CARMEL III

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LIVRE III
OU L'ON TRAITE DE LA PURGATION ET DE LA NUIT ACTIVE DE LA MÉMOIRE ET DE LA VOLONTÉ. — ON ENSEIGNE AUSSI À L'ÂME LA MANIÈRE DE SE CONDUIRE À L'ÉGARD DES ACTES DE CES DEUX PUISSANCES, POUR PARVENIR 
A   L'UNION DIVINE.

 

ARGUMENT

CHAPITRE PREMIER  Des connaissances de la mémoire, et de la manière de s'en priver, afin que l’âme se puisse unir à Dieu selon cette puissance.

CHAPITRE II  L'âme qui ne s'aveugle pas à l'égard des images et des connaissances de la mémoire en ne les regardant nullement, tombe en trois sortes de dommages, dont on propose ici le premier.

CHAPITRE III  De la seconde perte que le démon cause à l’âme par les espèces naturelles de la mémoire.

CHAPITRE IV  Du troisième dommage qui vient des connaissances distinctes et naturelles de la mémoire, et qui rejaillit sur l'âme.

CHAPITRE V  Des biens différents que la destruction des espèces naturelles de la mémoire apporte à l'âme.

CHAPITRE VI  Du second genre des opérations de la mémoire, savoir de ses connaissances imaginaires et surnaturelles.

CHAPITRE VII Des pertes que les connaissances des choses surnaturelles peuvent apporter à l'âme lorsqu'elle y fait quelque réflexion. — On en propose le nombre, et on traite de la première.

CHAPITRE VIII  De la seconde espèce de dommage, qui consiste dans le danger de s'estimer soi-même, et de présumer de ses bonnes qualités.

CHAPITRE  IX  Du troisième dommage que le démon peut apporter à l'âme par les fantômes qui remplissent la mémoire.

CHAPITRE X  Du quatrième dommage que l’âme reçoit des connaissances distinctes et surnaturelles de la mémoire, et qui consiste à empêcher son union avec Dieu.

CHAPITRE XI  Du cinquième inconvénient des espèces surnaturelles de la mémoire, lorsque l'âme prend de bas sentiments de Dieu.

CHAPITRE XII  Les fruits que l’âme reçoit du retranchement des idées imaginaires. — On répond à l'objection qu'un fuit sur ce sujet, et on explique la différence qui se trouve entre les espèces naturelles et surnaturelles de l'imagination.

CHAPITRE XIII  On traite des connaissances spirituelles, en tant qu'elles peuvent convenir à la mémoire.

CHAPITRE XIV  On prescrit à l'homme spirituel la manière générale de se comporter à l'égard de la mémoire.

CHAPITRE XV  On commence à traiter de la nuit obscure ou mortification de la volonté, et on allègue deux passages : l'un du Deutéronome, l'autre de David. — On apporte aussi la division des affections de la volonté.

CHAPITRE XVI  L'explication de la joie, qui est la première affection de la volonté, et la distinction des sujets qui excitent la joie dans la volonté.

CHAPITRE XVII  On parle de la joie qui naît des biens temporels, et on enseigne comment il faut la faire remonter à Dieu.

CHAPITRE XVIII  Des pertes que la joie qu'on met dans les biens temporels cause à l’âme.

CHAPITRE XIX  De l'utilité qui revient à l'âme, lorsqu'elle refuse la joie des biens de ce monde.

CHAPITRE XX  On montre que c'est une chose vaine d'établir la joie de la volonté dans les biens naturels, et comment il s'en faut servir pour rapporter ce plaisir à Dieu.

CHAPITRE XXI  Des maux qui arrivent à l'âme, lorsque la volonté se laisse toucher de la joie des biens naturels.

CHAPITRE XXII  Des fruits dont l’âme est comblée, quand elle se rend insensible au plaisir des biens naturels.

CHAPITRE XXIII  Du troisième genre de biens, savoir des liens sensibles qui peuvent exciter des mouvements de joie dans la volonté. — De leurs qualités, de leur quantité et de leur diversité. — Comment la volonté doit agir pour se défaire de ces plaisirs et pour aller à Dieu.

CHAPITRE XXIV  Des dommages qui arrivent à l’âme, lorsque la volonté se réjouit des biens sensibles.

CHAPITRE XXV  Des biens spirituels et temporels dont la privation du plaisir des choses matérielles enrichit l'âme.

CHAPITRE XXVI  On commence à traiter du quatrième genre de biens, qui sont les biens moraux, et on déclare quels ils sont, et comment la volonté peut s'y plaire légitimement.

CHAPITRE XXVII  De sept dommages qui peuvent naître de la joie que les choses morales excitent dans la volonté.

CHAPITRE XXVIII Des différentes utilités que l'âme reçoit, lorsqu'elle se prive du plaisir des vertus morales.

CHAPITRE XXIX  On parle des biens surnaturels, qui sont le cinquième genre des biens qui peuvent remplir de joie la volonté. — On montre de quelle nature ils sont, comment ou les distingue des biens spirituels, et comment il faut rapporter à Dieu le contentement qui en vient.

CHAPITRE XXX  Des peines que l’âme peut souffrir, quand la volonté met son contentement en cette espèce de biens.

CHAPITRE XXXI L'âme reçoit deux avantages du renoncement à la joie dont les grâces surnaturelles et gratuites de Dieu la comblent.

CHAPITRE XXXII  On traite du sixième genre de biens où la volonté peut se plaire. — On en représente les qualités, et on en fait la première division.

CHAPITRE XXXIII Des biens spirituels qui peuvent entrer dans l'entendement et dans la mémoire, et de quelle manière la volonté doit se comporter à l'égard du plaisir qu'ils apportent.

CHAPITRE XXXIV  Des biens spirituels qui sont doux et agréables, et qui peuvent toucher la volonté ; de leur nombre et de leur différence.

CHAPITRE XXXV  On continue à parler des saintes images, et on montre quelle est l'ignorance de quelques-uns sur ce sujet.

CHAPITRE XXXVI  La manière de rapporter à Dieu le plaisir que la volonté reçoit des saintes images, de telle sorte qu'elle se puisse garantir de l'erreur et des obstacles où leur usage pourrait la jeter.

CHAPITRE XXXVII  Suite du discours des choses qui nous excitent au bien. — On parle aussi des oratoires et des autres lieux destinés à la prière.

CHAPITRE XXXVIII  Comment il faut se servir des églises et des chapelles pour conduire l'esprit à Dieu.

CHAPITRE XXXIX  On parle encore du même sujet, pour mener l'esprit au recueillement dans l'usage des choses dont on vient de traiter.

CHAPITRE XL  De quelques dommages que souffrent ceux à qui les lieux de dévotion causent un plaisir sensible, de la manière que nous l'avons dit.

CHAPITRE XLI  Qu'il y a trois sortes de lieux dévots, et comment la volonté doit agir à leur égard.

CHAPITRE XLII  Des autres choses qui nous animent à l'oraison, telles que sont les différentes cérémonies que plusieurs pratiquent.

CHAPITRE XLIII  Comment il faut se servir de ces dévotions, pour élever à Dieu le plaisir et la force que la volonté y trouve.

CHAPITRE XLIV Du second genre des biens particuliers, où la volonté peut vainement se délecter.

 

ARGUMENT

 

Après avoir formé l'entendement dans la conduite de toutes ses pensées, afin que l'âme s'unisse à Dieu par la pureté de la foi, il reste à faire la même chose pour la mémoire et la volonté. Il faut donc enseigner les moyens de les purifier en leurs opérations, afin que l’âme jouisse aussi de l'union divine par l'espérance et par la charité. C'est ce que j'exécuterai brièvement en ce troisième livre. Car, puisque nous avons écrit de tout ce qui regarde l'entendement, qui est le réservoir des objets sur lesquels ces deux puissances s'exercent, il n'est pas nécessaire de les examiner au long, ayant déjà dit ci-dessus beaucoup de choses qui contribuent à l'éclaircissement que nous en devons faire. En effet, si l'homme spirituel établit bien son esprit en la foi, suivant la doctrine que nous avons expliquée dans les livres précédents, il n'aura qu'à régler comme en passant ses deux autres facultés sur les deux autres vertus théologales, d'autant que des opérations de l'une dépendent les opérations des autres.

Mais, afin d'observer l'ordre que nous nous sommes prescrit, et d'entendre mieux ce que nous avons à dire, il est besoin de marquer le sujet de ce traité. Nous parlerons donc des actes de chaque puissance, et nous commencerons par la mémoire ; nous apporterons leur distinction, que nous prendrons de la distinction de leurs objets, lesquels sont de trois espèces différentes. Ils sont naturels et surnaturels, imaginaires et spirituels; trois sortes de connaissances y correspondent : les connaissances naturelles et les surnaturelles, les imaginaires et les spirituelles ; c'est de ces connaissances que nous traiterons. Nous parlerons en premier lieu des connaissances naturelles qui ont pour objet les choses extérieures; en second lieu, des affections de la volonté, et nous mettrons ainsi fin à ce troisième livre de la nuit ou purgation active de la mémoire et de la volonté.

 

CHAPITRE PREMIER
Des connaissances de la mémoire, et de la manière de s'en priver, afin que l’âme se puisse unir à Dieu selon cette puissance.

 

Il est nécessaire que le lecteur ait toujours devant les yeux la fin que nous nous proposons en chacun de ces livres. Autrement il

 

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pourrait avoir en les lisant plusieurs doutes, non-seulement sur ce que nous avons dit de l'entendement, mais encore sur ce que nous allons dire de la mémoire et de la volonté. Car, en considérant que nous anéantissons les facultés de l'âme dans leurs opérations, il jugera peut-être que nous travaillons plutôt à ruiner les voies de la fie spirituelle qu'à les établir solidement. Ce que nous ferions, en effet, si notre intention était de ne donner des instructions qu'à ceux qui commencent à marcher par ce chemin ; car ils ont besoin des images, des idées, des connaissances, des raisonnements dans l'oraison mentale, et des objets matériels qui frappent les sens extérieurs et l'imagination, pour se disposer à la vie intérieure et à la perfection. Mais notre dessein est bien différent de cette entreprise. Présupposant que l'âme a déjà passé par ces premiers exercices spirituels, nous lui apprenons ici à faire de plus grands progrès en la contemplation, afin qu'elle soit élevée à l'union divine; et c'est pour cette raison qu'elle doit quitter les opérations sensibles de ses puissances, et les tenir dans le repos et dans le silence, afin que Dieu opère lui-même et s'unisse parfaitement à l'âme. Pour  cette cause, il est expédient de dégager ces facultés de leurs opérations et de leur activité naturelle, afin qu'étant vides, elles soient remplies de lumières surnaturelles ; car elles ne sont pas capables d'elles-mêmes de ces dons éminents, et leur bassesse même, si elles n'en étaient pas affranchies, les en priverait entièrement.

Or, comme il est constant que l'âme, pour aller à Dieu, doit le connaître plutôt par ce qu'il n'est pas que par ce qu'il est; plutôt en se représentant qu'il n'est rien de tout ce qu'elle peut concevoir dans ses créatures, qu'en comprenant ses perfections en elles-mêmes, il faut qu'elle renonce à toutes ses pensées, naturelles et surnaturelles ; et c'est ce que nous prétendons faire à l'égard de la mémoire, en la tirant de ses bornes naturelles, et en l'élevant au-dessus d'elle-même et de toutes les connaissances distinctes, pour la conduire à l'union de son Créateur.

Je dis donc que les connaissances naturelles de la mémoire sont toutes celles qu'elle peut tirer des sens extérieurs de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût, de l'attouchement, et toutes celles aussi qu'elle peut puiser elle-même dans son propre fonds. Elle doit se dépouiller si parfaitement de toutes ces idées, qu'il ne lui en reste aucune impression imaginaire, comme si elle n'en avait jamais eu la connaissance. Elle ne saurait se dispenser d'effacer ainsi toutes ces espèces, si elle vent jouir de l'union divine, puisqu'elle doit, pour obtenir cette grâce, se séparer de toutes les ligures imaginaires qui ne sont pas Dieu, et qui ne peuvent le représenter. Il n'y a ni espèce ni connaissance distincte et particulière

 

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qui puissent arriver jusqu'à lui, ni nous le mettre devant les yeux de l'esprit tel qu'il est en lui-même. Et comme, selon l'oracle de Jésus-Christ, nul ne peut servir deux maîtres (Matth., VI, 24), la mémoire ne saurait être unie en même temps à Dieu et aux idées matérielles qu'elle avait; et parce que Dieu n'a nulle image en lui-même que la mémoire puisse comprendre, de là vient que, quand elle est unie à lui, comme l'expérience l'enseigne, elle est en quelque façon sans espèces, comme si l'imagination était détruite, et elle demeure liée au souverain bien et tout absorbée en lui, ne se souvenant plus d'aucune chose. L'union divine la détache de la fantaisie ; elle abolit en quelque manière toutes ses images, et elle l'attire aux choses surnaturelles, en la laissant dans un si grand oubli des créatures, qu'elle a besoin, après cela, de se faire violence pour s'en souvenir. Pendant que  cette union dure, l'oubliance de la mémoire et la suspension de l'imagination sont telles, qu'il s'écoule beaucoup de temps, dans ce commerce sacré, sans que l'âme s'en aperçoive, et sans savoir ce qu'elle a fait. Si on faisait même souffrir le corps, elle n'y ferait nulle attention, et l'imagination ne serait pas alors capable d'en réveiller le sentiment. Cependant, quoiqu'il soit nécessaire de dépouiller ainsi la mémoire de toutes ses espèces, afin que Dieu opère dans l'âme une parfaite union, néanmoins ces abstractions et ces suspensions ne se font pas ainsi dans les parfaits, parce qu'elles ne regardent que les commencements de l'union divine, et que les parfaits sont déjà parvenus à une union consommée.

Vous me ferez peut-être cette objection : il s'ensuivrait que l'homme ne ferait aucun usage de ses puissances naturelles, et qu'il descendrait jusqu'au rang des bêtes, n'usant plus du raisonnement, et perdant la mémoire de ses opérations intellectuelles; il oublierait même les choses raisonnables, les choses morales, et les choses naturelles où il doit s'exercer, parce qu'il renoncerait aux idées et aux connaissances qui lui sont nécessaires pour les représenter à son esprit. Il est néanmoins évident que Dieu ne veut pas détruire ainsi la nature, et qu'il prétend au contraire la perfectionner.

Pour répondre à cette objection, je dis que plus la mémoire est unie à Dieu, plus elle perd ses connaissances distinctes et particulières, jusqu'à ce qu'elle les oublie entièrement; ce qui arrive lorsque l'âme est établie dans l'union parfaite. C'est pourquoi elle tombe d'abord dans un grand oubli, puisque le souvenir des espèces et des connaissances s'évanouit en elle. Ensuite elle se

 

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comporte, à l'égard des choses extérieures, avec une négligence si notable et un si grand mépris d'elle-même, qu'étant tout abîmée en Dieu, elle oublie le boire et le manger, et elle ne sait si elle a fait quelque chose ou non ; si elle a vu ou non ; si on lui a parlé ou non. Mais lorsqu'elle est affermie dans l'habitude de l'union, qui est son souverain bien, elle ne souffre plus ces oubliances dans les choses raisonnables, dans les choses morales, ni dans les choses naturelles. Au contraire, elle est plus parfaite dans les opérations convenables à son état, quoiqu'elle les produise par le ministère des images et des connaissances que Dieu excite d'une façon particulière dans la mémoire. Car lorsque l'habitude de l'union, qui est un état surnaturel est formée, la mémoire et les autres puissances quittent leurs opérations naturelles et passent jusqu'à Dieu, qui est à leur égard un terme surnaturel. En sorte que la mémoire étant toute transformée en Dieu, ses opérations ne lui sont plus imprimées, et ne demeurent plus attachées à elle. La mémoire et les autres facultés de l'âme sont occupées de Dieu avec un empire si absolu, qu'elles semblent être toutes divines, et que c'est lui-même qui les meut par son esprit et par sa volonté divine, et qui les fait opérer en quelque façon divinement, parce que celui, dit l'Apôtre, qui s'unit au Seigneur devient un même esprit avec lui (I Cor., 6, 7). Il est donc véritable que les opérations de l'âme, étant unies totalement à Dieu, sont toutes divines.

C'est pourquoi ces opérations sont toujours conformes à la raison, et ne sont jamais autres qu'elles doivent être ; car le Saint-Esprit fait savoir à ces âmes ce qu'elles doivent savoir, ignorer ce qu'elles doivent ignorer, se souvenir de ce dont elles doivent se souvenir, oublier ce qu'elles doivent oublier, aimer ce qu'elles doivent aimer, et ne pas aimer ce qui n'est pas Dieu. Si bien que les premiers mouvements de leurs puissances sont, en quelque sorte, divins, parce que ces puissances sont comme transformées en Dieu. Pour expliquer ceci plus clairement, j'apporterai quelques exemples. Le premier est d'une personne qui supplie quelqu'un de ceux qui sont élevés à cet état d'offrir à Dieu ses prières pour elle. Il ne reste plus en la mémoire de celui qui est prié aucune espèce ni aucune connaissance de  cette demande, tellement qu'il ne se souvient pas d'offrir ses vœux au Seigneur pour cette personne. Mais s'il est expédient de présenter ses prières à Dieu pour cette personne, ce qu'il faut faire en effet lorsque la majesté divine voudra les accepter, Dieu louchera la volonté de son serviteur, et lui donnera le désir de prier; au contraire, s'il ne les agrée pas, cet homme de

 

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bien, quelque effort qu'il fasse, n'aura ni le pouvoir ni la volonté de recommander cette personne à son Créateur ; Dieu même lui tournera le cœur ailleurs, et lui inspirera de prier pour des gens qu'il ne connaît pas, et dont il n'a jamais ouï parler. La raison en est que Dieu excite d'une façon particulière les puissances de ces âmes à faire leurs opérations conformément aux ordres de la volonté divine, si bien que leurs entreprises ont toujours un heureux succès, et ne sont jamais privées de leurs effets.

Ainsi les oraisons et les actions de la glorieuse Mère de Dieu ont toujours impétré ce qu'elle voulait, parce que, jouissant de cet état, elle n'avait point dans l'âme les images des choses créées, et rien ne pouvait ni la distraire de Dieu, ni la porter à agir. Le Saint-Esprit était le  seul qui faisait les premiers mouvements de son cœur.

Le second exemple est celui-ci : un homme doit aller faire, à une heure marquée, une affaire importante et nécessaire; mais il n'en a aucune espèce dans la mémoire, et il ignore même comment il s'y doit comporter ; alors Dieu lui en tracera l'idée dans la mémoire, et lui fera connaître infailliblement, et sans défaut, le temps et la manière de la faire.

Ce n'est pas en cela seulement que le Saint-Esprit éclaire ces âmes, c'est encore en plusieurs autres choses, soit présentes, soit éloignées, soit futures, quoique la manière d'avoir ces connaissances leur soit quelquefois cachée. Il faut cependant rapporter toutes ces lumières à la sagesse divine comme à leur source. Elle les verse dans une àme qui s'étudie à ne rien connaître par les idées matérielles de ses sens et de ses puissances, de peur qu'elle n'y trouve quelque empêchement à son union avec Dieu; et c'est en ce sens que nous prenons ces paroles de l'Écriture : La sagesse, qui est l'ouvrière de toutes choses, ma enseigné ( Sap., VII, 21).

            Vous direz peut-être que l'âme ne peut chasser de sa mémoire les idées des choses de telle sorte qu'elle puisse monter à un état si éminent. Il s'y trouve deux difficultés qui Surpassent les forces de l'homme : l'une est de se défaire de ce qui est naturel, l'autre d'arriver et de s'unir a ce qui est surnaturel. J'avoue bien que les forces humaines sont trop faibles pour faire cet effet, mais je dis que Dieu conduit l’âme à cette perfection surnaturelle par une grâce extraordinaire, de telle façon néanmoins qu'elle s'y dispose elle-même autant qu'elle peut, étant soutenue de l'assistance divine. C'est pourquoi, lorsqu'elle se prive ainsi de ces espèces, Dieu l'introduit en la possession de son union; il opère en elle passivement

 

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et il achève d'y former l'habitude de l'union parfaite, selon la disposition de cette âme. Nous ne rapporterons pas, dans cette nuit, c'est-à-dire dans cette purgation active des puissances de l'âme, les effets divins que l'union parfaite produit dans l'entendement, dans la mémoire et dans la volonté. L'union divine n'arrive pas à son dernier achèvement par la seule nuit ou purgation active : la nuit passive dont nous parlerons y contribue aussi et la perfectionne.

Nous ajouterons seulement que celui qui veut mettre sa mémoire dans  cette nuit active, c'est-à-dire qui veut la purifier des images qui la remplissent, ne doit nullement conserver en elle, comme en un trésor, les idées des choses qu'il aura ou vues, ou entendues, ou senties, ou goûtées, ou touchées; qu'il doit les laisser passer par son esprit; qu'il n'y doit faire aucune réflexion ; qu'il doit enfin les négliger et ne s'en pas souvenir, autant qu'il lui sera possible, si ce n'est lorsqu'elles lui seront nécessaires pour faire des raisonnements dans la méditation.

Mais il faut remarquer que quand je dis qu'il est à propos d'oublier les espèces et les connaissances des objets matériels, je ne prétends nullement parler de Jésus-Christ ni de son humanité sacrée. Quoique l’âme n'en ait pas quelquefois la mémoire dans sa plus haute contemplation, et dans le simple regard de la divinité, parce que Dieu élève l'esprit à cette connaissance confuse et surnaturelle, néanmoins il ne faut jamais négliger exprès la représentation de cette adorable humanité, ni en effacer le souvenir ou l'idée, ni en affaiblir la connaissance, puisque la vue qu'on en a, et la considération amoureuse qu'on en fait, exciteront l'âme à toutes sortes de biens, et l'aideront à acquérir la plus éminente union de Dieu. Il est manifeste que, encore qu'il soit expédient d'ensevelir dans l'oubli les autres choses corporelles et visibles, comme des obstacles à l'union divine, il n'y faut pas comprendre celui qui s'est lait homme pour réparer notre salut, et qui est la vérité, la porte, le chemin, le guide à tout bien.

Supposant donc cette doctrine comme certaine et infaillible, je reviens à ce que j'ai avancé, et je dis que l’âme doit tâcher de retirer sa mémoire des espèces et de la connaissance des choses créées, afin de la présenter à Dieu libre, dégagée, et comme perdue dans une sainte oubliance des créatures.

Il est cependant nécessaire de faire réflexion que, quoiqu'on ne s'aperçoive pas d'abord de l’utilité qu'on tire de la suspension de ces espèces et de ces connaissances, on ne doit pas se lasser ni perdre cœur dans cet exercice. Dieu ne manquera pas de donner en son temps à l’âme le secours dont elle aura besoin pour se  perfectionner et pour persévérer; de sorte qu'elle doit

 

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souffrir avec patience et avec espérance les peines que cet état lui cause, afin qu'elle se puisse enrichir d'un bien si considérable. A la vérité, on trouve peu d'aines à qui Dieu communique ces sortes de mouvements en tous temps et en toutes choses, et dont les puissances soient touchées et émues sans cesse d'une manière divine, dans une continuelle union de ces âmes avec leur Créateur. On en voit néanmoins quelques-unes qui reçoivent d'ordinaire ces touches divines en leurs  opérations;   et ce n'est pas elles qui se meuvent alors, mais elles éprouvent ce que dit saint Paul quand il assure que les enfants de Dieu, c'est-à-dire  ceux qui sont unis à Dieu et transformés en lui, sont poussés par son esprit ( Rom., VIII, 14), c'est-à-dire sont excités en leurs puissances à faire des actions toutes divines.  Ce qui ne doit pas nous étonner,  puisque l'union dans laquelle l’âme se trouve est aussi toute divine.

 

CHAPITRE II
L'âme qui ne s'aveugle pas à l'égard des images et des connaissances de la mémoire en ne les regardant nullement, tombe en trois sortes de dommages, dont on propose ici le premier.

 

Tandis que l'homme spirituel se servira des espèces naturelles de la mémoire pour aller à Dieu, il sera nécessairement exposé à trois sortes d'inconvénients, dont deux sont positifs, et le troisième privatif. Le premier naît des choses de ce monde ; le second vient du démon ; le dernier est l'empêchement que ces connaissances apportent à ceux qui aspirent à l'union divine.

Le premier traîne avec soi, par le moyen des opérations de la mémoire, plusieurs pertes particulières, telles que sont les faussetés, les passions, les jugements, la perte du temps et plusieurs autres, qui remplissent l’âme d'impuretés. Pour ce qui est des faussetés, il est clair que les idées qui restent dans la mémoire jettent l'âme, malgré elle, dans de fausses connaissances. En effet, elle prendra souvent le faux pour le vrai, et le douteux pour le certain, en sorte qu'elle ne connaîtra jamais à fond la vérité. Elle se délivrera toutefois de ce mal, si elle s'affranchit de l'idée des choses que la mémoire lui retrace en l'esprit.

Quant aux imperfections, la mémoire y engagera l'âme presque à chaque moment dans les choses dont elle aura reçu les images par la vue, par l'ouïe, par le goût, par l'odorat, par l'attouchement:

 

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parce que le ressouvenir de ces objets élèvera dans le cœur des mouvements, tantôt de douleur, tantôt de crainte, tantôt de haine, tantôt de vaine espérance, de vaine joie, de vaine gloire. On ne peut nier que ce ne soient du moins des imperfections, et quelquefois même des péchés véniels, et que toutes ces choses ne blessent la parfaite pureté de l’âme et ne rompent sa très-simple union avec Dieu.

Les mêmes représentations de la mémoire soulèvent les passions, puisque vouloir discourir sur les choses que la mémoire fournit, vouloir acquérir de nouvelles connaissances, cela suffit pour exciter les passions et pour les nourrir.

Les différents jugements tirent encore de là leur origine, l'âme ne pouvant s'empêcher de juger du bien et du mal d'autrui, et de prendre quelquefois l'un pour l'autre, ce qu'elle évitera sans doute lorsqu'elle effacera les espèces naturelles de la mémoire.

Que si vous soutenez qu'un homme peut facilement vaincre toutes ces difficultés, je vous répondrai que cela est impossible, supposé qu'il estime ces connaissances et qu'il s'y attache. Il s'y glisse mille extravagances, et quelques-unes font si fines, qu'elles souillent l'âme sans qu'elle y fasse réflexion, comme la poix noire gâte les mains presque imperceptiblement. De plus, je dis qu'on se débarrasse tout d'un coup de ces obstacles lorsqu'on rejette entièrement le souvenir de tous les objets extérieurs.

Vous me direz encore que, quoique ces choses soient véritables, l'âme est néanmoins dénuée de plusieurs pensées et de plusieurs considérations qui lui seraient d'un grand secours pour obtenir de Dieu ces faveurs singulières; mais je vous réplique qu'il faut dégager tout à fait la mémoire, non pas de ce qui est purement Dieu, et de ce qui nous aide à parvenir à la connaissance de Dieu confuse, universelle, pure, simple, amoureuse, mais de toutes les choses absolument qui nous sont représentées par des espèces, par des ressemblances, ou par d'autres moyens corporels.

Or, la pureté est surtout nécessaire à l'âme pour recevoir les dons de Dieu, et elle consiste à n'aimer rien de créé et de passager, et même à n'y faire aucune attention. Mais je crois que l'imperfection des puissances de l’âme la fait tomber souvent dans ces attaches et dans ces réflexions sur les créatures. C'est pourquoi il sera plus utile et plus prudent d'apprendre le moyen de retenir les facultés de l'âme dans le silence et dans le repos, afin que Dieu lui parle et qu'elle l'écoute, puisque les opérations naturelles de ses puissances doivent cesser pour acquérir cet élat : ce qui arrive lorsque Dieu conduit l'âme et ses puissances dans la solitude, et que, selon l'expression

 

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d'un prophète, il lui parle : Je la mènerai, dit-il, dans la solitude et je lui parlerai au cœur ( Osée II, 14).

Si vous ajoutez néanmoins que si la mémoire ne contribue point à contempler les choses divines et à réfléchir sur Dieu même, l'âme ne pourra ni faire ni recevoir aucun bien, et qu'au contraire elle tombera dans les distractions, dans la dissipation et dans la tiédeur, je vous dirai que la mémoire,  se séparant de l'idée des choses présentes et des futures, et se tenant recueillie en elle-même, ne donnera nulle entrée aux égarements, au relâchement, ni aux autres imperfections humaines, lesquelles n'entrent jamais dans l’âme, que quand elle se répand parmi les créatures. Ainsi la porte étant fermée à tous ces empêchements, l'esprit seul demeurera en silence, prêt à entendre la parole intérieure de Dieu, à qui il dira avec le prophète : Parlez, Seigneur, car votre serviteur écoute ( I Reg. III, 10). L'époux sacré souhaite, comme il est écrit dans les Cantiques, que sa sainte épouse soit ornée des mêmes dons, lorsqu'il dit que sa sœur, son épouse est un jardin fermé et une fontaine scellée ( Cant., 3 ; c'est un jardin fermé à toutes les choses extérieures qui peuvent y entrer, afin que l'âme soit délivrée de tout soin et de toute peine, et que celui qui entra autrefois corporellement chez ses disciples, les portes étant fermées, et qui leur donna sa paix lorsqu'ils ne savaient et ne pensaient pas même que cela pût se faire; afin, dis-je, qu'il entre dans l'âme, sans qu'elle connaisse de quelle manière il entre, et sans qu'elle y coopère de sa part ; pourvu néanmoins qu'elle tienne fermées aux images des créatures les portes de la mémoire, de l'entendement et de la volonté alors il la remplira d'une douce consolation, en faisant couler dans elle un fleuve de paix (Isai., LXVII, 12.). De sorte qu'il la garantira des soupçons, des défiances, des troubles, des obscurités et des autres peines qui lui donnaient sujet de craindre qu'elle ne s'écartât du droit chemin, et qu'elle ne courût à sa perte. Elle doit cependant, s'appliquer avec soin à l'oraison, et attendre avec patience dans la nudité et le vide de toutes choses ; car Dieu ne tardera pas à la combler de biens spirituels.

 

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CHAPITRE III
De la seconde perte que le démon cause à l’âme par les espèces naturelles de la mémoire.

 

Le second désavantage que l'âme peut recevoir des idées de la mémoire, est l'effet du malin esprit, qui devient par ce moyen très-puissant sur elle. Il peut grossir les images des objets extérieurs, et souiller l'âme des fantômes de l'orgueil, de l'avarice, de l'envie, de la colère, et des autres passions; il lui est possible même d'allumer en elle une haine injuste, un amour vain et profane, d'autres affections déréglées, et de la séduire de plusieurs autres manières. Il a coutume aussi d'imprimer si vivement dans l'imagination ce qu'il lui plaît, que les choses véritables paraissent fausses, et que les fausses semblent véritables. Il porte en fin ses pièges jusque dans l'âme, parles espèces qui restent dans la mémoire. Mais après tout, l'âme s'en mettra facilement à couvert, lorsqu'elle effacera de la mémoire les images des créatures, en les ensevelissant dans un éternel oubli : ce qui lui sera sans doute très-avantageux; car, comme le démon ne peut agir sur elle que par l'entremise des figures imaginaires, l'âme coupe chemin à toutes ses surprises et à tous ses efforts contre elle, dès là qu'elle anéantit dans la mémoire les idées qu'il emploie pour la tromper; parce qu'il ne trouve plus rien ni dans elle ni dans les autres puissances qui ont une liaison nécessaire avec elle, dont il se puisse servir pour attirer l'âme et pour l'engager dans ses pièges.

Je souhaiterais que les personnes spirituelles fussent persuadées des grandes perles que l'âme souffre de la part des démons, quand elle s'arrête aux espèces de la mémoire. Je voudrais bien qu'elles comprissent la tristesse, les afflictions, la vaine joie que ces mauvais génies lui impriment à l'égard, tant des pensées qu'elles ont de Dieu, que des sentiments qu'elles ont des choses de ce monde. Je désirerais de tout mon cœur qu'elles se représentassent fortement les impuretés que ces ennemis implacables font couler de l'esprit dans l'âme, en la détournant de sa profonde récollection, qui consiste à s'attacher au souverain bien selon toutes ses puissances, et à se conserver dans une parfaite séparation de toutes les choses matérielles et intelligibles; ce qui est assurément un bien très-considérable, parce qu'on s'exempte par là de beaucoup d'affliction et de tristesse ; et il faudrait lâcher de parvenir à  cette perfection, quand même le bonheur qu'on a de s'unir ainsi à Dieu ne serait pas le fruit de ce dénûment, sans parler des imperfections et des péchés dont on se préserve par ce moyen.

 

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CHAPITRE IV
Du troisième dommage qui vient des connaissances distinctes et naturelles de la mémoire, et qui rejaillit sur l'âme.

 

Le troisième dommage que les idées naturelles de la mémoire apportent à l’âme est privatif, parce que ces idées la privent du bien moral et du bien spirituel qu'elle posséderait. Pour se convaincre qu'elles l'empêchent de jouir du bien moral qu'elle pourrait acquérir, il faut savoir que ce bien consiste à réprimer les passions, d'où naissent la tranquillité, le repos et la paix de l'âme. Or, elle ne peut étouffer ces mouvements intérieurs, à moins qu'elle ne chasse de sa mémoire les fantômes qui les excitent dans le cœur, puisque c'est la seule cause qui les allume. L'expérience nous montre souvent cette vérité ; car, lorsque l'âme pense a quelque chose, elle en reçoit l'impression ; et le changement qu'elle en souffre paraît petit ou grand, selon l'idée qu'elle se forme de cet objet. S'il est fâcheux, elle en sent de la tristesse ; s'il est contraire, elle en conçoit de la haine ; s'il est agréable, elle s'en réjouit ; s'il est avantageux, elle le désire. Il  faut donc que  cette altération soulève les passions de l'âme, et qu'elle soit agitée de divers emportements, qui troublent son calme, et qui la privent du bien moral qu'elle goûterait avec plaisir si les espèces qui résident dans la mémoire ne causaient pas ce désordre.

Il s'ensuit de là qu'elle perd aussi le bien spirituel, dont elle n'est pas capable, tandis que, n'étant plus soutenue des vertus morales, elle est battue et troublée par les agitations de ses passions différentes. En effet, Dieu ne verse ses grâces extraordinaires que dans les âmes tranquilles. Lois donc qu'elle se liera étroitement aux connaissances que sa mémoire lui forme, il lui sera impossible d'avoir la liberté et la facilité de s'unir constamment au bien incompréhensible qui est Dieu, puisqu'elle doit aller à lui plutôt par une sainte ignorance que par une connaissance subtile, et en changeant le bien muable et intelligible en un bien incompréhensible et immuable,

 

CHAPITRE V
Des biens différents que la destruction des espèces naturelles de la mémoire apporte à l'âme.

 

Les inconvénients que nous venons de remarquer nous  font connaître, par la science des contraires , les avantages que la

 

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destruction des espèces naturelles de la mémoire procure à l’âme.

En premier lieu, étant délivrée du trouble et des mouvements que les opérations de la mémoire lui causaient, elle jouit d'une paix agréable et d'une grande pureté de conscience : ce qui la dispose à la sagesse tant divine qu'humaine, et à la pratique des vertus chrétiennes et morales.

En second lieu, l'âme est exempte des suggestions, des tentations et des impressions du démon, qui emploie les images de la mémoire pour la tenter, et pour la jeter en quelque impureté et en quelque péché, comme nous avons dit, selon le langage du prophète-roi : Ils ont pensé au mal, ils en ont parlé ( Psal., LXXII, 8). Or, le démon n'a plus ce pouvoir lorsqu'on a détruit ces idées.

Troisièmement, cet oubli prépare l'âme à recevoir les opérations et les lumières du Saint-Esprit, qui se retire, comme dit le Sage, des pensées folles et impures ( Sap., I, 5).

Mais quand l'homme spirituel ne recueillerait point d'autre fruit d'avoir purgé sa mémoire de ses espèces, que de se délivrer de ses peines et de ses passions, il serait assurément bien récompensé ; puisque d'ailleurs ces mouvements et ce trouble ne servent de rien à l'âme pour détourner les accidents qui lui arrivent, ni pour apaiser la douleur qu'elle en conçoit. C'est dans ce sens que David dit que l'homme passe comme une vaine image, et qu'il se trouble inutilement ( Psal., XXXVIII, 7), parce que le trouble ne lui peut être d'aucune utilité. De sorte que, si tout le monde se renversait, ce serait en vain qu'on s'en troublerait, et l'âme en recevrait plutôt du mal que du bien; au lieu que, si elle supportait paisiblement tout ce désordre, non-seulement elle en profilerait davantage, mais elle jugerait encore plus sainement des adversités, et y apporterait le remède convenable avec plus de facilité et d'efficacité.

Salomon était sans doute bien informé de la perte que ce trouble cause, et du fruit que cette paix produit, lorsqu'il disait : J'ai reconnu qu'il n'est rien de meilleur que de conserver la joie de son cœur et de faire tout le bien qu'on peut en sa vie ( Eccl., III, 12), pour nous apprendre qu'en tous les événements les plus contraires, il vaut mieux nous réjouir que nous affliger, de peur de perdre le calme de l'esprit et la douceur intérieure qui nous aident à porter patiemment la bonne et la

 

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mauvaise fortune. Or, il est constant que personne n'entrera dans cette agréable tranquillité sans sortir des idées et des opérations de sa mémoire, et sans se soustraire aux occasions de voir, d'entendre ce qui se passe, et de converser avec le monde. Nous sommes naturellement si fragiles et si enclins aux choses extérieures, qu'encore que nous nous soyons accoutumés et exercés à nous en priver, néanmoins si nous envisageons ce que la mémoire nous présente, à peine pourrons-nous éviter la rencontre de quelque objet qui aura la force d'interrompre la paix de notre cœur, de nous jeter dans quelque fâcheuse altération, comme le prophète Jérémie craignait de l'éprouver : Je me souviendrai des créatures, dit-il, et mon âme séchera en moi-même ( Thren., III, 20).

 

CHAPITRE VI
Du second genre des opérations de la mémoire, savoir de ses connaissances imaginaires et surnaturelles.

 

Quoique nous ayons expliqué suffisamment les connaissances imaginaires du premier genre et de l'ordre purement naturel, il est à propos de diviser cette matière en un second ordre, qui contient les idées et la connaissance des choses surnaturelles que la mémoire conserve en elle-même, telles que sont les visions, les révélations, les paroles intérieures et les sentiments spirituels, que Dieu communique surnaturellement à l'âme et dont les images demeurent d'ordinaire dans la fantaisie, tant elles y sont vivement gravées : ce qui nous oblige à donner aussi quelque avis à l'homme spirituel, de peur qu'il n'y embarrasse sa mémoire, et qu'il ne s'en fasse un obstacle à l'union divine.

Je dis donc que l'âme qui veut obtenir ce bien ne doit jamais réfléchir sur les choses claires, distinctes et particulières dont elle a eu l'expérience par une voie surnaturelle, de peur que les images n'en restent dans la mémoire. Il faut toujours présupposer, comme un principe nécessaire en ce sujet, que plus l'âme se fixera dans la connaissance distincte, claire et surnaturelle de quelque objet, moins elle aura de dispositions et de capacité pour entrer dans l'abîme de la foi, où toutes les autres choses sont absorbées. Nulle des espèces et des connaissances surnaturelles qui peuvent se présenter à la mémoire n'est Dieu lui-même, et n'a aucune proportion   avec   Dieu, et ne peut  être un moyen  prochain pour

 

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s'unir à lui. Il est cependant de la dernière nécessité que l'âme se vide de tout ce qui n'est pas Dieu pour aller à lui et pour y parvenir par la foi. La mémoire doit, pour cette raison, se dégager de toutes ses idées, afin de s'unir aussi à Dieu par l'espérance. En effet la possession est contraire à l'espérance, puisqu'on n'espère que ce qu'on Dépossède pas. Car la foi, dit saint Paul (Hebr. XI, 1), est le soutien des choses que nous espérons, et l'évidence de celles que nous ne voyons pas. Ainsi plus la mémoire se dépouille de ses espèces, plus elle a d'espérance, et conséquemment elle est unie plus étroitement au Seigneur.

A l'égard de Dieu, plus l'âme espère, plus elle obtient: or elle espère plus quand elle se prive de toute possession; et lorsqu'elle s'en sera privée entièrement, elle possédera Dieu aussi parfaitement qu'on peut s'unir à lui en cette vie. Il se trouve néanmoins des personnes qui ne veulent nullement rejeter la consolation que les représentations de la mémoire leur donnent, et qui ne peuvent ensuite goûter la douceur que la possession de leur créateur verserait abondamment en leur âme; car celui qui ne renonce pas à toutes les choses qu'il possède, ne peut être le disciple de Jésus-Christ, ni impétrer de la bonté divine l'union et la jouissance de Dieu.

 

CHAPITRE VII Des pertes que les connaissances des choses surnaturelles peuvent apporter à l'âme lorsqu'elle y fait quelque réflexion. — On en propose le nombre, et on traite de la première.

 

Lorsque l'homme spirituel fait des retours sur les choses qu'il connaît par quelque impression surnaturelle, il s'attire cinq sortes de pertes :

La première est qu'il se trompe souvent en prenant une chose pour une autre ;

La deuxième : il est dans l'occasion prochaine de concevoir de la présomption et de la vanité ;

La troisième : l'esprit de ténèbres a beaucoup de facilité à le séduire par ces idées ;

La quatrième : il se forme à lui-même un empêchement de s'unir à Dieu par l'espérance ;

La cinquième : ces espèces lui suggèrent d'ordinaire de très-bas sentiments de Dieu.

Quant à la première perte, dont nous parlons maintenant, il est certain que l'homme spirituel qui s'arrête à ces sortes d'images et

 

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de connaissances, en fera de temps en temps un jugement faux et trompeur. Car si personne ne peut bien connaître ce qui se passe naturellement en son imagination, ni en former un jugement pur et infaillible, nous pouvons beaucoup moins juger sûrement des choses surnaturelles, tant parce qu'elles surpassent la portée de notre esprit que parce que nous n'en avons que très-rarement l'expérience. Si bien qu'il prendra de fois à autre l'ouvrage de la fantaisie pour l'ouvrage de Dieu, l'ouvrage de Dieu pour l'ouvrage du démon, et l'ouvrage du démon pour l'ouvrage de son créateur. Les images même de son bien et de son mal, du bien et du mal d'autrui, et les autres espèces de cette nature s'attacheront avec tant de force à son imagination, et lui paraîtront si vraisemblables, qu'il les estimera très-certaines, quoique ce ne soient que dos illusions et des mensonges. Quelquefois aussi celles qui seront véritables passeront dans son esprit pour fausses.

Mais au cas qu'il ne s'égare pas quant à la vérité de ces choses, il pourra néanmoins errer quant à leur qualité, en pensant que celles qui ne sont que petites sont grandes, et que celles qui sont grandes ne sont en effet que très-petites ; et que ce qu'il garde en son imagination est une chose de telle nature, au lieu que c'est une chose d'une autre nature, en prenant ainsi, selon l'expression d'isaïe, les ténèbres pour la lumière, et la lumière pour les ténèbres ; l'amer pour le doux, et le doux pour l'amer ( Isa., V, 20). Ce sera enfin une espèce de miracle, si, ne se trompant pas en une chose, il ne se trompe pas en une autre; car, quoiqu'il n'en juge pas fort déterminément, c'est assez qu'en les estimant beaucoup, il en porte jugement, quoique avec peu d'application, pour souffrir ou le dommage que j'explique, ou quelqu'un de ceux que nous remarquerons dans les chapitres suivants.

Si l'homme spirituel veut donc prévenir toutes sortes de tromperies, il ne doit point examiner ce qu'il a dans l'esprit, ni ce qu'il sent, ni quelle est cette vision, cette connaissance ou ce sentiment; il ne doit pas non plus ou les désirer, ou en faire état, ou s'en rafraîchir la mémoire, sinon pour les dire à son directeur, afin qu'il apprenne de lui comment il faut les anéantir dans sa mémoire, et de quelle façon il se doit comporter en tel cas et en telle occurrence, puisque toutes ses idées, quelles qu'elles puissent être, ne sauraient l'exciter à un si grand amour de Dieu que le moindre acte d'une foi vive et d'une ferme espérance qu'il produira lorsqu'il aura effacé tout cela de sa mémoire.

 

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CHAPITRE VIII
De la seconde espèce de dommage, qui consiste dans le danger de s'estimer soi-même, et de présumer de ses bonnes qualités.

 

Les connaissances surnaturelles qui se conservent dans la mémoire donnent   occasion aux personnes spirituelles qui les estiment, de se laisser emporter à la présomption et à la vanité. Car, comme celui qui n'a nulle part à ces dons célestes est éloigné de ce vice, ne remarquant rien en lui qui soit un sujet d'y penser ; de même celui  qui en est participant s'imagine aussitôt qu'ils relèvent à un degré d'excellence qui le distingue du commun. A la vérité, il peut bien les rapporter à Dieu comme à l'auteur, lui en rendre ses actions de grâces, et croire qu'il en est indigne; mais après tout, il se glisse en son cœur je ne sais quelle satisfaction secrète, je ne sais quelle estime de ces grâces, qui ont accoutumé d'enfler d'orgueil les hommes spirituels. C'est de quoi ils pourront se convaincre, lorsqu'ils feront attention  sur le chagrin  qui les anime   contre  ceux qui   n'approuvent pas leur attrait,   ni   leur esprit et leur conduite, ni ces impressions surnaturelles, et lorsqu'ils réfléchiront sur la douleur qui les pénètre quand ils  apprennent ou quand ils pensent que d'autres qu'eux jouissent de bienfaits de Dieu peut-être plus éminents et plus précieux. Tous ces sentiments sont sans doute les effets d'un orgueil occulte, dont ces gens-là toutefois ne croient pas être enflés, se persuadant qu'il leur suffit, pour en être exempts, de reconnaître devant Dieu leur misère, quoiqu'ils soient effectivement pleins de l'estime d'eux-mêmes, et de la complaisance qu'ils sentent, plus pour leurs biens spirituels que pour les dons surnaturels des autres; tellement qu'ils ressemblent au pharisien qui remerciait Dieu, avec beaucoup de présomption et de plaisir, pour les vertus particulières dont il se flattait : Je vous rends grâces, mon Dieu, disait-il, de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes, adultères, et tel aussi que ce publicain. Je jeûne deux fois la semaine, et je paie la dîme de tout ce que je possède ( Luc., XVIII, 11, 12). J'avoue bien qu'ils ne prononcent pas ces paroles comme le pharisien, mais ils en ont la pensée, et quelques-uns d'entre eux s'abandonnent quelquefois à un orgueil caché, de telle sorte qu'ils sont plus méchants en ce point que le démon même.

 

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Lorsqu'ils goûtent ces douceurs intérieures comme des écoulements de Dieu, selon leur sens, ils en conçoivent une très-grande complaisance, et ils ne doutent pas qu'ils ne soient proches de Dieu, et que ceux qui ne sont pas favorisés de ces consolations spirituelles n'en soient éloignés; et ainsi, à l'exemple du pharisien, ils en font un grand mépris.

Mais, pour guérir ce mal contagieux et désagréable aux yeux de Dieu, ils doivent avoir toujours dans l'esprit ces deux remèdes : le premier est de se bien persuader que la vertu n'est point renfermée dans ces sentiments divins, quelque sublimes qu'ils soient, ni dans aucune autre chose semblable ; au contraire, elle se trouve dans le profond mépris de soi-même et de ses bonnes qualités, et dans le plaisir qu'on prend à voir ces dons surnaturels dans le prochain.

Le second est de graver en leur cœur cette vérité, savoir : que toutes les visions, toutes les révélations, et tout ce qu'ils peuvent se représenter de plus grand en cette matière, n'est pas d'un si grand prix que le moindre acte d'humilité qui procède de la charité, laquelle porte un homme à n'estimer jamais ses avantages, a ne point chercher ses intérêts, à ne point penser mal de personne sinon de soi-même, à ne s'attribuer aucun bien, et à croire que tous les autres sont bons. Il est donc expédient qu'ils ne s'élèvent pas au-dessus des autres à cause de ces grâces surnaturelles, qu'ils ne s'en laissent pas éblouir, et qu'ils s'étudient plutôt à les mettre en oubli et à s'en retirer le plus promptement qu'il sera possible.

 

CHAPITRE  IX
Du troisième dommage que le démon peut apporter à l'âme par les fantômes qui remplissent la mémoire.

 

Un peut recueillir de ce que nous avons dit et on peut comprendre en combien de portes le démon engage l'âme par le moyen de ces représentations surnaturelles. En effet, il lui montre plusieurs images trompeuses qui ont de si belles apparences, que l'âme les croit véritables, et qu'elle ne peut en douter, parce que cet esprit de ténèbres se transforme en ange de lumière, et l'âme le regarde alors comme une lumière sûre et certaine. Il peut aussi la tenter en diverses manières, lorsque Dieu révèle lui-même à l'âme quelques vérités. Car il est facile alors au démon d'émouvoir les passions et les appétits ou spirituels ou sensitifs, parce que ces idées imaginaires donnent du goût et du plaisir à l'âme, et le démon lui peut augmenter le désir d'en jouir, et la jeter dans la gourmandise

 

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spirituelle et dans d'autres imperfections. Pour exécuter son dessein, il a coutume de faire couler dans les sens des douceurs extraordinaires qui naissent des choses divines, afin que l'âme, étant rassasiée de leur abondance et aveuglée de leur éclat, se tourne plutôt du côté de la volupté spirituelle que de l'amour divin, ou du moins afin qu'elle aime moins Dieu qu'elle ne ferait, et qu'elle estime plus ces fantômes que la privation de ces choses et que la nudité et la pauvreté d'esprit qu'on acquiert dans la pratique d'une foi simple, d'une espérance ferme, et d'un amour pur et parfait. Car, lorsque l'âme est frappée de cet aveuglement, la fausseté et le mal ne lui paraissent pas mal et fausseté ; les ténèbres ont l'air de la lumière, et la lumière a la couleur des ténèbres ; elle s'engage en mille folies, et, au lieu de la douceur, de la fermeté et de la constance qu'elle avait dans les choses naturelles, morales et spirituelles, elle n'y trouve que de l'amertume, de la légèreté et de l'inconstance. La cause de ce désordre est la négligence de l’âme à repousser au commencement la délectation de ces impressions surnaturelles, de laquelle elle ne s'est pas gardée, parce que  cette délectation était d'abord petite et innocente, et qu'elle s'est augmentée peu à peu pendant que l'âme s'y attachait avec dérèglement.

Il est donc du bien de l'âme qui veut prévenir ce mal, de ne se point plaire en ces choses, parce que ce plaisir l'aveuglera et la rendra toute languissante en son devoir, comme le prophète-roi semble le signifier. Les ténèbres, dit-il, m'environnent, et la nuit sera ma lumière dans mes délices ( Psal., CXXXVIII, 11.) ; ou, pour parler plus clairement, les ténèbres, m'aveugleront peut-être en mes plaisirs, et je prendrai la nuit pour le jour.

 

CHAPITRE X
Du quatrième dommage que l’âme reçoit des connaissances distinctes et surnaturelles de la mémoire, et qui consiste à empêcher son union avec Dieu.

 

J'ai peu de chose à dire de ce quatrième dommage, en ayant beaucoup parlé dans ce livre, où j'ai montré que l'âme doit renoncera toutes les idées de la mémoire, pour arriver par l'espérance à l'union divine; parce que, pour fixer uniquement son espérance en Dieu, on ne doit rien retenir en la mémoire que ce qui est  Dieu

 

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même. Mais comme les images, soit naturelles ou surnaturelles, qui peuvent rester dans la mémoire, ne sont pas Dieu et n'ont rien de semblable à Dieu, il est constant que tout ce que la mémoire lâchera de s'imprimer fera un obstacle à l'âme pour s'unir à Dieu, et qu'elle s'embarrassera elle-même, parce que plus elle possédera, moins elle aura d'espérance parfaite. Il est donc nécessaire qu'elle s'occupe à oublier les idées que la mémoire conserve, afin de s'unir à Dieu par l'espérance sans aucun empêchement.

 

CHAPITRE XI
Du cinquième inconvénient des espèces surnaturelles de la mémoire, lorsque l'âme prend de bas sentiments de Dieu.

 

Ce n'est pas un inconvénient moins pernicieux à l'âme que les autres, d'entretenir dans la mémoire la peinture imaginaire de ces connaissances surnaturelles, principalement lorsqu'elle veut les employer comme un moyen pour entrer dans l'union de Dieu. Il lui sera facile alors de se former de l'essence de Dieu des idées moins élevées que son incompréhensibilité ne l'exige. Car, quoique la raison et le bon sens l'empêchent de croire qu'il a de la ressemblance avec ces choses, néanmoins l'estime qu'elle fait de ces représentations surnaturelles sera cause que les pensées qu'elle aura de Dieu ne seront pas aussi sublimes que la foi le demande, puisqu'elle nous propose un Dieu infini, incomparable et incompréhensible. En effet, jugeant de Dieu selon le tableau qu'elle se fait des créatures, elle l'abaisse en les relevant; elle lui ôte quelque chose de son excellence en les estimant propres à le représenter; elle les compare avec lui : et, de cette sorte, elle diminue la grandeur des connaissances et des sentiments qu'elle devrait en avoir, parce que rien de créé, rien de naturel ni de surnaturel, qui peut être l'objet des sens, quelque éminent qu'il soit, n'a de la proportion avec Dieu, et ne lui peut être comparé. Il n'est renfermé dans aucun genre ni dans aucune espèce, et l'âme n'est capable en cette vie de connaître que les choses qui sont contenues en quelque espèce ou en quelque genre. C'est pourquoi personne, dit saint Jean, n'a jamais vu Dieu. Personne n'a jamais compris ce que c'est que Dieu. Car l'œil n'a point vu sans vous, ô mon Dieu! ajoute Isaïe, ce que vous avez préparé pour ceux qui vous attendent (Joan., I, 18.). Celui-là ne peut donc ni concevoir Dieu ni l'estimer

 

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comme il est convenable, qui remplit sa mémoire et ses puissances de toutes ces choses.

Expliquons ceci par cette comparaison, quoique basse et indigne de Dieu. Il est hors de doute que plus un homme estimera les serviteurs du roi, plus il s'occupera de la considération qu'il a pour eux, moins il   aura,   dans  ce  moment,   et d'estime et d'égard pour sa majesté. Quoique son entendement ne forme pas distinctement  cette pensée, l'action de cet homme montre la préférence qu'il donne aux serviteurs, et la prééminence qu'il ôte à leur Seigneur : et conséquemment, tandis qu'il fera quelque état des domestiques, il ne prendra pas des idées assez hautes de son souverain. De même lorsque l'âme estime des créatures et les regarde  comme   des  portraits  propres à  lui  représenter Dieu, elle a dans ces moments moins d'estime pour lui qu'il ne faut ; et, si elle n'a pas dans l'esprit cette pensée, elle donne néanmoins, par son action, l'avantage aux créatures,  dépouillant en quelque façon le Créateur de son excellence infinie. Il est donc nécessaire qu'elle retire  les yeux de dessus les créatures pour les élèvera Dieu  seul, et pour les fixer en lui par la foi et par l'espérance. Ainsi tous ceux-là sont dans l'erreur qui aspirent à l'union divine par ces moyens; leur entendement est moins éclairé de la foi, laquelle   doit néanmoins l'unir à Dieu; leur mémoire est aussi moins soutenue de l'espérance, laquelle doit toutefois la conduire à  cette union.

 

CHAPITRE XII
Les fruits que l’âme reçoit du retranchement des idées imaginaires. — On répond à l'objection qu'un fuit sur ce sujet, et on explique la différence qui se trouve entre les espèces naturelles et surnaturelles de l'imagination.

 

Outre les fruits qu'on tire du soin d'éviter les cinq inconvénients que nous avons expliqués dans les chapitres précédents, il y en a d'autres très-considérables. Le premier est que l'homme spirituel jouit d'une profonde paix, lorsqu'il s'est éloigné de ces représentations imaginaires; le second : il se délivre de la peine d'examiner si elles sont bonnes ou mauvaises, et comment il doit se comporter à l'égard des unes et des autres; le troisième : il se garantit du chagrin qu'il sentirait, et de la perle de temps qu'il ferait à consulter les maîtres de la vie spirituelle, pour savoir si ces images sont bonnes ou non, et de quelle nature elles sont. Il n'est pas nécessaire d'avoir la connaissance de ces choses,

 

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lorsqu'on n'y fait nul fond, et qu'on les rejette de la manière que nous l'avons marqué. Le quatrième fruit est que l'âme occupe ses forces et met son temps à unir sa volonté à Dieu, et à se procurer la nudité et la pauvreté spirituelle, qui consiste en la volonté sincère et en la ferme résolution de se priver de l'appui, du secours et de la consolation qu'on peut recevoir de toutes les choses qui tombent dans les sens extérieurs et intérieurs, et dont les espèces demeurent dans la mémoire. Alors l'âme s'approchera de Dieu d'autant plus qu'elle se séparera davantage de toutes ces

idées.

Mais vous me ferez peut-être cette objection : Pourquoi les directeurs conseillent-ils aux personnes spirituelles de profiler autant qu'elles peuvent des communications et des impressions divines, et de concevoir le désir d'obtenir des dons de Dieu, afin d'avoir de quoi lui offrir? s'il ne nous donnait rien, nous n'aurions rien à lui rendre. D'ailleurs saint Paul dit : N'éteignez pas l'esprit ( I Thessal., V, 18.) ; et l'époux sacré dit aussi à l'épouse : Mettez-moi connue un sceau dans votre cœur, comme un cachet sur votre bras ( Cant.,  VIII, 6.). Ces endroits de l'Ecriture semblent signifier les connaissances ou les idées que nous formons des choses qui frappent nos sens. Or, tant s'en faut, selon la doctrine que vous venez d'établir, qu'il faille désirer et rechercher ces choses, qu'au contraire il  est nécessaire de les rejeter,  quoique Dieu nous les donne lui-même et les imprime en notre esprit; ce qu'il fait pour une très-bonne fin, et on ne peut douter que les effets n'en soient aussi très-salutaires. Ce sont des  pierres précieuses que nous ne devons pas refuser quand on nous les présente. Il y aurait même quelque sujet de nous accuser d'orgueil, si nous n'acceptions pas ces bienfaits de Dieu, comme si nous avions sans eux de quoi nous contenter nous-mêmes et nous enrichir.

Je réponds que nous avons déjà satisfait en partie à  cette objection dans les chapitres XV et XVI du second livre, où nous avons dit que le bien qui revient à l'âme des connaissances surnaturelles, lorsque Dieu en est l'auteur, lui est accordé d'une manière passive, dans le temps même où ces espèces se présentent aux sens : de sorte que ses puissances n'y contribuent en rien par leur opération. C'est pourquoi il n'est pas besoin que la volonté produise un acte formel pour les recevoir; car, si l'âme y voulait employer ses facultés, bien loin d'en profiter, elle empêcherait, par une coopération si vile et si disproportionnée, les impressions surnaturelles que Dieu fait en elle. Il est même à propos qu'elle demeure alors dans

 

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un état purement passif, et que, suivant la doctrine que nous avons expliquée, elle n'y interpose aucun de ses actes. C'est ainsi qu'elle ne perdra point les sentiments de Dieu par la bassesse de ses opérations, et qu'elle les conservera en elle-même. C'est ainsi qu'elle n'éteindra point en elle l'esprit de Dieu, ce qu'elle ferait si elle voulait se gouverner autrement que Dieu ne la conduit. Elle l'éteindrait en effet, si, lorsque Dieu le lui communique passivement, comme il fait d'ordinaire en ces sortes de représentations, elle s'efforçait d'être active et d'y mêler l'opération de l'entendement; ou si elle désirait autre chose, en cela, que ce que Dieu lui donne par sa bonté infinie. La raison en est que, si l'âme faisait des efforts pour opérer, son opération ne sortirait pas des bornes de la nature; ou, si elle était surnaturelle, elle serait néanmoins inférieure à tout ce que Dieu produit en elle. Il peut faire de lui-même infiniment plus que l'âme ne peut faire de ses propres forces, puisqu'elle ne saurait s'exciter elle-même ni s'élever aux choses surnaturelles ; c'est Dieu qui l'y meut, qui l'y porte et qui l'y établit, pourvu qu'elle y donne son consentement. Voilà pourquoi, si elle veut agir d'elle-même, elle empêche Dieu, autant qu'elle peut, de répandre en elle son esprit, parce qu'elle se lient à sa propre opération, qui est d'une autre espèce que celle de Dieu, et qui a quelque chose de plus abject que ce que Dieu lui donne ; et c'est ce que j'appelle éteindre l'esprit de Dieu.

Il est manifeste aussi que ce genre d'opération est plus vil et plus ravalé; caries puissances de l'âme ne peuvent, selon leur nature, ni agir ni réfléchir, sinon sur quelques images sensibles, lesquelles ne sont, à proprement parler, que l'écorce et les accidents de la réalité et de l'esprit qui y sont renfermés et cachés. Ces espèces ne sauraient être unies par connaissance et par amour aux facultés de rame, sinon lorsque leur opération, qui est très-imparfaite, est interrompue et tout à fait cessée; car la fin de cette opération n'est autre, à l'égard de l'âme, que de recevoir en elle-même la réalité des choses connues, aimées et cachées sous ces idées.

De là vient qu'il y a la même différence entre l'opération active et l'impression passive, lorsqu'on les considère dans leur inégalité, par laquelle l'âme est au-dessus de l'autre, que celle qui se trouve entre une chose qu'on fait actuellement et une chose qui est déjà faite; entre ce que nous souhaitons d'acquérir et ce que nous avons acquis. Il faut conclure que, si l'âme veut employer l'activité de ses puissances dans les représentations surnaturelles, où Dieu lui donne passivement ce qu'elles ont de plus essentiel et de plus effectif, elle recommence à faire ce qui est déjà fait; elle ne jouit pas de ce qu'elle possède; elle empêche, par son opération active,

 

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les derniers traits de ce qui était presque achevé. Ces opérations ne peuvent élever l'âme à la possession de cet esprit intérieur que Dieu lui communiquait auparavant sans user de leur ministère. Et conséquemment, de peur d'éteindre l'esprit de Dieu, elle doit continuer à se tenir dans l'état passif, et alors Dieu la comblera de dons plus rares qu'elle ne pourrait se procurer par ses propres opérations. Il semble que c'est dans ce sens qu'un prophète a parlé : Je m'arrêterai, dit-il, d'un pied ferme sur ma forteresse, et je considérerai ce qu'on me dira  ( Habacuc, II, 1). Comme s'il disait : Je demeurerai debout sur la forteresse de mes puissances; je ne ferai pas une seule démarche dans mes opérations; mais je contemplerai à loisir ce qu'on m'aura dit ; je comprendrai et je goûterai ce que Dieu m'aura communiqué surnaturellement. Pour ce qui regarde le passage qu'on a allégué des Cantiques, il se doit entendre de l'amour que l'époux exige de l'épouse, et dont l'office, est de rendre l'amant semblable a l'objet aimé. (Cant., VIII, 6.) C'est pourquoi l'époux dit à l'épouse qu'elle le mette comme un cachet sur son cœur: car c'est le cœur que les flèches de l'amour ont accoutumé de percer, et ces flèches ne sont autre chose que les motifs et les actions de l'amour, lesquelles flèches doivent voler à l'époux, afin que l'âme lui devienne semblable par les mouvements et par les actes de l'amour, jusqu'à ce qu'elle soit transformée en lui. L'époux avertit aussi l'épouse de le mettre comme un sceau sur son bras, parce que l'exercice de l'amour consiste particulièrement à s'unira lui comme à son objet unique; car l'amour ne doit s'appuyer que sur lui et ne s'arrêter qu'à lui, elle bien-aimé ne se plaît qu'en cet amour.

Pour cette cause, l'âme doit occuper toutes ses forces à mépriser les impressions qu'elle reçoit d'en haut, soit visions, soit révélations, soit paroles intérieures, soit sentiments et goûts divins; elle doit s'en séparer pour s'appliquer au seul amour de Dieu, qui fait intérieurement ces effets en elle; elle doit estimer les sentiments d'amour qu'elle a, sans s'attachera la douceur qu'ils répandent en son cœur. Elle peut aussi, pour le même effet, rappeler en sa mémoire les images qui ont contribué à l'enflammer de l'amour divin, afin de se remettre en l'esprit les motifs qui l'attirent à l'amour, et qui allument l'amour dans son cœur. Car, quoique le souvenir de ces choses ne produise pas un effet aussi fort que leur première impression et leur première vue, toutefois il réveille l'amour, il élève ensuite l'âme à Dieu, surtout lorsqu'on se souvient des fantômes et des sentiments surnaturel? qui sont gravés si profondément

 

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dans l’âme, qu'ils y demeurent longtemps, et que quelques-uns n'en sont presque jamais effacés. Les images qui sont imprimées de la sorte, et auxquelles l'âme a recours pour se rafraîchir la mémoire des choses qu'elle a connues, font des effets d'amour, de douceur, de lumières, de transports, de paix, quelquefois plus grands, quelquefois plus petits, quelquefois plus souvent, quelquefois plus rarement; car c'est pour ce dessein que Dieu les lui a communiquées : si bien que celui-là est favorisé d'une grâce insigne, en qui Dieu opère toutes ces merveilles, puisque c'est posséder des trésors infinis de biens célestes.

Ces espèces restent dans l'âme d'une manière vive et non pas morte, parce qu'elles y résident selon son entendement et sa mémoire; et elles ne ressemblent pas aux images qui se conservent dans l'imagination. C'est pourquoi l'âme n'est pas obligée de les emprunter de cette faculté matérielle, lorsqu'elle veut s'en ressouvenir. Elle s'aperçoit bien qu'elle les a dans elle-même; et elle les y voit comme on voit dans un miroir l'image de l'objet qu'on lui présente. S'il arrive donc qu'une âme remarque en elle-même ces idées, elle peut en réveiller la mémoire pour s'exciter à l'amour de Dieu, car ces espèces ne l'empêcheront pas de parvenir par la foi à l'union de l'amour, pourvu qu'elle ne s'attache point à ces images, qu'elle ne s'en occupe pas, et qu'elle les rejette aussitôt qu'elle sentira l'amour allumé dans son cœur.

Il est difficile de distinguer quand ces idées passent jusques aux choses purement spirituelles, quand elles atteignent et touchent directement ces choses comme leur terme, ou si ces espèces sont tellement resserrées dans la fantaisie, qu'elles ne sortent point de ses bornes. Car  cette faculté du corps en forme si souvent, que plusieurs personnes ont des visions qui ne sont que l'ouvrage de l'imagination, et qui sont représentes de la même manière, soit que cela vienne de la vivacité de leur fantaisie, qui fait incontinent le portrait des choses qui leur tombent dans la pensée; soit que ce soit une opération du démon qui eu imprime aussitôt l'image; soit enfin que Dieu met le lui-même  cette espèce dans cette puissance, sans la graver formellement dans l'âme. On peut néanmoins faire ce discernement par les effets. Car les images naturelles dont le malin esprit est l'auteur ne son! d'aucune utilité, et ne renouvellent point l'amour ni l'état spirituel de l'âme; mais elles lui sont infructueuses, quoique l'âme en ait la mémoire présente. Au contraire, les espèces qui sont bonnes, et qui viennent de Dieu, produisent à la vérité de bons effets dans l'aine, quand elle s'en souvient, comme elles en ont produit la première fois qu'elle y a pensé : mais les images formelles, c'est-à-dire celles qui sont imprimées dans l'âme, font en elle des effets

 

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plus considérables, lorsque l'âme fait un retour sur ces images, et qu'elle les regarde avec quelque attention. Celui qui aura quelque expérience de ces dernières espèces découvrira facilement la différence qu'il y a entre elles et les premières images. Pour en marquer ici quelque chose, je dis seulement que celles qui sont imprimées formellement dans l'âme, et qui y persévèrent, sont très-rares. J'ajoute qu'il est du bien de l’âme, de quelque nature que soient ces images, de ne vouloir connaître et comprendre que Dieu par la foi, dans l'espérance de le posséder.

Je réponds enfin à ce qu'on dit, qu'il y aurait de l'orgueil à rejeter les bonnes choses qui se présentent à l'esprit; je réponds, dis-je, que c'est au contraire l'effet d'une insigne humilité de se servir de ces choses avec prudence et avec utilité, et de prendre le chemin le plus sur et le plus droit pour aller à son terme, qui est Dieu.

 

CHAPITRE XIII
On traite des connaissances spirituelles, en tant qu'elles peuvent convenir à la mémoire.

 

Nous avons dit que les connaissances spirituelles composent la troisième espèce des idées de la mémoire ; non pas qu'elles appartiennent comme les autres au sens corporel de la fantaisie, mais parce qu'elles sont renfermées dans les opérations de la mémoire. L'âme peut se souvenir de celles qui lui ont été présentées, non pas à cause de quelque image qui soit restée d'elles dans le sens corporel, puisque ce sens, étant matériel, est incapable de recevoir des espèces spirituelles, mais à cause des espèces intellectuelles et spirituelles qui lui en sont demeurées : ou du moins elle les rappelle en la mémoire à cause des effets que ces connaissances ont produits. Et c'est pour cette raison que je leur donne rang parmi les idées de la mémoire, quoiqu'elles n'appartiennent pas directement à la fantaisie.

Pour ce qui est de la nature de ces connaissances, et de la manière d'en user, afin que l'âme tende à l'union divine, nous en avons parlé suffisamment dans le vingt-quatrième chapitre du second livre, où nous en avons traité comme des connaissances de l'entendement; nous en avons remarqué de deux sortes : les unes regardent les perfections divines, les autres représentent les choses créées. Or, quant à noire dessein, qui est de montrer comment il faut conduire la mémoire dans l'usage de ces connaissances pour aller à l'union, je dis, comme je viens de l'expliquer

 

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dans   le chapitre  précédent, en  traitant  des connaissances formelles à l'ordre desquelles celles-ci, qui sont les connaissances des créatures, se rapportent ; je dis que l'âme en peut renouveler le souvenir lorsqu'elle en  produit de bons effets, non   pas pour les conserver en elle-même, mais pour donner de nouvelles forces à   la connaissance qu'elle a de Dieu,  et à l'amour dont elle est enflammée pour lui. Mais, s'il lui est inutile de s'en souvenir, elle n'y doit nullement penser. Au contraire, il faut qu'elle s'applique à se remettre en mémoire les représentations des choses incréées; car elle y puisera de grands biens, savoir : les louches intérieures et les   sentiments qui naissent de l'union divine. Or, ces touches et ces sentiments reviennent dans  la mémoire, non  pas à cause d'aucune image matérielle qu'ils aient imprimée d'eux-mêmes en l'âme, car, étant tout spirituels, ils n'en peuvent produire; mais à cause de la lumière, de l'amour, de la douceur, du renouvellement spirituel, des autres effets qu'ils font dans l'âme, et dont le seul souvenir lui inspire une ardeur nouvelle.

 

CHAPITRE XIV
On prescrit à l'homme spirituel la manière générale de se comporter à l'égard de la mémoire.

 

Pour achever le  traité de  la mémoire,   il   est   nécessaire de donner au lecteur une méthode courte et générale, qu'il pourra suivre   pour s'unira Dieu selon  cette puissance; car,   quoiqu'il puisse la comprendre par ce que nous avons dit ci-dessus, néanmoins l'abrégé que nous ferons de ces principes lui en facilitera la connaissance. Voici donc ce que nous prétendons, et ce qu'il doit bien examiner : l'âme se doit unir à Dieu selon la mémoire par l'espérance. Elle ne peut espérer que ce quelle ne possède pas. Moins elle possède de choses, plus elle est capable d'espérer ce qu'elle se propose, et de concevoir une espérance plus parfaite : au contraire, plus elle possède de choses, moins elle est propre à espérer ce qu'elle attend, et à donner de la perfection à son espérance. Outre cela, plus l'âme dépouille la mémoire des espèces et des objets dont elle peut se souvenir,  hors Dieu et Jésus-Christ, dont le souvenir et la contemplation sont d'une conséquence et d'une efficacité très-grandes pour arriver à notre fin, puisqu'il est le véritable chemin  par lequel nous  devons marcher,  le guide sûr que nous devons suivre, l'auteur de tous les biens dont nous pouvons jouir; plus, dis-je, l'âme prive la mémoire de ces choses,

 

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plus elle l'attache à Dieu, et plus elle a sujet d'espérer qu'elle sera remplie de lui.

Ce que  l'âme doit donc faire pour vivre dans une entière et pure espérance de posséder Dieu, c'est que, quand ces images et ces connaissances distinctes et particulières lui reviendront en la mémoire, elle les néglige sans faire semblant de les apercevoir; et qu'étant ainsi vide de toutes ces choses, elle s'élève à Dieu par un mouvement tendre et plein d'amour; de sorte qu'elle n'ait ni pensée ni vue de ces espèces, sinon autant qu'elles lui sont nécessaires pour se souvenir des choses qu'elle est obligée de faire. Elle aura soin néanmoins de les retracer en  son esprit de telle façon  qu'il n'y ait ni attachement ni plaisir,  de peur que  ces espèces ne s'attirent l'affection de l'âme, et qu'elles  ne lui apportent quelque empêchement a l'union  divine. C'est pourquoi l'homme spirituel ne doit pas rejeter la mémoire ni la pensée des choses qu'il est obligé d'exécuter, pourvu qu'il ne s'affectionne point à ce souvenir comme à un bien qui lui est propre; et alors il n'en recevra aucun dommage. Les vers que nous avons rapportés dans le premier livre de cet ouvrage, chapitre treizième, lui seront utiles pour cet effet.

Mais, mon cher lecteur, vous remarquerez, s'il vous plaît, que nous ne sommes pas d'accord avec quelques sectaires dans la doctrine que nous avons expliquée, et que nous ne pouvons être du sentiment de ces hommes pernicieux, lesquels, persuadés par l'orgueil et par l'envie du démon, tâchent d'abolir le culte légitime des images de Dieu et des saints. Bien loin d'entrer dans leur parti, j'enseigne tout le contraire. Je ne dis pas qu'il ne faut ni avoir des images ni leur rendre la vénération qui leur est due, comme ils le soutiennent; mais j'expose seulement la différence qui est entre les images de Dieu et Dieu même, afin que nous les considérions de telle sorte qu'elles ne nous empêchent pas d'aller à Dieu ; ce qu'elles feraient si nous nous attachions plus à elles qu'il n'est nécessaire pour faire nos opérations spirituelles. En effet, comme un moyen qui est bon et efficace nous conduit, lorsque nous en usons bien, à la fin que nous nous proposons, tel que sont les images qui nous retracent Dieu et les saints dans la mémoire ; de même, lorsque nous nous y arrêtons plus que la nécessité n'exige, ce moyen devient un obstacle à noire dessein, et nous éloigne de noire terme. A combien plus forte raison ce que j'enseigne ici, et ce que je répète souvent, doit-il avoir lieu à l'égard des images et des visions intérieures qui se produisent dans l'âme, à cause des illusions, des surprises et des dangers qui s'y rencontrent! Mais en ce qui concerne l'estime et le respect que nous devons avoir pour les images, selon l'intention

 

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de la sainte Église catholique qui nous les propose, il ne peut s'y glisser ni illusion ni péril ; et le souvenir que l'âme en a lui sera toujours très-utile, puisque cette mémoire est d'ordinaire accompagnée d'un mouvement d'amour pour l'objet que les images représentent ; et, tandis qu'elle s'en servira pour  cette fin, elle en tirera du secours pour arriver à l'union divine, pourvu qu'en se laissant enlever aux attraits de la grâce que Dieu lui donnera, elle passe de la peinture morte à l'objet vivant, en oubliant toutes les créatures et tout ce qui s'étend jusqu'à elles.

 

CHAPITRE XV
On commence à traiter de la nuit obscure ou mortification de la volonté, et on allègue deux passages : l'un du Deutéronome, l'autre de David. — On apporte aussi la division des affections de la volonté.

 

Tout ce que nous avons écrit pour purifier l'entendement et la mémoire, afin de bien établir l'un dans la foi, l'autre dans l'espérance, serait inutile si nous ne purifiions aussi la volonté pour lui inspirer la charité, qui donne tout le prix aux œuvres qu'on fait selon les lumières de la foi : car la foi, dit saint Jacques, est morte sans les œuvres ( Jacob., II, 20), c'est-à-dire sans les œuvres qui sont animées de la charité.

Or, pour parler de la nuit ou nudité active de la volonté, afin de la perfectionner dans la charité de Dieu, je ne trouve point d'autorité plus propre à noire sujet que cet endroit du Deutéronome. Moïse dit : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme, de toute votre force ( Deut., VI, 5). Ces paroles contiennent tout ce que l'homme spirituel doit faire, et tout ce que je lui enseignerai pour unir sa volonté à Dieu par la charité. Ce commandement l'oblige à employer toutes ses puissances, toutes ses opérations et toutes ses affections à aimer Dieu ; tellement que toute la capacité, toute la force de son âme ne soient appliquées qu'à ce divin exercice, selon ce mot de David : Je conserverai ma force pour vous ( Psal., LVI, 10). Or, la force de l’âme est renfermée dans les puissances et dans les passions, toutes lesquelles choses sont soumises à la direction de la

 

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volonté. Lors donc que la volonté les conduit à Dieu et les sépare d'avec ce qui n'est pas Dieu, elle garde pour Dieu toute la force de l’âme, qui aime ainsi Dieu autant qu'elle peut l'aimer. Mais, afin qu'elle puisse le faire, nous traiterons ici des moyens de délivrer la volonté de ses affections déréglées qui l'empêchent de consacrer toute sa foire a l'amour divin. Ces affections ou ces passions sont quatre : la joie, l'espérance, la douleur, la crainte ; et elles rapportent à Dieu la force et la capacité de l'âme, lorsqu'elles sont mises en usage suivant la droite raison, c'est-à-dire lorsque l'âme les tourne vers Dieu, de telle façon qu'elle ne se réjouit que de ce qui louche la gloire et l'honneur de Dieu Notre-Seigneur, qu'elle n'espère autre chose que lui, qu'elle ne se sent de la douleur que de l'offense de Dieu, et qu'elle n'est frappée que de la crainte de Dieu seul. Plus elle recevra de joie des créatures, moins elle mettra son contentement en Dieu ; plus elle s'appuiera sur les choses créées, moins elle établira son espérance en son Créateur, et ainsi des autres passions.

Mais, afin de donner plus de jour à cette matière, nous parlerons en particulier de chacune de ces passions et de ces affections de la volonté; car le point principal de  cette affaire, qui regarde l'union divine, consiste à dégager la volonté de ses affections, afin que la volonté, tout humaine et toute vile qu'elle est, soit transformée en la volonté de Dieu, ne faisant, par cette union, qu'une même chose, en quelque manière, avec elle.

Ces quatre passions ont d'autant plus de pouvoir sur l'âme, et la combattent d'autant plus violemment, que la volonté est plus faible pour Dieu, et qu'elle dépend davantage des créatures, parce qu'elle se réjouit des choses qui ne le méritent pas, elle espère celles qui ne lui sont point utiles, elle conçoit de la douleur de celles qui devraient la remplir de joie, elle a peur de celles qui ne sont nullement à craindre.

Les mêmes passions, quand elles sont déréglées, produisent tous les vices dans l’âme : elles y établissent aussi toutes les vertus, quand elles sont domptées et bien conduites. Au reste, la manière d'en vaincre une, et de la gouverner selon les lumières de la raison, est propre pour régler toutes les autres. Elles ont une si grande liaison entre elles, et une si grande conformité, que toutes ensemble tendent virtuellement au but où l'une d'elles se porte actuellement, ou que toutes s'en retirent quand une seule s'en écarte : ce qu'elles font toutes avec la même proportion. En effet, si la volonté est pénétrée de joie, aussitôt elle sera touchée d'espérance, de douleur et de crainte; au contraire, si elle est affranchie de la première passion, elle sera délivrée des dernières, en gardant la même mesure

 

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dans ces différentes impressions. Elles ont quelque chose de semblable aux quatre animaux qu'Ezéchiel vit autrefois réunis en un seul corps. ( Ezech., I. 8.) Us avaient quatre faces; les ailes de l'un étaient jointes aux ailes des autres; ils marchaient tous chacun devant sa face, et ne retournaient point sur leurs pas. De même ces quatre passions ont les ailes tellement liées ensemble, que, de quelque côté que l’âme tourne sa face, c'est-à-dire son opération, les autres y vont, du moins virtuellement : par exemple, si l'une s'abaisse vers la terre, les autres y descendent; si elle s'élève vers le ciel, les autres l'accompagnent; si l'espérance vole à quelque ternie, la joie, la douleur et la crainte la suivent ; et, si elle s'en rebute et s'en éloigne, les autres font les mêmes démarches.

Ce qui vous apprend, ô homme spirituel, que, quelque parti qu'une de ces passions prenne, l’âme, sa volonté et ses autres puissances l'embrasseront, et seront les esclaves de cette passion. De plus, il s'ensuit que les trois autres passions vivront en l’âme et par l’âme, pour la tourmenter et pour l'empêcher de jouir de sa liberté, de la douceur de la contemplation et de l'union divine. C'est pourquoi, si vous désirez, dit Boëce ( Boet., de Consol. Philosoph.), de connaître clairement la vérité, chassez loin de vous la joie, l'espérance, la crainte, la douleur. Pendant que ces passions dominent, elles privent l’âme de la tranquillité qui est nécessaire pour arriver à la sagesse qu'on peut naturellement et surnaturellement acquérir.

 

CHAPITRE XVI
L'explication de la joie, qui est la première affection de la volonté, et la distinction des sujets qui excitent la joie dans la volonté.

 

La joie, qui est la première des passions de l’âme et désaffections de la volonté, n'est autre chose, dans le sens que nous lui donnons ici, qu'une satisfaction de la volonté, jointe à l'estime de quelque objet que l'esprit juge être convenable. Car jamais la volonté ne se délecte que dans les choses qui lui paraissent avoir du prix et de l'agrément. Ce qui doit s'entendre de la joie active que l'âme goûte lorsqu'elle comprend le sujet de son contentement, et qu'il est en son pouvoir de s'y plaire ou de ne s'y plaire pas. La joie passive est différente en ce que l'âme en est comblée quelquefois sans savoir d'où elle vient, et sans pouvoir se la procurer ou ne se la procurer pas. Il s'agit ici de la joie active que la volonté reçoit des choses qui

 

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lui sont connues. Cette joie peut naître de six sortes de biens ; savoir : des biens naturels, des biens sensuels, des biens moraux, des biens surnaturels et des biens spirituels. Nous parlerons de chacun en son rang, afin que la volonté se conforme à la raison, et que, sans s'embarrasser de ces choses, elle ne mette point la solidité de sa joie en d'autres objets qu'en Dieu.

Mais, pour établir  cette doctrine, il faut présupposer un fondement, sur lequel nous devons nous appuyer sans cesse, afin de référer à Dieu seul toute la joie que ces biens peuvent causer ; le voici : la volonté ne doit jamais accepter que la joie qui lui vient des choses qui regardent la gloire de Dieu. De plus, elle doit être persuadée que, garder les commandements de Dieu, et le servir avec constance et avec fidélité, selon les maximes les plus sévères de l'Évangile, c'est le plus grand honneur que nous puissions lui procurer; enfin que tout ce qui n'est pas renfermé dans ces bornes eut de nulle valeur et de nulle utilité.

 

CHAPITRE XVII
On parle de la joie qui naît des biens temporels, et on enseigne comment il faut la faire remonter à Dieu.

 

Les biens temporels sont les premiers que nous avons marqués, et que nous prenons ici pour les richesses, les domaines, les charges, les honneurs, les enfants, les parents, les mariages, et le reste, lesquels peuvent tous exciter de la joie dans la volonté. Il est facile de comprendre combien vaine et frivole est la satisfaction que les hommes tirent de ces choses. Si celui qui possède de grands biens servait Dieu, pour  cette raison, avec plus de vertu et de sainteté, il aurait sujet de mettre son contentement dans sa fortune ; mais, au contraire, les richesses l'entraînent dans l'offense de son Créateur, selon cette parole du Sage : Si vous devenez riche, vous ne serez pas exempt de péché (Eccli., XI, 19.). En effet, quoique les biens temporels n'engagent pas nécessairement dans le péché, néanmoins la fragilité de l'homme est si grande, qu'il y attache son cœur, et qu'il manque à son devoir en ce qui concerne le culte de Dieu, tellement qu'il ne peut alors se garantir de péché : c'est pour cette cause, sans doute, que Notre-Seigneur Jésus-Christ appelle les richesses des épines, afin que nous sachions que celui qui les touchera avec quelque attachement de

 

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volonté, recevra la blessure de quelque crime. Mais qui est celui qui est semé, pour parler ainsi, comme du grain dans les épines, sinon celui qui écoute la parole de Dieu, et que les soins de ce siècle et la tromperie des richesses étouffent de telle sorte que la parole divine ne fait aucun fruit en son âme? Il est raisonnable aussi de craindre ces paroles si affirmatives de noire Sauveur : En vérité, je vous dis qu'il est difficile qu'un riche entre dans le royaume du ciel ( Matth., XIX, 23), c'est-à-dire celui qui met toute sa joie dans ses biens. Ce qui nous apprend qu'aucun homme ne doit se repaître de  cette sorte de contentement, puisqu'il s'expose à un danger si manifeste de perdre son salut éternel.

Le prophète-roi nous avertit encore, pour nous donner du dégoût pour cette satisfaction,  de ne pas aimer les richesses que nous avons (Eccl., I, 2, etc.). Il n'est pas besoin d'apporter un plus grand nombre de témoignages dans une matière  si  évidente ; car enfin, comment pourrais-je décrire en détail tous les inconvénients que Salomon rapporte dans son Ecclésiaste, lorsqu'il dit : Vanité des vanités, et tout n'est que vanité ( Eccl., I, 2) ! Cet homme si sage, si riche, si bien instruit par sa propre expérience, assure que tout ce qui est sous le soleil n'est que vanité, que peine d'esprit. Il ajoute que les soins qu'on prend sont inutiles, et que celui qui s'attache aux biens de ce monde, et qui les amasse avec tant de travail, n'en recueillera aucun fruit.

Nous lisons aussi dans l'Évangile que les richesses sont souvent préjudiciables à celui qui les possède, comme le montre l'exemple de cet homme qui avait fait une récolte si abondante, qu'il avait mis du blé dans ses greniers pour plusieurs années; mais, lorsqu'il s'en réjouissait, Dieu lui dit: Insensé, on te redemandera ton âme, cette nuit ; pour qui sera tout ce que tu as amassé ( Luc., XII, 20)? David nous enseigne la même chose : Ne craignez pas, dit-il, la puissance d'un homme qui est devenu riche ; car, lorsqu'il mourra, il n'emportera rien avec soi, et sa gloire ne l'accompagnera pas dans le tombeau ( Psal., XLVIII, 17, 18). Le prophète nous donne à entendre par là que le riche est plus digne de compassion que d'envie.

 

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Il faut conclure de tous ces passages que personne ne doit s'abandonner à la joie, à cause ou de ses richesses ou des richesses de ses proches, si ce n'est seulement lorsqu'ils en usent pour le service de Dieu ; car c'est là le seul profit solide qui leur en restera. On doit juger la même chose des dignités, des emplois, des grandes terres et de tous les autres biens. C'est une illusion et une vanité de s'en réjouir, à moins que ceux qui en ont la jouissance n'en rendent plus d'honneur à Dieu, et ne s'en fassent un chemin plus sûr pour arriver à la vie éternelle des bienheureux.

Mais, parce que personne ne peut savoir avec évidence si les richesses lui sont avantageuses pour servir Dieu plus saintement, et pour faire plus sûrement son salut, la joie qu'il en conçoit ne peut être ni certaine ni raisonnable: Car enfin, dit Notre-Seigneur, que servirait à un homme de gagner tout le monde, s'il perdait son âme (1) ? Personne n'a donc sujet de mettre son contentement en ses biens, sinon lorsqu'il en lire du secours pour se sauver éternellement et pour glorifier davantage son Créateur.

C'est aussi avec peu de raison que les gens du monde se font un plaisir d'avoir des enfants considérables par leurs bonnes qualités et parleurs grands biens, si tout cela ne les attache pas plus étroitement au culte de Dieu. Absalon n'ayant pas rendu à Dieu l'obéissance qu'il lui devait, l'éclat de sa naissance, de sa beauté et de sa fortune lui fut inutile, et la joie que ce fils donnait à David son père était fort vaine ( II Reg., XIV, 25). Il paraît encore par là que c'est une vanité de désirer des enfants. Il y en a de si passionnés pour cela, qu'ils en sont incommodes à tout le monde. Cependant ils ne savent pas si ceux qu'ils souhaitent seraient gens de bien ; s'ils prendraient à cœur le service de Dieu ; si la joie, le repos, la consolation et la gloire qu'ils en espèrent, ne se changeraient point en tristesse, en peine, en désolation, en déshonneur ; si des enfants mal tournés ne leur donneraient pas occasion d'offenser la majesté divine, comme il arrive à plusieurs pères et a plusieurs mères. Selon le langage du Fils de Dieu, ils courent toute la terre et toutes les mers pour enrichir leurs enfants; et le fruit de tant de travaux n'aboutit qu'à rendre ces enfants plus méchants,  et qu'à les jeter dans leur dernière perte. C'est pourquoi celui à qui la fortune rit et à qui tout vient à souhait, doit plutôt craindre que se réjouir, parce que l'occasion et le danger d'oublier Dieu et de lui déplaire croissent à proportion que ses biens augmentent. Aussi Salomon a dit, dans son Ecclésiaste,

 

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qu'il se défiait de sa prospérité : J'ai pris le ris, dit-il, pour une erreur; et j'ai dit à celui qui se laisse emporter à la joie : Pourquoi vous trompez-vous inutilement ( Eccl., II, 2) ? Comme s'il disait : Lorsque toutes choses nie réussissaient, j'ai cru que c'était un égarement d'esprit et une illusion d'en sentir de la joie. En effet, cet homme serait frappé d'étourdissement, auquel les choses qui lui semblent éclatantes et agréables rempliraient le cœur de joie, ne sachant pas si elles contribueraient au bien éternel de son âme. C'est apparemment cette vérité qui a fait dire à Salomon que le cœur des sages se trouve où est la tristesse, et le cœur des fous où est la joie (  Eccl., VII ; 5) ; parce que la vaine satisfaction aveugle l'esprit et ne lui permet pas d'examiner les choses à fond pour les connaître. Au contraire, la tristesse lui ouvre les yeux, et l'applique à la considération des commodités ou des dommages de tout ce qui se présente. Si bien, ajoute Salomon dans le infime endroit, que la colère est plus utile que la joie, et qu’il vaut mieux aller dans une maison où l'on pleure, que d'aller dans une maison où l'on fait grande chère. Car la mort de ceux sur qui on verse des larmes nous fait souvenir de la fin de tous les hommes ( Eccl., VII, 4).

C'est aussi une vanité de se plaire en la pensée de prendre une femme ou un mari, puisqu'il n'est pas constant qu'on s'acquittera mieux des devoirs de chrétien. Les difficultés qu'on trouve en cet état devraient plutôt donner de la confusion à ceux qui s'occupent de ce dessein, puisque, selon l'Apôtre, l'attachement que les gens mariés ont l'un pour l'autre les empêche de consacrer à Dieu un cœur entier et parfait. C'est pourquoi si vous êtes dégagé, dit-il, des liens d'une femme, ne cherchez point de femme ( I Cor., VII, 27). Mais, si quelqu'un est engagé avec une femme, il lui est nécessaire de garder la infime liberté de cœur que s'il en était déchargé.

Le même saint Paul, parlant encore des biens temporels dont nous avons déjà traité, dit ces belles paroles : Je vous le dis, mes frères, le temps est court. Que ceux donc qui ont des femmes soient comme s'ils n'eu avaient point ; que ceux qui pleurent soient comme s'ils ne pleuraient pas ; que ceux qui se réjouissent soient comme s'ils ne se réjouissaient pas ; que ceux qui achètent soient comme s'ils ne possédaient rien ; que ceux enfin qui usent de ce monde soient comme s'ils n'en usaient pas ( I  Cor., VII, 29, 30, 31).

 

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Nous apprenons de là que c'est une chose frivole de puiser sa Joie dans une autre source que dans ce qui appartient au culte de Dieu, puisque le contentement qui n'est pas conforme a ses lois et à sa volonté ne peut être utile à l’âme.

 

CHAPITRE XVIII
Des pertes que la joie qu'on met dans les biens temporels cause à l’âme.

 

Si nous étions obligés de faire le détail des dommages qui assiègent l’âme lorsque la volonté s'attache aux biens temporels, le papier, l'encre et le temps nous manqueraient. Car, comme les plus grands embrasements peuvent naître de la moindre étincelle de feu qu'on n'éteint pas d'abord, de même les plus grands maux elles plus grandes pertes de biens peuvent venir des moindres causes dont on n'arrête pas les influences. Le principe et le fondement de tous ces inconvénients n'est autre que notre séparation d'avec Dieu, laquelle est l'effet ordinaire de  cette vaine joie. Comme l'union de. l'âme avec Dieu, par l'amour de la volonté, est l'origine de tous ses biens, de même sa désunion d'avec lui, par son attache aux créatures, est la cause de tous ses maux, à proportion que la tendresse qu'elle sent pour elles et la joie qu'elle y prend sont ou grandes ou petites; et, comme c'est par ce moyen que l’âme s'écarte de Dieu, chacun pourra connaître la nature et la grandeur de ses pertes par la mesure de son éloignement d'auprès de son Créateur.

Ce dommage, que j'appelle privatif, et qui est la cause de tous les autres dommages privatifs et positifs, contient quatre degrés dont les uns sont plus pernicieux que les autres ; eu sorte que, quand l’âme est arrivée jusqu'au quatrième degré, elle tombe dans des maux inexplicables. Moïse renferme ces quatre degrés en ces paroles: Celui que Dieu chérissait, s'étant engraissé, s'est récolté contre lui et, étant devenu gros et puissant, il a abandonné Dieu son créateur, et s'est éloigné de son Sauveur ( Deut., XXXII, 15).

L'âme qui élait aimée de Dieu s'engraisse et s'épaissit, lorsqu'elle se remplit de la joie des créatures. Et c'est le premier pas qu'elle fait pour se retirer de Dieu, en quoi consiste le premier

 

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degré de ce  dommage; car elle entre dans un obscurcissement qui lui cache les biens de Dieu, comme les nuées qui assiègent l'air, le privent de la clarté du soleil.  En effet, aussitôt  que l'homme spirituel  consent à la satisfaction que les choses créées lui donnent, et qu'il laisse à sa passion  la liberté de se repaître des bagatelles du monde, il se couvre lui-même de ténèbres qui lui dérobent la vue de Dieu, et il offusque cette simple  intelligence  d'esprit qui lui faisait  comprendre les choses divines. C'est ce que le Sage nous enseigne : L'enchantement des bagatelles, dit-il, obscurcit le  bien et nous en ôte la connaissance ; l'inconstance de la passion  et des désirs déréglés corrompt aussi  l'esprit  simple et innocent ( Sap., IV, 12.). II veut dire qu'encore que l’âme ne soit infectée d'aucune malignité, le seul souhait des choses créées, et le seul plaisir qu'on y trouve, suffisent pour l'engager dans le premier degré de ce mal, puisque ce degré n'est autre chose que la stupidité de l'entendement et l'obscurité du bon sens pour juger sainement de la vérité et de chaque chose en  particulier. A quoi la sainteté de l'âme et la vivacité de l'esprit ne servent de rien, lorsqu'un homme contente ses passions et fait sa joie des biens temporels. C'est pourquoi vous ne recevrez point de présents, dit Moïse, parce qu'ils aveuglent les hommes les plus éclairés et les plus sages ( Exod., XXIII, 8). Il parlait principalement à ceux qui devaient être les juges du peuple juif, car il est nécessaire que ces gens-là aient l'esprit pénétrant et le jugement net pour connaître sans se tromper et pour juger sans se laisser prévenir. C'est néanmoins ce qui leur manquerait,  si l'espérance des dons et la joie de les recevoir régnaient en leur cœur. Pour  cette raison Dieu commanda à Moïse d'établir des juges qui fussent ennemis de l'avarice, de peur que  cette passion ne corrompît leur jugement. Si bien qu'il ne dit pas seulement que c'est assez que ces gens-là se contentent de ne pas désirer les richesses, mais il veut encore qu'ils en conçoivent de l'horreur. Car, lorsque quelqu'un veut se garantir d'une amitié dangereuse,  il doit s'entretenir dans la haine de l'objet qu'il ne lui est pas permis d'aimer, parce que les  contraires se défendent  l'un de l'autre. Ainsi Samuel soutint toujours le caractère de juge avec beaucoup de justice et de prudence, d'autant qu'il ne reçut jamais aucun présent ( I  Reg., XII, 3).

 

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Le second degré de ce dommage privatif vient du premier, comme nous l'apprenons de ces paroles : Il est engraissé, il est dilaté. Ce n'est autre chose que la dilatation de la volonté qui se donne plus d'étendue à goûter les choses de la terre, et qui ne se fait plus scrupule de s'y plaire. Ce qui lui arrive parce qu'elle a lâché la bride à la passion de la joie ; l'âme s'en est rassasiée avec excès, et la grossièreté du plaisir et de l'appétit a répandu davantage la volonté parmi les créatures, et l'a entraînée dans un plus grand élargissement, féconde source de maux considérables. Car ce second degré détache l'homme spirituel de son Créateur, lui rend les exercices de piété fort insipides, et l'en dégoûte enfin tout à fait, parce que l'âme ne court plus qu'après les vains divertissements du siècle, et qu'elle n'occupe plus son cœur que des objets terrestres et passagers.

Ceux qui sont tombés dans ce degré n'ont pas seulement l'esprit fermé à la connaissance de la justice et de la vérité, comme l'ont ceux qui se trouvent dans le premier degré; mais ils sont aussi très-tièdes et très-lâches à les pénétrer et à les réduire en pratique, comme l'étaient autrefois ceux dont Isaïe parle : Tous aiment les présents, dit-il, ils cherchent les récompenses ; ils ne rendent pas justice à l'orphelin, et la cause de la veuve ne va pas jusqu'à eux ( Isa., I, 23). Ils ne lui donnent point d'accès. C'est pourquoi ils pèchent, puisque le devoir de leurs charges les oblige à écouter tout le monde et à juger équitablement, sans acception de personnes. De même ceux qui ont passé jusqu'au second degré ne sont pas, comme les gens du premier degré, exempts de malignité : aussi on les voit plus vides de la justice et des vertus chrétiennes, à cause de l'amour ardent dont leur volonté brûle pour les créatures. De là vient qu'ils ne s'acquittent que superficiellement des obligations de la vie spirituelle, ou du moins ils y emploient quelque temps plutôt par contrainte que par les mouvements de l'amour de Dieu et de la perfection.

Le troisième degré consiste à quitter Dieu entièrement, à transgresser ses commandements, de peur de se priver de la moindre satisfaction des choses créées, et à se précipiter dans les péchés mortels pour contenter leur cupidité. Ces paroles nous le marquent distinctement : Il a abandonné Dieu son créateur. Et ceux-là ont le malheur de s'y trouver, qui ont donné entrée dans les puissances de leur âme à l'estime, à l'amour et aux délices des objets corruptibles; qui ne se soucient plus de satisfaire aux

 

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obligations que la loi divine leur impose, qui négligent le soin de leur salut éternel, et qui ne sentent plus de vivacité que pour la terre et que pour le monde. Tellement que, selon les paroles de Jésus-Christ, ce sont des enfants du siècle qui sont plus prudents en leurs affaires que les enfants de la lumière ( Luc., XVI, 8).

A proprement parler, ces gens-là sont avares, puisqu'ils ont sacrifié leurs affections aux créatures avec tant de force, qu'ils n'en peuvent jamais remplir l'avidité de leur passion. Ainsi leur soif croit sans cesse, s'étant éloignés de Dieu qui peut seul les contenter pleinement. C'est d'eux que Dieu se plaint dans la prophétie de Jérémie : Ils m'ont abandonné, moi qui suis la fontaine d'eau vive, et ils se sont creusé des citernes percées qui ne peuvent retenir l'eau ( Jerem., II, 13.). Cela vient de ce que les avares ne trouvent pas dans les créatures de quoi éteindre leur soif; au contraire, elle s'enflamme davantage. Ensuite l'amour excessif des biens temporels les attire à toutes sortes de péchés, et on peut dire d'eux, selon l'expression de David, qu'ils se sont entièrement abandonnés aux pensées et aux affections criminelles de leur cœur ( Psal., LXXII, 7).

Ces paroles, il a délaissé Dieu son sauveur, expriment le quatrième degré auquel le troisième degré conduit les avares. Car dès là que, passionnés pour les grands biens, ils ne font nul état d'observer la loi divine, ils se séparent de Dieu et ils l'effacent de leur mémoire, de leur entendement et de leur volonté, ne voulant plus reconnaître d'autre divinité que l'argent; puisque, comme saint Paul nous l'enseigne, l'avarice est une idolâtrie ( Coloss., III, 5). En effet, ils oublient Dieu de telle sorte, que, au lieu de lui consacrer leur cœur, ils en font un sacrifice aux richesses, comme s'ils n'avaient point d'autre Dieu qu'elles.

Ce quatrième degré renferme encore ceux qui osent rapporter les choses divines et surnaturelles à leurs biens temporels comme à leur Dieu, et qui ne craignent pas de s'en servir pour établir leur fortune, quoique la foi, la raison et la justice les obligent de rapporter leurs richesses à Dieu comme à leur fin. Il faut mettre en la compagnie de ces gens-là l'impie Balaam, qui vendit le don de prophétie que Dieu lui avait accordé, et Simon le Magicien, qui voulut acheter le pouvoir surnaturel de faire descendre

 

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le Saint-Esprit sur les chrétiens en leur imposant  les mains ( Act., VIII, 18.). Cette action montre qu'ils estimaient plus l'argent que les grâces, et qu'ils se persuadaient que plusieurs seraient de leur sentiment et donneraient pour de l'argent les dons de Dieu. Il s'en trouve beaucoup d'autres en ce temps-ci  qui entrent dans le même rang,  étant tellement aveuglés par leur convoitise, qu'ils ont plus d'égard dans leurs exercices spirituels a leurs trésors qu'à leur Dieu. Ils font leurs actions plus par l'amour de ceux-là que par l'amour de celui-ci; ils envisagent plutôt les récompenses de la terre que les couronnes du ciel ;  ils considèrent enfin l'argent comme leur principale divinité et comme leur fin dernière.

Nous mettons aussi dans la même classe tous ces misérables que l'attachement aux biens met hors de leur sens, en sorte qu'ils les prennent pour leur Dieu, et qu'ils ne balancent pas à leur sacrifier leur vie lorsqu'ils reçoivent de grandes perles. Le désespoir les précipite dans une cruelle mort dont ils sont eux-mêmes les auteurs. C'est ainsi que ce faux dieu récompense ses malheureux esclaves. Ne pouvant leur faire d'autres présents, il les contraint de désespérer et de s'arracher eux-mêmes la vie. Pour ceux à qui la persécution qu'il leur fait n'inspire pas un dessein aussi funeste, il les fait languir dans les soins, dans les misères et dans les douleurs, et il ne leur permet pas de goûter le moindre plaisir, ni de voir reluire sur eux le moindre rayon d'espérance. Mais il les force à lui payer sans relâche le tribut de leur cœur, en amassant de l'argent avec des peines incroyables et en se perdant eux-mêmes dans leur abondance. Car les riches, dit le Sage, ne conservent leurs biens que pour se faire du mal ( Ecl., V, 12.). On voit enfin, dans ce quatrième degré, tous ceux que Dieu a livrés, dit saint Paul, à un sens égaré et corrompu. Car l'homme qui met toute sa fin  et tout son contentement en ses grandes  possessions descend dans l'abîme  de ces désastres. Ne craignez donc pas, selon l'avertissement dn prophète-roi, la puissance de l'homme riche; lorsqu'il mourra, il n'emportera rien avec soi, et ni l'éclat de sa fortune, ni la douceur de sa joie, ni la pompe de sa gloire, ne l'accompagneront dans son tombeau ( Psal., XLVIII, 17, 18.).

 

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CHAPITRE XIX
De l'utilité qui revient à l'âme, lorsqu'elle refuse la joie des biens de ce monde.

 

L'homme spirituel ne doit donc point s'affectionner aux biens de la terre, ni à la satisfaction qu'ils donnent, de peur qu'il ne passe insensiblement des petites pertes à de plus grandes. Les dommages les plus légers an commencement deviennent enfin presque immenses. Il ne faut pas, au reste, qu'il se fie à la modération de son attachement, ni qu'il s'imagine être en assurance; mais il doit rompre d'abord cette attache, sans se persuader qu'il pourra la détruire quand il lui plaira. S'il n'a pas le courage de la vaincre lorsqu'elle est encore faible, comment la surmontera-t-il quand elle se sera fortifiée dans le cœur, vu principalement, comme dit Notre-Seigneur, que celui qui est fidèle dans les petites choses le sera aussi dans les grandes ( Luc., XVI, 10), et que celui qui évite les moindres fautes n'en fait pas de considérables! De plus, peu de chose est souvent la cause d'une grande perte, parce que les imperfections les plus légères attaquent le cœur, comme des ennemis assiègent une citadelle et ruinent ses défenses et ses remparts. Tellement qu'on peut appliquer aux progrès que ces défauts font contre l'âme ce proverbe : Celui quia bien commencé a déjà fait la moitié de son ouvrage. C'est pourquoi David nous exhorte à ne pas laisser prendre notre cœur à l'amour des richesses que nous possédons ( Psal., LXI, 11.).

Certes, quoique un homme ne considérât point en cela la gloire de Dieu, ni la perfection que l'e christianisme exige de lui, néanmoins les avantages qu'il en tirera, même à l'égard de la vie spirituelle, l'obligent à dégager son cœur de la joie que ces sortes de biens y font couler, puisque non-seulement il s'affranchit des dommages pernicieux à l'âme dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, mais il acquiert encore la vertu de la libéralité, qui est une des principales perfections de Dieu, et qui ne saurait subsister avec l'avarice. Il jouit aussi d'une entière liberté de cœur, d'une raison éclairée et saine, d'un grand repos et d'une profonde paix, d'une parfaite confiance en Dieu, d'une volonté sincèrement attachée au culte divin. El, parce qu'il ne regarde pas les créatures avec un esprit de propriété et de possession, il goûte une douceur délicieuse et véritable. L'attache dont il se délivre traîne après elle une

 

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multitude de soins empressés qui lient l'esprit à la terre, et qui ne laissent à l'homme aucune grandeur ni aucune générosité de cœur. Ce dépouillement de tout plaisir l'introduit encore dans des lumières vives et pénétrantes, qui lui découvrent les vérités naturelles et surnaturelles. Pour cette cause, celui qui se prive de ce contentement est favorisé des consolations célestes d'une manière bien différente de celui qui engage son cœur et son amour dans les satisfactions terrestres. L'un s'en réjouit selon ce que ces choses ont de véritable; l'autre s'y plait selon ce qu'elles ont de faux, l'un prend ce qu'il y a de meilleur, l'autre reçoit ce qu'il y a de plus mauvais ; l'un s'y arrête selon ce qui s'y trouve de substantiel, l'autre s'y attache selon ce qu'on y voit d'accidentel. Car le sens ne peut percevoir que l'accident ; l'esprit passe jusqu'à la substance et à la valeur, comme à son objet naturel et proportionné. La joie que les créatures apportent et qu'on reçoit volontairement obscurcit le jugement comme un nuage épais, parce qu'on s'en fait un bien propre; et le rebut qu'on fait de ce contentement laisse le bon sens et la raison dans une grande clarté, comme les brouillards, lorsqu'ils se dissipent, rendent à l'air la lumière du soleil. Ainsi l'un de ces deux hommes se réjouit de toutes ces choses, mais sans sentiment de possession et de propriété ; l'autre, en les regardant comme son bien propre et particulier, n'est pas intimement pénétré de joie et de satisfaction. Celui-là, en ne souffrant pas que les créatures lui occupent le cœur, en est le maître, selon le langage de saint Paul, comme n'ayant rien et possédant tout  ( II  Cor., VI, 10.). Celui-ci, permettant qu'elles captivent sa volonté, ne les possède pas en effet, mais il en est possédé lui-même. C'est pourquoi le peu de douceur et de plaisir qu'il y rencontre est mêlé de beaucoup d'amertume et de peine ; et celui qui se débarrasse de ces sensualités spirituelles n'est attaqué, ni dans l'oraison ni hors de l'oraison, d'aucun ennemi ; et, sans perdre son temps, il amasse de grandes richesses surnaturelles; au contraire, celui qui ne les repousse pas consume son temps à penser sans cesse à ses chaînes, et ne peut retirer son cœur de son esclavage qu'avec une extrême difficulté.

Ainsi l'homme spirituel doit réprimer les premiers mouvements de sa joie, quand il s'aperçoit qu'elle se borne à la créature, se souvenant qu'il ne faut nous réjouir des choses créées, qu'en tant qu'elles ont du rapport au service et à la gloire du Créateur, et que nous ne devons jamais y chercher notre plaisir ni notre consolation.

On recueille un autre profit très-considérable du renoncement à

 

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cette joie passagère, c'est qu'on a le cœur toujours libre pour aller à Dieu : disposition nécessaire pour nous attirer les grâces que la bonté divine veut répandre en nos âmes, et sans laquelle nous ne serions pas propres à les recevoir. Ces grâces sont de telle nature, que, quand nous nous privons d'une seule satisfaction pour l'amour de Dieu et pour acquérir la perfection évangélique, nous sommes comblés même en cette vie de mille douceurs selon la promesse de Jésus-Christ. (Matth. XIX, 29.) Mais, quand ces fruits ne nous reviendraient pas, l'homme spirituel devrait rejeter cette joie, par cette seule raison qu'elle est frivole et qu'elle déplaît à Dieu, comme le montre ce riche de l'Évangile, qui se réjouissait de ses biens, et qui sentit au même instant l'indignation de Dieu, dont  cette voix l'avertit : Insensé, on t'enlèvera l'âme cette nuit ( Luc., XII, 20) !

Ce qui doit nous faire trembler toutes les fois que nous flattons notre cœur d'une joie vaine et préjudiciable. Dieu ne manquera pas de nous punir et de répandre en notre âme beaucoup plus d'amertume que nous n'aurons puisé de douceur dans la source des créatures ; car, quoique Dieu commande dans l'Apocalypse de faire souffrir à Babylone autant qu'elle s'est élevée par orgueil, et qu'elle s'est plongée dans les délices ( Apoc., XVIII, 7), néanmoins il ne garde pas toujours la même mesure; il la rompt souvent; il châtie d'une douleur plus affligeante la vaine joie; il condamne à des supplices éternels pour des plaisirs d'un moment. Mais il parle de la sorte en cet endroit pour nous faire entendre que chaque faute mérite un châtiment particulier, puisque celui qui punira une parole oiseuse Délaissera pas impunie la joie déréglée.

 

CHAPITRE XX
On montre que c'est une chose vaine d'établir la joie de la volonté dans les biens naturels, et comment il s'en faut servir pour rapporter ce plaisir à Dieu.

 

Par les biens naturels nous entendons la complexion, la beauté, la bonne grâce, l'agrément, les autres qualités du corps, avec l'esprit perçant, la discrétion, le bon sens, la raison droite, les autres perfections de l'âme. C'est une vanité et une illusion de mettre sa joie en toutes ces choses et de ne les pas rapporter à Dieu, qui les a données aux hommes afin qu'ils le connaissent, qu'ils l'aiment et qu'ils lui en rendent leurs actions de grâces. Aussi Salomon dit sur

 

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ce sujet ces belles paroles : Le bon air d'une femme est trompeur, et sa beauté est vaine. Celle-là seule qui craint Dieu sera louée ( Pro., XXXI, 30). Ce qui nous montre que les dons de la nature doivent plutôt nous donner de la crainte que de la joie, parce qu'ils sont capables d'éteindre en notre âme l'amour de Dieu et de nous jeter dans l'erreur et dans la vanité. Voilà pourquoi le Sage assure que la bonne grâce du corps est trompeuse. Elle impose à l'homme en lui inspirant du plaisir et de la complaisance pour soi-même, ou pour la personne qui a cet agrément, et en le portant à faire des choses qui ne lui sont ni convenables ni utiles. La beauté est vaine aussi, selon son sentiment, parce qu'elle entraîne en plusieurs péchés celui à qui elle donne de l'estime pour elle-même et pour la satisfaction qu'on en reçoit, au lieu qu'un homme ne devrait en faire état ni s'y plaire, qu'autant qu'elle avance la gloire divine ou dans lui-même ou dans les autres. Il doit, au contraire, se comporter en ceci avec crainte et avec précaution, de peur qu'aimant trop ces qualités naturelles, il n'offense Dieu; de sorte que, s'il est orné lui-même de ces dons, il n'en soit ni vain, ni fier, ni présomptueux, et qu'il n'en prenne jamais occasion de se séparer de Dieu. Ces avantages font si facilement tomber ceux qui les possèdent eux-mêmes, ou qui les admirent dans les autres, qu'à peine en trouve-t-on qui résistent à leurs attraits et qui se dépêtrent de leurs pièges. De là vient que plusieurs personnes spirituelles et vertueuses, que nous avons vues et connues, ont obtenu de Dieu, par leurs prières continuelles, d'être dépouillées de tous leurs dons naturels, de peur d'en concevoir de l'orgueil et de la complaisance, ou d'en faire concevoir aux autres.

Ainsi l'homme de bien qui veut épurer sa volonté, en la privant de ce contentement inutile, doit regarder les qualités naturelles comme la poussière de la terre, et la beauté, la bonne grâce, l'agrément, comme la fumée de l'air. Il faut ensuite qu'il élève son cœur à Dieu, et qu'il se réjouisse de ce que cet être infini contient éminemment toutes ces perfections; et de ce que, comme dit David, elles passeront, elles s'évanouiront, tandis qu'il ne changera jamais (  Psal., CI, 27). S'il en use autrement, il se trompera soi-même, et il méritera qu'on lui dise avec Salomon : Pourquoi vous en imposez-vous à vous-même, en cherchant du plaisir dans les créatures ( Eccl., II, 2.).

 

 

CHAPITRE XXI
Des maux qui arrivent à l'âme, lorsque la volonté se laisse toucher de la joie des biens naturels.

 

Quoique les maux et les biens que nous avons rapportés lorsque nous avons divisé les plaisirs en leurs genres et en leurs espèces soient communs à toutes sortes de satisfactions, néanmoins, parce qu'ils procèdent directement de l'usage ou du rebut que nous faisons de quelque contentement particulier, j'en fais le dénombrement dans les divisions de la joie, à cause de la liaison qu'ils ont avec elle. Toutefois ma principale intention est de marquer ici les dommages et les fruits particuliers qui naissent ou de la joie ou du refus de la joie. Je les appelle particuliers, parce qu'ils viennent immédiatement et en premier lieu d'un tel genre de joie, médiatement et en second lieu d'une autre espèce de joie. Par exemple, toutes sortes de joie causent directement la tiédeur d'esprit, laquelle nous est si préjudiciable; et ainsi ce dommage est commun aux six genres de joie dont nous avons fait mention. Néanmoins le premier dommage que la sensualité cause est un dommage particulier qui prend directement son origine des biens naturels.

C'est pourquoi les dommages spirituels et corporels qui tombent directement sur l'âme, quand elle s'abandonne à la joie des dons de la nature, se réduisent à six principaux :

Le premier est la vaine gloire, la présomption, l'orgueil, le mépris du prochain. Car personne ne peut faire une vive attention sur une chose et en avoir une estime singulière, qu'il ne détourne sa pensée des autres choses et qu'il n'en conçoive du mépris ; au moins il ne tiendra pas compte d'elles, parce que le cœur s'éloigne naturellement des autres objets, lorsqu'il donne toute son estime et toute son affection à un objet particulier. De sorte qu'il est facile de passer ensuite au mépris formel des autres non-seulement quant à l'intérieur, mais encore quant à l'extérieur, et de le témoigner par paroles, en disant : Un tel ou un tel n'est pas comme un tel ou comme un tel.

Le second consiste à exciter les sens à la complaisance et à la volupté sensuelle.

Le troisième est de porter quelqu'un à faire des flatteries et à donner des louanges excessives ; ce qui n'est que tromperie et que vanité. Mon peuple, dit Isaïe à ce propos, ceux qui vous appellent bienheureux

 

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heureux vous trompent ( Isa., III, 12.). Car, quoique on puisse quelquefois louer la beauté, néanmoins ce serait un miracle s'il n'y avait aucun mal à le faire, puisqu'on peut alors ou inspirer de la complaisance à ceux qu'on loue, ou fomenter leurs passions déréglées et leurs méchantes intentions.

Le quatrième dommage est général et commun : c'est d'étourdir la raison et d'hébéter le bon sens, comme il arrive dans le plaisir qu'on tire des biens temporels; mais cela se fait ici bien davantage. Car les qualités naturelles étant plus étroitement unies à l'homme que les biens de fortune, la joie qu'elles excitent dans le cœur est plus vive, plus profondément enracinée et plus propre à émousser la pointe de l'esprit. Tellement que la raison et le jugement ne sont plus éclairés dans leurs opérations ; au contraire, ils sont environnés et pénétrés de ténèbres qui donnent naissance au

Cinquième dommage, lequel n'est autre chose que la dissipation et l'égarement de l'esprit parmi les créatures. De là suit

Le sixième, qui est général, et qui croit au point d'accabler l'âme d'ennui et de tristesse dans les choses spirituelles et divines, jusqu'à ce qu'elle en ait conçu de l'horreur.

Lorsqu'on s'arrête au contentement que les avantages de la nature font couler dans le cœur, il est certain qu'on perd la pureté de l'âme, du moins au commencement de ce plaisir. En effet, si on a quelque sentiment spirituel, il est très-sensuel et très-grossier; il touche peu le cœur; il n'est pas gravé dans l'intérieur de l'âme, il est plutôt dans le goût sensible que dans la force et la pointe de l'esprit. Car l'esprit qui se nourrit du plaisir des biens naturels s'abaisse et s'affaiblit tellement, qu'il n'en peut déraciner l'habitude. Ce qui suffit pour le priver de la pureté, quoique d'ailleurs il ne consente pas à la joie, quand l'occasion se présente d'en jouir. On voit par là que l'âme vil plus alors dans la faiblesse du sens que dans la vigueur de l'esprit, ce qu'elle connaîtra par la force et par la perfection avec laquelle elle résistera aux occasions de suivre son habitude. A la vérité, je ne disconviens pas que les vertus ne subsistent quelquefois avec des imperfections; mais je soutiens qu'on ne peut avoir l'esprit pur et l'intérieur plein de douceur et de paix, avant qu'on ait rejeté et tout à fait éteint les joies sensibles. Car la chair règne en quelque façon dans cet état, et fait la guerre à l'esprit; et, quoique l'esprit ne sente pas alors sa perle, il a un fonds de distractions qui lui est caché, et qui le dissipe sans qu'il y fasse réflexion.

Mais revenons au second dommage, qui en comprend une infinité d'autres. Je ne puis dire jusqu'à quel excès ils montent, et

 

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combien grand est le malheur où la joie qu'on reçoit de la beauté et de la bonne grâce naturelle précipite l'âme. Car c'est de là que viennent tous les jours les meurtres, les pertes de biens,  les violences, la ruine des familles, les envies, les querelles, les combats, les adultères, les violements, la pitoyable chute d'un si grand nombre de personnes vertueuses, qu'on les compare à la troisième partie des étoiles que le serpent lit tomber du ciel ( Apoc., XII, 4). Ne peut-on pas s'écrier avec Jérémie : Comment l'or fin est-il terni? comment sa couleur éclatante est-elle obscurcie ? Les pierres dit sanctuaire ont été dispersées par les places publiques. Les enfants de Sion tes plus nobles et couverts d'habits d'or sont semblables à des pots de terre dépouillés  de leurs ornements et de leur beauté ( Thren., IV). Où est-ce enfin que le venin de ce dommage ne se glisse pas? Et qui est-ce qui ne boit pas dans la coupe dorée de cette femme de Babylone, dont il est parlé dans l’Apocalypse : J'ai vu, dit saint Jean, une femme assise sur une bête de couleur d'écarlate, pleine de blasphèmes ; elle avait sept têtes et dix cornes (Apoc., XVII, 3.). Car, quand elle est représentée assise sur une bête, et qu'on lui donne sept têtes et dix cornes, on nous fait comprendre qu'il n'est point d'homme, quelque élevé ou abaissé, quelque saint ou pécheur qu'il soit, à qui cette femme ne donne de son vin à boire, en captivant son cœur, sinon tout entier, au moins en partie; puisque, comme il est remarqué au même endroit, elle a enivré du vin de sa prostitution tous les rois de la terre ( Ibid., V, 2). Elle exerce sa tyrannie sur tous les états des hommes, et même sur l'état sublime et tout divin du sanctuaire et du sacerdoce, avec son abominable coupe; de sorte que, selon le langage de Daniel, l'abomination de la désolation sera dans le temple ( Dan., IX, 27). En effet, il ne s'en trouve point d'assez forts pour lui résister, lorsqu'elle leur présente le plaisir et la joie qu'elle leur fait goûter avec sou vin infecté de corruption. Les rois ont succombé à ses attraits, et très-peu, quoique fort saints, se sont défendus de ses délices et de ses enchantements. Ce mot, ils ont été enivrés, exprime sa force et son empire. Aussitôt que quelqu'un a bu du vin de ses plaisirs, son cœur s'unit à ces objets, il en est ensorcelé; l'esprit et la raison

 

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s'obscurcissent et se brouillent, comme il arrive ordinairement à ceux qui sont ivres ; de sorte que, si on n'use promptement de contre-poison, l'âme est en danger de perdre la vie de la grâce. Si la faiblesse de l'esprit s'augmente, le poison de cette joie grossière attirera sur cet homme de si grands malheurs, qu'étant privé des yeux de l'esprit, comme Samson le fut des yeux du corps, et dépouillé de sa première vertu, comme Samson le fut de ses cheveux où résidaient ses forces, il deviendra comme lui l'esclave de ses ennemis, et sera contraint de tourner quelque meule de moulin pour mourir peut-être ensuite d'une mort spirituelle. Et alors ses ennemis lui insulteront et lui diront comme à Samson : Est-ce donc vous qui rompiez si facilement les chaînes les plus fortes, qui massacriez les Philistins, qui arrachiez les portes de la ville, qui vous dérobiez à la vengeance  de  vos  ennemis ? Est-ce  vous qui remportiez de si grandes victoires sur vos adversaires, et qui tombez maintenant sous leurs coups? D'où vient ce désastre, sinon de ce que vous avez bu du vin délicieux mais empoisonné de cette femme de Babylone? Mais voulez-vous d'ici en avant vous garder de son poison et de ses enchantements? Mettez en œuvre les moyens que je vais vous suggérer.

D'abord que votre cœur sentira les premières atteintes de la joie, dont les biens naturels sont la source, retracez en votre mémoire combien il est vain, dangereux et préjudiciable de se réjouir d'autre chose que de l'honneur qu'on rend â Dieu. Considérez combien il a été funeste aux anges de se plaire en leur beauté, puisqu'ils sont tombés aussitôt dans une horrible laideur et dans les abîmes de l'enfer. Examinez encore combien de  maux cette vaine joie attire sur l'âme. C'est pourquoi il est nécessaire que ceux qui commencent à sentir les charmes de ces biens usent de bonne heure du remède qu'un ancien poète leur prescrit, et qui consiste à résister aux premières impressions de la passion. Lorsqu'elle s'est fortifiée par la longueur du temps et par la multiplication des actes, il est difficile de l'étouffer. C'est ce que le Sage nous explique sous la ligure du vin qu'on boit : Ne regardez pas, dit-il, le vin qui brille dans le verre. Il entre doucement et délicieusement, mais à la fin il mordra comme la couleuvre, et il répandra son venin comme le basilic  ( Prov., XXIII, 31, 32.)

 

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CHAPITRE XXII
Des fruits dont l’âme est comblée, quand elle se rend insensible au plaisir des biens naturels.

 

La soustraction que l'âme se fait de la joie des biens naturels lui apporte beaucoup d'utilité; car, outre qu'elle se dispose à l'amour divin et aux autres vertus, elle se prépare à pratiquer l'humilité en ce qui la regarde, et la charité en ce qui regarde le prochain. En effet, lorsqu'elle ne s'attache à personne en particulier à cause de ses bonnes qualités, elle conserve la liberté d'aimer spirituellement tout le monde comme Dieu l'ordonne. Il faut remarquer ici que personne ne mérite d'être aimé qu'à cause de sa vertu; qu'aimer quelqu'un de la sorte, c'est l'aimer selon la volonté de Dieu et avec une grande liberté; que, si on l'aime d'une manière plus spirituelle, on s'unit davantage à Dieu. Car plus l'amour du prochain s'enflamme, plus l'amour de Dieu reçoit d'accroissement ; plus aussi l'amour de Dieu croît, plus l'amour du prochain se fortifie parce que l'un et l'autre n'ont qu'un même principe et qu'une même origine.

L'âme tire encore de là un autre profit, qui est qu'elle accomplit ce que notre Sauveur déclare en ces termes : Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce soi-même (Matth., XVI, 24) ; ce que l'âme ne pourrait faire si elle mettait sa joie dans les dons de la nature, puisque celui qui s'estime soi-même et qui se plaît en ses qualités naturelles ne se renonce pas et ne suit pas Jésus-Christ.

On trouve aussi dans la privation de ce plaisir une troisième utilité fort considérable. Car cette privation fait couler dans l'âme un fleuve de paix; elle ferme l'entrée aux distractions qui interrompent la prière; elle détache les sens des objets extérieurs. Aussitôt que l'âme s'interdit la jouissance de ces choses, elle n'en désire plus la vue; elle n'y occupe plus les autres sens, de peur qu'ils ne la gagnent. Elle ne passe plus son temps à y penser, semblable au serpent et à l'aspic, qui se bouchent les oreilles de peur d'entendre la voix des enchanteurs et de sentir l'efficacité de leurs charmes ( Psal., LVII, 5, 6). En effet, les portes extérieures, qui sont les sens, étant bien gardées, il est facile à l'âme de conserver son calme intérieur et d'augmenter sa pureté.

 

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Ceux qui sont avancés en la mortification de ce plaisir sensuel se procurent aussi un grand avantage. Les objets vilains et les pensées déshonnêtes ne font pas sur leur esprit l'impression qu'ils l'ont sur le cœur des personnes qui ont de la tendresse pour ces choses; de sorte que le renoncement à ces délices fonde et entretient dans l'âme et dans le corps une pureté parfaite, c'est-à-dire dans l'esprit et dans les sens de l'homme spirituel, qui les purifie au point de les faire approcher de la pureté des anges, de leur donner de la conformité avec Dieu et de les faire le temple du Saint-Esprit. Or, si l'homme permet à son cœur d'y laisser entrer le plaisir des dons de nature, il est certain qu'il ne pourra jamais être aussi pur qu'il le doit être. Au reste, pour contracter cette impureté d'âme et de sens, il n'est pas nécessaire de consentir formellement aux choses honteuses; il suffit de les connaître et d'en ressentir de la joie, puisque le Saint-Esprit nous assure qu'il se retirera des pensées sans entendement ( Sap., I, 5.), c'est-à-dire des pensées que la raison ne rapporte point à Dieu.

On recueille encore de là un bien général et fort étendu. Car, outre que l'homme spirituel se défend des inconvénients que nous venons de marquer, il se précautionne contre la vanité et contre plusieurs autres maux, tant corporels que spirituels, surtout contre le mépris ou du moins contre le peu d'estime que font des autres tons ceux qui se plaisent en ces avantages naturels. Au lieu que ceux qui ont la vraie prudence du chrétien ne font état et ne se réjouissent que des choses qui sont agréables à Dieu.

Tous ces fruits en produisent un dernier, qui est sans doute le plus noble et plus précieux : c'est la liberté d'esprit si nécessaire pour vaincre les tentations, pour souffrir les afflictions patiemment, pour donner de l'augmentation aux vertus et pour servir Dieu avec fidélité et avec constance.

 

CHAPITRE XXIII
Du troisième genre de biens, savoir des liens sensibles qui peuvent exciter des mouvements de joie dans la volonté. — De leurs qualités, de leur quantité et de leur diversité. — Comment la volonté doit agir pour se défaire de ces plaisirs et pour aller à Dieu.

 

Il faut parler maintenant des biens sensibles qui peuvent exciter dans la volonté quelques sentiments de joie. Nous renfermons en

 

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ces biens toutes les choses qui concernent la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, l'attouchement et les sens intérieurs, et desquelles l'imagination peut former l'idée, et fournir à l'entendement la matière des discours intérieurs qu'on en peut faire.

Or, pour purifier la volonté de la satisfaction que les objets sensibles lui donnent, et pour la conduire à Dieu il faut supposer, comme une vérité constante, que les sens de la partie animale ne sont pas capables de connaître Dieu comme Dieu. En sorte qu'il est impossible à l'œil de le voir, ou de voir quelque chose qui lui ressemble; à l'oreille, d'entendre sa voix, ou quelque son qui approche de lui ; à l'odorat, de flairer une odeur aussi douce que lui ; au goût, de goûter une saveur aussi relevée; à l'attouchement, de toucher un objet aussi subtil et aussi délicieux ; à l'imagination, de s'en faire une représentation qui l'exprime tel qu'il est en lui-même, puisque les hommes, dit Isaïe, n'ont point entendu depuis la naissance des siècles. les oreilles n'ont point ouï et les yeux n'ont point vu, sans vous, ô mon Dieu, ce que vous avez préparé pour ceux qui vous désirent ( Isai., LXIV, 4).

Mais il faut remarquer que le plaisir peut se répandre dans les sens, ou de la part de l'esprit par une communication divine qu'il reçoit intérieurement, ou de la part des objets matériels qui frappent les sens extérieurs. Suivant ce que nous venons de dire, il est certain que la partie sensitive de l’homme ne peut connaître Dieu, ni par la voie de l'esprit, ni par l'entremise des sens. Car étant destituée de la capacité d'atteindre à un objet si sublime, elle ne peut avoir la connaissance des choses spirituelles que d'une manière corporelle et sensible. Il s'ensuit de là que vouloir occuper la volonté du plaisir qui naît de ces opérations, c'est une chose vaine et inutile; c'est empêcher aussi la volonté de s'appliquer à Dieu en mettant toute sa joie en lui. En effet, elle ne saurait jamais être à lui parfaitement, qu'en se privant de  cette sorte de satisfaction, aussi bien que des autres contentements dont nous venons de parler. Car lorsque l'âme ne s'y arrête point, et que la volonté commence à goûter le plaisir que les sens de la vue, de l'ouïe, de l'attouchement, de l'odorat et du goût lui présentent, elle se sert de ce plaisir même comme d'un motif efficace pour s'élever à Dieu ; elle fait une chose qui lui est avantageuse : et en ce cas, non-seulement il ne faut ni réprimer ni finir ces mouvements, puisqu'ils produisent dans l'âme cette sorte d'oraison et de dévotion, mais il est bon aussi d'en user pour se perfectionner dans ce saint exercice, puisque plusieurs personnes sont attirées à Dieu par ces sortes d'objets sensibles.

 

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Il est néanmoins nécessaire d'y apporter beaucoup de circonspection, en examinant leurs effets; car plusieurs d'entre les gens spirituels s'entretiennent dans ces délectations sensuelles, sous prétexte de s'adonner à la méditation et de s'unir à Dieu : mais après tout, ils cherchent plus à se satisfaire qu'à contenter leur Créateur. On peut appeler cet exercice plutôt la jouissance du plaisir que la pratique de l'oraison ; et quoiqu'ils semblent n'avoir point d'autre intention que d'aller à Dieu, ils montrent néanmoins, par les effets, qu'ils envisagent la satisfaction des sens. Ainsi ils s'affaiblissent plutôt par les imperfections qu'ils y puisent, qu'ils ne se fortifient par une volonté obéissante aux attraits de Dieu et attachée à son service.

C'est pourquoi il est à propos de donner le moyen de connaître quand ces plaisirs sensuels sont utiles ou non : le voici. Lorsque l'homme spirituel entendra de la musique ou quelque autre chant harmonieux, lorsqu'il flairera des odeurs douces, ou qu'il goûtera des saveurs délicieuses, ou qu'il touchera ou verra quelque objet agréable, il doit transporter aussitôt son esprit à la connaissance, et sa volonté à l'amour de Dieu, de telle manière qu'il s'y plaise plus qu'en ce contentement sensible, et qu'il ne s'y arrête point, sinon pour cette fin. Car c'est une marque du fruit qu'il en recueille et du progrès qu'il fait en la vie intérieure; tellement qu'il peut se servir ainsi et non autrement de ces satisfactions, puisqu'elles aident alors à connaître et à aimer Dieu, ce qui est la fin qu'il s'est proposée. Mais il faut observer que celui en qui ces objets sensibles font un effet purement spirituel, ne les doit ni désirer ni estimer, quoique, quand d'eux-mêmes ils se présentent, il y goûte du plaisir à cause du sentiment qu'ils lui donnent de Dieu. Voilà pourquoi il ne se met pas en peine de les avoir ; et lorsqu'ils s'offrent sans qu'il y coopère, il en détache incontinent sa volonté pour l'attacher à son créateur. La raison en est que quand l'esprit se plaît à s'élever à Dieu en passant légèrement par toutes ces choses, il est si pénétré des douceurs de Dieu, si rempli de ses faveurs et si satisfait, que rien ne lui manque, qu'il ne souhaite rien davantage, et que s'il lui arrive de sentir quelque désir des choses qui l'aident à s'unir à Dieu, il s'en défait, et ces objets s'évanouissent de sa mémoire comme des songes.

Au contraire, les mêmes objets nuisent beaucoup à ceux qui y prennent quelque plaisir sensible, et qui ne laissent pas à leur cœur la liberté de se porter à Dieu avec amour et avec facilité ; c'est pourquoi ils doivent s'en priver. Car quoiqu'ils se servent de l'entendement et de la raison pour aller à Dieu, néanmoins il y a apparence qu'ils en soutirent plus de dommage qu'ils n'en reçoivent d'utilité ; d'autant que l'appétit sensuel goûte les effets sensibles de ces opérations. Et conséquemment, si ces gens-!à ont du penchant pour ces

 

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sortes de satisfactions, ils doivent réprimer cette inclination, puisque plus elle sera grande et puissante, plus ils deviendront faibles et imparfaits.

Ce qui nous fait dire que l'homme spirituel ne doit user du contentement des sens que par rapport au Seigneur; et suivant cette règle, il doit rapporter à Dieu toute la joie de son âme, afin de se la rendre utile, et de l'épurer de toute imperfection. Pour cet effet, il doit considérer que toute la délectation qui coule d'une autre source que du renoncement à toutes les joies sensuelles, est vaine et inutile, et empêche la volonté de s'unir à Dieu, quoique le sujet qui les cause soit d'ailleurs excellent et sublime.

 

CHAPITRE XXIV
Des dommages qui arrivent à l’âme, lorsque la volonté se réjouit des biens sensibles.

 

Si l'âme n'étouffe pas le plaisir que les objets sensibles lui donnent, et si elle ne le rectifie pas en le rapportant à Dieu, il est constant qu'elle souffrira les perles qui naissent de toutes les satisfactions sensuelles dont nous avons parlé, et qui sont l'obscurcissement de la raison, la tiédeur, le dégoût, l'ennui dans les exercices intérieurs, et les autres de cette nature. Mais pour descendre dans un détail plus particulier, je dis que cette joie sensible peut apporter plusieurs dommages tant corporels que spirituels.

En premier lieu, quiconque ne rejette pas, pour l'amour de Dieu, le contentement dont les choses visibles et agréables le remplissent, tombe dans la vanité d'esprit, dans les dissipations de cœur, dans les désordres de la concupiscence, dans l'impudicité, dans le dérèglement de l'intérieur et de l'extérieur, dans l'impudence, dans l'envie, dans la jalousie, dans d'autres vices dangereux.

En second lieu, celui qui se plaît à entendre des choses inutiles, ne peut éviter les égarements de l'imagination, la superfluité des paroles, les jugements téméraires, la diversité de l'embarras des sentiments, et plusieurs autres dommages considérables.

Troisièmement, de la délectation des odeurs viennent le dégoût qu'on a des pauvres, l'aversion de les servir et de rendre service aux autres, le peu de courage à se vaincre dans les choses basses et abjectes, l'insensibilité d'esprit, au moins selon la faiblesse ou la véhémence des passions.

Quatrièmement, le plaisir des viandes engendre la gourmandise, l’ivrognerie, la colère, la discorde, le défaut de charité envers les

 

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pauvres, auquel le mauvais riche était sujet. De là naissent encore l'intempérance du corps, les infirmités, les émotions malséantes, les autres causes des passions déshonnêtes.

De là coulent aussi comme des ruisseaux d'une féconde source, la stupidité et la grossièreté d'esprit. Le désir et le goût des choses spirituelles languissent de telle sorte, que l'âme n'y trouve plus de saveur, et qu'elle ne peut ni s'y arrêter ni même en parler. La dissipation des sens et du cœur, le chagrin et l'amertume prennent de là leur commencement.

Mais l'attouchement des choses molles et douces est suivi de dommages plus nombreux et plus funestes à l'âme. Ce plaisir est la cause de l'exécrable crime de mollesse; il rend l'esprit efféminé et timide; il dispose ce sens à pécher; il lui donne un si grand penchant aux chutes continuelles, qu'il n'a pas plus de résistance qu'une cire tendre et presque fondue. L'attouchement verse dans le cœur une vaine joie ; il nourrit la liberté de dire et de voir toutes choses ; il étourdit les autres sens, et il les obscurcit à proportion que  cette passion animale est violente. Il prive le jugement de ses lumières et de sa droiture, et il le tient dans une ignorance grossière et dans une grande imbécillité spirituelle. Il inspire la pusillanimité et l'inconstance ; il aveugle l'âme et il abat le courage de telle façon, qu'on craint lors même qu'il n'y a rien à craindre.

Cette molle délectation produit l'esprit de confusion et l'insensibilité de conscience dans les affaires, parce qu'elle débilite le bon sens et le réduit à un tel état, que l'âme ne peut ni prendre ni donner de sages conseils, et qu'elle devient incapable des biens spirituels, et inutile pour toutes choses, comme un vase percé de tous côtés. Toutes ces pertes procèdent de cette satisfaction animale, et elles sont plus grandes en quelques-uns, et plus petites en quelques autres, selon la facilité et la faiblesse, ou la fermeté et la constance de ceux à qui elles arrivent. Car il y a des gens de telle complexion, que les moindres occasions leur sont plus pernicieuses que les plus grandes ne le sont à d'autres.

J'ajoute aux effets de cette volupté le relâchement dans les exercices spirituels et dans les macérations du corps, et la tiédeur et l'indévotion dans l'usage des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie. Mais je passe sous silence les autres maux dont elle accable ses esclaves, parce que je serais trop long à les déduire.

 

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CHAPITRE XXV
Des biens spirituels et temporels dont la privation du plaisir des choses matérielles enrichit l'âme.

 

Les profits que l'âme retire de la privation de ce plaisir sont admirables. Il y en a de deux sortes, les spirituels et les temporels.

Le premier est que l'âme, en s'éloignant de la joie qu'elle reçoit des objets sensibles, et en se resserrant en elle-même, s'affranchit des distractions que les opérations trop vives des sens lui causaient. Ensuite elle s'approche plus facilement de Dieu, et conserve mieux l'esprit intérieur et les vertus qu'elle a acquises, et à qui elle donne de nouveaux accroissements.

Le second est très-excellent.  Car nous pouvons dire avec vérité que celui qui étouffe en lui-même cette volupté, devient de sensuel tout spirituel, d'animal tout raisonnable,  d'humain tout angélique, tout céleste et tout divin. Comme un homme qui ne recherche que les douceurs de ces plaisirs ne mérite pas d'autres noms que ceux de sensuel, d'animal, de terrestre, de même celui qui les abhorre est digne des qualités que nous venons de lui attribuer; ce qui est certain, puisque l'usage des sens et la force de la sensualité sont directement contraires aux exercices et à la vigueur de l'esprit. Car la chair, dit l'Apôtre, combat par ses désirs contre l'esprit, et l'esprit contre la chair ( Galat., V, 17.). De là vient que les forces de l'une des deux parties de l'homme diminuent ou croissent à proportion que les forces de l'autre croissent ou diminuent. Et de cette manière, la partie supérieure, qui ne tend d'elle-même qu'à Dieu, se perfectionne et s'unit à son Créateur ; elle acquiert les biens spirituels et célestes; et c'est lui faire justice que de l'orner de tous les titres illustres que nous avons rapportés. Cette doctrine est fondée sur l'autorité de saint Paul. Il nous enseigne que l'homme qui n'occupe son cœur qu'à goûter les délectations sensuelles est tout charnel, et ne comprend point les choses qui viennent de l'esprit de Dieu; et que celui qui attache sa volonté à Dieu est tout spirituel : il pénètre dans les secrets du Seigneur; il juge de toutes choses ( I Cor., II, 14, 15.). Si bien que l'âme lire de là cet avantage, qu'elle est disposée, par  cette abnégation, à recevoir tous les biens spirituels et tous les dons divins que la bonté de son Créateur voudra lui faire.

 

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La troisième utilité consiste .en une grande augmentation des délices intérieures, lesquelles remplissent le cœur de celui qui rejette les contentements charnels. Car, selon la parole infaillible du Sauveur, il reçoit cent pour un ( Matth., XIX, 29) : de manière que si vous renoncez une seule fois à cette joie, vous serez récompensé dès cette vie de cent douceurs spirituelles et même corporelles ; et, au contraire, si vous la goûtez une seule fois, vous serez puni de cent amertumes très-fâcheuses. Car, lorsque vous aurez purifié vos yeux du plaisir qu'ils avaient à voir, vous sentirez une consolation spirituelle très-agréable, parce qu'elle se rapportera uniquement à Dieu, soit que vous regardiez les choses divines, soit que vous arrêtiez votre vue sur les choses humaines. Vous serez pénétré de semblables délices, entendant parler des choses divines ou humaines, lorsque vous aurez soustrait à vos oreille la vaine satisfaction qu'elles reçoivent des entretiens du monde Vous devez juger la même chose des autres sens, lorsque vous aurez retranché le contentement que les objets corporels leur donnent. Car, comme dans l'état d'innocence tout ce qu'Adam et Eve voyaient, tout ce qu'ils disaient, tout ce qu'ils mangeaient, les excitait à une douce contemplation des choses divines, parce que la partie inférieure était bien disposée et fort soumise à la raison ; de même celui qui éloigne de ses sens tout le plaisir que les objets matériels leur présentent, qui les tient assujettis à l'esprit, et qui les dompte jusqu'à étouffer leurs premiers mouvements, celui-là est pénétré des douceurs d'un étroit attachement au Seigneur par la continuelle application de son cœur à la majesté divine. C'est pourquoi toutes choses, soit basses, soit élevées, sont utiles à ceux qui sont purs, et elles augmentent leur pureté : au contraire, elles sont dommageables à ceux qui sont impurs, et elles les infectent d'une impureté plus étendue. Cependant quiconque ne surmonte pas la volupté de l'appétit animal, ne jouira jamais, par le moyen des créatures ni par ses propres opérations, de la joie que Dieu verse ordinairement dans les âmes fidèles. Mais quiconque ne vit plus selon la corruption des sens, a la consolation de voir ses opérations et ses puissances tendre à la contemplation de Dieu comme à leur centre. Car, comme nous l'apprenons des philosophes, chaque chose subsiste et vit selon la nature de son être ; et, conséquemment, celui qui a changé sa vie animale en sa vie spirituelle se porte sans résistance à Dieu, n'ayant pas que des affections et des actions spirituelles. Il s'ensuit de là qu'un homme qui est parvenu à cette pureté de cœur, aura facilement une connaissance de Dieu pure, spirituelle, agréable et pleine d'amour.

 

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Je tire encore  cette conséquence, que celui qui ne s'accoutume pas à vaincre sa sensualité, et qui n'use pas de tous les objets matérielle pour aller à Dieu, doit rejeter la satisfaction qui lui vient des choses sensibles, afin qu'il puisse délivrer son âme de la vie animale. Il doit craindre que, n'étant pas assez intérieur, l'usage de ces choses ne nourrisse et ne fortifie plus ses sens que son esprit, parce que la partie sensitive, étant la plus forte, domine dans ses opérations, et excite une sensualité plus grande et plus active. Car ce qui est né de la chair est chair, dit le Sauveur, et ce qui est né de l'esprit est esprit ( Joan., III, 6.). Il faut bien peser ceci, puisque c'est une vérité constante. Que celui donc qui ne s'est pas encore mortifia parfaitement sur ce plaisir grossier, n'ait pas la présomption d'appliquer ses sens ni leurs opérations aux objets sensibles, s'imaginant que l'esprit en profitera davantage. En détruisant ce contentement et le désir qu'on a d'en jouir, on augmente plus les forces de l'âme que si on s'occupait de ces choses matérielles.

Pour ce qui concerne la gloire que le refus de  cette volupté nous procure en l'autre vie, il n'est pas nécessaire de la représenter en cet endroit. Outre que ceux qui auront abhorré cette sensualité auront le corps revêtu de qualités glorieuses bien plus excellentes que ceux qui n'auront pas méprisé la volupté, ils seront élevés à une gloire essentielle proportionnée à l'amour divin qui les aura portés à combattre  cette délectation, parce que, selon l'expression de saint Paul, les afflictions, quoique courtes et légères, que nous souffrons en cette vie produisent en nous la durée éternelle d'une gloire incomparable (II Cor., IV, 17.).

Je ne crois pas non plus que je doive déduire ici les avantages que la privation de  cette joie nous apporte, soit qu'ils regardent l'esprit, soit qu'ils concernent les mœurs, soient qu'ils soient commodes à la vie présente. Ils sont tous de même nature que ceux dont nous avons parlé en traitant des autres espèces de plaisirs ; ils sont même beaucoup plus éminents, parce que ces contentements étant plus conformes et plus unis à la nature humaine , celui qui s en déclare ennemi acquiert une pureté plus intérieure et plus achevée.

 

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CHAPITRE XXVI
On commence à traiter du quatrième genre de biens, qui sont les biens moraux, et on déclare quels ils sont, et comment la volonté peut s'y plaire légitimement.

 

Le quatrième genre des biens auxquels la volonté peut s'attacher avec plaisir,  sont ceux que nous appelons moraux. Nous entendons par ces biens les vertus morales  et les habitudes qu'on acquiert en  les pratiquait toutes les œuvres  de  miséricorde, spirituelles et corporelles,  l'observation des lois divines et humaines, tous les exercices enfin qu'une personne de bon naturel et portée au bien peut faire suivant les règles de l'honnêteté. Ils méritent peut-être mieux, quand on s'y applique, de donner de la joie à la volonté, que les trois autres espèces de biens que nous avons expliqués jusqu'ici; car un homme peut se réjouir de ces biens de l’âme pour ces deux raisons, savoir : à cause de leur nature, ou à cause de l'utilité qu'ils procurent à l'homme, en tant qu'ils sont des moyens et des instruments dont il se sert pour parvenir à la vertu.

De sorte que ces trois premiers genres de biens sont indignes des recherches et des joies de la volonté, soit parce qu'ils n'apportent à l'homme aucun avantage, soit parce qu'étant périssables ils n'ont rien de grand ni d'important. Au contraire, ils suscitent dans le cœur des peines, des douleurs et des afflictions très-sensibles. Car, quoiqu'ils puissent être à l'homme un sujet de contentement lorsqu'il en use pour monter jusqu'à Dieu, néanmoins ce bon usage est si incertain, qu'il est ordinairement plus nuisible qu'avantageux.

Mais le bien moral est de lui-même d'une excellence et d'une valeur si considérable, qu'il est juste d'en faire l'objet de nos délices. Car, puisqu'il introduit avec soi dans l’âme la tranquillité et la paix, le droit usage de la raison, l'ordre et l'uniformité des opérations, un homme, parlant  humainement,  ne peut avoir la jouissance d'une meilleure chose. Ainsi il lui est permis de prendre de la satisfaction dans l'exercice des vertus et dans  leur possession, à cause de leur beauté et de leur mérite, et en considération aussi des profits spirituels et temporels qu'elles produisent. C'est pour cette raison que les philosophes,  les sages et les princes les plus célèbres de l'antiquité païenne ont estimé les vertus, les ont louées, et se sont efforcés de les pratiquer et de les  acquérir. De manière que  non-seulement  ils sont arrivés à  l'abondance des biens et à l'éclat de la réputation qu'ils cherchaient en ce

 

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monde, mais encore Dieu, que rien ne peut empêcher de faire le bien, dit le Sage, et qui l'aime dans le Gentil et dans le Barbare, leur a donné, pour récompense de leurs bonnes mœurs, une longue vie, de grands honneurs, de puissants domaines, comme nous le voyons dans les Romains, auxquels il a soumis une grande partie de l'univers, à cause de l'équité de leurs lois et de leur gouvernement, leur infidélité les rendant d'ailleurs incapables de la félicité éternelle ( Sap., VII, 22, 23.).

Les biens de  cette nature sont si agréables à Dieu, qu'il combla Salomon de biens temporels en vue des biens moraux que ce prince lui avait demandés. Parce que, lui dit-il, vous avez demandé, non pas une longue vie, ni de grandes richesses, ni la vie de vos ennemis, mais la sagesse pour juger avec discernement et avec équité, j’ai fait pour vous ce que vous m'avez prié de faire, et je vous ai donné un esprit si éclairé et si pénétrant, et une sagesse si profonde, qu'il n'y a point eu d'homme jusqu'à présent, et qu'il n'y en aura jamais de semblable à vous. Mais de plus, je vous ai accordé ce que vous ne m'avez pas demandé, savoir les richesses et la gloire en un degré si éminent, qu'aucun roi des siècles passés ne vous a été égal en biens et en réputation ( III Reg., 11, 12.).

Néanmoins, quoiqu'un chrétien puisse aimer ces biens comme commodes à ses intérêts, il ne doit pas borner là son contentement de la même manière que les païens, qui ne portaient pas leur vue au-delà de cette vie mortelle; mais étant éclairé des lumières de la foi, qui lui Recouvre la vie éternelle qu'il doit espérer, et sans laquelle toutes les choses de ce monde ne sont de nulle valeur, il doit se proposer un motif de joie plus noble, savoir : l'exercice de l'amour divin et la possession du ciel, parce que le bien moral contribue à perfectionner l'un et à conquérir l'autre. Ainsi l'obéissance, le service et l'honneur qu'il rend à Dieu, en cultivant les vertus morales et en sanctifiant ses mœurs, doivent être la cause unique de sa joie. Sans  cette intention et sans ce but, les vertus n'ont aucun prix devant Dieu, comme il est visible par la parabole des dix vierges de l'Évangile. Toutes avaient gardé la chasteté et fait de bonnes œuvres avec beaucoup de soin et de constance. Mais parce que cinq d'entre elles

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s'étaient réjouies de ce bien en vue non pas de l'honneur et de l'amour de Dieu, mais de leur satisfaction particulière et de leur propre gloire, elles furent privées de l'amour de l'époux et de la félicité du ciel. Plusieurs anciens ont aussi été très-illustres pour leurs vertus et leurs bonnes actions, et plusieurs chrétiens le sont encore aujourd'hui pour les mêmes causes ; mais tout cela leur sera inutile pour la vie future, parce qu'ils n'ont pas envisagé et n'envisagent pas la gloire et l'amour de Dieu. Il faut donc se réjouir, non pas de ses bonnes mœurs et de ses œuvres saintes, mais du seul amour qu'on a pour son créateur. Plus les bonnes œuvres méritent de récompense et de gloire, lorsqu'on les fait pour le seul honneur de Dieu, plus elles doivent donner de confusion à ceux qui les font par des motifs humains et frivoles.

Le chrétien doit donc considérer, pour s'exciter à rapporter à Dieu le plaisir qu'il a d'embrasser les vertus morales, que les œuvres de miséricorde, les jeûnes, les aumônes, les austérités, les oraisons et les autres actions saintes, fondent leur valeur, non pas tant sur leur quantité et sur leur qualité, que sur l'amour de Dieu qu'on se propose en les faisant, et que plus cet amour sera pur, ardent et désintéressé pour cette vie et pour l'autre, plus elles seront parfaites et éminentes. Je conclus que l'homme spirituel doit d'un côté sevrer son cœur de toutes les consolations que le bien moral lui présente, et, de l'autre, le nourrir des seules douceurs que l'amour divin et la recherche de la gloire du Seigneur lui offrent. C'est ainsi qu'il unira sa volonté à Dieu avec toute sa force et toute sa vigueur.

 

CHAPITRE XXVII
De sept dommages qui peuvent naître de la joie que les choses morales excitent dans la volonté.

 

Je trouve sept principaux dommages que l'homme peut recevoir de la vaine satisfaction qu'il prend dans les choses morales, et qui lui sont extrêmement pernicieux, parce qu'ils se répandent dans l'esprit et dans l'intérieur. Je les expliquerai en peu de mots.

Le premier est la vanité, l'orgueil, la vaine gloire et la présomption de soi-même. On ne saurait concevoir de la complaisance de ses bonnes œuvres sans les estimer, et sans avoir pour soi-même une estime particulière. De là vient l'arrogance, comme il paraît dans le pharisien, qui priait dans le temple avec ostentation, et qui se glorifiait de ses jeûnes et de ses aumônes.

 

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Le second a quelque connexion avec le premier. Un homme qui en est venu là regarde les autres comme des gens imparfaits et méchants en comparaison de lui; il les méprise en son cœur; il ne croit pas qu'ils fassent aucune bonne œuvre; il en parle même désavantageusement. Ce fut le malheur où tomba le pharisien, qui priait de cette sorte : Je vous rends grâces, mon Dieu, de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes, adultères, ni tel aussi que ce publicain. Je jeûne deux fois la semaine, et je paie la dîme de tout ce que je possède ( Luc., XVIII, 11, 12). Et de cette manière, un seul acte par lequel il s'estime soi-même et méprise les autres, lui attire ces deux dommages. Il s'en trouve aujourd'hui plusieurs qui l'imitent, en disant qu'ils ne sont pas comme un tel, qu'ils ne commettent pas tel ou tel péché, comme celui-ci ou celui-là. Ils sont même pires que le pharisien; car il eut bien, à la vérité, quelque mépris des autres, et en particulier du publicain; mais ceux-ci passent plus outre; ils s'enflamment de colère et d'envie contre les autres lorsqu'on les loue, ou qu'ils font de meilleures actions qu'eux.

Le troisième dommage est que, ne regardant en leurs actions que la douceur, ils ne les entreprennent d'ordinaire que par l'espérance de la consolation et des louanges qu'ils en attendent. Ils font toutes leurs œuvres, dit Jésus-Christ, non pas pour plaire à Dieu seul, mais pour être vus des hommes ( Matth., XXIII, 5).

Le quatrième est une suite du troisième. Dieu ne récompensera pas ces gens-là du bien qu'ils font, parce que le seul plaisir, la seule gloire, le seul intérêt temporel est le terme de leurs prétentions. C'est pourquoi,  je vous le dis en vérité, ce sont les paroles de notre Sauveur, ils ont déjà reçu leur récompense ( Matth., VI, 2). Ainsi ils seront punis également par la privation de leur salaire, et par la confusion de leurs intentions corrompues.

Leur misère est si grande en cet endroit, que la plupart de leurs actions, dont le public est témoin, sont ou vicieuses et de nul prix, ou du moins très-imparfaites aux yeux de Dieu, par la raison qu'ils ne se sont pas mis au-dessus de toutes ces vues humaines. Car enfin quel autre jugement peut-on faire d'eux, lorsqu'ils ne veulent rien entreprendre de considérable, à moins qu'ils n'en laissent des

 

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monuments publics qui consacrent à la postérité leur nom, leur famille et leur richesse, et qu'ils ne mettent leurs armes dans les églises, comme s'ils voulaient qu'on fléchit le genou devant elles comme devant des images sacrées? En vérité, on peut dire, en quelque façon, que quelques-uns d'eux semblent s'estimer plus que Dieu.

Mais laissons-là ceux qui en usent le plus mal à cet égard; combien en voit-on qui perdent tout le fruit de leurs bonnes œuvres? Les uns souhaitent qu'on leur en donne des louanges ; les autres désirent qu'on leur en sache gré et qu'on les en remercie ; quelques-uns en parlent avec plaisir, et sont bien aises qu'un tel ou un tel en aient connaissance ; ils voudraient même que le bruit s'en répandît partout le monde. Quelques autres distribuent de leurs biens aux pauvres par des mains étrangères, et font d'autres œuvres d'éclat par le ministère d'autrui, afin que leur réputation vole de tous côtés. Il y en a enfin qui cherchent l'un et l'autre, le profit et l'applaudissement. (Matth., VI.) Agir de la sorte, ce n'est autre chose, selon le langage du Fils de Dieu, que faire sonner de la trompette devant soi, que contenter sa vanité, et renoncer volontairement aux biens éternels dont Dieu comble les personnes adonnées aux actions vertueuses.

C'est pourquoi ceux qui veulent se mettre à couvert de ce mal doivent cacher leurs bonnes œuvres, afin qu'elles ne soient connues que de Dieu, et que les hommes n'aient pas lieu de s'en apercevoir ni de leur donner leur approbation. Il faut même qu'ils s'en dérobent à eux-mêmes la connaissance, c'est-à-dire qu'ils n'en fassent pas plus d'estime et qu'ils n'y prennent pas plus de complaisance que s'ils les ignoraient, selon le sens spirituel de Notre-Seigneur : Que votre main gauche ne sache pas ce que fait la droite ( Matth., VI, 3.). Comme s'il disait : Ne regardez pas avec des yeux de chair les œuvres spirituelles que vous faites. C'est par ce moyen que toute la force de la volonté se réunira et s'attachera toute à Dieu, et que le bien qu'on fera devant les yeux de la Majesté divine sera utile à l'âme et très-parfait en lui-même. Si un homme se comporte autrement en ses saintes actions, non-seulement il ne méritera nulle récompense, mais la vanité qu'il en concevra intérieurement sera la source de plusieurs péchés. A quoi on peut appliquer ce sentiment de Job : Si j'avais, dit-il, goûté de la joie dans le secret de mon âme, et si j'avais baisé ma main, mon péché serait très-grand ( Job., XXXI, 26, 27, 28.) . Pour entrer

 

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dans sa pensée, il faut entendre par la main les actions qu'on fait, et parla bouche la volonté qui se plaît en ces actions. Et parce que cette complaisance est renfermée dans l'intérieur, Job dit : Si j'avais goûté de la joie dans le secret de mon unie, ce serait un grand péché, et même, comme il ajoute, un renoncement de Dieu. Car s'attribuer à soi-même une bonne œuvre, c'est la dérober à Dieu, qui est l'auteur de tout bien, à l'exemple de Lucifer, qui prit une si grande complaisance en ses bonnes qualités, qu'il dépouilla Dieu de la gloire qui lui était due, et qu'il s'en revêtit lui-même, comme s'il en eût été le principe et la cause.

Le cinquième dommage concerne ceux qui n'avancent point dans la vie spirituelle et dans la perfection. Ce qui leur arrive lorsque la pratique des bonnes œuvres ne leur est pas une féconde source de délices intérieures comme ils prétendent; cette privation leur fait perdre le courage, la persévérance et le mérite. Or, Dieu a coutume de priver de ces douceurs spirituelles tous ceux auxquels il destine un plus éminent degré de sainteté. Il leur ôte le lait qui est la nourriture des enfants, et il leur donne le pain dont les hommes faits mangent d'ordinaire. Il met leurs forces à l'épreuve, et il change la délicatesse de leur goût et de leur appétit en une grande avidité de la viande des forts et des parfaits. C'est ce dur traitement qui arrête ces esclaves des consolations spirituelles dans le chemin de la vertu, et à qui ces paroles de Salomon conviennent bien : Les mouches qui meurent dans un parfum en gâtent toute la douceur ( Eccl., X, 1.). Car lorsque quelque mortification les surprend, ils meurent pour les bonnes œuvres; ils les abandonnent; ils ne jouissent pas du plaisir dont la persévérance remplit l'âme des personnes constantes et courageuses.

Le sixième dommage tombe sur ceux qui s'en imposent très-souvent à eux-mêmes, en se persuadant que les actions qui sont pleines de délices spirituelles sont préférables à celles qui en sont vides, et qui donnent autant d'approbation et de louanges à celles-là, qu'ils désapprouvent et méprisent celles-ci, quoiqu'ils dussent prendre des sentiments contraires. Les œuvres où l'homme mortifie davantage son amour-propre, lors principalement qu'il est éloigné du terme de la perfection, sont communément mieux reçues de Dieu, et doivent paraître d'un plus grand mérite à celui qui les fait, à cause de l'abnégation de soi-même, que celles qui le flattent et le consolent beaucoup. Il peut facilement s'y rechercher, et se proposer soi-même comme le dernier terme de ses opérations et de ses desseins. C'est à ce propos que le prophète Michée parle : Ils appellent bien, dit-

 

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il, le mal que leurs mains font ( Mich., VII, 3.). C'est-à-dire, ils s'imaginent que ce qu'il y a de mauvais dans leurs actions leur est avantageux. Ce qui vient de ce qu'ils ont plus à cœur leur propre satisfaction que le bon plaisir de Dieu. Il faudrait un discours trop long pour représenter l'empire que ce dommage exerce sur les personnes spirituelles, et sur ceux qui mènent une vie commune, et pour dire en détail tous ses pernicieux effets. A peine se trouvera-t-il un homme qui vaque aux actions saintes en vue de Dieu seul, et non par la recherche secrète des douceurs intérieures, ou de quelque autre intérêt passager.

Le septième consiste à rendre celui qui n'étouffe pas  cette vaine délectation, incapable de prendre conseil et de suivre des instructions raisonnables et salutaires dans l'exercice des bonnes œuvres. L'habitude qu'il a de s'y ménager du contentement, l'affaiblit et le tient lié si étroitement, qu'il juge que le sentiment des autres n'est pas le meilleur; ou s'il l'estime le plus conforme à la raison et à la vertu, il n'a pas assez de courage pour le réduire en pratique. Ces sortes de gens sont encore bien froids en l'amour de Dieu, et bien lâches en la charité du prochain, parce que l'ardeur de l'amour-propre qui les échauffe en leurs entreprises louables, éteint cette vertu dans leur cœur.

 

CHAPITRE XXVIII Des différentes utilités que l'âme reçoit, lorsqu'elle se prive du plaisir des vertus morales.

 

Les fruits dont l'âme est participante, lorsqu'elle ne veut pas se nourrir de la vaine joie de cette sorte de biens, sont très-grands. Le premier est que l'âme dissipe l'orage des tentations que le démon lui suscite, et elle se délivre dis embûches qu'il lui dresse sous les apparences de ces bonnes œuvres, comme nous l'apprenons de cet endroit du livre de Job : Il dort à l'écart sous l'ombre des roseaux et dans des lieux humides ( Job., XL, 2). Le saint homme parle de Satan, qui se cache dans l'humidité et la mollesse du plaisir, et dans le vide du roseau, c'est-à-dire dans une action vaine, pour surprendre l'âme, et pour l'embarrasser en ses filets. Ce qui ne doit pas nous étonner, puisque cette satisfaction est d'elle-même, sans la suggestion du démon, une pure tromperie, surtout lorsque celui qui fait ces actions

 

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en sent dans le fond du cœur quelque complaisance. C'est ce que Jérémie exprime admirablement en ces termes : Votre arrogance et l'orgueil de votre cœur vous ont déçu ( Jerem., XLIX, 16.). Car, je vous prie, quelle plus grande tromperie peut-on imaginer que la vaine gloire? Il est donc nécessaire que l'âme qui s'en veut garantir extermine cette joie inutile.

Le second : un homme fait des actions plus parfaites et plus fréquentes; ce qui lui serait impossible  si la passion du plaisir dominait dans ses œuvres. Car cette passion donnerait de si grandes forces à l'appétit irascible  et à l'appétit concupiscible, qu'ils ne laisseraient nulle autorité à la raison, et qu'ensuite l'âme serait pour l'ordinaire inconstante dans le bien et dans ses résolutions ; elle omettrait plusieurs saintes œuvres ; elle en entreprendrait quelques-unes selon son caprice ; elle en commencerait quelques autres sans les achever ; et dans  cette perpétuelle vicissitude elle ne ferait aucun profit. Car comme elle ne serait attirée à faire le bien que par le goût du plaisir, qui est changeant de sa nature et différent, tantôt plus grand, tantôt plus petit, il est certain que quand il cesserait de flatter le cœur, les bonnes œuvres, quelque importantes qu'elles fussent, s'évanouiraient. Ce contentement étant l'âme et la vie des actions, celles-ci meurent lorsque celui-là s'étouffe. Ces gens-là sont semblables à ceux qui écoutent la parole divine, dit Jésus-Christ, mais à qui le démon vient ensuite la ravir du milieu du cœur, de peur qu'ayant cru ils ne soient sauvés ( Luc., VIII, 12.) . La raison en est que tout leur appui et toutes leurs forces pour agir ne consistent qu'en la jouissance de cette satisfaction. C'est pourquoi celui qui s'en prive trouve le secret de persévérer, et d'éviter les fraudes du malin esprit. Si bien que cette utilité est de très-grande conséquence, comme la perte qui lui est opposée est d'une suite très-dangereuse. Celui qui se conduit par les lumières et selon les principes de la sagesse chrétienne, tient les yeux toujours attachés sur la substance de ses œuvres, sur le profit qu'il en attend, et non sur la douceur d'esprit qu'il peut y puiser. Il ne bat point l'air; il ne cherche point de secours pour se procurer de la consolation; il ne s'arrête qu'à ce qu'il y a de solide en ses actions.

La troisième utilité est toute divine. Après que l'homme spirituel a ruiné la vaine joie de ses bonnes œuvres, il entre dans la pauvreté d'esprit, à qui le Fils de Dieu donne le premier rang entre les béatitudes, et le royaume du ciel pour récompense ( Matth., V, 3.).

La quatrième : celui qui a banni ce contentement de sa volonté,

 

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devient doux, humble et prudent en ses actions. Car les appétits irascible et concupiscible ne souffrent plus en leurs opérations les impressions violentes de la volupté, et cet homme agira sans présomplion de lui-même, sans estime de ses œuvres et sans être couvert du bandeau que la satisfaction du bien qu’il fait lui mettrait sur les yeux, s'il ne l'abhorrait pas.

La cinquième : il gagne le cœur de Dieu et l'amitié des hommes, et il se défend des vices odieux d'avarice, de gourmandise, de paresse, d'envie, d'une infinité d'autres défauts spirituels.

 

CHAPITRE XXIX
On parle des biens surnaturels, qui sont le cinquième genre des biens qui peuvent remplir de joie la volonté. — On montre de quelle nature ils sont, comment ou les distingue des biens spirituels, et comment il faut rapporter à Dieu le contentement qui en vient.

 

Il est convenable de traiter maintenant du cinquième genre de biens où la volonté peut trouver du plaisir. Nous les appelons surnaturels, car ce sont tous les dons et toutes les grâces que Dieu nous accorde gratuitement, et qui surpassent toutes les forces et toute la vertu de la nature. Tels furent les dons de sagesse et de science dont Dieu enrichit Salomon ( III Reg., IV, 29.) ; tels sont ceux que saint Paul marque en sa première lettre aux Corinthiens, savoir : le don de foi, la grâce de guérir les malades, le don de faire des miracles, le don de prophétie, le discernement des esprits, le don de parler diverses langues, le don de les interpréter ( I Cor., XII, 8, 9, 10). Tous lesquels biens, quoiqu'ils soient sans contredit spirituels, comme le sont ceux dont nous parlerons bientôt, nous avons néanmoins jugé nécessaire de distinguer, à  cause  de l'extrême différence  qui  se  trouve entre eux. Car l'usage qu'on fait de ceux-ci regarde immédiatement le bien des hommes ; et c'est pour cette raison que Dieu les leur communique, puisque le Saint-Esprit, dit l'Apôtre, ne se fait paraître en chacun que pour l'utilité commune ( I Cor., XII, 7). Mais les grâces purement spirituelles ne servent qu'à entretenir le commerce de Dieu avec l'âme, et la familiarité de l'âme avec Dieu, dans l'union de l'entendement

 

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et de la volonté. Et c'est cet objet et la manière de l'atteindre, qui en font la distinction d'avec les autres dons surnaturels, lesquels sont donnés de Dieu pour le profit des créatures. Ils n'ont pas toutefois cette seule différence de l'objet ; ils ont encore la différence de leur substance et de leur opération. Ce qui nous oblige à en donner une différente connaissance.

Or, prenant ces dons surnaturels dans le sens que je leur donne, je dis pour nous encourager à fermer notre cœur à la satisfaction qu'ils y font entrer, qu'on en reçoit deux sortes de fruits considérables, pour le corporel et pour le spirituel. Le fruit temporel est la guérison des malades, la vue rendue aux aveugles, la résurrection des morts, la fuite des démons, la prédiction de l'avenir, afin que les hommes pourvoient à leurs affaires, et d'autres semblables faveurs. Le fruit spirituel regarde principalement l'éternité. Car sa fin est que ces saintes opérations contribuent à nous faire connaître Dieu, à lui rendre l'obéissance et l'honneur que nous lui devons exciter le prochain à s'acquitter des mêmes devoirs.

Le premier fruit ne doit pas inspirera l'homme beaucoup de joie, parce que les miracles et les autres dons qu'il contient, lui sont peu utiles pour acquérir l'union divine : c'est la charité qui le conduit à ce terme. Or, ces merveilles extraordinaires peuvent lui arriver sans avoir la grâce sanctifiante, soit que Dieu les communique comme au faux prophète Balaam, soit que le démon les opère par sa force et ses prestiges, ou par quelque secrète vertu de la nature, comme il a paru dans Simon le Magicien. Si ces prodiges devaient apporter quelque avantage aux hommes, ce serait assurément ceux dont Dieu serait l'auteur et l'ouvrier.

Cependant saint Paul nous apprend à juger de leur prix, si on les sépare des dons du second rang : Quand je parlerais, dit-il, le langage des hommes et des anges, si je n'avais pas la charité, je ressemblerais à de l'airain ou à une cymbale qui retentit. Et quand j'aurais le don de prophétie, que j'entendrais tous les mystères, que j'aurais toute la science et toute la foi, en sorte que je transportasse les montagnes d'un lieu à un autre, si je n'avais pas la charité, je ne serais rien ( I Cor., XIII, 1, 2). C'est pourquoi, lorsque plusieurs diront à Jésus-Christ notre Sauveur : Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre nom? N'avons-nous pas chassé les démons en votre nom? N'avons-nous pas fait beaucoup de miracles en votre nom? il leur répondra: Je ne vous ai jamais

 

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connus. Retirez-vous de moi, vous qui avez commis l'injustice ( Matth., VIII, 22, 23.) . Ainsi un homme doit se réjouir, non pas de ce qu'il est favorisé de ces grâces extraordinaires, mais de ce qu'il en use pour servir Dieu avec un parfait amour, en quoi consiste le fruit de la vie éternelle et bienheureuse. De là vient que Notre-Seigneur reprit ses disciples, qui lui témoignaient la joie qu'ils sentaient d'avoir chassé les démons : Ce n'est pas, dit-il, de ce que les esprits vous sont soumis que vous devez vous réjouir, mais c'est de ce que vos noms sont écrits dans le ciel ( Luc., X, 20). Comme s'il eût dit, selon les lumières de la théologie: Réjouissez-vous de ce que vos noms sont dans le livre de vie. Nous apprenons de la que personne ne doit concevoir de la joie, sinon de ce qu'il marche par le chemin qui mène à la vie éternelle, en s'appliquant avec soin aux œuvres de charité. Que peut nous servir devant Dieu, et de quelle valeur peut être à ses yeux tout ce qui n'est pas amour de Dieu? Or, cet amour n'est point parfait, s'il n'est pas assez fort, assez prudent et assez discret pour nous purger de toute la satisfaction qui peut naître de ces faveurs surnaturelles, et pour la référer au seul accomplissement de la volonté divine. De cette façon la volonté s'unit à son Créateur par l'entremise des biens qui surpassent les forces et l'étal de la nature.

 

CHAPITRE XXX
Des peines que l’âme peut souffrir, quand la volonté met son contentement en cette espèce de biens.

 

Il me paraît que quand un homme établit son contentement dans les biens surnaturels, il en peut souffrir trois grandes perles. Il peut tromper les autres et être trompé lui-même; il peut déchoir de la foi divine; il peut s'affectionnera la gloire ou à quelque autre vanité.

En premier lieu, il peut très-facilement tromper les autres et se tromper lui-même, lorsqu'il fait ses délices de ces opérations surnaturelles. Car il est nécessaire d'être éclairé de grandes lumières de Dieu, et soutenu de bons conseils et d'avis très-sages, pour juger avec discernement et avec sûreté si ces grâces extraordinaires sont illusoires ou véritables, en quel temps et de quelle manière il faut les mettre en pratique. Or, c'est ce que l'estime qu'on en fait, et la

 

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joie qu'on y puise, empêchent pour deux raisons: la première, c’est que ce contentement émousse la pointe de l'esprit, et éteint la lumière du jugement et du bon sens; la seconde, que celui qui se repali de ces délices, non-seulement se hâte trop d'agir, mais il a aussi un violent penchant à opérer hors du temps qui lui est prescrit par les ordres de la sagesse divine. Supposé même que ses vertus et ses œuvres n'aient rien que de certain et de solide, néanmoins sa précipitation et son penchant suffisent pour l'engager dans l'illusion, ou parce qu'il ne comprend pas ces choses surnaturelles comme il faut, ou parce qu'il n'en lire pas le fruit qu'il devrait, et qu'il n'en l'ait pas usage dans le temps et de la manière convenables. Car quoiqu'il soit très-constant que lorsque Dieu distribue aux hommes ses dons extraordinaires, il verse dans l'âme ses lumières et il y fait naître des mouvements intérieurs pour les éclairer et pour les exciter à employer utilement ces dons; ils peuvent toutefois s'égarer en cette pratique, en ne faisant pas les choses avec la perfection que Dieu demande d'eux, ni quand et comme il faut, parce qu ils s'en font les propriétaires; et de cette sorte ils se souillent de grandes imperfections. En quoi ils ressemblent au prophète Balaam, qui eut la présomption de vouloir aller, contre la volonté de Dieu, jeter des malédictions sur le peuple d'Israël ( Numer., XXII, 22). C'est pourquoi Dieu voulut le faire mourir sur-le-champ. Saint Jacques et saint Jean, emportée par un zèle trop ardent, voulurent faire descendre le feu du ciel sur lis Samaritains qui refusèrent l'entrée de leur ville et de leurs maisons à leur divin Maître; mais Jésus-Christ leur en lit aussitôt une réprimande ( Luc., IX, 54, 55). Il est évident par là que ces gens imparfaits se portent et se déterminent par le mouvement de quelque passion secrète, de quelque plaisir délicat, de quelque estime cachée, à faire ces actions non communes, lorsqu'il n'est pas expédient de les entreprendre. Car, quand il ne s'y glisse point de semblables défauts, ils attendent le mouvement de Dieu, qui les excite à s'y occuper lorsque le temps, la nécessité et les autres circonstances l'exigent. Cette précipitation a donné autrefois à Dieu sujet de se plaindre, par la bouche de Jérémie, de certains prophètes qui prévenaient en cela ses ordres : Je n'envoyais pas, dit-il, ces prophètes, et ils couraient de toutes leurs forces; je ne leur parlais pas, et ils prophétisaient comme si je les eusse inspirés ( Jerem., XXIII, 21.).

 

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Il dit encore qu'ils ont séduit son peuple par leurs mensonges et par leurs faux miracles, quoiqu'il ne les eût pas envoyés, et qu'il ne leur eût donné aucun ordre ( Jerem., XXIII, 32.). Il ajoute qu'ils n'avaient que les visions de leur propre esprit, et qu'ils les débitaient aux autres. Tous lesquels abus ne fussent pas arrivés, si ces prophètes ne se fussent pas attribué à eux-mêmes leurs opérations, comme quelque chose de propre et de particulier.

On peut comprendre, par ces autorités, que cette joie entraîne a faire du mauvais usage des dons gratuits de Dieu, comme firent autrefois Balaam et les autres prophètes, qui faisaient des miracles pour décevoir le peuple. Elle jette même les esprits vains dans de si grands égarements, que, quoiqu'ils n'aient rien reçu de Dieu, ils se servent de leurs rêveries et de leurs imaginations, comme ils se les sont formées, ou comme le démon les leur a présentées, et ils les publient comme des oracles infaillibles. Car ce prince des ténèbres, les voyant attachés à ces sortes de visions, leur ouvre un vaste champ, et leur fournil une grande matière pour s'y appliquer ; il se môle en leurs opérations, et il les excite en différentes manières. Ainsi ces gens, animés dé ses suggestions malignes, s'abandonnent à leurs emportements en ce sujet ; et, par une hardiesse qui va jusqu'à l'impudence, ils deviennent prodigues de ces merveilles prétendues et de ces faux miracles.

Cependant ce mal déplorable n'arrête pas là son cours : le désir et le plaisir d'éclater poussent si loin ces gens-là, que s'ils avaient auparavant quelque commerce occulte avec le démon (car c'est d'ordinaire par sa puissance et par son ministère qu'ils font ces prodiges illusoires), ils n'ont plus honte de se déclarer et de faire profession d'être ses disciples aussi bien qu'ils sont ses esclaves. C'est là que se forment les empoisonneurs, les devins, les enchanteurs, les magiciens et les sorciers. Ils passent encore plus outre, car non-seulement ils souhaitent d'acheter à prix d'argent les dons extraordinaires de Dieu, comme faisait Simon le Magicien ( Act., VIII, 19.), pour rendre leurs hommages et leur obéissance au malin esprit, mais ils s'efforcent aussi d'acquérir les choses sacrées et même les divines ; ce qu'on ne peut dire sans frayeur. Oh! que nous avons besoin que Dieu augmente et multipliée l'infini les effets de sa miséricorde !

Mais qui peut dire combien ces malheureux sont pernicieux à eux-mêmes? Qui peut connaître combien ils sont funestes au

 

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christianisme? Tous ceux qui s'adonnèrent à la magie parmi les Israélites que Saül chassa de son royaume, commirent ces abominations et séduisirent ainsi le peuple, parce qu'ils voulurent imiter les prophètes du Seigneur ( I Reg., XXVIII, 3). Il est donc nécessaire, pour éviter ces illusions, que ceux qui ont reçu de Dieu quelque grâce particulière, renoncent à toute la satisfaction que l'usage qu'ils en feront leur pourrait donner. Ils doivent aussi attendre que Dieu, qui les gratifie de la sorte pour le bien de l'Église et de ses enfants, leur inspire le temps et la manière de se servir de ces dons. Car, comme le Sauveur des hommes défendit aux apôtres de se mettre en peine de ce qu'ils auraient à dire, parce qu'il s'agissait d'établir la foi, ce qui le regardait en particulier, de même il veut qu'en ces œuvres extraordinaires, qui sont sans doute très-importantes, les hommes qu'il a choisis pour les faire dépendent de ses inspirations et des moments qu'il leur marquera pour opérer, puisque c'est par sa seule vertu qu'ils produisent ces effets miraculeux. Pour cette raison, les disciples de Jésus-Christ, quoique enrichis de ces faveurs surnaturelles, prièrent Dieu d'opérer lui-même la guérison des malades, et de faire par eux les autres miracles qui devaient planter dans les cœurs la foi de notre Sauveur: Maintenant, Seigneur, disaient-ils, considérez leurs menaces, et donnez la grâce à vos serviteurs d'annoncer votre parole avec une entière liberté. Etendez aussi votre main pour faire des guérisons, des prodiges et des miracles au nom de votre saint Fils Jésus ( act., IV, 29, 30.).

Le second dommage, qui est la perle de la foi, peut naître du premier en deux manières. Premièrement au regard des autres : quand ces hommes-là veulent faire quelque miracle hors du temps et sans nécessité, ils tentent Dieu ; ce qui est assurément un grand crime ; et parce que l'effet ne répond pas à leurs désirs, ceux qui sont témoins de ce manquement de prodige, ou qui en sont informés, diminuent la force de leur foi, et quelquefois même ils la méprisent. Car, quoique l'affaire réussisse quelquefois selon les vœux de ces gens-là, Dieu le voulant ainsi pour des raisons particulières, comme il permit que la magicienne que Saül consulta fit paraître l'âme de Samuel, si toutefois c'était son âme ( I Reg., XXVIII, II, 12), néanmoins il arrive très-souvent que le succès n'est pas égal en toute chose; et si d'aventure ils obtiennent ce qu'ils prétendent, ils ne sont pas exempts

 

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d'erreur et de faute, puisqu'ils emploient ces dons gratuits en sortant des bornes de leur devoir.

Secondement ils peuvent recevoir une perle très-importante, qui est la privation du mérite de la foi, parce que l'estime qu'ils font de ces signes extraordinaires les détourne de la pratique essentielle de la foi. qui est d'elle-même obscure. De là vient que plus il y a de merveilles qui concourent à faire croire, moins il y a de mérite à donner sa créance. Car la foi, dit saint Grégoire, est vide de mérites lorsque la raison humaine et l'expérience lui servent de preuve ( Greg., homil. XXVI, in Evang.). C'est pourquoi Dieu n'accorde aux hommes des miracles que quand ils sont nécessaires pour les engager à croire, ou pour avancer la gloire de son saint nom, ou pour d'autres fins très-saintes que ses fidèles serviteurs se proposent en ces rencontres. De peur aussi que ses disciples ne perdissent le mérite de la foi, s'il les eût convaincus de sa résurrection par des preuves tirées de la raison et de l'expérience, il fit plusieurs choses miraculeuses avant que de paraître à leurs yeux en sa vie glorieuse, afin que, sans le voir, ils crussent qu'il était ressuscité. Il montra d'abord à Marie Madeleine son tombeau vide; ensuite il commanda aux anges de lui déclarer ce mystère, parce que, dit saint Paul, la foi vient de l'ouïe, afin qu'elle le crût avant qu'elle en eût des preuves par la vue. Lors même qu'elle le vit, ce ne fut que sous la figure d'un jardinier, afin que la ferveur que la présence du Sauveur lui inspirerait achevât d'affermir et de perfectionner sa créance, qui était au commencement un peu faible et imparfaite ( Joan., XX, 2 – Rom., X, 17 – Matth., XXVIII, I, 2 – Luc., XXIV, 32). Il fit aussi annoncer par des femmes sa résurrection aux apôtres, qui coururent ensuite voir le sépulcre de leur Maître. Et lorsqu'il se joignit aux disciples qui allaient au bourg d'Emmaüs, il enflamma leurs cœurs d'une extrême ardeur, avant que de se découvrir à eux. Il reprit enfin ses apôtres et ses disciples, tous ensemble, de ce qu'ils n'avaient pas ajouté foi au témoignage de ceux qui leur avaient donné des assurances de sa résurrection. Il  fit le

 

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même reproche à saint Thomas, qui voulut se convaincre de ce mystère par l'attouchement de ses plaies, et il l’instruisit de son devoir par ces paroles consolantes : Heureux ceux qui croient, quoiqu’ils n'aient pas vu (Joan., XX ; 29.). Ces remarques prouvent que Dieu n’agrée pas toujours que les hommes le prient de faire des miracles, ni qu’ils désirent des choses extraordinaires. Si bien qu’il blâma les pharisiens de ce que s'ils ne voyaient des prodiges ils ne croyaient pas ( Joan., IV, 18.). De sorte que ceux qui se font un plaisir de voir ces œuvres surnaturelles affaiblissent leur foi et le mérite de cette vertu.

Le troisième dommage qui vient de la satisfaction que ces miracles apportent, c'est la vaine gloire et la vaine complaisance. Elles gâtent l'esprit et le cœur de ceux qui succombent à leurs atteintes. Car ce plaisir, lorsqu'on ne le renferme pas tout en Dieu, n'est que vanité, comme le montre la réprimande que Jésus-Christ fit à ses apôtres, qui se réjouissaient de ce que les démons se soumettaient à leurs ordres. Car si ce n'eût pas été une pure illusion, il ne les eût pas traités de la sorte.

 

CHAPITRE XXXI
L'âme reçoit deux avantages du renoncement à la joie dont les grâces surnaturelles et gratuites de Dieu la comblent.

 

Outre que l'âme qui se prive elle-même du contentement de ces merveilles, se garantit des inconvénients que nous venons de dire, elle en retire deux utilités considérables. La première est qu'elle glorifie Dieu ; la seconde, qu'elle se relève beaucoup elle-même. Elle rend de l'honneur à Dieu en deux manières. Premièrement, quand elle détache sa volonté et son plaisir de tout ce qui n'est pas Dieu, pour les transférer en lui, comme le prophète-roi l'a voulu exprimer par ces paroles : L'homme élèvera son cœur, et Dieu sera exalté ( Psal., LXIII, 8.) . Car, lorsque l'âme élève son cœur au-dessus de toutes choses, elle se met aussi dans la même situation. Et parce que  cette élévation établit la demeure et le repos du cœur en Dieu seul, Dieu découvre son excellence et sa grandeur à l'âme ; et, par ce moyen, il est plus estimé et plus exalté, parce qu'il se fait mieux connaître à elle, lorsqu'elle rapporte sa joie à lui seul, comme à son premier principe et

 

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à sa dernière fin. Ce qui ne pourrait pas être, si ce contentement n'était épuré de toutes les choses créées. C'est ce que le Seigneur a dit lui-même par la bouche de David : Abstenez-vous des occupations de la terre ; voyez et considérez que seul je suis Dieu ( Psal., XLV, 11). Et ailleurs : J'ai paru, dit ce roi, devant vous, mon Dieu, dans une terre déserte, inaccessible et sans eau, comme dans le sanctuaire, pour contempler votre puissance et votre majesté ( Psal., 2). Or, si on exalte Dieu lorsqu'on ne prend nul plaisir dans les choses créées, on l'exaltera bien davantage lorsqu'on détachera sa joie des choses extraordinaires et miraculeuses, pour la mettre toute en Dieu seul, puisque ces choses, étant surnaturelles, sont d'un rang supérieur à toutes les créatures, qui ne sont que d'un ordre naturel. Car, en les abandonnant pour ne se plaire qu'en Dieu seul, on reconnaît qu'il est plus grand, plus parfait et plus excellent qu'elles, parce que plus on méprise des choses considérables pour l'amour d'un homme, plus on fait paraître l'estime qu'on a pour lui, et on lui rend plus d'honneur et de gloire.

Secondement, l’âme exalte Dieu lorsqu'elle dégage sa volonté du désir de toutes sortes de miracles, d'autant que plus elle croit Dieu et lui obéit sans le secours et le témoignage d'aucun prodige, plus elle relève la grandeur de Dieu; car elle reçoit sa parole avec plus de soumission que les signes les plus admirables ne pourraient la lui persuader.

La seconde utilité de cet éloignement de toutes les choses extraordinaires, c'est que l’âme acquiert une foi très-pure. Dieu la lui donne avec une espérance plus ferme et une charité plus ardente ; de sorte qu'il augmente de plus en plus ces trois vertus théologales. Et alors l'âme puise dans la foi de très-sublimes connaissances de Dieu; elle jouit, par la charité, d'une admirable douceur qui attache la volonté a Dieu seul ; l'espérance la remplit de consolations toutes divines, et ces avantages incomparables la conduisent à la parfaite union de son Créateur.

 

CHAPITRE XXXII
On traite du sixième genre de biens où la volonté peut se plaire. — On en représente les qualités, et on en fait la première division.

 

Puisque le but que nous regardons en cet ouvrage est de conduire l'esprit, par les biens spirituels, jusqu'à l'union de l'âme avec Dieu,

 

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il est nécessaire que nous fassions une attention particulière sur le «ixième genre de biens qui nous ouvrent le chemin de cette perfection afin que nous en parlions d'une manière utile et convenable. Car il est certain que plusieurs n'ayant qu'une légère teinture des choses spirituelles, s'y appliquent pour contenter les sens, et laissent l'esprit vide du fruit qu'ils en devraient recueillir. Si bien qu'à peine en trouve-t-on à qui le goût sensible de ces choses ne gâte l'esprit, parce qu'ils boivent l'eau, je veux dire, qu'ils flattent leurs sens de l'onction et de la douceur de ces saints exercices, avant qu'elles coulent dans l'esprit et qu'elles l'arrosent; et ainsi le cœur demeure sec, aride et fort stérile.

Je dis donc, pour venir à mon sujet, que les biens spirituels comprennent, selon ma pensée, tout ce qui nous porte et nous aide à parvenir à la conversation de l’âme avec Dieu, au commerce de Dieu avec l'âme, et à l'usage de toutes les choses divines. C'est pourquoi, en les divisant d'abord par le genre le plus universel, j'en remarque de deux sortes différentes : les uns sont doux et agréables, les autres sont amers et affligeants; et chacun d'eux se subdivise en deux espèces. Car entre les premiers il y en a quelques-uns qui viennent des choses claires et connues distinctement, et quelques autres qui naissent des choses obscures et cachées à notre esprit. Entre les derniers il s'en trouve également qui procèdent, les uns des objets évidents, les autres des objets confus et couverts de ténèbres.

Nous pouvons distinguer aussi tous ces biens selon les puissances de l'âme. Caries uns, en tant qu'intelligibles, regardent l'entendement; les autres, en tant qu'aimables, concernent la volonté; les autres, en tant qu'imaginaires, appartiennent à la mémoire. Nous ne prétendons parler présentement que des biens spirituels qui viennent des choses manifestes et distinctes, et qui remplissent l'âme de douceur et de satisfaction.

 

CHAPITRE XXXIII Des biens spirituels qui peuvent entrer dans l'entendement et dans la mémoire, et de quelle manière la volonté doit se comporter à l'égard du plaisir qu'ils apportent.

 

S'il fallait marquer ici la multitude des opérations de la mémoire de l'entendement, et prescrire à la volonté la manière de se gouverner à l'égard du contentement qui en procède, nous aurions sans doute beaucoup à travailler. Mais comme nous en avons traité

 

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dans le second livre de cet ouvrage, et dans quelques chapitres de ce troisième livre, il n'est pas besoin d'user de redites. C'est assez de dire que comme, suivant les principes que nous avons établis, l'entendement et la mémoire doivent se vider de toutes leurs idées et de toutes leurs connaissances pour s'unir à Dieu parce renoncement, de même la volonté doit se dépouiller de tout son plaisir, pour arriver par cette abnégation à l'union divine. Car puisque ces deux facultés de l’âme ne peuvent ni recevoir, ni rejeter ces sortes d'impressions sans le consentement de la volonté, il est évident que les mêmes instructions sont également utiles et propres pour diriger la volonté et les autres puissances spirituelles de l'homme. C'est pourquoi on pourra voir en ces endroits les dommages et les dangers que nous avons rapportés, et qui assiégeront l'a me de tous côtés, si la volonté ne se prive pas de la joie de ces opérations et de ces biens, et si elle ne met pas tout son plaisir en son Créateur.

 

CHAPITRE XXXIV
Des biens spirituels qui sont doux et agréables, et qui peuvent toucher la volonté ; de leur nombre et de leur différence.

 

Nous pouvons réduire à quatre genres tous les biens qui peuvent agréer à la volonté, savoir : ceux qui nous excitent, ceux qui nous provoquent, ceux qui nous dirigent, ceux qui nous perfectionnent; et nous traiterons de chacun en particulier, commençant par les biens qui nous excitent, tels que sont les images des saints, les oratoires et les cérémonies de l'Église.

Quant aux images des saints, elles peuvent être occasion aux esprits faibles de se contenter du vain plaisir qu'elles donnent. Car quoiqu'elles soient utiles et nécessaires pour enflammer le cœur à la piété et à la dévotion, quoiqu'elles réveillent notre tiédeur et que l'approbation de notre mère la sainte Eglise les justifie, néanmoins plusieurs personnes s'attachent plus au contentement qu'elles en reçoivent, qu'aux objets qu'elles représentent.

La sainte Église a établi l'usage des images sacrées pour deux fins principales : l'une, pour rendre aux saints l'honneur que nous leur devons; l'autre, pour inspirer de la dévotion envers eux.

Comme c'est par là que nous sommes convaincus de leur utilité, nous devons les regarder non pas comme des ouvrages riches, curieux et bien faits, mais comme de vives représentations des serviteurs de Dieu, et comme des instruments propres à graver en nos cœurs l'amour du culte divin, des vertus, et de la vénération des

 

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bienheureux. C'est pourquoi ceux qui s'arrêtent à leur prix et à leur beauté, sans passer jusqu'aux sentiments de dévotion et de piété qu'ils v devraient puiser, sont obligés d'étouffer tout le plaisir qu'ils prennent à les voir, puisqu'il est contraire à l'intérieur, et qu'il faut éteindre toute l'affection de la volonté pour les choses particulières, de quelque nature qu'elles soient. Ceci paraît clairement par la coutume qui s'est introduite dans le monde. Plusieurs d'entre ceux qui suivent la nouvelle mode des babils, couvrent et ornent les saintes images de vêtements semblables à ceux dont les plus mondains séparent, pour satisfaire leur vanité et leur légèreté naturelle : ce qui est assurément très-désagréable à ces âmes bienheureuses; et il y a lieu de croire que l'ennemi des saints donne ces pensées à ces gens-là, pour autoriser par cette pratique pieuse en apparence leur luxe et leur immodestie. Ainsi la solide dévotion d'une âme qui renonce à la vanité qui éclate dans les ornements des images, et au plaisir de les posséder, monte à sa plus haute perfection. Au contraire, ceux-là ne sont pas pénétrés ordinairement d'une piété intérieure, qui ne se lassent jamais d'ajouter image sur image, qui en veulent avoir d'une telle façon, d'une telle ligure, d'un tel ouvrier; qui les arrangent d'une telle manière, afin qu'ils se satisfassent davantage Quelquefois même ils s'y affectionnent avec autant d'ardeur et de force que Michas et Laban s'étaient attachés à leurs idoles. Car le premier, étant sorti de sa maison, pleurait, gémissait, et jetait de grands cris après ceux qui emportaient ses figures ( Judic., XVIII, 23, 24.). Le dernier courut longtemps tout en colère après Jacob, et, l'ayant enfin attrapé, l'obligea de lui ouvrir tous ses ballots, et il visita toutes ses bardes pour trouver les statues qu'on lui avait enlevées (Genes., XXXI, 30).

L'homme véritablement spirituel met sa principale dévotion dans les choses invisibles et dégagées de la matière. Il a peu d'images pour entretenir sa piété, et il ne choisit que celles qui ont plus de rapport aux choses divines qu'aux choses humaines : il les habille comme lui-même, à la mode du temps passé, c'est-à-dire avec la simplicité des saints, et il s'accommode si peu des ajustements du monde, que non-seulement il n'en est pas touché, mais qu'il ne souffre rien devant ses yeux qui les lui remette dans l'esprit, ou qui donne la moindre atteinte à son cœur. De sorte que si on lui ôte toutes ces représentations sacrées, il ne s'en afflige pas, se contenant d'imprimer en son cœur la vive image de Jésus-Christ crucifié, Pour l'amour duquel il supporte patiemment et désire avec ardeur

 

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qu'on le prive de tout cela, et qu'on le dépouille même des choses qui lui semblaient être des moyens d'aller à Dieu. Car c'est une plus grande perfection de se plaire en ce dénûment et d'y conserver sa paix, que de se réjouir de la possession de ces figures et d'y mettre son amitié. En effet, quoiqu'il soit bon et louable d'en avoir quelques-unes pour aider l’âme à concevoir de la dévotion, et surtout de prendre celles qui excitent plus vivement ces sentiments pieux et divins, toutefois il n'est pas de la vertu parfaite de les posséder avec attache, et de sentir de la peine à s'en priver.

Voilà pourquoi le chrétien doit se persuader que plus il liera son cœur aux images, moins son oraison et sa dévotion s'élèveront à Dieu ; parce que si nous avouons que celles qui représentent plus fidèlement leur objet, et qui excitent plus la dévotion que les autres, sont plus dignes d'estime et d'amour, nous confessons aussi qu'on ne doit pas en user avec attachement, de peur qu'en abandonnant ce qui porte l’âme à Dieu, le sens absorbé dans le plaisir de ces images n'entraîne l'esprit, et que les objets qui devaient servir de degrés pour monter à Dieu, ne forment des obstacles à cette union aussi grands que les autres attachements en peuvent faire.

Mais supposé que quelqu'un puisse excuser son affection pour les images, parce qu'il ne sait ce que c'est que la nudité et la pauvreté d'esprit qui est requise pour achever la perfection de l’âme, personne au moins ne peut couvrir d'aucun prétexte l'imperfection qui parait dans le choix des chapelets et des rosaires. On veut en avoir de bien tournés, et d'une façon, d'une matière, d'une couleur plutôt que d'une autre. Cependant il importe peu, pour être écouté de Dieu, qu'on se serve plutôt d'un chapelet que d'un autre. Au contraire, celui qui le prie d'un cœur simple cl droit, ne cherchant qu'à le contenter, et ne préférant pas un rosaire à un autre, sinon lorsqu'il y a des indulgences, celui-là est écoulé plus facilement.

Notre vaine cupidité est de telle nature, qu'elle prend à tout comme la glu, et qu'elle ronge et gâte tout comme la teigne. Car, je vous prie, pourquoi un rosaire d'une matière et d'une façon vous charme-t-il plutôt qu'un rosaire d'une autre façon et d'une autre matière, sinon parce que vous mêliez toute votre complaisance en cet ouvrage? Pourquoi faites-vous attention à l'excellence et à la valeur d'une image, plutôt qu'à la vertu qu'elle a de vous attirer à l'amour de Dieu, sinon parce que sa beauté et son prix vous flattent la vue et l'imagination? Assurément vous ne feriez nul état de tout cela, si Dieu seul touchait votre cœur; et on ne peut voir sans douleur des gens spirituels de profession s'amusera

 

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ces bagatelles, et, à force de chercher des rosaires et des images de nouvelle mode, éteindre en leur âme l'esprit de dévotion, et souffrir de grandes pertes en ce qui concerne les dons de Dieu.

 

CHAPITRE XXXV
On continue à parler des saintes images, et on montre quelle est l'ignorance de quelques-uns sur ce sujet.

 

L'ignorance de quelques-uns en cette matière est si déplorable, qu'ils ont plus d'amour pour quelques images à cause de leur figure, et qu'ils y mettent plus leur confiance qu'en quelques autres. C'est sans doute ne pas bien connaître ce qui regarde le culte et l’honneur de Dieu, qui au reste considère sur toutes choses la foi et la pureté de cœur de celui qui lui fait ses prières.

Il est vrai qu'il gratifie les hommes de ses bienfaits plutôt en un lieu où l'on rend de l'honneur à une image, qu'en un autre où une image de même espèce est honorée: mais il en use ainsi pour donner occasion aux hommes d'accompagner leur dévotion d'une ferveur plus ardente, ou pour réveiller leur piété lorsqu'elle est tombée dans la langueur. C'est la fin qu'il se propose et l'effet qu'il produit, lorsqu'il fait des miracles dans de certains endroits où les fidèles vont offrir leurs vœux au Ciel à la vue des images sacrées que leur culte particulier rend célèbres dans le christianisme. Leur foi en Dieu, leur confiance en sa bonté, leur singulière dévotion envers les saints que ces images représentent, et leurs prières continuelles soutenues de l'intercession des bienheureux, obtiennent de Dieu ces prodiges extraordinaires, dont toute la gloire revient au Créateur et à ses saints.

C'est pourquoi il ne faut point faire de réflexion sur les images d'une beauté plus exquise, pour s'y fier plus qu'à celles qui ont moins d'art et d'agrément; ce serait une stupidité signalée; mais on doit se borner à celles qui portent plus sensiblement le cœur à la dévotion. C'est vraisemblablement le dessein que Dieu a pour purifier la piété des fidèles. Il fait d'ordinaire ces opérations miraculeuses plutôt dans les lieux où l'on garde avec vénération des images ou des peintures sacrées d'un art commun et simple, qu'en ceux où les ouvrages donnent de l'admiration aux plus habiles en cette profession,  tant il veut nous empocher d'attribuer quelque effet à l'excellence de ces figures sacrées. Il emploie même souvent en ces effets extraordinaires, les images les plus éloignées du concours des hommes, et les plus cachées dans des lieux solitaires.

 

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Premièrement, afin que le désir de faire ces saints pèlerinages et la longueur du chemin enflamment davantage la dévotion. Secondement, afin que ces voyageurs, étant délivrés du bruit du monde, fassent leurs prières, à l'exemple de Notre-Seigneur, avec plus d'attention et de respect. De sorte que ceux qui voudront visiter ces saints lieux, feront bien d'y aller seuls, quoique ce fût peut-être hors du temps qu'on a coutume de les fréquenter. S'ils y vont en compagnie, ils en reviendront ordinairement plus dissipés et moins dévots. Ce serait encore un plus grand mal, si quelqu'un entreprenait ces voyages plutôt pour se divertir que par dévotion. Alors, la foi et la piété lui manquant, les images les plus dévotes et les plus touchantes lui seraient très-inutiles. N'est-ce pas ce qu'en a vu autrefois parmi les Juifs? Pouvait-on avoir dans le monde une image plus divine que le Sauveur? Néanmoins tous ceux qui n'avaient pas la foi, quoiqu'ils fussent témoins de ses miracles, n'en tiraient aucune utilité : et ce fut la raison, dit un évangéliste, pourquoi il ne fit rien d'extraordinaire en son pays ( Luc., IV, 23, 24.).

Il me semble qu'il est à propos de rapporter encore ici quelques effets surnaturels que ces images, comme instruments de Dieu, font dans certaines personnes particulières. Dieu attache à ces figures sacrées je ne sais quel attrait, je ne sais quelle onction douce et pénétrante, qui fait une si forte impression dans l'âme, et qui inspire une dévotion si tendre, que les espèces en demeurent aussi présentes dans l'imagination et dans la mémoire, et les sentiments en sont aussi vifs dans le cœur, que si elles étaient continuellement exposées à la vue : néanmoins leur activité n'est pas toujours égale; et leurs effets sont quelquefois plus grands, quelquefois plus petits. Il y a cependant d'autres images d'une excellence singulière, sur lesquelles Dieu ne répand pas  cette force et cette douceur divines.

De plus, on en voit plusieurs qui sentent plus de dévotion pour certaines images à cause de leur air, que pour d'autres qui sont de différents caractères, quoique rares. Ils s'y plaisent davantage, quoiqu'elles ne soient pas des plus régulières, et ils en sont frappés, comme quelques-uns trouvent plus d'agrément en un visage qu'en un autre qui sera néanmoins peut-être mieux tourné. Cependant ces sentiments pieux ne sont à proprement parler que des mouvements naturels du cœur, et que des affections que la complexion de ces gens-là, et leur penchant à une figure plutôt qu'à une autre, excitent en leur âme. Ainsi plusieurs personnes se peuvent tromper, en prenant pour un effet de la piété ce qui n'est qu'une production de la nature.

 

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Quelques-uns aussi, regardant fixement une image, la voient remuer, ou changer de visage, ou faire quelque signe, ou parler. Encore qu'il soit vrai que Dieu fait quelquefois ces effets surnaturels, soit pour augmenter la dévotion des fidèles, soit pour donner quelque appui sensible aux âmes faibles en la vertu, soit pour attacher l'imagination à quelque objet, et pour empêcher les distractions qui interrompent les prières : néanmoins le démon est souvent l'auteur et l'ouvrier de ces changements extraordinaires, afin de jeter dans l'erreur les gens simples qui donnent facilement dans ces pièges. C'est pourquoi nous apporterons dans le chapitre suivant les remèdes nécessaires pour guérir un mal si dangereux.

 

CHAPITRE XXXVI
La manière de rapporter à Dieu le plaisir que la volonté reçoit des saintes images, de telle sorte qu'elle se puisse garantir de l'erreur et des obstacles où leur usage pourrait la jeter.

 

Comme l'usage ordinaire des images est d'une grande force pour nous rappeler dans l'esprit Dieu et les saints, et pour allumer en notre cœur une fervente dévotion, de même c'est une pressante occasion de se tromper, lorsque celui qui voit quelques effets surnaturels en cet usage, ne sait pas comment il doit s'en servir pour aller à Dieu. Un des principaux moyens que le démon emploie pour séduire les aines qui ne se tiennent pas en garde contre ses artifices, et pour les empêcher d'avancer en la vie spirituelle, c'est de faire des prodiges inouïs dans les images, soit matérielles comme sont celles que l'Église expose à nos yeux, soit imaginaires que ce malin esprit a coutume d'imprimer dans notre imagination, soit qu'il se transforme en ange de lumière pour nous décevoir, soit que ces figures nous représentent quelque grand saint. Le démon se cache sous les moyens que nous recevons de Dieu pour nous fortifier en nos faiblesses, afin qu'il puisse mieux nous en imposer. Si bien que l'âme dévote doit toujours appréhender quelque surprise dans les choses les plus saintes, parce que sa défiance l'engage à découvrir le mal par les marques qui le font paraître.

C'est pour cette cause que je veux donner ici une seule instruction, qui sera suffisante pour éviter les pertes spirituelles qu'on reçoit de l'usage mal entendu des images. Cette perte n'est autre chose que l'obstacle ou le retardement que l'âme souffre, quand elle veut aller promptement à Dieu, ou de la manière imprudente et grossière de se servir des images en ses dévotions, ou des tromperies qui s'y glissent,

 

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et dans lesquelles le prince des ténèbres la précipite. C'est encore pour lui apprendre a purifier le contentement que la volonté y goûte, et à le sacrifier au Seigneur, comme l'Église le prétend, et comme elle l'exige des chrétiens. Cette instruction consiste à considérer que le fruit que nous devons recueillir des saintes images, est de nous exciter à nous ressouvenir des choses invisibles, c'est-à-dire de Dieu et des bienheureux, de sorte que nous y attachions notre cœur, que nous y mettions notre joie, et que nous ne cherchions que le culte de ceux qu'elles nous expriment. C'est pourquoi chaque fidèle doit user de  cette circonspection : aussitôt qu'il aura jeté les yeux sur une image rare ou commune, propre à lui donner une dévotion sensible ou spirituelle, il ne s'en laissera point loucher les sens ni le cœur; mais, après lui avoir rendu l'honneur qu'il lui doit selon les règles de l'Église, il élèvera son esprit, sa pensée et son affection à l'objet qu'elle représente, afin que sa volonté mette toute sa tendresse et toute sa satisfaction en Dieu, ou dans le saint dont il implore le secours, et qu'elle s'occupe de la dévotion et de la prière qui lui conviennent en cette rencontre. De cette façon, il ne prendra pas la copie morte pour l'original vivant, ni le corps peint peur l'esprit réel, ni la figure matérielle pour l'objet spirituel qu'elle signifie. Rien aussi ne le trompera; rien ne l'empêchera d'aller à Dieu avec toute la liberté de son cœur et de ses sentiments. Ainsi les images qui influeront par une vertu surnaturelle en sa piété, le feront alors plus efficacement, puisqu'il portera tout son amour à Dieu sans retardement et sans résistance. Dieu n'accorde jamais ces faveurs extraordinaires, qu'en tournant l'affection et la joie de la volonté vers les objets invisibles que les images nous figurent. Ce qui s'accomplit lorsque nous détruisons les forces et la vigueur de nos puissances à l'égard de toutes les choses, tant celles que nous voyons que celles qui sont hors de la portée de nos yeux.

 

CHAPITRE XXXVII
Suite du discours des choses qui nous excitent au bien. — On parle aussi des oratoires et des autres lieux destinés à la prière.

 

Je crois avoir montré assez clairement que l'homme spirituel qui goûte sensiblement la douceur que les images sacrées lui causent, commet une imperfection très-grande, et peut-être plus dangereuse que le défaut où l'attachement aux autres choses corporelles et passagères nous fait tomber. Je dis peut-être plus dangereuse : car ceux

 

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qui s'affectionnent aux images, les regardant comme des objets pieux et saints, ne craignent pas de s'en faire un bien propre par des mouvements de cœur purement naturels. De sorte qu'ils se trompent souvent eux-mêmes, s'imaginant qu'ils sont parvenus à une excellente dévotion, parce qu'ils sentent des goûts et des consolations particulières. Mais, après tout, la nature et l'inclination agissent alors plus réellement que la grâce et l'onction divine.

De là vient, pour commencer à parler des oratoires, que quelques-uns amassent toujours de nouvelles images pour orner leurs oratoires, et qu'ils ne se lassent jamais de les arranger, tantôt d'une façon, tantôt d'une autre, afin que ces lieux de dévotion soient mieux parés et paraissent plus agréables à la vue. Néanmoins ces différents arrangements d'images ne font pas que ces gens curieux aiment Dieu davantage; au contraire, ils l'en aiment quelquefois moins, parce qu'ils donnent à un ajustement de peinture l'amour qu'ils doivent à la majesté divine et aux esprits bienheureux.

C'est bien une vérité constante dans l'Église, que tout l'ornement dont on enrichit les images sacrées, et toute la vénération qu'on a pour elles, sont peu de chose en comparaison de ce qu'elles méritent. Voilà pourquoi il y a lieu de blâmer ceux qui les gardent avec peu de respect et de bienséance. Les ouvriers aussi, qui les font si grossièrement qu'au lieu de réveiller la dévotion, elles l'étouffent, sont blâmables, et on devrait leur défendre de s'occuper à ces sortes d'ouvrages. Mais cela n'a rien de commun avec l'affection déréglée que vous avez pour ces parures si recherchées et si préjudiciables à votre âme, qu'elles vous éloignent de l'union de Dieu et de l'oubli de toutes les choses créées. Si vous manquez en cela, non-seulement Dieu n'agréera pas ce que vous ferez alors, mais il vous punira de ce que vous y cherchez plutôt votre contentement que son bon plaisir. Vous pouvez vous persuader cette vérité par les sentiments qu'eut Jésus-Christ le jour de son entrée à Jérusalem. Tout le monde alla au-devant de lui, on le reçut avec de grands cris de joie, on n'épargna rien pour l'honorer. Néanmoins il pleura, parce que plusieurs d'entre les Juifs, qui lui donnaient de si belles démonstrations de respect et d'amitié, en avaient dans l'âme une extrême aversion, selon ces paroles de l'Écriture : Ce peuple m'honore des livres, mais il a le cœur bien éloigné de moi ( Matth., XV, 7, 8. – Matth., XXI, 8, 9). Ainsi on peut dire que les Juifs faisaient  cette fête plutôt pour eux-mêmes que pour Notre-Seigneur. On remarque aujourd'hui le même dérèglement en plusieurs chrétiens. Ils vont aux solennités publiques, plutôt pour voir

 

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ce qui s'y passe, ou pour être vus eux-mêmes, ou pour faire de grands repas avec leurs amis, ou pour prendre d'autres divertissements que pour servir Dieu et pour signaler leur piété. Des inclinations et des intentions si sensuelles sont assurément désagréables à la majesté divine. Ceux-là lui déplaisent aussi, qui mêlent dans leurs fêtes des choses ridicules et propres à faire rire le peuple et à le distraire, ou qui s'appliquent plus à lui plaire par des embellissements magnifiques, qu'a lui inspirer de la piété (Exod., XXXII, 5, 6). Mais que dirai-je de ceux qui ne regardent, dans ces saintes solennités, que leurs commodités particulières, et qui les ménagent plus soigneusement que le service de Dieu ! Ils peuvent cacher aux hommes leurs desseins; mais Dieu voit le fond de leurs cœurs. Cependant, de quelque manière qu'ils se comportent, c'est plus pour leur utilité et pour leur plaisir qu'ils célèbrent ces jours, que pour la gloire et le contentement de leur créateur.

Aussi Dieu ne compte pas, pour son culte, les fêles qu'on célèbre pour se satisfaire soi-même, ou pour contenter le monde. Bien loin de les agréer, il châtie quelquefois ceux qui n'y regardent que leur consolation. L'Ancien Testament et le Nouveau nous en fournissent des exemples. Les Israélites chantèrent des hymnes et tirent d'autres réjouissances en l'honneur de leur idole, se persuadant qu'ils procuraient de la gloire à Dieu; mais Dieu fit éclater sa colère contre eux par la mort de vingt-trois mille de ces rebelles. Il priva de la vie les deux fils d'Aaron, Nadab et Ahiu, qui se servirent d'un feu profane pour lui offrir de l'encens ( Levit. X, I, 2.). Il fit enfin jeter dans les ténèbres extérieures, pieds et mains liés, celui qui était entré dans la salle des noces sans avoir de robe nuptiale ( Matth., XXII, 12.). Ce qui montre que les irrévérences qu'on commet contre son service, en ces sortes d'assemblées, l'irritent extrêmement. Hélas! mon Dieu,  combien de fêles les hommes célèbrent-ils, où le démon a plus de part que vous? N'est-ce pas là que ce malin esprit, semblable à un marchand, exerce son négoce, et achète des âmes pour un peu de plaisir qu'il leur donne? Oh ! combien de fois, Seigneur, pourrez-vous dire que ce peuple vous honore des lèvres, dans ces solennités, et que son cœur est très-éloigné

 

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de vous, parce qu'il vous rend un culte vain, déraisonnable et profane ( Isa., XXIX, 13,) ! Il faut honorer Dieu à cause de lui-même et de ses perfections; si on se propose quelque fin humaine et vicieuse, elle est indigne de sa grandeur et de sa majesté.

Je reviens maintenant aux oratoires, et je dis que quelques-uns les remplissent d'ornements très-beaux pour suivre leur penchant et leur goût. Mais il y en a d'autres qui passent à l'extrémité contraire. Ils sont si peu touchés du respect qui est dû aux chapelles, qu'ils en font moins d'état que de leurs chambres, se faisant plus de plaisir d'ajuster des lieux profanes que des lieux consacrés à Dieu. Les uns et les autres ne font pas ce qu'ils doivent ; et ceux-là sont encore dignes de réprimande, qui dérobent le temps à leur oraison mentale et à leur récoljection intérieure, pour le donner à ses ajustements extérieurs, ne faisant pas réflexion qu'en s'embarrassant de la sorte, ils sont moins propres et plus mal disposés à recevoir les impressions de Dieu, surtout lorsqu'on veut les dépouiller de ces ornements; car alors ils tombent dans le trouble et dans le chagrin.

 

CHAPITRE XXXVIII
Comment il faut se servir des églises et des chapelles pour conduire l'esprit à Dieu.

 

Pour conduire l'esprit à Dieu par ce genre de biens, il est expédient de permettre à ceux qui commencent de s'adonner à la vertu, de prendre quelque plaisir sensible dans les images, dans les chapelles, dans les oratoires et dans les autres choses visibles et consacrées à la piété, parce qu'ils ne sont pas encore assez sevrés des douceurs du monde pour renoncer à toutes sortes de satisfactions, lien faut user avec eux comme avec un enfant, à qui on donne une chose pour lui en ôter une autre, de peur que, si on ne lui laissait rien en la main, il ne se mît à pleurer. Mais l'homme spirituel qui veut faire de nouveaux progrès en la vie intérieure se doit priver de toutes les délices que le cœur peut trouver en ces objets. Une âme bien pure ne s'en laisse jamais toucher, mais elle vaque uniquement au recueillement et au commerce spirituel avec son Dieu. Quoiqu'elle use des images et des oratoires, elle ne s'y arrête pas; mais, oubliant aussitôt les choses sensibles, elle se repose en Dieu seul.

 

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Conséquemment, quoiqu'il soit bon de faire l'oraison dans un lieu fort propre, il faut choisir pour ce saint exercice un endroit où les sens trouvent moins de quoi s'attacher, et où l'esprit soit plus libre pour s'élever à Dieu. Nous pouvons appliquer à ce sujet la réponse que notre Sauveur fit à la Samaritaine, lorsqu'elle lui demanda où il était plus convenable de prier Dieu, dans le temple ou sur la montagne qu'elle lui montra; il lui répondit que la prière n'était pas resserrée dans les limites d'une montagne, mais que les vœux de ceux qui adoraient son Père en esprit et en vérité lui étaient agréables : L'heure viendra, dit-il, et elle est même déjà venue, que les vrais adorateurs adoreront mon Père en esprit et en vérité; car ce sont les adorateurs que mon Père désire. Dieu est esprit, et ceux qui l'adorent doivent l’adorer en esprit et en vérité ( Joan., IV, 23, 24.) . Encore donc que les temples et les oratoires bien parés soient destinés à la prière, et que ce soit là le principal usage qu'on en doit faire, toutefois, lorsqu'on veut converser intérieurement avec Dieu dans l'oraison, il est plus commode de se tenir dans un lieu qui ne dissipe ni les sens ni l'esprit, comme font d'ordinaire les endroits agréables à voir, et capables d'attirer notre curiosité, et de satisfaire notre amour-propre. Pour cette raison les lieux écartés et incultes ont quelque avantage pour la méditation, et n'empêchent pas l'esprit de prendre son vol vers Dieu. Que si ces sortes d'objets visibles contribuent quelquefois à l'élévation de l'âme vers Dieu, cela ne se fait qu'en les effaçant aussitôt de la mémoire, et qu'en demeurant en Dieu sans retour sur les créatures. Le Sauveur des hommes nous a donné l'exemple de  cette pratique. Il se relirait souvent pour prier dans les endroits les plus éloignés du commerce des hommes et les moins propres à lui frapper les sens. Il aimait surtout les montagnes, dont la situation lui donnait lieu par sa hauteur de s'élever vers le ciel, et dont l'âpreté naturelle ne lui présentait aucun sujet de se contenter. Un homme spirituel ne cherche que des lieux vides d'agréments, pleins d'horreur, et propres à favoriser son attention sur lui-même, afin qu'il trouve dans l'oubli et dans la privation des créatures un continuel recueillement et une parfaite jouissance de son Dieu. Ce qui est fort opposé à la coutume de quelques-uns qui s'étudient plus à orner leurs oratoires qu'à rentrer souvent en eux-mêmes. Ils négligent la récollection intérieure, qui est néanmoins plus nécessaire que tous ces soins, et qui leur donnerait du dégoût de ces ajustements, s'ils la pratiquaient avec assiduité.

 

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CHAPITRE XXXIX
On parle encore du même sujet, pour mener l'esprit au recueillement dans l'usage des choses dont on vient de traiter.

 

La cause pour laquelle quelques-uns d'entre les spirituels n'entrent jamais tout à fait dans les véritables douceurs de l'esprit, c'est qu'ils ne retirent jamais parfaitement leur cœur du plaisir que les choses extérieures leur donnent. Afin de corriger ce défaut, ils doivent remarquer qu'encore que les temples et les oratoires soient des lieux de prière, et que les images sacrées facilitent l'exercice de l'oraison par les bons mouvements qu'elles nous impriment, néanmoins l’âme ne doit nullement s'occuper de ces objets extérieurs ; mais elle doit s'appliquer par un profond recueillement à son intérieur, qui est le temple vivant où elle doit faire sa prière. C'est de quoi saint Paul nous avertit : Ne savez-vous pas, dit-il, que vous êtes le temple de Dieu, et que son esprit demeure en vous ( I Cor., III, 16.) ? Jésus-Christ même nous en assure en ces termes : Sachez que le royaume de Dieu est au dedans de vous ( Luc., XVII, 21.). Ces autres paroles : Ceux qui adorent Dieu doivent l'adorer en esprit et en vérité ( Joan., IV, 24.), se rapportent aussi à ce sujet.

Car Dieu fait peu de cas des oratoires fort propres, si vous êtes trop sensible à leur propreté, et si vous ne possédez pas cette nudité intérieure qui est la pauvreté d'esprit qu'on acquiert par l'abnégation volontaire de toutes choses.

Vous devez donc étouffer en votre cœur toute cette satisfaction, afin que votre conscience soit pure, et que votre volonté s'attache à Dieu seul, et ne se remplisse que de lui dans l'oraison pour le glorifier, en rejetant toutes les douceurs qui peuvent naître des créatures. Si vous vous accoutumiez à goûter ces consolations sensibles, vous ne pourriez jamais jouir des délices spirituelles qui coulent de la nudité de l'esprit et de la récollection intérieure.

 

CHAPITRE XL
De quelques dommages que souffrent ceux à qui les lieux de dévotion causent un plaisir sensible, de la manière que nous l'avons dit.

 

Lorsque l'homme spirituel cherche quelque plaisir sensuel dans les choses que nous venons d'expliquer, il souffre plusieurs

 

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dommages intérieurs et extérieurs. Quant à l'esprit, jamais cet homme ne possédera l'entière récollection à laquelle on arrive lorsque l'âme sort des choses créées, s'affranchit des joies sensibles, se retire dans son intérieur, et travaille de toutes ses forces à acquérir les vertus.

Pour l'extérieur, cet attachement est cause qu'il ne peut faire commodément son oraison en toutes sortes de lieux, mais en ceux-là seulement qui flattent ses inclinations et son goût. Et ainsi il omet souvent sa méditation.

De plus, le désir et la jouissance de ces contentements sensibles sont la source d'une infinité de changements. Ces gens-là ne demeurent pas longtemps dans le même endroit, et ne persévèrent pas dans le même genre de vie. Vous les verrez tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre. Ils se retirent quelquefois dans une cellule écartée, et quelquefois dans une autre. Ils font ici un oratoire, ils en dressent là un autre. Il y en a aussi quelques-uns d'entre eux qui consument toutes leurs années à prendre et à quitter de nouveaux états de vie et différentes manières de vivre. N'étant soutenus dans la vie spirituelle que d'une ferveur et d'une satisfaction sensibles, et ne s'étant jamais fait violence pour entrer dans un parfait recueillement par l'abnégation de leur volonté, et par leur soumission aux souffrances, ils abandonnent le lieu de leur demeure et l'état de leur vie, aussitôt qu'il se présente un nouveau genre de vie et un nouveau lieu conforme à leur dévotion, à leur goût et à leur humeur. Et, parce qu'il n'est rien de plus sujet au changement que le goût et la dévotion sensible, ils courent après les nouveaux genres de vie et les nouvelles demeures, comme les enfants courent après les papillons.

 

CHAPITRE XLI
Qu'il y a trois sortes de lieux dévots, et comment la volonté doit agir à leur égard.

 

Il y a trois sortes de lieux où Dieu a coutume d'exciter la volonté à la dévotion. Les premiers sont certaines situations agréables par l'étendue et la variété de la vue, par la verdure des arbres et des plantes, par la solitude et le silence. Au moment que par l'usage qu'on en fait le cœur se sent touché de Dieu, il est bon de n'y plus faire attention, parce qu'il ne faut plus avoir recours aux moyens lorsqu'on est parvenu à la fin. Si quelqu'un repaissait ses sens de la beauté de ces endroits, il se dissiperait l'esprit, et tomberait dans la sécheresse et le dégoût, en perdant le recueillement intérieur, qui est la seule source des délices spirituelles.

 

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C'est pourquoi ceux qui se trouvent par hasard dans de semblables lieux doivent aussitôt en rejeter l'idée et converser dans leur intérieur avec Dieu, comme s'ils ne s'apercevaient pas de ces agréments. Les anciens solitaires en usaient ainsi. Dans les déserts les lus vastes et les plus charmants, ils choisissaient les lieux les plus étroits et les plus affreux, et bâtissaient là de très-petites cellules pour s'y renfermer. Saint Benoît demeura trois ans dans une caverne ; et un autre ermite s'attacha avec une corde, afin de n'aller qu'aussi loin qu'elle s'étendrait. Je laisse les autres saints qui ont observé cette méthode, pour conclure qu'ils étaient persuadés que, s'ils ne méprisaient tous ces attraits extérieurs, ils ne pourraient obtenir de Dieu ni les consolations de l'âme ni la vie intérieure.

Les seconds sont des lieux particuliers, soit qu'ils soient écartés de tout commerce, soit qu'ils ne le soient pas. Dieu y communique souvent à certaines personnes des dons spirituels pleins de douceurs intérieures ; de sorte qu'elles ont toujours un grand penchant pour ces endroits-là, et qu'elles désirent quelquefois même avec inquiétude d'y revenir. Néanmoins, dès qu'elles y sont, elles ne reçoivent pas de pareilles faveurs, cela n'étant pas en leur pouvoir, et Dieu accordant ces grâces quand il lui plaît, comme il lui plaît, et où il le trouve bon, sans s'attacher aux temps, aux lieux, ou à la volonté de ceux qu'il en veut gratifier. Il sera cependant utile d'y aller quelquefois faire l'oraison, pourvu que le cœur ne s'y affectionne pas : on en peut apporter trois raisons. La première : Dieu veut que ceux-là lui donnent des louanges là même où il les a comblés de bienfaits. La seconde : ils se souviennent mieux de le remercier de ses dons. La troisième : ce souvenir donne plus de vivacité à leur dévotion. C'est pour ces causes, et non par l'espérance des mêmes biens, qu'ils doivent fréquenter ces lieux, parce que ce n'est pas le lieu, mais c'est l'âme qui attire les libéralités de Dieu sur elle, étant seule, parmi les créatures matérielles, un sujet propre à en être favorisé. Ainsi Abraham dressa un autel dans le lieu où Dieu lui avait apparu, et il y invoqua son saint nom. (Genes., XII, 7.) Il y  passa en revenant d'Egypte, et il y fit la même chose. (Genes., XIII, 4.) Jacob fit aussi un autel d'une pierre ointe d'huile dans l'endroit où le Seigneur s'était montré à lui au haut d'une échelle. (Gen., XXVIII, 18.) Enfin Agir, pour distinguer le lieu où un ange lui avait parlé de la part de Dieu, lui donna ce nom : Vous, mon Dieu, vous m'avez vue. Car j'ai vu le dos, dit-elle, de celui qui me regarde. (Gen., XVI, 13.)

La troisième sorte de lieux sont ceux que Dieu destine par un choix spécial à son service. Il choisit la montagne de Sinaï pour donner sa loi à Moïse. (Exod., XXIV, 12.) Il en montra une autre à Abraham pour lui immoler son fils Isaac. Il ordonna à notre saint

 

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père Élie de se rendre sur le mont Horeb, afin de le voir de la manière que l'homme peut voir Dieu en cette vie. (III Reg., XIX, 8.) Saint Michel déclara dans une apparition à l'évêque de Siponto, en la Pouille, qu'il prenait sous sa protection le mont Gargan, et lui ordonna d'y bâtir une chapelle sous l'invocation des Anges. Enfin la très-glorieuse Vierge Marie désigna à Home une place, par la neige qui y tomba miraculeusement au mois d'août, où elle voulut que Jean, qui était d'une ancienne famille de patrices, et sa femme, fissent faire une église en son honneur.

Dieu seul sait pourquoi il veut être servi et glorifié en un lieu plutôt qu'en un autre : pour nous, il suffit que nous soyons persuadés qu'il fait ce choix pour notre bien, et qu'en quelque endroit que nous lui demandions quelque chose avec foi et avec confiance, il écoutera tous nos vœux. Cependant, lorsque nous le prions dans les lieux qui sont consacrés à son culte, il y a plus de sujet de croire qu'il nous exaucera, puisque c'est pour cette fin qu'ils lui sont dédiés.

 

CHAPITRE XLII
Des autres choses qui nous animent à l'oraison, telles que sont les différentes cérémonies que plusieurs pratiquent.

 

On peut tolérer en quelque façon le plaisir qu'on prend aux choses dont nous venons de parler, et l'attachement qu'on a pour elles, parce que, s'il y a de l'imperfection, il y a aussi de l'innocence. Mais on ne peut supporter la grande confiance que quelques-uns mettent dans les cérémonies que des gens peu éclairés et même très-éloignés de la pureté de la foi ont introduites. Laissons-la ces cérémonies pleines de noms et de termes qui ne signifient rien, et les autres choses profanes que plusieurs personnes grossières et d'une conscience suspecte mêlent en leurs prières. Il est évident qu'il y a du mal et du péché, et souvent même il s'y trouve un pacte secret avec le démon : ce qui attire sur ces malheureux la colère de Dieu. Je ne veux traiter ici que des cérémonies que plusieurs, qui n'y découvrent rien de mauvais, observent parles mouvements d'une dévotion que je n'ose appeler indiscrète, lis s'imaginent qu'elles ont une si grande vertu, et ils fondent sur elles leurs espérances de telle sorte, qu'ils se persuadent que, s'ils en omettaient la moindre en leurs prières, ils n'en recueilleraient aucun fruit, et que Dieu ne remplirait pas leur attente. En quoi sans doute ils commettent une grande irrévérence contre la majesté divine. Par exemple, ils veulent qu'un tel prêtre et non pas un autre dise la messe; avec un tel nombre

 

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de cierges, ni plus ni moins ; à telle heure et non à une autre ; un tel jour, et non avant ou après. S'ils font faire quelque pèlerinage, ils ordonnent qu'il y ait tant de stations, qu'on les fasse en tel temps et à telle heure, qu'on y dise tant d'oraisons, avec telles cérémonies, telles postures de corps, et autres circonstances, sans en omettre ni en changer aucune, quelque petite qu'elle soit. Il faut aussi, selon leur vue, que la personne qu'ils emploient pour faire ces dévotions ait telles et telles qualités. Que si une seule chose de toutes celles qu'ils se sont proposées vient à manquer, ils croient que leurs desseins ne réussiront pas, et qu'ils n'obtiendront pas ce qu'ils désirent.

Mais ce qui est tout à fait insupportable, il y en a qui veulent éprouver en eux-mêmes l'effet de ces pratiques, ou qui désirent absolument et sans condition que ce qu'ils demandent leur soit accordé, et qu'il s'accomplisse aussitôt qu'ils ont achevé leurs prières cérémonieuses. Agir de la sorte, qu'est-ce autre chose que provoquer la colère de Dieu? Il s'en irrite quelquefois au point de permettre au démon de les tromper, en leur faisant sentir ou comprendre des choses contraires au bien de leur âme. Et certes ils méritent bien ce châtiment, puisqu'ils ont plus de soin d'entretenir leur attachement à ces sortes d'oraisons et de cérémonies, et de nourrir leur amour-propre, que de chercher le bon plaisir de Dieu et l'accomplissement de sa sainte volonté. Cependant les effets ne répondent pas toujours à leurs désirs, faute d'établir toutes leurs espérances en Dieu.

 

CHAPITRE XLIII
Comment il faut se servir de ces dévotions, pour élever à Dieu le plaisir et la force que la volonté y trouve.

 

Ces gens-là doivent donc savoir que plus ils s'appuient sur ces cérémonies, moins ils se fient à Dieu, et moins ils impétreront ce qu'ils prétendent. Aussi quelques-uns d'entre eux agissent plutôt pour leurs fins particulières que pour la gloire de leur Créateur, quoiqu'ils présupposent que, si leur entreprise doit procurer de l'honneur à Dieu, elle réussira, et que, si elle ne doit point lui en procurer, elle ne réussira pas : néanmoins leur amour-propre et leur vaine joie qu'ils recherchent en cette occasion empêchent l'effet des prières qu'ils font pour obtenir un heureux succès. Ils feraient cependant bien mieux d'offrir tous ces vœux à Dieu pour des choses de plus grande conséquence, telles que sont l'expiation de leurs péchés, la pureté de leur conscience, l'affaire de leur salut éternel, qu'il faut préférera toutes les autres demandes. S'ils les obtenaient du ciel, ils recevraient

 

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plus facilement les autres choses moins importantes, quand même ils ne les demanderaient pas, comme Jésus-Christ nous l'a promis dans l'Évangile : Cherchez donc premièrement,  dit-il, le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît ( Matth., VI, 33.), parce que  cette prière est conforme à la volonté du Seigneur. En effet, rien n'est plus efficace pour l'engagera satisfaire nos souhaits, que de ne chercher en l'oraison que ce qui lui est le plus agréable. Non-seulement il nous comblera des grâces nécessaires pour ménager notre salut éternel, mais il nous donnera aussi tout ce qu'il verra nous être utile, quoique nous ne le demandions pas. C'est ce que David nous dit eu ces termes : Le Seigneur est proche de ceux qui le prient en vérité, et il les écoutera ( Psal., CXLIV, 18.). Ceux-là le prient en vérité, qui lui demandent des choses véritablement bonnes et relevées, c'est-à-dire celles qui regardent le salut de l'âme. Le même prophète parle de ces gens-là, lorsqu'il ajoute immédiatement après que Dieu fera ce que veulent ceux qui le craignent ; qu'il sera favorable à leurs prières pour les conduire à leur salut ; qu'il tient sous sa protection tous ceux qui l'aiment, et qu'il les défend de leurs ennemis (Psal., CXIV, 19, 20.). Cette approche de Dieu consiste donc, selon l'expression du saint roi, en ce qu'il contente toujours ses fidèles serviteurs, et leur donne ce qu'ils n'ont pas même la pensée de lui demander. Ainsi Salomon l'ayant prié de lui donner la sagesse qui était nécessaire pour gouverner son peuple avec prudence et avec justice,  cette prière lui fut si agréable, qu'il lui répondit de la sorte : Puisque la sagesse vous a plu au-delà de toute autre chose, et que vous n'avez pas demandé de grands biens, ni de la gloire et de l'éclat, ni la vie de vos ennemis, ni une longue vie sur la terre, mais la sagesse et la science pour juger mon peuple sur lequel je vous ai établi roi; non-seulement je vous donne la sagesse et la science que vous désirez, mais je vous comblerai aussi de richesses et d'honneurs, de telle sorte qu'il n'y a eu avant vous aucun roi, et qu'il n'y en aura point après vous de semblable à vous ( II Par. I, 11, 12). Dieu s'acquitta de sa promesse ; non-seulement il le favorisa de tous ces dons, mais il réduisit aussi ses

 

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ennemis à faire avec lui une paix inviolable, et à lui payer tribut tous les ans. Nous lisons quelque chose de semblable dans la Genèse : Dieu promit à Abraham de multiplier comme les étoiles du ciel la postérité de son fils légitime, comme ce bon père l'avait souhaité; et il dit ensuite que celle du fils qu'il avait eu d'Agar, sa seconde femme, serait aussi très-nombreuse.

Voilà de quelle manière il faut rapporter à Dieu le goût que la volonté sent dans les prières et dans les demandes que nous faisons. On ne doit pas s'appuyer sur les cérémonies que l'Église catholique n'a pas approuvées, ni en prescrire au prêtre d'autres que celles qu'elle a réglées, ni en introduire de nouvelles, comme si on avait plus de lumières que le Saint-Esprit et plus de sagesse que l'Église. Que si ceux qui prient Dieu avec une grande simplicité n'en sont pas écoutés, et s'ils se persuadent qu'en n'usant pas de beaucoup de cérémonies ils ne seront pas exaucés, ils ne doivent pas néanmoins mettre leur confiance en d'autres cérémonies qui peuvent concerner la dévotion, que celles que l'Église a établies. Il est constant que, quand les disciples de Jésus-Christ le conjurèrent de leur apprendre à prier, il leur eût enseigné toutes les choses qui pouvaient porter le Père éternel à recevoir leurs prières; et néanmoins il né renferma, dans l'oraison qu'il leur ordonna, que sepl demandes, qui conlien-nentnos nécessités spirituelles et temporelles, sans y ajouter d'autres paroles ni d'autres cérémonies. Il leur dit même, selon le rapport de saint Matthieu, qu'ils n'usassent pas, dans leurs prières, de grandes répétitions de paroles, parce que leur Père connaissait leurs besoins avant qu'ils les lui demandassent ( Matth., VI, 7, 8.). Il se contenta de leur recommander très-particulièrement de prier toujours sans jamais se relâcher ( Luc., XVIII, 1). Il ne nous a pas commandé de faire une grande multitude de demandes, mais il veut seulement que nous réitérions souvent avec ferveur celles dont il nous a donné le modèle et la règle. C'est pourquoi il répéta lui-même trois fois cette prière : Mon Père, s'il est possible, que ce calice soit détourné de moi ; toutefois que ma volonté ne se fasse pas, mais la vôtre ( Matth., XXVI, 39.). Cependant la manière et la cérémonie que nous devons observer, selon ses instructions, se réduisent à l'une ou à l'autre de ces deux méthodes, savoir : que nous nous retirions dans notre chambre pour y prier en secret, sans bruit, sans témoins, avec attention,

 

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avec un cœur pur et dégagé des objets extérieurs : Mais vous, dit-il quand vous voudrez prier, entrez dans votre cabinet, fermez la porte, priez votre Père, qui est dans les endroits les plus cachés ( Matth., VI, 6.); ou bien il veut que nous allions dans des lieux déserts et solitaires, comme il avait coutume de faire, et que là nous prenions le temps de la nuit le plus tranquille pour vaquer à l'oraison. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire de prendre d'autres temps et d'autres jours pour faire nos prières, ni de nous servir d'autres paroles, d'autres changements et d'autres cérémonies, que celles dont l'Église se sert et qu'elle prescrit à tous les fidèles. Je ne condamne pas néanmoins, au contraire, je loue ceux qui se fixent à un nombre de jours, comme sont les neuvaines, pour remplir leurs dévotions; mais je ne puis m'empêcher d'improuver l'attachement qu'on y a, et la confiance qu'on y met. On sait que la sainte veuve Judith reprit les habitants de Béthulie de ce qu'ils avaient déterminé un temps dans lequel ils espéraient que Dieu leur ferait la miséricorde de les délivrer, et de ce qu'ils étaient résolus de se rendre à Holopherne, si ce nombre de jours se passait sans recevoir du secours : Et qui êtes-vous, leur dit-elle, pour tenter le Seigneur? Ce discours et ce dessein n'attireront pas sur vous ses bénédictions, mais ils allumeront plutôt sa colère et sa fureur contre vous ( Judith., VIII, 11, 12.).

 

CHAPITRE XLIV Du second genre des biens particuliers, où la volonté peut vainement se délecter.

 

Nous avons dit que les biens qui nous provoquent sont du second rang, qu'ils répandent quelque plaisir dans la volonté, et qu'ils nous excitent au service de Dieu, tels que s'ont les prédicateurs. Nous en parlerons ici, premièrement en ce qui les regarde, secondement en ce qui concerne leurs auditeurs. Il y a sujet de leur donner, aux uns et aux autres, quelques avis, pour leur apprendre à rapporter à Dieu la satisfaction que leur volonté goûte dans ce saint exercice; mais je le ferai sans les distinguer les uns des autres. Je dis donc que le prédicateur qui veut être utile au public, et qui craint que la complaisance et la présomption ne lui inspirent de l'orgueil et de la vanité, doit considérer que ce ministère apostolique dépend plus essentiellement de l'esprit que de la voix. Quoique les paroles soient nécessaires pour l'exercer, néanmoins il tire

 

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toute sa force et toute son efficacité de l'esprit intérieur. De là vient que, encore que le prédicateur ait une science profonde, des pensées sublimes, une éloquence parfaite, un style poli, élégant et noble, il ne fera ordinairement du fruit qu'autant que l'esprit intérieur l'animera. A la vérité, la parole de Dieu est d'elle-même très-efficace, parce que, dit David, il rend sa voix toute-puissante (  Psal., LXVII, 35.) ; mais elle ressemble au feu qui a la vertu de brûler, et qui néanmoins ne brûle pas, lorsque la disposition nécessaire ne se trouve pas dans le sujet sur lequel il agit. De même la parole divine a la puissance d'éclairer et de toucher les hommes, mais elle ne fait ni l'un ni l'autre, lorsqu'ils ne sont pas disposés. Or, afin qu'elle produise son effet, deux sortes de dispositions sont requises : les unes regardent le prédicateur, les autres regardent les auditeurs. Le fruit de la prédication est proportionné aux dispositions du prédicateur. Ainsi l'on dit communément que le disciple est tel que le maître. C'est pourquoi lorsque les sept fils de Scéva, prince des prêtres juifs, voulurent exorciser les démons avec la même formule dont saint Paul s'était servi, un de ces malins esprits se mil en fureur contre eux et leur dit : Je connais Jésus, et je sais qui est Paul ; mais vous, qui êtes-vous ? Et le possédé s'étant jeté sur ces exorcistes, et s'étant rendu maître de deux d'entre eux, ils s'enfuirent hors de la maison nus et blessés ( Act., XIX, 16.). Cet accident leur arriva, non point parce que Jésus-Christ ne voulait pas qu'on chassât les démons en son nom, mais parce qu'ils n'avaient pas les dispositions nécessaires. Aussi, lorsque les apôtres empêchèrent un homme, qui n'était pas des disciples de Jésus-Christ, de délivrer les possédés par la vertu de son nom adorable, Notre-Seigneur les reprit : Ne l'en empêchez pas, leur dit-il, parce qu'il ne se peut faire qu'un homme qui aura fait un miracle en mon nom, incontinent après cela parle mal de moi ( Marc., IX, 38.). Il hait néanmoins ceux qui enseignent la loi de Dieu aux autres, et ne la gardent pas eux-mêmes; qui prêchent le bien et ne le pratiquent pas. C'est pourquoi le Saint-Esprit, parlant par l'Apôtre, blâme ces gens-là : Quoi donc, dit-il, vous enseignez les autres, et vous ne vous enseignez pas vous-même ! Vous prêchez qu'il ne faut pas dérober, et vous dérobez ( Rom., II, 21.) ! Et le prophète-roi : Dieu, dit-il, a fait par mon ministère

 

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ce reproche au pécheur : Pourquoi déclarez-vous aux autres mes commandements qui renferment toute justice et toute sainteté? Pourquoi faites-vous profession de vous attacher à mon Testament, puisque vous avez de l'aversion des instructions que ma loi vous donne, et que vous méprisez tous mes préceptes ( Psal., XLIX, 16, 17.) ? Ce qui nous apprend que Dieu ne donnera point son esprit à ces gens-là, pour les rendre capables de travailler utilement pour le prochain. Ainsi nous voyons communément, autant qu'il nous est permis d'en juger, que plus le prédicateur a de sainteté, plus il fait de fruits en ses prédications, quoique son style soit simple, et qu'il ait peu de doctrine et d'éloquence. Véritablement, on ne peut désavouer que les paroles choisies, le style relevé, les beaux gestes, l'action noble, la science sublime, l'éloquence accomplie et agréable, ne touchent les auditeurs, et ne fassent de plus grands fruits lorsque l'esprit de Dieu s'y trouve; mais, s'il ne s'y trouve pas, la volonté des auditeurs n'en sera nullement enflammée dans le service de Dieu, quoique les sens et l'esprit en reçoivent du plaisir. Elle restera aussi languissante et aussi lâche qu'auparavant dans la pratique des vertus et des bonnes œuvres, quoiqu'on prêche admirablement, et qu'on dise des choses merveilleuses. Tout cela n'est bon qu'à flatter les oreilles, comme un concert très-harmonieux. Mais, après tout, ces paroles n'étant point animées de l'esprit de Dieu, sont mortes et n'ont pas la puissance de ressusciter les pécheurs, et de les retirer du tombeau de leurs péchés. On oublie bientôt les choses les plus sublimes que les prédicateurs prêchent, lorsqu'elles n'allument pas le feu divin dans le cœur, parce que non-seulement le plaisir que l'auditeur prend à entendre des discours savants, polis et éloquents, n'est de nulle utilité, mais il l'empêche encore d'entrer dans son intérieur, et il le retient dans l'extérieur, en l'appliquant plutôt à faire réflexion sur la bonne grâce et le beau sermon du prédicateur, que sur les moyens d'édifier son âme, de corriger ses défauts et de sanctifier ses mœurs.

C'est ce que nous avons à dire aux auditeurs, puisque saint Paul désire qu'ils ne s'attachent point à ces choses, et qu'ils ne fassent état que de la simplicité de l'Évangile ; il en a usé de la sorte avec les Corinthiens : Pour moi, mes frères, dit-il, lorsque je suis venu vers vous, pour vous annoncer la vérité dont Jésus-Christ nous a rendu témoignage, je ne me suis point servi des discours élevés de l'éloquence et de la sagesse des hommes, mais c'a été avec la démonstration de l'esprit

 

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et de la puissance ( I Cor., II, 1 et 4). Cependant ni l'intention de l'Apôtre, ni mon dessein n'est pas de rejeter le style élégant, l'art de la rhétorique, et la manière de dire propre, honnête et pathétique : ces choses sont utiles au prédicateur et contribuent au succès des prédications. Car quand on dit bien, on rétablit les choses les plus désespérées; au contraire, on perd les meilleures lorsqu'on en parle grossièrement et sans grâce.

Il faut donc que, d'un côté, le prédicateur étudie assidûment l'Écriture sainte, les saints Pères, les théologiens scolastiques et les mystiques, autant qu'il sera nécessaire pour prouver solidement les vérités qu'il avance; il faut qu'il compose avec exactitude et avec une éloquence mâle et forte, les discours qu'il doit prononcer; il faut encore qu'il s'adonne à l'oraison pour s'enflammer le cœur avant que de monter en chaire, et pour parler avec beaucoup d'ardeur et de zèle : mais de l'autre côté, il faut que les auditeurs conçoivent un ardent désir de profiter de la prédication; qu'ils entendent la parole de Dieu avec humilité; qu'ils s'appliquent à eux-mêmes, et non pas aux autres, ce qu'ils entendent; qu'ils fassent réflexion sur les vérités qu'on leur a prêchées; qu'ils viennent à la pratique des instructions qu'ils auront reçues, et qu'ils rendent grâces à Dieu d'avoir le bonheur d'entendre la parole divine dont les païens sont privés.