CHAPITRE IX. L'Ascenseur divin. — Premières invitations aux joies éternelles. — La nuit obscure. — La Table des pécheurs. — Comment cet ange de la terre comprend la charité fraternelle. — Une grande victoire. — Un soldat déserteur.

 

Ce chapitre et le suivant sont adressés à la Révérende Mère Marie de Gonzague.

 

MÈRE vénérée, vous m'avez témoigné le désir que j'achève avec vous de chanter les miséricordes du Seigneur. Je ne veux pas raisonner, mais je ne puis m'empêcher de rire en prenant de nouveau la plume pour vous raconter des choses que vous savez aussi bien que moi ; enfin j'obéis. Je ne veux pas chercher quelle utilité peut avoir ce manuscrit; je vous l'avoue, ma Mère, si vous le brilliez sous mes yeux, avant même de l'avoir lu, je n'en éprouverais aucune peine.

Dans la communauté, on croit généralement que vous m'avez gâtée de toute façon depuis mon entrée au Carmel ; mais l'homme ne voit que l'apparence, c'est Dieu qui lit au fond des coeurs (1). O ma Mère, je vous remercie de ne m'avoir pas ménagée ; Jésus savait bien qu'il fallait à sa petite fleur l'eau vivifiante de l'humiliation, elle était trop faible pour prendre racine sans ce moyen, et c'est à vous qu'elle doit cet inestimable bienfait.

Depuis quelques mois, le divin Maître a changé complètement sa manière de faire pousser sa petite fleur . la trouvant sans doute assez arrosée, il la laisse maintenant grandir sous les rayons bien chauds d'un soleil éclatant. Il ne veut plus pour elle que son sourire, qu'il lui donne encore par vous, ma Mère vénérée. Ce doux soleil, loin de flétrir la petite fleur, la fait croître merveilleusement. Au fond de son calice, elle conserve les précieuses gouttes de rosée qu'elle a reçues autrefois ; et ces précieuses gouttes lui rappelleront toujours qu'elle est petite et faible. Toutes les créatures pourraient se pencher vers elle, l'admirer, l'accabler de leurs louanges; cela n'ajouterait jamais une ombre de vaine satisfaction à la véritable joie qu'elle savoure en son coeur, se voyant aux yeux de Dieu un pauvre petit néant, rien de plus.

En disant que tous les compliments me laisseraient insensible, je ne veux pas parler, ma Mère, de l'amour et de la confiance que vous me témoignez; j'en suis au contraire bien

 

1 Reg., XVI, 7.

 

touchée, mais je sens que je n'ai rien à craindre, je puis en jouir maintenant à mon aise, rapportant au Seigneur ce qu'il a bien voulu mettre de bon en moi. S'il lui plaît de me faire paraître meilleure que je ne le suis, cela ne me regarde pas, il est libre d'agir comme il veut.

Mon Dieu, que les voies par lesquelles vous conduisez les âmes sont différentes! Dans la vie des Saints, nous en voyons un grand nombre qui n'ont rien laissé d'eux après leur mort pas le moindre souvenir, pas le moindre écrit. Il en est d'autres, au contraire, comme notre Mère sainte Thérèse, qui ont enrichi l’Eglise de leur doctrine sublime, ne craignant pas de révéler les secrets du Roi (1), afin qu'il soit plus connu, plus aimé des âmes. Laquelle de ces deux manières plaît le mieux à Notre-Seigneur? Il me semble qu'elles lui sont également agréables.

Tous les bien-aimés de Dieu ont suivi le mouvement de l'Esprit-Saint qui a fait écrire au prophète : « Dites au juste que tout est bien (2). » Oui, tout est bien lorsqu'on ne recherche que la volonté. divine; c'est pour cela que moi, pauvre petite fleur, j'obéis à Jésus en essayant de faire plaisir à celle qui me le représente ici-bas.

Vous le savez, ma Mère, mon désir a toujours été de devenir sainte; mais hélas ! j'ai toujours constaté, lorsque je me suis comparée aux saints, qu'il existe entre eux et moi la même différence que nous voyons dans la nature entre une montagne dont le sommet se perd dans les nuages, et le grain de sable obscur foulé sous les pieds des passants.

Au lieu de me décourager, je me suis dit : « Le bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables; je puis donc, malgré ma petitesse, aspirer à la sainteté. Me grandir, c'est impossible ! Je dois me supporter telle que je suis, avec mes imperfections

 

1 Tob., XII, 7. — 2 Is., III, 10.

 

sans nombre; mais je veux chercher le moyen d'aller au ciel par une petite voie bien droite, bien courte, une petite voie toute nouvelle. Nous sommes dans un siècle d'inventions maintenant ce n'est plus la peine de gravir les marches d'un escalier ; chez les riches, un ascenseur le remplace avantageusement. Moi, je voudrais aussi trouver un ascenseur pour m'élever jusqu'à Jésus; car je suis trop petite pour gravir le rude escalier de la perfection. »

Alors j'ai demandé aux Livres saints l'indication de l'ascenseur, objet de mon désir; et j'ai lu ces mots sortis de la bouche même de la Sagesse éternelle : « Si quelqu'un est TOUT PETIT, qu'il vienne à moi (1). » Je me suis donc approchée de Dieu, devinant bien que j'avais découvert ce que je cherchais; voulant savoir encore ce qu'il ferait au tout petit, j'ai continué mes recherches et voici ce que j'ai trouvé : « Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein, et je vous balancerai sur mes genoux (2). »

Ah ! jamais paroles plus tendres, plus mélodieuses ne sont venues réjouir mon âme. L'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! Pour cela je n'ai pas besoin de grandir, il faut au contraire que je resté petite, que je le devienne de plus en plus. O mon Dieu, vous avez dépassé mon attente, et moi je veux chanter vos miséricordes ! Vous m'ave, instruite dès ma jeunesse, et jusqu'à présent j'ai annoncé vos merveilles; je continuerai de les publier dans l'âge le plus avancé  (3).

 

Quel sera-t-il pour moi cet âge avancé ? Il me semble que ce pourrait être aussi bien maintenant que plus tard : deux mille ans ne sont pas plus aux yeux du Seigneur que vingt ans... qu'un seul jour!

 

1 Prov., IX, 4. — 2 Is., LXVI, 13. — 3 Ps. LXX, 18.

 

Mais ne croyez pas, ma Mère, que votre entant désire vous quitter, estimant comme une plus grande grâce de mourir à l'aurore plutôt qu'au déclin du jour; ce qu'elle estime, ce qu'elle désire uniquement, c'est de faire plaisir à Jésus. Maintenant qu'il semble s'approcher d'elle pour l'attirer au séjour de la gloire, son coeur se réjouit ; elle le sait, elle l'a compris, le bon Dieu n'a besoin de personne, encore moins d'elle que des autres, pour faire du bien sur la terre.

En attendant, ma Mère vénérée, je connais votre volonté vous désirez que j'accomplisse près de vous une mission bien douce, bien facile ; et cette mission je l'achèverai du haut des cieux. Vous m'avez dit, comme Jésus à saint Pierre « Pais mes agneaux »; et moi, je me suis étonnée, je me suis trouvée trop petite, je vous ai suppliée de faire paître vous-même vos petits agneaux et de me garder par grâce avec eux. Répondant un peu à mon juste désir, vous m'avez plutôt nommée leur première compagne que leur maîtresse (1), me commandant toutefois de les conduire dans les pâturages fertiles et ombragés, de leur indiquer les herbes les meilleures et les plus fortifiantes, de leur désigner avec soin les fleurs brillantes, mais empoisonnées, auxquelles ils ne doivent jamais toucher sinon pour les écraser sous leurs pas.

Ma Mère, comment se tait-il que ma jeunesse, mon inexpérience ne vous aient point effrayée ? Comment ne craignez-vous pas que je laisse égarer vos agneaux? En agissant ainsi, peut-être vous êtes-vous rappelé que souvent le Seigneur se plaît à donner la sagesse aux plus petits.

Sur la terre, elles sont bien rares les âmes qui ne mesurent pas la puissance divine à leurs courtes pensées ! Le monde veut bien que, partout ici-bas, il y ait des exceptions; seul, le

 

1 Elle exerçait la charge de maîtresse des novices, sans en porter le titre.

 

bon Dieu n'a pas le droit d'en faire. Depuis longtemps, je le sais, cette manière de mesurer l'expérience aux années se pratique parmi les humains ; car, en son adolescence, le saint roi David chantait au Seigneur : « Je suis jeune et méprisé. » Dans le même psaume cependant il ne craint pas de dire : « Je suis devenu plus prudent que les vieillards, parce que j'ai recherché votre volonté. Votre parole est la lampe qui éclaire mes pas; je suis prêt à accomplir vos ordonnances, et je ne suis troublé de rien (1). »

Vous n'avez pas même jugé imprudent, ma Mère, de me dire un jour que le divin Maître illuminait mon âme et me donnait l'expérience des années. Je suis trop petite maintenant pour avoir de la vanité, je suis trop petite encore pour savoir tourner de belles phrases afin de laisser croire que j'ai beaucoup d'humilité; j'aime mieux convenir simplement que le Tout-Puissant a fait en moi de grandes choses (2); et la plus grande, c'est de m'avoir montré ma petitesse, mon impuissance à tout bien.

 

Mon âme a connu bien des genres d'épreuves, j'ai beaucoup souffert ici-bas ! Dans mon enfance, je souffrais avec tristesse; aujourd'hui, c'est dans la paix et la joie que je savoure tous les fruits amers. Pour ne pas sourire en lisant ces pages, il faut, je l'avoue, que vous me connaissiez à fond, ma Mère chérie; car est-il une âme apparemment moins éprouvée que la mienne ? Ah ! si le martyre que je souffre depuis un an apparaissait aux regards, quel étonnement! Puisque vous le voulez, je vais essayer de l'écrire ; mais il n'y a pas de termes pour expliquer ces choses, et je serai toujours au-dessous de la réalité.

Au carême de l'année dernière, je me trouvai plus forte que

 

1 Ps. CXVIII, 141, 100, 105, 106. — 2 Lucae, I, 40.

 

jamais, et cette force, malgré le jeûne que j'observais dans toute sa rigueur, se maintint parfaitement jusqu'à Pâques; lorsque le jour du Vendredi Saint, à la première heure, Jésus me donna l'espoir d'aller bientôt le rejoindre dans son beau ciel. Oh ! qu'il m'est doux ce souvenir !

Le jeudi soir, n'ayant pas obtenu la permission de rester au Tombeau la nuit entière, je rentrai à minuit dans notre cellule. A peine ma tête se posait-elle sur l'oreiller, que je sentis un flot monter en bouillonnant jusqu'à mes lèvres , je crus que j'allais mourir et mon coeur se fendit de joie. Cependant, comme je venais d'éteindre notre petite lampe, je mortifiai ma curiosité jusqu'au matin et m'endormis paisiblement.

A cinq heures, le signal du réveil étant donné, je pensai tout de suite que j'avais quelque chose d'heureux à apprendre; et, m'approchant de la fenêtre, je le constatai bientôt en trouvant notre mouchoir rempli de sang. O ma Mère, quelle espérance! J'étais intimement persuadée que mon Bien-Aimé, en ce jour anniversaire de sa mort, me faisait entendre un premier appel, comme un doux et lointain murmure qui m'annonçait son heureuse arrivée.

Ce fut avec une grande ferveur que j'assistai à Prime, puis au Chapitre. J'avais hâte d'être aux genoux de ma Mère pour lui confier mon bonheur. Je ne ressentais pas la moindre fatigue, la moindre souffrance, aussi j'obtins facilement la permission de finir mon carême comme je l'avais commencé; et, ce jour du Vendredi Saint, je partageai toutes les austérités du Carmel, sans aucun soulagement. Ah ! jamais ces austérités ne m'avaient semblé aussi délicieuses... l'espoir d'aller au ciel me transportait d'allégresse.

Le soir de cet heureux jour je rentrai pleine de joie dans notre cellule, et j'allais encore m'endormir doucement, lorsque mon bon Jésus me donna, comme la nuit précédente, le même signe de mon entrée prochaine dans l'éternelle vie. Je jouissais alors d'une foi si vive, si claire, que la pensée du ciel faisait tout mon bonheur; je ne pouvais croire qu'il y eût des impies n'ayant pas la foi, et me persuadais que, certainement, ils parlaient contre leur pensée en niant l'existence d'un autre monde.

Aux jours si lumineux du temps pascal, Jésus me fit comprendre qu'il y a réellement des âmes sans foi et sans espérance qui, par l'abus des grâces, perdent ces précieux trésors, source des seules joies pures et véritables. Il permit que mon âme fût envahie par les plus épaisses ténèbres et que la pensée du ciel, si douce pour moi depuis ma petite enfance, me devînt un sujet de combat et de tourment. La durée de cette épreuve n'était pas limitée à quelques jours, à quelques semaines; voilà des mois que je la souffre, et j'attends encore l'heure de ma délivrance. Je voudrais pouvoir exprimer ce que je sens; mais c'est impossible l Il faut avoir voyagé sous ce sombre tunnel pour en comprendre l'obscurité. Cependant je vais essayer de l'expliquer par une comparaison :

Je suppose que je suis née dans un pays environné d'épais brouillards ; jamais je n'ai contemplé le riant aspect de la nature, jamais je n'ai vu un seul rayon de soleil. Dès mon enfance, il est vrai, j'entends parler de ces merveilles, je sais que le pays où j'habite n'est pas ma patrie, qu'il en est un autre vers lequel je dois sans cesse aspirer. Ce n'est pas une histoire inventée par un habitant des brouillards, c'est une vérité indiscutable ; car le Roi de la patrie au brillant soleil est venu trente-trois ans dans le pays des ténèbres... Hélas ! et les ténèbres n'ont point compris qu'il était la lumière du monde (1).

Mais, Seigneur, votre enfant l'a comprise votre divine lumière ! elle vous demande pardon pour ses frères incrédules, elle accepte de manger aussi longtemps que vous le voudrez

 

1 Joan., I, 5.

 

le pain de la douleur, elle s'assied pour votre amour à cette table remplie d'amertume, où les pauvres pécheurs prennent leur nourriture et d'où elle ne veut point se lever avant le signe de votre main. Mais ne peut-elle pas dire en son nom, au nom de ses frères coupables : « Ayez pitié de nous, Seigneur, car nous sommes de pauvres pécheurs (1) » ? Renvoyez-nous justifiés ! Que tous ceux qui ne sont point éclairés du flambeau de la foi le voient luire enfin! O mon Dieu, s'il. faut que la table souillée par eux soit purifiée par une âme qui vous aime, je veux bien y manger seule le pain des larmes, jusqu'à ce qu'il vous plaise de m'introduire dans votre lumineux royaume; la seule grâce que je vous demande, c'est de ne jamais vous offenser !

 

Je vous disais, ma Mère, que la certitude d'aller un jour loin de mon pays ténébreux m'avait été donnée dès mon enfance; non seulement je croyais d'après ce que j'entendais dire, mais encore je sentais dans mon coeur, par des aspirations intimes et profondes, qu'une autre terre, une région plus belle, me servirait un jour de demeure stable, de même que le génie de Christophe Colomb lui faisait pressentir un nouveau monde. Quand, tout à coup, les brouillards qui m'environnent pénètrent dans mon âme et m'enveloppent de telle sorte, qu'il ne m'est plus possible même de retrouver en moi l’image si douce de ma patrie... Tout a disparu!...

Lorsque je veux reposer mon coeur, fatigué des ténèbres qui l’entourent, par le souvenir fortifiant d'une vie future et éternelle, mon tourment redouble. Il me semble que les ténèbres, empruntant la voix des impies, me disent en se moquant de moi : « Tu rêves la lumière, une patrie embaumée, tu rêves la possession éternelle du Créateur de ces

 

1 Lucae, XVIII, 13.

 

merveilles, tu crois sortir un jour des brouillards où tu languis; avance !... avance !... réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant!... »

 

Mère bien-aimée, cette image de mon épreuve est aussi imparfaite que l'ébauche comparée au modèle; cependant je ne veux pas en écrire plus long, je craindrais de blasphémer... j'ai peur même d'en avoir trop dit. Ah! que Dieu me pardonne! Il sait bien que, tout en n'ayant pas la jouissance de la foi, je m'efforce d'en faire les oeuvres. J'ai prononcé plus d'actes de foi depuis un an que pendant toute ma vie.

A chaque nouvelle occasion de combat, lorsque mon ennemi veut me provoquer, je me conduis en brave : sachant que c'est une lâcheté de se battre en duel, je tourne le dos à mon adversaire sans jamais le regarder en face; puis je cours vers mon Jésus, je lui dis être prête à verser tout mon sang pour confesser qu'il y a un ciel, je lui dis être heureuse de ne pouvoir contempler sur la terre, avec les yeux de l'âme, ce beau ciel qui m'attend, afin qu'il daigne l'ouvrir pour l'éternité aux pauvres incrédules.

Aussi, malgré cette épreuve qui m'enlève tout sentiment de jouissance, je puis m'écrier encore : « Seigneur, vous me comble de joie par tout ce que vous faites (1). » Car est-il une joie plus grande que celle de souffrir pour votre amour? Plus la souffrance est intense, moins elle paraît aux yeux des créatures, plus elle vous fait sourire, ô mon Dieu ! Et si, par impossible, vous deviez l'ignorer vous-même, je serais encore heureuse de souffrir, dans l'espérance que, par mes larmes, je pourrais empêcher ou réparer peut-être une seule faute commise contre la foi.

 

1 Ps. XCI, 4.

 

Vous allez croire sans doute, ma Mère vénérée, que j'exagère un peu la nuit de mon âme. Si vous en jugez par les poésies que j'ai composées cette année, je dois vous paraître inondée de consolations, une enfant pour laquelle le voile de la foi s'est presque déchiré! Et cependant... ce n'est plus un voile, c'est un mur qui s'élève jusqu'aux cieux et couvre le firmament étoilé !

Lorsque je chante le bonheur du ciel, l'éternelle possession de Dieu, je n'en ressens aucune joie; car je chante simplement ce que je veux croire. Parfois, je l'avoue, un tout petit rayon de soleil éclaire ma sombre nuit, alors l'épreuve cesse un instant ; mais ensuite, le souvenir de ce rayon, au lieu de me consoler, rend mes ténèbres plus épaisses encore.

Ah ! jamais je n'ai si bien senti que le Seigneur est doux et miséricordieux; il ne m'a envoyé cette lourde croix qu'au moment où je pouvais la porter; autrefois je crois bien qu'elle m'aurait jetée dans le découragement. Maintenant elle ne produit qu'une chose : enlever tout sentiment de satisfaction naturelle dans mon aspiration vers la patrie céleste.

 

Ma Mère, il me semble, qu'à présent rien ne m'empêche de m'envoler : car je n'ai plus de grands désirs, si ce n'est celui d'aimer jusqu'à mourir d'amour... Je suis libre, je n'ai aucune crainte, même celle que je redoutais le plus, je veux dire la crainte de rester longtemps malade et par suite d'être à charge à la communauté. Si cela- fait plaisir au bon Dieu, je consens volontiers à voir ma vie de souffrances, du corps et de l'âme, se prolonger des années. Oh ! non, je ne crains pas une longue vie, je ne refuse pas le combat : « Le Seigneur est la roche où je suis élevée, qui dresse mes mains au combat et mes doigts à la guerre; il est mon bouclier, j'espère en lui (1). » Jamais je n'ai demandé à Dieu de mourir jeune ; il est vrai, je n'ai pas cessé de croire qu'il en serait ainsi, mais sans rien faire pour l'obtenir.

Souvent le Seigneur se contente du désir de travailler pour sa gloire; et mes désirs, vous le savez, ma Mère, ont été bien grands ! Vous savez aussi que Jésus m'a présenté plus d'un calice amer par rapport à mes soeurs chéries ! Ah ! le saint roi David avait raison lorsqu'il chantait : « Qu'il est bon, qu'il est doux à des frères d'habiter ensemble dans une parfaite union (2) ! » Mais c'est au sein des sacrifices que cette union doit s'accomplir sur la terre. Non, ce n'est pas pour vivre avec mes soeurs que je suis venue dans ce Carmel béni ; je pressentais bien, au contraire, que ce devait être un sujet de grandes souffrances lorsqu'on ne veut rien accorder à la nature.

Comment peut-on dire qu'il est plus parfait de s'éloigner des siens? A-t-on jamais reproché à des frères de combattre sur le même champ de bataille, de voler ensemble pour cueillir la palme du martyre? Sans doute on a jugé avec raison qu'ils s'encouragent mutuellement; mais aussi que le martyre de chacun devient celui de tous.

Ainsi en est-il dans la vie religieuse, que les théologiens appellent un martyre. En se donnant à Dieu, le coeur ne perd pas sa tendresse naturelle; cette tendresse, au contraire, grandit en devenant plus pure et plus divine. C'est de cette tendresse que je vous aime, ma Mère, et que j'aime mes soeurs. Oui, je suis heureuse de combattre en famille pour la gloire du Roi des cieux; mais je serais prête aussi à voler sur un autre champ de bataille, si le divin Général m'en exprimait le désir : un commandement ne serait pas nécessaire, mais un simple regard, un signe suffirait.

 

2 Ps. CXLIII, I, 2. — 2 Ps. CXXXII, 1.

 

Depuis mon entrée au Carmel, j'ai toujours pensé que, si Jésus ne m'emportait bien vite au ciel, le sort de la petite colombe de Noé serait le mien : qu'un jour le Seigneur, ouvrant la fenêtre de l'arche, me dirait de voler bien loin vers des rivages infidèles, portant avec moi la branche d'olivier. Cette pensée m'a fait planer plus haut que tout le créé.

Comprenant que, même au Carmel, il pouvait y avoir des séparations, j'ai voulu par avance habiter dans les cieux; j'ai accepté, non seulement de m'exiler au milieu d'un peuple inconnu, mais, ce qui m'était bien plus amer, j'ai accepté l'exil pour mes soeurs. Deux d'entre elles, en effet, furent demandées par le Carmel de Saïgon , que notre monastère avait fondé. Pendant quelque temps, il fut sérieusement question de les y envoyer. Ah! je n'aurais pas voulu dire une parole pour les retenir, bien que mon coeur fût brisé à la pensée des épreuves qui les attendaient...

Maintenant tout est passé, les supérieurs ont mis des obstacles insurmontables à leur départ; à ce calice, je n'ai fait que tremper mes lèvres , juste le temps d'en goûter l'amertume.

Laissez-moi vous dire, ma Mère, pourquoi, si la sainte Vierge me guérit, je désire répondre à l'appel de nos Mères d'Hanoï. Il paraît que pour vivre dans les Carmels étrangers, il faut une vocation toute spéciale; beaucoup d'âmes s'y croient appelées sans l'être en effet. Vous m'avez dit, ma Mère, que j'avais cette vocation, et que ma santé seule mettait obstacle à son accomplissement.

Ah ! s'il me fallait un jour quitter mon berceau religieux, ce ne serait pas sans blessure. Je n'ai pas un coeur insensible; et c'est justement parce qu'il est capable de souffrir beaucoup, que je désire donner à Jésus tous les genres de souffrances qu'il pourrait supporter. Ici, je suis aimée de vous, ma Mère, de toutes mes soeurs, et cette affection m'est bien douce : voilà pourquoi je rêve un monastère où je serais inconnue, où j'aurais à souffrir l'exil du coeur. Non, ce n'est pas dans l'intention de rendre service au Carmel d'Hanoï que je quitterais tout ce qui m'est cher, je connais trop mon incapacité ; mon seul but serait d'accomplir la volonté du bon Dieu et de me sacrifier pour lui au gré de ses désirs. Je sens bien que je n'aurais aucune déception ; car, lorsqu'on s'attend à une souffrance pure, on est plutôt surpris de la moindre joie ; et puis , la souffrance elle-même devient la plus grande des joies, quand on la recherche comme un précieux trésor.

Mais je suis malade maintenant, et je ne guérirai pas. Toutefois je reste dans la paix ; depuis longtemps je ne m'appartiens plus, je suis livrée totalement à Jésus... Il est donc libre de faire de moi tout ce qui lui plaira. Il m'a donné l'attrait d'un exil complet, il m'a demandé si je consentais à boire ce calice : aussitôt je l'ai voulu saisir, mais lui, retirant sa main, me montra que l'acceptation seule le contentait.

Mon Dieu, de quelles inquiétudes on se délivre en faisant le voeu d'obéissance! Que les simples religieuses sont heureuses ! Leur unique boussole étant la volonté des supérieurs, elles sont toujours assurées d'être dans le droit chemin, n'ayant pas à craindre de se tromper, même s'il leur paraît certain que les supérieurs se trompent. Mais, lorsqu'on cesse de consulter la boussole infaillible, aussitôt l'âme s'égare dans des chemins arides où l'eau de la grâce lui manque bientôt.

Ma Mère, vous êtes la boussole que Jésus m'a donnée pour me conduire sûrement au rivage éternel. Qu'il m'est doux de fixer sur vous mon regard et d'accomplir ensuite la volonté du Seigneur ! En permettant que je souffre des tentations contre la foi, le divin Maître a beaucoup augmenté dans mon coeur l'esprit de foi qui me le fait voir vivant en votre âme et me communiquant par vous ses ordres bénis. Je sais bien, ma Mère, que vous me rendez doux et léger le fardeau de l'obéissance ; mais il me semble, d'après mes sentiments intimes, que je ne changerais pas de conduite et que ma tendresse filiale ne souffrirait aucune diminution, s'il vous plaisait de me traiter sévèrement, parce que je verrais encore la volonté de mon Dieu se manifestant d'une autre façon pour le plus grand bien de mon âme.

 

Parmi les grâces sans nombre que j'ai reçues cette année, je n'estime pas la moindre celle qui m'a donné de comprendre dans toute son étendue le précepte de la charité. Je n'avais jamais approfondi cette parole de Notre-Seigneur: « Le second commandement est semblable au premier : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (1). » Je m'appliquais surtout à aimer Dieu, et c'est en l'aimant que j'ai découvert le secret de ces autres paroles : « Ce ne sont pas ceux qui disent : Seigneur ! Seigneur ! qui entreront. dans le royaume des cieux ; mais celui qui fait la volonté de mon Père (2). »

Cette volonté, Jésus me l'a fait connaître, lorsqu'à la dernière Cène il donna son commandement nouveau, quand il dit à ses Apôtres de s'entr'aimer comme il les a aimés lui-même (3)... Et je me suis mise à rechercher comment Jésus avait aimé ses disciples ; j'ai vu que ce n'était pas pour leurs qualités naturelles, j'ai constaté qu'ils étaient ignorants et remplis de pensées terrestres. Cependant il les appelle ses amis, ses frères, il désire les voir près de lui dans le royaume de son Père et, pour leur ouvrir ce royaume, il veut mourir sur la croix, disant qu'il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime (4).

 

1 Matt., XXII, 39. — 2 Id., VII, 21. — 3 Joan., XIII, 34. — 4 Id., XV, 13.

 

En méditant ces paroles divines, j'ai vu combien mon amour pour mes soeurs était imparfait, j'ai compris que je ne les aimais pas comme Jésus les aime. Ah l je devine maintenant que la vraie charité consiste à supporter tous les défauts du prochain, à ne pas s'étonner de ses faiblesses, à s'édifier de ses moindres vertus ; mais surtout, j'ai appris que la charité ne doit point rester enfermée dans le fond du coeur, car personne n'allume un flambeau pour le mettre sous le boisseau, mais on le met sur le chandelier, afin qu'il éclaire tous ceux qui sont dans la maison (1). Il me semble, ma Mère, que ce flambeau représente la charité qui doit éclairer, réjouir, non seulement ceux qui me sont le plus chers, mais tous ceux qui sont dans la maison.

Lorsque le Seigneur, dans l'ancienne loi, ordonnait à son peuple d'aimer son prochain comme soi-même, il n'était pas encore descendu sur la terre ; et, sachant bien à quel degré l'on aime sa propre personne, il ne pouvait demander davantage. Mais lorsque Jésus fait à ses Apôtres un commandement nouveau, son commandement à lui (2), il n'exige plus seulement d'aimer son prochain comme soi-même, mais comme il l'aime lui-même, comme il l'aimera jusqu'à la consommation des siècles.

O mon Jésus! je sais que vous ne commandez rien d'impossible ; vous connaissez mieux que moi ma faiblesse et mon imperfection, vous savez bien que jamais je n'arriverai à aimer mes soeurs comme vous les aimez, si vous-même, ô mon divin Sauveur, ne les aimez encore en moi. C'est parce que vous voulez m'accorder cette grâce que vous avez fait un commandement nouveau. Oh ! que je l'aime ! puisqu'il me donne l'assurance que votre volonté est d'aimer en moi tous ceux que vous me commandez d'aimer.

 

1 Lucae, XI, 33. — 2 Joan., XV, 12.

 

Oui, je le sens, lorsque je suis charitable c'est Jésus seul qui agit en moi ; plus je suis unie à lui, plus aussi j'aime toutes mes soeurs. Si je veux augmenter en mon coeur cet amour et que le démon essaie de me mettre devant les yeux les défauts de telle ou telle soeur, je m'empresse de rechercher ses vertus, ses bons désirs ; je me dis que, si je l'ai vue tomber une fois, elle peut bien avoir remporté un grand nombre de victoires qu'elle cache par humilité; et que, même ce qui me paraît une faute peut très bien être, à cause de l'intention, un acte de vertu. J'ai d'autant moins de peine à me le persuader que j'en fis l'expérience par moi-même.

Un jour, pendant la récréation, la portière vint demande une soeur pour une besogne qu'elle désigna. J'avais un désir d'enfant de m'employer à ce travail, et justement le choix tomba sur moi. Aussitôt je commence à plier notre ouvrage, mais assez doucement pour que ma voisine ait plié le sien avant moi, car je savais la réjouir en lui laissant prendre ma place. La soeur qui demandait de l'aide, me voyant si peu pressée, dit en riant : « Ah ! je pensais bien que vous ne mettriez pas cette perle à votre couronne, vous alliez trop lentement ! » Et toute la communauté crut que j'avais agi par nature.

Je ne saurais dire combien ce petit événement me fut profitable et me rendit indulgente. Il m'empêche encore d'avoir de la vanité quand je suis jugée favorablement, car je me dis : Puisque mes petits actes de vertu peuvent être pris pour des imperfections, on peut tout aussi bien se tromper en appelant vertu ce qui n'est qu'imperfection ; et je répète alors avec saint Paul : « Je me mets fort peu en peine d'être jugée par aucun tribunal humain. Je ne me juge pas moi-même. Celui qui me juge, c'est le Seigneur (1). »

 

1 I Cor., IV, 3, 4.

 

Oui, c'est le Seigneur, c'est Jésus qui me juge ! Et pour me rendre son jugement favorable, ou plutôt pour ne pas être jugée du tout, puisqu'il a dit : « Ne juge; pas et vous ne sexe; pas jugés (1)», je veux toujours avoir des pensées charitables.

 

Je reviens au saint Evangile où le Seigneur m'explique bien clairement en quoi consiste son commandement nouveau.

Je lis en saint Matthieu : « Vous avez appris qu'il a été dit : Vous aimerez votre ami, et vous haïre; votre ennemi. Pour moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent (2). »

Sans doute, au Carmel, on ne rencontre pas d'ennemis, mais enfin, il y a des sympathies; on se sent attiré vers telle soeur, au lieu que telle autre vous ferait faire un long détour pour éviter sa rencontre. Eh bien, Jésus me dit que cette soeur il faut l'aimer, qu'il faut prier pour elle, quand même sa conduite me porterait à croire qu'elle ne m'aime pas

« Si vous aime; ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment (3). » Et ce n'est pas assez d'aimer, il faut le prouver. On est naturellement heureux de faire plaisir à un ami ; mais cela n'est point de la charité, car les pécheurs le font aussi.

Voici ce que Jésus m'enseigne encore : « Donnez à quiconque vous demande; et si l’on prend ce qui vous appartient, ne le redemandez  pas (4). » Donner à toutes celles qui demandent, c'est moins doux que d'offrir soi-même par le mouvement de son coeur ; encore, lorsqu'on vous demande avec affabilité, cela ne coûte pas de donner; mais si par malheur on use de paroles peu délicates, aussitôt l'âme se révolte

 

1 Lucae, VI, 37. — 2 Matt., V, 43, 44. —  3 Lucae, VI, 32. — 4 Id., VI, 30.

 

quand elle n'est pas affermie dans la charité parfaite; elle trouve alors mille raisons pour refuser ce qui lui est ainsi demandé, et ce n'est qu'après avoir convaincu la solliciteuse de son indélicatesse qu'elle lui donne par grâce ce qu'elle réclame, ou qu'elle lui rend un léger service, qui lui prend vingt fois moins de temps qu'il n'en a fallu, pour faire valoir des obstacles et des droits imaginaires.

S'il est difficile de donner à quiconque demandé, il l'est encore bien plus de laisser prendre ce qui appartient sans le redemander. O ma Mère, je dis que c'est difficile, je devrais plutôt dire que cela semble difficile ; car le joug du Seigneur est suave et léger (1): lorsqu'on l'accepte, on sent aussitôt sa douceur.

Je disais : Jésus ne veut pas que je réclame ce qui m'appartient ; cela devrait me paraître tout naturel, puisque réellement rien ne m'appartient en propre : je dois donc me réjouir lorsqu'il m'arrive de sentir la pauvreté dont j'ai fait le voeu solennel. Autrefois je croyais ne tenir à quoi que ce soit ; mais, depuis que les paroles de Jésus me sont lumineuses, je me vois bien imparfaite. Par exemple si, me mettant à l'ouvrage pour la peinture, je trouve les pinceaux en désordre, si une règle ou un canif a disparu, la patience est bien près de m'abandonner et je dois la prendre à deux mains, pour ne pas réclamer avec amertume les objets qui me manquent.

Ces choses indispensables, je puis sans doute les demander, mais en le faisant avec humilité je ne manque pas au commandement de Jésus ; au contraire, j'agis comme les pauvres qui tendent la main pour recevoir le nécessaire; s'ils sont rebutés, ils ne s'en 'étonnent pas, personne ne leur doit rien. Ah ! quelle paix inonde l'âme lorsqu'elle s'élève

 

1 Matt., XI. 3o.

 

au-dessus des sentiments de la nature! Non, il n'est pas de joie comparable à celle que goûte le véritable pauvre d'esprit ! S'il demande avec détachement une chose nécessaire, et que non seulement cette chose lui soit refusée, mais encore que l'on essaie de prendre ce qu'il a, il suit le conseil de Notre-Seigneur : « Abandonnez même votre manteau à celui qui veut plaider pour avoir votre robe (1). »

Abandonner son manteau, c'est, il me semble, renoncer à ses derniers droits, se considérer comme la servante, l'esclave des autres. Lorsqu'on a quitté son manteau, c'est plus facile de marcher, de courir, aussi Jésus ajoute-t-il : « Et qui que ce soit qui vous force de faire mille pas, faites-en deux mille de plus avec lui (2). » Non, ce n'est pas assez pour moi de donner à quiconque me demande, je dois aller au-devant des désirs, me montrer très obligée, très honorée de rendre service, et, si l’on prend une chose à mon usage, paraître heureuse d'en être débarrassée.

Toutefois je ne puis pas toujours pratiquer à la lettre les paroles de l'Evangile ; il se rencontre des occasions où je me vois contrainte de refuser quelque chose à mes soeurs. Mais lorsque la charité a jeté de profondes racines dans l'âme, elle se montre à l'extérieur : il y a une façon si gracieuse de refuser ce qu'on ne peut donner, que le refus fait autant de plaisir que le don. Il est vrai qu'on se gêne moins de mettre à contribution celles qui se montrent toujours disposées à obliger; cependant, sous prétexte que je serais forcée de refuser, je ne dois pas m'éloigner des soeurs qui demandent facilement des services, puisque le divin Maître a dit

« N'évitez point celui qui veut emprunter de vous (3). »

Je ne dois pas non plus être obligeante afin de le paraître, ou dans l'espoir qu'une autre fois la soeur que j'oblige me

 

1 Matt., V, 40. — 2 Ibid., 41. — 3 Ibid., 42.

 

rendra service à son tour; car Notre-Seigneur a dit encore « Si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir quelque chose, quel gré vous en saura-t-on? les pécheurs même prêtent aux pécheurs afin d'en recevoir autant. Mais pour vous, faites du bien, prêtez sans en rien espérer, et votre récompense sera grande  (1) »

Oh! oui, la récompense est grande, même sur la terre. Dans cette voie, il n'y a que le premier pas qui coûte. Prêter sans en rien espérer, cela paraît dur; on aimerait mieux donner, car une chose donnée n'appartient plus. Lorsqu'on vient vous dire d'un air tout à fait convaincu : « Ma soeur, j'ai besoin de votre aide pendant quelques heures ; mais soyez tranquille, j'ai permission de notre Mère, et je vous rendrai le temps que vous me donnez. » Vraiment, lorsqu'on sait très bien que jamais le temps prêté ne sera rendu, on aimerait mieux dire : « Je vous le donne ! » Cela contenterait l'amour-propre; car c'est un acte plus généreux de donner que de prêter, et puis on fait sentir à la soeur que l'on ne compte pas sur ses services.

Ah ! que les enseignements divins sont contraires aux sentiments de la nature! Sans le secours de la grâce, il serait impossible, non seulement de les mettre en pratique, mais encore de les comprendre.

 

Ma Mère chérie, je sens que, plus que jamais, je me suis très mal expliquée. Je ne sais quel intérêt vous pourrez trouver à lire toutes ces pensées confuses. Enfin je n'écris pas pour faire une oeuvre littéraire; si je vous ennuie par cette sorte de discours sur la charité, du moins vous verrez que votre enfant a fait preuve de bonne volonté.

Hélas! je suis loin. je l'avoue, de pratiquer ce que je comprends ;

 

1 Lucae, VI, 34, 35.

 

et cependant le seul désir que j'en ai me donne la paix. S'il m'arrive de tomber en quelque faute contraire, je me relève aussitôt; depuis quelques mois, je n'ai plus même à combattre, je puis dire avec notre Père saint Jean de la Croix : « Ma demeure est entièrement pacifiée », et j'attribue cette paix intime à un certain combat dans lequel j'ai été victorieuse. A partir de ce triomphe, la milice céleste vient à mon secours, ne pouvant souffrir de me voir blessée après avoir lutté vaillamment dans l'occasion que je vais décrire.

Une sainte religieuse de la communauté avait autrefois le talent de me déplaire en tout; le démon s'en mêlait, car c'était lui certainement qui me faisait voir en elle tant de côtés désagréables; aussi, ne voulant pas céder à l'antipathie naturelle que j'éprouvais, je me dis que la charité ne devait pas seulement consister dans les sentiments, mais se laisser voir dans les oeuvres. Alors je m'appliquai à faire pour cette soeur ce que j'aurais fait pour la personne que j'aime le plus. A chaque fois que je la rencontrais, je priais le bon Dieu pour elle, lui offrant toutes ses vertus et ses mérites. Je sentais bien que cela réjouissait grandement mon Jésus; car il n'est pas d'artiste qui n'aime à recevoir des louanges de ses oeuvres, et le divin Artiste des âmes est heureux lorsqu'on ne s'arrête pas à l'extérieur, mais que, pénétrant jusqu'au sanctuaire intime qu'il s'est choisi pour demeure, on en admire la beauté.

Je ne me contentais pas de prier beaucoup pour celle qui me donnait tant de combats, je tâchais de lui rendre tous les services possibles ; et quand j'avais la tentation de lui répondre d'une façon désagréable, je m'empressais de lui faire un aimable sourire, essayant de détourner la conversation ; car il est dit dans l'Imitation qu'il vaut mieux laisser chacun dans son sentiment que de s'arrêter à contester (1).

 

1 Imit., l. III, c. XLIV, 1.

 

Souvent aussi, quand le démon me tentait violemment et que je pouvais m'esquiver sans qu'elle s'aperçût de ma lutte intime, je m'enfuyais comme un soldat déserteur.... Et sur ces entrefaites, elle me dit un jour d'un air radieux : « Ma soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, voudriez-vous me confier ce qui vous attire tant vers moi? Je ne vous rencontre pas que vous ne me fassiez le plus gracieux sourire. » Ah ! ce qui m'attirait, c'était Jésus caché au fond de son âme, Jésus qui rend doux ce qu'il y a de plus amer !

Je vous parlais à l'instant, ma Mère, de mon dernier moyen pour éviter une défaite dans les combats de la vie, je veux dire la désertion. Ce moyen peu honorable, je l'employais pendant mon noviciat, il m'a toujours parfaitement réussi. Je vais vous en citer un éclatant exemple qui, je crois, vous fera sourire

Vous étiez malade depuis plusieurs jours d'une bronchite qui nous donna bien des inquiétudes. Un matin, je vins tout doucement remettre à votre infirmerie les clefs de la grille de communion, car j'étais sacristine. Au fond, je me réjouissais d'avoir cette occasion de vous voir, mais je me gardais bien de le faire paraître. Or, l'une de vos filles, animée d'un saint zèle, crut que j'allais vous éveiller et voulut discrètement me prendre les clefs. Je lui répondis, le plus poliment possible, que je désirais autant qu'elle ne point faire de bruit, et j'ajoutai que c'était mon droit de rendre les clefs. Je comprends aujourd'hui qu'il eût été plus parfait de céder tout simplement, mais je ne le comprenais pas alors et voulus entrer à sa suite, malgré elle.

Bientôt le malheur redouté arriva, le bruit que nous faisions vous fit ouvrir les yeux, et tout retomba sur moi! La soeur à laquelle j'avais résisté se hâta de prononcer tout un discours, dont le fond était ceci : « C'est ma soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus qui a fait le bruit. » Je brûlais du désir de me défendre; mais heureusement il me vint une idée lumineuse ; je me dis que, certainement, si je commençais à me justifier j'allais perdre la paix de mon âme; de plus, que ma vertu étant trop faible pour me laisser accuser sans rien répliquer, je devais choisir la fuite pour dernière planche de salut. Aussitôt pensé, aussitôt fait. Je partis... mais mon coeur battait si fort qu'il me fut impossible d'aller loin, et je m'assis dans l'escalier pour jouir en paix des fruits de ma victoire. Sans doute, c'était là une singulière bravoure; cependant il vaut mieux, je crois, ne pas s'exposer au combat lorsque la défaite est certaine.

Hélas ! quand je pense au temps de mon noviciat, comme je constate mon imperfection ! Je ris maintenant de certaines choses. Ah ! que le Seigneur est bon d'avoir élevé mon âme, de lui avoir donné des ailes ! Tous les filets des chasseurs ne sauraient plus m'effrayer; car c'est en vain que l'on jette le filet devant les yeux de ceux qui ont des ailes (1).

Plus tard, il se pourra que le temps où je suis me paraisse rempli de bien des misères encore, mais je ne m'étonne plus de rien, je ne m'afflige pas en me voyant la faiblesse même; au contraire, c'est en elle que je me glorifie et je m'attends chaque jour à découvrir en moi de nouvelles imperfections. Je l'avoue, ces lumières sur mon néant me font plus de bien que des lumières sur la foi.

Me souvenant que la charité couvre la multitude des péchés (2), je puise à cette mine féconde ouverte par le Seigneur dans son Evangile sacré. Je fouille dans, les profondeurs de ses paroles adorables, et je m'écrie avec David : « J'ai couru dans la voie de vos commandements, depuis que vous ave; dilaté mon coeur (3). » Et la charité seule peut dilater mon

 

1 Prov., I, 17. — 2 Id.,  X, 12. — 3 Ps. CXVIII, 32.

 

coeur... O Jésus ! depuis que cette douce flamme le consume, je cours avec délices dans la voie de votre commandement nouveau, et je veux y courir jusqu'au jour bienheureux où, m'unissant au cortège virginal, je vous suivrai dans les espaces infinis, chantant votre Cantique nouveau qui doit être celui de l'AMOUR.

 

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