CHAPITRE III. Le pensionnat. — Douloureuse séparation. Maladie étrange. Un visible sourire de la Reine du Ciel.

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J’avais huit ans et demi lorsque Léonie sortit de pension et je la remplaçai à l'Abbaye des Bénédictines. Je fus placée dans une classe d'élèves toutes plus grandes que moi : l'une d'elles, âgée de quatorze ans, était peu intelligente, mais savait cependant en imposer aux pensionnaires. Me voyant si jeune, presque toujours la première aux compositions, et chérie de toutes les religieuses, elle en éprouva de la jalousie et me fit payer de mille manières mes petits succès. Avec ma nature timide et délicate, je ne savais pas me défendre et me contentais de pleurer sans rien dire. Céline, aussi bien que vous, ma Mère, ignorait mon chagrin ; mais je n'avais pas assez de vertu pour m'élever au-dessus de ces misères et mon pauvre petit coeur souffrait beaucoup.

Chaque soir, heureusement, je retrouvais le foyer paternel ; alors mon âme s'épanouissait, je sautais sur les genoux de papa, lui disant les notes qui m'avaient été données, et son baiser me faisait oublier toutes mes peines. Avec quelle joie j'annonçai le résultat de ma première composition ! J'avais le maximum, et pour ma récompense je reçus une jolie petite pièce blanche que je plaçai dans ma tirelire pour les pauvres, et qui fut destinée à recevoir presque chaque jeudi une nouvelle compagne. Ah ! j'avais un réel besoin de ces gâteries; il était bien utile à la petite fleur de plonger souvent ses tendres racines dans la terre aimée et choisie de la famille, puisqu'elle ne trouvait nulle part ailleurs le suc nécessaire à sa subsistance.

Tous les jeudis nous avions congé ; mais je ne reconnaissais plus les congés donnés par Pauline, que je passais en grande partie au belvédère avec papa. Ne sachant pas jouer comme les autres enfants, je ne me sentais pas une compagne agréable ; cependant je faisais de mon mieux pour imiter les autres, sans jamais y réussir.

 

Après Céline, qui m'était pour ainsi dire indispensable, je recherchais surtout ma petite cousine Marie, parce qu'elle me laissait libre de choisir des jeux à mon goût. Nous étions déjà très unies de coeur et de volonté, comme si le bon Dieu nous eût fait pressentir qu'un jour, au Carmel, nous embrasserions la même vie religieuse (1).

Bien souvent, — la scène se passait chez mon oncle — Marie et Thérèse devenaient deux anachorètes très pénitents, ne possédant qu'une pauvre cabane, un petit champ de blé, et un jardin pour y cultiver quelques légumes. Leur vie s'écoulait dans une contemplation continuelle; c'est-à-dire que l'un remplaçait l'autre à l'oraison, quand il fallait s'occuper de la vie active. Tout se faisait avec une entente, un silence et des manières parfaitement religieuses. Si nous allions en promenade, notre jeu continuait même dans la rue : les deux ermites récitaient le chapelet, se servant de leurs doigts, afin de ne pas montrer leur dévotion à l'indiscret public. Cependant, un jour, le solitaire Thérèse s'oublia ayant reçu un gâteau pour sa collation, il fit, avant de le manger, un grand signe de croix; et plusieurs profanes du siècle ne se privèrent pas de sourire.

Notre union de volonté passait quelquefois les bornes. Un soir, en revenant de l'Abbaye, nous -voulûmes imiter la modestie des solitaires. Je dis à Marie : « Conduis-moi, je vais fermer les yeux. — Je veux les fermer aussi », me répondit-elle; et chacune fit sa volonté.

 

1 Marie Guérin entra au Carmel de Lisieux, le 15 août 1895, et prononça ses voeux sous le nom de Soeur Marie de l'Eucharistie.

Elle se fit remarquer par son grand esprit de pauvreté et sa patience au milieu de longues souffrances. « Je ne sais pas si j'ai bien souffert, dira-t-elle pendant sa maladie, mais il me semble que THÉRÈSE me communique ses sentiments et que j'ai son même abandon. Oh ! si je pouvais comme elle mourir d'amour ! Ce ne serait pas étonnant, puisque je fais partie de la légion des petites victimes qu'elle a demandées au bon Dieu... Je veux mourir en disant d Jésus que je l'aime. »

Ce désir fut réalisé. Elle mourut le 14 avril 1905, âgée de 34 ans, et ses dernières paroles furent celles-ci : « Je ne crains pas de mourir! oh ! quelle paix !... Il ne faut pas avoir peur de la souffrance... Il donne toujours la force... Mon JÉSUS, JE VOUS AIME ! »

 

Nous marchions sur un trottoir, nous n'avions donc pas à craindre les voitures. Mais, après une agréable promenade de quelques minutes, où les deux étourdies savouraient les délices de marcher sans y voir, elles tombèrent ensemble sur des caisses placées à la- porte d'un magasin et les renversèrent du même coup. Aussitôt, le marchand sortit tout en colère pour relever sa marchandise ; mais les aveugles volontaires s'étaient bien relevées toutes seules et marchaient à pas précipités, les yeux grands ouverts et les oreilles aussi, pour entendre les justes reproches de Jeanne qui paraissait aussi fâchée que le marchand.

 

Je n'ai rien dit encore de mes nouveaux rapports avec Céline. A Lisieux, les rôles avaient changé : elle était devenue le petit lutin rempli de malice, et Thérèse une petite fille bien douce, mais pleureuse à l'excès! Aussi avait-elle besoin d'un défenseur, et qui pourra dire avec quelle intrépidité ma chère petite soeur se chargeait de cet office ? Nous nous faisions souvent de petits cadeaux, qui, de part et d'autre, causaient un bonheur sans pareil. Ah! c'est qu'à cet âge nous n'étions pas blasées ; notre âme, dans toute sa fraîcheur, s'épanouissait comme une fleur printanière, heureuse de recevoir la rosée du matin ; la même brise légère faisait balancer nos corolles. Oui, nos joies étaient communes : je l'ai bien senti au jour si beau de la première communion de ma Céline chérie

J'avais sept ans alors, et n'allais pas encore à l'Abbaye. Qu'il m'est doux le souvenir de sa préparation ! Chaque soir, pendant les dernières semaines, vous lui parliez, ma Mère, de la grande action qu'elle allait faire; moi j'écoutais, avide de me préparer aussi, et lorsqu'on me disait de me retirer, parce que j'étais trop petite encore, j'avais le coeur bien gras ; je pensais que ce n'était pas trop de quatre ans pour se préparer à recevoir le bon Dieu.

Un soir, j'entendis ces paroles adressées à mon heureuse petite soeur : « A Partir de ta première communion, il faudra commencer une vie toute nouvelle. » Aussitôt je pris la résolution de ne pas attendre ce temps-là pour moi, mais de commencer une vie nouvelle avec Céline.

Pendant sa retraite préparatoire, elle resta tout à fait pensionnaire à l'Abbaye et son absence me parut bien longue. Enfin le beau jour arriva. Quelle suave impression il laissa dans mon coeur ! C'était comme le prélude de ma première communion à moi ! Ah ! que de grâces j'ai reçues ce jour-là! je le considère comme un des plus beaux de ma vie.

Je suis retournée un peu en arrière pour rappeler ce délicieux souvenir. Maintenant je dois parler de la douloureuse séparation qui vint briser mon coeur, lorsque Jésus me ravit ma petite mère si tendrement aimée. Je lui avais dit un jour que je voulais m'en aller avec elle dans un désert lointain ; elle me répondit alors que mon désir était le sien, mais qu'elle attendrait que je fusse assez grande pour partir. Cette promesse irréalisable, la petite Thérèse l'avait prise au sérieux, et quelle ne fut pas sa peine d'entendre sa chère Pauline parler avec Marie de son entrée prochaine au Carmel ! Je ne connaissais pas le Carmel; mais je comprenais qu'elle me quitterait pour entrer dans un couvent, je comprenais qu'elle ne m'attendrait pas !           

Comment pourrais-je dire l'angoisse de mon coeur ? En un instant, la vie m'apparut dans toute sa réalité : remplie de souffrances et de séparations continuelles, et je versai des larmes bien amères. J'ignorais alors la joie du sacrifice ; j'étais faible, si faible, que je' regarde comme une grande grâce d'avoir pu supporter, sans mourir, une épreuve en apparence bien au-dessus de mes forces.

Je me souviendrai toujours avec quelle tendresse ma petite mère me consola. Elle m'expliqua la vie du cloître; et voilà qu'un soir, en repassant toute seule dans mon coeur le tableau qu'elle m'en avait tracé, je sentis que le Carmel était le désert où le bon Dieu voulait aussi me cacher. Je le sentis avec tant de force qu'il n'y eut pas le moindre doute dans mon esprit; ce ne fut pas un rêve d'enfant qui se laisse entraîner, mais la certitude d'un appel divin. Cette impression que je ne puis rendre me laissa dans une grande paix.

Le lendemain, je confiai mes désirs à Pauline qui, les regardant comme la volonté du Ciel, me promit de m'emmener bientôt au Carmel pour voir la Mère Prieure, à qui je pourrais dire mon secret.

Un dimanche fut choisi pour cette solennelle visite. Mon embarras fut grand quand j'appris que ma cousine Marie, encore assez jeune pour voir les Carmélites, devait m'accompagner. Il me fallait cependant trouver le moyen de rester seule; et voici ce qui me vint à la pensée : Je dis à Marie qu'ayant le privilège de voir la Révérende Mère, nous devions être bien gentilles, très polies, et pour cela lui confier nos secrets; donc, l'une après l'autre, il faudrait sortir un moment. Malgré sa répugnance à confier çles secrets qu'elle n'avait pas, Marie me crut sur parole; et ainsi je pus rester seule avec Mère Marie de Gonzague. Ayant entendu mes grandes confidences et croyant à ma vocation, elle me dit néanmoins qu'on ne recevait pas de postulantes de neuf ans, et qu'il faudrait attendre mes seize ans. Je dus me résigner, malgré mon vif désir d'entrer avec Pauline et de faire ma première communion le jour de sa prise d'Habit.

Enfin le 2 octobre arriva! Jour de larmes et de bénédictions où Jésus cueillit la première de ses fleurs, la fleur choisie qui devait être, peu d'années après, la Mère de ses soeurs. Pendant que notre père bien-aimé, accompagné de mon oncle et de Marie, gravissait la montagne du Carmel pour offrir son premier sacrifice, ma tante me conduisit à la messe avec Léonie et Céline. Nous fondions en larmes, si bien qu'en nous voyant entrer dans l'église, les personnes nous regardaient avec étonnement; mais cela ne m'empêchait pas de pleurer. Je me demandais comment le soleil pouvait luire encore sur la terre !

Peut-être trouverez-vous, ma petite Mère, que j'exagère un peu ma peine. Je me rends bien compte, en effet, que ce départ n'aurait pas dû m'affliger à ce point ; mais, je dois l'avouer, mon âme était loin d'être mûrie ; et je devais passer par bien des creusets avant d'atteindre le rivage de la paix, avant de goûter les fruits délicieux de l'abandon total et du ' parfait amour.

L'après-midi de ce 2 octobre 1882, je vis ma Pauline chérie, devenue soeur Agnès de Jésus, derrière les grilles du Carmel. Oh ! que j'ai souffert à ce parloir! Puisque j'écris l'histoire de mon âme, je dois tout dire, il me semble! eh bien, j'avoue que je comptai pour rien les premières souffrances de la séparation, en comparaison de celles qui suivirent. Moi, qui étais habituée à m'entretenir coeur à coeur avec ma petite mère, j'obtenais à grand'peine deux ou trois minutes à la fin des parloirs de famille (1) ; bien entendu, je les passais à verser des larmes et m'en allais le coeur déchiré.

Je ne comprenais pas qu'il eût été impossible de nous donner souvent à chacune une demi-heure, et qu'il fallait réserver les plus longs moments à mon petit père et à Marie ;

 

1 Le temps des parloirs est limité par la Règle.

 

je ne comprenais pas, et je disais au fond de mon coeur Pauline est perdue pour moi ! Mon esprit se développa d'une façon si étonnante au sein de la souffrance, que je ne tardai pas à tomber gravement malade.

 

La maladie dont je fus atteinte venait certainement de la jalousie du démon, qui, furieux de cette première entrée au Carmel, voulait se venger sur moi du tort bien grand que ma famille devait lui faire dans l'avenir. Mais il ne savait pas que la Reine du Ciel veillait fidèlement sur sa petite fleur, qu'elle lui souriait d'en haut et s'apprêtait à faire cesser la tempête, au moment même où sa tige délicate et fragile devait se briser sans retour.

A la fin de cette année 1882, je fus prise d'un mal de tête continuel, mais supportable, qui ne m'empêcha pas de poursuivre mes études ; ceci dura jusqu'à la fête de Pâques 1883. A cette époque, papa étant allé à Paris avec Marie et Léonie il nous confia, Céline et moi, à mon oncle et à ma tante

Un soir que je me trouvais seule avec mon oncle, il me parla de maman, des souvenirs du passé, avec une tendresse qui me toucha profondément et me fit pleurer. Ma sensibilité l'émut lui-même; il fut surpris de me voir à cet âge les sentiments que j'exprimais, et résolut de me procurer toutes sortes de distractions pendant les vacances.

Le bon Dieu en avait décidé autrement. Ce soir-là même, mon mal de tête devint d'une violence extrême, et je fus prise d'un tremblement étrange qui dura toute la nuit. Ma tante, comme une vraie mère, ne me quitta pas un instant; elle m'entoura pendant cette maladie de la plus tendre sollicitude, me prodigua les soins les plus dévoués, les plus délicats.

Comment dire la douleur de notre pauvre père, lorsqu'à son retour de Paris il me vit tombée dans cet état désespérant. Il crut bientôt que j'allais mourir; mais Notre-Seigneur aurait pu lui répondre : « Cette maladie ne va pas à la mort, elle est envoyée afin que Dieu soit glorifié (1). » Oui, le bon Dieu fut glorifié dans cette épreuve! Il le fut par la résignation admirable de mon père, il le fut par celle de mes soeurs, de Marie surtout. Qu'elle a souffert à cause de moi ! Combien ma reconnaissance est grande envers cette soeur chérie! Son coeur lui dictait ce qui m'était nécessaire, et vraiment un coeur de mère est bien plus puissant que la science des plus habiles docteurs.

 

Cependant, ma Mère, votre prise d'habit approchait, et l'on évitait d'en parler devant moi de peur de me faire de la peine ; pensant bien que je n'y pourrais pas aller. Au fond du coeur, je croyais fermement que le bon Dieu m'accorderait la consolation de revoir, ce jour-là, ma chère Pauline. Oui, je savais bien que cette fête serait sans nuages, je savais que Jésus n'éprouverait pas sa fiancée par mon absence ; elle qui déjà avait tant souffert de la maladie de sa petite fille. En effet, je pus embrasser ma mère chérie, m'asseoir sur ses genoux, me cacher sous son voile et recevoir ses douces caresses ; je pus la contempler, si ravissante sous sa blanche parure ! Vraiment ce fut un beau jour au milieu de ma sombre épreuve; mais ce jour, ou plutôt cette heure, passa vite, et bientôt il me fallut monter dans la voiture qui m'emporta loin du Carmel !

En arrivant aux Buissonnets, on me fit coucher, bien que je ne ressentisse aucune fatigue ; mais le lendemain je fus reprise violemment et la maladie devint si grave que, suivant les calculs humains, je ne devais jamais guérir.

Je ne sais comment décrire un mal aussi étrange: je disais des choses que je ne pensais pas, j'en faisais d'autres comme

 

1 Joan., XI, 4.

 

y étant forcée malgré moi ; presque toujours je paraissais en délire, et cependant je suis sûre de n'avoir pas été privée un seul instant de l'usage de ma raison. Souvent, je restais évanouie pendant des heures, et d'un évanouissement tel qu'il m'eût été impossible de faire le plus léger mouvement. Toutefois, au milieu de cette torpeur extraordinaire, j'entendais distinctement ce qui se disait autour de moi, même à voix basse, je me le rappelle encore.

Et quelles frayeurs le démon m'inspirait! J'avais peur absolument de tout : mon lit me semblait entouré de précipices affreux; certains clous, fixés au mur de la chambre, prenaient à mes yeux l'image terrifiante de gros doigts noirs carbonisés, et me faisaient jeter des cris d'épouvante. Un jour, tandis que papa me regardait en silence, son chapeau qu'il tenait à la main se transforma tout à coup en je ne sais quelle forme horrible, et je manifestai une si grande frayeur que ce pauvre père partit en sanglotant.

Mais, si le bon Dieu permettait au démon de s'approcher extérieurement de moi, il m'envoyait aussi des anges visibles pour me consoler et me fortifier. Marie ne me quittait pas, jamais elle ne témoignait d'ennui, malgré toute la peine que je lui donnais ; car je ne pouvais souffrir qu'elle s'éloignât de moi. Pendant les repas, où Victoire me gardait, je ne cessais d'appeler avec larmes : « Marie ! Marie! » Lorsqu'elle voulait sortir, il fallait que ce fût pour aller à la messe ou pour voir Pauline ; alors seulement, je ne disais rien.

Et Léonie ! et ma petite Céline! Que n'ont-elles pas fait pour moi! Le dimanche, elles venaient s'enfermer des heures entières avec une pauvre enfant qui ressemblait à une idiote. Ah! mes chères petites soeurs, que je vous ai fait souffrir

Mon oncle et ma tante étaient aussi pleins d'affection pour moi. Ma tante venait tous les jours me voir et m'apportait mille gâteries (1). Je ne saurais dire combien ma tendresse pour ces chers parents augmenta pendant cette maladie. Je compris mieux que jamais ce que nous disait souvent notre bon père : « Rappelez-vous toujours, mes enfants, que votre oncle et votre tante ont à votre égard un dévouement peu ordinaire. » Aux jours de sa vieillesse, il l'expérimenta lui-même ; et maintenant, comme il doit protéger et bénir ceux qui lui prodiguèrent des soins si dévoués !

Dans les moments où la souffrance était moins vive, je mettais ma joie à tresser des couronnes de pâquerettes et de myosotis pour la Vierge Marie. Nous étions alors au beau mois de mai, toute la nature se parait de fleurs printanières ; seule, la petite fleur languissait et semblait à jamais flétrie ! Cependant elle avait un soleil auprès d'elle, et ce soleil était la statue miraculeuse de la Reine des Cieux. Souvent, bien souvent, la petite fleur tournait sa corolle vers cet Astre béni.

Un jour, je vis papa entrer dans ma chambre ; il paraissait très ému, et, s'avançant vers Marie, il lui donna plusieurs pièces d'or avec une expression de grande tristesse, la priant d'écrire à Paris pour demander une neuvaine de messes au sanctuaire de Notre-Dame des Victoires, afin d'obtenir la guérison de sa pauvre petite reine. Ah! que je fus

 

1 Du haut du ciel, Thérèse sut lui rendre ses soins maternels. Pendant sa dernière maladie, elle la protégea visiblement. Un matin, on la trouva paisible et radieuse : « Je souffrais beaucoup, dit-elle, mais ma petite Thérèse m'a veillée avec tendresse. Toute la nuit je l'ai sentie près de mon lit. A plusieurs reprises, elle m'a caressée, ce qui m'a donné un courage extraordinaire. » Mme Guérin avait vécu et mourut comme une sainte, à l'âge de 52 ans. Elle répétait, le sourire sur les lèvres : « Que je suis contente de mourir! C'est si bon d'aller voir le bon Dieu ! Mon Jésus, je vous aime. Je vous offre ma vie pour les prêtres, comme ma petite Thérèse de l'Enfant-Jésus. » C'était le 13 février 1900.

M. Guérin, après avoir, pendant bien des années, employé sa plume à la défense de l'Eglise et sa fortune au soutien des bonnes oeuvres, mourut saintement, tertiaire du Carmel, le 28 septembre 1909, dans sa 69e année.

 

touchée en voyant sa foi et son amour! Que j'aurais voulu me lever et lui dire que j'étais guérie ! Hélas! mes désirs ne pouvaient faire un miracle, et il en fallait un bien grand pour me rendre à la vie! Oui, il fallait un grand miracle, et, ce miracle, Notre-Dame des Victoires le fit entièrement.

Un dimanche, pendant la neuvaine, Marie sortit dans le jardin, me laissant avec Léonie qui lisait près de la fenêtre. Au bout de quelques minutes, je me mis à appeler presque tout bas : « Marie ! Marie! » Léonie étant habituée à m'entendre toujours gémir ainsi n'y fit pas attention ; alors je criai bien haut et Marie revint à moi. Je la vis parfaitement entrer ; mais hélas ! pour la première fois, je ne la reconnus pas. Je cherchais tout autour de moi, je plongeais dans le jardin un regard anxieux, et je recommençais à appeler : « Marie ! Marie ! »

C'était une souffrance indicible que cette lutte forcée, inexplicable, et Marie souffrait peut-être plus encore que sa pauvre Thérèse! Enfin, après de vains efforts pour se faire reconnaître, elle se tourna vers Léonie, lui dit un mot tout bas, et disparut pâle et tremblante.

Ma petite Léonie me porta bientôt près de la fenêtre ; alors je vis dans le jardin, sans la reconnaître encore, Marie, qui marchait doucement, me tendant les bras, me souriant, et m'appelant de sa voix la plus tendre : « Thérèse, ma petite Thérèse ! » Cette dernière tentative n'ayant pas réussi davantage, ma soeur chérie s'agenouilla en pleurant au pied de mon lit, et, se tournant vers la Vierge bénie, elle l'implora avec la ferveur d'une mère qui demande, qui veut la vie de son enfant. Léonie et Céline l'imitèrent, et ce fut un cri de foi qui força la porte du ciel.

Ne trouvant aucun secours sur la terre et près de mourir de douleur, je m'étais aussi tournée vers ma Mère du ciel, la priant de tout mon coeur d'avoir enfin pitié de moi.

Tout à coup la statue s'anima ! la Vierge Marie devint belle, si belle, que jamais je ne trouverai d'expression pour rendre cette beauté divine. Son visage respirait une douceur, une bonté, une tendresse ineffable; mais, ce qui me pénétra jusqu'au fond de l'âme, ce fut son ravissant sourire! Alors toutes mes peines s'évanouirent, deux grosses larmes jaillirent de mes paupières et coulèrent silencieusement...

Ah ! c'étaient des larmes d'une joie céleste et sans mélange ! La sainte Vierge s'est avancée vers moi! elle m'a souri... que je suis heureuse! pensai-je; mais je ne le dirai à personne, car mon bonheur disparaîtrait. Puis, sans aucun effort, je baissai les yeux, et je reconnus ma chère Marie! elle me regardait avec amour, semblait très émue, et paraissait se douter de la grande faveur que je venais de recevoir.

Ah ! c'était bien à elle, à sa prière touchante, que je devais cette grâce inexprimable du sourire de la sainte Vierge ! En voyant mon regard fixé sur la statue, elle s'était dit : « Thérèse est guérie ! » Oui, la petite fleur allait renaître à la vie, un rayon lumineux de son doux soleil l'avait réchauffée et délivrée pour toujours de son cruel ennemi ! « Le sombre hiver venait de finir, les pluies avaient cessé (1) », et la fleur de la Vierge Marie se fortifia de telle sorte que, cinq ans après, elle s'épanouissait sur la montagne fertile du Carmel.

Comme je l'ai dit, Marie était persuadée que la sainte Vierge en me rendant la santé m'avait accordé quelque grâce cachée ; aussi, lorsque je fus seule avec elle, je ne pus résister à ses questions si tendres, si pressantes. Etonnée de voir mon secret découvert sans que j'eusse dit un seul mot, je le lui confiai tout entier. Hélas! je ne m'étais pas trompée,

 

1 Cant., II, 11.

 

mon bonheur allait disparaître et se changer en amertume. Pendant quatre ans, le souvenir de cette grâce ineffable devint pour moi une vraie peine d'âme; et je ne devais retrouver mon bonheur qu'aux pieds de Notre-Dame des Victoires, dans son sanctuaire béni. Là, il me fut rendu dans toute sa plénitude; je parlerai plus tard de cette seconde grâce.

 

Voici comment ma joie se changea en tristesse

Marie, après avoir entendu le récit naïf et sincère de ma grâce, me demanda la permission de tout dire au Carmel ; je ne pouvais refuser. A ma première visite à ce Carmel béni, je fus remplie de joie en voyant ma petite Pauline avec l'habit de la sainte Vierge. Quels doux instants pour nous deux ! Il y avait tant de choses à se dire ! Nous avions tant souffert ! Pour moi, je pouvais à peine parler, mon coeur était trop plein...

La bonne Mère Marie de Gonzague était là aussi, et de combien de marques d'affection ne m'a-t-elle pas comblée ! Je vis encore d'autres religieuses, qui me questionnèrent sur le miracle de ma guérison : les unes me demandèrent si la sainte Vierge portait l'Enfant Jésus ; d'autres, si les anges l'accompagnaient, etc. Toutes ces questions me troublèrent et me firent de la peine; je ne pouvais répondre qu'une chose : « La sainte Vierge m'a semblé très belle, je l'ai vue s'avancer vers moi et me sourire. »

M'apercevant que les carmélites s'imaginaient tout autre chose, je me figurai avoir menti. Ah ! si j'avais gardé mon secret, j'aurais aussi gardé mon bonheur. Mais la Vierge Marie a permis ce tourment pour le bien de mon âme ; sans cela, peut-être, la vanité se serait glissée dans mon coeur ; au lieu que, l'humiliation devenant mon  partage, je ne pouvais me regarder sans un sentiment de profonde horreur. Mon Dieu, vous seul savez ce que j'ai souffert (1) !

 

1 Ce trouble douloureux ne pouvait être l'effet que d'une mystérieuse permission de Dieu.

Au moment de la céleste vision, le visage de l'enfant, diaphane et transfiguré, était empreint d'une telle expression surnaturelle que les témoins de cette scène restèrent saisis d'étonnement et d'admiration. Pour eux il n'y avait pas de doute; c'était la Sainte Vierge qui lui apparaissait dans l'extase.

 

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