ARGUMENT
CHAPITRE
PREMIER Des connaissances de la mémoire,
et de la manière de s'en priver, afin que l’âme se puisse unir à Dieu selon
cette puissance.
CHAPITRE
II L'âme qui ne s'aveugle pas à l'égard
des images et des connaissances de la mémoire en ne les regardant nullement,
tombe en trois sortes de dommages, dont on propose ici le premier.
CHAPITRE
III De la seconde perte que le démon
cause à l’âme par les espèces naturelles de la mémoire.
CHAPITRE
IV Du troisième dommage qui vient des
connaissances distinctes et naturelles de la mémoire, et qui rejaillit sur
l'âme.
CHAPITRE
V Des biens différents que la
destruction des espèces naturelles de la mémoire apporte à l'âme.
CHAPITRE
VI Du second genre des opérations de la
mémoire, savoir de ses connaissances imaginaires et surnaturelles.
CHAPITRE
VII Des pertes que les connaissances des choses surnaturelles peuvent apporter
à l'âme lorsqu'elle y fait quelque réflexion. — On en propose le nombre, et on
traite de la première.
CHAPITRE
VIII De la seconde espèce de dommage,
qui consiste dans le danger de s'estimer soi-même, et de présumer de ses bonnes
qualités.
CHAPITRE IX Du
troisième dommage que le démon peut apporter à l'âme par les fantômes qui
remplissent la mémoire.
CHAPITRE
X Du quatrième dommage que l’âme reçoit
des connaissances distinctes et surnaturelles de la mémoire, et qui consiste à
empêcher son union avec Dieu.
CHAPITRE
XI Du cinquième inconvénient des espèces
surnaturelles de la mémoire, lorsque l'âme prend de bas sentiments de Dieu.
CHAPITRE
XII Les fruits que l’âme reçoit du
retranchement des idées imaginaires. — On répond à l'objection qu'un fuit sur
ce sujet, et on explique la différence qui se trouve entre les espèces
naturelles et surnaturelles de l'imagination.
CHAPITRE
XIII On traite des connaissances spirituelles,
en tant qu'elles peuvent convenir à la mémoire.
CHAPITRE
XIV On prescrit à l'homme spirituel la
manière générale de se comporter à l'égard de la mémoire.
CHAPITRE
XV On commence à traiter de la nuit
obscure ou mortification de la volonté, et on allègue deux passages : l'un du
Deutéronome, l'autre de David. — On apporte aussi la division des affections de
la volonté.
CHAPITRE
XVI L'explication de la joie, qui est la
première affection de la volonté, et la distinction des sujets qui excitent la
joie dans la volonté.
CHAPITRE
XVII On parle de la joie qui naît des biens
temporels, et on enseigne comment il faut la faire remonter à Dieu.
CHAPITRE
XVIII Des pertes que la joie qu'on met
dans les biens temporels cause à l’âme.
CHAPITRE
XIX De l'utilité qui revient à l'âme,
lorsqu'elle refuse la joie des biens de ce monde.
CHAPITRE
XX On montre que c'est une chose vaine
d'établir la joie de la volonté dans les biens naturels, et comment il s'en
faut servir pour rapporter ce plaisir à Dieu.
CHAPITRE
XXI Des maux qui arrivent à l'âme,
lorsque la volonté se laisse toucher de la joie des biens naturels.
CHAPITRE
XXII Des fruits dont l’âme est comblée,
quand elle se rend insensible au plaisir des biens naturels.
CHAPITRE
XXIII Du troisième genre de biens,
savoir des liens sensibles qui peuvent exciter des mouvements de joie dans la
volonté. — De leurs qualités, de leur quantité et de leur diversité. — Comment
la volonté doit agir pour se défaire de ces plaisirs et pour aller à Dieu.
CHAPITRE
XXIV Des dommages qui arrivent à l’âme,
lorsque la volonté se réjouit des biens sensibles.
CHAPITRE
XXV Des biens spirituels et temporels
dont la privation du plaisir des choses matérielles enrichit l'âme.
CHAPITRE
XXVI On commence à traiter du quatrième
genre de biens, qui sont les biens moraux, et on déclare quels ils sont, et
comment la volonté peut s'y plaire légitimement.
CHAPITRE
XXVII De sept dommages qui peuvent
naître de la joie que les choses morales excitent dans la volonté.
CHAPITRE
XXVIII Des différentes utilités que l'âme reçoit, lorsqu'elle se prive du
plaisir des vertus morales.
CHAPITRE
XXIX On parle des biens surnaturels, qui
sont le cinquième genre des biens qui peuvent remplir de joie la volonté. — On
montre de quelle nature ils sont, comment ou les distingue des biens
spirituels, et comment il faut rapporter à Dieu le contentement qui en vient.
CHAPITRE
XXX Des peines que l’âme peut souffrir,
quand la volonté met son contentement en cette espèce de biens.
CHAPITRE
XXXI L'âme reçoit deux avantages du renoncement à la joie dont les grâces
surnaturelles et gratuites de Dieu la comblent.
CHAPITRE
XXXII On traite du sixième genre de
biens où la volonté peut se plaire. — On en représente les qualités, et on en
fait la première division.
CHAPITRE
XXXIII Des biens spirituels qui peuvent entrer dans l'entendement et dans la
mémoire, et de quelle manière la volonté doit se comporter à l'égard du plaisir
qu'ils apportent.
CHAPITRE
XXXIV Des biens spirituels qui sont doux
et agréables, et qui peuvent toucher la volonté ; de leur nombre et de leur
différence.
CHAPITRE
XXXV On continue à parler des saintes
images, et on montre quelle est l'ignorance de quelques-uns sur ce sujet.
CHAPITRE
XXXVI La manière de rapporter à Dieu le
plaisir que la volonté reçoit des saintes images, de telle sorte qu'elle se
puisse garantir de l'erreur et des obstacles où leur usage pourrait la jeter.
CHAPITRE
XXXVII Suite du discours des choses qui
nous excitent au bien. — On parle aussi des oratoires et des autres lieux
destinés à la prière.
CHAPITRE
XXXVIII Comment il faut se servir des églises
et des chapelles pour conduire l'esprit à Dieu.
CHAPITRE
XXXIX On parle encore du même sujet,
pour mener l'esprit au recueillement dans l'usage des choses dont on vient de
traiter.
CHAPITRE
XL De quelques dommages que souffrent
ceux à qui les lieux de dévotion causent un plaisir sensible, de la manière que
nous l'avons dit.
CHAPITRE
XLI Qu'il y a trois sortes de lieux
dévots, et comment la volonté doit agir à leur égard.
CHAPITRE
XLII Des autres choses qui nous animent
à l'oraison, telles que sont les différentes cérémonies que plusieurs
pratiquent.
CHAPITRE
XLIII Comment il faut se servir de ces
dévotions, pour élever à Dieu le plaisir et la force que la volonté y trouve.
CHAPITRE
XLIV Du second genre des biens particuliers, où la volonté peut vainement se
délecter.
Après
avoir formé l'entendement dans la conduite de toutes ses pensées, afin que
l'âme s'unisse à Dieu par la pureté de la foi, il reste à faire la même chose
pour la mémoire et la volonté. Il faut donc enseigner les moyens de les
purifier en leurs opérations, afin que l’âme jouisse aussi de l'union divine
par l'espérance et par la charité. C'est ce que j'exécuterai brièvement en ce
troisième livre. Car, puisque nous avons écrit de tout ce qui regarde
l'entendement, qui est le réservoir des objets sur lesquels ces deux puissances
s'exercent, il n'est pas nécessaire de les examiner au long, ayant déjà dit
ci-dessus beaucoup de choses qui contribuent à l'éclaircissement que nous en
devons faire. En effet, si l'homme spirituel établit bien son esprit en la foi,
suivant la doctrine que nous avons expliquée dans les livres précédents, il
n'aura qu'à régler comme en passant ses deux autres facultés sur les deux
autres vertus théologales, d'autant que des opérations de l'une dépendent les
opérations des autres.
Mais,
afin d'observer l'ordre que nous nous sommes prescrit, et d'entendre mieux ce
que nous avons à dire, il est besoin de marquer le sujet de ce traité. Nous
parlerons donc des actes de chaque puissance, et nous commencerons par la
mémoire ; nous apporterons leur distinction, que nous prendrons de la
distinction de leurs objets, lesquels sont de trois espèces différentes. Ils
sont naturels et surnaturels, imaginaires et spirituels; trois sortes de
connaissances y correspondent : les connaissances naturelles et les surnaturelles,
les imaginaires et les spirituelles ; c'est de ces connaissances que nous
traiterons. Nous parlerons en premier lieu des connaissances naturelles qui ont
pour objet les choses extérieures; en second lieu, des affections de la
volonté, et nous mettrons ainsi fin à ce troisième livre de la nuit ou
purgation active de la mémoire et de la volonté.
Il est nécessaire que le lecteur
ait toujours devant les yeux la fin que nous nous proposons en chacun de ces
livres. Autrement il
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pourrait avoir en les lisant
plusieurs doutes, non-seulement sur ce que nous avons
dit de l'entendement, mais encore sur ce que nous allons dire de la mémoire et
de la volonté. Car, en considérant que nous anéantissons les facultés de l'âme
dans leurs opérations, il jugera peut-être que nous travaillons plutôt à ruiner
les voies de la fie spirituelle qu'à les établir solidement. Ce que nous
ferions, en effet, si notre intention était de ne donner des instructions qu'à
ceux qui commencent à marcher par ce chemin ; car ils ont besoin des images,
des idées, des connaissances, des raisonnements dans l'oraison mentale, et des
objets matériels qui frappent les sens extérieurs et l'imagination, pour se
disposer à la vie intérieure et à la perfection. Mais notre dessein est bien
différent de cette entreprise. Présupposant que l'âme a déjà passé par ces
premiers exercices spirituels, nous lui apprenons ici à faire de plus grands
progrès en la contemplation, afin qu'elle soit élevée à l'union divine; et
c'est pour cette raison qu'elle doit quitter les opérations sensibles de ses
puissances, et les tenir dans le repos et dans le silence, afin que Dieu opère
lui-même et s'unisse parfaitement à l'âme. Pour
cette cause, il est expédient de dégager ces facultés de leurs
opérations et de leur activité naturelle, afin qu'étant vides, elles soient
remplies de lumières surnaturelles ; car elles ne sont pas capables
d'elles-mêmes de ces dons éminents, et leur bassesse même, si elles n'en
étaient pas affranchies, les en priverait entièrement.
Or, comme il est constant que
l'âme, pour aller à Dieu, doit le connaître plutôt par ce qu'il n'est pas que
par ce qu'il est; plutôt en se représentant qu'il n'est rien de tout ce qu'elle
peut concevoir dans ses créatures, qu'en comprenant ses perfections en
elles-mêmes, il faut qu'elle renonce à toutes ses pensées, naturelles et
surnaturelles ; et c'est ce que nous prétendons faire à l'égard de la mémoire,
en la tirant de ses bornes naturelles, et en l'élevant au-dessus d'elle-même et
de toutes les connaissances distinctes, pour la conduire à l'union de son
Créateur.
Je dis donc que les connaissances
naturelles de la mémoire sont toutes celles qu'elle peut tirer des sens
extérieurs de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût, de l'attouchement, et
toutes celles aussi qu'elle peut puiser elle-même dans son propre fonds. Elle
doit se dépouiller si parfaitement de toutes ces idées, qu'il ne lui en reste
aucune impression imaginaire, comme si elle n'en avait jamais eu la
connaissance. Elle ne saurait se dispenser d'effacer ainsi toutes ces espèces,
si elle vent jouir de l'union divine, puisqu'elle doit, pour obtenir cette
grâce, se séparer de toutes les ligures imaginaires qui ne sont pas Dieu, et
qui ne peuvent le représenter. Il n'y a ni espèce ni connaissance distincte et
particulière
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qui puissent arriver jusqu'à lui,
ni nous le mettre devant les yeux de l'esprit tel qu'il est en lui-même. Et
comme, selon l'oracle de Jésus-Christ, nul ne peut servir deux maîtres (Matth., VI, 24), la mémoire ne saurait être unie en
même temps à Dieu et aux idées matérielles qu'elle avait; et parce que Dieu n'a
nulle image en lui-même que la mémoire puisse comprendre, de là vient que,
quand elle est unie à lui, comme l'expérience l'enseigne, elle est en quelque
façon sans espèces, comme si l'imagination était détruite, et elle demeure liée
au souverain bien et tout absorbée en lui, ne se souvenant plus d'aucune chose.
L'union divine la détache de la fantaisie ; elle abolit en quelque manière
toutes ses images, et elle l'attire aux choses surnaturelles, en la laissant
dans un si grand oubli des créatures, qu'elle a besoin, après cela, de se faire
violence pour s'en souvenir. Pendant que
cette union dure, l'oubliance de la mémoire et la suspension de
l'imagination sont telles, qu'il s'écoule beaucoup de temps, dans ce commerce
sacré, sans que l'âme s'en aperçoive, et sans savoir ce qu'elle a fait. Si on
faisait même souffrir le corps, elle n'y ferait nulle attention, et
l'imagination ne serait pas alors capable d'en réveiller le sentiment.
Cependant, quoiqu'il soit nécessaire de dépouiller ainsi la mémoire de toutes ses
espèces, afin que Dieu opère dans l'âme une parfaite union, néanmoins ces
abstractions et ces suspensions ne se font pas ainsi dans les parfaits, parce
qu'elles ne regardent que les commencements de l'union divine, et que les
parfaits sont déjà parvenus à une union consommée.
Vous me ferez peut-être cette
objection : il s'ensuivrait que l'homme ne ferait aucun usage de ses puissances
naturelles, et qu'il descendrait jusqu'au rang des bêtes, n'usant plus du
raisonnement, et perdant la mémoire de ses opérations intellectuelles; il
oublierait même les choses raisonnables, les choses morales, et les choses
naturelles où il doit s'exercer, parce qu'il renoncerait aux idées et aux
connaissances qui lui sont nécessaires pour les représenter à son esprit. Il
est néanmoins évident que Dieu ne veut pas détruire ainsi la nature, et qu'il
prétend au contraire la perfectionner.
Pour répondre à cette objection,
je dis que plus la mémoire est unie à Dieu, plus elle perd ses connaissances
distinctes et particulières, jusqu'à ce qu'elle les oublie entièrement; ce qui
arrive lorsque l'âme est établie dans l'union parfaite. C'est pourquoi elle
tombe d'abord dans un grand oubli, puisque le souvenir des espèces et des
connaissances s'évanouit en elle. Ensuite elle se
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comporte, à l'égard des choses
extérieures, avec une négligence si notable et un si grand mépris d'elle-même,
qu'étant tout abîmée en Dieu, elle oublie le boire et le manger, et elle ne
sait si elle a fait quelque chose ou non ; si elle a vu ou non ; si on lui a
parlé ou non. Mais lorsqu'elle est affermie dans l'habitude de l'union, qui est
son souverain bien, elle ne souffre plus ces oubliances dans les choses
raisonnables, dans les choses morales, ni dans les choses naturelles. Au
contraire, elle est plus parfaite dans les opérations convenables à son état,
quoiqu'elle les produise par le ministère des images et des connaissances que
Dieu excite d'une façon particulière dans la mémoire. Car lorsque l'habitude de
l'union, qui est un état surnaturel est formée, la mémoire et les autres
puissances quittent leurs opérations naturelles et passent jusqu'à Dieu, qui
est à leur égard un terme surnaturel. En sorte que la mémoire étant toute
transformée en Dieu, ses opérations ne lui sont plus imprimées, et ne demeurent
plus attachées à elle. La mémoire et les autres facultés de l'âme sont occupées
de Dieu avec un empire si absolu, qu'elles semblent être toutes divines, et que
c'est lui-même qui les meut par son esprit et par sa volonté divine, et qui les
fait opérer en quelque façon divinement, parce que celui, dit l'Apôtre, qui
s'unit au Seigneur devient un même esprit avec lui (I Cor., 6, 7).
Il est donc véritable que les opérations de l'âme, étant unies totalement à
Dieu, sont toutes divines.
C'est pourquoi ces opérations
sont toujours conformes à la raison, et ne sont jamais autres qu'elles doivent
être ; car le Saint-Esprit fait savoir à ces âmes ce qu'elles doivent savoir,
ignorer ce qu'elles doivent ignorer, se souvenir de ce dont elles doivent se
souvenir, oublier ce qu'elles doivent oublier, aimer ce qu'elles doivent aimer,
et ne pas aimer ce qui n'est pas Dieu. Si bien que les premiers mouvements de
leurs puissances sont, en quelque sorte, divins, parce que ces puissances sont
comme transformées en Dieu. Pour expliquer ceci plus clairement, j'apporterai
quelques exemples. Le premier est d'une personne qui supplie quelqu'un de ceux
qui sont élevés à cet état d'offrir à Dieu ses prières pour elle. Il ne reste
plus en la mémoire de celui qui est prié aucune espèce ni aucune connaissance
de cette demande, tellement qu'il ne se
souvient pas d'offrir ses vœux au Seigneur pour cette personne. Mais s'il est
expédient de présenter ses prières à Dieu pour cette personne, ce qu'il faut faire
en effet lorsque la majesté divine voudra les accepter, Dieu louchera la
volonté de son serviteur, et lui donnera le désir de prier; au contraire, s'il
ne les agrée pas, cet homme de
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bien, quelque effort qu'il fasse,
n'aura ni le pouvoir ni la volonté de recommander cette personne à son Créateur
; Dieu même lui tournera le cœur ailleurs, et lui inspirera de prier pour des
gens qu'il ne connaît pas, et dont il n'a jamais ouï parler. La raison en est
que Dieu excite d'une façon particulière les puissances de ces âmes à faire
leurs opérations conformément aux ordres de la volonté divine, si bien que
leurs entreprises ont toujours un heureux succès, et ne sont jamais privées de
leurs effets.
Ainsi les oraisons et les actions
de la glorieuse Mère de Dieu ont toujours impétré ce qu'elle voulait, parce
que, jouissant de cet état, elle n'avait point dans l'âme les images des choses
créées, et rien ne pouvait ni la distraire de Dieu, ni la porter à agir. Le
Saint-Esprit était le seul qui faisait
les premiers mouvements de son cœur.
Le second exemple est
celui-ci : un homme doit aller faire, à une heure marquée, une affaire
importante et nécessaire; mais il n'en a aucune espèce dans la mémoire, et il
ignore même comment il s'y doit comporter ; alors Dieu lui en tracera l'idée
dans la mémoire, et lui fera connaître infailliblement, et sans défaut, le
temps et la manière de la faire.
Ce n'est pas en cela seulement
que le Saint-Esprit éclaire ces âmes, c'est encore en plusieurs autres choses,
soit présentes, soit éloignées, soit futures, quoique la manière d'avoir ces
connaissances leur soit quelquefois cachée. Il faut cependant rapporter toutes
ces lumières à la sagesse divine comme à leur source. Elle les verse dans une àme qui s'étudie à ne rien connaître par les idées
matérielles de ses sens et de ses puissances, de peur qu'elle n'y trouve
quelque empêchement à son union avec Dieu; et c'est en ce sens que nous prenons
ces paroles de l'Écriture : La sagesse, qui est l'ouvrière de toutes choses,
ma enseigné ( Sap.,
VII, 21).
Vous direz peut-être
que l'âme ne peut chasser de sa mémoire les idées des choses de telle sorte
qu'elle puisse monter à un état si éminent. Il s'y trouve deux difficultés qui
Surpassent les forces de l'homme : l'une est de se défaire de ce qui est
naturel, l'autre d'arriver et de s'unir a ce qui est surnaturel. J'avoue bien
que les forces humaines sont trop faibles pour faire cet effet, mais je dis que
Dieu conduit l’âme à cette perfection surnaturelle par une grâce
extraordinaire, de telle façon néanmoins qu'elle s'y dispose elle-même autant
qu'elle peut, étant soutenue de l'assistance divine. C'est pourquoi,
lorsqu'elle se prive ainsi de ces espèces, Dieu l'introduit en la possession de
son union; il opère en elle passivement
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et il achève d'y former l'habitude
de l'union parfaite, selon la disposition de cette âme. Nous ne rapporterons
pas, dans cette nuit, c'est-à-dire dans cette purgation active des puissances
de l'âme, les effets divins que l'union parfaite produit dans l'entendement,
dans la mémoire et dans la volonté. L'union divine n'arrive pas à son dernier
achèvement par la seule nuit ou purgation active : la nuit passive dont nous
parlerons y contribue aussi et la perfectionne.
Nous ajouterons seulement que
celui qui veut mettre sa mémoire dans cette
nuit active, c'est-à-dire qui veut la purifier des images qui la remplissent,
ne doit nullement conserver en elle, comme en un trésor, les idées des choses
qu'il aura ou vues, ou entendues, ou senties, ou goûtées, ou touchées; qu'il
doit les laisser passer par son esprit; qu'il n'y doit faire aucune réflexion ;
qu'il doit enfin les négliger et ne s'en pas souvenir, autant qu'il lui sera
possible, si ce n'est lorsqu'elles lui seront nécessaires pour faire des
raisonnements dans la méditation.
Mais il faut remarquer que quand
je dis qu'il est à propos d'oublier les espèces et les connaissances des objets
matériels, je ne prétends nullement parler de Jésus-Christ ni de son humanité
sacrée. Quoique l’âme n'en ait pas quelquefois la mémoire dans sa plus haute
contemplation, et dans le simple regard de la divinité, parce que Dieu élève
l'esprit à cette connaissance confuse et surnaturelle, néanmoins il ne faut
jamais négliger exprès la représentation de cette adorable humanité, ni en
effacer le souvenir ou l'idée, ni en affaiblir la connaissance, puisque la vue
qu'on en a, et la considération amoureuse qu'on en fait, exciteront l'âme à
toutes sortes de biens, et l'aideront à acquérir la plus éminente union de
Dieu. Il est manifeste que, encore qu'il soit expédient d'ensevelir dans
l'oubli les autres choses corporelles et visibles, comme des obstacles à
l'union divine, il n'y faut pas comprendre celui qui s'est lait homme pour
réparer notre salut, et qui est la vérité, la porte, le chemin, le guide à tout
bien.
Supposant donc cette doctrine
comme certaine et infaillible, je reviens à ce que j'ai avancé, et je dis que
l’âme doit tâcher de retirer sa mémoire des espèces et de la connaissance des
choses créées, afin de la présenter à Dieu libre, dégagée, et comme perdue dans
une sainte oubliance des créatures.
Il est cependant nécessaire de
faire réflexion que, quoiqu'on ne s'aperçoive pas d'abord de l’utilité qu'on
tire de la suspension de ces espèces et de ces connaissances, on ne doit pas se
lasser ni perdre cœur dans cet exercice. Dieu ne manquera pas de donner en son
temps à l’âme le secours dont elle aura besoin pour se perfectionner et pour persévérer; de sorte
qu'elle doit
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souffrir avec patience et avec
espérance les peines que cet état lui cause, afin qu'elle se puisse enrichir
d'un bien si considérable. A la vérité, on trouve peu d'aines à qui Dieu
communique ces sortes de mouvements en tous temps et en toutes choses, et dont
les puissances soient touchées et émues sans cesse d'une manière divine, dans
une continuelle union de ces âmes avec leur Créateur. On en voit néanmoins
quelques-unes qui reçoivent d'ordinaire ces touches divines en leurs opérations;
et ce n'est pas elles qui se meuvent alors, mais elles éprouvent ce que
dit saint Paul quand il assure que les enfants de Dieu, c'est-à-dire ceux qui sont unis à Dieu et transformés en
lui, sont poussés par son esprit ( Rom.,
VIII, 14), c'est-à-dire sont excités en leurs puissances à faire des actions
toutes divines. Ce qui ne doit pas nous
étonner, puisque l'union dans laquelle
l’âme se trouve est aussi toute divine.
Tandis que l'homme spirituel se
servira des espèces naturelles de la mémoire pour aller à Dieu, il sera
nécessairement exposé à trois sortes d'inconvénients, dont deux sont positifs,
et le troisième privatif. Le premier naît des choses de ce monde ; le second
vient du démon ; le dernier est l'empêchement que ces connaissances apportent à
ceux qui aspirent à l'union divine.
Le premier traîne avec soi, par
le moyen des opérations de la mémoire, plusieurs pertes particulières, telles
que sont les faussetés, les passions, les jugements, la perte du temps et
plusieurs autres, qui remplissent l’âme d'impuretés. Pour ce qui est des
faussetés, il est clair que les idées qui restent dans la mémoire jettent
l'âme, malgré elle, dans de fausses connaissances. En effet, elle prendra
souvent le faux pour le vrai, et le douteux pour le certain, en sorte qu'elle
ne connaîtra jamais à fond la vérité. Elle se délivrera toutefois de ce mal, si
elle s'affranchit de l'idée des choses que la mémoire lui retrace en l'esprit.
Quant aux imperfections, la
mémoire y engagera l'âme presque à chaque moment dans les choses dont elle aura
reçu les images par la vue, par l'ouïe, par le goût, par l'odorat, par
l'attouchement:
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parce que le ressouvenir de ces
objets élèvera dans le cœur des mouvements, tantôt de douleur, tantôt de
crainte, tantôt de haine, tantôt de vaine espérance, de vaine joie, de vaine
gloire. On ne peut nier que ce ne soient du moins des imperfections, et
quelquefois même des péchés véniels, et que toutes ces choses ne blessent la
parfaite pureté de l’âme et ne rompent sa très-simple
union avec Dieu.
Les mêmes représentations de la
mémoire soulèvent les passions, puisque vouloir discourir sur les choses que la
mémoire fournit, vouloir acquérir de nouvelles connaissances, cela suffit pour
exciter les passions et pour les nourrir.
Les différents jugements tirent encore de là leur origine,
l'âme ne pouvant s'empêcher de juger du bien et du mal d'autrui, et de prendre
quelquefois l'un pour l'autre, ce qu'elle évitera sans doute lorsqu'elle
effacera les espèces naturelles de la mémoire.
Que si vous soutenez qu'un homme
peut facilement vaincre toutes ces difficultés, je vous répondrai que cela est
impossible, supposé qu'il estime ces connaissances et qu'il s'y attache. Il s'y
glisse mille extravagances, et quelques-unes font si fines, qu'elles souillent
l'âme sans qu'elle y fasse réflexion, comme la poix noire gâte les mains
presque imperceptiblement. De plus, je dis qu'on se débarrasse tout d'un coup
de ces obstacles lorsqu'on rejette entièrement le souvenir de tous les objets
extérieurs.
Vous me direz encore que, quoique
ces choses soient véritables, l'âme est néanmoins dénuée de plusieurs pensées
et de plusieurs considérations qui lui seraient d'un grand secours pour obtenir
de Dieu ces faveurs singulières; mais je vous réplique qu'il faut dégager tout
à fait la mémoire, non pas de ce qui est purement Dieu, et de ce qui nous aide
à parvenir à la connaissance de Dieu confuse, universelle, pure, simple,
amoureuse, mais de toutes les choses absolument qui nous sont représentées par
des espèces, par des ressemblances, ou par d'autres moyens corporels.
Or, la pureté est surtout
nécessaire à l'âme pour recevoir les dons de Dieu, et elle consiste à n'aimer
rien de créé et de passager, et même à n'y faire aucune attention. Mais je
crois que l'imperfection des puissances de l’âme la fait tomber souvent dans
ces attaches et dans ces réflexions sur les créatures. C'est pourquoi il sera
plus utile et plus prudent d'apprendre le moyen de retenir les facultés de
l'âme dans le silence et dans le repos, afin que Dieu lui parle et qu'elle
l'écoute, puisque les opérations naturelles de ses puissances doivent cesser
pour acquérir cet élat : ce qui arrive lorsque Dieu
conduit l'âme et ses puissances dans la solitude, et que, selon l'expression
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d'un prophète, il lui parle : Je
la mènerai, dit-il, dans la solitude et je lui parlerai au cœur ( Osée
II, 14).
Si vous ajoutez néanmoins que si
la mémoire ne contribue point à contempler les choses divines et à réfléchir
sur Dieu même, l'âme ne pourra ni faire ni recevoir aucun bien, et qu'au
contraire elle tombera dans les distractions, dans la dissipation et dans la
tiédeur, je vous dirai que la mémoire,
se séparant de l'idée des choses présentes et des futures, et se tenant
recueillie en elle-même, ne donnera nulle entrée aux égarements, au
relâchement, ni aux autres imperfections humaines, lesquelles n'entrent jamais
dans l’âme, que quand elle se répand parmi les créatures. Ainsi la porte étant
fermée à tous ces empêchements, l'esprit seul demeurera en silence, prêt à
entendre la parole intérieure de Dieu, à qui il dira avec le prophète : Parlez,
Seigneur, car votre serviteur écoute ( I Reg.
III, 10). L'époux sacré souhaite, comme il est écrit dans les Cantiques, que sa
sainte épouse soit ornée des mêmes dons, lorsqu'il dit que sa sœur, son
épouse est un jardin fermé et une fontaine scellée ( Cant., 3 ;
c'est un jardin fermé à toutes les choses extérieures qui peuvent y entrer,
afin que l'âme soit délivrée de tout soin et de toute peine, et que celui qui
entra autrefois corporellement chez ses disciples, les portes étant fermées, et
qui leur donna sa paix lorsqu'ils ne savaient et ne pensaient pas même que cela
pût se faire; afin, dis-je, qu'il entre dans l'âme, sans qu'elle connaisse de
quelle manière il entre, et sans qu'elle y coopère de sa part ; pourvu
néanmoins qu'elle tienne fermées aux images des créatures les portes de la
mémoire, de l'entendement et de la volonté alors il la remplira d'une douce
consolation, en faisant couler dans elle un fleuve de paix (Isai., LXVII, 12.). De sorte qu'il la garantira des
soupçons, des défiances, des troubles, des obscurités et des autres peines qui
lui donnaient sujet de craindre qu'elle ne s'écartât du droit chemin, et
qu'elle ne courût à sa perte. Elle doit cependant, s'appliquer avec soin à
l'oraison, et attendre avec patience dans la nudité et le vide de toutes choses
; car Dieu ne tardera pas à la combler de biens spirituels.
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Le second désavantage que l'âme
peut recevoir des idées de la mémoire, est l'effet du malin esprit, qui devient
par ce moyen très-puissant sur elle. Il peut grossir
les images des objets extérieurs, et souiller l'âme des fantômes de l'orgueil,
de l'avarice, de l'envie, de la colère, et des autres passions; il lui est
possible même d'allumer en elle une haine injuste, un amour vain et profane,
d'autres affections déréglées, et de la séduire de plusieurs autres manières.
Il a coutume aussi d'imprimer si vivement dans l'imagination ce qu'il lui
plaît, que les choses véritables paraissent fausses, et que les fausses
semblent véritables. Il porte en fin ses pièges jusque dans l'âme, parles
espèces qui restent dans la mémoire. Mais après tout, l'âme s'en mettra
facilement à couvert, lorsqu'elle effacera de la mémoire les images des
créatures, en les ensevelissant dans un éternel oubli : ce qui lui sera sans
doute très-avantageux; car, comme le démon ne peut
agir sur elle que par l'entremise des figures imaginaires, l'âme coupe chemin à
toutes ses surprises et à tous ses efforts contre elle, dès là qu'elle anéantit
dans la mémoire les idées qu'il emploie pour la tromper; parce qu'il ne trouve
plus rien ni dans elle ni dans les autres puissances qui ont une liaison
nécessaire avec elle, dont il se puisse servir pour attirer l'âme et pour
l'engager dans ses pièges.
Je souhaiterais que les personnes
spirituelles fussent persuadées des grandes perles que l'âme souffre de la part
des démons, quand elle s'arrête aux espèces de la mémoire. Je voudrais bien
qu'elles comprissent la tristesse, les afflictions, la vaine joie que ces
mauvais génies lui impriment à l'égard, tant des pensées qu'elles ont de Dieu,
que des sentiments qu'elles ont des choses de ce monde. Je désirerais de tout
mon cœur qu'elles se représentassent fortement les impuretés que ces ennemis
implacables font couler de l'esprit dans l'âme, en la détournant de sa profonde
récollection, qui consiste à s'attacher au souverain bien selon toutes ses
puissances, et à se conserver dans une parfaite séparation de toutes les choses
matérielles et intelligibles; ce qui est assurément un bien très-considérable,
parce qu'on s'exempte par là de beaucoup d'affliction et de tristesse ; et il
faudrait lâcher de parvenir à cette
perfection, quand même le bonheur qu'on a de s'unir ainsi à Dieu ne serait pas
le fruit de ce dénûment, sans parler des
imperfections et des péchés dont on se préserve par ce moyen.
154
Le troisième dommage que les
idées naturelles de la mémoire apportent à l’âme est privatif, parce que ces
idées la privent du bien moral et du bien spirituel qu'elle posséderait. Pour
se convaincre qu'elles l'empêchent de jouir du bien moral qu'elle pourrait
acquérir, il faut savoir que ce bien consiste à réprimer les passions, d'où
naissent la tranquillité, le repos et la paix de l'âme. Or, elle ne peut
étouffer ces mouvements intérieurs, à moins qu'elle ne chasse de sa mémoire les
fantômes qui les excitent dans le cœur, puisque c'est la seule cause qui les
allume. L'expérience nous montre souvent cette vérité ; car, lorsque l'âme
pense a quelque chose, elle en reçoit l'impression ;
et le changement qu'elle en souffre paraît petit ou grand, selon l'idée qu'elle
se forme de cet objet. S'il est fâcheux, elle en sent de la tristesse ; s'il
est contraire, elle en conçoit de la haine ; s'il est agréable, elle s'en
réjouit ; s'il est avantageux, elle le désire. Il faut donc que
cette altération soulève les passions de l'âme, et qu'elle soit agitée
de divers emportements, qui troublent son calme, et qui la privent du bien
moral qu'elle goûterait avec plaisir si les espèces qui résident dans la
mémoire ne causaient pas ce désordre.
Il s'ensuit de là qu'elle perd
aussi le bien spirituel, dont elle n'est pas capable, tandis que, n'étant plus
soutenue des vertus morales, elle est battue et troublée par les agitations de
ses passions différentes. En effet, Dieu ne verse ses grâces extraordinaires
que dans les âmes tranquilles. Lois donc qu'elle se liera étroitement aux
connaissances que sa mémoire lui forme, il lui sera impossible d'avoir la
liberté et la facilité de s'unir constamment au bien incompréhensible qui est
Dieu, puisqu'elle doit aller à lui plutôt par une sainte ignorance que par une
connaissance subtile, et en changeant le bien muable et intelligible en un bien
incompréhensible et immuable,
Les inconvénients que nous venons
de remarquer nous font connaître, par la
science des contraires , les avantages que la
155
destruction des espèces naturelles
de la mémoire procure à l’âme.
En premier lieu, étant délivrée
du trouble et des mouvements que les opérations de la mémoire lui causaient,
elle jouit d'une paix agréable et d'une grande pureté de conscience : ce qui la
dispose à la sagesse tant divine qu'humaine, et à la pratique des vertus
chrétiennes et morales.
En second lieu, l'âme est exempte
des suggestions, des tentations et des impressions du démon, qui emploie les
images de la mémoire pour la tenter, et pour la jeter en quelque impureté et en
quelque péché, comme nous avons dit, selon le langage du prophète-roi : Ils
ont pensé au mal, ils en ont parlé ( Psal.,
LXXII, 8). Or, le démon n'a plus ce pouvoir lorsqu'on a détruit ces idées.
Troisièmement, cet oubli prépare
l'âme à recevoir les opérations et les lumières du Saint-Esprit, qui se
retire, comme dit le Sage, des pensées folles et impures ( Sap., I, 5).
Mais quand l'homme spirituel ne
recueillerait point d'autre fruit d'avoir purgé sa mémoire de ses espèces, que
de se délivrer de ses peines et de ses passions, il serait assurément bien
récompensé ; puisque d'ailleurs ces mouvements et ce trouble ne servent de rien
à l'âme pour détourner les accidents qui lui arrivent, ni pour apaiser la
douleur qu'elle en conçoit. C'est dans ce sens que David dit que l'homme
passe comme une vaine image, et qu'il se trouble inutilement ( Psal., XXXVIII,
7), parce que le trouble ne lui peut être d'aucune utilité. De sorte que, si
tout le monde se renversait, ce serait en vain qu'on s'en troublerait, et l'âme
en recevrait plutôt du mal que du bien; au lieu que, si elle supportait
paisiblement tout ce désordre, non-seulement elle en
profilerait davantage, mais elle jugerait encore plus sainement des adversités,
et y apporterait le remède convenable avec plus de facilité et d'efficacité.
Salomon était sans doute bien
informé de la perte que ce trouble cause, et du fruit que cette paix produit,
lorsqu'il disait : J'ai reconnu qu'il n'est rien de meilleur que de
conserver la joie de son cœur et de faire tout le bien qu'on peut en sa vie
( Eccl., III, 12), pour nous apprendre
qu'en tous les événements les plus contraires, il vaut mieux nous réjouir que
nous affliger, de peur de perdre le calme de l'esprit et la douceur intérieure
qui nous aident à porter patiemment la bonne et la
156
mauvaise fortune. Or, il est
constant que personne n'entrera dans cette agréable tranquillité sans sortir
des idées et des opérations de sa mémoire, et sans se soustraire aux occasions de
voir, d'entendre ce qui se passe, et de converser avec le monde. Nous sommes
naturellement si fragiles et si enclins aux choses extérieures, qu'encore que
nous nous soyons accoutumés et exercés à nous en priver, néanmoins si nous
envisageons ce que la mémoire nous présente, à peine pourrons-nous éviter la
rencontre de quelque objet qui aura la force d'interrompre la paix de notre
cœur, de nous jeter dans quelque fâcheuse altération, comme le prophète Jérémie
craignait de l'éprouver : Je me souviendrai des créatures, dit-il, et
mon âme séchera en moi-même ( Thren.,
III, 20).
Quoique nous ayons expliqué
suffisamment les connaissances imaginaires du premier genre et de l'ordre
purement naturel, il est à propos de diviser cette matière en un second ordre,
qui contient les idées et la connaissance des choses surnaturelles que la
mémoire conserve en elle-même, telles que sont les visions, les révélations,
les paroles intérieures et les sentiments spirituels, que Dieu communique
surnaturellement à l'âme et dont les images demeurent d'ordinaire dans la
fantaisie, tant elles y sont vivement gravées : ce qui nous oblige à donner
aussi quelque avis à l'homme spirituel, de peur qu'il n'y embarrasse sa
mémoire, et qu'il ne s'en fasse un obstacle à l'union divine.
Je dis donc que l'âme qui veut
obtenir ce bien ne doit jamais réfléchir sur les choses claires, distinctes et
particulières dont elle a eu l'expérience par une voie surnaturelle, de peur
que les images n'en restent dans la mémoire. Il faut toujours présupposer,
comme un principe nécessaire en ce sujet, que plus l'âme se fixera dans la
connaissance distincte, claire et surnaturelle de quelque objet, moins elle
aura de dispositions et de capacité pour entrer dans l'abîme de la foi, où
toutes les autres choses sont absorbées. Nulle des espèces et des connaissances
surnaturelles qui peuvent se présenter à la mémoire n'est Dieu lui-même, et n'a
aucune proportion avec Dieu, et ne peut être un moyen
prochain pour
157
s'unir à lui. Il est cependant de
la dernière nécessité que l'âme se vide de tout ce qui n'est pas Dieu pour
aller à lui et pour y parvenir par la foi. La mémoire doit, pour cette raison,
se dégager de toutes ses idées, afin de s'unir aussi à Dieu par l'espérance. En
effet la possession est contraire à l'espérance, puisqu'on n'espère que ce
qu'on Dépossède pas. Car la foi, dit saint Paul (Hebr.
XI, 1), est le soutien des choses que nous espérons, et l'évidence de celles
que nous ne voyons pas. Ainsi plus la mémoire se
dépouille de ses espèces, plus elle a d'espérance, et conséquemment elle est
unie plus étroitement au Seigneur.
A l'égard de Dieu, plus l'âme
espère, plus elle obtient: or elle espère plus quand elle se prive de toute
possession; et lorsqu'elle s'en sera privée entièrement, elle possédera Dieu
aussi parfaitement qu'on peut s'unir à lui en cette vie. Il se trouve néanmoins
des personnes qui ne veulent nullement rejeter la consolation que les
représentations de la mémoire leur donnent, et qui ne peuvent ensuite goûter la
douceur que la possession de leur créateur verserait abondamment en leur âme;
car celui qui ne renonce pas à toutes les choses qu'il possède, ne peut être le
disciple de Jésus-Christ, ni impétrer de la bonté divine l'union et la
jouissance de Dieu.
Lorsque l'homme spirituel fait
des retours sur les choses qu'il connaît par quelque impression surnaturelle,
il s'attire cinq sortes de pertes :
La première est qu'il se trompe
souvent en prenant une chose pour une autre ;
La deuxième : il est dans
l'occasion prochaine de concevoir de la présomption et de la vanité ;
La troisième : l'esprit de
ténèbres a beaucoup de facilité à le séduire par ces idées ;
La quatrième : il se forme à
lui-même un empêchement de s'unir à Dieu par l'espérance ;
La cinquième : ces espèces lui
suggèrent d'ordinaire de très-bas sentiments de Dieu.
Quant à la première perte, dont
nous parlons maintenant, il est certain que l'homme spirituel qui s'arrête à
ces sortes d'images et
158
de connaissances, en fera de temps
en temps un jugement faux et trompeur. Car si personne ne peut bien connaître
ce qui se passe naturellement en son imagination, ni en former un jugement pur
et infaillible, nous pouvons beaucoup moins juger sûrement des choses
surnaturelles, tant parce qu'elles surpassent la portée de notre esprit que
parce que nous n'en avons que très-rarement
l'expérience. Si bien qu'il prendra de fois à autre l'ouvrage de la fantaisie
pour l'ouvrage de Dieu, l'ouvrage de Dieu pour l'ouvrage du démon, et l'ouvrage
du démon pour l'ouvrage de son créateur. Les images même de son bien et de son
mal, du bien et du mal d'autrui, et les autres espèces de cette nature
s'attacheront avec tant de force à son imagination, et lui paraîtront si
vraisemblables, qu'il les estimera très-certaines,
quoique ce ne soient que dos illusions et des mensonges. Quelquefois aussi
celles qui seront véritables passeront dans son esprit pour fausses.
Mais au cas qu'il ne s'égare pas
quant à la vérité de ces choses, il pourra néanmoins errer quant à leur
qualité, en pensant que celles qui ne sont que petites sont grandes, et que
celles qui sont grandes ne sont en effet que très-petites
; et que ce qu'il garde en son imagination est une chose de telle nature, au
lieu que c'est une chose d'une autre nature, en prenant ainsi, selon
l'expression d'isaïe, les ténèbres pour la
lumière, et la lumière pour les ténèbres ; l'amer pour le doux, et le doux pour
l'amer ( Isa., V, 20). Ce sera
enfin une espèce de miracle, si, ne se trompant pas en une chose, il ne se
trompe pas en une autre; car, quoiqu'il n'en juge pas fort déterminément, c'est
assez qu'en les estimant beaucoup, il en porte jugement, quoique avec peu
d'application, pour souffrir ou le dommage que j'explique, ou quelqu'un de ceux
que nous remarquerons dans les chapitres suivants.
Si l'homme spirituel veut donc
prévenir toutes sortes de tromperies, il ne doit point examiner ce qu'il a dans
l'esprit, ni ce qu'il sent, ni quelle est cette vision, cette connaissance ou ce
sentiment; il ne doit pas non plus ou les désirer, ou en faire état, ou s'en
rafraîchir la mémoire, sinon pour les dire à son directeur, afin qu'il apprenne
de lui comment il faut les anéantir dans sa mémoire, et de quelle façon il se
doit comporter en tel cas et en telle occurrence, puisque toutes ses idées,
quelles qu'elles puissent être, ne sauraient l'exciter à un si grand amour de
Dieu que le moindre acte d'une foi vive et d'une ferme espérance qu'il produira
lorsqu'il aura effacé tout cela de sa mémoire.
159
Les connaissances surnaturelles
qui se conservent dans la mémoire donnent
occasion aux personnes spirituelles qui les estiment, de se laisser
emporter à la présomption et à la vanité. Car, comme celui qui n'a nulle part à
ces dons célestes est éloigné de ce vice, ne remarquant rien en lui qui soit un
sujet d'y penser ; de même celui qui en
est participant s'imagine aussitôt qu'ils relèvent à un degré d'excellence qui
le distingue du commun. A la vérité, il peut bien les rapporter à Dieu comme à
l'auteur, lui en rendre ses actions de grâces, et croire qu'il en est indigne;
mais après tout, il se glisse en son cœur je ne sais quelle satisfaction
secrète, je ne sais quelle estime de ces grâces, qui ont accoutumé d'enfler
d'orgueil les hommes spirituels. C'est de quoi ils pourront se convaincre,
lorsqu'ils feront attention sur le
chagrin qui les anime contre
ceux qui n'approuvent pas leur
attrait, ni leur esprit et leur conduite, ni ces
impressions surnaturelles, et lorsqu'ils réfléchiront sur la douleur qui les
pénètre quand ils apprennent ou quand
ils pensent que d'autres qu'eux jouissent de bienfaits de Dieu peut-être plus
éminents et plus précieux. Tous ces sentiments sont sans doute les effets d'un
orgueil occulte, dont ces gens-là toutefois ne croient pas être enflés, se
persuadant qu'il leur suffit, pour en être exempts, de reconnaître devant Dieu
leur misère, quoiqu'ils soient effectivement pleins de l'estime d'eux-mêmes, et
de la complaisance qu'ils sentent, plus pour leurs biens spirituels que pour
les dons surnaturels des autres; tellement qu'ils ressemblent au pharisien qui
remerciait Dieu, avec beaucoup de présomption et de plaisir, pour les vertus
particulières dont il se flattait : Je vous rends grâces, mon Dieu,
disait-il, de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont
voleurs, injustes, adultères, et tel aussi que ce publicain. Je jeûne deux fois
la semaine, et je paie la dîme de tout ce que je possède (
Luc., XVIII, 11, 12). J'avoue bien qu'ils ne prononcent pas ces
paroles comme le pharisien, mais ils en ont la pensée, et quelques-uns d'entre
eux s'abandonnent quelquefois à un orgueil caché, de telle sorte qu'ils sont
plus méchants en ce point que le démon même.
160
Lorsqu'ils goûtent ces douceurs intérieures comme des
écoulements de Dieu, selon leur sens, ils en conçoivent une très-grande
complaisance, et ils ne doutent pas qu'ils ne soient proches de Dieu, et que
ceux qui ne sont pas favorisés de ces consolations spirituelles n'en soient
éloignés; et ainsi, à l'exemple du pharisien, ils en font un grand mépris.
Mais, pour guérir ce mal
contagieux et désagréable aux yeux de Dieu, ils doivent avoir toujours dans
l'esprit ces deux remèdes : le premier est de se bien persuader que la vertu
n'est point renfermée dans ces sentiments divins, quelque sublimes qu'ils
soient, ni dans aucune autre chose semblable ; au contraire, elle se trouve
dans le profond mépris de soi-même et de ses bonnes qualités, et dans le
plaisir qu'on prend à voir ces dons surnaturels dans le prochain.
Le second est de graver en leur
cœur cette vérité, savoir : que toutes les visions, toutes les révélations, et
tout ce qu'ils peuvent se représenter de plus grand en cette matière, n'est pas
d'un si grand prix que le moindre acte d'humilité qui procède de la charité,
laquelle porte un homme à n'estimer jamais ses avantages, a ne point chercher
ses intérêts, à ne point penser mal de personne sinon de soi-même, à ne
s'attribuer aucun bien, et à croire que tous les autres sont bons. Il est donc
expédient qu'ils ne s'élèvent pas au-dessus des autres à cause de ces grâces
surnaturelles, qu'ils ne s'en laissent pas éblouir, et qu'ils s'étudient plutôt
à les mettre en oubli et à s'en retirer le plus promptement qu'il sera
possible.
Un peut recueillir de ce que nous
avons dit et on peut comprendre en combien de portes le démon engage l'âme par
le moyen de ces représentations surnaturelles. En effet, il lui montre
plusieurs images trompeuses qui ont de si belles apparences, que l'âme les
croit véritables, et qu'elle ne peut en douter, parce que cet esprit de
ténèbres se transforme en ange de lumière, et l'âme le regarde alors comme une
lumière sûre et certaine. Il peut aussi la tenter en diverses manières, lorsque
Dieu révèle lui-même à l'âme quelques vérités. Car il est facile alors au démon
d'émouvoir les passions et les appétits ou spirituels ou sensitifs, parce que
ces idées imaginaires donnent du goût et du plaisir à l'âme, et le démon lui
peut augmenter le désir d'en jouir, et la jeter dans la gourmandise
161
spirituelle et dans d'autres
imperfections. Pour exécuter son dessein, il a coutume de faire couler dans les
sens des douceurs extraordinaires qui naissent des choses divines, afin que
l'âme, étant rassasiée de leur abondance et aveuglée de leur éclat, se tourne
plutôt du côté de la volupté spirituelle que de l'amour divin, ou du moins afin
qu'elle aime moins Dieu qu'elle ne ferait, et qu'elle estime plus ces fantômes
que la privation de ces choses et que la nudité et la pauvreté d'esprit qu'on acquiert
dans la pratique d'une foi simple, d'une espérance ferme, et d'un amour pur et
parfait. Car, lorsque l'âme est frappée de cet aveuglement, la fausseté et le
mal ne lui paraissent pas mal et fausseté ; les ténèbres ont l'air de la
lumière, et la lumière a la couleur des ténèbres ; elle s'engage en mille
folies, et, au lieu de la douceur, de la fermeté et de la constance qu'elle
avait dans les choses naturelles, morales et spirituelles, elle n'y trouve que
de l'amertume, de la légèreté et de l'inconstance. La cause de ce désordre est
la négligence de l’âme à repousser au commencement la délectation de ces
impressions surnaturelles, de laquelle elle ne s'est pas gardée, parce que cette délectation était d'abord petite et
innocente, et qu'elle s'est augmentée peu à peu pendant que l'âme s'y attachait
avec dérèglement.
Il est donc du bien de l'âme qui
veut prévenir ce mal, de ne se point plaire en ces choses, parce que ce plaisir
l'aveuglera et la rendra toute languissante en son devoir, comme le prophète-roi
semble le signifier. Les ténèbres, dit-il, m'environnent, et la nuit sera ma
lumière dans mes délices ( Psal.,
CXXXVIII, 11.) ; ou, pour parler plus clairement, les ténèbres, m'aveugleront
peut-être en mes plaisirs, et je prendrai la nuit pour le jour.
J'ai peu de chose à dire de ce
quatrième dommage, en ayant beaucoup parlé dans ce livre, où j'ai montré que
l'âme doit renoncera toutes les idées de la mémoire, pour arriver par
l'espérance à l'union divine; parce que, pour fixer uniquement son espérance en
Dieu, on ne doit rien retenir en la mémoire que ce qui est Dieu
162
même. Mais comme les images, soit
naturelles ou surnaturelles, qui peuvent rester dans la mémoire, ne sont pas
Dieu et n'ont rien de semblable à Dieu, il est constant que tout ce que la
mémoire lâchera de s'imprimer fera un obstacle à l'âme pour s'unir à Dieu, et
qu'elle s'embarrassera elle-même, parce que plus elle possédera, moins elle
aura d'espérance parfaite. Il est donc nécessaire qu'elle s'occupe à oublier
les idées que la mémoire conserve, afin de s'unir à Dieu par l'espérance sans
aucun empêchement.
Ce n'est pas un inconvénient
moins pernicieux à l'âme que les autres, d'entretenir dans la mémoire la
peinture imaginaire de ces connaissances surnaturelles, principalement
lorsqu'elle veut les employer comme un moyen pour entrer dans l'union de Dieu.
Il lui sera facile alors de se former de l'essence de Dieu des idées moins
élevées que son incompréhensibilité ne l'exige. Car, quoique la raison et le
bon sens l'empêchent de croire qu'il a de la ressemblance avec ces choses,
néanmoins l'estime qu'elle fait de ces représentations surnaturelles sera cause
que les pensées qu'elle aura de Dieu ne seront pas aussi sublimes que la foi le
demande, puisqu'elle nous propose un Dieu infini, incomparable et
incompréhensible. En effet, jugeant de Dieu selon le tableau qu'elle se fait
des créatures, elle l'abaisse en les relevant; elle lui ôte quelque chose de
son excellence en les estimant propres à le représenter; elle les compare avec
lui : et, de cette sorte, elle diminue la grandeur des connaissances et des
sentiments qu'elle devrait en avoir, parce que rien de créé, rien de naturel ni
de surnaturel, qui peut être l'objet des sens, quelque éminent qu'il soit, n'a
de la proportion avec Dieu, et ne lui peut être comparé. Il n'est renfermé dans
aucun genre ni dans aucune espèce, et l'âme n'est capable en cette vie de
connaître que les choses qui sont contenues en quelque espèce ou en quelque
genre. C'est pourquoi personne, dit saint Jean, n'a jamais vu Dieu. Personne
n'a jamais compris ce que c'est que Dieu. Car l'œil n'a point vu sans vous, ô
mon Dieu! ajoute Isaïe, ce que vous avez préparé pour
ceux qui vous attendent (Joan., I, 18.). Celui-là ne peut donc ni
concevoir Dieu ni l'estimer
163
comme il est convenable, qui
remplit sa mémoire et ses puissances de toutes ces choses.
Expliquons ceci par cette
comparaison, quoique basse et indigne de Dieu. Il est hors de doute que plus un
homme estimera les serviteurs du roi, plus il s'occupera de la considération
qu'il a pour eux, moins il aura, dans
ce moment, et d'estime et d'égard pour sa majesté.
Quoique son entendement ne forme pas distinctement cette pensée, l'action de cet homme montre la
préférence qu'il donne aux serviteurs, et la prééminence qu'il ôte à leur
Seigneur : et conséquemment, tandis qu'il fera quelque état des domestiques, il
ne prendra pas des idées assez hautes de son souverain. De même lorsque l'âme
estime des créatures et les regarde
comme des portraits
propres à lui représenter Dieu, elle a dans ces moments
moins d'estime pour lui qu'il ne faut ; et, si elle n'a pas dans l'esprit cette
pensée, elle donne néanmoins, par son action, l'avantage aux créatures, dépouillant en quelque façon le Créateur de
son excellence infinie. Il est donc nécessaire qu'elle retire les yeux de dessus les créatures pour les
élèvera Dieu seul, et pour les fixer en
lui par la foi et par l'espérance. Ainsi tous ceux-là sont dans l'erreur qui aspirent à l'union divine par ces moyens; leur entendement
est moins éclairé de la foi, laquelle
doit néanmoins l'unir à Dieu; leur mémoire est aussi moins soutenue de
l'espérance, laquelle doit toutefois la conduire à cette union.
Outre les fruits qu'on tire du soin
d'éviter les cinq inconvénients que nous avons expliqués dans les chapitres
précédents, il y en a d'autres très-considérables. Le
premier est que l'homme spirituel jouit d'une profonde paix, lorsqu'il s'est
éloigné de ces représentations imaginaires; le second : il se délivre de la
peine d'examiner si elles sont bonnes ou mauvaises, et comment il doit se
comporter à l'égard des unes et des autres; le troisième : il se garantit du
chagrin qu'il sentirait, et de la perle de temps qu'il ferait à consulter les
maîtres de la vie spirituelle, pour savoir si ces images sont bonnes ou non, et
de quelle nature elles sont. Il n'est pas nécessaire d'avoir la connaissance de
ces choses,
164
lorsqu'on n'y fait nul fond, et
qu'on les rejette de la manière que nous l'avons marqué. Le quatrième fruit est
que l'âme occupe ses forces et met son temps à unir sa volonté à Dieu, et à se
procurer la nudité et la pauvreté spirituelle, qui consiste en la volonté
sincère et en la ferme résolution de se priver de l'appui, du secours et de la
consolation qu'on peut recevoir de toutes les choses qui tombent dans les sens
extérieurs et intérieurs, et dont les espèces demeurent dans la mémoire. Alors
l'âme s'approchera de Dieu d'autant plus qu'elle se séparera davantage de
toutes ces
idées.
Mais vous me ferez peut-être
cette objection : Pourquoi les directeurs conseillent-ils aux personnes
spirituelles de profiler autant qu'elles peuvent des communications et des
impressions divines, et de concevoir le désir d'obtenir des dons de Dieu, afin
d'avoir de quoi lui offrir? s'il ne nous donnait rien,
nous n'aurions rien à lui rendre. D'ailleurs saint Paul dit : N'éteignez pas
l'esprit ( I Thessal.,
V, 18.) ; et l'époux sacré dit aussi à l'épouse : Mettez-moi connue un
sceau dans votre cœur, comme un cachet sur votre bras ( Cant., VIII, 6.). Ces endroits de l'Ecriture semblent
signifier les connaissances ou les idées que nous formons des choses qui
frappent nos sens. Or, tant s'en faut, selon la doctrine que vous venez
d'établir, qu'il faille désirer et rechercher ces choses, qu'au contraire
il est nécessaire de les rejeter, quoique Dieu nous les donne lui-même et les
imprime en notre esprit; ce qu'il fait pour une très-bonne
fin, et on ne peut douter que les effets n'en soient aussi très-salutaires.
Ce sont des pierres précieuses que nous
ne devons pas refuser quand on nous les présente. Il y aurait même quelque
sujet de nous accuser d'orgueil, si nous n'acceptions pas ces bienfaits de
Dieu, comme si nous avions sans eux de quoi nous contenter nous-mêmes et nous
enrichir.
Je réponds que nous avons déjà
satisfait en partie à cette objection
dans les chapitres XV et XVI du second livre, où nous avons dit que le bien qui
revient à l'âme des connaissances surnaturelles, lorsque Dieu en est l'auteur,
lui est accordé d'une manière passive, dans le temps même où ces espèces se
présentent aux sens : de sorte que ses puissances n'y contribuent en rien par
leur opération. C'est pourquoi il n'est pas besoin que la volonté produise un
acte formel pour les recevoir; car, si l'âme y voulait employer ses facultés,
bien loin d'en profiter, elle empêcherait, par une coopération si vile et si
disproportionnée, les impressions surnaturelles que Dieu fait en elle. Il est
même à propos qu'elle demeure alors dans
165
un état purement passif, et que,
suivant la doctrine que nous avons expliquée, elle n'y interpose aucun de ses
actes. C'est ainsi qu'elle ne perdra point les sentiments de Dieu par la
bassesse de ses opérations, et qu'elle les conservera en elle-même. C'est ainsi
qu'elle n'éteindra point en elle l'esprit de Dieu, ce qu'elle ferait si elle
voulait se gouverner autrement que Dieu ne la conduit. Elle l'éteindrait en
effet, si, lorsque Dieu le lui communique passivement, comme il fait
d'ordinaire en ces sortes de représentations, elle s'efforçait d'être active et
d'y mêler l'opération de l'entendement; ou si elle désirait autre chose, en
cela, que ce que Dieu lui donne par sa bonté infinie. La raison en est que, si
l'âme faisait des efforts pour opérer, son opération ne sortirait pas des
bornes de la nature; ou, si elle était surnaturelle, elle serait néanmoins
inférieure à tout ce que Dieu produit en elle. Il peut faire de lui-même
infiniment plus que l'âme ne peut faire de ses propres forces, puisqu'elle ne
saurait s'exciter elle-même ni s'élever aux choses surnaturelles ; c'est Dieu
qui l'y meut, qui l'y porte et qui l'y établit, pourvu qu'elle y donne son
consentement. Voilà pourquoi, si elle veut agir d'elle-même, elle empêche Dieu,
autant qu'elle peut, de répandre en elle son esprit, parce qu'elle se lient à
sa propre opération, qui est d'une autre espèce que celle de Dieu, et qui a
quelque chose de plus abject que ce que Dieu lui donne ; et c'est ce que
j'appelle éteindre l'esprit de Dieu.
Il est manifeste aussi que ce
genre d'opération est plus vil et plus ravalé; caries puissances de l'âme ne
peuvent, selon leur nature, ni agir ni réfléchir, sinon sur quelques images
sensibles, lesquelles ne sont, à proprement parler, que l'écorce et les
accidents de la réalité et de l'esprit qui y sont renfermés et cachés. Ces
espèces ne sauraient être unies par connaissance et par amour aux facultés de
rame, sinon lorsque leur opération, qui est très-imparfaite,
est interrompue et tout à fait cessée; car la fin de cette opération n'est
autre, à l'égard de l'âme, que de recevoir en elle-même la réalité des choses
connues, aimées et cachées sous ces idées.
De là vient qu'il y a la même
différence entre l'opération active et l'impression passive, lorsqu'on les
considère dans leur inégalité, par laquelle l'âme est au-dessus de l'autre, que
celle qui se trouve entre une chose qu'on fait actuellement et une chose qui
est déjà faite; entre ce que nous souhaitons d'acquérir et ce que nous avons
acquis. Il faut conclure que, si l'âme veut employer l'activité de ses
puissances dans les représentations surnaturelles, où Dieu lui donne
passivement ce qu'elles ont de plus essentiel et de plus effectif, elle
recommence à faire ce qui est déjà fait; elle ne jouit pas de ce qu'elle possède;
elle empêche, par son opération active,
166
les derniers traits de ce qui était
presque achevé. Ces opérations ne peuvent élever l'âme à la possession de cet
esprit intérieur que Dieu lui communiquait auparavant sans user de leur ministère.
Et conséquemment, de peur d'éteindre l'esprit de Dieu, elle doit continuer à se
tenir dans l'état passif, et alors Dieu la comblera de dons plus rares qu'elle
ne pourrait se procurer par ses propres opérations. Il semble que c'est dans ce
sens qu'un prophète a parlé : Je m'arrêterai, dit-il, d'un pied ferme
sur ma forteresse, et je considérerai ce qu'on me dira ( Habacuc, II,
1). Comme s'il disait : Je demeurerai debout sur la forteresse de mes
puissances; je ne ferai pas une seule démarche dans mes opérations; mais je
contemplerai à loisir ce qu'on m'aura dit ; je comprendrai et je goûterai ce
que Dieu m'aura communiqué surnaturellement. Pour ce qui regarde le passage
qu'on a allégué des Cantiques, il se doit entendre de l'amour que
l'époux exige de l'épouse, et dont l'office, est de rendre l'amant semblable a
l'objet aimé. (Cant., VIII, 6.) C'est pourquoi l'époux dit à l'épouse
qu'elle le mette comme un cachet sur son cœur: car c'est le cœur que les
flèches de l'amour ont accoutumé de percer, et ces flèches ne sont autre chose
que les motifs et les actions de l'amour, lesquelles flèches doivent voler à
l'époux, afin que l'âme lui devienne semblable par les mouvements et par les
actes de l'amour, jusqu'à ce qu'elle soit transformée en lui. L'époux avertit
aussi l'épouse de le mettre comme un sceau sur son bras, parce que l'exercice
de l'amour consiste particulièrement à s'unira lui comme à son objet unique;
car l'amour ne doit s'appuyer que sur lui et ne s'arrêter qu'à lui, elle
bien-aimé ne se plaît qu'en cet amour.
Pour cette cause, l'âme doit
occuper toutes ses forces à mépriser les impressions qu'elle reçoit d'en haut,
soit visions, soit révélations, soit paroles intérieures, soit sentiments et
goûts divins; elle doit s'en séparer pour s'appliquer au seul amour de Dieu,
qui fait intérieurement ces effets en elle; elle doit estimer les sentiments
d'amour qu'elle a, sans s'attachera la douceur qu'ils répandent en son cœur.
Elle peut aussi, pour le même effet, rappeler en sa mémoire les images qui ont
contribué à l'enflammer de l'amour divin, afin de se remettre en l'esprit les
motifs qui l'attirent à l'amour, et qui allument l'amour dans son cœur. Car,
quoique le souvenir de ces choses ne produise pas un effet aussi fort que leur
première impression et leur première vue, toutefois il réveille l'amour, il
élève ensuite l'âme à Dieu, surtout lorsqu'on se souvient des fantômes et des sentiments surnaturel? qui sont
gravés si profondément
167
dans l’âme, qu'ils y demeurent
longtemps, et que quelques-uns n'en sont presque jamais effacés. Les images qui
sont imprimées de la sorte, et auxquelles l'âme a recours pour se rafraîchir la
mémoire des choses qu'elle a connues, font des effets d'amour, de douceur, de
lumières, de transports, de paix, quelquefois plus grands, quelquefois plus
petits, quelquefois plus souvent, quelquefois plus rarement; car c'est pour ce
dessein que Dieu les lui a communiquées : si bien que celui-là est favorisé
d'une grâce insigne, en qui Dieu opère toutes ces merveilles, puisque c'est
posséder des trésors infinis de biens célestes.
Ces espèces restent dans l'âme
d'une manière vive et non pas morte, parce qu'elles y
résident selon son entendement et sa mémoire; et elles ne ressemblent pas aux
images qui se conservent dans l'imagination. C'est pourquoi l'âme n'est pas
obligée de les emprunter de cette faculté matérielle, lorsqu'elle veut s'en
ressouvenir. Elle s'aperçoit bien qu'elle les a dans elle-même; et elle les y
voit comme on voit dans un miroir l'image de l'objet qu'on lui présente. S'il
arrive donc qu'une âme remarque en elle-même ces idées, elle peut en réveiller
la mémoire pour s'exciter à l'amour de Dieu, car ces espèces ne l'empêcheront
pas de parvenir par la foi à l'union de l'amour, pourvu qu'elle ne s'attache
point à ces images, qu'elle ne s'en occupe pas, et qu'elle les rejette aussitôt
qu'elle sentira l'amour allumé dans son cœur.
Il est difficile de distinguer
quand ces idées passent jusques aux choses purement spirituelles, quand elles
atteignent et touchent directement ces choses comme leur terme, ou si ces
espèces sont tellement resserrées dans la fantaisie, qu'elles ne sortent point
de ses bornes. Car cette faculté du
corps en forme si souvent, que plusieurs personnes ont des visions qui ne sont
que l'ouvrage de l'imagination, et qui sont représentes de la même manière,
soit que cela vienne de la vivacité de leur fantaisie, qui fait incontinent le
portrait des choses qui leur tombent dans la pensée; soit que ce soit une
opération du démon qui eu imprime aussitôt l'image; soit enfin que Dieu met le
lui-même cette espèce dans cette
puissance, sans la graver formellement dans l'âme. On peut néanmoins faire ce
discernement par les effets. Car les images naturelles dont le malin esprit est
l'auteur ne son! d'aucune utilité, et ne renouvellent
point l'amour ni l'état spirituel de l'âme; mais elles lui sont infructueuses,
quoique l'âme en ait la mémoire présente. Au contraire, les espèces qui sont
bonnes, et qui viennent de Dieu, produisent à la vérité de bons effets dans l'aine,
quand elle s'en souvient, comme elles en ont produit la première fois qu'elle y
a pensé : mais les images formelles, c'est-à-dire celles qui sont imprimées
dans l'âme, font en elle des effets
168
plus considérables, lorsque l'âme
fait un retour sur ces images, et qu'elle les regarde avec quelque attention.
Celui qui aura quelque expérience de ces dernières espèces découvrira
facilement la différence qu'il y a entre elles et les premières images. Pour en
marquer ici quelque chose, je dis seulement que celles qui sont imprimées
formellement dans l'âme, et qui y persévèrent, sont très-rares.
J'ajoute qu'il est du bien de l’âme, de quelque nature que soient ces images,
de ne vouloir connaître et comprendre que Dieu par la foi, dans l'espérance de
le posséder.
Je réponds enfin à ce qu'on dit,
qu'il y aurait de l'orgueil à rejeter les bonnes choses qui se présentent à
l'esprit; je réponds, dis-je, que c'est au contraire l'effet d'une insigne
humilité de se servir de ces choses avec prudence et avec utilité, et de
prendre le chemin le plus sur et le plus droit pour aller à son terme, qui est
Dieu.
Nous avons dit que les
connaissances spirituelles composent la troisième espèce des idées de la
mémoire ; non pas qu'elles appartiennent comme les autres au sens corporel de
la fantaisie, mais parce qu'elles sont renfermées dans les opérations de la
mémoire. L'âme peut se souvenir de celles qui lui ont été présentées, non pas à
cause de quelque image qui soit restée d'elles dans le sens corporel, puisque
ce sens, étant matériel, est incapable de recevoir des espèces spirituelles,
mais à cause des espèces intellectuelles et spirituelles qui lui en sont
demeurées : ou du moins elle les rappelle en la mémoire à cause des effets que
ces connaissances ont produits. Et c'est pour cette raison que je leur donne
rang parmi les idées de la mémoire, quoiqu'elles n'appartiennent pas
directement à la fantaisie.
Pour ce qui est de la nature de
ces connaissances, et de la manière d'en user, afin que l'âme tende à l'union
divine, nous en avons parlé suffisamment dans le vingt-quatrième chapitre du
second livre, où nous en avons traité comme des connaissances de l'entendement;
nous en avons remarqué de deux sortes : les unes regardent les perfections
divines, les autres représentent les choses créées. Or, quant à noire dessein,
qui est de montrer comment il faut conduire la mémoire dans l'usage de ces
connaissances pour aller à l'union, je dis, comme je viens de l'expliquer
169
dans le chapitre
précédent, en traitant des connaissances formelles à l'ordre
desquelles celles-ci, qui sont les connaissances des créatures, se rapportent ;
je dis que l'âme en peut renouveler le souvenir lorsqu'elle en produit de bons effets, non pas pour les conserver en elle-même, mais
pour donner de nouvelles forces à la
connaissance qu'elle a de Dieu, et à
l'amour dont elle est enflammée pour lui. Mais, s'il lui est inutile de s'en
souvenir, elle n'y doit nullement penser. Au contraire, il faut qu'elle
s'applique à se remettre en mémoire les représentations des choses incréées;
car elle y puisera de grands biens, savoir : les louches intérieures et
les sentiments qui naissent de l'union
divine. Or, ces touches et ces sentiments reviennent dans la mémoire, non pas à cause d'aucune image matérielle qu'ils
aient imprimée d'eux-mêmes en l'âme, car, étant tout spirituels, ils n'en
peuvent produire; mais à cause de la lumière, de l'amour, de la douceur, du
renouvellement spirituel, des autres effets qu'ils font dans l'âme, et dont le
seul souvenir lui inspire une ardeur nouvelle.
Pour achever le traité de
la mémoire, il est
nécessaire de donner au lecteur une méthode courte et générale, qu'il
pourra suivre pour s'unira Dieu
selon cette puissance; car, quoiqu'il puisse la comprendre par ce que
nous avons dit ci-dessus, néanmoins l'abrégé que nous ferons de ces principes
lui en facilitera la connaissance. Voici donc ce que nous prétendons, et ce
qu'il doit bien examiner : l'âme se doit unir à Dieu selon la mémoire par
l'espérance. Elle ne peut espérer que ce quelle ne possède pas. Moins elle
possède de choses, plus elle est capable d'espérer ce qu'elle se propose, et de
concevoir une espérance plus parfaite : au contraire, plus elle possède de
choses, moins elle est propre à espérer ce qu'elle attend, et à donner de la perfection
à son espérance. Outre cela, plus l'âme dépouille la mémoire des espèces et des
objets dont elle peut se souvenir, hors
Dieu et Jésus-Christ, dont le souvenir et la contemplation sont d'une
conséquence et d'une efficacité très-grandes pour
arriver à notre fin, puisqu'il est le véritable chemin par lequel nous devons marcher, le guide sûr que nous devons suivre, l'auteur
de tous les biens dont nous pouvons jouir; plus, dis-je, l'âme prive la mémoire
de ces choses,
170
plus elle l'attache à Dieu, et plus
elle a sujet d'espérer qu'elle sera remplie de lui.
Ce que l'âme doit donc faire pour vivre dans une
entière et pure espérance de posséder Dieu, c'est que, quand ces images et ces
connaissances distinctes et particulières lui reviendront en la mémoire, elle
les néglige sans faire semblant de les apercevoir; et qu'étant ainsi vide de
toutes ces choses, elle s'élève à Dieu par un mouvement tendre et plein
d'amour; de sorte qu'elle n'ait ni pensée ni vue de ces espèces, sinon autant
qu'elles lui sont nécessaires pour se souvenir des choses qu'elle est obligée
de faire. Elle aura soin néanmoins de les retracer en son esprit de telle façon qu'il n'y ait ni attachement ni plaisir, de peur que
ces espèces ne s'attirent l'affection de l'âme, et qu'elles ne lui apportent quelque empêchement a
l'union divine. C'est pourquoi l'homme
spirituel ne doit pas rejeter la mémoire ni la pensée des choses qu'il est
obligé d'exécuter, pourvu qu'il ne s'affectionne point à ce souvenir comme à un
bien qui lui est propre; et alors il n'en recevra aucun dommage. Les vers que
nous avons rapportés dans le premier livre de cet ouvrage, chapitre treizième,
lui seront utiles pour cet effet.
Mais, mon cher lecteur, vous
remarquerez, s'il vous plaît, que nous ne sommes pas d'accord avec quelques
sectaires dans la doctrine que nous avons expliquée, et que nous ne pouvons
être du sentiment de ces hommes pernicieux, lesquels, persuadés par l'orgueil
et par l'envie du démon, tâchent d'abolir le culte légitime des images de Dieu
et des saints. Bien loin d'entrer dans leur parti, j'enseigne tout le
contraire. Je ne dis pas qu'il ne faut ni avoir des images ni leur rendre la
vénération qui leur est due, comme ils le soutiennent; mais j'expose seulement
la différence qui est entre les images de Dieu et Dieu même, afin que nous les
considérions de telle sorte qu'elles ne nous empêchent pas d'aller à Dieu ; ce
qu'elles feraient si nous nous attachions plus à elles qu'il n'est nécessaire
pour faire nos opérations spirituelles. En effet, comme un moyen qui est bon et
efficace nous conduit, lorsque nous en usons bien, à la fin que nous nous
proposons, tel que sont les images qui nous retracent Dieu et les saints dans
la mémoire ; de même, lorsque nous nous y arrêtons plus que la nécessité n'exige,
ce moyen devient un obstacle à noire dessein, et nous éloigne de noire terme. A
combien plus forte raison ce que j'enseigne ici, et ce que je répète souvent,
doit-il avoir lieu à l'égard des images et des visions intérieures qui se
produisent dans l'âme, à cause des illusions, des surprises et des dangers qui
s'y rencontrent! Mais en ce qui concerne l'estime et le respect que nous devons
avoir pour les images, selon l'intention
171
de la sainte Église catholique qui nous les propose, il ne
peut s'y glisser ni illusion ni péril ; et le souvenir que l'âme en a lui sera
toujours très-utile, puisque cette mémoire est
d'ordinaire accompagnée d'un mouvement d'amour pour l'objet que les images
représentent ; et, tandis qu'elle s'en servira pour cette fin, elle en tirera du secours pour
arriver à l'union divine, pourvu qu'en se laissant enlever aux attraits de la
grâce que Dieu lui donnera, elle passe de la peinture morte à l'objet vivant,
en oubliant toutes les créatures et tout ce qui s'étend jusqu'à elles.
Tout ce que nous avons écrit pour
purifier l'entendement et la mémoire, afin de bien établir l'un dans la foi,
l'autre dans l'espérance, serait inutile si nous ne purifiions aussi la volonté
pour lui inspirer la charité, qui donne tout le prix aux œuvres qu'on fait
selon les lumières de la foi : car la foi, dit saint Jacques, est
morte sans les œuvres ( Jacob., II,
20), c'est-à-dire sans les œuvres qui sont animées de la charité.
Or, pour parler de la nuit ou
nudité active de la volonté, afin de la perfectionner dans la charité de Dieu,
je ne trouve point d'autorité plus propre à noire sujet
que cet endroit du Deutéronome. où Moïse dit : Vous
aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme, de toute
votre force ( Deut., VI, 5). Ces
paroles contiennent tout ce que l'homme spirituel doit faire, et tout ce que je
lui enseignerai pour unir sa volonté à Dieu par la charité. Ce commandement
l'oblige à employer toutes ses puissances, toutes ses opérations et toutes ses
affections à aimer Dieu ; tellement que toute la capacité, toute la force de
son âme ne soient appliquées qu'à ce divin exercice, selon ce mot de David : Je
conserverai ma force pour vous ( Psal.,
LVI, 10). Or, la force de l’âme est renfermée dans les puissances et dans les
passions, toutes lesquelles choses sont soumises à la direction de la
172
volonté. Lors donc que la volonté
les conduit à Dieu et les sépare d'avec ce qui n'est pas Dieu, elle garde pour
Dieu toute la force de l’âme, qui aime ainsi Dieu autant qu'elle peut l'aimer.
Mais, afin qu'elle puisse le faire, nous traiterons ici des moyens de délivrer
la volonté de ses affections déréglées qui l'empêchent de consacrer toute sa
foire a l'amour divin. Ces affections ou ces passions
sont quatre : la joie, l'espérance, la douleur, la crainte ; et elles
rapportent à Dieu la force et la capacité de l'âme, lorsqu'elles sont mises en
usage suivant la droite raison, c'est-à-dire lorsque l'âme les tourne vers
Dieu, de telle façon qu'elle ne se réjouit que de ce qui louche la gloire et
l'honneur de Dieu Notre-Seigneur, qu'elle n'espère autre chose que lui, qu'elle
ne se sent de la douleur que de l'offense de Dieu, et qu'elle n'est frappée que
de la crainte de Dieu seul. Plus elle recevra de joie des créatures, moins elle
mettra son contentement en Dieu ; plus elle s'appuiera sur les choses créées,
moins elle établira son espérance en son Créateur, et ainsi des autres
passions.
Mais, afin de donner plus de jour
à cette matière, nous parlerons en particulier de chacune de ces passions et de
ces affections de la volonté; car le point principal de cette affaire, qui regarde l'union divine,
consiste à dégager la volonté de ses affections, afin que la volonté, tout
humaine et toute vile qu'elle est, soit transformée en la volonté de Dieu, ne
faisant, par cette union, qu'une même chose, en quelque manière, avec elle.
Ces quatre passions ont d'autant
plus de pouvoir sur l'âme, et la combattent d'autant plus violemment, que la
volonté est plus faible pour Dieu, et qu'elle dépend davantage des créatures,
parce qu'elle se réjouit des choses qui ne le méritent pas, elle espère celles
qui ne lui sont point utiles, elle conçoit de la douleur de celles qui
devraient la remplir de joie, elle a peur de celles qui ne sont nullement à
craindre.
Les mêmes passions, quand elles
sont déréglées, produisent tous les vices dans l’âme : elles y établissent
aussi toutes les vertus, quand elles sont domptées et bien conduites. Au reste,
la manière d'en vaincre une, et de la gouverner selon les lumières de la
raison, est propre pour régler toutes les autres. Elles ont une si grande
liaison entre elles, et une si grande conformité, que toutes ensemble tendent
virtuellement au but où l'une d'elles se porte actuellement, ou que toutes s'en
retirent quand une seule s'en écarte : ce qu'elles font toutes avec la même
proportion. En effet, si la volonté est pénétrée de joie, aussitôt elle sera
touchée d'espérance, de douleur et de crainte; au contraire, si elle est
affranchie de la première passion, elle sera délivrée des dernières, en gardant
la même mesure
173
dans ces différentes impressions.
Elles ont quelque chose de semblable aux quatre animaux qu'Ezéchiel vit
autrefois réunis en un seul corps. ( Ezech.,
I. 8.) Us avaient quatre faces; les ailes de l'un étaient jointes aux ailes des
autres; ils marchaient tous chacun devant sa face, et ne retournaient point sur
leurs pas. De même ces quatre passions ont les ailes tellement liées ensemble,
que, de quelque côté que l’âme tourne sa face, c'est-à-dire son opération, les
autres y vont, du moins virtuellement : par exemple, si l'une s'abaisse vers la
terre, les autres y descendent; si elle s'élève vers le ciel, les autres
l'accompagnent; si l'espérance vole à quelque ternie, la joie, la douleur et la
crainte la suivent ; et, si elle s'en rebute et s'en éloigne, les autres font
les mêmes démarches.
Ce qui vous apprend,
ô homme spirituel, que, quelque parti qu'une de ces passions prenne, l’âme, sa
volonté et ses autres puissances l'embrasseront, et seront les esclaves de
cette passion. De plus, il s'ensuit que les trois autres passions vivront en
l’âme et par l’âme, pour la tourmenter et pour l'empêcher de jouir de sa
liberté, de la douceur de la contemplation et de l'union divine. C'est
pourquoi, si vous désirez, dit Boëce ( Boet., de Consol. Philosoph.), de connaître clairement la vérité, chassez
loin de vous la joie, l'espérance, la crainte, la douleur. Pendant que ces
passions dominent, elles privent l’âme de la tranquillité qui est nécessaire
pour arriver à la sagesse qu'on peut naturellement et surnaturellement
acquérir.
La joie, qui est la première des passions
de l’âme et désaffections de la volonté, n'est autre chose, dans le sens que
nous lui donnons ici, qu'une satisfaction de la volonté, jointe à l'estime de
quelque objet que l'esprit juge être convenable. Car jamais la volonté ne se
délecte que dans les choses qui lui paraissent avoir du prix et de l'agrément.
Ce qui doit s'entendre de la joie active que l'âme goûte lorsqu'elle comprend
le sujet de son contentement, et qu'il est en son pouvoir de s'y plaire ou de
ne s'y plaire pas. La joie passive est différente en ce que l'âme en est
comblée quelquefois sans savoir d'où elle vient, et sans pouvoir se la procurer
ou ne se la procurer pas. Il s'agit ici de la joie active que la volonté reçoit
des choses qui
174
lui sont connues. Cette joie peut
naître de six sortes de biens ; savoir : des biens naturels, des biens
sensuels, des biens moraux, des biens surnaturels et des biens spirituels. Nous
parlerons de chacun en son rang, afin que la volonté se conforme à la raison,
et que, sans s'embarrasser de ces choses, elle ne mette point la solidité de sa
joie en d'autres objets qu'en Dieu.
Mais, pour établir cette doctrine, il faut présupposer un
fondement, sur lequel nous devons nous appuyer sans cesse, afin de référer à
Dieu seul toute la joie que ces biens peuvent causer ; le voici : la volonté ne
doit jamais accepter que la joie qui lui vient des choses qui regardent la
gloire de Dieu. De plus, elle doit être persuadée que, garder les commandements
de Dieu, et le servir avec constance et avec fidélité, selon les maximes les
plus sévères de l'Évangile, c'est le plus grand honneur que nous puissions lui
procurer; enfin que tout ce qui n'est pas renfermé dans ces bornes eut de nulle
valeur et de nulle utilité.
Les biens temporels sont les
premiers que nous avons marqués, et que nous prenons ici pour les richesses,
les domaines, les charges, les honneurs, les enfants, les parents, les mariages,
et le reste, lesquels peuvent tous exciter de la joie dans la volonté. Il est
facile de comprendre combien vaine et frivole est la satisfaction que les
hommes tirent de ces choses. Si celui qui possède de grands biens servait Dieu,
pour cette raison, avec plus de vertu et
de sainteté, il aurait sujet de mettre son contentement dans sa fortune ; mais,
au contraire, les richesses l'entraînent dans l'offense de son Créateur, selon
cette parole du Sage : Si vous devenez riche, vous ne serez pas exempt de
péché (Eccli., XI, 19.). En effet,
quoique les biens temporels n'engagent pas nécessairement dans le péché,
néanmoins la fragilité de l'homme est si grande, qu'il y attache son cœur, et
qu'il manque à son devoir en ce qui concerne le culte de Dieu, tellement qu'il
ne peut alors se garantir de péché : c'est pour cette cause, sans doute, que
Notre-Seigneur Jésus-Christ appelle les richesses des épines, afin que nous
sachions que celui qui les touchera avec quelque attachement de
175
volonté, recevra la blessure de
quelque crime. Mais qui est celui qui est semé, pour parler ainsi, comme du
grain dans les épines, sinon celui qui écoute la parole de Dieu, et que les
soins de ce siècle et la tromperie des richesses étouffent de telle sorte que
la parole divine ne fait aucun fruit en son âme? Il est raisonnable aussi de
craindre ces paroles si affirmatives de noire Sauveur : En vérité, je vous
dis qu'il est difficile qu'un riche entre dans le royaume du ciel ( Matth., XIX, 23),
c'est-à-dire celui qui met toute sa joie dans ses biens. Ce qui nous apprend
qu'aucun homme ne doit se repaître de
cette sorte de contentement, puisqu'il s'expose à un danger si manifeste
de perdre son salut éternel.
Le prophète-roi nous avertit
encore, pour nous donner du dégoût pour cette satisfaction, de ne pas aimer les richesses que nous avons
(Eccl., I, 2, etc.). Il n'est pas
besoin d'apporter un plus grand nombre de témoignages dans une matière si
évidente ; car enfin, comment pourrais-je décrire en détail tous les
inconvénients que Salomon rapporte dans son Ecclésiaste, lorsqu'il dit :
Vanité des vanités, et tout n'est que vanité ( Eccl.,
I, 2) ! Cet homme si sage, si riche, si bien instruit par sa propre expérience,
assure que tout ce qui est sous le soleil n'est que vanité, que peine d'esprit.
Il ajoute que les soins qu'on prend sont inutiles, et que celui qui s'attache
aux biens de ce monde, et qui les amasse avec tant de travail, n'en recueillera
aucun fruit.
Nous lisons aussi dans l'Évangile
que les richesses sont souvent préjudiciables à celui qui les possède, comme le
montre l'exemple de cet homme qui avait fait une récolte si abondante, qu'il
avait mis du blé dans ses greniers pour plusieurs années; mais, lorsqu'il s'en
réjouissait, Dieu lui dit: Insensé, on te redemandera ton âme, cette nuit ;
pour qui sera tout ce que tu as amassé ( Luc.,
XII, 20)? David nous enseigne la même chose : Ne craignez pas, dit-il,
la puissance d'un homme qui est devenu riche ; car, lorsqu'il mourra, il
n'emportera rien avec soi, et sa gloire ne l'accompagnera pas dans le tombeau
( Psal.,
XLVIII, 17, 18). Le prophète nous donne à entendre par là que le riche est plus
digne de compassion que d'envie.
170
Il faut conclure de tous ces
passages que personne ne doit s'abandonner à la joie, à cause ou de ses
richesses ou des richesses de ses proches, si ce n'est seulement lorsqu'ils en
usent pour le service de Dieu ; car c'est là le seul profit solide qui leur en
restera. On doit juger la même chose des dignités, des emplois, des grandes
terres et de tous les autres biens. C'est une illusion et une vanité de s'en
réjouir, à moins que ceux qui en ont la jouissance n'en rendent plus d'honneur
à Dieu, et ne s'en fassent un chemin plus sûr pour
arriver à la vie éternelle des bienheureux.
Mais, parce que personne ne peut
savoir avec évidence si les richesses lui sont avantageuses pour servir Dieu
plus saintement, et pour faire plus sûrement son salut, la joie qu'il en
conçoit ne peut être ni certaine ni raisonnable: Car enfin, dit
Notre-Seigneur, que servirait à un homme de gagner tout le monde, s'il
perdait son âme (1) ? Personne n'a donc sujet de mettre son
contentement en ses biens, sinon lorsqu'il en lire du secours pour se sauver
éternellement et pour glorifier davantage son Créateur.
C'est aussi avec peu de raison
que les gens du monde se font un plaisir d'avoir des enfants considérables par
leurs bonnes qualités et parleurs grands biens, si tout cela ne les attache pas
plus étroitement au culte de Dieu. Absalon n'ayant pas rendu à Dieu
l'obéissance qu'il lui devait, l'éclat de sa naissance, de sa beauté et de sa
fortune lui fut inutile, et la joie que ce fils donnait à David son père était
fort vaine ( II Reg., XIV, 25). Il paraît encore par là que c'est une
vanité de désirer des enfants. Il y en a de si passionnés pour cela, qu'ils en
sont incommodes à tout le monde. Cependant ils ne savent pas si ceux qu'ils
souhaitent seraient gens de bien ; s'ils prendraient à cœur le service de Dieu
; si la joie, le repos, la consolation et la gloire qu'ils en espèrent, ne se
changeraient point en tristesse, en peine, en désolation, en déshonneur ; si
des enfants mal tournés ne leur donneraient pas occasion d'offenser la majesté
divine, comme il arrive à plusieurs pères et a plusieurs mères. Selon le
langage du Fils de Dieu, ils courent toute la terre et toutes les mers pour
enrichir leurs enfants; et le fruit de tant de travaux n'aboutit qu'à rendre
ces enfants plus méchants, et qu'à les
jeter dans leur dernière perte. C'est pourquoi celui à qui la fortune rit et à
qui tout vient à souhait, doit plutôt craindre que se réjouir, parce que
l'occasion et le danger d'oublier Dieu et de lui déplaire croissent à
proportion que ses biens augmentent. Aussi Salomon a dit, dans son Ecclésiaste,
177
qu'il se défiait de sa prospérité :
J'ai pris le ris, dit-il, pour une erreur; et j'ai dit à celui qui se
laisse emporter à la joie : Pourquoi vous trompez-vous inutilement ( Eccl., II, 2) ? Comme s'il disait : Lorsque
toutes choses nie réussissaient, j'ai cru que c'était un égarement d'esprit et
une illusion d'en sentir de la joie. En effet, cet homme serait frappé
d'étourdissement, auquel les choses qui lui semblent éclatantes et agréables
rempliraient le cœur de joie, ne sachant pas si elles contribueraient au bien
éternel de son âme. C'est apparemment cette vérité qui a fait dire à Salomon
que le cœur des sages se trouve où est la tristesse, et le cœur des fous où
est la joie ( Eccl., VII ; 5) ; parce que la vaine
satisfaction aveugle l'esprit et ne lui permet pas d'examiner les choses à fond
pour les connaître. Au contraire, la tristesse lui ouvre les yeux, et
l'applique à la considération des commodités ou des dommages de tout ce qui se
présente. Si bien, ajoute Salomon dans le infime endroit, que la colère est
plus utile que la joie, et qu’il vaut mieux aller dans une maison où l'on
pleure, que d'aller dans une maison où l'on fait grande chère. Car la mort de
ceux sur qui on verse des larmes nous fait souvenir de la fin de tous les
hommes ( Eccl.,
VII, 4).
C'est aussi une vanité de se
plaire en la pensée de prendre une femme ou un mari, puisqu'il n'est pas
constant qu'on s'acquittera mieux des devoirs de chrétien. Les difficultés
qu'on trouve en cet état devraient plutôt donner de la confusion à ceux qui s'occupent
de ce dessein, puisque, selon l'Apôtre, l'attachement que les gens mariés ont
l'un pour l'autre les empêche de consacrer à Dieu un cœur entier et parfait.
C'est pourquoi si vous êtes dégagé, dit-il, des liens d'une femme, ne
cherchez point de femme ( I Cor., VII, 27).
Mais, si quelqu'un est engagé avec une femme, il lui est nécessaire de garder
la infime liberté de cœur que s'il en était déchargé.
Le même saint Paul, parlant
encore des biens temporels dont nous avons déjà traité, dit ces belles paroles
: Je vous le dis, mes frères, le temps est court. Que ceux donc qui ont des
femmes soient comme s'ils n'eu avaient point ; que ceux qui pleurent soient
comme s'ils ne pleuraient pas ; que ceux qui se réjouissent soient comme s'ils
ne se réjouissaient pas ; que ceux qui achètent soient comme s'ils ne
possédaient rien ; que ceux enfin qui usent de ce monde soient comme s'ils n'en
usaient pas ( I Cor., VII, 29, 30, 31).
178
Nous apprenons de là que c'est une chose frivole de puiser
sa Joie dans une autre source que dans ce qui appartient au culte de Dieu,
puisque le contentement qui n'est pas conforme a ses lois et à sa volonté ne
peut être utile à l’âme.
Si nous étions obligés de faire
le détail des dommages qui assiègent l’âme lorsque la volonté s'attache aux
biens temporels, le papier, l'encre et le temps nous manqueraient. Car, comme
les plus grands embrasements peuvent naître de la moindre étincelle de feu qu'on
n'éteint pas d'abord, de même les plus grands maux elles plus grandes pertes de
biens peuvent venir des moindres causes dont on n'arrête pas les influences. Le
principe et le fondement de tous ces inconvénients n'est
autre que notre séparation d'avec Dieu, laquelle est l'effet ordinaire de cette vaine joie. Comme l'union de. l'âme avec
Dieu, par l'amour de la volonté, est l'origine de tous ses biens, de même sa
désunion d'avec lui, par son attache aux créatures, est la cause de tous ses
maux, à proportion que la tendresse qu'elle sent pour elles et la joie qu'elle
y prend sont ou grandes ou petites; et, comme c'est par ce moyen que l’âme
s'écarte de Dieu, chacun pourra connaître la nature et la grandeur de ses
pertes par la mesure de son éloignement d'auprès de son Créateur.
Ce dommage, que j'appelle
privatif, et qui est la cause de tous les autres dommages privatifs et
positifs, contient quatre degrés dont les uns sont plus pernicieux que les
autres ; eu sorte que, quand l’âme est arrivée jusqu'au quatrième degré, elle
tombe dans des maux inexplicables. Moïse renferme ces quatre degrés en ces
paroles: Celui que Dieu chérissait, s'étant engraissé, s'est récolté contre
lui et, étant devenu gros et puissant, il a abandonné Dieu son créateur, et
s'est éloigné de son Sauveur ( Deut.,
XXXII, 15).
L'âme qui élait
aimée de Dieu s'engraisse et s'épaissit, lorsqu'elle se remplit de la joie des
créatures. Et c'est le premier pas qu'elle fait pour se retirer de Dieu, en
quoi consiste le premier
179
degré de ce dommage; car elle entre dans un
obscurcissement qui lui cache les biens de Dieu, comme les nuées qui assiègent
l'air, le privent de la clarté du soleil.
En effet, aussitôt que l'homme
spirituel consent à la satisfaction que
les choses créées lui donnent, et qu'il laisse à sa passion la liberté de se repaître des bagatelles du
monde, il se couvre lui-même de ténèbres qui lui dérobent la vue de Dieu, et il
offusque cette simple intelligence d'esprit qui lui faisait comprendre les choses divines. C'est ce que
le Sage nous enseigne : L'enchantement des bagatelles, dit-il, obscurcit
le bien et nous en ôte la connaissance ;
l'inconstance de la passion et des
désirs déréglés corrompt aussi
l'esprit simple et innocent ( Sap., IV, 12.). II
veut dire qu'encore que l’âme ne soit infectée d'aucune malignité, le seul
souhait des choses créées, et le seul plaisir qu'on y trouve, suffisent pour
l'engager dans le premier degré de ce mal, puisque ce degré n'est autre chose
que la stupidité de l'entendement et l'obscurité du bon sens pour juger
sainement de la vérité et de chaque chose en
particulier. A quoi la sainteté de l'âme et la vivacité de l'esprit ne
servent de rien, lorsqu'un homme contente ses passions et fait sa joie des biens
temporels. C'est pourquoi vous ne recevrez point de présents, dit Moïse,
parce qu'ils aveuglent les hommes les plus éclairés et les plus sages ( Exod., XXIII, 8).
Il parlait principalement à ceux qui devaient être les juges du peuple juif,
car il est nécessaire que ces gens-là aient l'esprit pénétrant et le jugement
net pour connaître sans se tromper et pour juger sans se laisser prévenir.
C'est néanmoins ce qui leur manquerait,
si l'espérance des dons et la joie de les recevoir régnaient en leur cœur.
Pour cette raison Dieu commanda à Moïse
d'établir des juges qui fussent ennemis de l'avarice, de peur que cette passion ne corrompît leur jugement. Si
bien qu'il ne dit pas seulement que c'est assez que ces gens-là se contentent
de ne pas désirer les richesses, mais il veut encore qu'ils en conçoivent de
l'horreur. Car, lorsque quelqu'un veut se garantir d'une amitié
dangereuse, il doit s'entretenir dans la
haine de l'objet qu'il ne lui est pas permis d'aimer, parce que les contraires se défendent l'un de l'autre. Ainsi Samuel soutint toujours
le caractère de juge avec beaucoup de justice et de prudence, d'autant qu'il ne
reçut jamais aucun présent ( I Reg., XII, 3).
180
Le second degré de ce dommage
privatif vient du premier, comme nous l'apprenons de ces paroles : Il est
engraissé, il est dilaté. Ce n'est autre chose que la dilatation de la
volonté qui se donne plus d'étendue à goûter les choses de la terre, et qui ne
se fait plus scrupule de s'y plaire. Ce qui lui arrive parce qu'elle a lâché la
bride à la passion de la joie ; l'âme s'en est rassasiée avec excès, et la
grossièreté du plaisir et de l'appétit a répandu davantage la volonté parmi les
créatures, et l'a entraînée dans un plus grand élargissement, féconde source de
maux considérables. Car ce second degré détache l'homme spirituel de son
Créateur, lui rend les exercices de piété fort insipides, et l'en dégoûte enfin
tout à fait, parce que l'âme ne court plus qu'après les vains divertissements
du siècle, et qu'elle n'occupe plus son cœur que des objets terrestres et
passagers.
Ceux qui sont tombés dans ce
degré n'ont pas seulement l'esprit fermé à la connaissance de la justice et de
la vérité, comme l'ont ceux qui se trouvent dans le premier degré; mais ils
sont aussi très-tièdes et très-lâches
à les pénétrer et à les réduire en pratique, comme l'étaient autrefois ceux
dont Isaïe parle : Tous aiment les présents, dit-il, ils cherchent
les récompenses ; ils ne rendent pas justice à l'orphelin, et la cause de la
veuve ne va pas jusqu'à eux ( Isa.,
I, 23). Ils ne lui donnent point d'accès. C'est pourquoi ils pèchent, puisque
le devoir de leurs charges les oblige à écouter tout le monde et à juger
équitablement, sans acception de personnes. De même ceux qui ont passé jusqu'au
second degré ne sont pas, comme les gens du premier degré, exempts de malignité
: aussi on les voit plus vides de la justice et des vertus chrétiennes, à cause
de l'amour ardent dont leur volonté brûle pour les créatures. De là vient
qu'ils ne s'acquittent que superficiellement des obligations de la vie
spirituelle, ou du moins ils y emploient quelque temps plutôt par contrainte
que par les mouvements de l'amour de Dieu et de la perfection.
Le troisième degré consiste à
quitter Dieu entièrement, à transgresser ses commandements, de peur de se
priver de la moindre satisfaction des choses créées, et à se précipiter dans
les péchés mortels pour contenter leur cupidité. Ces paroles nous le marquent
distinctement : Il a abandonné Dieu son créateur. Et ceux-là ont le
malheur de s'y trouver, qui ont donné entrée dans les puissances de leur âme à
l'estime, à l'amour et aux délices des objets corruptibles; qui ne se soucient
plus de satisfaire aux
181
obligations que la loi divine leur
impose, qui négligent le soin de leur salut éternel, et qui ne sentent plus de
vivacité que pour la terre et que pour le monde. Tellement que, selon les
paroles de Jésus-Christ, ce sont des enfants du siècle qui sont plus
prudents en leurs affaires que les enfants de la lumière (
Luc., XVI, 8).
A proprement parler, ces gens-là
sont avares, puisqu'ils ont sacrifié leurs affections aux créatures avec tant
de force, qu'ils n'en peuvent jamais remplir l'avidité de leur passion. Ainsi
leur soif croit sans cesse, s'étant éloignés de Dieu qui peut seul les
contenter pleinement. C'est d'eux que Dieu se plaint dans la prophétie de
Jérémie : Ils m'ont abandonné, moi qui suis la fontaine d'eau vive, et ils
se sont creusé des citernes percées qui ne peuvent retenir l'eau ( Jerem., II, 13.).
Cela vient de ce que les avares ne trouvent pas dans les créatures de quoi
éteindre leur soif; au contraire, elle s'enflamme davantage. Ensuite l'amour
excessif des biens temporels les attire à toutes sortes de péchés, et on peut
dire d'eux, selon l'expression de David, qu'ils se sont entièrement
abandonnés aux pensées et aux affections criminelles de leur cœur ( Psal., LXXII, 7).
Ces paroles, il a délaissé
Dieu son sauveur, expriment le quatrième degré auquel le troisième degré conduit
les avares. Car dès là que, passionnés pour les grands biens, ils ne font nul
état d'observer la loi divine, ils se séparent de Dieu et ils l'effacent de
leur mémoire, de leur entendement et de leur volonté, ne voulant plus
reconnaître d'autre divinité que l'argent; puisque, comme saint Paul nous
l'enseigne, l'avarice est une idolâtrie ( Coloss., III, 5). En effet, ils
oublient Dieu de telle sorte, que, au lieu de lui consacrer leur cœur, ils en
font un sacrifice aux richesses, comme s'ils n'avaient point d'autre Dieu
qu'elles.
Ce quatrième degré renferme
encore ceux qui osent rapporter les choses divines et surnaturelles à leurs
biens temporels comme à leur Dieu, et qui ne craignent pas de s'en servir pour
établir leur fortune, quoique la foi, la raison et la justice les obligent de
rapporter leurs richesses à Dieu comme à leur fin. Il faut mettre en la
compagnie de ces gens-là l'impie Balaam, qui vendit
le don de prophétie que Dieu lui avait accordé, et Simon le Magicien, qui
voulut acheter le pouvoir surnaturel de faire descendre
182
le Saint-Esprit sur les chrétiens
en leur imposant les mains ( Act., VIII, 18.). Cette action montre qu'ils
estimaient plus l'argent que les grâces, et qu'ils se persuadaient que
plusieurs seraient de leur sentiment et donneraient pour de l'argent les dons
de Dieu. Il s'en trouve beaucoup d'autres en ce temps-ci qui entrent dans le même rang, étant tellement aveuglés par leur convoitise,
qu'ils ont plus d'égard dans leurs exercices spirituels a leurs trésors qu'à leur
Dieu. Ils font leurs actions plus par l'amour de ceux-là que par l'amour de
celui-ci; ils envisagent plutôt les récompenses de la terre que les couronnes
du ciel ; ils considèrent enfin l'argent
comme leur principale divinité et comme leur fin dernière.
Nous mettons aussi dans la même
classe tous ces misérables que l'attachement aux biens met hors de leur sens,
en sorte qu'ils les prennent pour leur Dieu, et qu'ils ne balancent pas à leur
sacrifier leur vie lorsqu'ils reçoivent de grandes perles. Le désespoir les
précipite dans une cruelle mort dont ils sont eux-mêmes les auteurs. C'est
ainsi que ce faux dieu récompense ses malheureux esclaves. Ne pouvant leur
faire d'autres présents, il les contraint de désespérer et de s'arracher
eux-mêmes la vie. Pour ceux à qui la persécution qu'il leur fait n'inspire pas
un dessein aussi funeste, il les fait languir dans les soins, dans les misères
et dans les douleurs, et il ne leur permet pas de goûter le moindre plaisir, ni
de voir reluire sur eux le moindre rayon d'espérance. Mais il les force à lui
payer sans relâche le tribut de leur cœur, en amassant de l'argent avec des
peines incroyables et en se perdant eux-mêmes dans leur abondance. Car les
riches, dit le Sage, ne conservent leurs biens que pour se faire du mal
( Ecl., V,
12.). On voit enfin, dans ce quatrième degré, tous ceux que Dieu a livrés, dit
saint Paul, à un sens égaré et corrompu. Car l'homme qui met toute sa fin et tout son contentement en ses grandes possessions descend dans l'abîme de ces désastres. Ne craignez donc pas, selon
l'avertissement dn prophète-roi, la puissance de
l'homme riche; lorsqu'il mourra, il n'emportera rien avec soi, et ni l'éclat de
sa fortune, ni la douceur de sa joie, ni la pompe de sa gloire, ne
l'accompagneront dans son tombeau ( Psal.,
XLVIII, 17, 18.).
183
L'homme spirituel ne doit donc
point s'affectionner aux biens de la terre, ni à la satisfaction qu'ils
donnent, de peur qu'il ne passe insensiblement des petites pertes à de plus
grandes. Les dommages les plus légers an commencement
deviennent enfin presque immenses. Il ne faut pas, au reste, qu'il se fie à la
modération de son attachement, ni qu'il s'imagine être en assurance; mais il
doit rompre d'abord cette attache, sans se persuader qu'il pourra la détruire
quand il lui plaira. S'il n'a pas le courage de la vaincre lorsqu'elle est
encore faible, comment la surmontera-t-il quand elle se sera fortifiée dans le
cœur, vu principalement, comme dit Notre-Seigneur, que celui qui est fidèle
dans les petites choses le sera aussi dans les grandes ( Luc.,
XVI, 10), et que celui qui évite les moindres fautes n'en fait pas de
considérables! De plus, peu de chose est souvent la cause d'une grande perte,
parce que les imperfections les plus légères attaquent le cœur, comme des
ennemis assiègent une citadelle et ruinent ses défenses et ses remparts.
Tellement qu'on peut appliquer aux progrès que ces défauts font contre l'âme ce
proverbe : Celui quia bien commencé a déjà fait la moitié de son ouvrage. C'est
pourquoi David nous exhorte à ne pas laisser prendre notre cœur à l'amour des
richesses que nous possédons ( Psal.,
LXI, 11.).
Certes, quoique un homme ne
considérât point en cela la gloire de Dieu, ni la perfection que l'e
christianisme exige de lui, néanmoins les avantages qu'il en tirera, même à
l'égard de la vie spirituelle, l'obligent à dégager son cœur de la joie que ces
sortes de biens y font couler, puisque non-seulement
il s'affranchit des dommages pernicieux à l'âme dont nous avons parlé dans le
chapitre précédent, mais il acquiert encore la vertu de la libéralité, qui est
une des principales perfections de Dieu, et qui ne saurait subsister avec
l'avarice. Il jouit aussi d'une entière liberté de cœur, d'une raison éclairée
et saine, d'un grand repos et d'une profonde paix, d'une parfaite confiance en
Dieu, d'une volonté sincèrement attachée au culte divin. El, parce qu'il ne
regarde pas les créatures avec un esprit de propriété et de possession, il
goûte une douceur délicieuse et véritable. L'attache dont il se délivre traîne
après elle une
181
multitude de soins empressés qui
lient l'esprit à la terre, et qui ne laissent à l'homme aucune grandeur ni
aucune générosité de cœur. Ce dépouillement de tout plaisir l'introduit encore
dans des lumières vives et pénétrantes, qui lui découvrent les vérités
naturelles et surnaturelles. Pour cette cause, celui qui se prive de ce
contentement est favorisé des consolations célestes d'une manière bien
différente de celui qui engage son cœur et son amour dans les satisfactions
terrestres. L'un s'en réjouit selon ce que ces choses ont de véritable; l'autre
s'y plait selon ce qu'elles ont de faux, l'un prend ce qu'il y a de meilleur,
l'autre reçoit ce qu'il y a de plus mauvais ; l'un s'y arrête selon ce qui s'y
trouve de substantiel, l'autre s'y attache selon ce qu'on y voit d'accidentel.
Car le sens ne peut percevoir que l'accident ; l'esprit passe jusqu'à la
substance et à la valeur, comme à son objet naturel et proportionné. La joie
que les créatures apportent et qu'on reçoit volontairement obscurcit le
jugement comme un nuage épais, parce qu'on s'en fait un bien propre; et le
rebut qu'on fait de ce contentement laisse le bon sens et la raison dans une
grande clarté, comme les brouillards, lorsqu'ils se dissipent, rendent à l'air
la lumière du soleil. Ainsi l'un de ces deux hommes se réjouit de toutes ces
choses, mais sans sentiment de possession et de propriété ; l'autre, en les
regardant comme son bien propre et particulier, n'est pas intimement pénétré de
joie et de satisfaction. Celui-là, en ne souffrant pas que les créatures lui
occupent le cœur, en est le maître, selon le langage de saint Paul, comme
n'ayant rien et possédant tout ( II Cor., VI, 10.). Celui-ci, permettant
qu'elles captivent sa volonté, ne les possède pas en effet, mais il en est
possédé lui-même. C'est pourquoi le peu de douceur et de plaisir qu'il y
rencontre est mêlé de beaucoup d'amertume et de peine ; et celui qui se
débarrasse de ces sensualités spirituelles n'est attaqué, ni dans l'oraison ni
hors de l'oraison, d'aucun ennemi ; et, sans perdre son temps, il amasse de
grandes richesses surnaturelles; au contraire, celui qui ne les repousse pas
consume son temps à penser sans cesse à ses chaînes, et ne peut retirer son
cœur de son esclavage qu'avec une extrême difficulté.
Ainsi l'homme spirituel doit
réprimer les premiers mouvements de sa joie, quand il s'aperçoit qu'elle se
borne à la créature, se souvenant qu'il ne faut nous réjouir des choses créées,
qu'en tant qu'elles ont du rapport au service et à la gloire du Créateur, et
que nous ne devons jamais y chercher notre plaisir ni notre consolation.
On recueille un autre profit très-considérable du renoncement à
185
cette joie passagère, c'est qu'on a
le cœur toujours libre pour aller à Dieu : disposition nécessaire pour nous
attirer les grâces que la bonté divine veut répandre en nos âmes, et sans
laquelle nous ne serions pas propres à les recevoir. Ces grâces sont de telle
nature, que, quand nous nous privons d'une seule satisfaction pour l'amour de
Dieu et pour acquérir la perfection évangélique, nous sommes comblés même en
cette vie de mille douceurs selon la promesse de Jésus-Christ. (Matth. XIX, 29.) Mais, quand ces fruits ne nous
reviendraient pas, l'homme spirituel devrait rejeter cette joie, par cette
seule raison qu'elle est frivole et qu'elle déplaît à Dieu, comme le montre ce
riche de l'Évangile, qui se réjouissait de ses biens, et qui sentit au même
instant l'indignation de Dieu, dont
cette voix l'avertit : Insensé, on t'enlèvera l'âme cette nuit ( Luc., XII, 20) !
Ce qui doit nous faire trembler
toutes les fois que nous flattons notre cœur d'une joie vaine et préjudiciable.
Dieu ne manquera pas de nous punir et de répandre en notre âme beaucoup plus
d'amertume que nous n'aurons puisé de douceur dans la source des créatures ;
car, quoique Dieu commande dans l'Apocalypse de faire souffrir à Babylone
autant qu'elle s'est élevée par orgueil, et qu'elle s'est plongée dans les
délices ( Apoc., XVIII, 7), néanmoins
il ne garde pas toujours la même mesure; il la rompt souvent; il châtie d'une
douleur plus affligeante la vaine joie; il condamne à des supplices éternels
pour des plaisirs d'un moment. Mais il parle de la sorte en cet endroit pour
nous faire entendre que chaque faute mérite un châtiment particulier, puisque
celui qui punira une parole oiseuse Délaissera pas impunie la joie déréglée.
Par les biens naturels nous
entendons la complexion, la beauté, la bonne grâce, l'agrément, les autres qualités
du corps, avec l'esprit perçant, la discrétion, le bon sens, la raison droite,
les autres perfections de l'âme. C'est une vanité et une illusion de mettre sa
joie en toutes ces choses et de ne les pas rapporter à Dieu, qui les a données
aux hommes afin qu'ils le connaissent, qu'ils l'aiment et qu'ils lui en rendent
leurs actions de grâces. Aussi Salomon dit sur
186
ce sujet ces belles paroles : Le
bon air d'une femme est trompeur, et sa beauté est vaine. Celle-là seule qui
craint Dieu sera louée ( Pro., XXXI,
30). Ce qui nous montre que les dons de la nature
doivent plutôt nous donner de la crainte que de la joie, parce qu'ils sont
capables d'éteindre en notre âme l'amour de Dieu et de nous jeter dans l'erreur
et dans la vanité. Voilà pourquoi le Sage assure que la bonne grâce du corps
est trompeuse. Elle impose à l'homme en lui inspirant du plaisir et de la
complaisance pour soi-même, ou pour la personne qui a cet agrément, et en le
portant à faire des choses qui ne lui sont ni convenables ni utiles. La beauté
est vaine aussi, selon son sentiment, parce qu'elle entraîne en plusieurs
péchés celui à qui elle donne de l'estime pour elle-même et pour la
satisfaction qu'on en reçoit, au lieu qu'un homme ne devrait en faire état ni
s'y plaire, qu'autant qu'elle avance la gloire divine ou dans lui-même ou dans
les autres. Il doit, au contraire, se comporter en ceci avec crainte et avec
précaution, de peur qu'aimant trop ces qualités naturelles, il n'offense Dieu;
de sorte que, s'il est orné lui-même de ces dons, il n'en soit ni vain, ni
fier, ni présomptueux, et qu'il n'en prenne jamais occasion de se séparer de
Dieu. Ces avantages font si facilement tomber ceux qui les possèdent eux-mêmes,
ou qui les admirent dans les autres, qu'à peine en trouve-t-on qui résistent à
leurs attraits et qui se dépêtrent de leurs pièges. De là vient que plusieurs
personnes spirituelles et vertueuses, que nous avons vues et connues, ont
obtenu de Dieu, par leurs prières continuelles, d'être dépouillées de tous
leurs dons naturels, de peur d'en concevoir de l'orgueil et de la complaisance,
ou d'en faire concevoir aux autres.
Ainsi l'homme de bien qui veut
épurer sa volonté, en la privant de ce contentement inutile, doit regarder les
qualités naturelles comme la poussière de la terre, et la beauté, la bonne
grâce, l'agrément, comme la fumée de l'air. Il faut ensuite qu'il élève son
cœur à Dieu, et qu'il se réjouisse de ce que cet être infini contient
éminemment toutes ces perfections; et de ce que, comme dit David, elles
passeront, elles s'évanouiront, tandis qu'il ne changera jamais ( Psal.,
CI, 27). S'il en use autrement, il se trompera soi-même, et il méritera qu'on
lui dise avec Salomon : Pourquoi vous en imposez-vous à vous-même, en
cherchant du plaisir dans les créatures ( Eccl., II, 2.).
Quoique les maux et les biens que
nous avons rapportés lorsque nous avons divisé les plaisirs en leurs genres et
en leurs espèces soient communs à toutes sortes de satisfactions, néanmoins,
parce qu'ils procèdent directement de l'usage ou du rebut que nous faisons de
quelque contentement particulier, j'en fais le dénombrement dans les divisions
de la joie, à cause de la liaison qu'ils ont avec elle. Toutefois ma principale
intention est de marquer ici les dommages et les fruits particuliers qui
naissent ou de la joie ou du refus de la joie. Je les appelle particuliers,
parce qu'ils viennent immédiatement et en premier lieu d'un tel genre de joie,
médiatement et en second lieu d'une autre espèce de joie. Par exemple, toutes
sortes de joie causent directement la tiédeur d'esprit, laquelle nous est si
préjudiciable; et ainsi ce dommage est commun aux six genres de joie dont nous
avons fait mention. Néanmoins le premier dommage que la sensualité cause est un
dommage particulier qui prend directement son origine des biens naturels.
C'est pourquoi les dommages
spirituels et corporels qui tombent directement sur l'âme, quand elle
s'abandonne à la joie des dons de la nature, se réduisent à six principaux :
Le premier est la vaine gloire,
la présomption, l'orgueil, le mépris du prochain. Car personne ne peut faire
une vive attention sur une chose et en avoir une estime singulière, qu'il ne
détourne sa pensée des autres choses et qu'il n'en conçoive du mépris ; au
moins il ne tiendra pas compte d'elles, parce que le cœur s'éloigne
naturellement des autres objets, lorsqu'il donne toute son estime et toute son
affection à un objet particulier. De sorte qu'il est facile de passer ensuite
au mépris formel des autres non-seulement quant à
l'intérieur, mais encore quant à l'extérieur, et de le témoigner par paroles,
en disant : Un tel ou un tel n'est pas comme un tel ou comme un tel.
Le second consiste à exciter les
sens à la complaisance et à la volupté sensuelle.
Le troisième est de porter quelqu'un à faire des flatteries
et à donner des louanges excessives ; ce qui n'est que tromperie et que vanité.
Mon peuple, dit Isaïe à ce propos, ceux qui vous appellent
bienheureux
188
heureux vous trompent
( Isa., III, 12.). Car, quoique on
puisse quelquefois louer la beauté, néanmoins ce serait un miracle s'il n'y
avait aucun mal à le faire, puisqu'on peut alors ou inspirer de la complaisance
à ceux qu'on loue, ou fomenter leurs passions déréglées et leurs méchantes
intentions.
Le quatrième dommage est général
et commun : c'est d'étourdir la raison et d'hébéter le bon sens, comme il
arrive dans le plaisir qu'on tire des biens temporels; mais cela se fait ici bien
davantage. Car les qualités naturelles étant plus étroitement unies à l'homme
que les biens de fortune, la joie qu'elles excitent dans le cœur est plus vive,
plus profondément enracinée et plus propre à émousser la pointe de l'esprit.
Tellement que la raison et le jugement ne sont plus éclairés dans leurs
opérations ; au contraire, ils sont environnés et pénétrés de ténèbres qui
donnent naissance au
Cinquième dommage, lequel n'est
autre chose que la dissipation et l'égarement de l'esprit parmi les créatures.
De là suit
Le sixième, qui est général, et
qui croit au point d'accabler l'âme d'ennui et de tristesse dans les choses
spirituelles et divines, jusqu'à ce qu'elle en ait conçu de l'horreur.
Lorsqu'on s'arrête au
contentement que les avantages de la nature font couler dans le cœur, il est
certain qu'on perd la pureté de l'âme, du moins au commencement de ce plaisir.
En effet, si on a quelque sentiment spirituel, il est très-sensuel
et très-grossier; il touche peu le cœur; il n'est pas
gravé dans l'intérieur de l'âme, il est plutôt dans le goût sensible que dans
la force et la pointe de l'esprit. Car l'esprit qui se nourrit du plaisir des
biens naturels s'abaisse et s'affaiblit tellement, qu'il n'en peut déraciner
l'habitude. Ce qui suffit pour le priver de la pureté, quoique d'ailleurs il ne
consente pas à la joie, quand l'occasion se présente d'en jouir. On voit par là
que l'âme vil plus alors dans la faiblesse du sens que dans la vigueur de
l'esprit, ce qu'elle connaîtra par la force et par la perfection avec laquelle
elle résistera aux occasions de suivre son habitude. A la vérité, je ne
disconviens pas que les vertus ne subsistent quelquefois avec des
imperfections; mais je soutiens qu'on ne peut avoir l'esprit pur et l'intérieur
plein de douceur et de paix, avant qu'on ait rejeté et tout à fait éteint les
joies sensibles. Car la chair règne en quelque façon dans cet état, et fait la
guerre à l'esprit; et, quoique l'esprit ne sente pas alors sa perle, il a un fonds de distractions qui lui est caché, et qui le
dissipe sans qu'il y fasse réflexion.
Mais revenons au second dommage,
qui en comprend une infinité d'autres. Je ne puis dire jusqu'à quel excès ils
montent, et
189
combien grand est le malheur où la
joie qu'on reçoit de la beauté et de la bonne grâce naturelle précipite l'âme.
Car c'est de là que viennent tous les jours les meurtres, les pertes de
biens, les violences, la ruine des
familles, les envies, les querelles, les combats, les adultères, les violements,
la pitoyable chute d'un si grand nombre de personnes vertueuses, qu'on les
compare à la troisième partie des étoiles que le serpent lit tomber du ciel ( Apoc., XII, 4). Ne
peut-on pas s'écrier avec Jérémie : Comment l'or fin est-il terni? comment sa couleur éclatante est-elle obscurcie ? Les
pierres dit sanctuaire ont été dispersées par les places publiques. Les enfants
de Sion tes plus nobles et couverts d'habits d'or sont semblables à des pots de
terre dépouillés de leurs ornements et
de leur beauté ( Thren.,
IV). Où est-ce enfin que le venin de ce dommage ne se glisse pas? Et qui est-ce
qui ne boit pas dans la coupe dorée de cette femme de Babylone, dont il est
parlé dans l’Apocalypse : J'ai vu, dit saint Jean, une femme assise
sur une bête de couleur d'écarlate, pleine de blasphèmes ; elle avait sept
têtes et dix cornes (Apoc., XVII,
3.). Car, quand elle est représentée assise sur une bête, et qu'on lui donne
sept têtes et dix cornes, on nous fait comprendre qu'il n'est point d'homme,
quelque élevé ou abaissé, quelque saint ou pécheur qu'il soit, à qui cette
femme ne donne de son vin à boire, en captivant son cœur, sinon tout entier, au
moins en partie; puisque, comme il est remarqué au même endroit, elle a
enivré du vin de sa prostitution tous les rois de la terre ( Ibid.,
V, 2). Elle exerce sa tyrannie sur tous les états des hommes, et même sur
l'état sublime et tout divin du sanctuaire et du sacerdoce, avec son abominable
coupe; de sorte que, selon le langage de Daniel, l'abomination de la
désolation sera dans le temple ( Dan., IX,
27). En effet, il ne s'en trouve point d'assez forts pour lui résister,
lorsqu'elle leur présente le plaisir et la joie qu'elle leur fait goûter avec
sou vin infecté de corruption. Les rois ont succombé à ses attraits, et très-peu, quoique fort saints, se sont défendus de ses
délices et de ses enchantements. Ce mot, ils ont été enivrés, exprime sa
force et son empire. Aussitôt que quelqu'un a bu du vin de ses plaisirs, son
cœur s'unit à ces objets, il en est ensorcelé; l'esprit et la raison
190
s'obscurcissent et se brouillent,
comme il arrive ordinairement à ceux qui sont ivres ; de sorte que, si on n'use
promptement de contre-poison, l'âme est en danger de
perdre la vie de la grâce. Si la faiblesse de l'esprit s'augmente, le poison de
cette joie grossière attirera sur cet homme de si grands malheurs, qu'étant
privé des yeux de l'esprit, comme Samson le fut des yeux du corps, et dépouillé
de sa première vertu, comme Samson le fut de ses cheveux où résidaient ses
forces, il deviendra comme lui l'esclave de ses ennemis, et sera contraint de
tourner quelque meule de moulin pour mourir peut-être ensuite d'une mort
spirituelle. Et alors ses ennemis lui insulteront et lui diront comme à Samson
: Est-ce donc vous qui rompiez si facilement les chaînes les plus fortes, qui
massacriez les Philistins, qui arrachiez les portes de la ville, qui vous
dérobiez à la vengeance de vos
ennemis ? Est-ce vous qui
remportiez de si grandes victoires sur vos adversaires, et qui tombez
maintenant sous leurs coups? D'où vient ce désastre, sinon de ce que vous avez
bu du vin délicieux mais empoisonné de cette femme de Babylone? Mais
voulez-vous d'ici en avant vous garder de son poison et de ses enchantements?
Mettez en œuvre les moyens que je vais vous suggérer.
D'abord que votre cœur sentira
les premières atteintes de la joie, dont les biens naturels sont la source,
retracez en votre mémoire combien il est vain, dangereux et préjudiciable de se
réjouir d'autre chose que de l'honneur qu'on rend â Dieu. Considérez combien il
a été funeste aux anges de se plaire en leur beauté, puisqu'ils sont tombés
aussitôt dans une horrible laideur et dans les abîmes de l'enfer. Examinez
encore combien de maux cette vaine joie
attire sur l'âme. C'est pourquoi il est nécessaire que ceux qui commencent à
sentir les charmes de ces biens usent de bonne heure du remède qu'un ancien
poète leur prescrit, et qui consiste à résister aux premières impressions de la
passion. Lorsqu'elle s'est fortifiée par la longueur du temps et par la
multiplication des actes, il est difficile de l'étouffer. C'est ce que le Sage
nous explique sous la ligure du vin qu'on boit : Ne regardez pas,
dit-il, le vin qui brille dans le verre. Il entre doucement et
délicieusement, mais à la fin il mordra comme la couleuvre, et il répandra son
venin comme le basilic ( Prov., XXIII, 31, 32.)
191
La soustraction que l'âme se fait
de la joie des biens naturels lui apporte beaucoup d'utilité; car, outre
qu'elle se dispose à l'amour divin et aux autres vertus, elle se prépare à
pratiquer l'humilité en ce qui la regarde, et la charité en ce qui regarde le
prochain. En effet, lorsqu'elle ne s'attache à personne en particulier à cause
de ses bonnes qualités, elle conserve la liberté d'aimer spirituellement tout
le monde comme Dieu l'ordonne. Il faut remarquer ici que personne ne mérite
d'être aimé qu'à cause de sa vertu; qu'aimer quelqu'un de la sorte, c'est
l'aimer selon la volonté de Dieu et avec une grande liberté; que, si on l'aime
d'une manière plus spirituelle, on s'unit davantage à Dieu. Car plus l'amour du
prochain s'enflamme, plus l'amour de Dieu reçoit d'accroissement ; plus
aussi l'amour de Dieu croît, plus l'amour du prochain se fortifie parce que
l'un et l'autre n'ont qu'un même principe et qu'une même origine.
L'âme tire encore de là un autre
profit, qui est qu'elle accomplit ce que notre Sauveur déclare en ces termes : Si
quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce soi-même (Matth.,
XVI, 24) ; ce que l'âme ne pourrait faire si elle mettait sa joie dans les dons
de la nature, puisque celui qui s'estime soi-même et qui se plaît en ses
qualités naturelles ne se renonce pas et ne suit pas Jésus-Christ.
On trouve aussi dans la privation
de ce plaisir une troisième utilité fort considérable. Car cette privation fait
couler dans l'âme un fleuve de paix; elle ferme l'entrée aux distractions qui
interrompent la prière; elle détache les sens des objets extérieurs. Aussitôt
que l'âme s'interdit la jouissance de ces choses, elle n'en désire plus la vue;
elle n'y occupe plus les autres sens, de peur qu'ils ne la gagnent. Elle ne
passe plus son temps à y penser, semblable au serpent et à l'aspic, qui se
bouchent les oreilles de peur d'entendre la voix des enchanteurs et de sentir
l'efficacité de leurs charmes ( Psal.,
LVII, 5, 6). En effet, les portes extérieures, qui sont les sens, étant bien
gardées, il est facile à l'âme de conserver son calme intérieur et d'augmenter
sa pureté.
192
Ceux qui sont avancés en la
mortification de ce plaisir sensuel se procurent aussi un grand avantage. Les
objets vilains et les pensées déshonnêtes ne font pas sur leur esprit
l'impression qu'ils l'ont sur le cœur des personnes qui ont de la tendresse
pour ces choses; de sorte que le renoncement à ces délices fonde et entretient
dans l'âme et dans le corps une pureté parfaite, c'est-à-dire dans l'esprit et
dans les sens de l'homme spirituel, qui les purifie au point de les faire
approcher de la pureté des anges, de leur donner de la conformité avec Dieu et
de les faire le temple du Saint-Esprit. Or, si l'homme permet à son cœur d'y
laisser entrer le plaisir des dons de nature, il est certain qu'il ne pourra jamais
être aussi pur qu'il le doit être. Au reste, pour contracter cette impureté
d'âme et de sens, il n'est pas nécessaire de consentir formellement aux choses
honteuses; il suffit de les connaître et d'en ressentir de la joie, puisque le
Saint-Esprit nous assure qu'il se retirera des pensées sans entendement ( Sap., I, 5.),
c'est-à-dire des pensées que la raison ne rapporte point à Dieu.
On recueille encore de là un bien
général et fort étendu. Car, outre que l'homme spirituel se défend des
inconvénients que nous venons de marquer, il se précautionne contre la vanité
et contre plusieurs autres maux, tant corporels que spirituels, surtout contre
le mépris ou du moins contre le peu d'estime que font des autres tons ceux qui
se plaisent en ces avantages naturels. Au lieu que ceux qui ont la vraie
prudence du chrétien ne font état et ne se réjouissent que des choses qui sont
agréables à Dieu.
Tous ces fruits en produisent un
dernier, qui est sans doute le plus noble et plus précieux : c'est la liberté
d'esprit si nécessaire pour vaincre les tentations, pour souffrir les
afflictions patiemment, pour donner de l'augmentation aux vertus et pour servir
Dieu avec fidélité et avec constance.
Il faut parler maintenant des
biens sensibles qui peuvent exciter dans la volonté quelques sentiments de
joie. Nous renfermons en
193
ces biens toutes les choses qui
concernent la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, l'attouchement et les sens
intérieurs, et desquelles l'imagination peut former l'idée, et fournir à
l'entendement la matière des discours intérieurs qu'on en peut faire.
Or, pour purifier la volonté de
la satisfaction que les objets sensibles lui donnent, et pour la conduire à
Dieu il faut supposer, comme une vérité constante, que les sens de la partie
animale ne sont pas capables de connaître Dieu comme Dieu. En sorte qu'il est
impossible à l'œil de le voir, ou de voir quelque chose qui lui ressemble; à
l'oreille, d'entendre sa voix, ou quelque son qui approche de lui ; à l'odorat,
de flairer une odeur aussi douce que lui ; au goût, de goûter une saveur aussi
relevée; à l'attouchement, de toucher un objet aussi subtil et aussi délicieux
; à l'imagination, de s'en faire une représentation qui l'exprime tel qu'il est
en lui-même, puisque les hommes, dit Isaïe, n'ont point entendu
depuis la naissance des siècles. les oreilles n'ont
point ouï et les yeux n'ont point vu, sans vous, ô mon Dieu, ce que vous avez
préparé pour ceux qui vous désirent ( Isai.,
LXIV, 4).
Mais il faut remarquer que le plaisir
peut se répandre dans les sens, ou de la part de l'esprit par une communication
divine qu'il reçoit intérieurement, ou de la part des objets matériels qui
frappent les sens extérieurs. Suivant ce que nous venons de dire, il est
certain que la partie sensitive de l’homme ne peut connaître Dieu, ni par la
voie de l'esprit, ni par l'entremise des sens. Car étant destituée de la
capacité d'atteindre à un objet si sublime, elle ne peut avoir la connaissance
des choses spirituelles que d'une manière corporelle et sensible. Il s'ensuit
de là que vouloir occuper la volonté du plaisir qui naît de ces opérations,
c'est une chose vaine et inutile; c'est empêcher aussi la volonté de
s'appliquer à Dieu en mettant toute sa joie en lui. En effet, elle ne saurait jamais
être à lui parfaitement, qu'en se privant de
cette sorte de satisfaction, aussi bien que des autres contentements
dont nous venons de parler. Car lorsque l'âme ne s'y arrête point, et que la
volonté commence à goûter le plaisir que les sens de la vue, de l'ouïe, de
l'attouchement, de l'odorat et du goût lui présentent, elle se sert de ce
plaisir même comme d'un motif efficace pour s'élever à Dieu ; elle fait une
chose qui lui est avantageuse : et en ce cas, non-seulement
il ne faut ni réprimer ni finir ces mouvements, puisqu'ils produisent dans
l'âme cette sorte d'oraison et de dévotion, mais il est bon aussi d'en user
pour se perfectionner dans ce saint exercice, puisque plusieurs personnes sont
attirées à Dieu par ces sortes d'objets sensibles.
194
Il est néanmoins nécessaire d'y
apporter beaucoup de circonspection, en examinant leurs effets; car plusieurs
d'entre les gens spirituels s'entretiennent dans ces délectations sensuelles,
sous prétexte de s'adonner à la méditation et de s'unir à Dieu : mais après
tout, ils cherchent plus à se satisfaire qu'à contenter leur Créateur. On peut
appeler cet exercice plutôt la jouissance du plaisir que la pratique de
l'oraison ; et quoiqu'ils semblent n'avoir point d'autre intention que d'aller
à Dieu, ils montrent néanmoins, par les effets, qu'ils envisagent la
satisfaction des sens. Ainsi ils s'affaiblissent plutôt par les imperfections
qu'ils y puisent, qu'ils ne se fortifient par une volonté obéissante aux
attraits de Dieu et attachée à son service.
C'est pourquoi il est à propos de
donner le moyen de connaître quand ces plaisirs sensuels sont utiles ou non :
le voici. Lorsque l'homme spirituel entendra de la musique ou quelque autre
chant harmonieux, lorsqu'il flairera des odeurs douces, ou qu'il goûtera des saveurs
délicieuses, ou qu'il touchera ou verra quelque objet agréable, il doit
transporter aussitôt son esprit à la connaissance, et sa volonté à l'amour de
Dieu, de telle manière qu'il s'y plaise plus qu'en ce contentement sensible, et
qu'il ne s'y arrête point, sinon pour cette fin. Car c'est une marque du fruit
qu'il en recueille et du progrès qu'il fait en la vie intérieure; tellement
qu'il peut se servir ainsi et non autrement de ces satisfactions, puisqu'elles
aident alors à connaître et à aimer Dieu, ce qui est la fin qu'il s'est
proposée. Mais il faut observer que celui en qui ces objets sensibles font un
effet purement spirituel, ne les doit ni désirer ni estimer, quoique, quand
d'eux-mêmes ils se présentent, il y goûte du plaisir à cause du sentiment
qu'ils lui donnent de Dieu. Voilà pourquoi il ne se met pas en peine de les
avoir ; et lorsqu'ils s'offrent sans qu'il y coopère, il en détache incontinent
sa volonté pour l'attacher à son créateur. La raison en est que quand l'esprit
se plaît à s'élever à Dieu en passant légèrement par toutes ces choses, il est
si pénétré des douceurs de Dieu, si rempli de ses faveurs et si satisfait, que
rien ne lui manque, qu'il ne souhaite rien davantage, et que s'il lui arrive de
sentir quelque désir des choses qui l'aident à s'unir à Dieu, il s'en défait,
et ces objets s'évanouissent de sa mémoire comme des songes.
Au contraire, les mêmes objets
nuisent beaucoup à ceux qui y prennent quelque plaisir sensible, et qui ne
laissent pas à leur cœur la liberté de se porter à Dieu avec amour et avec
facilité ; c'est pourquoi ils doivent s'en priver. Car quoiqu'ils se servent de
l'entendement et de la raison pour aller à Dieu, néanmoins il y a apparence
qu'ils en soutirent plus de dommage qu'ils n'en reçoivent d'utilité ; d'autant
que l'appétit sensuel goûte les effets sensibles de ces opérations. Et
conséquemment, si ces gens-!à ont du penchant pour ces
195
sortes de satisfactions, ils
doivent réprimer cette inclination, puisque plus elle sera grande et puissante,
plus ils deviendront faibles et imparfaits.
Ce qui nous fait
dire que l'homme spirituel ne doit user du contentement des sens que par
rapport au Seigneur; et suivant cette règle, il doit rapporter à Dieu toute la
joie de son âme, afin de se la rendre utile, et de l'épurer de toute
imperfection. Pour cet effet, il doit considérer que toute la délectation qui
coule d'une autre source que du renoncement à toutes les joies sensuelles, est vaine et inutile, et empêche la volonté de s'unir à
Dieu, quoique le sujet qui les cause soit d'ailleurs excellent et sublime.
Si l'âme n'étouffe pas le plaisir
que les objets sensibles lui donnent, et si elle ne le rectifie pas en le
rapportant à Dieu, il est constant qu'elle souffrira les perles qui naissent de
toutes les satisfactions sensuelles dont nous avons parlé, et qui sont
l'obscurcissement de la raison, la tiédeur, le dégoût, l'ennui dans les
exercices intérieurs, et les autres de cette nature. Mais pour descendre dans
un détail plus particulier, je dis que cette joie sensible peut apporter
plusieurs dommages tant corporels que spirituels.
En premier lieu, quiconque ne
rejette pas, pour l'amour de Dieu, le contentement dont les choses visibles et
agréables le remplissent, tombe dans la vanité d'esprit, dans les dissipations
de cœur, dans les désordres de la concupiscence, dans l'impudicité, dans le
dérèglement de l'intérieur et de l'extérieur, dans l'impudence, dans l'envie, dans
la jalousie, dans d'autres vices dangereux.
En second lieu, celui qui se
plaît à entendre des choses inutiles, ne peut éviter les égarements de
l'imagination, la superfluité des paroles, les jugements téméraires, la
diversité de l'embarras des sentiments, et plusieurs autres dommages
considérables.
Troisièmement, de la délectation
des odeurs viennent le dégoût qu'on a des pauvres, l'aversion de les servir et
de rendre service aux autres, le peu de courage à se vaincre dans les choses
basses et abjectes, l'insensibilité d'esprit, au moins selon la faiblesse ou la
véhémence des passions.
Quatrièmement, le plaisir des
viandes engendre la gourmandise, l’ivrognerie, la colère, la discorde, le
défaut de charité envers les
195
pauvres, auquel le mauvais riche
était sujet. De là naissent encore l'intempérance du corps, les infirmités, les
émotions malséantes, les autres causes des passions déshonnêtes.
De là coulent aussi comme des
ruisseaux d'une féconde source, la stupidité et la grossièreté d'esprit. Le désir
et le goût des choses spirituelles languissent de telle sorte, que l'âme n'y
trouve plus de saveur, et qu'elle ne peut ni s'y arrêter ni même en parler. La
dissipation des sens et du cœur, le chagrin et l'amertume prennent
de là leur commencement.
Mais l'attouchement des choses
molles et douces est suivi de dommages plus nombreux et plus funestes à l'âme.
Ce plaisir est la cause de l'exécrable crime de mollesse; il rend l'esprit
efféminé et timide; il dispose ce sens à pécher; il lui donne un si grand penchant
aux chutes continuelles, qu'il n'a pas plus de résistance qu'une cire tendre et
presque fondue. L'attouchement verse dans le cœur une vaine joie ; il nourrit
la liberté de dire et de voir toutes choses ; il étourdit les autres sens, et
il les obscurcit à proportion que cette
passion animale est violente. Il prive le jugement de ses lumières et de sa
droiture, et il le tient dans une ignorance grossière et dans une grande
imbécillité spirituelle. Il inspire la pusillanimité et l'inconstance ; il aveugle
l'âme et il abat le courage de telle façon, qu'on craint lors même qu'il n'y a
rien à craindre.
Cette molle délectation produit
l'esprit de confusion et l'insensibilité de conscience dans les affaires, parce
qu'elle débilite le bon sens et le réduit à un tel état, que l'âme ne peut ni
prendre ni donner de sages conseils, et qu'elle devient incapable des biens
spirituels, et inutile pour toutes choses, comme un vase percé de tous côtés.
Toutes ces pertes procèdent de cette satisfaction animale, et elles sont plus
grandes en quelques-uns, et plus petites en quelques autres, selon la facilité
et la faiblesse, ou la fermeté et la constance de ceux à qui elles arrivent.
Car il y a des gens de telle complexion, que les moindres occasions leur sont
plus pernicieuses que les plus grandes ne le sont à d'autres.
J'ajoute aux effets de cette
volupté le relâchement dans les exercices spirituels et dans les macérations du
corps, et la tiédeur et l'indévotion dans l'usage des sacrements de Pénitence
et d'Eucharistie. Mais je passe sous silence les autres maux dont elle accable
ses esclaves, parce que je serais trop long à les déduire.
197
Les profits que l'âme retire de
la privation de ce plaisir sont admirables. Il y en a de deux sortes, les
spirituels et les temporels.
Le premier est que l'âme, en
s'éloignant de la joie qu'elle reçoit des objets sensibles, et en se resserrant
en elle-même, s'affranchit des distractions que les opérations trop vives des
sens lui causaient. Ensuite elle s'approche plus facilement de Dieu, et
conserve mieux l'esprit intérieur et les vertus qu'elle a acquises, et à qui
elle donne de nouveaux accroissements.
Le second est très-excellent. Car nous pouvons dire avec vérité que celui
qui étouffe en lui-même cette volupté, devient de sensuel tout spirituel,
d'animal tout raisonnable, d'humain tout
angélique, tout céleste et tout divin. Comme un homme qui ne recherche que les
douceurs de ces plaisirs ne mérite pas d'autres noms que ceux de sensuel,
d'animal, de terrestre, de même celui qui les abhorre est digne des qualités
que nous venons de lui attribuer; ce qui est certain, puisque l'usage des sens
et la force de la sensualité sont directement contraires aux exercices et à la
vigueur de l'esprit. Car la chair, dit l'Apôtre, combat par ses
désirs contre l'esprit, et l'esprit contre la chair ( Galat., V, 17.). De là vient que les
forces de l'une des deux parties de l'homme diminuent ou croissent à proportion
que les forces de l'autre croissent ou diminuent. Et de cette manière, la
partie supérieure, qui ne tend d'elle-même qu'à Dieu, se perfectionne et s'unit
à son Créateur ; elle acquiert les biens spirituels et célestes; et c'est lui
faire justice que de l'orner de tous les titres illustres que nous avons
rapportés. Cette doctrine est fondée sur l'autorité de saint Paul. Il nous
enseigne que l'homme qui n'occupe son cœur qu'à goûter les délectations
sensuelles est tout charnel, et ne comprend point les choses qui viennent de
l'esprit de Dieu; et que celui qui attache sa volonté à Dieu est tout spirituel
: il pénètre dans les secrets du Seigneur; il juge de toutes choses ( I Cor., II, 14, 15.). Si bien que l'âme lire de là
cet avantage, qu'elle est disposée, par
cette abnégation, à recevoir tous les biens spirituels et tous les dons
divins que la bonté de son Créateur voudra lui faire.
198
La troisième utilité consiste .en
une grande augmentation des délices intérieures, lesquelles remplissent le cœur
de celui qui rejette les contentements charnels. Car, selon la parole
infaillible du Sauveur, il reçoit cent pour un ( Matth., XIX, 29) : de manière que si
vous renoncez une seule fois à cette joie, vous serez récompensé dès cette vie
de cent douceurs spirituelles et même corporelles ; et, au contraire, si vous
la goûtez une seule fois, vous serez puni de cent amertumes très-fâcheuses.
Car, lorsque vous aurez purifié vos yeux du plaisir qu'ils avaient à voir, vous
sentirez une consolation spirituelle très-agréable,
parce qu'elle se rapportera uniquement à Dieu, soit que vous regardiez les
choses divines, soit que vous arrêtiez votre vue sur les choses humaines. Vous
serez pénétré de semblables délices, entendant parler des choses divines ou
humaines, lorsque vous aurez soustrait à vos oreille
la vaine satisfaction qu'elles reçoivent des entretiens du monde Vous devez
juger la même chose des autres sens, lorsque vous aurez retranché le
contentement que les objets corporels leur donnent. Car, comme dans l'état
d'innocence tout ce qu'Adam et Eve voyaient, tout ce qu'ils disaient, tout ce
qu'ils mangeaient, les excitait à une douce contemplation des choses divines,
parce que la partie inférieure était bien disposée et fort soumise à la raison
; de même celui qui éloigne de ses sens tout le plaisir que les objets
matériels leur présentent, qui les tient assujettis à l'esprit, et qui les
dompte jusqu'à étouffer leurs premiers mouvements, celui-là est pénétré des
douceurs d'un étroit attachement au Seigneur par la continuelle application de
son cœur à la majesté divine. C'est pourquoi toutes choses, soit basses, soit
élevées, sont utiles à ceux qui sont purs, et elles augmentent leur pureté : au
contraire, elles sont dommageables à ceux qui sont impurs, et elles les
infectent d'une impureté plus étendue. Cependant quiconque ne surmonte pas la
volupté de l'appétit animal, ne jouira jamais, par le moyen des créatures ni
par ses propres opérations, de la joie que Dieu verse ordinairement dans les
âmes fidèles. Mais quiconque ne vit plus selon la corruption des sens, a la
consolation de voir ses opérations et ses puissances tendre à la contemplation
de Dieu comme à leur centre. Car, comme nous l'apprenons des philosophes,
chaque chose subsiste et vit selon la nature de son être ; et, conséquemment,
celui qui a changé sa vie animale en sa vie spirituelle se porte sans
résistance à Dieu, n'ayant pas que des affections et des actions spirituelles.
Il s'ensuit de là qu'un homme qui est parvenu à cette pureté de cœur, aura
facilement une connaissance de Dieu pure, spirituelle, agréable et pleine
d'amour.
199
Je tire encore cette conséquence, que celui qui ne
s'accoutume pas à vaincre sa sensualité, et qui n'use pas de tous les objets
matérielle pour aller à Dieu, doit rejeter la satisfaction qui lui vient des
choses sensibles, afin qu'il puisse délivrer son âme de la vie animale. Il doit
craindre que, n'étant pas assez intérieur, l'usage de ces choses ne nourrisse
et ne fortifie plus ses sens que son esprit, parce que la partie sensitive,
étant la plus forte, domine dans ses opérations, et excite une sensualité plus
grande et plus active. Car ce qui est né de la chair est chair, dit le
Sauveur, et ce qui est né de l'esprit est esprit ( Joan.,
III, 6.). Il faut bien peser ceci, puisque c'est une vérité constante. Que
celui donc qui ne s'est pas encore mortifia parfaitement sur ce plaisir
grossier, n'ait pas la présomption d'appliquer ses sens ni leurs opérations aux
objets sensibles, s'imaginant que l'esprit en profitera davantage. En
détruisant ce contentement et le désir qu'on a d'en jouir, on augmente plus les
forces de l'âme que si on s'occupait de ces choses matérielles.
Pour ce qui concerne la gloire
que le refus de cette volupté nous procure
en l'autre vie, il n'est pas nécessaire de la représenter en cet endroit. Outre
que ceux qui auront abhorré cette sensualité auront le corps revêtu de qualités
glorieuses bien plus excellentes que ceux qui n'auront pas méprisé la volupté,
ils seront élevés à une gloire essentielle proportionnée à l'amour divin qui
les aura portés à combattre cette
délectation, parce que, selon l'expression de saint Paul, les afflictions,
quoique courtes et légères, que nous souffrons en cette vie produisent en nous
la durée éternelle d'une gloire incomparable (II Cor., IV, 17.).
Je ne crois pas non plus que je
doive déduire ici les avantages que la privation de cette joie nous apporte, soit qu'ils
regardent l'esprit, soit qu'ils concernent les mœurs, soient qu'ils soient
commodes à la vie présente. Ils sont tous de même nature que ceux dont nous
avons parlé en traitant des autres espèces de plaisirs ; ils sont même beaucoup
plus éminents, parce que ces contentements étant plus conformes et plus unis à
la nature humaine , celui qui s en déclare ennemi
acquiert une pureté plus intérieure et plus achevée.
200
Le quatrième genre des biens
auxquels la volonté peut s'attacher avec plaisir, sont ceux que nous appelons moraux. Nous
entendons par ces biens les vertus morales
et les habitudes qu'on acquiert en
les pratiquait toutes les œuvres de
miséricorde, spirituelles et corporelles, l'observation des lois divines et humaines,
tous les exercices enfin qu'une personne de bon naturel et portée au bien peut
faire suivant les règles de l'honnêteté. Ils méritent peut-être mieux, quand on
s'y applique, de donner de la joie à la volonté, que les trois autres espèces
de biens que nous avons expliqués jusqu'ici; car un homme peut se réjouir de
ces biens de l’âme pour ces deux raisons, savoir : à cause de leur nature, ou à
cause de l'utilité qu'ils procurent à l'homme, en tant qu'ils sont des moyens
et des instruments dont il se sert pour parvenir à la vertu.
De sorte que ces trois premiers
genres de biens sont indignes des recherches et des
joies de la volonté, soit parce qu'ils n'apportent à l'homme aucun avantage,
soit parce qu'étant périssables ils n'ont rien de grand ni d'important. Au
contraire, ils suscitent dans le cœur des peines, des douleurs et des
afflictions très-sensibles. Car, quoiqu'ils puissent
être à l'homme un sujet de contentement lorsqu'il en use pour monter jusqu'à
Dieu, néanmoins ce bon usage est si incertain, qu'il est ordinairement plus
nuisible qu'avantageux.
Mais le bien moral est de
lui-même d'une excellence et d'une valeur si considérable, qu'il est juste d'en
faire l'objet de nos délices. Car, puisqu'il introduit avec soi dans l’âme la
tranquillité et la paix, le droit usage de la raison, l'ordre et l'uniformité
des opérations, un homme, parlant
humainement, ne peut avoir la
jouissance d'une meilleure chose. Ainsi il lui est permis de prendre de la
satisfaction dans l'exercice des vertus et dans
leur possession, à cause de leur beauté et de leur mérite, et en
considération aussi des profits spirituels et temporels qu'elles produisent.
C'est pour cette raison que les philosophes,
les sages et les princes les plus célèbres de l'antiquité païenne ont
estimé les vertus, les ont louées, et se sont efforcés de les pratiquer et de
les acquérir. De manière que non-seulement ils sont arrivés à l'abondance des biens et à l'éclat de la réputation
qu'ils cherchaient en ce
201
monde, mais encore Dieu, que rien ne peut empêcher de
faire le bien, dit le Sage, et qui l'aime dans le Gentil et dans le
Barbare, leur a donné, pour récompense de leurs bonnes mœurs, une longue vie, de
grands honneurs, de puissants domaines, comme nous le voyons dans les Romains,
auxquels il a soumis une grande partie de l'univers, à cause de l'équité de
leurs lois et de leur gouvernement, leur infidélité les rendant d'ailleurs
incapables de la félicité éternelle ( Sap.,
VII, 22, 23.).
Les biens de cette nature sont si agréables à Dieu, qu'il
combla Salomon de biens temporels en vue des biens moraux que ce prince lui
avait demandés. Parce que, lui dit-il, vous avez demandé, non pas une
longue vie, ni de grandes richesses, ni la vie de vos ennemis, mais la sagesse
pour juger avec discernement et avec équité, j’ai fait pour vous ce que vous
m'avez prié de faire, et je vous ai donné un esprit si éclairé et si pénétrant,
et une sagesse si profonde, qu'il n'y a point eu d'homme jusqu'à présent, et
qu'il n'y en aura jamais de semblable à vous. Mais de plus, je vous ai accordé
ce que vous ne m'avez pas demandé, savoir les richesses et la gloire en un
degré si éminent, qu'aucun roi des siècles passés ne vous a été égal en biens
et en réputation ( III Reg., 11, 12.).
Néanmoins, quoiqu'un chrétien
puisse aimer ces biens comme commodes à ses intérêts, il ne doit pas borner là
son contentement de la même manière que les païens, qui ne portaient pas leur
vue au-delà de cette vie mortelle; mais étant éclairé des lumières de la foi,
qui lui Recouvre la vie éternelle qu'il doit espérer, et sans laquelle toutes
les choses de ce monde ne sont de nulle valeur, il doit se proposer un motif de
joie plus noble, savoir : l'exercice de l'amour divin et la possession du ciel,
parce que le bien moral contribue à perfectionner l'un et à conquérir l'autre.
Ainsi l'obéissance, le service et l'honneur qu'il rend à Dieu, en cultivant les
vertus morales et en sanctifiant ses mœurs, doivent être la cause unique de sa
joie. Sans cette intention et sans ce
but, les vertus n'ont aucun prix devant Dieu, comme il est visible par la
parabole des dix vierges de l'Évangile. Toutes avaient gardé la chasteté et
fait de bonnes œuvres avec beaucoup de soin et de constance. Mais parce que
cinq d'entre elles
202
s'étaient réjouies de ce bien en
vue non pas de l'honneur et de l'amour de Dieu, mais de leur satisfaction
particulière et de leur propre gloire, elles furent privées de l'amour de
l'époux et de la félicité du ciel. Plusieurs anciens ont aussi été très-illustres pour leurs vertus et leurs bonnes actions,
et plusieurs chrétiens le sont encore aujourd'hui pour les mêmes causes ; mais
tout cela leur sera inutile pour la vie future, parce qu'ils n'ont pas envisagé
et n'envisagent pas la gloire et l'amour de Dieu. Il faut donc se réjouir, non
pas de ses bonnes mœurs et de ses œuvres saintes, mais du seul amour qu'on a
pour son créateur. Plus les bonnes œuvres méritent de récompense et de gloire,
lorsqu'on les fait pour le seul honneur de Dieu, plus elles doivent donner de
confusion à ceux qui les font par des motifs humains et frivoles.
Le chrétien doit donc considérer,
pour s'exciter à rapporter à Dieu le plaisir qu'il a d'embrasser les vertus
morales, que les œuvres de miséricorde, les jeûnes, les aumônes, les
austérités, les oraisons et les autres actions saintes, fondent leur valeur,
non pas tant sur leur quantité et sur leur qualité, que sur l'amour de Dieu
qu'on se propose en les faisant, et que plus cet amour sera pur, ardent et
désintéressé pour cette vie et pour l'autre, plus elles seront parfaites et
éminentes. Je conclus que l'homme spirituel doit d'un côté sevrer son cœur de
toutes les consolations que le bien moral lui présente, et, de l'autre, le
nourrir des seules douceurs que l'amour divin et la recherche de la gloire du
Seigneur lui offrent. C'est ainsi qu'il unira sa volonté à Dieu avec toute sa
force et toute sa vigueur.
Je trouve sept principaux
dommages que l'homme peut recevoir de la vaine satisfaction qu'il prend dans
les choses morales, et qui lui sont extrêmement pernicieux, parce qu'ils se
répandent dans l'esprit et dans l'intérieur. Je les expliquerai en peu de mots.
Le premier est la vanité,
l'orgueil, la vaine gloire et la présomption de soi-même. On ne saurait
concevoir de la complaisance de ses bonnes œuvres sans les estimer, et sans
avoir pour soi-même une estime particulière. De là vient l'arrogance, comme il
paraît dans le pharisien, qui priait dans le temple avec ostentation, et qui se
glorifiait de ses jeûnes et de ses aumônes.
203
Le second a quelque connexion
avec le premier. Un homme qui en est venu là regarde les autres comme des gens
imparfaits et méchants en comparaison de lui; il les méprise en son cœur; il ne
croit pas qu'ils fassent aucune bonne œuvre; il en parle même
désavantageusement. Ce fut le malheur où tomba le pharisien, qui priait de
cette sorte : Je vous rends grâces, mon Dieu, de ce que je ne suis pas comme
le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes, adultères, ni tel aussi que ce
publicain. Je jeûne deux fois la semaine, et je paie la dîme de tout ce que je
possède ( Luc., XVIII, 11, 12). Et
de cette manière, un seul acte par lequel il s'estime soi-même et méprise les
autres, lui attire ces deux dommages. Il s'en trouve aujourd'hui plusieurs qui
l'imitent, en disant qu'ils ne sont pas comme un tel, qu'ils ne commettent pas
tel ou tel péché, comme celui-ci ou celui-là. Ils sont même pires que le
pharisien; car il eut bien, à la vérité, quelque mépris des autres, et en
particulier du publicain; mais ceux-ci passent plus outre; ils s'enflamment de
colère et d'envie contre les autres lorsqu'on les loue, ou qu'ils font de
meilleures actions qu'eux.
Le troisième dommage est que, ne
regardant en leurs actions que la douceur, ils ne les entreprennent d'ordinaire
que par l'espérance de la consolation et des louanges qu'ils en attendent. Ils
font toutes leurs œuvres, dit Jésus-Christ, non pas pour plaire à Dieu seul,
mais pour être vus des hommes ( Matth.,
XXIII, 5).
Le quatrième est une suite du
troisième. Dieu ne récompensera pas ces gens-là du bien qu'ils font, parce que
le seul plaisir, la seule gloire, le seul intérêt temporel est le terme de
leurs prétentions. C'est pourquoi, je
vous le dis en vérité, ce sont les paroles de notre Sauveur, ils ont
déjà reçu leur récompense ( Matth.,
VI, 2). Ainsi ils seront punis également par la privation de leur salaire, et
par la confusion de leurs intentions corrompues.
Leur misère est si grande en cet
endroit, que la plupart de leurs actions, dont le public est témoin, sont ou
vicieuses et de nul prix, ou du moins très-imparfaites
aux yeux de Dieu, par la raison qu'ils ne se sont pas mis au-dessus de toutes
ces vues humaines. Car enfin quel autre jugement peut-on faire d'eux,
lorsqu'ils ne veulent rien entreprendre de considérable, à moins qu'ils n'en
laissent des
204
monuments publics qui consacrent à
la postérité leur nom, leur famille et leur richesse, et qu'ils ne mettent
leurs armes dans les églises, comme s'ils voulaient qu'on fléchit le genou
devant elles comme devant des images sacrées? En vérité, on peut dire, en
quelque façon, que quelques-uns d'eux semblent s'estimer plus que Dieu.
Mais laissons-là ceux qui en
usent le plus mal à cet égard; combien en voit-on qui perdent tout le fruit de
leurs bonnes œuvres? Les uns souhaitent qu'on leur en donne des louanges ; les
autres désirent qu'on leur en sache gré et qu'on les en remercie ; quelques-uns
en parlent avec plaisir, et sont bien aises qu'un tel ou un tel en aient
connaissance ; ils voudraient même que le bruit s'en répandît partout le monde.
Quelques autres distribuent de leurs biens aux pauvres par des mains
étrangères, et font d'autres œuvres d'éclat par le ministère d'autrui, afin que
leur réputation vole de tous côtés. Il y en a enfin qui cherchent l'un et
l'autre, le profit et l'applaudissement. (Matth.,
VI.) Agir de la sorte, ce n'est autre chose, selon le langage du Fils de Dieu,
que faire sonner de la trompette devant soi, que contenter sa vanité, et
renoncer volontairement aux biens éternels dont Dieu comble les personnes
adonnées aux actions vertueuses.
C'est pourquoi ceux qui veulent se
mettre à couvert de ce mal doivent cacher leurs bonnes œuvres, afin qu'elles ne
soient connues que de Dieu, et que les hommes n'aient pas lieu de s'en
apercevoir ni de leur donner leur approbation. Il faut même qu'ils s'en
dérobent à eux-mêmes la connaissance, c'est-à-dire qu'ils n'en fassent pas plus
d'estime et qu'ils n'y prennent pas plus de complaisance que s'ils les
ignoraient, selon le sens spirituel de Notre-Seigneur : Que votre main
gauche ne sache pas ce que fait la droite ( Matth.,
VI, 3.). Comme s'il disait : Ne regardez pas avec des yeux de chair les œuvres
spirituelles que vous faites. C'est par ce moyen que toute la force de la
volonté se réunira et s'attachera toute à Dieu, et que le bien qu'on fera
devant les yeux de la Majesté divine sera utile à l'âme et très-parfait
en lui-même. Si un homme se comporte autrement en ses saintes actions, non-seulement il ne méritera nulle récompense, mais la
vanité qu'il en concevra intérieurement sera la source de plusieurs péchés. A
quoi on peut appliquer ce sentiment de Job : Si j'avais, dit-il, goûté
de la joie dans le secret de mon âme, et si j'avais baisé ma main, mon péché
serait très-grand ( Job.,
XXXI, 26, 27, 28.) . Pour entrer
205
dans sa pensée, il faut entendre par
la main les actions qu'on fait, et parla bouche la volonté qui se plaît en ces
actions. Et parce que cette complaisance est renfermée dans l'intérieur, Job
dit : Si j'avais goûté de la joie dans le secret de mon unie, ce serait un
grand péché, et même, comme il ajoute, un renoncement de Dieu. Car
s'attribuer à soi-même une bonne œuvre, c'est la dérober à Dieu, qui est
l'auteur de tout bien, à l'exemple de Lucifer, qui prit une si grande
complaisance en ses bonnes qualités, qu'il dépouilla Dieu de la gloire qui lui
était due, et qu'il s'en revêtit lui-même, comme s'il en eût été le principe et
la cause.
Le cinquième dommage concerne
ceux qui n'avancent point dans la vie spirituelle et dans la perfection. Ce qui
leur arrive lorsque la pratique des bonnes œuvres ne leur est pas une féconde
source de délices intérieures comme ils prétendent;
cette privation leur fait perdre le courage, la persévérance et le mérite. Or,
Dieu a coutume de priver de ces douceurs spirituelles tous ceux auxquels il
destine un plus éminent degré de sainteté. Il leur ôte le lait qui est la
nourriture des enfants, et il leur donne le pain dont les hommes faits mangent
d'ordinaire. Il met leurs forces à l'épreuve, et il change la délicatesse de
leur goût et de leur appétit en une grande avidité de la viande des forts et
des parfaits. C'est ce dur traitement qui arrête ces esclaves des consolations
spirituelles dans le chemin de la vertu, et à qui ces paroles de Salomon
conviennent bien : Les mouches qui meurent dans un parfum en gâtent toute la
douceur ( Eccl.,
X, 1.). Car lorsque quelque mortification les surprend, ils meurent pour les
bonnes œuvres; ils les abandonnent; ils ne jouissent pas du plaisir dont la
persévérance remplit l'âme des personnes constantes et courageuses.
Le sixième dommage tombe sur ceux
qui s'en imposent très-souvent à eux-mêmes, en se
persuadant que les actions qui sont pleines de délices spirituelles sont
préférables à celles qui en sont vides, et qui donnent autant d'approbation et
de louanges à celles-là, qu'ils désapprouvent et méprisent celles-ci,
quoiqu'ils dussent prendre des sentiments contraires. Les œuvres où l'homme
mortifie davantage son amour-propre, lors principalement qu'il est éloigné du
terme de la perfection, sont communément mieux reçues de Dieu, et doivent
paraître d'un plus grand mérite à celui qui les fait, à cause de l'abnégation
de soi-même, que celles qui le flattent et le consolent beaucoup. Il peut
facilement s'y rechercher, et se proposer soi-même comme le dernier terme de
ses opérations et de ses desseins. C'est à ce propos que le prophète Michée
parle : Ils appellent bien, dit-
206
il, le mal que leurs mains font
( Mich., VII, 3.). C'est-à-dire, ils
s'imaginent que ce qu'il y a de mauvais dans leurs actions leur est avantageux.
Ce qui vient de ce qu'ils ont plus à cœur leur propre satisfaction que le bon
plaisir de Dieu. Il faudrait un discours trop long pour représenter l'empire
que ce dommage exerce sur les personnes spirituelles, et sur ceux qui mènent
une vie commune, et pour dire en détail tous ses pernicieux effets. A peine se
trouvera-t-il un homme qui vaque aux actions saintes en vue de Dieu seul, et
non par la recherche secrète des douceurs intérieures, ou de quelque autre
intérêt passager.
Le septième consiste à rendre
celui qui n'étouffe pas cette vaine
délectation, incapable de prendre conseil et de suivre des instructions
raisonnables et salutaires dans l'exercice des bonnes œuvres. L'habitude qu'il
a de s'y ménager du contentement, l'affaiblit et le tient lié si étroitement,
qu'il juge que le sentiment des autres n'est pas le meilleur; ou s'il l'estime
le plus conforme à la raison et à la vertu, il n'a pas assez de courage pour le
réduire en pratique. Ces sortes de gens sont encore bien froids
en l'amour de Dieu, et bien lâches en la charité du prochain, parce que
l'ardeur de l'amour-propre qui les échauffe en leurs entreprises louables,
éteint cette vertu dans leur cœur.
Les fruits dont l'âme est
participante, lorsqu'elle ne veut pas se nourrir de la vaine joie de cette
sorte de biens, sont très-grands. Le premier est que
l'âme dissipe l'orage des tentations que le démon lui suscite, et elle se
délivre dis embûches qu'il lui dresse sous les apparences de ces bonnes œuvres,
comme nous l'apprenons de cet endroit du livre de Job : Il dort à l'écart sous
l'ombre des roseaux et dans des lieux humides ( Job.,
XL, 2). Le saint homme parle de Satan, qui se cache dans l'humidité et la
mollesse du plaisir, et dans le vide du roseau, c'est-à-dire dans une action
vaine, pour surprendre l'âme, et pour l'embarrasser en ses filets. Ce qui ne
doit pas nous étonner, puisque cette satisfaction est d'elle-même, sans la
suggestion du démon, une pure tromperie, surtout lorsque celui qui fait ces
actions
207
en sent dans le fond du cœur
quelque complaisance. C'est ce que Jérémie exprime admirablement en ces termes
: Votre arrogance et l'orgueil de votre cœur vous ont déçu ( Jerem., XLIX,
16.). Car, je vous prie, quelle plus grande tromperie peut-on imaginer que la
vaine gloire? Il est donc nécessaire que l'âme qui s'en veut garantir extermine
cette joie inutile.
Le second : un homme fait des
actions plus parfaites et plus fréquentes; ce qui lui serait impossible si la passion du plaisir dominait dans ses
œuvres. Car cette passion donnerait de si grandes forces à l'appétit
irascible et à l'appétit concupiscible,
qu'ils ne laisseraient nulle autorité à la raison, et qu'ensuite l'âme serait
pour l'ordinaire inconstante dans le bien et dans ses résolutions ; elle
omettrait plusieurs saintes œuvres ; elle en entreprendrait quelques-unes selon
son caprice ; elle en commencerait quelques autres sans les achever ; et dans cette perpétuelle vicissitude elle ne ferait
aucun profit. Car comme elle ne serait attirée à faire le bien que par le goût
du plaisir, qui est changeant de sa nature et différent, tantôt plus grand,
tantôt plus petit, il est certain que quand il cesserait de flatter le cœur, les
bonnes œuvres, quelque importantes qu'elles fussent, s'évanouiraient. Ce
contentement étant l'âme et la vie des actions, celles-ci meurent lorsque
celui-là s'étouffe. Ces gens-là sont semblables à ceux qui écoutent la
parole divine, dit Jésus-Christ, mais à qui le démon vient ensuite la
ravir du milieu du cœur, de peur qu'ayant cru ils ne soient sauvés ( Luc., VIII, 12.) . La raison en est que tout leur
appui et toutes leurs forces pour agir ne consistent qu'en la jouissance de
cette satisfaction. C'est pourquoi celui qui s'en prive trouve le secret de
persévérer, et d'éviter les fraudes du malin esprit. Si bien que cette utilité
est de très-grande conséquence, comme la perte qui
lui est opposée est d'une suite très-dangereuse.
Celui qui se conduit par les lumières et selon les principes de la sagesse
chrétienne, tient les yeux toujours attachés sur la substance de ses œuvres,
sur le profit qu'il en attend, et non sur la douceur d'esprit qu'il peut y
puiser. Il ne bat point l'air; il ne cherche point de secours pour se procurer
de la consolation; il ne s'arrête qu'à ce qu'il y a de solide en ses actions.
La troisième utilité est toute
divine. Après que l'homme spirituel a ruiné la vaine joie de ses bonnes œuvres,
il entre dans la pauvreté d'esprit, à qui le Fils de Dieu donne le premier rang
entre les béatitudes, et le royaume du ciel pour récompense (
Matth., V, 3.).
La quatrième : celui qui a banni
ce contentement de sa volonté,
208
devient doux, humble et prudent en
ses actions. Car les appétits irascible et concupiscible ne souffrent plus en
leurs opérations les impressions violentes de la volupté, et cet homme agira
sans présomplion de lui-même, sans estime de ses
œuvres et sans être couvert du bandeau que la satisfaction du bien qu’il fait
lui mettrait sur les yeux, s'il ne l'abhorrait pas.
La cinquième : il gagne le cœur
de Dieu et l'amitié des hommes, et il se défend des vices odieux d'avarice, de
gourmandise, de paresse, d'envie, d'une infinité d'autres défauts spirituels.
Il est convenable de traiter
maintenant du cinquième genre de biens où la volonté peut trouver du plaisir.
Nous les appelons surnaturels, car ce sont tous les dons et toutes les grâces
que Dieu nous accorde gratuitement, et qui surpassent toutes les forces et
toute la vertu de la nature. Tels furent les dons de sagesse et de science dont
Dieu enrichit Salomon ( III Reg., IV, 29.) ;
tels sont ceux que saint Paul marque en sa première lettre aux Corinthiens,
savoir : le don de foi, la grâce de guérir les malades, le don de faire des
miracles, le don de prophétie, le discernement des esprits, le don de parler
diverses langues, le don de les interpréter ( I Cor., XII, 8, 9, 10).
Tous lesquels biens, quoiqu'ils soient sans contredit spirituels, comme le sont
ceux dont nous parlerons bientôt, nous avons néanmoins jugé nécessaire de
distinguer, à cause de l'extrême différence qui
se trouve entre eux. Car l'usage
qu'on fait de ceux-ci regarde immédiatement le bien des hommes ; et c'est pour
cette raison que Dieu les leur communique, puisque le Saint-Esprit, dit
l'Apôtre, ne se fait paraître en chacun que pour l'utilité commune ( I Cor.,
XII, 7). Mais les grâces purement spirituelles ne servent qu'à entretenir le
commerce de Dieu avec l'âme, et la familiarité de l'âme avec Dieu, dans l'union
de l'entendement
209
et de la volonté. Et c'est cet
objet et la manière de l'atteindre, qui en font la distinction d'avec les
autres dons surnaturels, lesquels sont donnés de Dieu pour le profit des
créatures. Ils n'ont pas toutefois cette seule différence de l'objet ; ils ont
encore la différence de leur substance et de leur opération. Ce qui nous oblige à en donner une différente connaissance.
Or, prenant ces dons surnaturels
dans le sens que je leur donne, je dis pour nous encourager à fermer notre cœur
à la satisfaction qu'ils y font entrer, qu'on en reçoit deux sortes de fruits
considérables, pour le corporel et pour le spirituel. Le fruit temporel est la
guérison des malades, la vue rendue aux aveugles, la résurrection des morts, la
fuite des démons, la prédiction de l'avenir, afin que les hommes pourvoient à
leurs affaires, et d'autres semblables faveurs. Le fruit spirituel regarde
principalement l'éternité. Car sa fin est que ces saintes opérations
contribuent à nous faire connaître Dieu, à lui rendre l'obéissance et l'honneur
que nous lui devons,à exciter le prochain à
s'acquitter des mêmes devoirs.
Le premier fruit ne doit pas
inspirera l'homme beaucoup de joie, parce que les miracles et les autres dons
qu'il contient, lui sont peu utiles pour acquérir l'union divine : c'est la
charité qui le conduit à ce terme. Or, ces merveilles extraordinaires peuvent
lui arriver sans avoir la grâce sanctifiante, soit que Dieu les communique
comme au faux prophète Balaam, soit que le démon les
opère par sa force et ses prestiges, ou par quelque secrète vertu de la nature,
comme il a paru dans Simon le Magicien. Si ces prodiges devaient apporter
quelque avantage aux hommes, ce serait assurément ceux dont Dieu serait
l'auteur et l'ouvrier.
Cependant saint Paul nous apprend
à juger de leur prix, si on les sépare des dons du second rang : Quand je
parlerais, dit-il, le langage des hommes et des anges, si je n'avais pas
la charité, je ressemblerais à de l'airain ou à une cymbale qui retentit. Et
quand j'aurais le don de prophétie, que j'entendrais tous les mystères, que
j'aurais toute la science et toute la foi, en sorte que je transportasse les
montagnes d'un lieu à un autre, si je n'avais pas la charité, je ne serais rien
( I Cor., XIII, 1, 2). C'est pourquoi, lorsque plusieurs diront à
Jésus-Christ notre Sauveur : Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre
nom? N'avons-nous pas chassé les démons en votre nom? N'avons-nous pas fait
beaucoup de miracles en votre nom? il leur
répondra: Je ne vous ai jamais
210
connus. Retirez-vous de
moi, vous qui avez commis l'injustice ( Matth., VIII, 22, 23.) . Ainsi un
homme doit se réjouir, non pas de ce qu'il est favorisé de ces grâces
extraordinaires, mais de ce qu'il en use pour servir Dieu avec un parfait
amour, en quoi consiste le fruit de la vie éternelle et bienheureuse. De là
vient que Notre-Seigneur reprit ses disciples, qui lui témoignaient la joie
qu'ils sentaient d'avoir chassé les démons : Ce n'est pas, dit-il, de
ce que les esprits vous sont soumis que vous devez vous réjouir, mais c'est de
ce que vos noms sont écrits dans le ciel ( Luc.,
X, 20). Comme s'il eût dit, selon les lumières de la théologie: Réjouissez-vous
de ce que vos noms sont dans le livre de vie. Nous apprenons de la que personne
ne doit concevoir de la joie, sinon de ce qu'il marche par le chemin qui mène à
la vie éternelle, en s'appliquant avec soin aux œuvres de charité. Que peut
nous servir devant Dieu, et de quelle valeur peut être à ses yeux tout ce qui
n'est pas amour de Dieu? Or, cet amour n'est point parfait, s'il n'est pas
assez fort, assez prudent et assez discret pour nous purger de toute la
satisfaction qui peut naître de ces faveurs surnaturelles, et pour la référer
au seul accomplissement de la volonté divine. De cette façon la volonté s'unit
à son Créateur par l'entremise des biens qui surpassent les forces et l'étal de
la nature.
Il me paraît que quand un homme
établit son contentement dans les biens surnaturels, il en peut souffrir trois
grandes perles. Il peut tromper les autres et être trompé lui-même; il peut
déchoir de la foi divine; il peut s'affectionnera la gloire ou à quelque autre
vanité.
En premier lieu, il peut très-facilement tromper les autres et se tromper lui-même,
lorsqu'il fait ses délices de ces opérations surnaturelles. Car il est
nécessaire d'être éclairé de grandes lumières de Dieu, et soutenu de bons
conseils et d'avis très-sages, pour juger avec
discernement et avec sûreté si ces grâces extraordinaires sont illusoires ou
véritables, en quel temps et de quelle manière il faut les mettre en pratique.
Or, c'est ce que l'estime qu'on en fait, et la
211
joie qu'on y puise, empêchent pour
deux raisons: la première, c’est que ce contentement émousse la pointe de
l'esprit, et éteint la lumière du jugement et du bon sens; la seconde, que
celui qui se repali de ces délices, non-seulement se hâte trop d'agir, mais il a aussi un violent
penchant à opérer hors du temps qui lui est prescrit par les ordres de la
sagesse divine. Supposé même que ses vertus et ses œuvres n'aient rien que de
certain et de solide, néanmoins sa précipitation et son penchant suffisent pour
l'engager dans l'illusion, ou parce qu'il ne comprend pas ces choses
surnaturelles comme il faut, ou parce qu'il n'en lire pas le fruit qu'il
devrait, et qu'il n'en l'ait pas usage dans le temps et de la manière
convenables. Car quoiqu'il soit très-constant que
lorsque Dieu distribue aux hommes ses dons extraordinaires, il verse dans l'âme
ses lumières et il y fait naître des mouvements intérieurs pour les éclairer et
pour les exciter à employer utilement ces dons; ils peuvent toutefois s'égarer
en cette pratique, en ne faisant pas les choses avec la perfection que Dieu
demande d'eux, ni quand et comme il faut, parce qu ils s'en font les
propriétaires; et de cette sorte ils se souillent de grandes imperfections. En
quoi ils ressemblent au prophète Balaam, qui eut la
présomption de vouloir aller, contre la volonté de Dieu, jeter des malédictions
sur le peuple d'Israël ( Numer., XXII,
22). C'est pourquoi Dieu voulut le faire mourir sur-le-champ. Saint Jacques et
saint Jean, emportée par un zèle trop ardent, voulurent faire descendre le feu
du ciel sur lis Samaritains qui refusèrent l'entrée de leur ville et de leurs
maisons à leur divin Maître; mais Jésus-Christ leur en lit aussitôt une
réprimande ( Luc., IX, 54, 55). Il est évident
par là que ces gens imparfaits se portent et se déterminent par le mouvement de
quelque passion secrète, de quelque plaisir délicat, de quelque estime cachée,
à faire ces actions non communes, lorsqu'il n'est pas expédient de les
entreprendre. Car, quand il ne s'y glisse point de semblables défauts, ils
attendent le mouvement de Dieu, qui les excite à s'y occuper lorsque le temps,
la nécessité et les autres circonstances l'exigent. Cette précipitation a donné
autrefois à Dieu sujet de se plaindre, par la bouche de Jérémie, de certains
prophètes qui prévenaient en cela ses ordres : Je n'envoyais pas,
dit-il, ces prophètes, et ils couraient de toutes leurs forces; je ne leur
parlais pas, et ils prophétisaient comme si je les eusse inspirés ( Jerem., XXIII,
21.).
212
Il dit encore qu'ils ont séduit son peuple par leurs
mensonges et par leurs faux miracles, quoiqu'il ne les eût pas envoyés, et
qu'il ne leur eût donné aucun ordre ( Jerem.,
XXIII, 32.). Il ajoute qu'ils n'avaient que les visions de leur propre esprit,
et qu'ils les débitaient aux autres. Tous lesquels abus ne fussent pas arrivés,
si ces prophètes ne se fussent pas attribué à
eux-mêmes leurs opérations, comme quelque chose de propre et de particulier.
On peut comprendre, par ces
autorités, que cette joie entraîne a faire du mauvais usage des dons gratuits
de Dieu, comme firent autrefois Balaam et les autres
prophètes, qui faisaient des miracles pour décevoir le peuple. Elle jette même
les esprits vains dans de si grands égarements, que, quoiqu'ils n'aient rien
reçu de Dieu, ils se servent de leurs rêveries et de leurs imaginations, comme
ils se les sont formées, ou comme le démon les leur a présentées, et ils les
publient comme des oracles infaillibles. Car ce prince des ténèbres, les voyant
attachés à ces sortes de visions, leur ouvre un vaste champ, et leur fournil
une grande matière pour s'y appliquer ; il se môle en leurs opérations, et il
les excite en différentes manières. Ainsi ces gens, animés dé ses suggestions
malignes, s'abandonnent à leurs emportements en ce sujet ; et, par une hardiesse
qui va jusqu'à l'impudence, ils deviennent prodigues de ces merveilles
prétendues et de ces faux miracles.
Cependant ce mal déplorable
n'arrête pas là son cours : le désir et le plaisir d'éclater poussent si loin
ces gens-là, que s'ils avaient auparavant quelque commerce occulte avec le
démon (car c'est d'ordinaire par sa puissance et par son ministère qu'ils font
ces prodiges illusoires), ils n'ont plus honte de se déclarer et de faire
profession d'être ses disciples aussi bien qu'ils sont ses esclaves. C'est là
que se forment les empoisonneurs, les devins, les enchanteurs, les magiciens et
les sorciers. Ils passent encore plus outre, car non-seulement
ils souhaitent d'acheter à prix d'argent les dons extraordinaires de Dieu,
comme faisait Simon le Magicien ( Act.,
VIII, 19.), pour rendre leurs hommages et leur obéissance au malin esprit, mais
ils s'efforcent aussi d'acquérir les choses sacrées et même les divines ; ce
qu'on ne peut dire sans frayeur. Oh! que nous avons
besoin que Dieu augmente et multipliée l'infini les effets de sa miséricorde !
Mais qui peut dire combien ces
malheureux sont pernicieux à eux-mêmes? Qui peut connaître combien ils sont
funestes au
213
christianisme? Tous ceux qui s'adonnèrent
à la magie parmi les Israélites que Saül chassa de son royaume, commirent ces
abominations et séduisirent ainsi le peuple, parce qu'ils voulurent imiter les
prophètes du Seigneur ( I Reg., XXVIII, 3). Il
est donc nécessaire, pour éviter ces illusions, que ceux qui ont reçu de Dieu
quelque grâce particulière, renoncent à toute la satisfaction que l'usage
qu'ils en feront leur pourrait donner. Ils doivent aussi attendre que Dieu, qui
les gratifie de la sorte pour le bien de l'Église et de ses enfants, leur
inspire le temps et la manière de se servir de ces dons. Car, comme le Sauveur
des hommes défendit aux apôtres de se mettre en peine de ce qu'ils auraient à
dire, parce qu'il s'agissait d'établir la foi, ce qui le regardait en
particulier, de même il veut qu'en ces œuvres extraordinaires, qui sont sans
doute très-importantes, les hommes qu'il a choisis
pour les faire dépendent de ses inspirations et des moments qu'il leur marquera
pour opérer, puisque c'est par sa seule vertu qu'ils produisent ces effets
miraculeux. Pour cette raison, les disciples de Jésus-Christ, quoique enrichis
de ces faveurs surnaturelles, prièrent Dieu d'opérer lui-même la guérison des
malades, et de faire par eux les autres miracles qui devaient planter dans les
cœurs la foi de notre Sauveur: Maintenant, Seigneur, disaient-ils, considérez
leurs menaces, et donnez la grâce à vos serviteurs d'annoncer votre parole avec
une entière liberté. Etendez aussi votre main pour faire des guérisons, des
prodiges et des miracles au nom de votre saint Fils Jésus ( act., IV, 29,
30.).
Le second dommage, qui est la
perle de la foi, peut naître du premier en deux manières. Premièrement au
regard des autres : quand ces hommes-là veulent faire quelque miracle hors du
temps et sans nécessité, ils tentent Dieu ; ce qui est assurément un grand
crime ; et parce que l'effet ne répond pas à leurs désirs, ceux qui sont
témoins de ce manquement de prodige, ou qui en sont informés, diminuent la
force de leur foi, et quelquefois même ils la méprisent. Car, quoique l'affaire
réussisse quelquefois selon les vœux de ces gens-là, Dieu le voulant ainsi pour
des raisons particulières, comme il permit que la magicienne que Saül consulta
fit paraître l'âme de Samuel, si toutefois c'était son âme (
I Reg., XXVIII, II, 12), néanmoins il arrive très-souvent
que le succès n'est pas égal en toute chose; et si d'aventure ils obtiennent ce
qu'ils prétendent, ils ne sont pas exempts
214
d'erreur et de faute, puisqu'ils
emploient ces dons gratuits en sortant des bornes de leur devoir.
Secondement ils peuvent recevoir
une perle très-importante, qui est la privation du
mérite de la foi, parce que l'estime qu'ils font de ces signes extraordinaires
les détourne de la pratique essentielle de la foi. qui
est d'elle-même obscure. De là vient que plus il y a de merveilles qui
concourent à faire croire, moins il y a de mérite à donner sa créance. Car
la foi, dit saint Grégoire, est vide de mérites lorsque la raison
humaine et l'expérience lui servent de preuve ( Greg.,
homil. XXVI, in Evang.).
C'est pourquoi Dieu n'accorde aux hommes des miracles que quand ils sont
nécessaires pour les engager à croire, ou pour avancer la gloire de son saint
nom, ou pour d'autres fins très-saintes que ses
fidèles serviteurs se proposent en ces rencontres. De peur aussi que ses
disciples ne perdissent le mérite de la foi, s'il les eût convaincus de sa
résurrection par des preuves tirées de la raison et de l'expérience, il fit
plusieurs choses miraculeuses avant que de paraître à leurs yeux en sa vie glorieuse,
afin que, sans le voir, ils crussent qu'il était ressuscité. Il montra d'abord
à Marie Madeleine son tombeau vide; ensuite il commanda aux anges de lui
déclarer ce mystère, parce que, dit saint Paul, la foi vient de l'ouïe,
afin qu'elle le crût avant qu'elle en eût des preuves par la vue. Lors même
qu'elle le vit, ce ne fut que sous la figure d'un jardinier, afin que la
ferveur que la présence du Sauveur lui inspirerait achevât d'affermir et de
perfectionner sa créance, qui était au commencement un peu faible et imparfaite
( Joan., XX, 2 – Rom., X, 17 – Matth., XXVIII, I, 2 – Luc., XXIV,
32). Il fit aussi annoncer par des femmes sa résurrection aux apôtres, qui
coururent ensuite voir le sépulcre de leur Maître. Et lorsqu'il se joignit aux
disciples qui allaient au bourg d'Emmaüs, il enflamma leurs cœurs d'une extrême
ardeur, avant que de se découvrir à eux. Il reprit enfin ses apôtres et ses
disciples, tous ensemble, de ce qu'ils n'avaient pas ajouté foi au témoignage
de ceux qui leur avaient donné des assurances de sa résurrection. Il fit le
215
même reproche à saint Thomas, qui
voulut se convaincre de ce mystère par l'attouchement de ses plaies, et il
l’instruisit de son devoir par ces paroles consolantes : Heureux ceux qui
croient, quoiqu’ils n'aient pas vu (Joan., XX ; 29.). Ces
remarques prouvent que Dieu n’agrée pas toujours que les hommes le prient de
faire des miracles, ni qu’ils désirent des choses extraordinaires. Si bien
qu’il blâma les pharisiens de ce que s'ils ne voyaient des prodiges ils ne
croyaient pas ( Joan., IV, 18.). De
sorte que ceux qui se font un plaisir de voir ces œuvres surnaturelles
affaiblissent leur foi et le mérite de cette vertu.
Le troisième dommage qui vient de
la satisfaction que ces miracles apportent, c'est la vaine gloire et la vaine
complaisance. Elles gâtent l'esprit et le cœur de ceux qui succombent à leurs
atteintes. Car ce plaisir, lorsqu'on ne le renferme pas tout en Dieu, n'est que
vanité, comme le montre la réprimande que Jésus-Christ
fit à ses apôtres, qui se réjouissaient de ce que les démons se soumettaient à
leurs ordres. Car si ce n'eût pas été une pure illusion, il ne les eût pas
traités de la sorte.
Outre que l'âme qui se prive
elle-même du contentement de ces merveilles, se garantit des inconvénients que
nous venons de dire, elle en retire deux utilités considérables. La première
est qu'elle glorifie Dieu ; la seconde, qu'elle se relève beaucoup elle-même.
Elle rend de l'honneur à Dieu en deux manières. Premièrement, quand elle
détache sa volonté et son plaisir de tout ce qui n'est pas Dieu, pour les
transférer en lui, comme le prophète-roi l'a voulu exprimer par ces paroles : L'homme
élèvera son cœur, et Dieu sera exalté ( Psal., LXIII, 8.) . Car, lorsque l'âme
élève son cœur au-dessus de toutes choses, elle se met aussi dans la même
situation. Et parce que cette élévation
établit la demeure et le repos du cœur en Dieu seul, Dieu découvre son
excellence et sa grandeur à l'âme ; et, par ce moyen, il est plus estimé et
plus exalté, parce qu'il se fait mieux connaître à elle, lorsqu'elle rapporte
sa joie à lui seul, comme à son premier principe et
216
à sa dernière fin. Ce qui ne
pourrait pas être, si ce contentement n'était épuré de toutes les choses
créées. C'est ce que le Seigneur a dit lui-même par la bouche de David :
Abstenez-vous des occupations de la terre ; voyez et considérez que seul je
suis Dieu ( Psal.,
XLV, 11). Et ailleurs : J'ai paru, dit ce roi, devant vous, mon Dieu,
dans une terre déserte, inaccessible et sans eau, comme dans le sanctuaire,
pour contempler votre puissance et votre majesté ( Psal., 2). Or, si on exalte Dieu
lorsqu'on ne prend nul plaisir dans les choses créées, on l'exaltera bien
davantage lorsqu'on détachera sa joie des choses extraordinaires et
miraculeuses, pour la mettre toute en Dieu seul, puisque ces choses, étant
surnaturelles, sont d'un rang supérieur à toutes les créatures, qui ne sont que
d'un ordre naturel. Car, en les abandonnant pour ne se plaire qu'en Dieu seul,
on reconnaît qu'il est plus grand, plus parfait et plus excellent qu'elles,
parce que plus on méprise des choses considérables pour l'amour d'un homme,
plus on fait paraître l'estime qu'on a pour lui, et on lui rend plus d'honneur
et de gloire.
Secondement, l’âme exalte Dieu
lorsqu'elle dégage sa volonté du désir de toutes sortes de miracles, d'autant
que plus elle croit Dieu et lui obéit sans le secours et le témoignage d'aucun
prodige, plus elle relève la grandeur de Dieu; car elle reçoit sa parole avec
plus de soumission que les signes les plus admirables ne pourraient la lui
persuader.
La seconde utilité de cet
éloignement de toutes les choses extraordinaires, c'est que l’âme acquiert une
foi très-pure. Dieu la lui donne avec une espérance
plus ferme et une charité plus ardente ; de sorte qu'il augmente de plus en
plus ces trois vertus théologales. Et alors l'âme puise dans la foi de très-sublimes connaissances de Dieu; elle jouit, par la
charité, d'une admirable douceur qui attache la volonté a
Dieu seul ; l'espérance la remplit de consolations toutes divines, et ces
avantages incomparables la conduisent à la parfaite union de son Créateur.
Puisque le but que nous regardons
en cet ouvrage est de conduire l'esprit, par les biens spirituels, jusqu'à l'union
de l'âme avec Dieu,
217
il est nécessaire que nous fassions
une attention particulière sur le «ixième genre de biens qui nous ouvrent le
chemin de cette perfection afin que nous en parlions d'une manière utile et
convenable. Car il est certain que plusieurs n'ayant qu'une légère teinture des
choses spirituelles, s'y appliquent pour contenter les sens, et laissent
l'esprit vide du fruit qu'ils en devraient recueillir. Si bien qu'à peine en
trouve-t-on à qui le goût sensible de ces choses ne gâte l'esprit, parce qu'ils
boivent l'eau, je veux dire, qu'ils flattent leurs sens de l'onction et de la
douceur de ces saints exercices, avant qu'elles coulent dans l'esprit et
qu'elles l'arrosent; et ainsi le cœur demeure sec, aride et fort stérile.
Je dis donc, pour venir à mon
sujet, que les biens spirituels comprennent, selon ma pensée, tout ce qui nous
porte et nous aide à parvenir à la conversation de l’âme avec Dieu, au commerce
de Dieu avec l'âme, et à l'usage de toutes les choses divines. C'est pourquoi,
en les divisant d'abord par le genre le plus universel, j'en remarque de deux
sortes différentes : les uns sont doux et agréables, les autres sont amers et
affligeants; et chacun d'eux se subdivise en deux espèces. Car entre les
premiers il y en a quelques-uns qui viennent des choses claires et connues
distinctement, et quelques autres qui naissent des choses obscures et cachées à
notre esprit. Entre les derniers il s'en trouve également qui procèdent, les
uns des objets évidents, les autres des objets confus et couverts de ténèbres.
Nous pouvons distinguer aussi
tous ces biens selon les puissances de l'âme. Caries uns, en tant
qu'intelligibles, regardent l'entendement; les autres, en tant qu'aimables,
concernent la volonté; les autres, en tant qu'imaginaires, appartiennent à la
mémoire. Nous ne prétendons parler présentement que des biens spirituels qui
viennent des choses manifestes et distinctes, et qui remplissent
l'âme de douceur et de satisfaction.
S'il fallait marquer ici la
multitude des opérations de la mémoire de l'entendement, et prescrire à la
volonté la manière de se gouverner à l'égard du contentement qui en procède,
nous aurions sans doute beaucoup à travailler. Mais comme nous en avons traité
218
dans le second livre de cet
ouvrage, et dans quelques chapitres de ce troisième livre, il n'est pas besoin
d'user de redites. C'est assez de dire que comme, suivant les principes que
nous avons établis, l'entendement et la mémoire doivent se vider de toutes
leurs idées et de toutes leurs connaissances pour s'unir à Dieu parce
renoncement, de même la volonté doit se dépouiller de tout son plaisir, pour
arriver par cette abnégation à l'union divine. Car puisque ces deux facultés de
l’âme ne peuvent ni recevoir, ni rejeter ces sortes d'impressions sans le
consentement de la volonté, il est évident que les mêmes instructions sont
également utiles et propres pour diriger la volonté et les autres puissances
spirituelles de l'homme. C'est pourquoi on pourra voir en ces endroits les
dommages et les dangers que nous avons rapportés, et qui assiégeront l'a me de
tous côtés, si la volonté ne se prive pas de la joie de ces opérations et de
ces biens, et si elle ne met pas tout son plaisir en son Créateur.
Nous pouvons réduire à quatre
genres tous les biens qui peuvent agréer à la volonté, savoir : ceux qui nous
excitent, ceux qui nous provoquent, ceux qui nous dirigent, ceux qui nous
perfectionnent; et nous traiterons de chacun en particulier, commençant par les
biens qui nous excitent, tels que sont les images des saints, les oratoires et
les cérémonies de l'Église.
Quant aux images des saints,
elles peuvent être occasion aux esprits faibles de se contenter du vain plaisir
qu'elles donnent. Car quoiqu'elles soient utiles et nécessaires pour enflammer
le cœur à la piété et à la dévotion, quoiqu'elles réveillent notre tiédeur et
que l'approbation de notre mère la sainte Eglise les justifie, néanmoins
plusieurs personnes s'attachent plus au contentement qu'elles en reçoivent,
qu'aux objets qu'elles représentent.
La sainte Église a établi l'usage
des images sacrées pour deux fins principales : l'une, pour rendre aux saints
l'honneur que nous leur devons; l'autre, pour inspirer de la dévotion envers eux.
Comme c'est par là que nous
sommes convaincus de leur utilité, nous devons les regarder non pas comme des
ouvrages riches, curieux et bien faits, mais comme de vives représentations des
serviteurs de Dieu, et comme des instruments propres à graver en nos cœurs
l'amour du culte divin, des vertus, et de la vénération des
219
bienheureux. C'est pourquoi ceux
qui s'arrêtent à leur prix et à leur beauté, sans passer jusqu'aux sentiments
de dévotion et de piété qu'ils v devraient puiser, sont obligés d'étouffer tout
le plaisir qu'ils prennent à les voir, puisqu'il est contraire à l'intérieur,
et qu'il faut éteindre toute l'affection de la volonté pour les choses
particulières, de quelque nature qu'elles soient. Ceci paraît clairement par la
coutume qui s'est introduite dans le monde. Plusieurs d'entre ceux qui suivent
la nouvelle mode des babils, couvrent et ornent les saintes images de vêtements
semblables à ceux dont les plus mondains séparent, pour satisfaire leur vanité
et leur légèreté naturelle : ce qui est assurément très-désagréable
à ces âmes bienheureuses; et il y a lieu de croire que l'ennemi des saints
donne ces pensées à ces gens-là, pour autoriser par cette pratique pieuse en
apparence leur luxe et leur immodestie. Ainsi la solide dévotion d'une âme qui
renonce à la vanité qui éclate dans les ornements des images, et au plaisir de
les posséder, monte à sa plus haute perfection. Au contraire, ceux-là ne sont
pas pénétrés ordinairement d'une piété intérieure, qui ne se lassent jamais
d'ajouter image sur image, qui en veulent avoir d'une telle façon, d'une telle
ligure, d'un tel ouvrier; qui les arrangent d'une telle manière, afin qu'ils se
satisfassent davantage Quelquefois même ils s'y affectionnent avec autant
d'ardeur et de force que Michas et Laban s'étaient
attachés à leurs idoles. Car le premier, étant sorti de sa maison, pleurait,
gémissait, et jetait de grands cris après ceux qui emportaient ses figures ( Judic., XVIII, 23,
24.). Le dernier courut longtemps tout en colère après Jacob, et, l'ayant enfin
attrapé, l'obligea de lui ouvrir tous ses ballots, et il visita toutes ses
bardes pour trouver les statues qu'on lui avait enlevées (Genes.,
XXXI, 30).
L'homme véritablement spirituel
met sa principale dévotion dans les choses invisibles et dégagées de la
matière. Il a peu d'images pour entretenir sa piété, et il ne choisit que
celles qui ont plus de rapport aux choses divines qu'aux choses humaines : il
les habille comme lui-même, à la mode du temps passé, c'est-à-dire avec la
simplicité des saints, et il s'accommode si peu des ajustements du monde, que non-seulement il n'en est pas touché, mais qu'il ne souffre
rien devant ses yeux qui les lui remette dans l'esprit, ou qui donne la moindre
atteinte à son cœur. De sorte que si on lui ôte toutes ces représentations
sacrées, il ne s'en afflige pas, se contenant d'imprimer en son cœur la vive
image de Jésus-Christ crucifié, Pour l'amour duquel il supporte patiemment et
désire avec ardeur
220
qu'on le prive de tout cela, et qu'on
le dépouille même des choses qui lui semblaient être des moyens d'aller à Dieu.
Car c'est une plus grande perfection de se plaire en ce dénûment
et d'y conserver sa paix, que de se réjouir de la possession de ces figures et
d'y mettre son amitié. En effet, quoiqu'il soit bon et louable d'en avoir
quelques-unes pour aider l’âme à concevoir de la dévotion, et surtout de
prendre celles qui excitent plus vivement ces sentiments pieux et divins,
toutefois il n'est pas de la vertu parfaite de les posséder avec attache, et de
sentir de la peine à s'en priver.
Voilà pourquoi le chrétien doit
se persuader que plus il liera son cœur aux images, moins son oraison et sa
dévotion s'élèveront à Dieu ; parce que si nous avouons que celles qui
représentent plus fidèlement leur objet, et qui excitent plus la dévotion que
les autres, sont plus dignes d'estime et d'amour, nous confessons aussi qu'on
ne doit pas en user avec attachement, de peur qu'en abandonnant ce qui porte
l’âme à Dieu, le sens absorbé dans le plaisir de ces images n'entraîne
l'esprit, et que les objets qui devaient servir de degrés pour monter à Dieu,
ne forment des obstacles à cette union aussi grands que les autres attachements
en peuvent faire.
Mais supposé que quelqu'un puisse
excuser son affection pour les images, parce qu'il ne sait ce que c'est que la
nudité et la pauvreté d'esprit qui est requise pour achever la perfection de
l’âme, personne au moins ne peut couvrir d'aucun prétexte l'imperfection qui
parait dans le choix des chapelets et des rosaires. On veut en avoir de bien
tournés, et d'une façon, d'une matière, d'une couleur plutôt que d'une autre.
Cependant il importe peu, pour être écouté de Dieu, qu'on se serve plutôt d'un
chapelet que d'un autre. Au contraire, celui qui le prie d'un cœur simple cl
droit, ne cherchant qu'à le contenter, et ne préférant pas un rosaire à un
autre, sinon lorsqu'il y a des indulgences, celui-là est écoulé plus
facilement.
Notre vaine cupidité est de telle
nature, qu'elle prend à tout comme la glu, et qu'elle ronge et gâte tout comme
la teigne. Car, je vous prie, pourquoi un rosaire d'une matière et d'une façon
vous charme-t-il plutôt qu'un rosaire d'une autre façon et d'une autre matière,
sinon parce que vous mêliez toute votre complaisance en cet ouvrage? Pourquoi
faites-vous attention à l'excellence et à la valeur d'une image, plutôt qu'à la
vertu qu'elle a de vous attirer à l'amour de Dieu, sinon parce que sa beauté et
son prix vous flattent la vue et l'imagination? Assurément vous ne feriez nul
état de tout cela, si Dieu seul touchait votre cœur; et on ne peut voir sans
douleur des gens spirituels de profession s'amusera
221
ces bagatelles, et, à force de chercher des rosaires et des
images de nouvelle mode, éteindre en leur âme l'esprit de dévotion, et souffrir
de grandes pertes en ce qui concerne les dons de Dieu.
L'ignorance de quelques-uns en
cette matière est si déplorable, qu'ils ont plus d'amour pour quelques images à
cause de leur figure, et qu'ils y mettent plus leur confiance qu'en quelques
autres. C'est sans doute ne pas bien connaître ce qui regarde le culte et
l’honneur de Dieu, qui au reste considère sur toutes choses la foi et la pureté
de cœur de celui qui lui fait ses prières.
Il est vrai qu'il gratifie les
hommes de ses bienfaits plutôt en un lieu où l'on rend de l'honneur à une
image, qu'en un autre où une image de même espèce est honorée: mais il en use
ainsi pour donner occasion aux hommes d'accompagner leur dévotion d'une ferveur
plus ardente, ou pour réveiller leur piété lorsqu'elle est tombée dans la
langueur. C'est la fin qu'il se propose et l'effet qu'il produit, lorsqu'il
fait des miracles dans de certains endroits où les fidèles vont offrir leurs
vœux au Ciel à la vue des images sacrées que leur culte particulier rend
célèbres dans le christianisme. Leur foi en Dieu, leur confiance en sa bonté,
leur singulière dévotion envers les saints que ces images représentent, et
leurs prières continuelles soutenues de l'intercession des bienheureux,
obtiennent de Dieu ces prodiges extraordinaires, dont toute la gloire revient
au Créateur et à ses saints.
C'est pourquoi il ne faut point
faire de réflexion sur les images d'une beauté plus exquise, pour s'y fier plus
qu'à celles qui ont moins d'art et d'agrément; ce serait une stupidité
signalée; mais on doit se borner à celles qui portent plus sensiblement le cœur
à la dévotion. C'est vraisemblablement le dessein que Dieu a pour purifier la
piété des fidèles. Il fait d'ordinaire ces opérations miraculeuses plutôt dans
les lieux où l'on garde avec vénération des images ou des peintures sacrées
d'un art commun et simple, qu'en ceux où les ouvrages donnent de l'admiration
aux plus habiles en cette profession,
tant il veut nous empocher d'attribuer quelque effet à l'excellence de
ces figures sacrées. Il emploie même souvent en ces effets extraordinaires, les
images les plus éloignées du concours des hommes, et les plus cachées dans des
lieux solitaires.
222
Premièrement, afin que le désir de faire ces saints
pèlerinages et la longueur du chemin enflamment davantage la dévotion.
Secondement, afin que ces voyageurs, étant délivrés du bruit du monde, fassent
leurs prières, à l'exemple de Notre-Seigneur, avec plus d'attention et de
respect. De sorte que ceux qui voudront visiter ces saints lieux, feront bien
d'y aller seuls, quoique ce fût peut-être hors du temps qu'on a coutume de les
fréquenter. S'ils y vont en compagnie, ils en reviendront ordinairement plus
dissipés et moins dévots. Ce serait encore un plus grand mal, si quelqu'un
entreprenait ces voyages plutôt pour se divertir que par dévotion. Alors, la
foi et la piété lui manquant, les images les plus dévotes et les plus touchantes
lui seraient très-inutiles. N'est-ce pas ce qu'en a
vu autrefois parmi les Juifs? Pouvait-on avoir dans le monde une image plus
divine que le Sauveur? Néanmoins tous ceux qui n'avaient pas la foi, quoiqu'ils
fussent témoins de ses miracles, n'en tiraient aucune utilité : et ce fut la
raison, dit un évangéliste, pourquoi il ne fit rien d'extraordinaire en son
pays ( Luc., IV, 23, 24.).
Il me semble qu'il est à propos
de rapporter encore ici quelques effets surnaturels que ces images, comme
instruments de Dieu, font dans certaines personnes particulières. Dieu attache
à ces figures sacrées je ne sais quel attrait, je ne sais quelle onction douce
et pénétrante, qui fait une si forte impression dans l'âme, et qui inspire une
dévotion si tendre, que les espèces en demeurent aussi présentes dans
l'imagination et dans la mémoire, et les sentiments en sont aussi vifs dans le
cœur, que si elles étaient continuellement exposées à la vue : néanmoins leur
activité n'est pas toujours égale; et leurs effets sont quelquefois plus
grands, quelquefois plus petits. Il y a cependant d'autres images d'une
excellence singulière, sur lesquelles Dieu ne répand pas cette force et cette douceur divines.
De plus, on en voit plusieurs qui
sentent plus de dévotion pour certaines images à cause de leur air, que pour
d'autres qui sont de différents caractères, quoique rares. Ils s'y plaisent
davantage, quoiqu'elles ne soient pas des plus régulières, et ils en sont
frappés, comme quelques-uns trouvent plus d'agrément en un visage qu'en un
autre qui sera néanmoins peut-être mieux tourné. Cependant ces sentiments pieux
ne sont à proprement parler que des mouvements naturels du cœur, et que des
affections que la complexion de ces gens-là, et leur penchant à une figure
plutôt qu'à une autre, excitent en leur âme. Ainsi plusieurs personnes se
peuvent tromper, en prenant pour un effet de la piété
ce qui n'est qu'une production de la nature.
223
Quelques-uns aussi, regardant
fixement une image, la voient remuer, ou changer de visage, ou faire quelque
signe, ou parler. Encore qu'il soit vrai que Dieu fait quelquefois ces effets
surnaturels, soit pour augmenter la dévotion des fidèles, soit pour donner
quelque appui sensible aux âmes faibles en la vertu, soit pour attacher
l'imagination à quelque objet, et pour empêcher les distractions qui
interrompent les prières : néanmoins le démon est souvent l'auteur et l'ouvrier
de ces changements extraordinaires, afin de jeter dans l'erreur les gens
simples qui donnent facilement dans ces pièges. C'est pourquoi nous apporterons
dans le chapitre suivant les remèdes nécessaires pour guérir un mal si
dangereux.
Comme l'usage ordinaire des
images est d'une grande force pour nous rappeler dans l'esprit Dieu et les
saints, et pour allumer en notre cœur une fervente dévotion, de même c'est une pressante
occasion de se tromper, lorsque celui qui voit quelques effets surnaturels en
cet usage, ne sait pas comment il doit s'en servir pour aller à Dieu. Un des
principaux moyens que le démon emploie pour séduire les aines qui ne se
tiennent pas en garde contre ses artifices, et pour les empêcher d'avancer en
la vie spirituelle, c'est de faire des prodiges inouïs dans les images, soit
matérielles comme sont celles que l'Église expose à nos yeux, soit imaginaires
que ce malin esprit a coutume d'imprimer dans notre imagination, soit qu'il se
transforme en ange de lumière pour nous décevoir, soit que ces figures nous
représentent quelque grand saint. Le démon se cache sous les moyens que nous
recevons de Dieu pour nous fortifier en nos faiblesses, afin qu'il puisse mieux
nous en imposer. Si bien que l'âme dévote doit toujours appréhender quelque
surprise dans les choses les plus saintes, parce que sa défiance l'engage à
découvrir le mal par les marques qui le font paraître.
C'est pour cette cause que je
veux donner ici une seule instruction, qui sera suffisante pour éviter les
pertes spirituelles qu'on reçoit de l'usage mal entendu des images. Cette perte
n'est autre chose que l'obstacle ou le retardement que l'âme souffre, quand
elle veut aller promptement à Dieu, ou de la manière imprudente et grossière de
se servir des images en ses dévotions, ou des tromperies qui s'y glissent,
224
et dans lesquelles le prince des
ténèbres la précipite. C'est encore pour lui apprendre a
purifier le contentement que la volonté y goûte, et à le sacrifier au Seigneur,
comme l'Église le prétend, et comme elle l'exige des chrétiens. Cette
instruction consiste à considérer que le fruit que nous devons recueillir des
saintes images, est de nous exciter à nous ressouvenir des choses invisibles,
c'est-à-dire de Dieu et des bienheureux, de sorte que nous y attachions notre
cœur, que nous y mettions notre joie, et que nous ne cherchions que le culte de
ceux qu'elles nous expriment. C'est pourquoi chaque fidèle doit user de cette circonspection : aussitôt qu'il aura
jeté les yeux sur une image rare ou commune, propre à lui donner une dévotion
sensible ou spirituelle, il ne s'en laissera point loucher les sens ni le cœur;
mais, après lui avoir rendu l'honneur qu'il lui doit selon les règles de
l'Église, il élèvera son esprit, sa pensée et son affection à l'objet qu'elle
représente, afin que sa volonté mette toute sa tendresse et toute sa
satisfaction en Dieu, ou dans le saint dont il implore le secours, et qu'elle
s'occupe de la dévotion et de la prière qui lui conviennent en cette rencontre.
De cette façon, il ne prendra pas la copie morte pour l'original vivant, ni le
corps peint peur l'esprit réel, ni la figure matérielle pour l'objet spirituel
qu'elle signifie. Rien aussi ne le trompera; rien ne l'empêchera d'aller à Dieu
avec toute la liberté de son cœur et de ses sentiments. Ainsi les images qui
influeront par une vertu surnaturelle en sa piété, le feront alors plus
efficacement, puisqu'il portera tout son amour à Dieu sans retardement et sans
résistance. Dieu n'accorde jamais ces faveurs extraordinaires, qu'en tournant
l'affection et la joie de la volonté vers les objets invisibles que les images
nous figurent. Ce qui s'accomplit lorsque nous détruisons les forces et la
vigueur de nos puissances à l'égard de toutes les choses, tant celles que nous
voyons que celles qui sont hors de la portée de nos yeux.
Je crois avoir montré assez
clairement que l'homme spirituel qui goûte sensiblement la douceur que les
images sacrées lui causent, commet une imperfection très-grande,
et peut-être plus dangereuse que le défaut où l'attachement aux autres choses
corporelles et passagères nous fait tomber. Je dis peut-être plus dangereuse :
car ceux
225
qui s'affectionnent aux images, les
regardant comme des objets pieux et saints, ne craignent pas de s'en faire un
bien propre par des mouvements de cœur purement naturels. De sorte qu'ils se
trompent souvent eux-mêmes, s'imaginant qu'ils sont parvenus à une excellente
dévotion, parce qu'ils sentent des goûts et des consolations particulières.
Mais, après tout, la nature et l'inclination agissent alors plus réellement que
la grâce et l'onction divine.
De là vient, pour commencer à
parler des oratoires, que quelques-uns amassent toujours de nouvelles images
pour orner leurs oratoires, et qu'ils ne se lassent jamais de les arranger,
tantôt d'une façon, tantôt d'une autre, afin que ces lieux de dévotion soient
mieux parés et paraissent plus agréables à la vue. Néanmoins ces différents
arrangements d'images ne font pas que ces gens curieux aiment Dieu davantage;
au contraire, ils l'en aiment quelquefois moins, parce qu'ils donnent à un
ajustement de peinture l'amour qu'ils doivent à la majesté divine et aux
esprits bienheureux.
C'est bien une vérité constante
dans l'Église, que tout l'ornement dont on enrichit les images sacrées, et
toute la vénération qu'on a pour elles, sont peu de chose en comparaison de ce
qu'elles méritent. Voilà pourquoi il y a lieu de blâmer ceux qui les gardent
avec peu de respect et de bienséance. Les ouvriers aussi, qui les font si
grossièrement qu'au lieu de réveiller la dévotion, elles l'étouffent, sont
blâmables, et on devrait leur défendre de s'occuper à ces sortes d'ouvrages.
Mais cela n'a rien de commun avec l'affection déréglée que vous avez pour ces
parures si recherchées et si préjudiciables à votre âme, qu'elles vous
éloignent de l'union de Dieu et de l'oubli de toutes les choses créées. Si vous
manquez en cela, non-seulement Dieu n'agréera pas ce
que vous ferez alors, mais il vous punira de ce que vous y cherchez plutôt
votre contentement que son bon plaisir. Vous pouvez vous persuader cette vérité
par les sentiments qu'eut Jésus-Christ le jour de son entrée à Jérusalem. Tout
le monde alla au-devant de lui, on le reçut avec de grands cris de joie, on
n'épargna rien pour l'honorer. Néanmoins il pleura, parce que plusieurs d'entre
les Juifs, qui lui donnaient de si belles démonstrations de respect et
d'amitié, en avaient dans l'âme une extrême aversion, selon ces paroles de
l'Écriture : Ce peuple m'honore des livres, mais il a le cœur bien éloigné
de moi ( Matth., XV, 7, 8. – Matth., XXI, 8, 9). Ainsi on peut dire que
les Juifs faisaient cette fête plutôt
pour eux-mêmes que pour Notre-Seigneur. On remarque aujourd'hui le même
dérèglement en plusieurs chrétiens. Ils vont aux solennités publiques, plutôt
pour voir
226
ce qui s'y passe, ou pour être vus eux-mêmes, ou pour faire
de grands repas avec leurs amis, ou pour prendre d'autres divertissements que
pour servir Dieu et pour signaler leur piété. Des inclinations et des
intentions si sensuelles sont assurément désagréables à la majesté divine.
Ceux-là lui déplaisent aussi, qui mêlent dans leurs fêtes des choses ridicules
et propres à faire rire le peuple et à le distraire, ou qui s'appliquent plus à
lui plaire par des embellissements magnifiques, qu'a lui inspirer de la piété (Exod., XXXII, 5, 6). Mais que dirai-je de
ceux qui ne regardent, dans ces saintes solennités, que leurs commodités
particulières, et qui les ménagent plus soigneusement que le service de Dieu !
Ils peuvent cacher aux hommes leurs desseins; mais Dieu voit le fond de leurs
cœurs. Cependant, de quelque manière qu'ils se comportent, c'est plus pour leur
utilité et pour leur plaisir qu'ils célèbrent ces jours, que pour la gloire et
le contentement de leur créateur.
Aussi Dieu ne compte pas, pour
son culte, les fêles qu'on célèbre pour se satisfaire soi-même, ou pour
contenter le monde. Bien loin de les agréer, il châtie quelquefois ceux qui n'y
regardent que leur consolation. L'Ancien Testament et le Nouveau nous en
fournissent des exemples. Les Israélites chantèrent des hymnes et tirent
d'autres réjouissances en l'honneur de leur idole, se persuadant qu'ils
procuraient de la gloire à Dieu; mais Dieu fit éclater sa colère contre eux par
la mort de vingt-trois mille de ces rebelles. Il priva de la vie les deux fils
d'Aaron, Nadab et Ahiu, qui
se servirent d'un feu profane pour lui offrir de l'encens ( Levit. X, I, 2.). Il fit enfin jeter
dans les ténèbres extérieures, pieds et mains liés, celui qui était entré dans
la salle des noces sans avoir de robe nuptiale ( Matth., XXII, 12.). Ce qui montre que
les irrévérences qu'on commet contre son service, en ces sortes d'assemblées,
l'irritent extrêmement. Hélas! mon Dieu, combien de fêles les hommes célèbrent-ils, où
le démon a plus de part que vous? N'est-ce pas là que ce malin esprit,
semblable à un marchand, exerce son négoce, et achète des âmes pour un peu de
plaisir qu'il leur donne? Oh ! combien de fois,
Seigneur, pourrez-vous dire que ce peuple vous honore des lèvres, dans
ces solennités, et que son cœur est très-éloigné
227
de vous, parce qu'il
vous rend un culte vain, déraisonnable et profane ( Isa.,
XXIX, 13,) ! Il faut honorer Dieu à cause de lui-même et de ses perfections; si
on se propose quelque fin humaine et vicieuse, elle est indigne de sa grandeur
et de sa majesté.
Je reviens maintenant aux
oratoires, et je dis que quelques-uns les remplissent d'ornements très-beaux pour suivre leur penchant et leur goût. Mais il
y en a d'autres qui passent à l'extrémité contraire. Ils sont si peu touchés du
respect qui est dû aux chapelles, qu'ils en font moins d'état que de leurs
chambres, se faisant plus de plaisir d'ajuster des lieux profanes que des lieux
consacrés à Dieu. Les uns et les autres ne font pas ce qu'ils doivent ; et
ceux-là sont encore dignes de réprimande, qui dérobent le temps à leur oraison
mentale et à leur récoljection intérieure, pour le
donner à ses ajustements extérieurs, ne faisant pas réflexion qu'en
s'embarrassant de la sorte, ils sont moins propres et plus mal disposés à
recevoir les impressions de Dieu, surtout lorsqu'on veut les dépouiller de ces
ornements; car alors ils tombent dans le trouble et dans le chagrin.
Pour conduire l'esprit à Dieu par
ce genre de biens, il est expédient de permettre à ceux qui commencent de
s'adonner à la vertu, de prendre quelque plaisir sensible dans les images, dans
les chapelles, dans les oratoires et dans les autres choses visibles et
consacrées à la piété, parce qu'ils ne sont pas encore assez sevrés des
douceurs du monde pour renoncer à toutes sortes de satisfactions, lien faut
user avec eux comme avec un enfant, à qui on donne une chose pour lui en ôter
une autre, de peur que, si on ne lui laissait rien en la main, il ne se mît à
pleurer. Mais l'homme spirituel qui veut faire de nouveaux progrès en la vie
intérieure se doit priver de toutes les délices que le
cœur peut trouver en ces objets. Une âme bien pure ne s'en laisse jamais
toucher, mais elle vaque uniquement au recueillement et au commerce spirituel
avec son Dieu. Quoiqu'elle use des images et des oratoires, elle ne s'y arrête
pas; mais, oubliant aussitôt les choses sensibles, elle se repose en Dieu seul.
228
Conséquemment, quoiqu'il soit bon de faire l'oraison dans un
lieu fort propre, il faut choisir pour ce saint exercice un endroit où les sens
trouvent moins de quoi s'attacher, et où l'esprit soit plus libre pour s'élever
à Dieu. Nous pouvons appliquer à ce sujet la réponse que notre Sauveur fit à la
Samaritaine, lorsqu'elle lui demanda où il était plus convenable de prier Dieu,
dans le temple ou sur la montagne qu'elle lui montra; il lui répondit que la
prière n'était pas resserrée dans les limites d'une montagne, mais que les vœux
de ceux qui adoraient son Père en esprit et en vérité lui étaient agréables : L'heure
viendra, dit-il, et elle est même déjà venue, que les vrais adorateurs
adoreront mon Père en esprit et en vérité; car ce sont les adorateurs que mon
Père désire. Dieu est esprit, et ceux qui l'adorent doivent l’adorer en esprit
et en vérité ( Joan., IV, 23, 24.) . Encore
donc que les temples et les oratoires bien parés soient destinés à la prière,
et que ce soit là le principal usage qu'on en doit faire, toutefois, lorsqu'on
veut converser intérieurement avec Dieu dans l'oraison, il est plus commode de
se tenir dans un lieu qui ne dissipe ni les sens ni l'esprit, comme font
d'ordinaire les endroits agréables à voir, et capables d'attirer notre
curiosité, et de satisfaire notre amour-propre. Pour cette raison les lieux
écartés et incultes ont quelque avantage pour la méditation, et n'empêchent pas
l'esprit de prendre son vol vers Dieu. Que si ces sortes d'objets visibles
contribuent quelquefois à l'élévation de l'âme vers Dieu, cela ne se fait qu'en
les effaçant aussitôt de la mémoire, et qu'en demeurant en Dieu sans retour sur
les créatures. Le Sauveur des hommes nous a donné l'exemple de cette pratique. Il se relirait souvent pour
prier dans les endroits les plus éloignés du commerce des hommes et les moins
propres à lui frapper les sens. Il aimait surtout les montagnes, dont la
situation lui donnait lieu par sa hauteur de s'élever vers le ciel, et dont
l'âpreté naturelle ne lui présentait aucun sujet de se contenter. Un homme
spirituel ne cherche que des lieux vides d'agréments, pleins d'horreur, et
propres à favoriser son attention sur lui-même, afin qu'il trouve dans l'oubli
et dans la privation des créatures un continuel recueillement et une parfaite
jouissance de son Dieu. Ce qui est fort opposé à la coutume de quelques-uns qui
s'étudient plus à orner leurs oratoires qu'à rentrer souvent en eux-mêmes. Ils
négligent la récollection intérieure, qui est néanmoins plus nécessaire que
tous ces soins, et qui leur donnerait du dégoût de ces ajustements, s'ils la
pratiquaient avec assiduité.
229
La cause pour laquelle
quelques-uns d'entre les spirituels n'entrent jamais tout à fait dans les
véritables douceurs de l'esprit, c'est qu'ils ne retirent jamais parfaitement
leur cœur du plaisir que les choses extérieures leur donnent. Afin de corriger
ce défaut, ils doivent remarquer qu'encore que les temples et les oratoires
soient des lieux de prière, et que les images sacrées facilitent l'exercice de
l'oraison par les bons mouvements qu'elles nous impriment, néanmoins l’âme ne
doit nullement s'occuper de ces objets extérieurs ; mais elle doit s'appliquer
par un profond recueillement à son intérieur, qui est le temple vivant où elle
doit faire sa prière. C'est de quoi saint Paul nous avertit : Ne savez-vous
pas, dit-il, que vous êtes le temple de Dieu, et que son esprit demeure
en vous ( I Cor., III, 16.) ? Jésus-Christ
même nous en assure en ces termes : Sachez que le royaume de Dieu est au
dedans de vous ( Luc., XVII, 21.). Ces
autres paroles : Ceux qui adorent Dieu doivent l'adorer en esprit et en
vérité ( Joan., IV, 24.), se
rapportent aussi à ce sujet.
Car Dieu fait peu de cas des
oratoires fort propres, si vous êtes trop sensible à leur propreté, et si vous
ne possédez pas cette nudité intérieure qui est la pauvreté d'esprit qu'on
acquiert par l'abnégation volontaire de toutes choses.
Vous devez donc étouffer en votre
cœur toute cette satisfaction, afin que votre conscience soit pure, et que
votre volonté s'attache à Dieu seul, et ne se remplisse que de lui dans
l'oraison pour le glorifier, en rejetant toutes les douceurs qui peuvent naître
des créatures. Si vous vous accoutumiez à goûter ces consolations sensibles,
vous ne pourriez jamais jouir des délices spirituelles
qui coulent de la nudité de l'esprit et de la récollection intérieure.
Lorsque l'homme spirituel cherche
quelque plaisir sensuel dans les choses que nous venons d'expliquer, il souffre
plusieurs
230
dommages intérieurs et extérieurs.
Quant à l'esprit, jamais cet homme ne possédera l'entière récollection à
laquelle on arrive lorsque l'âme sort des choses créées, s'affranchit des joies
sensibles, se retire dans son intérieur, et travaille de toutes ses forces à
acquérir les vertus.
Pour l'extérieur, cet attachement
est cause qu'il ne peut faire commodément son oraison en toutes sortes de
lieux, mais en ceux-là seulement qui flattent ses inclinations et son goût. Et
ainsi il omet souvent sa méditation.
De plus, le désir et la jouissance
de ces contentements sensibles sont la source d'une infinité de changements.
Ces gens-là ne demeurent pas longtemps dans le même endroit, et ne persévèrent
pas dans le même genre de vie. Vous les verrez tantôt dans un lieu, tantôt dans
un autre. Ils se retirent quelquefois dans une cellule écartée, et quelquefois
dans une autre. Ils font ici un oratoire, ils en dressent là un autre. Il y en
a aussi quelques-uns d'entre eux qui consument toutes leurs années à prendre et
à quitter de nouveaux états de vie et différentes manières de vivre. N'étant
soutenus dans la vie spirituelle que d'une ferveur et d'une satisfaction
sensibles, et ne s'étant jamais fait violence pour entrer dans un parfait
recueillement par l'abnégation de leur volonté, et par leur soumission aux
souffrances, ils abandonnent le lieu de leur demeure et l'état de leur vie,
aussitôt qu'il se présente un nouveau genre de vie et un nouveau lieu conforme
à leur dévotion, à leur goût et à leur humeur. Et, parce qu'il n'est rien de
plus sujet au changement que le goût et la dévotion sensible, ils courent après
les nouveaux genres de vie et les nouvelles demeures, comme les enfants courent
après les papillons.
Il y a trois sortes de lieux où
Dieu a coutume d'exciter la volonté à la dévotion. Les premiers sont certaines
situations agréables par l'étendue et la variété de la vue, par la verdure des arbres
et des plantes, par la solitude et le silence. Au moment que par l'usage qu'on
en fait le cœur se sent touché de Dieu, il est bon de n'y plus faire attention,
parce qu'il ne faut plus avoir recours aux moyens lorsqu'on est parvenu à la
fin. Si quelqu'un repaissait ses sens de la beauté de ces endroits, il se
dissiperait l'esprit, et tomberait dans la sécheresse et le dégoût, en perdant
le recueillement intérieur, qui est la seule source des délices spirituelles.
231
C'est pourquoi ceux qui se trouvent
par hasard dans de semblables lieux doivent aussitôt en rejeter l'idée et
converser dans leur intérieur avec Dieu, comme s'ils ne s'apercevaient pas de
ces agréments. Les anciens solitaires en usaient ainsi. Dans les déserts les
lus vastes et les plus charmants, ils choisissaient les lieux les plus étroits
et les plus affreux, et bâtissaient là de très-petites
cellules pour s'y renfermer. Saint Benoît demeura trois ans dans une caverne ;
et un autre ermite s'attacha avec une corde, afin de n'aller qu'aussi loin
qu'elle s'étendrait. Je laisse les autres saints qui ont observé cette méthode,
pour conclure qu'ils étaient persuadés que, s'ils ne méprisaient tous ces
attraits extérieurs, ils ne pourraient obtenir de Dieu ni les consolations de
l'âme ni la vie intérieure.
Les seconds sont des lieux
particuliers, soit qu'ils soient écartés de tout commerce, soit qu'ils ne le
soient pas. Dieu y communique souvent à certaines personnes des dons spirituels
pleins de douceurs intérieures ; de sorte qu'elles ont toujours un grand
penchant pour ces endroits-là, et qu'elles désirent quelquefois même avec
inquiétude d'y revenir. Néanmoins, dès qu'elles y sont, elles ne reçoivent pas
de pareilles faveurs, cela n'étant pas en leur pouvoir, et Dieu accordant ces
grâces quand il lui plaît, comme il lui plaît, et où il le trouve bon, sans
s'attacher aux temps, aux lieux, ou à la volonté de ceux qu'il en veut
gratifier. Il sera cependant utile d'y aller quelquefois faire l'oraison,
pourvu que le cœur ne s'y affectionne pas : on en peut apporter trois raisons.
La première : Dieu veut que ceux-là lui donnent des louanges là même où il les
a comblés de bienfaits. La seconde : ils se souviennent mieux de le remercier
de ses dons. La troisième : ce souvenir donne plus de vivacité à leur dévotion.
C'est pour ces causes, et non par l'espérance des mêmes biens, qu'ils doivent
fréquenter ces lieux, parce que ce n'est pas le lieu, mais c'est l'âme qui
attire les libéralités de Dieu sur elle, étant seule, parmi les créatures
matérielles, un sujet propre à en être favorisé. Ainsi Abraham dressa un autel
dans le lieu où Dieu lui avait apparu, et il y invoqua son saint nom. (Genes., XII, 7.) Il y passa en revenant d'Egypte, et il y fit la
même chose. (Genes., XIII, 4.) Jacob fit aussi
un autel d'une pierre ointe d'huile dans l'endroit où le Seigneur s'était
montré à lui au haut d'une échelle. (Gen.,
XXVIII, 18.) Enfin Agir, pour distinguer le lieu où un ange lui avait parlé de
la part de Dieu, lui donna ce nom : Vous, mon Dieu, vous m'avez vue. Car
j'ai vu le dos, dit-elle, de celui qui me regarde. (Gen., XVI, 13.)
La troisième sorte de lieux sont ceux que Dieu destine par un choix spécial à son
service. Il choisit la montagne de Sinaï pour donner sa loi à Moïse. (Exod., XXIV, 12.) Il en montra une autre à Abraham
pour lui immoler son fils Isaac. Il ordonna à notre saint
232
père Élie de se rendre sur le mont
Horeb, afin de le voir de la manière que l'homme peut voir Dieu en cette vie.
(III Reg., XIX, 8.) Saint Michel déclara dans une apparition à l'évêque
de Siponto, en la Pouille,
qu'il prenait sous sa protection le mont Gargan, et
lui ordonna d'y bâtir une chapelle sous l'invocation des Anges. Enfin la très-glorieuse Vierge Marie désigna à Home une place, par
la neige qui y tomba miraculeusement au mois d'août, où elle voulut que Jean,
qui était d'une ancienne famille de patrices, et sa femme, fissent faire une
église en son honneur.
Dieu seul sait pourquoi il veut
être servi et glorifié en un lieu plutôt qu'en un autre : pour nous, il suffit que
nous soyons persuadés qu'il fait ce choix pour notre bien, et qu'en quelque
endroit que nous lui demandions quelque chose avec foi et avec confiance, il
écoutera tous nos vœux. Cependant, lorsque nous le prions dans les lieux qui
sont consacrés à son culte, il y a plus de sujet de croire qu'il nous exaucera,
puisque c'est pour cette fin qu'ils lui sont dédiés.
On peut tolérer en quelque façon
le plaisir qu'on prend aux choses dont nous venons de parler, et l'attachement
qu'on a pour elles, parce que, s'il y a de l'imperfection, il y a aussi de
l'innocence. Mais on ne peut supporter la grande confiance que quelques-uns mettent
dans les cérémonies que des gens peu éclairés et même très-éloignés
de la pureté de la foi ont introduites. Laissons-la ces cérémonies pleines de
noms et de termes qui ne signifient rien, et les autres choses profanes que
plusieurs personnes grossières et d'une conscience suspecte mêlent en leurs
prières. Il est évident qu'il y a du mal et du péché, et souvent même il s'y
trouve un pacte secret avec le démon : ce qui attire sur ces malheureux la
colère de Dieu. Je ne veux traiter ici que des cérémonies que plusieurs, qui
n'y découvrent rien de mauvais, observent parles mouvements d'une dévotion que
je n'ose appeler indiscrète, lis s'imaginent qu'elles ont une si grande vertu,
et ils fondent sur elles leurs espérances de telle sorte, qu'ils se persuadent que,
s'ils en omettaient la moindre en leurs prières, ils n'en recueilleraient aucun
fruit, et que Dieu ne remplirait pas leur attente. En quoi sans doute ils
commettent une grande irrévérence contre la majesté divine. Par exemple, ils
veulent qu'un tel prêtre et non pas un autre dise la messe; avec un tel nombre
233
de cierges, ni plus ni moins ; à
telle heure et non à une autre ; un tel jour, et non avant ou après. S'ils font
faire quelque pèlerinage, ils ordonnent qu'il y ait tant de stations, qu'on les
fasse en tel temps et à telle heure, qu'on y dise tant d'oraisons, avec telles
cérémonies, telles postures de corps, et autres circonstances, sans en omettre
ni en changer aucune, quelque petite qu'elle soit. Il faut aussi, selon leur
vue, que la personne qu'ils emploient pour faire ces dévotions ait telles et
telles qualités. Que si une seule chose de toutes celles qu'ils se sont proposées vient à manquer, ils croient que leurs desseins ne
réussiront pas, et qu'ils n'obtiendront pas ce qu'ils désirent.
Mais ce qui est tout à fait
insupportable, il y en a qui veulent éprouver en
eux-mêmes l'effet de ces pratiques, ou qui désirent absolument et sans
condition que ce qu'ils demandent leur soit accordé, et qu'il s'accomplisse
aussitôt qu'ils ont achevé leurs prières cérémonieuses. Agir de la sorte,
qu'est-ce autre chose que provoquer la colère de Dieu? Il s'en irrite
quelquefois au point de permettre au démon de les tromper, en leur faisant
sentir ou comprendre des choses contraires au bien de leur âme. Et certes ils
méritent bien ce châtiment, puisqu'ils ont plus de soin d'entretenir leur
attachement à ces sortes d'oraisons et de cérémonies, et de nourrir leur
amour-propre, que de chercher le bon plaisir de Dieu et l'accomplissement de sa
sainte volonté. Cependant les effets ne répondent pas toujours à leurs désirs,
faute d'établir toutes leurs espérances en Dieu.
Ces gens-là doivent donc savoir
que plus ils s'appuient sur ces cérémonies, moins ils se fient à Dieu, et moins
ils impétreront ce qu'ils prétendent. Aussi quelques-uns d'entre eux agissent
plutôt pour leurs fins particulières que pour la gloire de leur Créateur,
quoiqu'ils présupposent que, si leur entreprise doit procurer de l'honneur à
Dieu, elle réussira, et que, si elle ne doit point lui en procurer, elle ne
réussira pas : néanmoins leur amour-propre et leur vaine joie qu'ils
recherchent en cette occasion empêchent l'effet des prières qu'ils font pour
obtenir un heureux succès. Ils feraient cependant bien mieux d'offrir tous ces
vœux à Dieu pour des choses de plus grande conséquence, telles que sont
l'expiation de leurs péchés, la pureté de leur conscience, l'affaire de leur
salut éternel, qu'il faut préférera toutes les autres demandes. S'ils les
obtenaient du ciel, ils recevraient
234
plus facilement les autres choses
moins importantes, quand même ils ne les demanderaient pas, comme Jésus-Christ nous
l'a promis dans l'Évangile : Cherchez donc premièrement, dit-il, le royaume de Dieu et sa justice,
et toutes ces choses vous seront données par surcroît ( Matth.,
VI, 33.), parce que cette prière est
conforme à la volonté du Seigneur. En effet, rien n'est plus efficace pour
l'engagera satisfaire nos souhaits, que de ne chercher en l'oraison que ce qui
lui est le plus agréable. Non-seulement il nous
comblera des grâces nécessaires pour ménager notre salut éternel, mais il nous
donnera aussi tout ce qu'il verra nous être utile, quoique nous ne le
demandions pas. C'est ce que David nous dit eu ces termes : Le Seigneur est
proche de ceux qui le prient en vérité, et il les écoutera ( Psal., CXLIV,
18.). Ceux-là le prient en vérité, qui lui demandent des choses véritablement
bonnes et relevées, c'est-à-dire celles qui regardent le salut de l'âme. Le
même prophète parle de ces gens-là, lorsqu'il ajoute immédiatement après que Dieu
fera ce que veulent ceux qui le craignent ; qu'il sera favorable à leurs
prières pour les conduire à leur salut ; qu'il tient sous sa protection
tous ceux qui l'aiment, et qu'il les défend de leurs ennemis (Psal., CXIV, 19, 20.). Cette approche de Dieu
consiste donc, selon l'expression du saint roi, en ce qu'il contente toujours
ses fidèles serviteurs, et leur donne ce qu'ils n'ont pas même la pensée de lui
demander. Ainsi Salomon l'ayant prié de lui donner la sagesse qui était
nécessaire pour gouverner son peuple avec prudence et avec justice, cette prière lui fut si agréable, qu'il lui
répondit de la sorte : Puisque la sagesse vous a plu au-delà de toute autre
chose, et que vous n'avez pas demandé de grands biens, ni de la gloire et de
l'éclat, ni la vie de vos ennemis, ni une longue vie sur la terre, mais la
sagesse et la science pour juger mon peuple sur lequel je vous ai établi roi; non-seulement je vous donne la sagesse et la science que
vous désirez, mais je vous comblerai aussi de richesses et d'honneurs, de telle
sorte qu'il n'y a eu avant vous aucun roi, et qu'il n'y en aura point après
vous de semblable à vous ( II Par. I, 11, 12). Dieu s'acquitta de sa
promesse ; non-seulement il le favorisa de tous ces
dons, mais il réduisit aussi ses
235
ennemis à faire avec lui une paix
inviolable, et à lui payer tribut tous les ans. Nous lisons quelque chose de
semblable dans la Genèse : Dieu promit à Abraham de multiplier comme les
étoiles du ciel la postérité de son fils légitime, comme ce bon père l'avait
souhaité; et il dit ensuite que celle du fils qu'il avait eu d'Agar, sa seconde
femme, serait aussi très-nombreuse.
Voilà de quelle manière il faut
rapporter à Dieu le goût que la volonté sent dans les prières et dans les
demandes que nous faisons. On ne doit pas s'appuyer sur les cérémonies que
l'Église catholique n'a pas approuvées, ni en prescrire au prêtre d'autres que
celles qu'elle a réglées, ni en introduire de nouvelles, comme si on avait plus
de lumières que le Saint-Esprit et plus de sagesse que l'Église. Que si ceux
qui prient Dieu avec une grande simplicité n'en sont pas écoutés, et s'ils se
persuadent qu'en n'usant pas de beaucoup de cérémonies ils ne seront pas
exaucés, ils ne doivent pas néanmoins mettre leur confiance en d'autres
cérémonies qui peuvent concerner la dévotion, que celles que l'Église a
établies. Il est constant que, quand les disciples de Jésus-Christ le
conjurèrent de leur apprendre à prier, il leur eût enseigné toutes les choses
qui pouvaient porter le Père éternel à recevoir leurs prières; et néanmoins il
né renferma, dans l'oraison qu'il leur ordonna, que sepl
demandes, qui conlien-nentnos nécessités spirituelles
et temporelles, sans y ajouter d'autres paroles ni d'autres cérémonies. Il leur
dit même, selon le rapport de saint Matthieu, qu'ils n'usassent pas, dans
leurs prières, de grandes répétitions de paroles, parce que leur Père
connaissait leurs besoins avant qu'ils les lui demandassent ( Matth., VI, 7, 8.). Il se contenta de leur
recommander très-particulièrement de prier toujours
sans jamais se relâcher ( Luc., XVIII, 1). Il
ne nous a pas commandé de faire une grande multitude de demandes, mais il veut
seulement que nous réitérions souvent avec ferveur celles dont il nous a donné
le modèle et la règle. C'est pourquoi il répéta lui-même trois fois cette
prière : Mon Père, s'il est possible, que ce calice soit détourné de moi ;
toutefois que ma volonté ne se fasse pas, mais la vôtre (
Matth., XXVI, 39.). Cependant la
manière et la cérémonie que nous devons observer, selon ses instructions, se
réduisent à l'une ou à l'autre de ces deux méthodes, savoir : que nous nous
retirions dans notre chambre pour y prier en secret, sans bruit, sans témoins,
avec attention,
236
avec un cœur pur et dégagé des
objets extérieurs : Mais vous, dit-il quand vous voudrez prier,
entrez dans votre cabinet, fermez la porte, priez votre Père, qui est dans les
endroits les plus cachés ( Matth.,
VI, 6.); ou bien il veut que nous allions dans des lieux déserts et solitaires,
comme il avait coutume de faire, et que là nous prenions le temps de la nuit le
plus tranquille pour vaquer à l'oraison. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire
de prendre d'autres temps et d'autres jours pour faire nos prières, ni de nous
servir d'autres paroles, d'autres changements et d'autres cérémonies, que
celles dont l'Église se sert et qu'elle prescrit à tous les fidèles. Je ne
condamne pas néanmoins, au contraire, je loue ceux qui se fixent à un nombre de
jours, comme sont les neuvaines, pour remplir leurs dévotions; mais je ne puis
m'empêcher d'improuver l'attachement qu'on y a, et la confiance qu'on y met. On
sait que la sainte veuve Judith reprit les habitants de Béthulie
de ce qu'ils avaient déterminé un temps dans lequel ils espéraient que Dieu
leur ferait la miséricorde de les délivrer, et de ce qu'ils étaient résolus de
se rendre à Holopherne, si ce nombre de jours se passait sans recevoir du
secours : Et qui êtes-vous, leur dit-elle, pour tenter le Seigneur?
Ce discours et ce dessein n'attireront pas sur vous ses bénédictions, mais ils
allumeront plutôt sa colère et sa fureur contre vous ( Judith.,
VIII, 11, 12.).
Nous avons dit que les biens qui
nous provoquent sont du second rang, qu'ils répandent quelque plaisir dans la
volonté, et qu'ils nous excitent au service de Dieu, tels que s'ont les
prédicateurs. Nous en parlerons ici, premièrement en ce qui les regarde,
secondement en ce qui concerne leurs auditeurs. Il y a sujet de leur donner,
aux uns et aux autres, quelques avis, pour leur apprendre à rapporter à Dieu la
satisfaction que leur volonté goûte dans ce saint exercice; mais je le ferai
sans les distinguer les uns des autres. Je dis donc que le prédicateur qui veut
être utile au public, et qui craint que la complaisance et la présomption ne lui
inspirent de l'orgueil et de la vanité, doit considérer que ce ministère
apostolique dépend plus essentiellement de l'esprit que de la voix. Quoique les
paroles soient nécessaires pour l'exercer, néanmoins il tire
237
toute sa force et toute son
efficacité de l'esprit intérieur. De là vient que, encore que le prédicateur
ait une science profonde, des pensées sublimes, une éloquence parfaite, un
style poli, élégant et noble, il ne fera ordinairement du fruit qu'autant que
l'esprit intérieur l'animera. A la vérité, la parole de Dieu est d'elle-même très-efficace, parce que, dit David, il rend sa voix
toute-puissante ( Psal.,
LXVII, 35.) ; mais elle ressemble au feu qui a la vertu de brûler, et qui
néanmoins ne brûle pas, lorsque la disposition nécessaire ne se trouve pas dans
le sujet sur lequel il agit. De même la parole divine a la puissance d'éclairer
et de toucher les hommes, mais elle ne fait ni l'un ni l'autre, lorsqu'ils ne
sont pas disposés. Or, afin qu'elle produise son effet, deux sortes de dispositions
sont requises : les unes regardent le prédicateur, les autres regardent les
auditeurs. Le fruit de la prédication est proportionné aux dispositions du
prédicateur. Ainsi l'on dit communément que le disciple est tel que le maître.
C'est pourquoi lorsque les sept fils de Scéva, prince
des prêtres juifs, voulurent exorciser les démons avec la même formule dont
saint Paul s'était servi, un de ces malins esprits se mil en fureur contre eux
et leur dit : Je connais Jésus, et je sais qui est Paul ; mais vous, qui
êtes-vous ? Et le possédé s'étant jeté sur ces exorcistes, et s'étant rendu
maître de deux d'entre eux, ils s'enfuirent hors de la maison nus et blessés
( Act., XIX,
16.). Cet accident leur arriva, non point parce que Jésus-Christ ne voulait pas
qu'on chassât les démons en son nom, mais parce qu'ils n'avaient pas les
dispositions nécessaires. Aussi, lorsque les apôtres empêchèrent un homme, qui
n'était pas des disciples de Jésus-Christ, de délivrer les possédés par la
vertu de son nom adorable, Notre-Seigneur les reprit : Ne l'en empêchez pas,
leur dit-il, parce qu'il ne se peut faire qu'un homme qui aura fait un
miracle en mon nom, incontinent après cela parle mal de moi ( Marc., IX, 38.). Il hait néanmoins ceux qui
enseignent la loi de Dieu aux autres, et ne la gardent pas eux-mêmes; qui
prêchent le bien et ne le pratiquent pas. C'est
pourquoi le Saint-Esprit, parlant par l'Apôtre, blâme ces gens-là : Quoi
donc, dit-il, vous enseignez les autres, et vous ne vous enseignez pas
vous-même ! Vous prêchez qu'il ne faut pas dérober, et vous dérobez ( Rom., II, 21.) ! Et le prophète-roi : Dieu,
dit-il, a fait par mon ministère
238
ce reproche au pécheur :
Pourquoi déclarez-vous aux autres mes commandements qui renferment toute
justice et toute sainteté? Pourquoi faites-vous profession de vous attacher à
mon Testament, puisque vous avez de l'aversion des instructions que ma loi vous
donne, et que vous méprisez tous mes préceptes ( Psal., XLIX, 16, 17.) ? Ce qui
nous apprend que Dieu ne donnera point son esprit à
ces gens-là, pour les rendre capables de travailler utilement pour le prochain.
Ainsi nous voyons communément, autant qu'il nous est permis d'en juger, que
plus le prédicateur a de sainteté, plus il fait de fruits en ses prédications,
quoique son style soit simple, et qu'il ait peu de doctrine et d'éloquence.
Véritablement, on ne peut désavouer que les paroles choisies, le style relevé,
les beaux gestes, l'action noble, la science sublime, l'éloquence accomplie et
agréable, ne touchent les auditeurs, et ne fassent de plus grands fruits
lorsque l'esprit de Dieu s'y trouve; mais, s'il ne s'y trouve pas, la volonté
des auditeurs n'en sera nullement enflammée dans le service de Dieu, quoique
les sens et l'esprit en reçoivent du plaisir. Elle restera aussi languissante
et aussi lâche qu'auparavant dans la pratique des vertus et des bonnes œuvres,
quoiqu'on prêche admirablement, et qu'on dise des choses merveilleuses. Tout
cela n'est bon qu'à flatter les oreilles, comme un concert très-harmonieux.
Mais, après tout, ces paroles n'étant point animées de l'esprit de Dieu, sont
mortes et n'ont pas la puissance de ressusciter les pécheurs, et de les retirer
du tombeau de leurs péchés. On oublie bientôt les choses les plus sublimes que
les prédicateurs prêchent, lorsqu'elles n'allument pas le feu divin dans le
cœur, parce que non-seulement le plaisir que
l'auditeur prend à entendre des discours savants, polis et éloquents, n'est de
nulle utilité, mais il l'empêche encore d'entrer dans son intérieur, et il le
retient dans l'extérieur, en l'appliquant plutôt à faire réflexion sur la bonne
grâce et le beau sermon du prédicateur, que sur les moyens d'édifier son âme,
de corriger ses défauts et de sanctifier ses mœurs.
C'est ce que nous avons à dire
aux auditeurs, puisque saint Paul désire qu'ils ne s'attachent point à ces
choses, et qu'ils ne fassent état que de la simplicité de l'Évangile ; il en a
usé de la sorte avec les Corinthiens : Pour moi, mes frères, dit-il, lorsque
je suis venu vers vous, pour vous annoncer la vérité dont Jésus-Christ nous a
rendu témoignage, je ne me suis point servi des discours élevés de l'éloquence
et de la sagesse des hommes, mais c'a été avec la démonstration de l'esprit
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et de la puissance (
I Cor., II, 1 et 4). Cependant ni l'intention de l'Apôtre, ni mon
dessein n'est pas de rejeter le style élégant, l'art de la rhétorique, et la
manière de dire propre, honnête et pathétique : ces choses sont utiles au
prédicateur et contribuent au succès des prédications. Car quand on dit bien,
on rétablit les choses les plus désespérées; au contraire, on perd les
meilleures lorsqu'on en parle grossièrement et sans grâce.
Il faut donc que, d'un côté, le
prédicateur étudie assidûment l'Écriture sainte, les saints Pères, les
théologiens scolastiques et les mystiques, autant qu'il sera nécessaire pour
prouver solidement les vérités qu'il avance; il faut qu'il compose avec
exactitude et avec une éloquence mâle et forte, les discours qu'il doit
prononcer; il faut encore qu'il s'adonne à l'oraison pour s'enflammer le cœur
avant que de monter en chaire, et pour parler avec beaucoup d'ardeur et de zèle
: mais de l'autre côté, il faut que les auditeurs conçoivent un ardent désir de
profiter de la prédication; qu'ils entendent la parole de Dieu avec humilité;
qu'ils s'appliquent à eux-mêmes, et non pas aux autres, ce qu'ils entendent;
qu'ils fassent réflexion sur les vérités qu'on leur a prêchées; qu'ils viennent
à la pratique des instructions qu'ils auront reçues, et qu'ils rendent grâces à
Dieu d'avoir le bonheur d'entendre la parole divine dont les païens sont
privés.