CHAPITRE VIII. Les Noces divines. — Une retraite de grâces. — La dernière larme d'une sainte. — Mort de son père. — Comment Notre-Seigneur comble tous ses désirs. — Une victime d'Amour.

 

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Faut-il vous parler, ma Mère, de ma retraite de profession ? Bien loin d'être consolée, l'aridité la plus absolue, presque l'abandon, furent mon partage. Jésus dormait comme toujours dans ma petite nacelle. Ah ! je vois que bien rarement les âmes le laissent dormir tranquillement en elles. Ce bon Maître est si fatigué de faire continuellement des frais et des avances, qu'il s'empresse de profiter du repos que je lui offre. Il ne se réveillera pas sans doute avant ma grande retraite de l'éternité ; mais au lieu d'en avoir de la peine, cela me fait un extrême plaisir.

Vraiment, je suis loin d'être sainte; rien que cette disposition en est une preuve. Je devrais, non pas me réjouir de ma sécheresse, mais l'attribuer à mon peu de ferveur et de fidélité, je devrais me désoler de dormir bien souvent pendant mes oraisons et mes actions de grâces. Eh bien, je ne me désole pas! Je pense que les petits enfants plaisent autant à leurs parents lorsqu'ils dorment que lorsqu'ils sont éveillés; je pense que, pour faire des opérations, les médecins endorment leurs malades; enfin je pense que le Seigneur voit notre fragilité, qu'il se souvient que nous ne sommes que poussière (1).

Ma retraite de profession fut donc, comme celles qui suivirent, une retraite de grande aridité. Cependant, sans même que je m'en aperçusse, les moyens de plaire à Dieu et de pratiquer la vertu m'étaient alors clairement dévoilés. J'ai remarqué bien des fois que Jésus ne veut pas me donner de provisions. Il me nourrit à chaque instant d'une nourriture toute nouvelle; je la trouve en moi, sans savoir comment elle y est. Je crois tout simplement que c'est Jésus lui-même, caché au fond de mon pauvre petit coeur, qui agit en moi d'une façon mystérieuse et m'inspire tout ce qu'il veut que je fasse au moment présent.

Quelques heures avant ma profession, je reçus de Rome, par le vénéré Frère Siméon, la bénédiction du Saint-Père, bénédiction bien précieuse qui m'aida certainement à traverser la plus furieuse tempête de toute ma vie.

 

1 Ps. CII, 14.

 

Pendant la pieuse veille, ordinairement si douce, qui précède l'aurore du grand jour, ma vocation m'apparut tout à coup comme un rêve, une chimère; le démon — car c'était lui —  m'inspirait l'assurance que la vie du Carmel ne me convenait aucunement, que je trompais les, supérieurs en avançant dans une voie où je n'étais pas appelée. Mes ténèbres devinrent si épaisses que je ne compris plus qu'une seule chose : n'ayant pas la vocation religieuse, je devais retourner dans le monde.

Ah ! comment dépeindre mes angoisses ! Que faire dans une semblable perplexité ? Je me décidai au meilleur parti découvrir sans retard cette tentation à notre Maîtresse. Je la fis donc sortir du choeur ; et, remplie de confusion, je lui avouai l’état de mon âme. Heureusement elle vit plus clair que moi, se contenta de rire de ma confidence et me rassura complètement. D'ailleurs, l'acte d'humilité que je venais de faire avait mis en fuite le démon comme par enchantement. Ce qu'il voulait, c'était m'empêcher de confesser mon trouble et, par là, m'entraîner dans ses pièges. Mais je l'attrapai à mon tour : pour rendre mon humiliation plus complète, je voulus aussi tout dire à notre Mère, et sa réponse consolante acheva de dissiper mes doutes.

Dès le matin du 8 septembre, je fus inondée d'un fleuve de paix et, dans cette paix qui surpasse tout sentiment (1), je prononçai mes saints voeux. Que de grâces n'ai-je pas demandées! Je me sentais vraiment la « reine », et je profitai de mon titre pour obtenir toutes les faveurs du Roi envers ses sujets ingrats. Je n'oubliai personne : je voulais que ce jour-là tous les pécheurs de la terre se convertissent, que le purgatoire ne renfermât plus un seul captif. Je portais aussi

 

1 Philip., IV, 7.

 

sur mon coeur ce billet, contenant ce que je désirais pour moi :

 

« O Jésus, mon divin Epoux, faites que la robe de mon baptême ne soit jamais ternie ! Prenez moi, plutôt que de me laisser ici-bas souiller mon âme en commettant la plus petite faute volontaire. Que je ne cherche et ne trouve jamais que vous seul ! Que les créatures ne soient rien pour moi, et moi, rien pour elles ! Qu'aucune des choses de la terre ne trouble ma paix.

« O Jésus, je ne vous demande que la paix !... La paix, et surtout l'AMOUR sans bornes, sans limites ! Jésus ! que pour vous je meure martyre; donnes-moi le martyre du coeur ou celui du corps. Ah ! plutôt donne-les-moi tous deux !

« Faites que je remplisse mes engagements dans toute leur perfection, que personne ne s'occupe de moi, que je sois foulée aux pieds, oubliée comme un petit grain de sable. Je m'offre à vous, mon Bien-Aimé, afin que vous accomplissiez parfaitement en moi votre volonté sainte, sans que jamais les créatures y puissent mettre obstacle. »

 

A la fin de ce beau jour, ce tut sans tristesse que je déposai, selon l'usage, ma couronne de roses aux pieds de la sainte Vierge ; je sentais que le temps n'emporterait pas mon bonheur...

La Nativité de Marie! quelle belle fête pour devenir l'épouse de Jésus ! C'était la petite sainte Vierge d'un jour qui présentait sa petite fleur au petit Jésus. Ce jour-là, tout était petit; excepté les grâces que j'ai reçues, excepté ma paix et ma joie en contemplant le soir les belles étoiles du firmament, en pensant que bientôt je m'envolerais au ciel pour m'unir à mon divin Epoux, au sein d'une allégresse éternelle.

 

Le 24 eut lieu ta cérémonie de ma Prise de Voile. Cette fête fut tout entière voilée de larmes. Papa était trop malade pour venir bénir sa reine; au dernier moment, Mgr Hugonin qui devait présider en fut empêché lui-même; enfin, à cause de plusieurs autres circonstances, tout fut tristesse et amerturne... Cependant la paix, toujours la paix se trouvait pour moi au fond du calice. Ce jour-là, Jésus permit que je ne pusse retenir mes larmes... et mes larmes ne furent pas comprises... En effet, j'avais supporté sans pleurer des épreuves beaucoup plus grandes; mais alors, j'étais aidée d'une grâce puissante ; tandis que, le 24, Jésus me laissa à mes propres forces, et je montrai combien elles étaient petites.

Huit jours après ma Prise de Voile, notre cousine, Jeanne Guérin, épousa le Dr La Néele. Au parloir suivant, l'entendant parler des prévenances dont elle entourait son mari, je sentis mon coeur tressaillir : « Il ne sera pas dit, pensai-je, qu'une femme du monde fera plus pour son époux, simple mortel, que moi pour mon Jésus bien-aimé. » Et, remplie d'une ardeur nouvelle, je m'efforçai plus que jamais de plaire en toutes mes actions à l'Epoux céleste, au Roi des rois qui avait bien voulu m'élever jusqu'à son alliance divine.

Ayant vu la lettre de faire-part du mariage, je m'amusai à composer l'invitation suivante que je lus aux novices, pour leur faire remarquer ce qui m'avait tant frappée moi-même combien la gloire des unions de la terre est peu de chose, comparée aux titres d'une épouse de Jésus :

 

LE DIEU TOUT-PUISSANT, Créateur du ciel et de la terre, souverain Dominateur du monde, et la TRÈS GLORIEUSE VIERGE MARIE, Reine de la cour céleste, veulent bien vous faire part du mariage spirituel de leur auguste Fils, JÉSUS, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, avec la petite THÉRÈSE Martin, maintenant Dame et Princesse des royaumes apportés en dot par son divin Epoux : l'Enfance de Jésus et sa Passion, d'où lui viennent ses titres de noblesse : DE L'ENFANTJÉSUS ET DE LA SAINTE FACE.

N'ayant pu vous inviter à la fête des Noces qui a été célébrée sur la Montagne du Carmel, le 8 septembre 1890, — la cour céleste y étant seule admise — vous êtes néanmoins priés de vous rendre au Retour de Noces qui aura lieu Demain, jour de l'Eternité, auquel jour Jésus, Fils de Dieu, viendra sur les nuées du ciel, dans l'éclat de sa majesté, pour juger les vivants et les morts.

L'heure étant encore incertaine, vous êtes invités à vous tenir prêts et à veiller.

 

L'année qui suivit ma profession, je reçus de grandes grâces pendant la retraite générale. Ordinairement les retraites prêchées me sont très pénibles; mais cette fois il en fut autrement. Je m'y étais préparée par une neuvaine fervente, il me semblait que j'allais tant souffrir! Le Révérend Père, disait-on, s'entendait plutôt à convertir les pécheurs qu'à faire avancer les âmes religieuses. Eh bien, je suis donc une grande pécheresse, car le bon Dieu se servit de ce saint religieux pour me consoler.

J'avais alors des peines intérieures de toutes sortes que je me sentais incapable de dire; et voilà que mon âme se dilata parfaitement, je fus comprise d'une façon merveilleuse et même devinée. Le Père me lança à pleines voiles sur les flots de la confiance et de l'amour qui m'attiraient si fort, mais sur lesquels je n'osais avancer. Il me dit que mes fautes ne faisaient pas de peine au bon Dieu : « En ce moment, ajouta-t-il, je tiens sa place auprès de vous ; eh bien, je vous affirme de sa part qu'il est très content de votre âme. »

Oh ! que je fus heureuse en écoutant ces consolantes paroles! Jamais je n'avais entendu dire que les fautes pouvaient ne pas faire de peine au bon Dieu. Cette assurance me combla de joie; elle me fit supporter patiemment l'exil de la vie. C'était bien là, d'ailleurs, l'écho de mes pensées intimes. Oui, je croyais depuis longtemps que le Seigneur est plus tendre qu'une mère, et je connais à fond plus d'un coeur de mère ! Je sais qu'une mère est toujours prête à pardonner les petites indélicatesses involontaires de son enfant. Que de fois. n'en ai-je pas fait la douce expérience ! Nul reproche ne m'aurait autant touchée qu'une seule de vos caresses; je suis d'une nature telle que la crainte me fait reculer : avec l'amour, non seulement j'avance, mais je vole !

 

Deux mois après cette retraite bénie, notre vénérée Fondatrice, Mère Geneviève de Sainte-Thérèse, quitta notre petit Carmel pour entrer au Carmel des Cieux.

Mais, avant de vous parler de mes impressions au moment de sa mort, je veux, ma Mère, vous dire mon bonheur d'avoir vécu plusieurs années avec une sainte non         point inimitable, mais sanctifiée par des vertus cachées et ordinaires. Plus d'une fois j'ai reçu d'elle de grandes consolations.

Un dimanche, en entrant à l'infirmerie pour lui faire ma petite visite, je trouvai près d'elle deux soeurs anciennes ; je me retirais discrètement, lorsqu'elle m'appela et rpe dit d'un air inspiré : « Attendez, ma petite fille, j'ai seulement un mot à vous dire : vous me demandez toujours un bouquet spirituel, eh bien, aujourd'hui, je vous donne celui-ci : « Servez Dieu avec paix et avec joie; rappelez-vous, mon enfant, que notre Dieu est le Dieu de la paix. »

Après l'avoir simplement remerciée, je sortis, émue jusqu'aux larmes et convaincue que le bon Dieu lui avait révélé l'état de mon âme. Ce jour-là, j'étais extrêmement éprouvée, presque triste, dans une nuit telle que je ne savais plus si j'étais aimée de Dieu. Mais la joie et la consolation qui remplacèrent ces ténèbres, vous les devinez, ma Mère chérie...

Le dimanche suivant, je voulus savoir quelle révélation Mère Geneviève avait eue; elle m'assura n'en avoir reçu aucune. Alors mon admiration fut plus grande encore, voyant à quel degré éminent Jésus vivait en son âme et la faisait agir et parler. Ah ! cette sainteté-là me paraît la plus vraie, la plus sainte; c'est elle que je désire, car il ne s'y rencontre aucune illusion.

Le jour où cette vénérée Mère quitta l'exil pour la patrie, je reçus une grâce toute particulière. C'était la première fois que j'assistais à une mort; vraiment ce spectacle était ravissant! Mais pendant les deux heures que je passai au pied du lit de la sainte mourante, une espèce d'insensibilité s'était emparée de moi; j'en éprouvais de la peine, lorsqu'au moment même de la naissance au ciel de notre Mère, ma disposition intérieure changea complètement. En un clin d'oeil, je me sentis remplie d'une joie et d'une ferveur indicibles, comme si l’âme bienheureuse de notre sainte Mère m'eût donné, à cet instant, une partie de la félicité dont elle jouissait déjà ; car je suis bien persuadée qu'elle est allée droit au ciel.

Pendant sa vie, je lui dis un jour : « O ma Mère, vous n'irez pas en purgatoire. — Je l'espère ! » me répondit-elle avec douceur. Certainement le bon Dieu n'a pu tromper une espérance si remplie d'humilité ; toutes les faveurs que nous avons reçues en sont la preuve.

Chaque soeur s'empressa de réclamer quelque relique de notre Mère vénérée; et vous savez, ma Mère, celle que je conserve précieusement. Pendant son agonie, je remarquai une larme qui scintillait à sa paupière comme un beau diamant. Cette larme, la dernière de toutes celles qu'elle répandit sur la terre, ne tomba pas; je la vis encore briller lorsque sa dépouille mortelle fut exposée au choeur. Alors, prenant un petit linge fin, j'osai m'approcher le soir, sans être vue de personne, et j'ai maintenant le bonheur de posséder la dernière larme d'une sainte.

Je n'attache pas d'importance à mes rêves, d'ailleurs j'en ai rarement de symboliques, et je me demande même comment il se fait que, pensant toute la journée au bon Dieu, je ne m'en occupe pas davantage pendant mon sommeil. Ordinairement je rêve les bois, les fleurs, les ruisseaux et la mer. Presque toujours je vois de jolis petits enfants, j'attrape des papillons et des oiseaux comme jamais je n'en ai vu. Si mes rêves ont une apparence poétique, vous voyez, ma Mère, qu'ils sont loin d'être mystiques.

Une nuit, après la mort de Mère Geneviève, j'en fis un plus consolant. Cette sainte Mère donnait à chacune de nous quelque chose qui lui avait appartenu. Quand vint mon tour, je croyais ne rien recevoir, car ses mains étaient vides. Me regardant alors avec tendresse, elle me dit par trois fois : « A vous, je laisse mon coeur. »

 

Un mois après cette mort si précieuse devant Dieu, c'est-à-dire dans les derniers jours de l'année 1891, l'épidémie de l'influenza sévit dans la communauté; je ne fus que légèrement atteinte et restai debout avec deux autres soeurs. Il est impossible de se figurer l'état navrant de notre Carmel en ces jours de deuil. Les plus malades étaient soignées par celles qui se traînaient à peine; la mort régnait partout, et lorsqu'une de nos soeurs avait rendu le dernier soupir, il fallait, hélas ! l'abandonner aussitôt.

Le jour dé mes 19 ans fut attristé par la mort de notre vénérée Mère Sous-Prieure; je l'assistai avec l'infirmière pendant son agonie. Cette mort fut bientôt suivie de deux autres. Je me trouvais seule alors à la sacristie et je me demande comment j'ai pu suffire à tout.

Un matin, au signal du réveil, j'eus le pressentiment que soeur Madeleine n'était plus. Le dortoir (1) se trouvait dans une obscurité complète; personne ne sortait des cellules. Je me décidai pourtant à pénétrer dans celle de soeur Madeleine que je vis, en effet, habillée et couchée sur sa paillasse dans l'immobilité de la mort. Je n'eus pas la moindre frayeur, et, courant à la sacristie, j'apportai bien vite un cierge, et lui mis sur la tête une couronne de roses. Au milieu de cet

 

1 Corridor sur lequel donnent les portes des cellules.

 

abandon, je sentais la main du bon Dieu, son Coeur qui veillait sur nous ! C'était sans effort que nos chères soeurs passaient à une vie meilleure; une expression de joie céleste se répandait sur leur visage, elles semblaient reposer dans un doux sommeil.

Pendant ces longues semaines d'épreuves, je pus avoir l'ineffable consolation de faire tous les jours la sainte communion. Ah ! que c'était doux! Jésus me gâta longtemps, plus longtemps que ses fidèles épouses. Après l'influenza, il voulut venir à moi quelques mois encore, sans que la communauté partageât mon bonheur. Je n'avais pas demandé cette exception, mais j'étais bien heureuse de m'unir chaque jour à mon Bien-Aimé.

Je l'étais aussi de pouvoir toucher aux vases sacrés, de préparer les petits langes destinés à recevoir Jésus. Je sentais qu'il me fallait être bien fervente, et je me rappelais souvent cette parole adressée à un saint diacre : « Soyez saint, vous qui touchez les vases du Seigneur (1). »

Que vous dirai-je, ma Mère, de mes actions de grâces en ce temps-là et toujours ? Il n'y a pas d'instants où je sois moins consolée ! Et n'est-ce pas bien naturel, puisque je ne désire pas recevoir la visite de Notre-Seigneur pour ma satisfaction, mais uniquement pour son plaisir à lui?

Je me représente mon âme comme un terrain libre, et je demande à la sainte Vierge d'en ôter les décombres, qui sont les imperfections; ensuite je la supplie de dresser elle-même une vaste tente digne du ciel, et de l'orner de ses propres parures. Puis j'invite tous les Anges et les Saints à venir chanter des cantiques d'amour. Il me semble alors que Jésus est content de se voir si magnifiquement reçu; et moi, je partage sa joie. Tout cela n'empêche pas les distractions et le

 

1 Is., LII, 11.

 

sommeil de venir m'importuner; aussi n'est-il pas rare que je prenne la résolution de continuer mon action de grâces la journée entière, puisque je l'ai si mal faite au chceur.

Vous voyez, ma Mère chérie, que je suis loin de marcher par la voie de la crainte ; je sais toujours trouver le moyen d'être heureuse et de profiter de mes misères. Notre-Seigneur lui-même m'encourage dans ce chemin. Une fois, contrairement à mon habitude, je me sentais troublée en me rendant à la sainte Table. Depuis plusieurs jours le nombre des hosties n'étant pas suffisant, je n'en recevais qu'une parcelle; et, ce matin-là, je fis cette réflexion bien peu fondée : « Si je ne reçois aujourd'hui que la moitié d'une hostie, je vais croire que Jésus vient comme à regret dans mon coeur ! » Je m'approche... O bonheur! le prêtre, s'arrêtant, me donna deux hosties bien séparées! N'était-ce pas une douce réponse?

O ma Mère, que j'ai de sujets d'être reconnaissante envers Dieu! Je vais vous faire encore une naïve confidence : Le Seigneur m'a montré la même miséricorde qu'au roi Salomon. Tous mes désirs ont été satisfaits; non seulement mes désirs de perfection, mais encore ceux dont je comprenais la vanité sans l'avoir expérimentée. Vous ayant toujours regardée comme mon idéal, je voulais vous ressembler en tout. Vous voyant peindre de charmantes miniatures et composer de belles poésies, je pensais que je serais heureuse de savoir peindre aussi (1), de pouvoir exprimer mes pensées en vers et

 

1 Ce désir, Thérèse le gardait depuis son enfance.

«  J'avais dix ans, racontera-t-elle plus tard, le jour où mon père apprit à Céline qu'il allait lui faire donner des leçons de peinture, j'étais là et j'enviais son bonheur. Papa me dit : « Et toi, ma petite reine, cela te ferait-il plaisir aussi d'apprendre le dessin ? » J'allais répondre un oui bien joyeux, quand Marie fit remarquer que je n'avais pas les mêmes dispositions que Céline. Elle eut vite gain de cause : et moi, pensant que c'était là une bonne occasion d'offrir un grand sacrifice à Jésus, je gardai le silence. Je désirais avec tant d'ardeur apprendre le dessin que je me demande encore aujourd'hui comment j'eus la force de me taire. »

 

de faire du bien autour de moi. Cependant je n'aurais pas voulu demander ces dons naturels, et mes désirs restaient cachés au fond de mon coeur.

Jésus, caché lui aussi dans ce pauvre petit coeur, se plut à lui montrer une fois de plus le néant de ce qui passe. Au grand étonnement de la communauté, je réussis plusieurs travaux de peinture, je composai des poésies, il me fut donné de faire du bien à quelques âmes. Et de même que Salomon se tournant vers les ouvrages de ses mains, où il avait pris une peine si inutile, vit que tout est vanité et affliction d'esprit, sous le soleil (1), je reconnus, par expérience, que le seul bonheur de la terre consiste à se cacher, à rester dans une totale ignorance des choses créées. Je compris que, sans l'amour, toutes les oeuvres ne sont que néant, même les plus éclatantes. Au lieu de me faire du mal, de blesser mon âme, les dons que le Seigneur m'a prodigués me portent vers lui, je vois qu'il est seul immuable, seul capable de combler mes immenses désirs.

Mais, puisque je suis sur le chapitre de mes désirs, il en est d'un autre genre que le divin Maître s'est plu à combler encore : désirs enfantins, semblables à celui de la neige de ma prise d'habit. Vous savez, ma Mère, combien j'aime les fleurs. En me faisant prisonnière à quinze ans, je renonçai pour toujours au bonheur de courir dans les campagnes émaillées des trésors du printemps. Eh bien, jamais je n'ai possédé plus de fleurs que depuis mon entrée au Carmel !

Il est d'usage dans le monde que les fiancés offrent de jolis bouquets à leurs fiancées; Jésus ne l'oublia pas... Je reçus à foison pour son autel des bleuets, des coquelicots, de grandes pâquerettes, toutes les fleurs qui me ravissent le plus. Une

 

1 Eccles., II, 11.

 

petite fleurette de mes amies, la nielle des blés, avait seule manqué au rendez-vous; je souhaitais beaucoup la revoir, et voilà que dernièrement elle vint me sourire et me montrer que, dans les moindres choses comme dans les grandes, le bon Dieu donne le centuple dès cette vie aux âmes qui pour son amour ont tout quitté.

Un seul désir, le plus intime de tous et le plus irréalisable pour bien des motifs, me restait encore. Ce désir était l'entrée de Céline au Carmel de Lisieux. Cependant j'en avais fait l'entier sacrifice, confiant à Dieu seul l'avenir de ma soeur chérie. J'acceptais qu'elle partît au bout du monde, s'il le fallait, mais je voulais la voir comme moi l’épouse de Jésus. Ah ! que j'ai souffert en la sachant exposée dans le monde à des dangers qui m'avaient été inconnus ! Je puis dire que mon affection fraternelle ressemblait plutôt à un amour de mère, j'étais remplie de dévouement et de sollicitude pour son âme. Un certain jour, elle dut aller avec ma tante et mes cousines à une réunion mondaine. Je ne sais pourquoi j'en éprouvai plus de peine que jamais, et je versai un torrent de larmes, suppliant Notre-Seigneur de l'empêcher de danser... Ce qui arriva justement! Il ne permit pas que sa petite fiancée pût danser ce soir-là - bien que d'habitude elle ne fût pas embarrassée pour le faire gracieusement. — Son cavalier s'en trouva lui-même incapable, il ne put faire autre chose que marcher très religieusement avec mademoiselle, au grand étonnement de toute l'assistance. Après quoi, ce pauvre monsieur s'esquiva tout honteux sans oser reparaître un seul instant de la soirée. Cette aventure, unique en son genre, me fit grandir en confiance et me montra clairement que le signe de Jésus était aussi posé sur le front de ma soeur bien-aimée.

 

Le 29 juillet de l'année dernière, le Seigneur rappela à lui notre bon père si éprouvé et si saint! Pendant les deux ans qui précédèrent sa mort, mon oncle le gardait près de lui, comblant sa douloureuse vieillesse de toutes sortes d'égards. Mais à cause de son état d'infirmité et d'impuissance, nous ne le vîmes qu'une seule fois au parloir pendant tout le cours de sa maladie. Ah! quelle entrevue ! Vous vous en souvenez, ma Mère! Au moment de nous séparer, comme nous lui disions au revoir, il leva les yeux et, nous montrant du doigt le ciel, il resta ainsi bien longtemps, n'ayant pour traduire sa pensée que cette seule parole prononcée d'une voix pleine de larmes : « Au ciel !!! »

Ce beau ciel étant devenu son partage, les liens qui retenaient dans le monde son ange consolateur se trouvaient rompus. Mais les anges ne restent pas sur la terre : lorsqu'ils ont accompli leur mission ils retournent aussitôt vers Dieu, c'est pour cela qu'ils ont des ailes! Céline essaya donc de voler au Carmel. Hélas ! les difficultés semblaient insurmontables. Un jour, ses affaires s'embrouillant de plus en plus, je dis à Notre-Seigneur après la sainte communion : « Vous savez, mon Jésus, combien j'ai désiré que l'épreuve de mon père lui servît de purgatoire. Oh! que je voudrais savoir si mes voeux sont exaucés ! Je ne vous demande pas de me parler, je vous demande seulement un signe : Vous connaissez l'opposition de Sœur *** à l'entrée de Céline; eh bien, si désormais elle n'y met plus d'obstacles, ce sera votre réponse, vous me direz par là que mon père est allé droit au ciel. »

O miséricorde infinie! condescendance ineffable! Le bon Dieu, qui tient en sa main le tueur des créatures et l'incline comme il veut, changea les dispositions de cette soeur. La première personne que je rencontrai aussitôt après l'action de grâces, ce fut elle-même qui, m'appelant les larmes aux yeux, me parla de l'entrée de Céline, ne me témoignant plus qu'un vif désir de la voir parmi nous ! Et bientôt Monseigneur,  tranchant les dernières difficultés, vous permettait, ma Mère, sans la moindre hésitation, d'ouvrir nos portes à la petite colombe exilée (1).

Maintenant je n'ai plus aucun désir, si ce n'est d'aimer Jésus à la folie! Oui, c'est l'AMOUR seul qui m'attire. Je ne désire plus la souffrance, ni la mort, et cependant je les chéris toutes deux ! Longtemps je les ai appelées comme des messagères de joie... J'ai possédé la souffrance et j'ai cru toucher le rivage du ciel ! J'ai cru, dès ma plus tendre jeunesse, que la petite fleur serait cueillie en son printemps; aujourd'hui, c'est l'abandon seul qui me guide, je n'ai point d'autre boussole. Je ne sais plus rien demander avec ardeur, excepté l'accomplissement parfait de la volonté de Dieu sur mon âme. Je puis dire ces paroles du cantique de notre Père saint Jean de la Croix :

 

Dans le cellier intérieur

De mon Bien-Aimé, j'ai bu... et quand je suis sortie,

Dans toute cette plaine

Je ne connaissais plus rien,

Et je perdis le troupeau que je suivais auparavant.

 

Mon âme s'est employée

Avec toutes ses ressources à son service ;

Je ne garde plus de troupeau,

Je n'ai plus d'autre office,

Car maintenant tout mon exercice est d'AIMER.

 

Ou bien encore :

 

Depuis que j'en ai l’expérience,

L'amour est si puissant en oeuvres

Qu'il sait tirer profit de tout,

Du bien et du mal qu'il trouve en moi,

Et transformer mon âme en soi.

 

1 Ce fut le 14 septembre 1894. Céline devint Sr Geneviève de la Sainte-Face.

 

O ma Mère, qu'elle est douce la voie de l'amour ! Sans doute on peut tomber, on peut commettre des infidélités; mais l'amour, sachant tirer profit de tout, a bien vite consumé tout ce qui peut déplaire à Jésus, ne laissant plus au fond du coeur qu'une humble et profonde paix.

Ah ! que de lumières n'ai-je pas puisées dans les couvres de saint Jean de la Croix 1 A l'âge de dix-sept et dix-huit ans je n'avais pas d'autre nourriture. Mais plus tard, les auteurs spirituels me laissèrent tous dans l'aridité; et je suis encore dans cette disposition. Si j'ouvre un livre, même le plus beau, le plus touchant, mon coeur se serre aussitôt et je lis sans pouvoir comprendre ; ou, si je comprends, mon esprit s'arrête sans pouvoir méditer.

Dans cette impuissance, l'Écriture sainte et l'Imitation viennent à mon secours; en elles je trouve une manne cachée, solide et pure. Mais c'est par-dessus tout l'Évangile qui m'entretient pendant mes oraisons; là je puise tout ce qui est nécessaire à ma pauvre petite âme. J'y découvre toujours de nouvelles lumières, des sens cachés et mystérieux. Je comprends et je sais par expérience que le royaume de Dieu est au dedans de nous (1). Jésus n'a pas besoin de livres ni de docteurs pour instruire les âmes ; lui, le Docteur des docteurs, enseigne sans bruit de paroles. Jamais je ne l'ai entendu parler; mais je sais qu'il est en moi. A chaque instant, il me guide et m'inspire ; j'aperçois, juste au moment où j'en ai besoin, des clartés inconnues jusque-là. Ce n'est pas le plus souvent aux heures de prière qu'elles brillent à mes yeux, mais au milieu des occupations de la journée.

O ma Mère, après tant de grâces, ne puis-je pas chanter avec le Psalmiste que le Seigneur est bon, que sa miséricorde est éternelle (2) ! Il me semble que si toutes les créatures recevaient

 

1 Lucae, XVII, 21. — 2 Ps. CXII, 1.

 

les mêmes faveurs, Dieu ne serait craint de personne, mais aimé jusqu'à l'excès; par amour, et non pas en tremblant, jamais aucune âme ne commettrait la moindre faute volontaire.

Mais enfin, je comprends que toutes les âmes ne peuvent pas se ressembler; il faut qu'il y en ait de différentes familles, afin d'honorer spécialement chacune des perfections divines. A moi, il a donné sa MISÉRICORDE INFINIE, et c'est à travers ce miroir ineffable que je contemple ses autres attributs. Alors tous m'apparaissent rayonnants d'AMOUR : la justice même, plus que les autres peut-être, me semble revêtue d'amour. Quelle douce joie de penser que le Seigneur est juste, c'est-à-dire qu'il tient compte de nos faiblesses, qu'il connaît parfaitement la fragilité de notre nature! De quoi donc aurais-je peur? Le bon Dieu infiniment juste qui daigne pardonner avec tant de miséricorde les fautes de l'enfant prodigue, ne doit-il pas être juste aussi envers moi qui suis toujours avec lui (1) ?

En l'année 1895, j'ai reçu la grâce de comprendre plus que jamais combien Jésus désire être aimé. Pensant un jour aux âmes qui s'offrent comme victimes à la justice de Dieu, afin de détourner, en les attirant sur elles, les châtiments réservés aux pécheurs, je trouvai cette offrande grande et généreuse, mais j'étais bien loin de me sentir portée à la faire.

« O mon divin Maître ! m'écriai-je au fond de mon coeur, n'y aura-t-il que votre justice à recevoir des hosties d'holocauste ? Votre amour miséricordieux n'en a-t-il pas besoin lui aussi ? De toutes parts il est méconnu, rejeté... les coeurs auxquels vous désirez le prodiguer se tournent vers les créatures, leur demandant le bonheur avec une misérable affection d'un instant, au lieu de se jeter dans vos bras et d'accepter la délicieuse fournaise de votre amour infini.

 

1 Lucae, XV, 31.

 

« O mon Dieu, votre amour méprisé va-t-il rester en votre Coeur ? Il me semble que si vous trouviez des âmes s'offrant Comme VICTIMES D'HOLOCAUSTE A VOTRE AMOUR, Vous les consumeriez rapidement, que vous seriez heureux de ne point comprimer les flammes de tendresse infinie qui sont renfermées en vous.

« Si votre justice aime à se décharger, elle qui ne s'étend que sur la terre, combien plus votre amour miséricordieux désire-t-il embraser les âmes, puisque votre miséricorde s'élève jusqu'aux cieux (1) ! O Jésus, que ce soit moi cette heureuse victime, consumez votre petite hostie parle feu du divin amour. »

Ma Mère, vous qui m'avez permis de m'offrir ainsi au bon Dieu, vous savez les flammes, ou plutôt les océans de grâces qui vinrent inonder mon âme, aussitôt après ma donation du 9 juin I895... Ah! depuis ce jour, l'amour me pénètre et m'environne; à chaque instant, cet amour miséricordieux me renouvelle, me purifie et ne laisse en mon coeur aucune trace de péché. Non, je ne puis craindre le purgatoire ; je sais que je ne mériterais même pas d'entrer avec les âmes saintes dans ce lieu d'expiation ; mais je sais aussi que le feu de l'amour est plus sanctifiant que celui du purgatoire, je sais que Jésus ne peut vouloir pour nous de souffrances inutiles, et qu'il ne m'inspirerait pas les désirs que je ressens s'il ne voulait les combler. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voilà, ma Mère bien-aimée, tout ce que je puis vous dire de la vie de votre petite Thérèse. Vous connaissez bien mieux, par vous-même, ce qu'elle est et ce que Jésus a fait pour elle; aussi vous me pardonnerez d'avoir beaucoup abrégé l'histoire de sa vie religieuse.

Comment s'achèvera-t-elle, cette « Histoire d'une petite fleur blanche » ?...

 

1 Ps. XXXV, 5.

 

Peut-être la petite fleur sera-t-elle cueillie dans sa fraîcheur ou bien transplantée sur d'autres rivages... Je l'ignore; mais ce dont je suis certaine, c'est que la miséricorde du bon Dieu l'accompagnera toujours, c'est que jamais elle ne cessera de bénir la Mère qui l’a donnée à Jésus.

Eternellement elle se réjouira d'être une des fleurs de sa couronne, éternellement elle chantera avec cette Mère chérie le cantique toujours nouveau de l'amour et de la reconnaissance...

 

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