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TRAITÉ SUR LE SACERDOCE

LIVRE DEUXIÈME

ANALYSE

 

Le sacerdoce est la plus grande preuve d’amour que l’on puisse donner à Jésus-Christ. — Avantage du sacerdoce. — Le sang de Jésus-Christ est le prix des âmes. — Amour de Jésus-Christ pour son Eglise. — Les devoirs du sacerdoce sont plus grands que ceux de tout autre état. — Il y en a peu qui en sont dignes. — Le prêtre a une responsabilité. — Les ennemis du troupeau du Seigneur. — La guérison des âmes est plus difficile des brebis. — La cause et l’existence même des maladies de l’âme que celle sont difficiles à connaître. — Nul autre remède que la persuasion. — Le sacerdoce demande une âme supérieure. — Combien la prudence est nécessaire au prêtre. — Le sacerdoce est une fonction pleine de difficultés et de périls. — Nécessité de connaître parfaitement le candidat. — Excellence de la charité. — Eloge de Basile. — Sa charité. — Pourquoi Chrysostome a refusé l’épiscopat. — Son refus, loin d’être une offense pour les électeurs, les a mis à l’abri d’une foule d’accusations qu’on n’aurait pas manqué de lancer contre eux.


1. Que l’on peut se servir de la ruse pour le bien, ou plutôt qu’ainsi employée elle mérite moins ce nom que celui de conduite ingénieuse, on pourrait assurément le montrer plus longuement; mais comme ce qui a été dit le montre d’une manière suffisante, il deviendrait fatigant, ennuyeux d’ajouter au discours des développements superflus. Ce serait maintenant à toi de prouver que ce n’a pas été pour ton avantage que j’ai suivi cette conduite à ton égard.

Basile répondit: Et quel avantage ai-je donc retiré de cette ingénieuse adresse, de cette prudence, comme il te plaira de l’appeler; dis-le moi, afin que je demeure persuadé que tu ne m’as pas trompé.

CHRYSOSTOME. — Et quel plus grand avantage, lui dis-je, que d’exercer un ministère que Notre-Seigneur Jésus-Christ a déclaré être une preuve de notre amour pour lui? Car s’adressant au prince des apôtres : Pierre, lui dit-il, m’aimes-tu? Et Pierre ayant répondu: Oui, Seigneur, il ajouta: Si tu m’aimes, pais mes brebis. (Jean, XXI, 15).

Lorsque le Maître demande au disciple s’il l’aime, ce n’est pas pour le savoir, lui qui connaît le fond des coeurs; c’est afin de nous apprendre combien il s’intéresse à la conduite de son troupeau. Cela est évident et entraîne une conséquence qui ne l’est pas moins, savoir: qu’une grande et ineffable récompense attend celui qui exerce une fonction que Jésus-Christ tient en si haute estime. Par le zèle que notre domestique apporte à soigner le bétail qui lui est confié, nous jugeons de l’attachement qu’il a pour nous, quoiqu’il ne s’agisse que d’animaux qui s’achètent à prix d’argent; quelle récompense, à plus forte raison, le Sauveur des âmes ne réserve-t-il pas à celui qui gouverne le troupeau racheté par lui, non par argent ni autre chose semblable, mais par sa propre mort et par l’effusion de son sang?

L’Apôtre répond : Seigneur, vous savez que je vous aime, prenant pour témoin de son amour celui même qui en était l’objet; mais Jésus-Christ ne s’en tient pas là, il demande des preuves d’amour. C’est qu’en effet son désir était moins de faire voir combien Pierre l’aimait, puisque Pierre avait déjà donné plusieurs marques non équivoques de ses sentiments, que de nous montrer combien il aime lui-même son Eglise; il voulait donner à saint Pierre et à nous cet enseignement, afin que nous ayons nous-mêmes un grand zèle pour ses intérêts. Pourquoi Dieu n’a-t-il pas épargné son Fils unique? Pourquoi l’a-t-il livré, ce cher et unique objet de sa tendresse? Pour se réconcilier les hommes devenus ses ennemis, et pour se faire (573) un peuple particulier. Et ce Fils lui-même, pourquoi a-t-il versé jusqu’à la dernière goutte de son sang? si ce n’est pour racheter les brebis qu’il a remises aux mains de Pierre et de ses successeurs. Jésus-Christ disait encore : Quel est le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi pour gouverner sa maison? (Matth. XXIV, 45.) Voilà encore des paroles qui ont l’apparence du doute; mais celui qui les prononçait ne doutait pas davantage en les prononçant, que lorsqu’il demandait à Pierre s’il l’aimait, moins pour s’assurer de son amour que pour montrer la grandeur du sien. De même ici quand il demande : Quel est le serviteur fidèle et prudent? Jésus-Christ le connaît assez: seulement il veut nous montrer la rareté de tels serviteurs et la grandeur de leur ministère. Qu’on en juge par la grandeur de la récompense qu’il leur destine : Je vous dis en vérité qu’il l’établira sur tous ses biens. (Matth.

XXIV, 47.)

2. Soutiendras-tu maintenant que ce n’est pas pour ton bien que je t’ai trompé ? Toi qui vas être préposé au gouvernement des biens de Dieu, charge qui a valu à saint Pierre sa puissance et sa haute prééminence sur le reste des apôtres, selon cette parole : Pierre, dit le Seigneur, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? pais mes brebis. (Jean XXI, 15.) Il aurait pu dire : situ m’aimes, jeûne, couche sur la dure, veille sans cesse, protége les opprimés, sois le père des orphelins, le défenseur de la veuve ; mais non: laissant là toutes ces oeuvres, que dit-il? Pais mes brebis.

Ces sortes de bonnes oeuvres, la plupart des simples fidèles peuvent les pratiquer , les femmes aussi bien que les hommes; mais d’aussi importantes fonctions que le gouvernement d’une Eglise , et la direction d’un si grand nombre d’âmes , non-seulement les femmes en sont exclues, mais très-peu d’hommes en sont dignes. Qu’on présente ceux que la supériorité du mérite distingue entre tous les autres , ceux qui par la vertu de leur âme surpassent leurs frères autant que Saül surpassait les Hébreux par sa haute taille, ce n’est même pas assez, à beaucoup près. Surpasser les autres hommes de toute la tête n’est pas une mesure qui puisse convenir ici: qu’entre le pasteur et les brebis de Jésus-Christ, il y ait toute la distance qui sépare les hommes raisonnables des animaux privés de raison, c’est encore trop peu dire, eu égard à la grandeur des intérêts qui sont en jeu, et au péril de la situation. Le berger qui perd des brebis, soit que les loups les aient emportées, soit que les voleurs les aient dérobées, soit qu’elles aient péri par la contagion ou par quelque autre accident, trouvera peut-être grâce auprès du propriétaire du troupeau, et si l’on veut le traiter avec rigueur, il en sera quitte pour payer le dommage; mais que celui à qui le soin des hommes, ce troupeau raisonnable de Jésus-Christ, a été confié, en laisse perdre quelqu’un, ce ne sera pas son bien, mais son âme qui en répondra. Ajoutez que le combat à soutenir est bien autrement sérieux et difficile. Ici ce ne sont ni des loups à repousser, ni des voleurs à redouter, ni les atteintes d’un mal contagieux à prévenir. Avec quels ennemis le ministre de Jésus-Christ est-il en guerre? contre qui lui faut-il combattre? Ecoutons l’Apôtre qui nous les dénonce : Nous n’avons pas à combattre seulement contre la chair et le sang, mais contre les principautés , contre les puissances, contre le Prince de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice répandus dans l’air. (Ephes.VI, 12.)

La vois-tu, cette multitude terrible d’ennemis implacables, ces affreuses phalanges non bardées de fer, mais trouvant dans leur nature de quoi s’armer de toutes pièces?

Veux-tu voir une autre armée non moins cruelle et barbare, toujours en embuscade pour surprendre le troupeau? tu l’apercevras du même point de vue, je veux dire que le même apôtre qui nous a mis en garde contre les premiers ennemis, nous dénonce encore ceux-ci: On connaît, dit-il, les oeuvres de la chair, qui sont la fornication, l’adultère, l’impureté, l’impudicité, l’idolâtrie, les empoisonnements, les haines, les querelles, les jalousies, les colères, les cabales, les médisances, les murmures, les enflures de coeur, les révoltes (Gal. V, 19), et beaucoup d’autres que l’Apôtre n’a pas énumérés, nous laissant à juger des autres par ceux-ci. Quand il s’agit de brebis proprement dites, ceux qui en veulent au troupeau voient-ils le gardien prendre la fuite; ils ne s’occupent nullement de lui et se contentent de ravir les brebis; mais ici, que les malfaiteurs soient venus à bout de s’emparer de tout le troupeau, loin de laisser le pasteur en repos, il l’assaillent avec encore plus d’acharnement et d’audace, et ne quittent le combat que victorieux ou vaincus. J’ajouterai que les maladies des animaux sont faciles à (574) reconnaître, comme la faim, la contagion, les blessures ou toute autre cause de souffrance, grand avantage pour le traitement et la guérison des malades. En voici un autre encore plus grand et plus efficace pour le prompt rétablissement de la santé: les bergers ont le pouvoir de forcer les brebis à endurer le traitement, lorsqu’elles ne l’endurent pas de bon gré; rien de plus facile que de les lier, lorsqu’il faut brûler ou couper; que de les garder longtemps enfermées, lorsque cela est utile; que de changer leur nourriture , que de les éloigner des cours d’eau; enfin , tous les autres remèdes qu’on pense devoir contribuer à la santé des troupeaux, sont de la plus facile application.

3. Il n’en est pas de même des maladies des hommes; d’abord il n’est pas aisé de les apercevoir; il n’y a que l’esprit de l’homme qui sache ce qui est dans l’homme. (I Corinth. II,11.)

Comment appliquer un remède pour une maladie dont on ignore l’espèce, dont l’existence même n’est pas toujours facile à constater, et qui, lorsqu’elle s’est manifestée clairement, n’en est que plus difficile à guérir? Car on ne peut pas traiter tous les hommes avec la même facilité que le berger traite ses brebis. Le traitement des âmes exige lui aussi qu’on lie, qu’on prive de nourriture, qu’on brûle et qu’on coupe. Par malheur l’application du remède dépend du malade et non du médecin. L’admirable saint Paul le savait bien; et c’est pour cela qu’il écrivait aux Corinthiens : Nous ne prétendons pas dominer sur votre foi; nous ne faisons que coopérer à votre joie. (II. Cor. I, 23.) La chose la moins permise aux chrétiens, est de corriger par la violence les fautes des pécheurs. Dans la jurisprudence humaine, qu’un malfaiteur tombe sous la main de la justice, le magistrat, déployant le pouvoir étendu dont il est investi, sait bien l’empêcher, bon gré mal gré, de vivre à sa fantaisie. Mais nous, nous n’avons, pour rendre les hommes meilleurs, d’autre ressource que la persuasion, jamais la contrainte. Les lois ne nous donnent pas le pouvoir de contraindre ceux qui pèchent, et quand elles nous l’accorderaient, nous ne pourrions pas en faire usage, puisque le Seigneur n’a de couronnes que pour ceux qui s’abstiennent du mal par une volonté libre et non malgré eux. Une grande habileté est donc nécessaire pour obtenir, par la seule persuasion, que les malades se soumettent volontiers au traitement des prêtres et que même ils leur en sachent gré. Si le malade qu’on a lié se débat, et, comme il en est le maître, rompt ses liens, il ne le fait pas sans aggraver son mal; s’il fait dévier le fer de la parole divine, une nouvelle blessure est la conséquence de son mauvais vouloir; et l’occasion d’une cure devient la cause d’une maladie plus grave. Car il n’y a personne au monde qui puisse guérir celui qui ne veut pas l’être.

4. Que faire donc? Si tu uses de trop d’indulgence là où il faudrait une grande sévérité, et que tu aies peur d’enfoncer le fer dans la plaie qui demande une profonde incision, tu ne traites le mal qu’à demi; mais aussi que tu coupes sans ménagement parce que l’opération est nécessaire, il peut arriver que le malade rebuté par la violence de la douleur perde patience, qu’il rejette brusquement remèdes et appareils, enfin qu’il aille se jeter dans quelque précipice, après avoir brisé le joug et rompu les liens.

J’en pourrais citer beaucoup qui se sont portés aux plus fâcheuses extrémités parce qu’on voulait les soumettre à toute la rigueur des peines que méritaient leurs péchés. Il ne faut pas toujours exiger dans le châtiment une mesure proportionnée à la faute; mais après un mûr examen, s’assurer des dispositions de celui par qui elle a été commise, de peur qu’en voulant réunir ce qui est déchiré tu ne fasses une rupture pire que la première, et qu’avec l’intention louable de relever ce qui est à terre, tu ne le précipites encore plus bas. Les âmes faibles et languissantes, plus particulièrement celles qui sont enlacées dans les plaisirs du siècle, celles que l’orgueil de la naissance ou du pouvoir entretient dans une humeur altière, pourraient, ménagées avec douceur et ramenées peu à peu à faire quelque pieux retour sur elles-mêmes, se corriger sinon totalement du moins en partie, et se dégager ainsi de cette chaîne de maux qui les enveloppe. Vouloir les soumettre brusquement à une discipline sévère, ce serait les priver de ce commencement de conversion. L’âme qu’on a une fois forcée de braver la honte, tombe bientôt dans l’insensibilité; plus de pathétiques exhortations qui la touchent, plus de menaces qui l’ébranlent, plus de bienfaits qui l’attendrissent. Son état est pire que celui de -cette cité que le Prophète maudissait en disant:

 

Tu t’es fait un front de prostituée, tu regardes effrontément tout le monde. (Jerem., III, 8.)

Cela étant, quelle prudence ne faut-il pas au (575) pasteur, et aussi quelle clairvoyance pour sonder une âme en tous sens et discerner son état. S’il en est qui se retranchent obstinément dans un désespoir furieux et perdent toute confiance de se sauver à cause de l’amertume des remèdes qu’ils ne peuvent souffrir; il en est aussi, qui, parce qu’on n’a pas exigé d’eux une satisfaction eu rapport avec leurs fautes, se laissent aller au relâchement, deviennent beaucoup plus mauvais, et s’enhardissent à pécher toujours plus gravement.

De tout cela, le prêtre ne doit rien laisser inexploré; il faut qu’il recherche tout exactement, et qu’il applique en conséquence le remède dont il dispose, s’il ne veut pas perdre le fruit de ses peines.

Ce n’est pas tout; il faut encore réunir au corps de l’Eglise les membres qui en sont séparés, et que de soins et de peines ne doit-il pas prendre pour cela! Le pasteur de brebis a son troupeau qui le suit partout où il le guide; que des brebis s’écartent du droit chemin, et que, quittant le bon pâturage elles s’en aillent brouter en des endroits stériles et escarpés; il suffit d’un cri plus fort pour ramener et réunir au troupeau la portion qui s’en était séparée: mais cet homme qui a quitté le droit chemin de la foi, qu’il faut de soins au pasteur pour le ramener! que de persévérance! que de patience! Il ne faut pas songer à l’entraîner par la force, à le contraindre par la peur. La persuasion seule peut le ramener à la vérité qu’il a quittée d’abord. Il faut donc au pasteur une âme généreuse qui ne défaille jamais à la peine, qui jamais ne désespère du salut des égarés, qui ne se lasse jamais de penser et de dire : Peut-être que Dieu leur fera connaître un jour la vérité, et les délivrera des filets du démon. (II Timoth. XI, 25.) C’est pourquoi le Seigneur parlant à ses disciples leur dit : Quel est le serviteur prudent et fidèle? (Matth. XXIV, 43.) Qui ne travaille qu’à sa propre perfection ne sert que lui seul. Mais le bien du ministère pastoral s’étend à tout le peuple. Quelqu’un distribue de l’argent aux pauvres, ou bien il vient en aide d’une manière quelconque aux opprimés; c’est là sans doute se rendre utile au prochain; mais il y a entre ce genre de service et ceux qu’il faut attendre du prêtre, autant de différence qu’il en existe entre le corps et l’âme. C’est la raison pour laquelle le divin Maître disait que les soins donnés à son troupeau sont une marque de l’amour qu’on lui porte à lui-même?

BASILE. Tu n’aimes donc pas Jésus-Christ.

CHRYSOSTOME. Si, je l’aime, et je ne cesserai jamais de l’aimer, mais j’ai peur d’offenser celui que j’aime.

BASILE. Voilà une énigme à laquelle je n’entends rien. Jésus-Christ, dis-tu, commande à celui qui l’aime de paître ses brebis; foi, tu refuses de le faire, et pour t’en dispenser tu allègues l’amour que tu portes à Jésus-Christ?

CHRYSOSTOME. Il n’y a pas d’énigme dans mes paroles, elles sont très-claires et très-simples. Sans doute, si j’étais capable d’administrer cette charge comme le veut Jésus-Christ, et que je refusasse de le faire, on devrait se demander ce que signifie mon langage. Mais puisque la faiblesse de mon âme me rend tout à fait inapte à cette administration, qu’y a-t-il d’inexplicable dans ce que je dis? Oui, ce troupeau bien-aimé du Christ, je craindrais, après l’avoir reçu florissant et bien nourri, de le laisser dépérir par mon incurie, et d’irriter ainsi contre moi le Dieu qui l’a aimé jusqu’à se livrer lui-même pour son salut et sa rédemption.

BASILE. Tu plaisantes en parlant de la sorte. Car, situ parlais sérieusement, je ne vois pas comment tu pourrais mieux prouver que j’ai raison de me plaindre, tout en cherchant à calmer mon chagrin. Je savais bien déjà que tu m’avais trompé, trahi; mais la justification que tu as entrepris de faire de ta conduite me l’apprend bien mieux encore, et je comprends parfaitement toute la gravité de la situation où tu m’as engagé. Si tu t’es dérobé à ce grand ministère, bien convaincu que les forces de ton âme ne suffisaient pas pour une si lourde charge, c’était moi qu’il fallait premièrement en éloigner, quand même j’aurais eu le plus grand désir d’y arriver et sans attendre que ma confiance t’eût laissé arbitre de mes intérêts. Mais tu n’as pensé qu’à toi seul; pour moi, tu m’as oublié. Que dis-je? plût à Dieu que tu m’eusses oublié : ce serait à souhaiter; mais tu as toi-même tendu le piége qui m’a fait tomber dans les mains de ceux qui cherchaient à me prendre. Tu n’as pas même la ressource de dire que la voix publique t’a trompé; que c’est elle qui t’a induit à soupçonner en moi quelque grand et rare mérite. Il s’en faut bien que je sois du nombre de ces hommes qui excitent l’admiration et attirent les regards du monde! Et quand on se serait livré à quelque semblable illusion en ma faveur, c’était à toi à faire plus de cas (576) de la vérité, que de l’opinion de la multitude. A la bonne heure, si nos rapports habituels ne t’avaient mis à même de me connaître, tu pourrais dire avec un semblant de raison, qu’en me donnant ton suffrage, tu n’as fait que céder à l’entraînement populaire. Mais s’il n’est personne au monde qui me connaisse plus à fond, pas même ceux à qui je dois le jour et l’éducation, quel discours assez persuasif trouveras-tu pour faire croire à tous ceux qui t’entendront que c’est bien malgré toi que tu m’as poussé dans cette situation périlleuse? Mais brisons là-dessus : je ne te ferai pas de procès pour cela: dis-moi seulement ce que nous pourrons répondre à ceux qui nous accusent tous deux.

CHRYSOSTOME. Je ne m’engagerai pas dans cette question, que je n’aie réfuté pleinement les reproches que tu me fais pour ton propre compte, quand tu me répéterais mille fois que tu me pardonnes. Tu disais tout à l’heure que l’ignorance me ferait trouver moins coupable, que je cesserais même de le paraître, si, te connaissant moins, je t’avais engagé dans la carrière où tu es; au lieu que, t’ayant livré non par ignorance, mais avec une parfaite connaissance de ce qui te concerne, toute excuse raisonnable, toute justification légitime m’est enlevée. Eh bien! moi je dis tout le contraire. Je soutiens que dans une matière aussi grave l’examen ne saurait être trop sérieux : que celui qui veut élever un sujet au sacerdoce ne doit pas s’en rapporter uniquement à la voix publique, mais que, non content de la consulter, il doit encore, il doit, avant tout et par-dessus tout, avoir sondé lui-même les dispositions du candidat. Quand l’Apôtre écrit à Timothée: Il faut encore qu’il ait bon témoignage de ceux qui sont hors de l’Eglise (I Tim. III, 7), il n’entend pas exclure la nécessité d’un examen sévère et rigoureux, et ne donne pas la réputation comme une marque décisive dans l’épreuve qu’il s’agit de faire. Car après avoir énuméré beaucoup d’autres conditions, il ajoute la bonne renommée en dernier lieu, pour montrer non qu’elle doit être considérée seule dans les élections, mais qu’elle ne doit venir qu’après les autres, rien n’étant plus ordinaire que les erreurs de la multitude à cet égard. Quand cet examen scrupuleux a eu lieu préalablement, c’est alors que l’on peut sans danger se fier au suffrage public. C’est pourquoi l’Apôtre fait suivre les autres conditions de l’assentiment des gens du dehors. Car prenons-y garde, il ne dit pas simplement que le sujet doit avoir un bon témoignage, mais il ajoute le mot encore, pour montrer qu’il faut, avant de consulter la renommée, soumettre le sujet à un sévère examen. Donc, puisque je te connaissais plus à fond, même que tes père et mère, comme tu en conviens, la justice exige que je sois renvoyé absous de toute accusation.

BASILE. C’est précisément ce qui te ferait condamner infailliblement, si l’on voulait t’accuser. Est-ce que tu ne te souviens plus d’une chose dont je t’ai parlé souvent, que les faits t’ont mieux apprise encore, je veux dire la faiblesse de mon caractère? Est-ce que tu n’avais pas coutume de me railler sur mon peu d’énergie, et sur la facilité avec laquelle les plus ordinaires difficultés me jettent dans l’abattement?

CHRYSOSTOME. Je me souviens bien de te l’avoir souvent entendu dire, et je ne saurais le ruer. Mais si je te raillais quelquefois, c’était en plaisantant et non sérieusement que je le faisais.

Mais, sans disputer sur ce point, ce que je demanderai à mon tour, c’est que, si je viens à parler de tes bonnes qualités, tu veuilles bien m’écouter avec une ingénuité égale à la mienne. Si, après cela, tu entreprends de me démentir, je ne t’épargnerai pas : mais je démontrerai que c’est la modestie qui te fait parler plutôt que la vérité, sans avoir besoin, pour confirmer mon dire, d’autres témoins que tes propres discours et tes propres actions. Avant tout je veux t’adresser une question: Sais-tu combien est grande la force de la charité? Jésus-Christ, laissant tous les prodiges que devaient opérer les apôtres, a dit: Le signe auquel les hommes reconnaîtront que vous êtes mes disciples, c’est que vous vous aimiez les uns les autres. (Jean XIII, 35.) Pan! dit que la charité est la plénitude de la loi, que sans elle les dons de Dieu ne sont d’aucune utilité. Or, ce bien si excellent, ce caractère distinctif des disciples du Christ, ce don au-dessus de tous les dons, je l’ai vu fortement enraciné dans ton âme, y porter les fruits les plus abondants.

BASILE. Cette vertu me fut toujours très-chère, et je mets à la pratiquer tout le zèle dont je suis capable, j’en conviens moi-même mais, hélas! je n’ai pu seulement atteindre à la moitié de sa haute perfection : tu m’en seras témoin toi-même, si, toute complaisance à part, tu veux rendre hommage à la vérité.

CHRYSOSTOME. Je vais donc recourir aux (577) preuves: la menace que je t’ai faite, je vais l’exécuter, et prouver que tu tiens plus à être modeste que véridique. Je raconterai un fait récent, afin qu’on ne me soupçonne pas, comme on pourrait faire si j’en rappelais d’anciens, de vouloir envelopper la vérité dans les ombres d’un passé lointain. La vérité ne permet pas de rien ajouter à ce qui est, même dans l’intention d’être agréable.

Un de nos amis faussement accusé d’outrage et d’emportement courait un extrême danger:

alors, sans que personne t’eût impliqué dans l’accusation, sans être prié par personne, pas même par celui qui allait être victime de la calomnie, tu t’es jeté tête baissée au milieu des périls pour en tirer notre ami. Voilà ce qui s’est passé, et pour te convaincre par tes propres paroles, je te rappellerai celles que tu prononças dans cette occasion. Comme les uns n’approuvaient pas ce dévouement, et que les autres y applaudissaient et l’admiraient, tu répondis à ceux qui te blâmaient: Que voulez-vous que je fasse ! je n’ai pas appris â aimer autrement, que d’exposer ma vie, lorsqu’il le faut, pour sauver un ami en péril. Les paroles sont autres, mais la pensée est la même que celle de Jésus-Christ disant à ses disciples, pour leur marquer les limites de la parfaite charité:

 

Nul ne peut fournir une plus grande marque d’amour, que de donner sa vie pour ceux qu’il aime. (Jean XV, 13.) Si c’est là l’extrême limite de la charité, tu y es arrivé, par tes actions comme par tes paroles; tu es monté jusqu’au faîte même: voilà le secret de la trahison dont tu te plains, de la fraude que j’ai ourdie contre toi. T’ai-je convaincu que ce n’est pas dans une mauvaise intention, ni pour te faire tomber dans aucun péril, mais par la certitude où j’étais de faire une chose utile, que je t’ai poussé dans la carrière sacerdotale?

BASILE. Mais t’imagines-tu que la force de la charité suffise pour corriger un peuple de ses vices?

CHRYSOSTOME. Assurément la charité pourrait en grande partie contribuer à cette oeuvre. Au surplus, si tu veux que je produise des preuves de ta prudence, j’aborderai ce point; et je montrerai que tu es encore plus prudent que charitable.

BASILE (saisi de honte à ce mot et rougissant.) Encore une fois, laissons-là ce qui me concerne. Je voulais dès le commencement qu’il n’en fût pas question. As-tu quelque bonne réponse à faire aux étrangers qui nous censurent? C’est un point sur lequel je serai charmé de t’entendre. Laissons-là cette vaine escrime:

dis-moi ce que nous pourrons opposer pour notre défense, tant à ceux qui nous avaient fait l’honneur de penser à nous, qu’à ceux qui, pour aigrir le ressentiment de nos électeurs, affectent de répondre que nous leur avons manqué gravement.

7. CHRYSOSTOME. Soit: c’est aussi là que j’ai hâte d’en venir. Maintenant que ma cause est plaidée vis-à-vis de toi, je me tournerai sans difficulté vers cette autre partie de ma défense. Quelle est donc leur accusation? Quels sont leurs griefs? J’ai fait, disent-ils, une grave injure aux électeurs , en refusant l’honneur qu’ils m’offraient. A quoi je réponds d’abord que l’on ne doit pas craindre d’offenser les hommes, lorsque en déférant à leur volonté on se mettrait dans le cas d’offenser Dieu. Quant à ceux qu’une telle conduite fâcherait, j’ajouterai que leur mécontentement ne serait pas pour eux sans péril, ni même sans quelque grave dommage. Des personnes dévouées à Dieu, et ne voyant que lui seul, doivent, selon moi, être animées de sentiments de piété, qui les empêchent de regarder un pareil refus comme une injure qui leur serait faite, dussent-ils essuyer mille fois ces prétendus affronts. Jamais l’idée d’une pareille offense n’est même entrée dans mon esprit. En effet, si c’étaient l’orgueil, la vaine gloire qui m’eussent fait agir, comme l’on m’en accuse, à ce que tu dis, mes accusateurs devraient me mettre au rang des plus grands coupables, pour avoir méprisé des hommes respectables, considérables, et de plus mes bienfaiteurs. Si l’on est punissable de faire du mal à qui ne nous en fait pas, que sera-ce d’en faire à qui veut nous combler d’honneur? Car on ne saurait dire que ces hommes aient voulu se montrer reconnaissants de services, petits ou grands, qu’ils auraient reçus de moi. De quel châtiment ne serait pas digne celui qui rendrait le mal pour le bien? Si jamais pareille pensée n’est entrée dans mon esprit, si je me suis refusé à la charge pesante qu’on voulait m’imposer, par des motifs tout différents; pourquoi, au lieu de me pardonner et même de m’approuver, m’accuse-t-on d’avoir eu pitié de mon âme? Bien loin que je leur aie fait injure, je prétends au contraire leur avoir donné la plus grande marque de déférence en n’acceptant pas. Ne (578) t’étonne pas de cette proposition qui a l’air d’un paradoxe, car j’en donnerai bientôt la preuve: on n’aurait pas manqué, sinon tous du moins ceux qui trouvent plaisir à la médisance, de former toutes sortes de soupçons, de tenir toutes sortes de propos, tant sur le compte de l’élu que sur celui des électeurs; par exemple on eût dit : qu’ils ne regardent qu’à la richesse; qu’ils se laissent éblouir par l’éclat de la naissance; qu’ils ne nous avaient donné leurs suffrages qu’en échange de nos adulations. Je ne sais pas même si l’on n’en serait pas venu jusqu’à répandre le soupçon qu’ils se seraient laissé gagner par argent. Jésus-Christ, aurait-on ajouté, appelait à l’apostolat des pêcheurs, des faiseurs de tentes, des publicains; pour eux, ils repoussent ceux qui vivent de leur travail de chaque jour; mais cultiver les lettres profanes, vivre dans l’oisiveté, voilà des titres qui fixent leur choix et leur admiration. Comment, en effet, expliquer autrement l’exclusion donnée à cette foule de vieux serviteurs qui ont blanchi dans les travaux du ministère ecclésiastique, pour élever tout d’un coup aux premières dignités, qui? un jeune homme qui n’a jamais goûté de ces laborieuses occupations, et dont la vie s’est consumée tout entière dans la vaine étude des sciences profanes et séculières.

Voilà ce qu’on aurait pu dire et davantage encore, si j’avais accepté: mais maintenant, non; la malignité n’a plus la ressource d’un seul de ces prétextes; personne ne pourra nous accuser, ni moi, d’adulations, ni les électeurs, de vénalité, à moins de vouloir être visiblement fou. Un homme qui veut s’élever à quelque dignité par la flatterie ou par l’argent, ne s’enfuit pas: il n’abandonne pas la partie au moment d’obtenir ce qu’il a désiré. C’est à peu près comme si quelqu’un, après avoir beaucoup travaillé à la terre, pour faire rendre à ses sillons une riche récolte, et déborder à flots le vin pardessus ses pressoirs, le moment de la moisson ou de la vendange arrivé, laissait à d’autres ce qui lui a coûté tant de peine et d’argent. Tu vois que les médisants, malgré la fausseté de ce qu’ils auraient pu dire, n’auraient cependant pas manqué de prétextes pour accuser les évêques de consulter, en faisant l’élection, autre chose que la justice et la conscience. C’est moi qui ne leur ai pas laissé le droit d’ouvrir la bouche, de desserrer les dents.

Ce n’est là qu’une faible partie des calomnies auxquelles eux et moi nous aurions été en butte. Mais une fois entré en fonctions, quel débordement d’accusations sans cesse renaissantes, auxquelles il m’aurait été impossible de répondre, quand même toutes mes actions eussent été irréprochables! et, combien plus impossible encore, à cause des fautes nombreuses que mon inexpérience et ma jeunesse n’auraient pas manqué de me faire commettre! Aujourd’hui j’ai anéanti jusqu’au prétexte de telles accusations contre les évêques; en agissant autrement, je les aurais exposés à une tempête d’injures. C’est à de jeunes étourdis, aurait-on crié de toutes parts, qu’ils confient des fonctions aussi augustes, aussi redoutables. Ils ont perdu le troupeau du Seigneur: on ne voit plus que jeu et dérision dans les affaires de l’Eglise. Désormais, toute iniquité aura la bouche fermée. (Ps. CVI, 42).

Pour toi, tu n’as rien à craindre de semblable; tes oeuvres apprendront bientôt à ceux qui voudraient t’attaquer que l’on ne doit pas juger de la prudence d’un homme par le nombre des années, ni mesurer la maturité à la blancheur des cheveux; que ce n’est pas aux jeunes hommes, mais aux seuls néophytes, qu’il faut interdire l’entrée du sanctuaire, et qu’il y a entre l’un et l’autre une grande différence. (579)

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