. En cela se trompent quelques rois et reines d'ici-bas : même si leur orgueil atteignait le ciel, et si de leur tête ils en touchaient le sommet, ils ne laisseraient pourtant pas de finir comme le fumier.

J'en viens maintenant aux points sur lesquels vous me demandez mon avis. A quelles fêtes nous est-il permis de varier notre nourriture? Les voici transcrites pour votre charité, comme notre saint Père François nous a averties de les célébrer. Voici donc ce qu'il dit :

« Excepté les infirmes et les malades (il demande, et même ordonne qu'on s'ingénie à fournira celles-ci une nourriture variée), il n'est permis, à aucune d'entre nous, pourvu qu'elle jouisse d'une forte santé corporelle, de prendre d'autres nourritures que celles servies pendant le carême, que ce soit jour férié ou jour de fête. Le jeune est de rigueur tous les jours, excepté seulement les dimanches et le jour de Noël. Ces jours-là, il y a deux repas, ainsi que le jeudi en temps ordinaire; chacune est libre d'y prendre part, et celle qui croit bon de ne pas jeûner, n'y est pas obligée. »

Pour nous, à cause de noire bonne santé, nous jeûnons tous les jours, hormis les dimanches, la Noël et tout le temps pascal, comme la règle de notre Père saint François nous l'enseigne. De même aux fêtes de la

 

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sainte Vierge et des saints Apôtres, le jeûne n'est pas de règle, à moins qu'elles ne tombent un vendredi. Comme je l'ai déjà dit, parce que nous sommes bien portantes et fortes, nous prenons toujours la nourriture du carême. Toutefois, comme notre corps n'est pas de' fer et que notre force n'est pas celle de la pierre, mais qu'au contraire notre faiblesse nous rend sujettes aux infirmités corporelles, je vous en prie ardemment dans le Seigneur, interdisez-vous cette abstinence par trop rigoureuse que vous pratiquez, je le sais. Vivez et espérez dans le Seigneur, et que votre service soit selon la raison ; accommodez votre holocauste du sel de la prudence.

Adieu dans le Seigneur, suivant votre désir; recommandez-nous, mes sœurs et moi, à vos saintes sœurs.

 

QUATRIÈME LETTRE

 

A la moitié de mon âme, au sanctuaire unique de mon amour tout spécial,

A la sérénissime Reine Agnès,

A ma mère très chère et fille aimée par-dessus toutes,

Claire, indigne esclave du Christ et servante inutile des servantes vivant dans le monastère de Saint-Damien,

Salut, et le bonheur de chanter avec les autres saintes Vierges un nouveau cantique devant le trône de Dieu et de l'Agneau, et de suivre l'Agneau partout où il ira.

O mère et fille, épouse du Roi de tous les siècles, n'allez pas vous étonner que je ne vous aie pas écrit aussi souvent que mon âme et la vôtre le demandaient. Ne croyez pas non plus le moins du monde que le feu de l'amour dont je brûle pour vous se soit un tant soit peu refroidi. Votre mère vous aimait de tout son cœur; comme elle je vous aime. —  Un seul

 

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obstacle : peu de messagers et le grand danger des chemins. —Aujourd'hui se présente l'occasion de vous écrire : je m'en réjouis avec vous et je partage votre joie dans le Saint-Esprit, épouse du Christ. La première sainte Agnès a été mariée à l'Agneau immaculé qui porte sur lui les péchés du monde. A vous aussi, bienheureuse, il a été donné l'union céleste de ce mariage qui stupéfie d'admiration les armées du ciel. Tous sont à le désirer : son souvenir rassasie, sa bonté remplit de toute douceur, son odeur ressuscite les morts, et sa vision glorieuse béatifie tous les habitants de la Jérusalem céleste. Il est la splendeur de la gloire, la lumière de l'éternelle lumière et le miroir sans tache. Reine, épouse de Jésus-Christ, regardez tous les jours ce miroir; contemplez-y souvent votre visage, pour que, au dehors et au dedans, vous soyez parée de la plus grande variété de vertus comme d'autant de fleurs, et couverte des vêtements qui conviennent à la fille et à l'épouse du Roi suprême. Bien-aimée, en regardant ce miroir, vous pourrez, avec la grâce de Dieu, savourer des délices. Approchez et voyez-y d'abord Jésus couché dans la crèche, son extrême pauvreté, ses misérables langes. O étonnante humilité ! Stupéfiante pauvreté ! Le Roi des anges, le Seigneur du ciel et de la terre : déposé dans une mangeoire ! Au milieu de ce miroir, regardez la bienheureuse pauvreté de la sainte humilité : pour le rachat du genre humain, elle lui a fait supporter mille incommodités. Au dernier plan, enfin, contemplez l'amour ineffable qui l'a poussé à souffrir sur le bois delà croix et à y mourir d'une mort infâme. Ce miroir, attaché à l'arbre de la croix, invitait les passants par ces paroles : « Vous tous qui passez par ce chemin, considérez et voyez s'il est une douleur qui approche de la mienne. » Répondons, nous, à son appel et à son gémissement, d'une seule voix et d'un seul esprit : « Je me souviendrai de toi, et les angoisses serreront mon âme. » — Brûlez de cet ardent amour, ô Reine, et rappelez-vous aussi les ineffables délices de votre Roi céleste, ses richesses et ses honneurs éternels.

 

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Exprimez votre vif désir, et, dans votre profond amour, écriez-vous: «Attire-moi à Toi. Je courrai dans l'odeur de les parfums, Époux céleste. Je courrai sans cesse, jusqu'au jour où tu m'introduiras dans ton cellier; tu placeras ta gauche sous ma tête et ta droite me serrera dans une étreinte bienfaisante; donne-moi un baiser de ta bouche. »

Une fois arrêtée à cette considération, souvenez-vous de votre pauvre mère; sachez que votre doux souvenir est indissolublement écrit sur les tablettes de mon cœur, puisque, entre toutes, vous m'êtes la plus chère. Quoi de plus! Silence à la langue de la chair au sujet de mon amour pour vous ; la parole est à la langue de l'esprit, fille bénie : l'amour que je vous porte est au-dessus du langage corporel. Aussi, bien que ma lettre ne soit pas à la hauteur de mon amour, recevez-la avec bienveillance et bonté; voyez-y du moins la marque de l'amour maternel dont je brûle tous les jours pour vous et vos filles. Recommandez-nous bien à elles, mes filles et moi, notre très digne sœur Agnès.

Adieu, bien chère, à vous et à vos filles, jusqu'au trône de la gloire du grand Dieu; priez-le pour nous.

De tout mon pouvoir je recommande à votre charité ces messagers que nous dépêchons, nos Frères très chers : frère Aimé, chéri de Dieu et des hommes, et frère Bonaugure.

 

 

RÈGLE DES PAUVRES DAMES

 

CHAPITRE PREMIER

Au nom du Seigneur. Ainsi-soit-il.

Ici commence la règle et forme de l'Ordre des Pauvres Dames, à savoir : observer le saint Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, vivant en obéissance sans propre et en chasteté.

Claire, indigne servante du Christ, promet obéissance et révérence au seigneur pape Innocent (1) et à ses successeurs canoniquement élus et à l'Église Romaine. Et de même qu'au commencement de sa conversion elle a, ainsi que ses Sœurs, promis obéissance au Frère François, ainsi elle promet une même soumission inviolable à ses successeurs. Et que les autres Sœurs soient tenues d'obéir aux successeurs du Frère François et à Sœur Claire et aux autres Abbesses canoniquement élues qui lui succéderont.

 

CHAPITRE II
Comment les novices doivent être reçues

 

Si quelque personne, par inspiration divine, vient aux Sœurs et veut embrasser cette vie, que l'Abbesse

 

1. Innocent IV.

 

soit tenue de prendre l'avis de toutes les Sœurs à ce sujet. Et si la majorité est favorable, qu'on puisse la recevoir avec la permission du seigneur Cardinal protecteur. Et s'il voit la récipiendaire, qu'il l'examine avec soin ou qu'il la fasse examiner sur la foi catholique et sur les sacrements de l'Eglise. Et si elle croit toutes ces choses et veut les confesser fidèlement et les observer fermement jusqu'à la fin; si elle n'est pas mariée, ou si elle Test et que son époux soit entré en religion avec l'autorisation de l'évêque diocésain après avoir fait le vœu de continence ; si enfin son âge avancé, des infirmités ou des défauts de caractère ne l'empêchent pas d'observer cette règle, qu'on lui expose avec soin les obligations de cette vie. Et si elle est capable, qu'on lui dise la parole du saint Évangile, qu'elle aille et vende tous ses biens et s'efforce de les distribuer aux pauvres. Que si elle ne peut le faire, la bonne volonté lui suffit. Et que l'Abbesse et ses Sœurs prennent garde de se soucier des biens temporels de la novice et que cette dernière agisse librement avec sa fortune comme le Seigneur lui inspirera. Pourtant, si un conseil est requis, quelles l'envoient à des hommes discrets et craignant Dieu et que par leur conseil les biens soient distribués aux pauvres.

Qu'on lui coupe ensuite les cheveux en rond, et, l'habit séculier mis de côté, qu'on lui concède trois tuniques et un manteau. Dès lors, qu'il ne lui soit plus permis de sortir du monastère sans un motif utile, manifeste et plausible. L'année de probation étant finie, qu'elle soit reçue à l'obéissance, promettant d'observer toujours cette vie et cette forme de pauvreté. Qu'aucune ne reçoive le voile pendant le temps de probation. Que les Sœurs puissent aussi avoir de petites serviettes pour faciliter leur travail et entretenir la propreté. Que l'Abbesse fournisse ses religieuses de vêtements avec discernement, selon le tempérament de chacune, les lieux, les temps et les froides régions, comme il paraîtra nécessaire.

Que les jeunes filles, reçues au monastère avant d'avoir l'âge  légitime, se fassent couper les

 

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cheveux en rond, et après avoir déposé l'habit séculier, qu'elles revêtent un habit religieux, comme le jugera bon l'Abbesse. Mais parvenues à l'âge légitime, qu’on les habille comme les autres et qu'elles fassent profession. Et que l'Abbesse leur donne ainsi qu'aux autres novices une maîtresse choisie parmi les plus discrètes de tout le monastère pour les former avec soin à une vie sainte, à des mœurs pures, conformément à la vie professée par les Sœurs.

Dans l'examen et la réception des Sœurs qui servent au dehors du monastère, qu'on observe les mêmes règles; ces dernières peuvent porter des chaussures. Qu'aucune femme ne réside au monastère, si elle n'a pas été reçue suivant la forme de cette profession. Et par l'amour du très saint et du très cher enfant Jésus enveloppé de pauvres langes et couché dans la crèche, par l'amour de sa très sainte Mère, je prie, j'exhorte et j'engage mes Sœurs à porter toujours des vêtements grossiers.

 

CHAPITRE III
De l'office divin, du jeune et de la communion

 

Que les Sœurs qui savent lire, récitent, suivant la coutume des Frères Mineurs, l'office divin dès qu'elles pourront avoir des bréviaires (1). Elles réciteront, sans chanter. Et que celles qui pour un motif raisonnable ne pourraient quelquefois réciter leurs Heures, puissent dire le Pater noster comme les autres Sœurs. Que celles qui ne savent pas les lettres, disent vingt-quatre Pater noster pour Matines, pour Laudes cinq; , pour Prime, Tierce, Sexte et None, pour chacune de ces Heures sept; pour Vêpres douze et pour Compiles

 

1. Sur ce passage et le texte analogue du ch. III de la règle de 1223 des Mineurs, voici la note de Waddihg, Opusc., p. 179, n. 13 : Solum voluisse Franciscum obligare Fratres suos ad recitandum Officium divinum ex eo tempore quo sibi conquirere postent Breviaria quae manuscripta tunc difficilius et rarius inveniebantur.

 

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sept Pater noster avec le Requiem aeternam et à Matines douze. Que les Sœurs qui savent lire, soient tenues de dire l'Office des Morts. Quand l'une des Sœurs viendra à mourir, que les autres disent pour elle cinquante Pater noster.

Que les Sœurs jeûnent continuellement. A la Nativité du Seigneur, quelque jour qu'elle tombe, elles peuvent faire deux repas. Que l'on puisse accorder miséricordieusement des dispenses aux jeunes Sœurs qui sont faibles, et à celles qui servent au dehors du monastère, suivant le jugement de l'Abbesse. Mais en temps de manifeste nécessité que les Sœurs ne soient pas tenues au jeûne corporel. Qu'elles se confessent au moins douze fois l'année, avec la permission de l'Abbesse. Et elles doivent prendre garde de ne parler que de ce qui touche la confession et le salut de leur âme. Qu'elles communient six fois l'année, à savoir à la Nativité du Seigneur, le jeudi de la grande Semaine, à Pâques, à la Pentecôte, à l'Assomption de la bienheureuse Vierge et à la fête de tous les Saints. Pour donner la communion aux Sœurs malades, que les chapelains puissent entrer dans la clôture.

 

CHAPITRE IV
De l'élection de l'abbesse

 

Dans l'élection de l'Abbesse, que les Sœurs soient tenues d'observer les règles canoniques. Qu'elles tâchent d'avoir pour la circonstance le Ministre Général ou le Provincial de l'Ordre des Frères Mineurs, qui les engagera par une instruction à la concorde parfaite et à la recherche du bien commun dans la tenue de l'élection. Et qu'on n'élise qu'une professe. Et s'il arrivait qu'une Sœur non professe lut élue ou choisie,qu'on ne lui obéisse qu après qu'elle ait promis d'observer cette règle de pauvreté. Si l'Abbesse vient à mourir, qu'on en élise une autre. Et si en quelque temps, l'universalité des Sœurs jugeait qu'elle ne suffit plus au serviceet à l'utilité

 

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commune, que les dites Sœurs soient tenues, en suivant les formes indiquées ci-dessus, de s'en élire une autre pour Abbesse,xle plus vite qu'elles pourront, et de s'en choisir une pour Mère. Mais que l'élue pense au fardeau qu'elle a accepté, et au Juge à qui elle devra rendre compte du troupeau qui lui est confié ! Qu'elle s'applique à être la première plutôt par ses vertus et ses saintes mœurs que par sa charge, à faire en sorte que ses Sœurs, mues par ses exemples, lui obéissent plus par amour que par crainte. Qu'elle écarte les amitiés particulières, de peur qu'en aimant davantage quelqu'une, elle ne scandalise toutes les autres. Qu'elle console les affligées, qu'elle soit la suprême consolation de celles qui sont dans la peine, de peur que si elles ne trouvent pas en leur Supérieure de consolations, le désespoir ne vienne à l'emporter dans ces âmes malades. Qu'elle fasse régner la vie commune partout, surtout à l'église, au dortoir, au réfectoire, à l'infirmerie et dans les vêtements. Et que sa vicaire ait les mêmes obligations.

Une fois par semaine au moins, que l'Abbesse soit tenue de convoquer ses Sœurs au chapitre, où l'Abbesse elle-même et les Sœurs devront humblement confesser toutes leurs fautes et négligences publiques. Et qu'elle y traite aussi avec toutes ses Sœurs de ce qui touche le bien et l'utilité du monastère. Souvent, en effet, le Seigneur révèle aux plus petits ses desseins les meilleurs. Qu'elle ne contracte aucune dette importante, si ce n'est du consentement commun des Sœurs et en cas do manifeste nécessité, et que ce soit par procureur. Que l'Abbesse et ses Sœurs prennent garde de ne pas recevoir de dépôt dans le monastère; c'est souvent, en effet, la cause de troubles et de scandales.

Pour conserver l'union, la charité fraternelle et la paix, que toutes les officières du monastère soient choisies du commun consentement de toutes les Sœurs. Qu'on choisisse de même au moins huit Sœurs d'entre les plus discrètes dont l'Abbesse sera tenue de prendre l'avis en ce qui regarde la forme de vie des Sœurs. Que les Sœurs puissent aussi, — et si cela

 

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leur paraît expédient et utile elles le doivent, —retirer à l'occasion leurs l'onctions aux officières et aux discrètes pour les confier à d'autres.

 

CHAPITRE V
Du silence et de la manière de  parler au parloir et à la grille

 

Depuis l'heure des Compiles jusqu'à Tierce, que les Sœurs gardent le silence, excepté celles qui servent en dehors du monastère. Qu'elles gardent aussi continuellement le silence à l'église, au dortoir, au réfectoire pendant le repas, mais non à l'infirmerie où, pour distraire et servir les malades, il sera toujours permis aux Sœurs de parler avec discrétion. Qu'elles puissent aussi toujours et. partout se communiquer à voix basse ce qui est nécessaire. Qu'il ne soit pas permis aux Sœurs d'aller au parloir ou à la grille sans la permission de l'Abbesse ou de sa vicaire. Et que celles qui ont cette permission d'aller au parloir, ne le fassent qu'accompagnées de deux Sœurs pour les voir et les écouter. Qu'elles ne prennent la liberté d'aller à la grille, qu'avec au moins trois des Sœurs désignées par l'Abbesse ou sa vicaire parmi les discrètes choisies par toutes les Sœurs pour le conseil de l'Abbesse. Que l'Abbesse et sa vicaire soient tenues d'observer, autant que possible, ces règles du parloir, et qu'on aille très rarement à la grille et jamais à la porte. A la grille, qu'il y ait intérieurement un voile qui ne soit jamais ôté, si ce n'est lorsqu'on annonce la parole de Dieu, ou lorsqu'on y parle. Qu'on ait une porte de bois bien fermée avec deux serrures différentes de fer, avec verrous et gonds, et que cette porte soit fermée, la nuit surtout, avec deux clefs dont l'Abbesse en détienne une et la sacristine l'autre. Et qu'elle demeure toujours fermée, si ce n'est pendant l'audition de l'office divin et pour les causes ci-dessus mentionnées.

 

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Qu'aucune Sœur ne parle jamais à la grille avant le lever ou après le coucher du soleil. Au parloir, qu'il y ait toujours à l'intérieur un voile qu'on n'écartera jamais. Pendant le carême de la Saint-Martin et le grand carême, qu'aucune n'aille au parloir si ce n'est pour se confesser au prêtre ou pour une autre nécessité manifeste, suivant le jugement et la prudence de l'Abbesse ou de sa vicaire.

 

CHAPITRE VI
Que les soeurs ne reçoivent aucun bien ni propriété par elles-mêmes ou par personne interposée

 

Que l'Abbesse et toutes ses Sœurs soient jalouses de garder la sainte pauvreté qu'elles ont promise au Seigneur Dieu, et que les abbesses futures et toutes les Sœurs soient tenues jusqu'à la fin d'observer la même pauvreté, c'est-à-dire; de ne recevoir et n'avoir aucun bien ni propriété, ni par elles-mêmes, ni par personnes interposées, de ne faire aucun acte qui puisse être vraiment considéré comme un acte de propriété, de n'avoir enfin que le peu de terre nécessairement requis pour la convenance et l'entretien du monastère. Et encore qu'on ne cultive pas cette terre, si ce n'est pour avoir dans le jardin ce qui est nécessaire aux Sœurs.

 

CHAPITRE VII 
De la manière de travailler

 

Que les Sœurs à qui le Seigneur a donné la grâce de travailler, travaillent après Tierce d'un travail qui soit conforme à l'honnêteté et utile à tous, fidèlement et dévotement, de telle sorte qu'en excluant l'oisiveté

 

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ennemie de l'âme, elles n'éteignent point en elles l'esprit d'oraison et de dévotion auquel les autres choses temporelles doivent servir. Et que les Abbesses ou leurs vicaires soient tenues d'assigner au chapitre devant toutes le travail manuel à chacune. Qu'on fasse dire aussi par des prêtres, sur les aumônes du monastère, quelques messes pour les nécessités des Sœurs et qu'on les recommande toutes en commun. Et que tout cela soit réparti pour l'utilité commune par l'Abbesse ou sa vicaire, sur l'avis des discrètes.

 

CHAPITRE VIII
Que les soeurs ne s'approprient rien et des soeurs malades.

 

Que les Sœurs ne s'approprient rien, ni maison, ni lieu, ni aucune chose, mais comme pèlerines et étrangères en ce siècle, servant le Seigneur dans la pauvreté et l'humilité, qu'elles aillent avec confiance demander l'aumône. Et il ne faut pas qu'elles en rougissent parce que le Seigneur s'est fait pauvre pour nous en ce monde. C'est là l'excellence de la très haute pauvreté qui vous a instituées, mes très chères Sœurs, héritières et reines du royaume des cieux, vous a faites pauvres de biens, mais vous a élevées en vertus. Qu'elle soit votre héritage, elle qui conduit à la terre des vivants. Attachez-vous y totalement, bien-aimées Sœurs, et pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ne veuillez jamais posséder autre chose sous le ciel.

Qu'il ne soit permis à aucune Sœur d'envoyer des lettres, recevoir quelque chose ou donner hors du monastère sans la permission de l'Abbesse. Et que l'on n'ait rien que l'Abbesse ne l'ait donné ou permis. Et si des parents ou d'autres personnes envoient quelque présent, que l'Abbesse le fasse donner à la Sœur à laquelle il est destiné, ou qu'elle en dispose pour elle-même, si c'est nécessaire, ou qu'elle en fasse

 

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charitablement part à une Sœur dans le besoin. Si l'on donne de l'argent, que l'Abbesse, de l'avis des discrètes, en dispose pour celles qui manquent de quelque chose.

Quant aux Sœurs malades, que l'Abbesse soit fermement tenue de s'inquiéter avec soin, par elle-même ou par d'autres, de ce qui est nécessaire pendant le temps de la maladie : conseils, aliments et autres choses semblables, et qu'elle le procure charitablement et avec miséricorde, suivant les possibilités du pays. Et toutes sont tenues de veiller et de servir leurs malades, comme elles voudraient elles-mêmes être servies, si elles étaient malades. Et qu'elles se manifestent réciproquement leurs nécessités en toute liberté, car si une mère aime et nourrit sa fille selon la chair, avec combien plus d'affection chaque Sœur doit-elle aimer et nourrir sa sœur selon l'esprit ! Que les malades couchent sur des paillasses et qu'elles aient sous la tête un oreiller de plume. Et que celles qui ont besoin de sandales de laine ou de matelas, puissent en avoir. Quand des étrangers visitent le monastère, que les dites malades puissent répondre brièvement si on leur adresse quelques bonnes paroles. Mais que les autres Sœurs qui en ont la permission n'osent parler aux visiteurs du monastère qu'en présence de deux Sœurs discrètes placées de façon à les entendre et désignées par l'Abbesse ou sa vicaire. Que l'Abbesse et sa vicaire soient également tenues d'observer cette façon de parler.

 

CHAPITRE IX
De la pénitence à imposer aux soeurs

 

Si quelque Sœur, à l'instigation de l'ennemi, pèche mortellement contre la forme de notre profession, et si, avertie deux ou trois fois par l'Abbesse ou par les autres Sœurs, elle ne s'amende point; autant de jours qu'elle aura été contumace, qu'elle mange pain et

 

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eau devant toutes les Sœurs au réfectoire et qu'elle fasse même une plus grave pénitence si l'Abbesse le juge bon. Pendant le temps de sa résistance, qu'on prie le Seigneur d'illuminer son cœur pour l'amener à la pénitence. Mais l'Abbesse et toutes ses Sœurs doivent prendre garde de s'irriter contre le péché d'aucune d'elles, car le trouble et la colère empêchent la charité en soi et dans les autres.

S'il arrivait,ce qu'à Dieu ne plaise, qu'entre deux Sœurs une parole ou un geste donnât une occasion de trouble ou de scandale, que celle qui a suscité la cause de ce trouble s'en aille aussitôt, avant d'offrir à Dieu le présent de ses prières, se prosterner humblement aux pieds de sa compagne, lui demander pardon, et plus encore, la supplier humblement d'intercéder pour elle auprès du Seigneur afin d'obtenir la rémission de sa faute. Quant à l'offensée, qu'elle se souvienne de la parole du Seigneur : « Si vous ne pardonnez pas du fond du cœur, le Père céleste ne vous pardonnera pas non plus (1) », et qu'elle pardonne libéralement à sa sœur toute l'injure qu'elle a reçue.

Que les Sœurs qui servent en dehors du monastère n'y fassent pas de longs séjours, à moins qu'une manifeste nécessité ne l'exige. Et qu'elles marchent honnêtement et parlent peu afin d'édifier toujours les spectateurs. El qu'elles prennent bien garde à ne pas avoir de consorts ou de rapports suspects avec personne et qu'elles ne se fassent pas commères d'hommes ni de femmes, de peur que par cette occasion ne naisse du trouble ou du murmure. Et qu'elles n'osent jamais rapporter au monastère les bruits du siècle, et qu'elles soient fermement tenues à ne pas faire savoir au dehors du monastère rien de ce qui se fait ou se dit à l'intérieur, qui soit de nature à causer quelque scandale. Et si une Sœur, par simplicité, venait à manquer à l'un de ces deux points, que l'Abbesse, dans sa prudente miséricorde, lui inflige une pénitence. Mais si elle avait contracté la vicieuse habitude de cette faute,

 

1. Matt., VI, 15.

 

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que l'Abbesse, de l'avis des discrètes, lui impose une pénitence proportionnée à la gravité de la faute.

 

CHAPITRE X
De la visite des soeurs par l'abbesse

 

Que l'Abbesse avertisse et visite ses Sœurs et les corrige avec humilité et charité, ne leur commandant rien qui soit contre leur âme et la forme de cette profession. Et que les Sœurs qui sont sujettes se souviennent que pour Dieu elles ont renoncé à leur propre volonté. Et qu'elles soient fermement tenues d'obéir à leurs Abbesses en toutes les choses qu'elles ont promis d'observer et qui ne sont pas contraires à leur âme et à leur profession. Et qu'elles aient une si grande familiarité avec leur Abbesse, qu'elles puissent parler et agir à son égard comme des maîtresses avec leurs servantes, car ainsi doit être que l'Abbesse soit la servante de toutes les Sœurs.

J'avertis et j'exhorte, dans le Seigneur Jésus-Christ, toutes les Sœurs de se préserver de tout orgueil, de la vaine gloire, de l'envie, de l'avarice, des soins et des sollicitudes de ce siècle, de la médisance et du murmure. Et qu'elles aient toujours soin de garder entre elles l'union de la mutuelle charité qui est le lien de la perfection (1). Et que celles qui ne savent pas les lettres ne se soucient pas de les apprendre, mais qu'elles considèrent que par-dessus toutes choses elles doivent désirer de posséder l'esprit du Seigneur et sa sainte opération, de prier toujours avec un cœur pur et d'avoir l'humilité et la patience dans l'épreuve et l'infirmité, et d'aimer ceux qui nous reprennent et nous blâment, car le Seigneur a dit : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est à eux, et celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (2). »

 

1. Cf. Coloss., III. 14.

2. Matt., X, 10 et 22.

 

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CHAPITRE XI
De la portière

 

Que la portière soit de mœurs graves et discrète et d'un âge convenable, qu'elle demeure à son poste pendant le jour dans une cellule ouverte et sans porte. Qu'on lui adjoigne une compagne, capable, lorsque ce sera nécessaire, de la suppléer dans tout son office. Que la porte soit parfaitement fermée avec deux serrures différentes en fer, avec verrous et gonds, et qu'elle soit fermée, la nuit surtout, avec deux clefs dont la sacristine ait l'une, et l'Abbesse l'autre. Qu'on ne la laisse jamais sans garde le jour et qu'elle soit solidement fermée par une clef. Qu'on prenne bien soin et qu'on fasse attention à ne jamais ouvrir la porte plus qu'il n'est utile. Et qu'on n'ouvre jamais à celui qui demande à entrer, s'il n'en a la permission du Souverain Pontife ou du seigneur Cardinal. Et qu'on ne laisse pas entrer dans le monastère avant le lever du soleil, et qu'après le coucher les Sœurs ne permettent à personne de demeurer à l'intérieur, à moins d'un cas raisonnable de nécessité manifeste et inévitable.

Si pour la bénédiction d'une Abbesse ou pour la consécration d'une moniale, ou pour toute autre cause, un évêque avait la permission de célébrer la messe à l'intérieur, qu'il se contente du plus petit nombre possible de compagnons et de ministres choisis parmi les plus vertueux. Lorsqu'il sera nécessaire de laisser entrer dans le monastère des ouvriers pour faire quelque ouvrage, que l'Abbesse choisisse avec soin une personne convenable qui se tienne à la porte et laisse entrer les personnes nécessaires à cet ouvrage, à l'exclusion des autres. Que toutes les Sœurs fassent grande attention à ne pas être vues par ceux qui entrent.

 

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CHAPITRE XII
De la visite

 

Que le visiteur des Sœurs soit toujours de l'Ordre des Frères Mineurs, suivant la volonté et l'ordre du seigneur Cardinal, et qu'il soit tel que sa vertu et ses mœurs procurent une grande édification. Son office sera de corriger, dans le chef aussi bien que dans les autres membres, les fautes commises contre la forme de cette profession. Placé dans un endroit public de façon à être vu des autres, qu'il puisse parler avec toutes et chacune de tout ce qui regarde le but de la visite, suivant qu'elles le jugeront plus expédient.

Qu'elles demandent aussi à l'Ordre des Mineurs un chapelain avec un compagnon clerc de bonne réputation, de discrétion éprouvée, et deux Frères laïques de sainte vie et de bonnes mœurs, ainsi qu'elles en ont eu miséricordieusement jusqu'à présent de ce même Ordre, pour les aider dans leur pauvreté. Et que le chapelain ne puisse pas entrer au monastère sans son compagnon. Et quand ils entrent qu'ils se tiennent dans un endroit public de façon à se voir et à être vus. Qu'il leur soit permis d'entrer pour la confession des malades qui ne peuvent pas venir au parloir, pour leur donner la communion, pour l'Extrême-Onction et la recommandation de l'âme. Pour les funérailles et les messes solennelles des Sœurs défuntes, pour creuser, ouvrir ou disposer la sépulture, que les personnes nécessaires puissent entrer avec le consentement de l'Abbesse.

De plus, que les Sœurs soient toujours tenues d'avoir pour gouverneur, protecteur et correcteur le Cardinal de la sainte Église Romaine qui sera désigné par le seigneur Pape pour les Frères Mineurs, afin que toujours soumises et assujetties aux pieds de cette même sainte Église, stables en la foi catholique, nous observions toujours la pauvreté et l'humilité de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa très sainte Mère (1).

 

1. Règle de 1253, Séraphicae legislationis, p. 51-75.

 

TESTAMENT DE SAINTE CLAIRE

 

Au nom de Notre-Seigneur. Amen.

Entre autres bienfaits que nous avons déjà reçus et que chaque jour nous recevons encore de la libéralité du Père des miséricordes, et pour lesquels nous devons le glorifier par de vives actions de grâces : entre tous ces bienfaits, le principal est notre vocation, dont nous lui sommes d'autant plus redevables, qu'elle est plus grande et plus parfaite.

Aussi l'Apôtre dit-il : « Voyez quelle est votre vocation. »

Le Fils de Dieu s'est fait lui-même notre voie, celle que notre Bienheureux Père François nous a montrée et nous a enseignée par la parole et par l'exemple.

Nous devons donc, très chères sœurs, considérer les immenses bienfaits dont Dieu nous a comblées, et ceux-là surtout qu'il a daigné opérer par son serviteur bien-aimé, notre bienheureux Père François, ces biens qu'il nous a faits, non seulement après notre conversion, mais déjà lorsque nous étions dans les vanités du siècle.

Le Saint lui-même n'avait pas encore de Frères ni de compagnons : c'était presque aussitôt après sa conversion, quand il construisait l'église de Saint-Damien, où visité par le Seigneur et rempli de ses consolations il fut poussé à abandonner tout à fait le siècle : c'est alors que dans le transport d'une sainte allégresse

 

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et dans la lumière de l'Esprit-Saint, il fit sur nous cette prophétie que le Seigneur a ensuite accomplie.

Car étant monté sur le mur de cette église, et s'adressant à quelques pauvres du voisinage, il leur dit à haute voix en langue française : « Venez, aidez-moi, pour le monastère de Saint-Damien; parce qu'il y aura là des dames dont la renommée et la sainte vie feront glorifier le Père céleste dans toute son Église. »

Nous pouvons donc admirer en cela l'immense bonté de Dieu sur nous, puisque c'est par la surabondance de sa miséricorde et de sa charité qu'il a fait parler ainsi son saint sur notre vocation et notre élection. Et ce n'était pas de nous seules, que notre Bienheureux Père prophétisait ces choses, mais encore de toutes les autres qui devaient nous suivre dans cette vocation sainte, à laquelle le Seigneur nous a appelées.

Aussi que de sollicitude, que d'application d'esprit et de corps nous devons avoir pour accomplir les commandements de Dieu et de notre Père, afin de lui rendre, après l'avoir multiplié, le talent que nous avons reçu !

Le Seigneur, en effet, nous a placées nous-mêmes pour l'exemple, comme des modèles et des miroirs, aux yeux non seulement des autres fidèles, mais encore de nos Sœurs qu'il a appelées à la même vocation : afin qu'elles soient à leur tour les miroirs et les modèles de ceux qui vivent dans le monde.

Le Seigneur nous a donc appelées à de si grandes choses, que notre sainteté doit servir de modèle et comme de miroir où puissent se mirer celles-là même qui sont les modèles et les miroirs des autres. Par conséquent, nous sommes extrêmement tenues de bénir et louer le Seigneur, et de nous fortifier de plus en plus en lui pour faire le bien.

C'est pourquoi, en vivant selon la précédente règle, nous laisserons aux autres un noble exemple, et par un travail de courte durée nous gagnerons le prix de l'éternelle béatitude.

Après que le Très Haut Père Céleste eut daigné par sa miséricorde et sa grâce illuminer mon cœur, et

 

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m'inspirer de faire pénitence, à l'exemple et suivant la doctrine de notre Bienheureux Père François, qui depuis peu s'était converti, de concert avec les quelques Moeurs que Dieu m'avait données presque aussitôt après ma conversion, je fis volontairement le vœu d'obéissance entre ses mains, selon la lumière et la grâce que le Seigneur nous avait accordées par la vie sainte et la doctrine de son serviteur.

Le Bienheureux François vit bien que nous étions faibles et fragiles de corps, et que pourtant ni la privation et la pauvreté, ni le travail et la tribulation et l'ignominie, ni le mépris du siècle, enfin que rien de tout cela ne nous faisait reculer, mais qu'au contraire toutes ces choses nous semblaient d'ineffables délices, à l'exemple de ses Frères et des saints : ce que lui-même et ses Frères ont remarqué souvent, et il s'en réjouissait beaucoup dans le Seigneur.

C'est pourquoi, poussé par un mouvement d'affection paternelle envers nous, il s'engagea et promit que lui-même et par son Ordre il aurait de nous, aussi bien que de ses Frères, un soin attentif et une sollicitude toute spéciale.

Ainsi, par la volonté de Dieu et de notre Bienheureux Père François, nous vînmes demeurer à l'église de Saint-Damien, où, en peu de temps, le Seigneur par sa grâce et sa miséricorde nous a multipliées, pour accomplir ce qu'il avait prédit par son saint serviteur. Auparavant nous avions fait un séjour, mais court, dans un autre endroit.

Saint François nous écrivit depuis une forme dévie, surtout afin de nous faire persévérer toujours dans la sainte pauvreté.

Il ne s'est pas contenté, durant sa vie, de nous exhorter souvent, de vive voix et par l'exemple, à aimer et à observer la très sainte pauvreté; mais en outre il nous laissa plusieurs écrits, afin qu'après sa mort nous ne la quittions jamais en aucune façon ; de même que le Fils de Dieu, tant qu'il vécut en ce monde, n'a jamais voulu s'écarter de cette sainte pauvreté.

Notre Bienheureux Père François, ayant suivi ses

 

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traces, et choisi la sainte pauvreté pour lui-même et pour ses Frères, n'a jamais voulu s'écarter d'elle, en aucune manière, ni dans la doctrine, ni dans les actions.

Et moi, Claire, qui suis, quoiqu'indigne, la servante du Christ et des Sœurs pauvres du monastère de Saint-Damien, et la petite plante du saint Patriarche, j'ai considéré avec mes sœurs notre très haute profession et le commandement d'un tel père, et aussi la fragilité des autres, la craignant pour nous-mêmes après le trépas de notre Père saint François, qui était notre colonne, notre unique consolation, notre appui après Dieu.

En conséquence nous avons renouvelé plusieurs fois volontairement notre engagement à notre Dame, la très sainte Pauvreté ; afin qu'après ma mort les Sœurs qui sont à présent et qui viendront ensuite, ne puissent aucunement la délaisser.

Et comme j'ai toujours eu beaucoup de soin et de sollicitude pour observer moi-même et faire observer aux autres la sainte pauvreté, que nous avons promise au Seigneur et à notre Père saint François : pareillement que les autres Abbesses, qui me succéderont dans mon office, soient tenues de l'observer elles-mêmes, et de la faire observer par leurs Sœurs, jusqu'à la fin.

En outre, pour plus de sûreté, m'empressant de recourir, d'abord au pape Innocent (1), dont le pontificat vit commencer notre Institut, et ensuite à ses successeurs, je fis confirmer et fortifier par leur privilège pontifical notre profession de la très sainte pauvreté.

C'est pourquoi fléchissant les genoux, et prosternée d'esprit et de corps aux pieds de notre Mère la sainte Église Romaine et du Souverain Pontife, et spécialement du seigneur le Cardinal, celui qui est assigné à l'Ordre des Frères Mineurs et à nous-mêmes, je recommande toutes mes Sœurs, celles qui sont à présent, et les autres qui viendront dans la suite; et pour l'amour de Jésus, si pauvre dans sa crèche, si pauvre durant sa vie, et nu sur la croix, pour l'amour de lui, je prie

 

1. Innocent III.

 

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le cardinal de protéger ce petit troupeau, que le Très Haut Père céleste a engendré dans sa sainte Eglise par la parole et l'exemple du Bienheureux Père François, imitateur de la pauvreté et de l'humilité du Fils de Dieu et de la glorieuse Vierge sa mère : je prie le cardinal de le conserver et de l'encourager toujours, et de lui faire observer la sainte pauvreté que nous avons promise à Dieu et à notre Bienheureux Père François.

Et puisque le Seigneur nous avait donné notre Bienheureux Père François pour fondateur, pour père, et pour soutien au service du Christ et dans les choses que nous avons promises à Dieu et à ce bienheureux Père, qui a mis tant de soin, par ses paroles et par ses œuvres, pour nous cultiver et nous faire croître, nous sa petite plantation ; maintenant à mon tour je recommande mes Soeurs, celles qui sont à présent et celles qui viendront dans la suite, je les recommande au successeur de notre Bienheureux Père François, et aux Frères de tout son Ordre, afin qu'ils nous soient en aide pour nous faire avancer toujours dans le bien, et mieux servir Dieu, et surtout mieux observer la très sainte pauvreté.

Et si en quelque temps il arrive à mes Sœurs d'abandonner ce lieu et d'être transférées ailleurs, qu'elles soient tenues néanmoins, partout où elles seront après ma mort, d'observer la même forme de pauvreté comme nous l'avons promise à Dieu et à notre Bienheureux Père François.

Mais que celle qui sera dans mon office et que les autres Sœurs aient toujours la sollicitude et la prévoyance de n'acquérir ou de n'accepter de terrain, autour de leur demeure, qu'autant que l'exigera l'extrême nécessité pour un jardin potager.

Et si en quelque temps, pour l'honnête convenance et l'isolement du monastère, il faut avoir encore du terrain hors de l'enceinte du jardin, qu'elles ne permettent pas d'en acquérir plus que l'extrême nécessité ne le demande ; et que cette terre ne soit point labourée ni semée, mais qu'elle reste toujours inculte et en friche.

J'avertis toutes mes Sœurs, présentes et futures, et

 

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je les exhorte en Notre-Seigneur Jésus-Christ, à s'étudier toujours à suivre la voie de la sainte simplicité, de l'humilité et de la pauvreté, et l'honnêteté religieuse d'une sainte conversation : ainsi que, dès le principe, en commençant à nous convertir à Jésus-Christ, nous avons été formées par notre Bienheureux Père François. Et avec ces vertus, non par nos mérites, mais par la seule miséricorde et grâce de notre bienfaiteur, le Père des miséricordes, que les Soeurs répandent le parfum d'une bonne renommée, pour toutes les autres, pour celles qui sont loin et celles qui sont près.

Et dans la charité du Christ aimez-vous les unes les autres; et cet amour que vous avez au dedans, démontrez-le au dehors par vos œuvres; afin qu'un tel exemple excite les Sœurs à croître toujours dans l'amour de Dieu et dans la charité mutuelle.

Je prie aussi celle qui aura la charge de conduire les Sœurs de s'étudiera les précéder par les vertus et la sainteté de vie, plus que par la dignité, de telle sorte que les Sœurs, animées par son exemple, lui obéissent, non seulement par devoir mais plus encore par amour.

En outre, qu'elle ait pour ses Sœurs la discrétion et la prévoyance d'une bonne mère pour ses filles et surtout qu'avec les aumônes données par le Seigneur, elle les pourvoie toutes, chacune selon sa nécessité.

Qu'elle ait de plus une telle bienveillance et un abord si accessible pour toutes, qu'elles puissent avec sécurité lui manifester leurs nécessités, et recourir à elle à toute heure avec confiance, comme il leur semblera convenable, tant pour elles-mêmes que pour leurs Sœurs.

Mais que de leur côté les Sœurs qui lui sont soumises se souviennent que pour le Seigneur elles ont renoncé à leur propre volonté.

D'où je veux qu'elles obéissent à leur Mère, comme elles l'ont promis au Seigneur, d'une volonté spontanée : afin que cette Mère voyant la charité, l'humilité et l'unité qui règnent entre elles, trouve plus léger le fardeau de sa charge, et que leur sainte vie lui change en douceur ce qui est pénible et amer.

 

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Mais qu'il est étroit le sentier qui mène à la vie! Et pareillement qu'elle est étroite la porte qui y fait entrer! Aussi qu'il y en a peu qui marchent par ce sentier, et qui passent par cette porte ! Et s'il en est quelques-uns qui suivent un moment la voie, oh ! qu'ils sont rares ceux qui savent y persévérer!

Mais bienheureux ceux à qui il est donné d'y marcher et d'y persévérer jusqu'à la fin !

Et nous, après être entrées dans la voie du Seigneur, prenons bien garde de ne jamais nous en écarter d'aucune manière par notre faute, par négligence et ignorance ; ce qui serait faire injure à un si grand Seigneur, à la Vierge sa mère, à notre Bienheureux Père François, et à l'Église triomphante, enfin à toute l'Église militante.

Or il est écrit : « Maudits soient ceux qui s'éloignent de vos commandements ! »

C'est pourquoi je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin que par les suffrages et les mérites de la glorieuse Vierge sainte Marie sa mère, de notre Bienheureux Père François et de tous les saints, le Seigneur lui-même qui a donné de bien commencer donne encore l'accroissement, et aussi pour toujours la persévérance finale. Ainsi-soit-il.

C'est à vous, mes Sœurs très chères et bien-aimées, présentes et futures, que je laisse cet écrit, afin qu'il soit mieux observé; et qu'il soit un signe de la bénédiction du Seigneur et de notre Bienheureux Père François et de la bénédiction que je vous donne, moi votre Mère et votre servante (1).

 

1. Seraphicae legislationis, textus originales, p. 273-280.