CHAPITRE XI. Sa confiance en Dieu. — Une visite du ciel. — Elle trouve son repos dans l'amour. — Sublime enfance. — Appel à toutes les « petites âmes ».

 Cette troisième partie du manuscrit est adressée à Soeur Marie du Sacré-Coeur. (Sa soeur aînée, MARIE.)

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O ma Soeur chérie, vous me demandez de vous laisser un souvenir... Puisque Notre Mère le permet, c'est une joie pour moi de venir m'entretenir avec vous qui êtes deux fois ma soeur,  avec vous qui m'avez prêté votre voix, promettant en mon nom que je ne voulais servir que Jésus, alors qu'il ne m'était pas possible de parler.

Chère petite Marraine, c'est l'enfant que vous avez offerte au Seigneur qui vous parle ce soir, c'est elle qui vous aime comme une enfant sait aimer sa mère... Au ciel seulement vous connaîtrez toute la reconnaissance qui déborde de mon coeur.

O ma Soeur chérie, vous voudriez entendre les secrets que Jésus confie à votre petite fille ; ces secrets, il vous les confie aussi, je le sais, car c'est vous qui m'avez appris à recueillir les enseignements divins. Cependant, je vais essayer de balbutier quelques mots, bien que je sente qu'il est impossible à la parole humaine de redire des choses que le coeur peut à peine pressentir...

Ne croyez pas que je nage dans les consolations ; oh ! non, ma consolation, c'est de n'en pas avoir sur la terre. Sans se montrer, sans faire entendre sa voix, Jésus m'instruit dans le secret; ce n'est point par le moyen des livres, car je ne comprends pas ce que je lis! Parfois cependant, une parole comme celle-ci — que j'ai tirée ce soir, à la fin d'une oraison passée dans la sécheresse — vient me consoler : « Voici le Maître que je te donne, il t'apprendra tout ce que tu dois faire. Je veux te faire lire dans le Livre de vie où est contenue la science d'amour (1). » La science d'amour! Ah! cette parole résonne doucement à l'oreille de mon âme. Je ne désire que cette science-là! Pour elle, ayant donné toutes mes richesses, comme l'épouse des cantiques, j'estime n'avoir rien donné (2). Je comprends si bien qu'il n'y a que l'amour qui soit capable de nous rendre, agréables au bon Dieu, que cet amour est le seul trésor que j'ambitionne.

 

1 Notre-Seigneur à Sre Marguerite-Marie. — 2 Cant., VIII, 7.

 

Jésus se plaît à me montrer l'unique chemin qui conduit à cette fournaise divine : ce chemin, c'est l'abandon du petit enfant qui s'endort sans crainte dans les bras de son père. « Si quelqu'un est tout petit, qu'il vienne à moi », a dit l'Esprit-Saint par la bouche de  Salomon; et ce même Esprit d'amour a dit encore que la miséricorde est accordée aux petits (1). En son nom, le prophète Isaïe nous révèle qu'au dernier jour le Seigneur conduira son troupeau dans les pâturages, qu'il rassemblera les petits agneaux et les pressera sur son sein (2). Et comme si toutes ces preuves ne suffisaient pas, le même prophète, dont le regard inspiré plongeait déjà dans les profondeurs éternelles, s'écrie au nom du Seigneur : « Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous balancerai sur mes genoux. »

O ma Soeur bien-aimée ! après un pareil langage, il n'y a plus qu'à se taire, à pleurer de reconnaissance et d'amour... Ah ! si les âmes faibles et imparfaites comme la mienne sentaient ce que je sens, aucune ne désespérerait d'atteindre le sommet de la montagne de l'Amour, puisque Jésus ne demande pas de grandes actions, mais seulement l'abandon et la reconnaissance.

« Je n'ai nul besoin, dit-il, des boucs de vos troupeaux, parce que toutes les bêtes des forêts m'appartiennent et les milliers d'animaux qui paissent sur les collines; je connais tous les oiseaux des montagnes.

« Si j'avais faim, ce n'est pas à vous que je le dirais; car la terre et tout ce qu'elle contient est à moi. Est-ce que je dois manger la chair des taureaux et boire le sang des boucs ? IMMOLEZ A DIEU DES SACRIFICES DE LOUANGES ET D'ACTIONS DE GRACES (3). »

1 Sag., VI, 7. — 2 Is., XL, II. — 3 Ps. XLIX, 9, 10, 11, 12, 13, 14. 14

 

Voilà donc tout ce que Jésus réclame de nous! Il n'a pas besoin de nos oeuvres, mais uniquement de notre amour. Ce même Dieu, qui déclare n'avoir nul besoin de nous dire s'il a faim, n'a pas craint de mendier un peu d'eau à la Samaritaine..... Il avait soif !!! Mais en disant : « Donne-moi à boire (1)», c'était l'amour de sa pauvre créature que le Créateur de l'univers réclamait. Il avait soif d'amour!

Oui, plus que jamais Jésus est altéré. Il ne rencontre que des ingrats et des indifférents parmi les disciples du monde; et parmi ses disciples à lui, il trouve, hélas! bien peu de coeurs qui se livrent sans aucune réserve à la tendresse de son Amour infini.

Que nous sommes heureuses de comprendre les intimes secrets de notre Epoux 1 Ah ! si vous vouliez écrire ce que vous en connaissez, nous aurions de belles pages à lire. Mais, je le sais, vous aimez mieux conserver au fond de votre coeur les secrets du Roi... A moi, vous dites qu'il est honorable de publier les œuvres du Très-Haut (2). Je trouve que vous avez raison de garder le silence ; il est vraiment impossible de redire avec des paroles terrestres les secrets du ciel !

Pour moi, après avoir tracé des pages et des pages, je trouverais n'avoir pas encore commencé. Il y a tant d'horizons divers, tant de nuances variées à l'infini, que la palette du Peintre céleste pourra seule, après la nuit de cette vie, me fournir les couleurs divines capables de peindre les merveilles qu'il découvre à 1'œi1 de mon âme.

Cependant, ma Soeur chérie, puisque vous me témoignez le désir de connaître à fond, autant que possible, tous les sentiments de mon coeur, puisque vous voulez que je mette

 

1 Joan., IV, 7. — 2 Tob., XII, 7.

 

par écrit le rêve le plus consolant de ma vie, et « ma petite doctrine » comme vous l'appelez, je le ferai dans les pages suivantes. C'est à Jésus que je parlerai, cela me sera plus facile pour exprimer mes pensées. Peut-être allez-vous trouver mes expressions exagérées; pourtant, je vous assure qu'il n'y a aucune exagération dans mon coeur : tout y est calme et reposé.

O Jésus, qui pourra dire avec quelle tendresse, quelle douceur vous conduisez ma petite âme !...

 

L'orage grondait bien fort en elle depuis la belle fête de votre triomphe, la radieuse fête de Pâques ; lorsqu'un des jours du mois de mai, vous avez fait luire dans ma sombre nuit un pur rayon de votre grâce...

Pensant aux songes mystérieux que vous accordez parfois à vos privilégiés, je me disais que cette consolation n'était pas faite pour moi ; que, pour moi, c'était la nuit, toujours la nuit profonde! Et sous l'orage, je m'endormis.

Le lendemain, 10 mai, aux premières lueurs de l'aurore, je me trouvai, pendant mon sommeil, dans une galerie où je me promenais seule avec notre Mère. Tout à coup, sans savoir comment elles étaient entrées, j'aperçus trois carmélites revêtues de leurs manteaux et grands voiles, et je compris qu'elles venaient du ciel. « Ah ! que je serais heureuse, pensai-je, de voir le visage d'une de ces carmélites! » Comme si ma prière eût été entendue, la plus grande des saintes s'avança vers moi et je tombai à genoux. O bonheur ! elle leva son voile, ou plutôt le souleva et m'en couvrit.

Sans aucune hésitation, je reconnus la Vénérable Mère Anne de Jésus, fondatrice du Carmel en France (1). Son visage

 

1 La Vénérable Mère Anne de Jésus, dans le monde Anne de Lobera, naquit en Espagne en 1545. Elle entra dans l'Ordre du Carmel, au premier monastère de Saint-Joseph d'Avila, en 1570, et devint bientôt la conseillère et la coadjutrice de sainte Thérèse qui la nommait « sa fille et sa couronne ». Saint Jean de la Croix, son directeur spirituel pendant quatorze ans, se plaisait à l'appeler « un séraphin incarné », et l'on faisait une telle estime de sa sagesse et de sa sainteté, que les savants la consultaient dans leurs doutes et recevaient ses réponses comme des oracles. Fidèle héritière de l'esprit de sainte Thérèse, elle avait reçu du Ciel la mission de conserver à la Réforme du Carmel sa perfection primitive. Après avoir fondé trois monastères de cette réforme en Espagne, elle l'implanta en France, puis en Belgique, où, déjà célèbre par les dons surnaturels les plus élevés, particulièrement celui de la contemplation, elle mourut en odeur de sainteté au Couvent des carmélites de Bruxelles, le 4 mars 1621.

Le 3 mai 1878, Sa Sainteté le Pape Léon XIII signa l'introduction de la cause de béatification de cette grande Servante de Dieu.

 

était beau, d'une beauté immatérielle; aucun rayon ne s'en échappait, et cependant, malgré le voile épais qui nous enveloppait toutes les deux, je voyais ce céleste visage éclairé d'une lumière ineffablement douce qu'il semblait produire de lui-même.

La sainte me combla de caresses et; me voyant si tendrement aimée, j'osai prononcer ces paroles : « O ma Mère, je vous en supplie, dites-moi si le bon Dieu me laissera longtemps sur la terre ? Viendra-t-il bientôt me chercher ? » Elle sourit avec tendresse. — « Oui, bientôt... bientôt... Je vous le promets. » — « Ma Mère, ajoutai-je, dites-moi encore si le bon Dieu ne me demande pas autre chose que mes pauvres petites actions et mes désirs; est-il content de moi ? »

A ce moment, le visage de la Vénérable Mère resplendit d'un éclat nouveau, et son expression me parut incomparablement plus tendre. — « Le bon Dieu ne demande rien autre chose de vous, me dit-elle, il est content, très content!... » Et me prenant la tête dans ses mains, elle me prodigua de telles caresses, qu'il me serait impossible d'en rendre la douceur. Mon coeur était dans la joie, mais je me souvins de mes soeurs et je voulus demander quelques grâces pour elles... Hélas! je m'éveillai!

Je ne saurais redire l'allégresse de mon âme. Plusieurs mois se sont écoulés depuis cet ineffable rêve, et cependant le souvenir qu'il me laisse n'a rien perdu de sa fraîcheur, de ses charmes célestes. Je vois encore le regard et le sourire pleins d'amour de cette sainte carmélite, je crois sentir encore les caresses dont elle me combla.

O Jésus, vous aviez commandé aux vents et à la tempête, et -il s'était fait un grand calme (1).

A mon réveil, je croyais, je sentais qu'il y a un ciel, et que ce ciel est peuplé d'âmes qui me chérissent et me regardent comme leur enfant. Cette impression reste dans mon coeur, d'autant plus douce que la Vénérable Mère Anne de Jésus m'avait été jusqu'alors, j'ose presque dire indifférente; je ne l'avais jamais invoquée, et sa pensée ne me venait à l'esprit qu'en entendant parler d'elle, chose assez rare.

Et maintenant, je sais, je comprends combien de son côté je lui étais peu indifférente, et cette pensée augmente mon amour, non seulement pour elle, mais pour tous les bienheureux habitants de la céleste patrie.

O mon Bien-Aimé! cette grâce n'était que le prélude des grâces plus grandes encore dont vous vouliez me combler; laissez-moi vous les rappeler aujourd'hui, et pardonnez-moi si je déraisonne en voulant redire mes espérances et mes désirs qui touchent à l'infini... pardonnez-moi et guérissez mon âme en lui donnant ce qu'elle espère!

 

Etre votre épouse, ô Jésus ! être carmélite, être, par mon union avec vous, la mère des âmes, tout cela devrait me suffire. Cependant le sens en moi d'autres vocations : je me sens la vocation de guerrier, de prêtre, d'apôtre, de docteur, de martyr... Je voudrais accomplir toutes les oeuvres les plus

 

1 Matt., VIII, 20.

 

héroïques, je me sens le courage d'un croisé, je voudrais mourir sur un champ de bataille pour la défense de l'Eglise.

La vocation de prêtre ! Avec quel amour, ô Jésus, je vous porterais dans mes mains lorsque ma voix vous ferait descendre du ciel ! avec quel amour je vous donnerais aux âmes ! Mais hélas ! tout en désirant être prêtre, j'admire et j'envie l'humilité de saint François d'Assise, et je me sens la vocation de l'imiter en refusant la sublime dignité du sacerdoce. Comment donc allier ces contrastes?

Je voudrais éclairer les âmes comme les prophètes, les docteurs. Je voudrais parcourir la terre, prêcher votre Nom et planter sur le sol infidèle votre croix glorieuse, ô mon BienAimé 1 Mais une seule mission ne me suffirait pas : je voudrais 'en même temps annoncer l'Evangile dans toutes les parties du monde, et jusque dans les îles les plus reculées. Je voudrais être missionnaire, non seulement pendant quelques années, mais je voudrais l'avoir été depuis la création du monde, et continuer de l'être jusqu'à la consommation des siècles.

Ah ! par-dessus tout, je voudrais le martyre. Le martyre ! voilà le rêve de ma jeunesse; ce rêve a grandi avec moi dans ma petite cellule du Carmel. Mais c'est là une autre folie; car je ne désire pas un seul genre de supplice, pour me satisfaire il me les faudrait tous...

Comme vous, mon Epoux adoré, je voudrais être flagellée, crucifiée... Je voudrais mourir dépouillée comme saint Barthélemy; comme saint Jean, je voudrais être plongée dans l'huile bouillante; je désire, comme saint Ignace d'Antioche, être broyée par la dent des bêtes, afin de devenir un pain digne de Dieu. Avec sainte Agnès et sainte Cécile, Je voudrais présenter mon cou au glaive du bourreau; et comme Jeanne d'Arc, sur un bûcher ardent, murmurer le nom de Jésus!

Si ma pensée se porte sur les tourments inouïs qui seront le partage des chrétiens au temps de l'Antéchrist, je sens mon coeur tressaillir, je voudrais que ces tourments me fussent réservés. Ouvrez, mon Jésus, votre Livre de Vie, où sont rapportées les actions de tous les Saints; ces actions, je voudrais les avoir accomplies pour vous !

A toutes mes folies, qu'allez-vous répondre? Y a-t-il sur la terre une âme plus petite, plus impuissante que la mienne ? Cependant, à cause même de ma faiblesse, vous vous êtes plu à combler mes petits désirs enfantins.; et vous voulez aujourd'hui combler d'autres désirs plus grands que l'univers...

 

Ces aspirations devenant un véritable martyre, j'ouvris un jour les épîtres de saint Paul, afin de chercher quelque remède à mon tourment. Les chapitres XII et XIII de la première épître aux Corinthiens me tombèrent sous les yeux. J'y lus que tous ne peuvent être à la fois apôtres, prophètes et docteurs, que l'Eglise est composée de différents membres, et que l'œil ne saurait être en même temps la main.

La réponse était claire, mais ne comblait pas mes voeux et ne me donnait pas la paix. u M'abaissant alors jusque dans les profondeurs de mon néant, je m'élevai si haut que je pus atteindre mon but (1). » Sans me décourager,, je continuai ma lecture et ce conseil me soulagea : « Recherche, avec ardeur les dons les plus parfaits; mais je vais encore vous montrer une voie plus excellente (2). »

Et l'Apôtre explique comment tous les dons les plus parfaits ne sont rien sans l'Amour, que la Charité est la voie la plus excellente pour aller sûrement à Dieu. Enfin j'avais trouvé le repos !

 

1 Saint Jean de la Croix. — 2 I Cor., XII, 31.

 

Considérant le corps mystique de, la sainte Eglise, je ne m'étais reconnue dans aucun .des membres décrits par saint Paul, ou plutôt je voulais me reconnaître en tous. La Charité me donna la clef de ma vocation. Je compris que, si l’Eglise avait un corps composé de différents membres, le plus nécessaire, le plus noble de tous les organes ne lui manquait pas; je compris qu'elle avait un coeur, et que ce coeur était brûlant d'amour; je compris que l'amour seul faisait agir ses membres, que, si l’amour venait à s'éteindre, les apôtres n'annonceraient plus l'Evangile, les martyrs refuseraient de verser leur sang. Je compris que l'amour renfermait toutes les vocations, que l'amour était tout, qu'il embrassait tous les temps et tous les lieux, parce qu'il est éternel !

Alors, dans l'excès de ma joie délirante, je me suis écriée « O Jésus, mon amour! ma vocation, enfin je l'ai trouvée ! ma vocation, c'est l’amour! Oui, j'ai trouvé ma place au sein de l'Eglise, et cette place, ô mon Dieu, c'est vous qui me l'avez donnée : dans le coeur de l'Eglise ma Mère, je serai l’amour!... Ainsi je serai tout; ainsi mon rêve sera réalisé! »

Pourquoi parler de joie délirante ? Non, cette expression n'est pas juste; c'est plutôt la paix qui devint mon partage, la paix calme et sereine du navigateur apercevant le phare qui lui indique le port. O phare lumineux de l'amour! je sais comment arriver jusqu'à toi, j'ai trouvé le secret de m'approprier tes flammes !

Je ne suis qu'une enfant impuissante et faible; cependant, c'est ma faiblesse même qui me donne l'audace de m'offrir en victime à votre amour, ô Jésus! Autrefois les hosties pures et sans taches étaient seules agréées par le Dieu fort et puissant pour satisfaire à la justice divine il fallait des victimes parfaites; mais à la loi de crainte a succédé la loi d'amour, et l'amour m'a choisie pour holocauste, moi, faible et imparfaite créature! Ce choix n'est-il pas digne de l'amour ? Oui, pour que l'amour soit pleinement satisfait, il faut qu'il s'abaisse jusqu'au néant et qu'il transforme en feu ce néant.

O mon Dieu, je le sais, l'amour ne se paie que par l'amour (1). Aussi j'ai cherché, j'ai trouvé le moyen de soulager mon coeur en vous rendant amour pour amour.

« Employez les richesses qui rendent injustes à vous faire des amis qui vous reçoivent dans les Tabernacles, éternels (2). » Voilà, Seigneur, le conseil que vous donnez à vos disciples, après leur avoir dit que les enfants de ténèbres sont plus habiles dans leurs affaires que les enfants de lumière (3).

Enfant de lumière, j'ai compris que mes désirs d'être tout, d'embrasser toutes les vocations, étaient des richesses qui pourraient bien me rendre injuste ; alors je m'en suis servie à me faire des amis. Me souvenant de la prière d'Elisée au prophète Elie, lorsqu'il lui demanda son double esprit, je me présentai devant les Anges et l'assemblée des Saints et je leur dis : « Je suis la plus petite des créatures, je connais ma misère, mais je sais aussi combien les coeurs nobles et généreux aiment à faire du bien; je vous conjure donc, bienheureux habitants de la cité céleste, de m'adopter pour enfant à vous seul reviendra la gloire que vous me ferez acquérir; daignez exaucer ma prière, obtenez-moi, je vous en supplie, votre double amour! »

Seigneur, je ne puis approfondir ma demande, je craindrais de me trouver accablée sous le poids de mes désirs audacieux ! Mon excuse, c'est mon titre d'enfant : les enfants ne réfléchissent pas à la portée de leurs paroles. Cependant, si leur père, si leur mère montent sur le trône et possèdent d'immenses trésors, ils n'hésitent pas à contenter les désirs des petits êtres

 

1 Saint Jean de la Croix. — 2 Lucae, XVI, 9. — 3 Ibid., 8.

 

qu'ils chérissent plus qu'eux-mêmes. Pour leur faire plaisir, ils font des folies, ils vont même jusqu'à la faiblesse.

Eh bien, je suis l'enfant de la sainte Eglise. L'Eglise est reine puisqu'elle est votre Epouse, ô divin Roi des rois ! Ce ne sont pas les richesses et la gloire — même la gloire du ciel — que réclame mon coeur. La gloire, elle appartient de droit à mes frères : les Anges et les Saints. Ma gloire à moi sera le reflet qui rejaillira du front de ma Mère. Ce que je demande, c'est l'amour ! Je ne sais plus qu'une chose, vous aimer, ô Jésus! Les oeuvres éclatantes me sont interdites, je ne puis prêcher l'Evangile, verser mon sang... qu'importe ? Mes frères travaillent à ma place, et moi, petit enfant, je me tiens tout près du trône royal, j'aime pour ceux qui combattent.

Mais comment témoignerai-je mon amour, puisque l'amour se prouve par les oeuvres ? Eh bien ! le petit enfant jettera des fleurs... il embaumera de ses parfums le trône divin, il chantera de sa voix argentine le cantique de l'amour

Oui, mon Bien-Aimé, c'est ainsi que ma vie éphémère se consumera devant vous. Je n'ai pas d'autre moyen pour vous prouver mon amour que de jeter des fleurs : c'est-à-dire de ne laisser échapper aucun petit sacrifice, aucun regard, aucune parole, de profiter des moindres actions et de les faire par amour. Je veux souffrir par amour et même jouir par amour; ainsi je jetterai des fleurs. Je n'en rencontrerai pas une sans l'effeuiller pour vous... et puis je chanterai, je chanterai toujours, même s'il faut cueillir mes roses au milieu des épines; et mon chant sera d'autant plus mélodieux que ces épines seront plus longues et plus piquantes.

Mais à quoi, mon Jésus, vous serviront mes fleurs et mes chants ? Ah! je le sais bien, cette pluie embaumée, ces pétales fragiles et de nulle valeur, ces chants d'amour d'un coeur si petit vous charmeront quand même. Oui, ces riens vous feront plaisir : ils feront sourire l'Eglise triomphante qui, voulant jouer avec son petit enfant, recueillera ces roses effeuillées et, les faisant passer par vos mains divines pour les revêtir d'une valeur infinie, les jettera sur l'Eglise souffrante afin d'en éteindre les flammes; sur l'Eglise militante afin de lui donner la victoire.

O mon Jésus! je vous aime, j'aime l'Eglise ma mère, je me souviens que le plus petit mouvement de pur amour lui est plus utile que toutes les autres oeuvres réunies ensemble (1). Mais le pur amour est-il bien dans mon coeur? Mes immenses désirs ne sont-ils pas un rêve, une folie ? Ah! s'il en est ainsi, éclairez-moi; vous le savez, je cherche la vérité. Si mes désirs sont téméraires, faites-les disparaître; car ces désirs sont pour moi le plus grand des martyres. Cependant, je l'avoue, si je n'atteins pas un jour ces régions les plus élevées vers lesquelles mon âme aspire, j'aurai goûté plus de douceur dans mon martyre, dans ma folie, que je n'en goûterai au sein des joies éternelles; à moins que, par un miracle, vous ne m'enleviez le souvenir de mes espérances terrestres. Jésus! Jésus l s'il est si délicieux le désir de l'amour, qu'est-ce donc de le posséder, d'en jouir à jamais ?

Comment une âme aussi imparfaite que la mienne peut-elle aspirer à la plénitude de l'amour? Quel est donc ce mystère? Pourquoi ne réservez-vous pas, ô mon unique Ami, ces immenses aspirations aux grandes âmes, aux aigles qui planent dans les hauteurs? Hélas ! je ne suis qu'un pauvre petit oiseau couvert seulement d'un léger duvet; je ne suis pas un aigle, j'en ai simplement les yeux et le coeur... Oui, malgré ma petitesse extrême, j'ose fixer le Soleil divin de l'amour, et je brûle de m'élancer jusqu'à lui ! Je voudrais voler, je voudrais imiter les aigles; mais tout ce que je puis faire, c'est de

 

1 Saint Jean de la Croix.

 

soulever mes petites ailes; il n'est pas en mon petit pouvoir de m'envoler.

Que vais-je devenir? Mourir de douleur en me voyant si impuissante ? Oh! non, je ne vais pas même m'affliger. Avec un audacieux abandon, je veux rester là, fixant jusqu'à la mort mon divin Soleil. Rien ne pourra m'effrayer, ni le vent, ni la pluie; et, si de gros nuages viennent à cacher l'Astre d'amour, s'il me semble ne pas croire qu'il existe autre chose que la nuit de cette vie, ce sera alors le moment de la joie parfaite, le moment de pousser ma confiance jusqu'aux limites extrêmes, me gardant bien de changer de place, sachant que par delà les tristes nuages mon doux Soleil brille encore !

O mon Dieu ! jusque-là je comprends votre amour pour moi ; mais, vous le savez, bien souvent je me laisse distraire de mon unique occupation, je m'éloigne de vous, je mouille mes petites ailes à peine formées aux misérables flaques d'eau que je rencontre sur la terre ! Alors je gémis comme l'hirondelle (1), et mon gémissement vous instruit de tout, et vous vous souvenez, ô miséricorde infinie, que vous n'êtes pas venue appeler les justes, mais les pécheurs (2).

Cependant, si vous demeurez sourd aux gazouillements plaintifs de votre chétive créature, si vous restez voilé, eh bien ! je consens à rester mouillée, j'accepte d'être transie de froid, et je me réjouis encore de cette souffrance pourtant méritée. O mon Astre chéri ! oui, je suis heureuse de me sentir petite et faible en votre présence et mon coeur reste dans la paix... je sais que tous les aigles de votre céleste cour me prennent en pitié, qu'ils me protègent, me défendent et mettent en fuite les vautours, image des démons, qui voudraient

 

1 Is., XXXVIII, 14. — 2 Matt., IX, 13.

 

me dévorer. Ah ! je ne les crains pas, je ne suis point destinée à devenir leur proie, mais celle de l'Aigle divin.

O Verbe, ô mon Sauveur! c'est toi l’Aigle que j'aime et qui m'attires : c'est toi qui, t'élançant vers la terre d'exil, as voulu souffrir et mourir afin d'enlever toutes les âmes et de les plonger jusqu'au centre de la Trinité sainte, éternel foyer de l'amour! C'est toi qui, remontant vers l'inaccessible lumière, restes caché dans notre vallée de larmes sous l'apparence d'une blanche hostie, et cela pour me nourrir de ta propre substance. O Jésus! laisse-moi te dire que ton amour va jusqu'à la folie... Comment veux-tu, devant cette folie, que mon coeur ne s'élance pas vers toi ? Comment ma confiance aurait-elle des bornes?

Ah! pour toi, je le sais, les Saints ont fait aussi des folies, ils ont fait de grandes choses, puisqu'ils étaient des aigles! Moi, je suis trop petite pour faire de grandes choses, et ma folie, c'est d'espérer que ton amour m'accepte comme victime; ma folie, c'est de compter sur lés Anges et les Saints pour voler jusqu'à toi avec tes propres ailes, ô mon Aigle adoré ! Aussi longtemps que tu le voudras, je demeurerai les yeux fixés sur toi, je veux être fascinée par ton regard divin, je veux devenir la proie de ton amour. Un jour, j'en ai l’espoir, tu fondras sur moi, et, m'emportant au foyer de l'amour, tu me plongeras enfin dans ce brûlant abîme, pour m'en faire devenir à jamais l'heureuse victime.

 

O Jésus ! que ne puis-je dire à toutes les petites âmes ta condescendance ineffable! Je sens que si, par impossible, tu en trouvais une plus faible que la mienne, tu te plairais à la combler de faveurs plus grandes encore, pourvu qu'elle s'abandonnât avec une entière confiance à ta miséricorde infinie !

Mais pourquoi ces désirs de communiquer tes secrets d'amour, ô mon Bien-Aimé ? N'est-ce pas toi seul qui me les as enseignés, et ne peux-tu pas les révéler à d'autres ? Oui, je le sais, et je te conjure de le faire; je te supplie d'abaisser ton regard divin sur un grand nombre de petites âmes, je te supplie de te choisir en ce monde une légion de petites victimes, dignes de ton AMOUR !!!       .           .           .           .           .           .           .           .

 

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