CHAPITRE X. Nouvelles lumières sur la charité. — Le petit pinceau. — Les miettes qui tombent de la table des enfants. — Le bon Samaritain. — Dix minutes plus précieuses que mille ans des joies de la terre. — Deux frères prêtres. — « Attirez-moi... »

 

Ma Mère vénérée, le bon Dieu m'a fait cette grâce de pénétrer les mystérieuses profondeurs de la charité. Si je pouvais exprimer ce que je comprends, vous entendriez une mélodie du ciel. Mais hélas! je n'ai que des bégaiements enfantins, et, si les paroles de Jésus ne me servaient d'appui, je serais tentée de vous demander la permission de me taire.

Quand le divin Maître me dit de donner à quiconque me demande et de laisser prendre ce qui m'appartient sans le redemander, je pense qu'il ne parle pas seulement des biens de la terre, mais qu'il entend aussi les biens du ciel. D'ailleurs les uns et les autres ne sont pas à moi : j'ai renoncé aux premiers par le voeu de pauvreté, et les seconds me sont également prêtés par Dieu, qui peut me les retirer sans qu'il me soit permis de me plaindre.

Mais les pensées profondes et personnelles, les flammes de l'intelligence et du coeur forment une richesse à laquelle on s'attache comme à un bien propre, auquel personne n'a le droit de toucher. Par exemple : si je communique à l'une de mes soeurs quelque lumière de mon oraison et qu'elle la révèle ensuite comme venant d'elle-même, il semble qu'elle s'approprie mon bien ; ou si l’on dit tout bas à sa voisine, pendant la récréation, une parole d'esprit et d'à-propos et que celle-ci, sans en faire connaître la source, répète tout haut cette parole, cela paraît comme un vol à la propriétaire qui ne réclame pas, mais en aurait bien envie et saisira la première occasion pour faire savoir finement qu'on s'est emparé de ses pensées.

Ma Mère, je ne pourrais vous expliquer aussi bien ces tristes sentiments de la nature, si je ne les avais éprouvés moi-même; et j'aimerais à me bercer de la douce illusion qu'ils n'ont visité que moi, si vous ne m'aviez ordonné d'entendre les tentations des novices. J'ai beaucoup appris en remplissant la mission que vous m'avez confiée ; surtout je me suis vue forcée de pratiquer ce que j'enseignais.

Oui, maintenant je puis le dire, j'ai reçu la grâce de n'être pas plus attachée aux biens de l'esprit et du coeur qu'à ceux de la terre. S'il m'arrive de penser et de dire une, chose qui plaise à mes soeurs, je trouve tout naturel qu'elles s'en emparent comme d'un bien à elles : cette pensée appartient à l'Esprit-Saint et non pas à moi, puisque saint Paul assure que nous ne pouvons, sans cet Esprit d'amour, donner à Dieu le nom de Père (1). Il est donc bien libre de se servir de moi pour donner une bonne pensée à une âme, et je ne puis croire que cette pensée soit ma propriété.

D'ailleurs, si je ne méprise pas les belles pensées qui unissent à Dieu, j'ai compris, il y a longtemps, qu'il faut bien se garder de s'appuyer trop sur elles. Les inspirations les plus , sublimes ne sont rien sans les oeuvres. Il est vrai que d'autres âmes peuvent en retirer beaucoup de profit, si elles témoignent au Seigneur une humble reconnaissance de ce qu'il leur permet de partager le festin d'un de ses privilégiés ; mais si celui-ci se complaît dans sa richesse et fait la prière du pharisien, il devient semblable à une personne mourant de faim devant une table bien servie, pendant que tous ses invités y puisent une abondante nourriture et jettent peut-être un regard d'envie sur le possesseur de tant de trésors.

Ah! comme il n'y a bien que le bon Dieu tout seul qui connaisse le fond des coeurs ! Comme les créatures ont de courtes pensées! Lorsqu'elles voient une âme dont les lumières surpassent les leurs, elles en concluent que le divin Maître les aime moins. Et depuis quand donc n'a-t-il plus le droit de se servir de l'une de ses créatures, pour dispenser à ses enfants la nourriture qui leur est nécessaire ? Au temps de Pharaon, le Seigneur avait encore ce droit; car, dans l'Ecriture, il dit à ce monarque : « Je vous ai élevé tout exprès pour faire éclater en vous MA PUISSANCE, afin que mon nom soit annoncé par toute la terre (2). » Les siècles ont succédé aux siècles depuis que le Très-Haut prononça ces paroles, et

 

1 Rom., VIII, 15. — 2 Exod., IX, 14.

 

sa conduite n'a pas changé : toujours il s'est choisi des instruments parmi les peuples pour faire son oeuvre dans les âmes.

 

Si la toile peinte par un artiste pouvait penser et parler, certainement elle ne se plaindrait pas d'être sans cesse touchée et retouchée par le pinceau ; elle n'envierait pas non plus le sort de cet objet, sachant que ce n'est point au pinceau, mais à l'artiste qui le dirige, qu'elle doit la beauté dont elle est revêtue. Le pinceau de son côté ne pourrait se glorifier du chef-d'oeuvre exécuté par son moyen, car il n'ignorerait pas que les artistes ne sont jamais embarrassés, qu'ils se jouent des difficultés et se servent parfois, pour leur plaisir, des instruments les plus faibles, les plus défectueux.

Ma Mère vénérée, je suis un petit pinceau que Jésus a choisi pour peindre son image dans les âmes que vous m'avez confiées. Un artiste a plusieurs pinceaux, il lui en faut au moins deux : le premier, qui est le plus utile, donne les teintes générales et couvre complètement la toile en fort peu de temps; l'autre, plus petit, sert pour les détails. Ma Mère, c'est vous qui me représentez le précieux pinceau que la main de Jésus tient avec amour, lorsqu'il veut faire un grand travail dans l'âme de vos enfants; et moi, je suis le tout petit qu'il daigne employer ensuite pour les moindres détails.

La première fois que le divin Maître saisit son petit pinceau, ce fut vers le 8 décembre 1892 ; je me rappellerai toujours cette époque comme un temps de grâces.

En entrant au Carmel, je trouvai au noviciat une compagne plus âgée que moi de huit ans; et, malgré la différence des années, il s'établit entre nous une véritable intimité. Pour favoriser cette affection qui semblait propre à donner des fruits de vertu, de petits entretiens spirituels nous furent permis : ma chère compagne me charmait par son innocence, son caractère expansif et ouvert ; mais, d'un autre côté, je m'étonnais de voir combien son affection pour vous, ma Mère, était différente de la mienne ; de plus, bien des choses

dans sa conduite me paraissaient regrettables. Cependant le bon Dieu me faisait déjà comprendre qu'il est des âmes que sa miséricorde ne se lasse pas d'attendre, auxquelles il ne donne sa lumière que par degrés ; aussi je me gardais bien de vouloir devancer son heure.

Réfléchissant un jour sur cette permission qui nous avait été donnée de nous entretenir ensemble, comme il est dit dans nos saintes constitutions : « pour nous enflammer davantage en l'amour de notre Epoux », je pensai avec tristesse que nos conversations n'atteignaient pas le but désiré; et je vis clairement qu'il ne fallait plus craindre de parler, ou bien alors cesser des entretiens qui ressemblaient à ceux des amies du monde. Je suppliai Notre-Seigneur de mettre sur mes lèvres des paroles douces et convaincantes, ou plutôt de parler lui-même pour moi. Il exauça ma prière ; car ceux qui tournent leurs regards vers lui en  seront éclairés (1), et la lumière s'est levée dans les ténèbres pour ceux qui ont le coeur droit (2). La première parole, je me l'applique à moi-même, et la seconde à ma compagne qui véritablement avait le coeur droit.

A l'heure marquée pour notre entrevue, ma pauvre petite soeur vit bien dès le début que je n'étais plus la même, elle s'assit à mes côtés en rougissant; alors, la pressant sur mon cour, je lui dis avec tendresse tout ce que je pensais d'elle. Je lui montrai en quoi consiste le véritable amour, je lui prouvai qu'en aimant sa Mère Prieure d'une affection naturelle c'était elle-même qu'elle aimait, je lui confiai les sacrifices que j'avais été obligée de faire à ce sujet au commencement de ma vie religieuse ; et bientôt ses larmes se mêlèrent aux miennes. Elle convint très humblement de ses torts, reconnut que je

 

1 Ps. XXXIII, 5. — 2 Ps. CXI, 4.

 

disais vrai, et me promit de commencer une vie nouvelle, me demandant comme une grâce de l'avertir toujours de ses fautes. A partir de ce moment, notre affection devint toute spirituelle; en nous se réalisait l'oracle de l'Esprit-Saint : « Le frère qui est aidé pas son frère est comme une ville fortifiée (1). »

O ma Mère, vous savez bien que je n'avais pas l'intention de détourner de vous ma compagne, je voulais seulement lui dire que le véritable amour se nourrit de sacrifices, et que plus l'âme se refuse de satisfactions naturelles, plus sa tendresse devient forte et désintéressée.

 

Je me souviens qu'étant postulante j'avais parfois de si violentes tentations de me satisfaire et de trouver quelques gouttes de joie, que j'étais obligée de passer rapidement devant votre cellule et de me cramponner à la rampe de l'escalier pour ne point retourner sur mes pas. Il me venait à l'esprit quantité de permissions à demander, mille prétextes pour donner raison à ma nature et la contenter. Que je suis heureuse maintenant de m'être privée dès le début de ma vie religieuse ! Je jouis déjà de la récompense promise à ceux qui combattent courageusement. Je ne sens plus qu'il soit nécessaire de me refuser les consolations du coeur ; car mon coeur est affermi en Dieu... Parce qu'il l'a aimé uniquement, il s'est agrandi peu à peu, jusqu'à donner à ceux qui lui sont chers une tendresse incomparablement plus profonde que s'il s'était concentré dans une affection égoïste et infructueuse.

 

Je vous ai parlé, ma Mère bien-aimée, du premier travail que Jésus et vous avez daigné accomplir par le petit pinceau ;

 

1 Prov., XVIII, 19.

 

mais il n'était que le prélude du tableau de maître que vous lui avez ensuite confié.

Aussitôt que je pénétrai dans le sanctuaire des âmes, je jugeai du premier coup d'oeil que la tâche dépassait mes forces; et me plaçant bien vite dans les bras du bon Dieu, j'imitai les petits bébés qui, sous l'empire de quelque frayeur, cachent leur tête blonde sur l'épaule de leur père, et je dis : « Seigneur, vous le voyez, je suis trop petite pour nourrir vos enfants; si vous voulez leur donner par moi ce qui convient à chacune, remplissez ma petite main ; et, sans quitter vos bras, sans même détourner la tête, je distribuerai vos trésors à l'âme qui viendra me demander sa nourriture. Lorsqu'elle la trouvera de son goût, je saurai que ce n'est pas à moi, mais à vous qu'elle la doit; au contraire, si elle se plaint et trouve amer ce que je lui présente, ma paix ne sera pas troublée, je tâcherai de lui persuader que cette nourriture vient de vous, et me garderai bien d'en chercher une autre pour elle. »

En comprenant ainsi qu'il m'était impossible de rien faire par moi-même, la tâche me parut simplifiée. Je m'occupai intérieurement et uniquement à m'unir de plus en plus à Dieu, sachant que le reste me serait donné par surcroît. En effet, jamais mon espérance n'a été trompée : ma main s'est trouvée pleine autant de fois qu'il a été nécessaire pour nourrir l'âme de mes soeurs. Je vous l'avoue, ma Mère, si j'avais agi autrement, si je m'étais appuyée sur mes propres forces, je vous aurais, sans tarder, rendu les armes.

De loin, il semble aisé de faire du bien aux âmes, de leur taire aimer Dieu davantage, de les modeler d'après ses vues et ses pensées. De près, au contraire, on sent que faire du bien est chose aussi impossible, sans le secours divin, que de ramener sur notre hémisphère le soleil pendant la nuit. On sent qu'il faut absolument oublier ses goûts, ses conceptions personnelles et guider les âmes, non par sa propre voie, par son chemin à soi, mais par le chemin particulier que Jésus leur indique. Et ce n'est pas encore le plus difficile : ce qui me coûte par-dessus tout, c'est d'observer les fautes, les plus légères imperfections et de leur livrer une guerre à mort.

J'allais dire : malheureusement pour moi, — mais non, ce serait de la lâcheté — je dis donc : heureusement pour mes soeurs, depuis que j'ai pris place dans les bras de Jésus, je suis comme le veilleur observant l'ennemi de la plus haute tourelle d'un château fort. Rien n'échappe à mes regards ; souvent je suis étonnée d'y voir si clair, et je trouve le prophète Jonas bien excusable de s'être enfui de devant la face du Seigneur pour ne pas annoncer la ruine de Ninive. J'aimerais mieux recevoir mille reproches que d'en adresser un seul ; mais je sens qu'il est très nécessaire que cette besogne me soit une souffrance, car lorsqu'on agit par nature, il est impossible que l'âme en défaut comprenne ses torts, elle pense tout simplement ceci : la soeur chargée de me diriger est mécontente, et son mécontentement retombe sur moi qui suis pourtant remplie des meilleures intentions.

Ma Mère, il en est de cela comme du reste : il faut que je rencontre en tout l'abnégation et le sacrifice ; ainsi je sens qu'une lettre ne produira aucun fruit, tant que je ne l'écrirai pas avec une certaine répugnance et pour le seul motif d'obéir. Quand je parle avec une novice, je veille à me mortifier, j'évite de lui adresser des questions qui satisferaient ma curiosité. Si je la vois commencer une chose intéressante, puis passer à une autre qui m'ennuie sans achever la première, je me garde bien de lui rappeler cette interruption, car il me semble que l'on ne peut faire aucun bien en se recherchant soi-même.

Je sais, ma Mère, que vos petits agneaux me trouvent sévère ! . . . S'ils lisaient ces lignes, ils diraient que cela n'a pas l'air de me coûter le moins du monde de courir après eux, de leur montrer leur belle toison salie, ou bien de leur rapporter quelques flocons de laine qu'ils ont accrochés aux ronces du chemin. Les petits agneaux peuvent dire tout ce qu'ils voudront : dans le fond, ils sentent que je les aime d'un très grand amour; non, il n'y a pas de danger que j'imite le mercenaire qui, voyant venir le loup, laisse le troupeau et s'enfuit (1). Je suis prête à donner ma vie pour eux et mon affection est si pure que je ne désire même pas qu'ils la connaissent. Jamais, avec la grâce de Dieu, je n'ai essayé de m'attirer leurs coeurs; j'ai compris que ma mission était de les conduire à Dieu et à vous, ma Mère, qui êtes ici-bas le Dieu visible qu'ils doivent aimer et respecter.

 

J'ai dit qu'en instruisant les autres j'avais beaucoup appris. D'abord j'ai vu que toutes les âmes ont à peu près les mêmes combats; et, d'un autre côté, qu'il y a entre elles une différence extrême; cette différence oblige à ne pas les attirer de la même manière. Avec certaines, je sens qu'il faut me faire petite, ne point craindre de m'humilier en avouant mes luttes et mes défaites; alors elles avouent elles-mêmes facilement les fautes qu'elles se reprochent et se réjouissent que je les comprenne par expérience; avec d'autres, pour réussir, c'est la fermeté qui convient, c'est ne jamais revenir sur une chose dite : s'abaisser deviendrait faiblesse.

Le Seigneur m'a fait cette grâce de n'avoir nulle peur de la guerre; à tout prix, il faut que je fasse mon devoir. Plus d'une fois j'ai entendu ceci : « Si vous voulez obtenir quelque chose de moi, ne me prenez pas par la force mais par la douceur, autrement vous n'aurez rien. » Mais je sais que nul n'est bon juge dans sa propre cause, et qu'un enfant auquel le chirurgien fait subir une douloureuse opération ne manquera pas

 

1 Joan., X, 12.

 

de jeter les hauts cris et de dire que le remède est pire que le mal ; cependant s'il se trouve guéri quelques jours après, il est tout heureux de pouvoir jouer et courir. Il en est de même pour les âmes : bientôt elles reconnaissent qu'un peu d'amertume est préférable au sucre et ne craignent pas de l'avouer.

Quelquefois c'est un spectacle vraiment féerique de constater le changement qui s'opère du jour au lendemain.

On vient me dire : « Vous aviez raison hier d'être sévère ; au commencement, cela m'a révoltée, mais après je me suis souvenue de tout et j'ai vu que vous étiez très juste. En sortant de votre cellule, je pensais que c'était fini, je me disais : Je vais aller trouver notre Mère et lui dire que je n'irai plus avec ma soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, mais j'ai senti que c'était le démon qui me soufflait cela; et puis il m'a semblé que vous priiez pour moi, alors je suis restée tranquille et la lumière commence à briller; maintenant éclairez-moi tout à fait, c'est pour cela que je viens. »

Et moi, tout heureuse de suivre le penchant de mon coeur, je sers vite des mets moins amers... Oui, mais... je m'aperçois qu'il ne faut pas trop s'avancer... un mot pourrait détruire le bel édifice construit dans les larmes! Si j'ai le malheur de dire la moindre chose qui semble atténuer les vérités de la veille, je vois ma petite soeur essayer de se raccrocher aux branches... Alors j'ai recours à la prière, je jette un regard intérieur sur la Vierge Marie, et Jésus triomphe toujours ! Ah! c'est la prière et le sacrifice qui font toute ma force, ce sont mes armes invincibles; elles peuvent, bien plus que les paroles, toucher les cœurs, je le sais par expérience.

Pendant le carême, il y a deux ans, une novice vint me trouver toute rayonnante : « Si vous saviez, me dit-elle, ce que j'ai rêvé cette nuit J'étais auprès de ma soeur qui est si mondaine, et je voulais la détacher de toutes les vanités du monde ; pour cela je lui expliquais ces paroles de votre cantique : Vivre d'amour :

 

T'aimer, Jésus, quelle perte féconde !

Tous mes parfums sont à toi sans retour.

 

Je sentais bien que mon discours pénétrait jusqu'au fond de son âme, et j'étais ravie de joie. Ce matin, je pense que le bon Dieu veut peut-être que je lui donne cette âme. Si je lui écrivais à Pâques pour lui raconter mon rêve et lui dire que Jésus la veut pour son épouse! Qu'en pensez-vous? » Je répondis simplement qu'elle pouvait bien en demander la permission.

Comme le carême ne touchait pas à sa fin, vous avez été surprise, ma Mère, d'une demande si prématurée; et, visiblement inspirée par le bon Dieu, vous avez répondu que les carmélites doivent sauver les âmes plutôt par la prière que par des lettres. En apprenant cette décision, je dis à ma chère petite soeur : « Il faut nous mettre à l'oeuvre, prions beaucoup; quelle joie si, à la fin du carême, nous étions exaucées ! » O miséricorde infinie du Seigneur! A la fin du carême, une âme de plus se consacrait à Jésus ! C'était un véritable miracle de la grâce : miracle obtenu par la ferveur d'une humble novice !

Qu'elle est donc grande la puissance de la prière! On dirait une reine ayant toujours libre accès auprès du roi et pouvant obtenir tout ce qu'elle demande. Il n'est point nécessaire, pour être exaucé, de lire dans un livre une belle formule composée pour la circonstance ; s'il en était ainsi, que je serais à plaindre !

En dehors de l'office divin que je suis heureuse, quoique bien indigne, de réciter chaque jour, je n'ai pas le courage de m'astreindre à chercher dans les livres de belles prières; cela me fait mal à la tête, il y en a tant ! Et puis, elles sont toutes plus belles les unes que les autres! Ne pouvant donc les réciter toutes, et ne sachant lesquelles choisir, je fais comme les enfants qui ne savent pas lire : je dis tout simplement au bon Dieu ce que je veux lui dire, et toujours il me comprend.

Pour moi, la prière c'est un élan du coeur, c'est un simple regard jeté vers le ciel, c'est un cri de reconnaissance et d'amour au milieu de l'épreuve comme au sein de la joie ! Enfin c'est quelque chose d'élevé, de surnaturel, qui dilate l'âme et l'unit à Dieu. Quelquefois, lorsque mon esprit se trouve dans une si grande sécheresse que je ne puis en tirer une seule bonne pensée, je récite très lentement un Pater ou un Ave Maria; ces prières seules me ravissent, elles nourrissent divinement mon âme et lui suffisent.

 

Mais où en étais-je de mon sujet? Me voici de nouveau perdue dans un dédale de réflexions... Pardonnez-moi, ma Mère, d'être si peu précise ! Cette histoire, j'en conviens, est un écheveau bien embrouillé. Hélas ! je ne saurais mieux faire; j'écris comme les pensées me viennent, je pêche au hasard dans le petit ruisseau de mon cœur, et je vous offre ensuite mes petits poissons comme ils se laissent prendre.

 

J'en étais donc aux novices qui souvent me disent : « Mais vous avez une réponse à tout, je croyais cette fois vous embarrasser... où donc allez-vous chercher ce que vous nous enseignez ? » Il en est même d'assez candides pour croire que je lis dans leur âme, parce qu'il m'est arrivé de les prévenir en leur révélant — sans révélation — ce qu'elles pensaient.

La plus ancienne du noviciat avait résolu de me cacher une grande peine qui la faisait beaucoup souffrir. Elle venait de passer une nuit d'angoisses sans vouloir verser une seule larme, craignant que ses yeux rouges ne la trahissent; lorsque, m'abordant avec le plus gracieux visage, elle me parle comme à l'ordinaire, d'une façon plus aimable encore s'il est possible.

Je lui dis alors tout simplement : « Vous avez du chagrin, j'en suis sûre. » Aussitôt elle me regarde avec un étonnement inexprimable... sa stupéfaction est si grande qu'elle me gagne moi-même et me communique je ne sais quelle impression surnaturelle. Je sentais le bon Dieu là, tout près de nous... Sans m'en apercevoir, — car je n'ai pas le don de lire dans les âmes — j'avais prononcé une parole vraiment inspirée, et je pus ensuite consoler entièrement cette âme.

 

Maintenant, ma Mère bien-aimée, je vais vous confier mon meilleur profit spirituel avec les novices. Vous comprenez que tout leur est permis, il faut qu'elles puissent dire tout ce qu'elles pensent, le bien comme le mal, sans restriction. Cela leur est d'autant plus facile avec moi qu'elles ne me doivent pas le respect que l'on rend à une Maîtresse.

Je ne puis dire que Jésus me fasse marcher extérieurement par la voie des humiliations; non, il se contente de m'humilier au fond de mon âme. Devant les créatures tout me réussit, je suis le chemin périlleux des honneurs, — si l’on peut s'exprimer ainsi en religion — et je comprends à cet égard la conduite de Dieu et des supérieurs. En effet, si je passais aux yeux de la communauté pour une religieuse incapable, sans intelligence ni jugement, il vous serait impossible, ma Mère, de vous faire aider par moi. Voilà pourquoi le divin Maître a jeté un voile sur tous mes défauts intérieurs et extérieurs.

Ce voile m'attire quelques compliments de la part des novices, compliments sans flatterie, je sais qu'elles pensent .ce qu'elles disent; mais vraiment cela ne m'inspire point de vanité, car j'ai sans cesse présent le souvenir de mes misères. Quelquefois cependant, il me vient un désir bien grand d'entendre autre chose que des louanges, mon âme se fatigue d'une nourriture trop sucrée, et Jésus lui fait servir alors une bonne petite salade bien vinaigrée, bien épicée : rien n'y manque, excepté l'huile, ce qui lui donne une saveur de plus.

Cette salade m'est présentée par les novices au moment où je m'y attends le moins. Le bon Dieu soulève le voile qui leur cache mes imperfections ; et mes chères petites soeurs, voyant la vérité, ne me trouvent plus tout à fait à leur goût. Avec une simplicité qui me ravit, elles me disent les combats que je leur donne, ce qui leur déplaît en moi ; enfin elles ne se gênent pas plus que s'il était question d'une autre, sachant qu'elles me font un grand plaisir en agissant ainsi.

Ah ! vraiment c'est plus qu'un plaisir, c'est un festin délicieux qui comble mon âme de joie. Comment une chose qui déplaît tant à la nature peut-elle donner un pareil bonheur ? Si je ne l'avais expérimenté, je ne le pourrais croire.

Un jour, où je désirais ardemment être humiliée, il arriva qu'une jeune postulante se chargea si bien de me satisfaire que la pensée de Séméi maudissant David me revint à l'esprit, et je répétai intérieurement avec le saint roi : « Oui, c'est bien le Seigneur qui lui a ordonné de me dire toutes ces choses (1). »

Ainsi le bon Dieu prend soin de moi. Il ne peut toujours m'offrir le pain fortifiant de l'humiliation extérieure ; mais, de temps en temps, il me permet de me nourrir des miettes qui tombent de la table des enfants (2). Ah! que sa miséricorde est grande !

 

Mère bien-aimée, puisque j'essaie de chanter avec vous dès ce monde cette miséricorde infinie, je dois encore vous faire

 

1 II Reg., XVI, 10. — 2 Marci, VII, 28.

 

part d'un réel profit, retiré comme tarit d'autres de ma petite mission. Autrefois, lorsque je voyais une soeur agir d'une façon qui me déplaisait et paraissait contre la règle, je me disais : Ah ! si je pouvais donc l'avertir, lui montrer ses torts, que cela me ferait de bien ! Mais en pratiquant le métier, j'ai changé de sentiment. Lorsqu'il m'arrive de voir quelque chose de travers, je pousse un soupir de soulagement : — Quel bonheur! ce n'est pas une novice, je ne suis pas obligée de la reprendre! Puis je tâche bien vite d'excuser la coupable et de lui prêter de bonnes intentions qu'elle a sans doute.

 

Mère vénérée, les soins que vous me prodiguez pendant ma maladie m'ont encore beaucoup instruite sur la charité. Aucun remède ne vous semble trop cher; et, s'il ne réussit pas, sans vous lasser vous essayez autre chose. Lorsque je vais en récréation, quelle attention" ne faites-vous pas à me mettre à l'abri des moindres courants d'air ! Ma Mère, je sens que je dois être aussi compatissante pour les infirmités spirituelles de mes soeurs, que vous l'êtes pour mon infirmité physique.

J'ai remarqué que les religieuses les plus saintes sont les plus aimées ; on recherche leur conversation, on leur rend des services sans même qu'elles les demandent; enfin, ces âmes capables de supporter des manques d'égard et de délicatesse se voient entourées de l'affection générale. On peut leur appliquer cette parole de notre Père saint Jean de la Croix : « Tous les biens m'ont été donnés, quand je ne les ai plus recherchés par amour-propre. »

Les âmes imparfaites, au contraire, sont délaissées; on se tient vis-à-vis d'elles dans les bornes de la politesse religieuse; mais, craignant peut-être de leur dire quelque parole désobligeante, on évite leur compagnie. En disant les âmes imparfaites, je n'entends pas seulement les imperfections spirituelles, puisque les plus saintes ne seront parfaites qu'au ciel ; j'entends aussi le manque de jugement, d'éducation, la susceptibilité de certains caractères : toutes choses qui ne rendent pas la vie agréable. Je sais bien que ces infirmités sont chroniques, sans espoir de guérison; mais je sais aussi que ma Mère ne cesserait pas de me soigner, d'essayer de me soulager, si je restais malade de longues années.

Voici la conclusion que j'en tire : Je dois rechercher la compagnie des soeurs qui ne me plaisent pas naturellement, et remplir à leur égard l'office du bon Samaritain. Une parole, un sourire aimable suffisent souvent pour épanouir une âme triste et blessée. Toutefois ce n'est pas seulement dans l'espoir de consoler que je veux être charitable : je sais qu'en poursuivant ce but je serais vite découragée ; car un mot dit dans la meilleure intention sera pris peut-être tout de travers. Aussi, pour ne perdre ni mon temps, ni ma peine, j'essaie d'agir uniquement pour réjouir Notre-Seigneur et répondre à ce conseil de l'Evangile :

« Quand vous faites un festin, n'invitez pas vos parents et vos amis, de peur qu'ils ne vous invitent à leur tour, et qu'ainsi vous ayez repu votre récompense: mais invite; les pauvres, les boiteux, les paralytiques, et vous serez heureux de ce qu'ils ne pourront vous rendre, et votre Père qui voit dans le secret vous en récompensera (1). »

Quel festin pourrais-je offrir à mes soeurs, si ce n'est un festin spirituel composé de charité aimable et joyeuse ? Non, je n'en connais pas d'autre, et je veux imiter saint Paul qui se réjouissait avec ceux qu'il trouvait dans la joie. Il est vrai qu'il pleurait avec les affligés, et les larmes doivent quelquefois paraître dans le festin que je veux servir ; mais toujours j'essaierai que les farines se changent en sourires, puisque le Seigneur aime ceux qui donnent avec joie (2).

 

1 Lucae,  XIV, 12, 13, 14. — 2 II Cor., IX, 7.

 

Je me souviens d'un acte de charité que le bon Dieu m'inspira lorsque j'étais encore novice. De cet acte tout petit en apparence, le Père céleste, qui voit dans le secret, m'a déjà récompensée sans attendre l'autre vie.

C'était avant que ma soeur Saint-Pierre tombât tout à fait infirme. Il fallait, le soir à six heures moins dix minutes, que l'on se dérangeât de l'oraison pour la conduire au réfectoire. Cela me coûtait beaucoup de me proposer; car je savais la difficulté ou plutôt l'impossibilité de contenter la pauvre malade. Cependant je ne voulais pas manquer une si belle occasion, me souvenant des paroles divines : « Ce que vous sure, fait au plus petit des miens, c'est à moi que vous l'aurez fait (1). »

Je m'offris donc bien humblement pour la conduire, et ce ne fut pas sans peine que je parvins à faire accepter mes services. Enfin je me mis à l'oeuvre avec tant de bonne volonté que je réussis parfaitement. Chaque soir, quand je la voyais agiter son sablier, je savais que cela voulait dire : Partons !

Prenant alors tout mon courage, je me levais, et puis toute une cérémonie commençait. Il fallait remuer et porter le banc d'une certaine manière, surtout ne pas se presser, ensuite la promenade avait lieu. Il s'agissait de suivre cette bonne soeur en la soutenant par la ceinture ; je le faisais avec le plus de douceur qu'il m'était possible, mais si par malheur survenait un faux pas, aussitôt il lui semblait que je la tenais mal et qu'elle allait tomber. — « Ah ! mon Dieu ! vous allez trop vite, j'vais m'briser ! » Si j'essayais alors de la conduire plus doucement : — « Mais suivez-moi donc, je n'sens pas vot'main, vous m'lâchez, j'vais tomber!... Ah! j'disais bien que vous étiez trop jeune pour me conduire. »

 

1 Matt., XXV, 40.

 

Enfin nous arrivions sans autre accident au réfectoire. Là, surgissaient d'autres difficultés : je devais installer ma pauvre infirme à sa place et agir adroitement pour ne pas la blesser; ensuite relever ses manches, toujours d'une certaine manière, après cela je pouvais m'en aller.

Mais je m'aperçus bientôt qu'elle coupait son pain avec une peine extrême ; et depuis, je ne la quittais pas sans lui avoir rendu ce dernier service. Comme elle ne m'en avait jamais exprimé le désir, elle resta très touchée de mon attention, et ce fut par ce moyen nullement cherché que je gagnai entièrement sa confiance, surtout — je l'ai appris plus tard — parce qu'après tous mes petits services, je lui faisais, disait-elle, mon plus beau sourire.

 

Ma Mère, il y a bien longtemps que cet acte de vertu est accompli, et pourtant le Seigneur m'en laisse le souvenir comme un parfum, une brise du ciel. Un soir d'hiver, j'accomplissais comme d'habitude l'humble office dont je viens de parler : il faisait froid, il faisait nuit... Tout à coup, j'entendis dans le lointain le son harmonieux de plusieurs instruments de musique, et je me représentai un salon richement meublé, éclairé de brillantes lumières, étincelant de dorures; dans ce salon, des jeunes filles élégamment vêtues recevant et prodiguant mille politesses mondaines. Puis mon regard se porta sur la pauvre malade que je soutenais. Au lieu d'une mélodie, j'entendais de temps à autre ses gémissements plaintifs ; au lieu de dorures, je voyais les briques de notre cloître austère à peine éclairé d'une faible lueur.

Ce contraste impressionna doucement mon âme. Le Seigneur l'illumina des rayons de la vérité qui surpassent tellement l'éclat ténébreux des plaisirs de la terre que, pour jouir mille ans de ces fêtes mondaines, je n'aurais pas donné les dix minutes employées à mon acte de charité.

Ah ! si déjà dans la souffrance, au sein du combat, on peut goûter de semblables délices en pensant que Dieu nous a retirées du monde, que sera-ce là-haut lorsque nous verrons, au milieu d'une gloire éternelle et d'un repos sans fin, la grâce incomparable qu'il nous a faite en nous choisissant pour habiter dans sa maison, véritable portique des cieux ?

 

Ce n'est pas toujours avec ces transports d'allégresse que j'ai pratiqué la charité ; mais, au commencement de ma vie religieuse, Jésus voulut me faire sentir combien il est doux de le voir dans l'âme de ses épouses : aussi, lorsque je conduisais ma soeur Saint-Pierre, c'était avec tant d'amour, qu'il m'eût été impossible de mieux faire si j'avais conduit Notre-Seigneur lui-même.

 

La pratique de la charité ne m'a pas toujours été si douce, je vous le disais à l'instant, ma Mère chérie. Pour vous le prouver, je vais vous raconter, entre bien d'autres, quelques-uns de mes combats :

Longtemps, à l'oraison, je ne fus pas éloignée d'une soeur qui ne cessait de remuer, ou son chapelet, ou je ne sais quelle autre chose ; peut-être n'y avait-il que moi à l'entendre, car j'ai l’oreille extrêmement fine; mais dire la fatigue que j'en éprouvais serait chose impossible! J'aurais voulu tourner la tête pour regarder la coupable et faire cesser son tapage ; cependant au fond du coeur, je sentais qu'il valait mieux souffrir cela patiemment pour l'amour du bon Dieu d'abord, et puis aussi pour éviter une occasion de peine.

Je restais donc tranquille, mais parfois la soeur m'inondait, et j'étais obligée de faire simplement une oraison de souffrance. Enfin je cherchais le moyen de souffrir avec paix et joie, au moins dans l'intime de l'âme; alors je tâchais d'aimer ce petit bruit désagréable. Au lieu d'essayer de ne pas l'entendre, — chose impossible — je mettais mon attention à le bien écouter, comme s'il eût été un ravissant concert; et mon oraison, qui n'était pas celle de quiétude, se passait à offrir ce concert à Jésus.

Une autre fois, je me trouvais à la buanderie devant une soeur qui, tout en lavant les mouchoirs, me lançait de l'eau sale à chaque instant. Mon premier mouvement fut de me reculer en m'essuyant le visage, afin de montrer à celle qui m'aspergeait de la sorte qu'elle me rendrait service en se tenant tranquille; mais aussitôt je pensai que j'étais bien sotte de refuser des trésors que l'on m'offrait si généreusement, et je me gardai bien de faire paraître mon ennui. Je fis tous mes efforts, au contraire, pour désirer recevoir beaucoup d'eau sale, si bien qu'au bout d'une demi-heure, j'avais vraiment pris goût à ce nouveau genre d'aspersion, et je me promis de revenir autant que possible à cette place fortunée où l'on servait gratuitement tant de richesses.

Ma Mère, vous voyez que je suis une très petite âme qui ne peut offrir au bon Dieu que de très petites choses; encore m'arrive-t-il souvent de laisser échapper ces petits sacrifices qui donnent tant de paix au coeur; mais cela ne me décourage pas, je supporte d'avoir un peu moins de paix et je tâche d'être plus vigilante une autre fois.

 

Ah! que le Seigneur me rend heureuse! Qu'il est facile et doux de le servir sur la terre! Oui, toujours, je le répète, il m'a donné ce que j'ai désiré, ou plutôt il m'a fait désirer ce qu'il voulait me donner. Ainsi, peu de temps avant ma terrible tentation contre la foi, je me disais : Vraiment, je n'ai pas de grandes peines extérieures, et, pour en avoir d'intérieures, il faudra que le bon Dieu change ma voie; je ne crois pas qu'il le fasse. Pourtant je ne puis toujours vivre ainsi dans le repos. Quel moyen donc trouvera-t-il ?

 

La réponse ne se fit pas attendre; elle me montra que Celui que j'aime n'est jamais à court de moyens; car, sans changer ma voie, il me donna cette grande épreuve qui vint mêler bientôt une salutaire amertume à toutes mes douceurs.

 

Ce n'est pas seulement lorsqu'il veut m'envoyer des épreuves que Jésus nie le fait pressentir et désirer. Depuis bien longtemps je gardais un désir qui me paraissait irréalisable celui d'avoir un frère prêtre. Je pensais souvent que, si mes petits frères ne s'étaient pas envolés au ciel, j'aurais eu le bonheur de les voir monter à l'autel; ce bonheur je le regrettais ! Et voilà que le bon Dieu, dépassant mon rêve, — puisque je désirais seulement un frère prêtre qui, chaque jour, pensât à moi au saint autel — m'a unie par les liens de l'âme à deux de ses apôtres. Je veux, ma Mère bien-aimée, vous raconter en détail comment le divin Maître combla mes voeux.

 

Ce fut notre Mère sainte Thérèse qui m'envoya pour bouquet de fête, en 1895, mon premier frère. C'était un jour de lessive, j'étais bien occupée de mon travail, lorsque Mère Agnès de Jésus, alors Prieure, me prit à l'écart et me lut une lettre d'un jeune séminariste, lequel, inspiré disait-il par sainte Thérèse, demandait une soeur qui se dévouât spécialement à son salut et au salut des âmes dont il s'occuperait dans la suite; il promettait d'avoir toujours un souvenir pour celle qui deviendrait sa soeur, quand il pourrait offrir le Saint Sacrifice. Et je fus choisie pour devenir la sœur de ce futur missionnaire.

Ma Mère, je ne saurais vous dire mon bonheur. Mon désir, ainsi comblé d'une façon inespérée, fit naître dans mon coeur une joie que j'appellerai enfantine; car il me faut remonter aux jours de mon enfance pour trouver le souvenir de ces joies si vives que l'âme est trop petite pour les contenir. Jamais, depuis des années, je n'avais goûté ce genre de bonheur; je sentais que de ce côté mon âme était neuve, comme si l’on eût touché en elle des cordes musicales restées jusque-là dans l'oubli.

Comprenant les obligations que je m'imposais, je me mis à l'oeuvre, essayant de redoubler de ferveur, et j'écrivis de temps à autre quelques lettres à mon nouveau frère. Sans doute, c'est par la prière et le sacrifice qu'on peut aider les missionnaires, mais parfois, lorsqu'il plaît à Jésus d'unir deux âmes pour sa gloire, il permet qu'elles puissent se communiquer leurs pensées afin de s'exciter à aimer Dieu davantage.

Je le sais, il faut pour cela une volonté expresse de l'autorité; il me semble qu'autrement cette correspondance sollicitée ferait plus de mal que de bien, sinon au missionnaire, du moins à la carmélite continuellement portée par son genre de vie à se replier sur elle-même. Au lieu de l'unir au bon Dieu, cet échange de lettres — même éloigné — lui occuperait inutilement l'esprit ; elle s'imaginerait peut-être faire des merveilles, et réellement ne ferait rien du tout que de se procurer, sous couleur de zèle, une distraction superflue.

 

Mère bien-aimée, me voici partie moi-même, non pas dans une distraction, mais dans une dissertation également superflue... Je ne me corrigerai jamais de ces longueurs qui devront être pour vous si fatigantes à lire! Pardonnez-moi, et permettez que je recommence à la prochaine occasion.

L'année dernière, à la fin de mas, ce fut à votre tour de me donner mon second frère; et sur ma réflexion, qu'ayant offert déjà mes pauvres mérites pour un futur apôtre je croyais ne pouvoir le faire encore aux intentions d'un autre, vous me fîtes cette réponse : que l'obéissance doublerait mes mérites.

Dans le fond de mon âme je pensais bien cela; et, puisque le zèle d'une carmélite doit embrasser le monde, j'espère même, avec la grâce de Dieu, être utile à plus de deux missionnaires. Je prie pour tous, sans laisser de côté les simples prêtres, dont le ministère est aussi difficile parfois que celui des apôtres prêchant les infidèles. Enfin je veux être « fille de l'Eglise » comme notre Mère sainte Thérèse, et prier à toutes les intentions du Vicaire de Jésus-Christ. C'est le but général de ma vie.

Mais, comme je me serais unie spécialement aux couvres de mes petits frères chéris s'ils eussent vécu, sans délaisser pour cela les grands intérêts de l'Eglise qui embrassent l'univers, ainsi je reste particulièrement unie aux nouveaux frères que Jésus m'a donnés. Tout ce qui m'appartient appartient à chacun d'eux, je sens que Dieu est trop bon, trop généreux pour faire des partages; il est si riche qu'il donne sans mesure ce que je lui demande, bien que je ne me perde pas en de longues énumérations.

Depuis que j'ai seulement deux frères et mes petites soeurs les novices, si je voulais détailler les besoins de chaque âme, les journées seraient trop courtes, et je craindrais fort d'oublier quelque chose d'important. Aux âmes simples il ne faut pas de moyens compliqués, et comme je suis de ce nombre, Notre-Seigneur m'a inspiré lui-même un petit moyen très simple d'accomplir mes obligations.

 

Un jour, après la sainte communion, il m'a fait comprendre cette parole des Cantiques : « Attirez-moi, nous courrons à l'odeur de vos parfums (1). » O Jésus, il n'est donc pas nécessaire

 

1 Cant., I, 3.

 

de dire : En m'attirant, attirez les âmes que j'aime. Cette simple parole : « Attire;-moi » suffit ! Oui, lorsqu'une âme s'est laissée captiver par l'odeur enivrante de vos parfums, elle ne saurait courir seule, toutes les âmes qu'elle aime sont entraînées à sa suite; c'est une conséquence naturelle de son attraction vers vous!

De même qu'un torrent entraîne après lui, dans les profondeurs des mers, ce qu'il rencontre sur son passage; de même, ô mon Jésus, l'âme qui se plonge dans l'océan sans rivages de votre amour attire après elle tous ses trésors ! Seigneur, vous le savez, ces trésors pour moi ce sont les âmes qu'il vous a plu d'unir à la mienne; ces trésors, c'est vous qui me les avez confiés; aussi j'ose emprunter vos propres paroles, celles du dernier soir qui vous vit encore sur notre terre, voyageur et mortel.

Jésus, mon Bien-Aimé! je ne sais pas quel jour mon exil finira... plus d'un soir, peut-être, me verra chanter encore ici-bas vos miséricordes; mais enfin, pour moi aussi viendra le dernier soir... alors je veux pouvoir vous dire :

 

« Je vous ai glorifié sur la terre, j'ai accompli l’oeuvre que vous m'avez donnée à faire, j'ai fait connaître votre Nom à ceux que vous m'avez donnés; ils étaient à vous, et vous me les avez donnés. C'est maintenant qu'ils connaissent que tout ce que vous m'avez donné vient de vous; car je leur ai communiqué les paroles que vous m'avez confiées; ils les ont reçues, et ils ont cru que c'est vous qui m'avez envoyée. Je prie pour ceux que vous m'avez donnés, parce qu'ils sont à vous. Je ne suis plus dans le monde, mais pour eux ils y sont encore, tandis que je retourne à vous. Conservez-les à cause de votre Nom.

« Je vais maintenant à vous; et c'est afin que la joie qui vient de vous soit parfaite en eux que je dis ceci, à présent que je suis dans le monde... Je ne vous prie pas de les ôter du monde, mais de les préserver du mal. Ils ne sont point du monde, de même que moi je ne suis pas du monde non plus.

« Ce n'est pas seulement pour eux que je prie, mais c'est encore pour ceux qui croiront en vous sur ce qu'ils leur entendront dire.

« Mon Dieu, je souhaite qu'où je serai, ceux que vous m'avez donnés y soient aussi avec moi; et que le monde connaisse que vous les avec aimés comme vous m'avez aimée moi-même (1) . »

Oui, Seigneur, voilà ce que je voudrais répéter après vous avant de m'envoler dans vos bras! C'est peut-être de la témérité; mais non... Depuis longtemps, ne m'avez-vous pas permis d'être audacieuse avec vous? Comme le père de l'enfant prodigue parlant à son fils aîné, vous m'avez dit : « Tout ce qui est à moi est à toi (2). » Vos paroles, ô Jésus, sont donc à moi, et je puis m'en servir pour attirer sur les âmes qui m'appartiennent les faveurs du Père céleste.

Vous le savez, ô mon Dieu, je n'ai jamais désiré que vous aimer uniquement, je n'ambitionne pas d'autre gloire. Votre amour m'a prévenue dès mon enfance, il a grandi avec moi, et maintenant c'est un abîme dont je ne puis sonder la profondeur.

L'amour attire l'amour, le mien s'élance vers vous, il voudrait combler l'abîme qui l’attise; mais, hélas ! ce n'est même pas une goutte de rosée perdue dans l'Océan! Pour vous aimer comme vous m'aimez, il me faut emprunter votre propre amour, alors seulement je trouve le repos. O mon Jésus, il me semble que vous ne pouvez combler une âme de plus d'amour que vous n'avez comblé la mienne, c'est pour cela que j'ose !

 

1 Joan., XVII. — 2 Lucae, XV, 31.

 

vous demander d'aimer ceux que vous m'avez donnés comme vous m'avez aimée moi-même.

Un jour, au ciel, si je découvre que vous les aimez plus que moi, je m'en réjouirai, reconnaissant dès ce monde que ces âmes le méritent davantage; mais ici-bas, je ne fuis concevoir une plus grande immensité d'amour que celle dont il vous a plu de me gratifier, sans aucun mérite de ma part.

 

Ma Mère, je suis tout étonnée de ce que je viens d'écrire, je n'en avais pas l'intention

En répétant ce passage du saint Evangile : « Je leur ai communiqué les paroles que vous m'avez confiées », je ne pensais pas à mes frères, mais à mes petites soeurs du noviciat; car je ne me crois pas capable d'instruire des missionnaires. Ce que j'écrivais pour eux, c'était la prière de Jésus : « Je ne vous prie pas de les ôter du monde... Je vous prie encore pour ceux qui croiront en vous sur ce qu'ils leur entendront dire. » Comment, en effet, pourrais-je laisser dans l'oubli les âmes qui deviendront leur conquête par la souffrance et la prédication ?

Mais je n'ai pas expliqué toute ma pensée sur ce passage des Cantiques sacrés : « Attirez-moi, nous courrons... »

« Personne, a dit Jésus, ne peut venir après moi si mon Père qui m'a envoyé ne l'attire (1). » Ensuite il nous enseigne qu'il suffit de frapper pour se faire ouvrir, de chercher pour trouver, et de tendre humblement la main pour recevoir. Il ajoute que tout ce qu'on demande à son Père en son Nom, il l'accorde. C'est pour cela sans doute que l'Esprit-Saint, avant la naissance de Jésus, dicta cette prière prophétique : « Attirez-moi, nous courrons... »

Demander d'être attiré, c'est vouloir s'unir d'une manière intime à l'objet qui captive le tueur. Si le feu et le fer étaient

 

Joan., VI, 44.

 

doués de raison et que ce dernier dît à l'autre : « Attire-moi », ne prouverait-il pas son désir de s'identifier au feu jusqu'à partager sa substance? Eh bien ! voilà justement ma prière. Je demande à Jésus de m'attirer dans les flammes de son amour, de m'unir si étroitement à lui qu'il vive et agisse en moi. Je sens que, plus le feu de l'amour embrasera mon coeur, plus je dirai : « Attirez-moi », plus aussi les âmes qui s'approcheront de la mienne courront avec vitesse à l'odeur des parfums du Bien-Aimé.

Oui, elles courront, nous courrons ensemble; car les âmes embrasées ne peuvent rester inactives. Sans doute, comme sainte Madeleine, elles se tiennent aux pieds de Jésus, écoutant sa parole douce et enflammée. Paraissant ne rien donner, elles donnent bien plus que Marthe qui se tourmente de beaucoup de choses (1). Ce ne sont pas cependant les travaux de Marthe, mais son inquiétude seule, que Jésus blâme ; ces mêmes travaux, sa divine Mère s'y est humblement soumise, puisqu'il lui fallait préparer les repas de la sainte Famille.

Tous les saints ont compris cela, et plus particulièrement peut-être ceux qui remplirent l'univers de l'illumination de la doctrine évangélique. N'est-ce pas dans l'oraison que saint Paul, saint Augustin, saint Thomas d'Aquin, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse et tant d'autres amis de Dieu ont puisé cette science admirable qui ravit les plus grands génies ?

Un savant l'a dit : « Donnez-moi un point d'appui et, avec un levier, je soulèverai le monde. » Ce qu'Archimède n'a pu obtenir, les saints l'ont reçu pleinement. Le Tout-Puissant leur a donné un point d'appui : Lui-même, Lui seul! Pour levier, l'oraison qui embrase d'un feu d'amour; et c'est

 

1 Lucae, X, 41.

 

ainsi qu'ils ont soulevé le monde, c'est ainsi que les saints encore militants le soulèvent et le soulèveront jusqu'à la fin des temps.

 

Ma Mère chérie, il me reste à vous dire ce que j'entends par l'odeur des parfums du Bien-Aimé. Puisque Jésus est remonté au ciel, je ne puis le suivre qu'aux traces qu'il a laissées. Ah ! que ces traces sont lumineuses ! qu'elles sont divinement embaumées ! Je n'ai qu'à jeter les yeux sur le saint Evangile aussitôt je respire le parfum de la vie de Jésus et je sais de quel côté courir. Ce n'est pas à la première place, mais à la dernière que je m'élance. Je laisse le pharisien monter, et je répète, remplie de confiance, l'humble prière du publicain. Ah ! surtout, j'imite la conduite de Madeleine, son étonnante ou plutôt son amoureuse audace qui charme le Coeur de Jésus, séduit le mien !

Ce n'est pas parce que j'ai été préservée du péché mortel que le m'élève à Dieu par la confiance et l'amour. Ah ! je le sens, quand même j'aurais sur la conscience tous les crimes qui se peuvent commettre, je ne perdrais rien de ma confiance ; j'irais, le coeur brisé de repentir, me jeter dans les bras de mon Sauveur. Je sais qu'il chérit l'enfant prodigue, j'ai entendu ses paroles à sainte Madeleine, à la femme adultère, à la Samaritaine. Non, personne ne pourrait m'effrayer; car je sais à quoi m'en tenir sur son amour et sa miséricorde. Je sais que toute cette multitude d'offenses s'abîmerait en un clin d'oeil, comme une goutte d'eau jetée dans un brasier ardent.

Il est rapporté dans la Vie des Pères du désert, que l'un d'eux convertit une pécheresse publique dont les désordres scandalisaient une contrée entière. Cette pécheresse, touchée de la grâce, suivait le saint dans le désert pour y accomplir une rigoureuse pénitence, quand, la première nuit du voyage, avant même d'être rendue au lieu de sa retraite, ses liens mortels furent brisés par l'impétuosité de son repentir plein d'amour; et le solitaire vit, au même instant, son âme portée par les Anges dans le sein de Dieu.

Voilà un exemple bien nappant de ce que je voudrais dire, mais ces choses ne peuvent s'exprimer...

 

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