CHAPITRE IV. Première Communion. — Confirmation. — Lumières et ténèbres. — Nouvelle séparation. — Gracieuse délivrance de ses peines intérieures.

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En racontant cette visite au Carmel, je me souviens de la première qui eut lieu après l'entrée de Pauline. Le matin de ce jour, je me demandais quel nom me serait donné plus tard. Je savais qu'il y avait une soeur Thérèse de Jésus; cependant mon beau nom de Thérèse ne pouvait m'être enlevé. Tout à coup, je pensai au petit Jésus que j'aimais tant, et je me dis : « Oh ! que je serais heureuse de m'appeler Thérèse de l'Enfant-Jésus! » Je me gardai bien toutefois d'exprimer ce désir; et voilà que la Mère Prieure me dit au milieu de la conversation : « Quand vous viendrez parmi nous, ma chère petite fille, vous vous appellerez Thérèse de l'Enfant-Jésus! » Ma joie fut grande; et cette heureuse rencontre de pensées me sembla une délicatesse de mon bien-aimé petit Jésus.

 

Je n'ai pas encore parlé de mon amour pour les images et la lecture; et pourtant, ma Mère chérie, je dois aux belles images que vous me montriez une des plus douces joies et des plus fortes impressions qui m'aient excitée à la pratique de la vertu. J'oubliais les heures en les regardant. Par exemple, « la petite fleur du divin Prisonnier » me disait tant de choses, que j'en restais plongée dans une sorte d'extase; je m'offrais à Jésus pour être sa petite fleur, je voulais le consoler, m'approcher moi aussi tout près du tabernacle, être regardée, cultivée et cueillie par lui.

Comme je ne savais pas jouer, j'aurais passé ma vie à lire. Heureusement, j'avais pour me guider des anges visibles qui me choisissaient des livres à la portée de mon âge, capables de me récréer, tout en nourrissant mon esprit et mon coeur. Je ne devais prendre pour cette distraction choisie qu'un temps très limité, et c'était là souvent le sujet de grands sacrifices ; parce qu'aussitôt l'heure passée, je me faisais un devoir d'interrompre immédiatement, au milieu même du passage le plus intéressant.

Quant à l'impression produite par ces lectures, je dois avouer qu'en lisant certains récits chevaleresques, je ne comprenais pas toujours le positif de la vie. C'est ainsi qu'en admirant les actions patriotiques des héroïnes françaises, particulièrement de la Vénérable Jeanne d'Arc, je sentais un grand désir de les imiter. Je reçus alors une grâce que j'ai toujours considérée comme l'une des plus grandes de ma vie; car, à cet âge, je n'étais pas favorisée des lumières d'en haut comme je le suis aujourd'hui.

Jésus me fit comprendre que la vraie, l'unique gloire est celle qui durera toujours; que, pour y parvenir, il n'est pas nécessaire d'accomplir des oeuvres éclatantes, mats plutôt de se cacher aux yeux des autres et à soi-même, en sorte que la main gauche ignore ce que fait la droite. Pensant alors que j'étais née pour la gloire, et cherchant le moyen d'y parvenir, il me fut révélé intérieurement que ma gloire à moi ne paraîtrait jamais aux regards des mortels, mais qu'elle consisterait à devenir une sainte.

Ce désir pourrait sembler téméraire, si l'on considère combien j'étais imparfaite, et combien je le suis encore après tant d'années passées en religion ; cependant je sens toujours la même confiance audacieuse de devenir une grande sainte. Je ne compte pas sur mes mérites, n'en ayant aucun ; mais j'espère en Celui qui est la Vertu, la Sainteté même. C'est lui seul qui, se contentant de mes faibles efforts, m'élèvera jusqu'à lui, me couvrira de ses mérites et me fera sainte. Je ne pensais pas alors qu'il fallait beaucoup souffrir pour arriver à la sainteté; le bon Dieu ne tarda pas à me dévoiler ce secret, par les épreuves racontées plus haut.

Maintenant je reprends mon récit au point où je l'avais laissé. Trois mois après ma guérison, papa me fit faire un agréable voyage; là, je commençai à connaître le monde. Tout était joie, bonheur autour de moi ; j'étais fêtée, choyée, admirée; en un mot, ma vie pendant quinze jours ne fut semée que de fleurs. La Sagesse a bien raison de dire que « l'ensorcellement des bagatelles séduit l'esprit même éloigné du mal (1). » A dix ans, le coeur se laisse facilement éblouir; et

 

1 Sap., IV, 12.

 

j'avoue que cette existence eut des charmes pour moi. Hélas! comme le monde s'entend bien à allier les joies de la terre avec le service de Dieu ! Comme il ne pense guère à la mort !

Et cependant, la mort est venue visiter un grand nombre des personnes que j'ai connues alors, jeunes, riches et heureuses ! J'aime à retourner par la pensée aux lieux enchanteurs où elles ont vécu, à me demander où elles sont, ce qui leur revient aujourd'hui des châteaux et des parcs où je les ai vues jouir des commodités de la vie. Et je pense que « tout est vanité sur la terre (1), hors aimer Dieu et le servir lui seul (2) ».

Peut-être, Jésus voulait-il me faire connaître le monde avant sa première visite à mon âme, afin de me laisser choisir plus sûrement la voie que je devais lui promettre de suivre.

 

Ma première communion me restera toujours comme un souvenir sans nuages. Il me semble que je ne pouvais être mieux disposée. Vous vous rappelez, ma Mère, le ravissant petit livre que vous m'aviez donné, trois mois avant le grand jour ? Ce moyen gracieux me prépara d'une façon suivie et rapide. Si, depuis longtemps, je pensais à ma première communion, il fallait néanmoins donner à mon cour un nouvel élan et le remplir de fleurs nouvelles, comme il était marqué dans le précieux manuscrit. Chaque jour, je faisais donc un grand nombre de sacrifices et d'actes d'amour qui se transformaient en autant de fleurs; tantôt c'étaient des violettes, une autre fois des roses; puis des bleuets, des pâquerettes, des myosotis; en un mot, toutes les fleurs de la nature devaient former en moi le berceau de Jésus.

Enfin, j'avais Marie qui remplaçait Pauline pour moi. Chaque soir, je restais bien longtemps près d'elle, avide d'écouter ses paroles ; que de belles choses elle me disait ! Il

 

1 Eccles., I, 2. — 2 Imit., l. I, ch. I, 3.

 

me semble que tout son coeur si grand, si généreux, passait en moi. Comme les guerriers antiques apprenaient à leurs enfants le métier des armes, ainsi m'apprenait-elle le combat de la vie, excitant mon ardeur et me montrant la palme glorieuse. Elle me parlait encore des richesses immortelles qu'il est si facile d'amasser chaque jour, du malheur de les fouler aux pieds quand il n'y a, pour ainsi dire, qu'à se baisser pour les recueillir.

Qu'elle était éloquente cette soeur chérie ! J'aurais voulu n'être pas seule à entendre ses profonds enseignements ; je croyais dans ma naïveté que les plus grands pécheurs se seraient convertis en l'écoutant, et que, laissant là leurs richesses périssables, ils n'eussent plus recherché que celles du ciel.

A cette époque, il m'eût été bien doux de faire oraison ; mais Marie, me trouvant assez pieuse, ne me permettait que mes seules prières vocales. Un jour, à l'Abbaye, une de mes maîtresses me demanda quelles étaient mes occupations les jours de congé, quand je restais aux Buissonnets. Je répondis timidement : « Madame, je vais bien souvent me cacher dans un petit espace vide de ma chambre, qu'il m'est facile de fermer avec les rideaux de mon lit, et là, je pense... — Mais à quoi pensez-vous? me dit en riant la bonne religieuse. — Je pense au bon Dieu, à la rapidité de la vie, à l'éternité; enfin, je pense ! » Cette réflexion ne fut pas perdue, et plus tard ma maîtresse aimait à me rappeler le temps où je pensais, me demandant si Je pensais encore... Je comprends aujourd'hui que je faisais alors une véritable oraison, dans laquelle le divin Maître instruisait doucement mon coeur.

 

Les trois mois de préparation à ma première communion passèrent vite ; bientôt je dus entrer en retraite et pendant ce temps devenir grande pensionnaire. Ah ! quelle retraite bénie ! Je ne crois pas que l'on puisse goûter une semblable joie ailleurs que dans les communautés religieuses : le nombre des enfants étant petit, il est d'autant plus facile de s'occuper de chacune. Oui, je l'écris avec une reconnaissance filiale nos maîtresses de l'Abbaye nous prodiguaient alors des soins vraiment maternels. Je ne sais pour quel motif, mais je m'apercevais bien qu'elles veillaient plus encore sur moi que sur mes compagnes

Chaque soir, la première maîtresse venait avec sa petite lanterne ouvrir doucement les rideaux de mon lit, et déposait sur mon front un tendre baiser. Elle me témoignait tant d'affection, que, touchée de sa bonté, je lui dis un soir : « O Madame, je vous aime bien, aussi je vais vous confier un grand secret. » Tirant alors mystérieusement le précieux petit livre du Carmel, caché sous mon oreiller, je le lui montrai avec des yeux brillants de joie. Elle l'ouvrit bien délicatement, le feuilleta avec attention et me fit remarquer combien j'étais privilégiée. Plusieurs fois, en effet, pendant ma retraite, je fis l'expérience que bien peu d'enfants, comme moi privées de leur mère, sont aussi choyées que je l'étais à cet âge.

J'écoutais avec beaucoup d'attention les instructions données par M. l'abbé Domin, et j'en faisais soigneusement le résumé. Pour mes pensées, je ne voulus en écrire aucune disant que je me les rappellerais bien ; ce qui fut vrai.

Avec quel bonheur je me rendais à tous les offices comme les religieuses ! Je me faisais remarquer au milieu de mes compagnes par un grand crucifix donné par ma chère Léonie; je le passais dans ma ceinture à la façon des missionnaires, et l'on crut que je voulais imiter ainsi ma soeur carmélite. C'était bien vers elle, en effet, que s'envolaient souvent mes pensées et mon coeur ! Je la savais en retraite aussi ; non pas, il est vrai, pour que Jésus se donnât à elle, mais pour se donner elle-même tout entière à Jésus, et cela le jour même de ma première communion. Cette solitude passée dans l'attente me fut donc doublement chère.

Enfin le beau jour entre tous les jours de la vie se leva pour moi ! Quels ineffables souvenirs laissèrent dans mon âme les moindres détails de ces heures du ciel ! Le joyeux réveil de l'aurore, les baisers respectueux et tendres des maîtresses et des grandes compagnes, la chambre de toilette remplie de flocons neigeux, dont chaque enfant se voyait revêtue à son tour; surtout l'entrée à la chapelle et le chant du cantique matinal :

 

O saint autel qu'environnent les anges !

 

Mais je ne veux pas et ne pourrais pas tout dire... Il est de ces choses qui perdent leur parfum dès qu'elles sont exposées à l'air ; il est des pensées intimes qui ne peuvent se traduire dans le langage de la terre, sans perdre aussitôt leur sens profond et céleste !

Ah ! qu'il fut doux le premier baiser de Jésus à mon âme ! Oui, ce fut un baiser d'amour ! Je me sentais aimée, et je disais aussi : « Je vous aime, je me donne à vous pour toujours! » Jésus ne me fit aucune demande, il ne réclama aucun sacrifice. Depuis longtemps déjà, lui et la petite Thérèse s'étaient regardés et compris... Ce jour-là, notre rencontre ne pouvait plus s'appeler un simple regard, mais une fusion. Nous n'étions plus deux : Thérèse avait disparu comme la goutte d'eau qui se perd au sein de l'océan, Jésus restait seul; il était le Maître, le Roi ! Thérèse ne lui avait-elle pas demandé de lui ôter sa liberté ? Cette liberté lui faisait peur; elle se sentait si faible, si fragile, que pour jamais elle voulait s'unir à la Force divine.

Et voici que sa joie devint si grande, si profonde, qu'elle ne put la contenir. Bientôt des larmes délicieuses l'inondèrent, au grand étonnement de ses compagnes qui, plus tard, se disaient l'une à l'autre : « Pourquoi donc a-t-elle pleuré ? N'avait-elle pas une inquiétude de conscience? — Non, c'était plutôt de ne pas avoir près d'elle sa mère ou sa soeur carmélite qu'elle aime tant! » Et personne ne comprenait que toute la joie du ciel venant dans un coeur, ce coeur exilé, faible et mortel, ne peut la supporter sans répandre des larmes...

Comment l'absence de ma mère m'aurait-elle fait de la peine le jour de ma première communion ? Puisque le ciel habitait dans mon âme : en recevant la visite de Jésus, je recevais aussi celle de ma mère chérie... Je ne pleurais pas davantage l'absence de Pauline; nous étions plus unies que jamais ! Non, je le répète, la joie seule, ineffable, profonde, remplissait mon coeur.

L'après-midi, je prononçai au nom de mes compagnes l'acte de Consécration à la Sainte Vierge. Mes maîtresses me choisirent sans doute, parce que j'avais été privée bien jeune de ma mère de la terre. Ah! je mis tout mon coeur à me consacrer à la Vierge Marie, à lui demander de veiller sur moi ! Il me semble qu'elle regarda sa petite fleur avec amour et lui sourit encore. Je me souvenais de son visible sourire qui m'avait autrefois guérie et délivrée ; je savais bien ce que je lui devais! Elle-même, le matin de ce 8 mai, n'était-elle pas venue déposer dans le calice de mon âme, son Jésus, la Fleur des champs et le Lis des vallées (1) !

Au soir de ce beau jour, papa, prenant la main de sa petite reine, se dirigea vers le Carmel ; et je vis ma Pauline devenue l'épouse de Jésus : je la vis avec son voile blanc comme le mien et sa couronne de roses. Ma joie fut sans amertume ; j'espérais la rejoindre bientôt, et attendre à ses côtés le ciel...

Je ne fus pas insensible à la fête de famille préparée aux Buissonnets. La jolie montre que me donna mon cher petit père me fit un grand plaisir; et cependant mon bonheur était !

 

Cant., II, 1.

 

tranquille, rien ne pouvait troubler ma paix intime. Enfin, la nuit termina ce beau soir; car les jours les plus radieux sont suivis de ténèbres : seul, le jour de la première, de l'éternelle communion de la patrie sera sans couchant !

 

Le lendemain fut couvert à mes yeux d'un certain voile de mélancolie. Les belles toilettes, les cadeaux que j'avais reçus ne remplissaient pas mon coeur ! Jésus seul désormais pouvait me contenter, et je ne soupirais qu'après le moment bienheureux où je le recevrais une seconde fois. Je fis cette seconde communion le jour de l'Ascension, et j'eus le bonheur de m'agenouiller à la Table sainte entre papa et ma bien-aimée Marie. Mes larmes coulèrent encore avec une ineffable douceur ; je me rappelais et me répétais sans cesse les paroles de saint Paul : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus qui vit en moi (1) ! » Depuis cette seconde visite de Notre-Seigneur, je n'aspirais plus qu'à le recevoir, ce qui me fut permis à toutes les principales fêtes. Hélas ! les fêtes alors me paraissaient bien éloignées !...

La veille de ces heureux jours, Marie me préparait comme elle l'avait fait pour ma première communion. Une fois, je m'en souviens, elle me parla de la souffrance, me disant qu'au lieu de me faire marcher par cette voie, le bon Dieu, sans doute, me porterait toujours comme un petit enfant. Ces paroles me revinrent à l'esprit après ma communion du jour suivant, et mon coeur s'enflamma d'un vif désir de la souffrance, avec la certitude intime qu'il m'était réservé un grand nombre de croix. Alors mon âme fut inondée de telles consolations que je n'en ai point eu de pareilles en toute ma vie. La souffrance devint mon attrait, je lui trouvai des charmes qui me ravirent, sans toutefois les bien connaître encore.

 

1 Galat., II, 20.

 

Je sentis un autre grand désir : celui de n'aimer que le bon Dieu, de ne trouver de joie qu'en lui seul. Souvent, pendant mes actions de grâces, je répétais ce passage de l'Imitation « O Jésus! douceur ineffable, changea pour moi en amertume toutes les consolations de la terre (1). » Ces paroles sortaient de mes lèvres sans effort; je les prononçais comme une enfant qui répète, sans trop comprendre, ce qu'une personne amie lui inspire. Plus tard je vous dirai, ma Mère, comment Notre-Seigneur s'est plu à réaliser mon désir; comment il fut toujours, lui seul, ma douceur ineffable. Si je vous en parlais maintenant, il faudrait anticiper sur ma vie de jeune fille; et j'ai beaucoup de détails à vous donner encore sur ma vie d'enfant.

 

Peu de temps après ma première communion, j'entrai de nouveau en retraite pour ma confirmation. Je m'étais préparée avec beaucoup de soin à la visite de l'Esprit-Saint; je, ne pouvais comprendre qu'on ne fît pas une grande attention à la réception de ce sacrement d'amour. La cérémonie n'ayant pas eu lieu au jour marqué, j'eus la consolation de voir ma solitude un peu prolongée. Ah ! que mon âme était joyeuse ! Comme les Apôtres, j'attendais avec bonheur le Consolateur promis, je me réjouissais d'être bientôt parfaite chrétienne, et d'avoir sur le iront, éternellement gravée, la croix mystérieuse de ce sacrement ineffable.

Je ne sentis pas le vent impétueux de la première Pentecôte; mais plutôt cette brise légère dont le prophète Elie entendit le murmure sur la montagne d'Horeb. En ce jour, le reçus la force de souffrir, force qui m'était bien nécessaire, car le martyre de mon âme devait commencer peu après.

Ces délicieuses et inoubliables fêtes passées, je dus reprendre ma vie de pensionnaire. Je réussissais bien dans mes

 

1 Imit., l. III, C. XXCI, 3.

 

études et retenais facilement le sens des choses; j'avais seulement une peine extrême à apprendre mot à mot. Cependant, pour le catéchisme, mes efforts turent couronnés de succès. Monsieur l'Aumônier m'appelait son petit docteur, sans doute à cause de mon nom de Thérèse.

Pendant les récréations, je m'amusais bien souvent à contempler de loin les joyeux ébats de mes compagnes, me livrant à de sérieuses réflexions. C'était là ma distraction favorite. J'avais aussi inventé un jeu qui me plaisait beaucoup : je recherchais avec soin les pauvres petits oiseaux tombés morts sous les grands arbres, et je les ensevelissais honorablement, tous dans le même cimetière, à l'ombre du même gazon. D'autres fois je racontais des histoires, et souvent de grandes élèves se mêlaient à mes auditeurs; mais bientôt notre sage maîtresse me défendit de continuer mon métier d'orateur, voulant nous voir courir et non pas discourir.

Je choisis pour amies, en ce temps-là, deux petites filles de mon âge; mais qu'il est étroit le coeur des créatures ! L'une d'elles fut obligée de rentrer dans sa famille pour quelques mois; pendant son absence je me gardai bien de l'oublier, et je manifestai une grande joie de la revoir. Hélas ! je n'obtins qu'un regard indifférent! Mon amitié était incomprise; je le sentis vivement, et ne mendiai plus désormais une affection si inconstante. Cependant le bon Dieu m'a donné un coeur si fidèle, que, lorsqu'il a aimé, il aime toujours; aussi je continue de prier pour cette compagne et je l'aime encore.

En voyant plusieurs élèves s'attacher particulièrement à l'une des maîtresses, je voulus les imiter, mais ne pus y réussir. O heureuse impuissance! qu'elle m'a évité de grands maux! Combien je remercie le Seigneur de ne m'avoir fait trouver qu'amertume dans les amitiés de la terre ! Avec un coeur comme le mien, je me serais laissé prendre et couper les ailes; alors comment aurais-je pu « voler et me reposer (1) » ? Comment un coeur livré à l'affection humaine peut-il s'unir intimement à Dieu ? Je sens que cela n'est pas possible. J'ai vu tant d'âmes, séduites par cette fausse lumière, s'y précipiter comme de pauvres papillons et se brûler les ailes, puis revenir blessées vers Jésus, le feu divin qui brûle sans consumer!

Ah ! je le sais, Notre-Seigneur me connaissait trop faible pour m'exposer à la tentation; sans doute, je me serais entièrement brûlée à la trompeuse lumière des créatures mais elle n'a pas brillé à mes yeux. Là, où des âmes fortes rencontrent la joie et s'en détachent par fidélité, je n'ai rencontré qu'affliction. Où est donc mon mérite de ne m'être pas livrée à ces attaches fragiles, puisque je n'en fus préservée que par un doux effet de la miséricorde de Dieu ? Sans lui, je le reconnais, j'aurais pu tomber aussi bas que sainte Madeleine; et la profonde parole du divin Maître à Simon le pharisien retentit dans mon âme avec une grande douceur. Oui, je le sais, « celui à qui on remet moins, aime moins (2) ». Mais je sais aussi que Jésus m'a plus remis qu'à sainte Madeleine. Ah ! que je voudrais pouvoir exprimer ce que je sens ! Voici du moins un exemple qui traduira un peu ma pensée

Je suppose que le fils d'un habile docteur rencontre sur son chemin une pierre qui le fasse tomber et lui casse un membre. Son père vient promptement, le relève avec amour, soigne ses blessures, employant à cet effet toutes les ressources de l'art; et bientôt son fils; complètement guéri, lui témoigne sa reconnaissance. Sans doute, cet enfant a bien raison d'aimer un si bon père; mais voici une autre supposition

Le père, ayant appris qu'il se trouve sur le chemin de son fils une pierre dangereuse, prend les devants et la retire sans

 

1 Ps. LIV, 6. — 2 Lucae, VII, 47

 

être vu de personne. Certainement ce fils, objet de sa prévoyante tendresse, ne sachant pas le malheur dont il est préservé par la main paternelle, ne lui témoignera aucune reconnaissance, et l'aimera moins que s'il l'eût guéri d'une blessure mortelle. Mais, s'il vient à tout connaître, ne l'aimera-t-il pas davantage ? Eh bien, c'est moi qui suis cet enfant, objet de l'amour prévoyant d'un Père « qui n'a pas envoyé son Verbe pour racheter les justes, mais les pécheurs (1) ». Il veut que je l'aime, parce qu'il m'a remis, non pas beaucoup, mais tout. Sans attendre que je l'aime beaucoup, comme sainte Madeleine, il m'a fait savoir comment il m'avait aimée d'un amour d'ineffable prévoyance, afin que maintenant je l'aime à la folie !

J'ai entendu dire bien des fois, pendant les retraites et ailleurs, qu'il ne s'était pas rencontré une âme pure aimant plus qu'une âme repentante. Ah ! que je voudrais faire mentir cette parole !

 

Mais je suis bien loin de mon sujet, je ne sais plus trop où le reprendre...

Ce fut pendant ma retraite de seconde communion que je me vis assaillie par la terrible maladie des scrupules. Il faut avoir passé par ce martyre pour le bien comprendre. Dire ce que j'ai souffert pendant près de deux ans me serait impossible ! Toutes mes pensées et mes actions les plus simples me devenaient un sujet de trouble et d'angoisse. Je n'avais de repos qu'après avoir tout confié à Marie, ce qui me coûtait beaucoup; car je me croyais obligée de lui dire absolument toutes mes pensées les plus extravagantes.. Aussitôt mon fardeau déposé, je goûtais un instant de paix; mais cette paix passait comme un éclair, et mon martyre recommençait !

 

1 Lucae, V, 32.

 

Mon Dieu, quels actes de patience n'ai-je pas fait faire à ma soeur chérie !

 

Cette année-là, pendant les vacances, nous allâmes passer quinze jours au bord de la mer. Ma tante, toujours si bonne, si maternelle pour ses petites filles des Buissonnets, leur procura tous les plaisirs imaginables : promenades à âne, pêche à l'équille, etc. Elle nous gâtait même pour notre toilette. Je me souviens qu'un jour elle me donna des rubans bleu ciel. J'étais encore si enfant, malgré mes douze ans et demi, que j'éprouvai de la joie en nouant mes cheveux avec ces jolis rubans. J'en eus tant de scrupule ensuite que je me confessai, à Trouville même, de ce plaisir enfantin qui me semblait être un péché.

Là, je fis une expérience très profitable

Ma cousine Marie avait bien souvent la migraine; et ma tante en ces occasions la câlinait, lui prodiguait les noms les plus tendres, sans obtenir jamais autre chose que des larmes, avec l'invariable plainte : « J'ai mal à la tête ! » Moi, qui presque chaque jour avais aussi mal à la tête et ne m'en plaignais pas, je voulus un beau soir imiter Marie. Je me mis donc en devoir de larmoyer sur un fauteuil, dans un coin du salon. Bientôt ma grande cousine Jeanne que j'aimais beaucoup s'empressa autour de moi; ma tante vint aussi et me demanda quelle était la cause de mes larmes. Je répondis comme Marie : « J'ai mal à la tête ! »

Il paraît que cela ne m'allait pas de me plaindre jamais je ne pus faire croire que ce mal de tête me fit pleurer. Au lieu de me caresser, ainsi qu'elle le faisait d'habitude, ma tante me parla comme à une grande personne. Jeanne me reprocha même, bien doucement, mais avec un accent de peine, de manquer de confiance et de simplicité envers ma tante, ne lui disant pas la vraie cause de mes larmes, qu'elle pensait être un gros scrupule.

Finalement, j'en fus quitte pour mes frais, bien résolue à ne plus imiter les autres, et je compris la fable de l'âne et du petit chien. J'étais l'âne qui, témoin des caresses prodiguées au petit chien, avait mis son lourd sabot sur la table pour recevoir aussi sa part de baisers. Si je ne fus pas renvoyée à coups de bâton, comme le pauvre animal, je n'en reçus pas moins pourtant la monnaie de ma pièce, et cette monnaie me guérit pour toujours du désir d'attirer l'attention.

 

Je reviens à ma grande épreuve des scrupules. Elle finit par me rendre malade, et l'on fut obligé de me faire sortir de pension dès l'âge de treize ans. Pour terminer mon éducation, papa me conduisait, plusieurs fois la semaine, chez une respectable dame de laquelle je recevais d'excellentes leçons. Ces leçons avaient le double avantage de m'instruire et de m'approcher du monde.

Dans cette chambre meublée à l'antique, entourée de livres et de cahiers, j'assistais souvent à de nombreuses visites. La mère de mon institutrice faisait, autant que possible, les frais de la conversation; cependant, ces jours-là, je n'apprenais pas grand'chose. Le nez dans mon livre, j'entendais tout, même ce qu'il eût mieux valu pour moi ne pas entendre. Une dame disait que j'avais de beaux cheveux, une autre en sortant demandait quelle était cette jeune fille si jolie. Et ces paroles, d'autant plus flatteuses qu'on ne les prononçait pas devant moi, me laissaient une impression de plaisir qui me montrait clairement combien j'étais remplie d'amour-propre.

Que j'ai compassion des âmes qui se perdent ! Il est si facile de s'égarer dans les sentiers fleuris du monde ! Sans doute, pour une âme un peu élevée, la douceur qu'il offre est mélangée d'amertume, et le vide immense des désirs ne saurait être rempli par des louanges d'un instant; mais, je le répète, si mon coeur n'avait pas été élevé vers Dieu dès son premier éveil, si le monde m'avait souri dès mon entrée dans la vie, que serais-je devenue? O ma Mère bien-aimée, avec quelle reconnaissance je chante les miséricordes du Seigneur ! Suivant une parole de la Sagesse, ne m'a-t-il pas « retirée du monde avant que mon esprit ne fût corrompu par sa malice, et que les apparences trompeuses n'eussent séduit mon âme (1)» ?

En attendant, je résolus de me consacrer tout particulièrement à la très sainte Vierge, en sollicitant mon admission parmi les Enfants de Marie; pour cela, je dus rentrer deux fois par semaine au couvent, ce qui me coûta un peu, je l'avoue, à cause de ma grande timidité. J'aimais beaucoup, sans doute, mes bonnes maîtresses, et je leur garderai toujours une vive reconnaissance; mais, je l'ai déjà dit, je n'avais pas, comme les autres anciennes élèves, une maîtresse particulièrement amie, avec laquelle il m'eût été possible de passer plusieurs heures. Alors je travaillais en silence jusqu'à la fin de la leçon d'ouvrage; et, personne ne faisant attention à moi, je montais ensuite à la tribune de la chapelle jusqu'à l'heure où papa venait me chercher.

Je trouvais à cette visite silencieuse ma seule consolation. Jésus n'était-il pas mon unique Ami ? Je ne savais parler qu'à lui seul; les conversations avec les créatures, même les conversations pieuses, me fatiguaient l'âme. Il est vrai, dans ces délaissements, j'avais bien quelques moments de tristesse et je me rappelle que, souvent alors, je répétais avec consolation cette ligne d'une belle poésie que nous récitait notre bon père:

 

La terre est ton navire et non pas ta demeure.

 

1 Sap., IV, 11.

 

Toute petite, ces paroles me rendaient le courage. Maintenant encore, malgré les années qui font disparaître tant d'impressions de piété enfantine, l'image du navire charme toujours mon âme et lui aide à supporter l'exil. La Sagesse aussi ne dit-elle pas que « la vie est comme le vaisseau qui fend les flots agités et ne laisse après lui aucune trace de son passage rapide           (1)» ?

Quand je pense à ces choses, mon regard se plonge dans l'infini; il me semble toucher déjà le rivage éternel! Il me semble recevoir les embrassements de Jésus... Je crois voir la Vierge Marie venant à ma rencontre avec papa, maman, les quatre petits anges, mes frères et soeurs ! Je crois jouir enfin, pour toujours, de la vraie, de l'éternelle vie de famille !

 

Mais avant de me voir assise au foyer paternel des cieux, je devais souffrir encore bien des séparations sur la terre. L'année où je fus reçue enfant de la sainte Vierge, elle me ravit ma chère Marie (2), l'unique soutien de mon âme. Depuis le départ de Pauline, elle restait mon seul oracle, et je l'aimais tant que je ne pouvais vivre sans sa douce compagnie.

Aussitôt que j'appris sa détermination, je résolus de ne plus prendre aucun plaisir ici-bas; je ne puis dire combien de larmes je versai ! D'ailleurs, c'était mon habitude en ce temps-là : je pleurais non seulement dans, les grandes occasions, mais dans les moindres. En voici quelques exemples

J'avais un grand désir de pratiquer la vertu, toutefois je m'y prenais d'une singulière façon : je n'étais pas habituée à me servir; Céline faisait notre chambre, et moi je ne m'occupais d'aucun travail de ménage. Il m'arrivait quelquefois, pour faire plaisir au bon Dieu, de faire le lit, ou bien le soir

 

1 Sap., V, 10.

2 Elle entra au Carmel de Lisieux le 15 octobre 1886, et prit le nom de Sœur Marie du Sacré-Coeur.

 

d'aller, en l'absence de Céline, rentrer ses boutures et ses pots de fleurs. Comme je l'ai dit, c'était pour le bon Dieu tout seul que je faisais ces choses; ainsi, je n'aurais pas dû attendre le merci des créatures. Hélas ! il en était tout autrement; si Céline avait le malheur de ne pas paraître heureuse et surprise de mes petits services, je n'étais pas contente et le lui prouvais par mes larmes.

S'il m'arrivait de causer involontairement de la peine à quelqu'un, au lieu d'en prendre le dessus, je me désolais à m'en rendre malade, ce qui augmentait ma faute plutôt que de la réparer; et, lorsque je commençais à me consoler de la faute elle-même, je pleurais d'avoir pleuré.

Je me faisais vraiment des peines de tout ! C'est le contraire maintenant; le bon Dieu me fait la grâce de n'être abattue par aucune chose passagère. Quand je me souviens d'autrefois, mon âme déborde de reconnaissance par suite des faveurs que j'ai reçues du ciel, il s'est fait en moi un tel changement que je ne suis pas reconnaissable.

 

Lorsque Marie entra au Carmel, ne pouvant plus lui confier mes tourments, je me tournai du côté des cieux. Je m'adressai aux quatre petits anges qui m'avaient précédée là-haut, pensant que ces âmes innocentes, n'ayant jamais connu le trouble et la crainte, devaient avoir pitié de leur pauvre petite soeur qui souffrait sur la terre. Je leur parlai avec une simplicité d'enfant, leur faisant remarquer qu'étant la dernière de la famille, j'avais toujours été la plus aimée, la plus comblée de tendresses, de la part de mes parents et de mes soeurs; que, s'ils étaient restés sur la terre, ils m'eussent donné sans doute les mêmes preuves d'affection. Leur entrée au ciel ne me paraissait pas être pour eux une raison de m'oublier; au contraire, se trouvant à même de puiser dans les trésors divins, ils devaient y prendre pour moi la paix, et me montrer ainsi que là-haut on sait encore aimer.

La réponse ne se fit pas attendre; bientôt la paix vint inonder mon âme de ses flots délicieux. J'étais donc aimée, non seulement sur la terre, mais aussi dans le ciel ! Depuis ce moment, ma dévotion grandit pour mes petits frères et soeurs du paradis; j'aimais à m'entretenir avec eux, à leur parler des tristesses de l'exil et de mon désir d'aller bientôt les rejoindre dans l'éternelle patrie.

 

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