Je suis sortie dans
l'obscurité, étant en assurance,
Par un degré secret, et étant
déguisée.
O
l'heureuse fortune !
Dans les ténèbres, et étant
bien cachée,
Lorsque ma maison était
tranquille.
CHAPITRE
PREMIER L'éclaircissement de ce
Cantique.
CHAPITRE
II On commence à traiter de la seconde
partie, ou de la seconde cause de cette nuit, qui est la foi, et on prouve par deux
raisons qu'elle est plus obscure que la première et la troisième partie de
cette nuit.
CHAPITRE
III De quelle manière la foi est une
nuit obscure à l'âme : on le prouve par la raison et par l'autorité de
l’Écriture.
CHAPITRE
IV L'âme doit demeurer dans l'obscurité
autant qu'il lui est possible, afin que la Foi la conduise à une éminente
contemplation.
CHAPITRE
V Ce que c'est que l'union de l'âme avec
Dieu. — Sur quoi on apporte une similitude.
CHAPITRE
VI Les trois vertus théologales doivent
perfectioner les trois puissances de l'âme. — De quelle manière ces trois
vertus les privent de toutes choses et les réduisent à l'obscurité. — On
explique deux passages de l'Écriture, l'un de saint Luc, l'autre d'Isaïe.
CHAPITRE
VII Combien le chemin qui conduit à la vie
est étroit, et combien il faut être libre et dégagé de toutes choses pour y
marcher. — On commence aussi à parler de la nudité de l'entendement.
CHAPITRE
VIII Ni les Créatures ni les
connaissances naturelles de l'esprit humain ne peuvent être un moyen prochain
pour s'unir à Dieu.
CHAPITRE
IX De quelle manière la foi est à
l'entendement un moyen prochain et proportionné pour élever l'âme à l'union
divine. — On apporte quelques passages et quelques figures de l'Écritdre
sainte, pour prouver cette vérité.
CHAPITRE
X La distinction des diverses connaissances qui peuvent venir de l'esprit.
CHAPITRE
XI De la perte et des obstacles que les
connaissances de l'esprit peuvent causer à l'âme par les objets qui sont
présentés naturellement aux sens extérieurs, et de quelle manière l’âme s'y
doit comporter.
CHAPITRE
XII On traite ces représentations imaginaires et purement naturelles. — On
montre du quelle nature elles sont, et qu'elles ne peuvent être un moyen
proportionné pour arriver à l'union de Dieu, et combien elles nuisent à l'âme,
lorsque l’âme ne s'en détache pas.
CHAPITRE
XIII On propose les signes que l'homme
spirituel peut remarquer en lui-même, pour commencer à renoncer aux
représentations imaginaires et au discours dans la méditation.
CHAPITRE
XIV On apporte les raisons qui prouvent
la nécessité d'avoir ces trois signes, pour faire de plus grands progrés en la
vie spirituelle.
CHAPITRE
XV Il est quelquefois expédient à ceux
qui avancent en l'oraison, et qui commencent a entrer dans la contemplation, de
se servir du discours et des opérations de leurs puissances naturelles.
CHAPITRE
XVI Les représentations imaginaires que
Dieu opère surnaturellement dans la fantaisie, ne peuvent servir connue moyen
prochain à l'âme pour parvenir à l'union divine.
CHAPITRE XVII
Pour satisfaire à la difficulté proposée, on déclare la fin que Dieu regarde,
et la manière dont il se sert pour verser dans l’âme par les sens ses biens
spirituels.
CHAPITRE
XVIII Des dommages que les maîtres de la
vie spirituelle peuvent causer aux âmes, quand ils ne les dirigent pas bien
pendant qu'elles reçoivent ces visions imaginaires ; et comment ces
représentations, quoiqu'elles viennent de Dieu, peuvent jeter ces âmes dans
l'erreur.
CHAPITRE
XIX On montre, par des autorités de
l'Ecriture, que les révélations et les paroles intérieures de Dieu, quoique
véritables, nous peuvent être occasion de surprise.
CHAPITRE
XX On apporte des passages de la sainte
Écriture, pour nous convaincre que les paroles et les prophéties de Dieu,
quoique véritables en elles-mêmes, ne sont pas toujours certaines en leurs
causes.
CHAPITRE
XXI Quoique Dieu réponde quelquefois aux
demandes que nous lui faisons, et qu'il use avec nous d'une grande condescendance,
néanmoins cette manière d'agir lui déplaît et il s'en met en colère.
CHAPITRE
XXII Pourquoi il n'est pas permis, dans
la loi de grâce, de demander quelque chose à Dieu par des voies surnaturelles,
comme on le pouvait faire dans la loi ancienne. — Cette question, qui n'est pas
désagréable, contribue à la connaissance des mystères de notre sainte foi, et
on prouve cette vérité par un passage de saint Paul qu'on explique par rapport
a ce sujet.
CHAPITRE
XXIII On commence à parler des
connaissances intellectuelles qui appartiennent purement à la voie de l'esprit,
et on les explique.
CHAPITRE
XXIV De deux portes de visions
intellectuelles, qui arrivent dans les voies surnaturelles.
CHAPITRE
XXV Des révélations, de leur nature et
de leur distinction.
CHAPITRE
XXVI Des connaissances intellectuelles
de la vérité toute nue ; de leurs différences, et comment l'âme s'y doit
comporter.
CHAPITRE
XXVII Des secondes révélations, qui
consistent à manifester les secrets et les mystères cachés ; de quel usage
elles sont pour aller à l'union divine; de quelle manière elles peuvent
l'empêcher, et comment le démon peut tromper l'âme en cette matière.
CHAPITRE
XXVIII Des paroles intérieures qui sont
présentées surnaturellement à l'esprit, et de leurs différences.
CHAPITRE
XXIX On parle de la première espèce de paroles, que l'esprit forme en lui-même
dans son recueillement, et on apporte leur cause, leur utilité et leurs
dommages.
CHAPITRE
XXX On traite des paroles intérieures qui sont formées surnaturellement dans
l'esprit. — On avertit l’âme des dommages qu'elles peuvent apporter, et on
donne les instructions nécessaires pour n'y pas être trompé.
CHAPITRE
XXXI Des paroles substantielles qui se
forment intérieurement dans l'esprit, de leur différence d'avec les paroles
formelles, de leur utilité, de la résignation et de la révérence avec
lesquelles l'âme s'y doit comporter.
CHAPITRE
XXXII On parle des pensées que
l'entendement reçoit des sentiments Intérieurs, qui sont imprimés
surnaturdlement dans l'âme. — On rapporte leur cause, et on donne à l'âme le
moyen de se gouverner en ces communications, de peur de détruire la voie de
l'union divine.
L'âme s'entretient ici de
l'heureux sort qui lui est arrivé, lorsqu'elle a délivré son esprit de toutes
les imperfections spirituelles et de toutes les passions de propriété qu'elle sentait
dans les choses qui regardent la spiritualité. Ce qui lui a causé un bonheur
d'autant plus grand qu'elle a eu plus de peine à établir le calme dans la
partie supérieure, et à entrer dans l'obscurité intérieure, qui consiste à
éteindre dans le cœur l'amour de toutes les choses, tant matérielles que
spirituelles; nous l'appelons nudité d'esprit ou privation des choses qui
frappent les sens et qui touchent l'esprit. L'âme se procure cette privation en s'appuyant sur la foi, par
laquelle elle s'élève vers Dieu, comme font ceux qui tendent à la perfection,
et auxquels principalement je parle en cet endroit. Pour cette raison on peut dire que la foi est,
tout ensemble, et secrète et échelle. Elle est secrète, parce que les vérités
qu'elle enseigne sont obscures et comme cachées à l'entendement; elle est
échelle, parce qu'elle contient plusieurs degrés par lesquels nous montons à
Dieu. Ainsi l'âme, étant privée de la lumière naturelle qu'elle recevait des
sens et de l'esprit, est environnée d'obscurité; et, passant au-delà des bornes
de la nature et de la raison, elle va jusqu'à Dieu par cette échelle de la foi,
qui pénètre les plus profonds secrets du Créateur. Pour cette cause, l'âme dit
qu'étant déguisée elle est sortie, parce qu'elle était sous une forme qui
n'était plus naturelle, mais qui était toute
39
changée en forme divine, par le moyen de la foi, qui la
conduisait à Dieu. Et ainsi ce changement de forme ou de personne était cause
que ni les créatures, ni la raison, ni le démon même ne la reconnaissaient
point, et ne l'empêchaient nullement de sortir de sa maison. En effet, rien de
tout cela ne peut lui nuire, tandis qu'elle marche dans cette vive foi. De
plus, Dieu cache l'âme; il la couvre
d'un voile ; il la préserve de toutes les embûches du démon, afin qu'elle
marche sûrement dans l'obscurité. Elle est cachée au démon, parce que la foi
est pour le démon une obscurité si noire, qu'il n'y peut apercevoir l'âme.
Aussi l'âme dit qu'elle est sortie avec sûreté et dans les ténèbres; car celui
qui s'éloigne de l'idée des choses naturelles et des choses raisonnables et
spirituelles, et qui suit l'obscurité de la foi comme le guide infaillible de
son chemin, celui-là marche vers Dieu en
assurance et sans danger. L'âme ajoute qu'elle a passé par cette nuit
spirituelle, lorsque sa maison était paisible, c'est-à-dire, lorsque sa partie
spirituelle et raisonnable goûtait une paix inaltérable. Les puissances et les
forces naturelles de la même partie sont apaisées, les mouvements aussi que les
sens excitaient et faisaient passer jusqu'à la partie supérieure, sont calmés
lorsque l'âme est parvenue à l'union de Dieu.
Ainsi elle ne dit pas maintenant
qu'elle est sortie fort agitée des inquiétudes de l'amour, comme elle le disait
dans la première nuit du sens; car les soins et les agitations de l'amour
sensible étaient nécessaires pour renoncer à toutes les choses matérielles,
pour entrer dans la nuit du sens, et pour sortir de la captivité des passions.
Mais afin d'établir la paix et la tranquillité dans l'esprit et dans les
puissances de la partie supérieure, il ne faut que se fonder sur une foi pure,
et s'y confirmer davantage; après quoi l'âme se joint à son bien-aimé par une
union de simplicité, de pureté, d'amour et de ressemblance.
On remarquera aussi que l'âme dit
dans le premier cantique, où il s'agit de la partie animale de l'homme, qu'elle
est sortie d'une nuit obscure; et que parlant présentement de la nuit de
l'esprit, elle dit qu'elle est sortie dans les ténèbres, parce que l'obscurité
de l'esprit ou de la partie spirituelle est plus grande que l'obscurité de la
partie sensitive et matérielle, de la même manière que les ténèbres sont
quelquefois plus noires que l'obscurité de la nuit naturelle, puisqu'on
s'aperçoit de quelque chose dans la nuit, et qu'on ne voit rien dans les
ténèbres. Ainsi il reste dans la nuit du sens un peu de lumière, puisque
l'entendement et la raison n'y sont pas aveuglés, et ont encore quelque
connaissance. Mais il n'y a aucune lumière dans la nuit de l'esprit, je veux
dire dans l'obscurité de la foi pure qui fait cette nuit; c'est pourquoi l'âme
dit dans ce cantique
40
que ce qu'elle ne dit pas dans l'autre : qu'elle a marché
dans l'obscurité et avec beaucoup de sûreté ; car, moins elle se sert de ses
propres forces et de sa capacité naturelle, plus elle est assurée en son
chemin, parce qu'elle fait de plus grands progrès en la foi.
J'expliquerai amplement toutes
ces choses dans ce livre ; mais je prie le lecteur de le lire avec attention, à
cause du sujet qui est de grande importance pour le bien spirituel de l'âme; et
quoique les matières soient obscures, néanmoins la connaissance des unes
dispose l'esprit à mieux entendre les autres; tellement qu'il en aura enfin une
parfaite intelligence.
Il faut maintenant parler de la
seconde partie de cette nuit, qui est la foi; c'est l'admirable moyen d'aller
au terme qui est Dieu ; c'est la seconde cause, ou la seconde partie de cette nuit au regard de l'âme. Car la foi qui
est entre Dieu et l'âme est comparée à minuit;
de sorte que nous pouvons dire que l'âme est alors dans une plus grande
obscurité que n'est la première et la troisième partie de cette nuit, puisque
la première partie de la nuit du sens est semblable à la première partie de la
nuit naturelle, où les objets matériels commencent à disparaître à nos yeux, quoiqu'elle
ne soit pas destituée de toute lumière comme est minuit;
la troisième partie, qui est l'aurore, n'est pas non plus si obscure,
puisqu'elle est proche de la lumière du jour et des rayons du soleil. On
compare cette partie à Dieu ; car, quoique Dieu soit à l'âme une nuit aussi
obscure que l'est la foi, toutefois, lorsque l'âme a passé par les trois
parties de cette nuit, qui lui est naturelle, Dieu répand surnaturellement dans
elle la cl ailé d'une manière sublime, supérieure, et connue par une douce
expérience; et c'est en ce temps-là que l'union parfaite avec Dieu commence;
ensuite elle s'achève dans la troisième partie de la nuit, qui est sans doute
moins obscure que les deux autres nuits.
De plus, cette seconde nuit de la
foi est plus obscure que la première, parce que la première regarde la partie
inférieure de l'homme, et conséquemment elle est extérieure; mais la seconde
regarde la partie supérieure et raisonnable, et, par une suile
nécessaire, elle est intérieure et plus obscure ; car elle dépouille l'âme de
sa lumière raisonnable, ou, pour mieux dire, elle l'aveugle, non pas en
détruisant
41
sa raison et sa lumière, mais en élevant l'âme à la lumière
surnaturelle de la foi, et en la perfectionnant par les actes de la foi dans
les choses divines et dans la manière de les connaître ; c'est pourquoi cette
foi ressemble à minuit, qui est la
partie la plus obscure de toute la nuit.
Nous devons donc montrer ici que
cette seconde partie de la nuit, c'est-à-dire la foi, est une nuit à l'esprit,
comme la première partie est une nuit au sens. Nous parlerons aussi des choses
qui lui sont contraires, et de ce que l'âme doit faire pour entrer en cette
nuit par ses opérations; car, pour ce qui touche la manière passive d'y
pénétrer, c'est-à-dire les opérations que Dieu fait dans l'âme pour l'y
introduire, nous en traiterons dans le troisième livre.
Les théologiens enseignent que la
foi est une habitude certaine et obscure, infuse dans l'âme; on l'appelle une
habitude obscure, parce qu'elle nous incline à croire les vérités que Dieu nous
a révélées, cl qui surpassent nos lumières naturelles et la capacité de notre
esprit. Cette lumière étant infiniment plus grande que la nôtre, elle est, à
l’égard de l'âme, aussi obscure que des ténèbres très-épaisses,
parce qu'une lumière très-éclatanle éteint une
lumière très-petile, comme nous voyons que les rayons
du soleil font disparaître les autres lumières, et qu'ils nous éblouissent la
vue, ou plutôt nous aveuglent, n'y ayant nulle proportion entre la grandeur
excessive de leur lumière et la faiblesse extrême de nos yeux. De la même
manière, la lumière de la foi surpasse, par sa grandeur excessive et par son
infusion surnaturelle, la lumière de notre entendement, parce qu'il ne peut
connaître de lui-même que les choses naturelles, quoique Dieu puisse l'élever
par une puissance extraordinaire à la connaissance des choses surnaturelles.
C'est pourquoi il ne saurait avoir la connaissance des objets, de quelque
nature qu'ils soient, que par le moyen des sens extérieurs et des images que
l'imagination lui présente, comme des tableaux ressemblant aux choses que les
sens perçoivent; si bien que c'est la puissance et l’objet qui forment la
connaissance. De sorte que si on racontait à un homme des choses dont il
n'aurait ni acquis la connaissance, ni vu la ressemblance en peinture ou en
quelque autre manière, il ne les connaîtrait pas plus que si on ne lui en avait
point parlé. Par exemple, si on lui soutenait
42
qu'il y a, dans une lie, une espèce d'animal qu'il n'aurait
jamais vu, et dont il ne trouverait aucune ressemblance dans les animaux qui lui
sont connus, il n'en concevrait aucune idée, quoiqu'on lui en rapportât
beaucoup de choses. De même, si on faisait à un aveugle-né la description de la
couleur blanche ou rouge, il ne lui en resterait pi espèce dans l'imagination,
ni connaissance dans l'esprit, parce qu'il n'en aurait point de ligure
ressemblante, n'ayant rien vu de semblable.
Ainsi, avec quelque proportion,
la foi nous propose des choses que nous n'avons vues ni dans elles-mêmes, ni
dans des objets naturels qui puissent nous en tracer l'image ; si bien que,
n'étant pas proportionnées à nos sens, nous ne pouvons pas les connaître
naturellement. Il faut donc que Dieu nous les révèle, et que, quand on nous les
enseigne, nous les croyions, en soumettant notre entendement et ses lumières naturelles
aux lumières divines de la foi, et en nous aveuglant nous-mêmes pour suivre ses
connaissances obscures ; car, comme dit saint Paul, la foi vient de l'ouïe, et
l'ouïe de la parole de Jésus-Christ (Rom., X, 17). Ce n'est pas une
science qui entre dans l'esprit par nos sens, mais c'est le consentement que
l'âme donne aux choses qui entrent par l'ouïe.
Cependant les exemples que nous
avons apportés ne font pas assez concevoir combien la foi surpasse notre
entendement. Il est constant qu'elle est beaucoup plus élevée au-dessus de nos
lumières naturelles, que nous ne l'avons fait comprendre ; car, bien loin de
nous donner une science évidente, elle surmonte tellement toutes nos
connaissances, qu'on n'en peut juger comme il faut, quelque parfaite contemplation
que nous ayons. Nous parvenons aux autres sciences par la lumière de
l'entendement ; mais il est nécessaire de renoncera ces lumières pour obtenir
de Dieu la connaissance que la foi nous donne. L'entendement s'obscurcit même
par sa propre lumière, afin d'être éclairé des lumières de la foi, selon le
langage d'Isaïe: Si vous ne croyez pas, dit-il, vous ne persévérerez
pas (Isaï., VII, 9). Il est donc constant
que la foi est une obscure nuit au regard de l'âme, que c'est par cette
obscurité que la foi l'éclairé; que plus elle l'obscurcit, plus elle lui
communique ses lumières et ses connaissances; car, pour reprendre la pensée du
prophète, la foi l'éclairé en l'aveuglant, puisqu'elle ne l'élève à
l'intelligence surnaturelle des choses divines que par la créance que l'âme y
donne aveuglément.
Ainsi la foi est très-bien figurée par la nuée qui couvrait les Israélites
en entrant dans la mer Rouge, et qui les dérobait à la vue
43
des Égyptiens lorsque ceux-ci les poursuivaient : de sorte
néanmoins que la même nuée éclairait ce peuple fidèle, et qu'elle était tout à
la fois ténébreuse et éclatante : ce qui est digne d'admiration, et ce qui nous
montre que la foi est tout ensemble obscure et claire, et qu'elle obscurcit,
comme une nuit, la lumière naturelle de l'entendement, et éclaire l'âme d'une
lumière surnaturelle, afin que le disciple devienne semblable à son maître (Exod., XIV, 19, 20). Car l'homme, vivant
comme il vit dans les ténèbres, ne pouvait être illuminé d'une manière
convenable que par les ténèbres, comme le prophète-roi nous l'apprend par ces
belles paroles : Le jour découvre la parole au jour, et la nuit enseigne la
science à la nuit (Psal., XVIII, 5)
: c'est-à-dire, le jour, qui est Dieu considéré dans sa félicité éternelle, où
il y a un jour perpétuel, découvre et communique sa divine parole, qui est son
Fils, aux anges et aux bienheureux qui sont appelés des jours, afin qu'ils le
connaissent parfaitement et qu'ils en jouissent sans interruption. Et la nuit,
qui est la foi que les chrétiens suivent sur la terre, enseigne la science a
l'Église militante, et conséquemment à chacune des âmes qui sont aussi appelées
des nuits, parce que la lumière de gloire ne les éclaire pas, et que la foi les
dépouille de leurs lumières naturelles. Il faut donc conclure que la foi est
une nuit très-obscure, et qu'elle éclaire néanmoins
l'âme dans ses ténèbres, comme David l'exprime dans un autre psaume, quand il
dit que la nuit l'illumine et fait toutes ses délices (3). Comme s'il
disait que la nuit de la foi est sa lumière, et qu'elle le conduit dans les
douceurs de ses plus hautes contemplations et de sa plus étroite union avec
Dieu, pour nous faire entendre que l'âme doit être dans les ténèbres afin
d'être remplie de lumières divines, et d'aller sûrement à Dieu par le chemin
qu'elle a commencé de tenir.
Afin que l'âme connaisse comment
elle doit se laisser conduire à l'union divine, par la nuit de la foi qu'on
vient d'expliquer, il est
44
nécessaire de dire plus en détail ce que c'est que cette
obscurité, dont elle doit être pleine pour entrer dans le profond abîme de la
foi. C'est pourquoi j'en parlerai en général dans ce chapitre, et je dirai plus
en particulier dans les chapitres suivants comment elle doit se comporter
dans cette obscurité, et de quelle
manière il faut qu'elle suive la conduite de la foi, afin que rien n'empêche la
foi de produire ses effets dans l'âme.
Je dis donc que l'âme, pour être
élevée à ce sublime état, doit demeurer dans l'obscurité, non-seulement
selon sa partie inférieure, qui regarde les choses créées et matérielles, mais
encore selon la partie supérieure qui regarde Dieu et les choses spirituelles.
Car il est certain que, pour arriver à la transformation surnaturelle
d'elle-même en Dieu, elle doit être obscurcie, c'est-à-dire privée de la
lumière qu'elle peut recevoir de tout le sensible et de tout le raisonnable,
qui ne sort point des bornes de la nature, puisque tout ce qui est surnaturel
surpasse les choses qui ne sont que naturelles, et qui demeurent dans un rang
inférieur. Car comme cette union et cette transformation divine ne peut ni
s'abaisser jusques aux sens, ni dépendre d'eux, l'âme doit se vider de toutes
les choses corporelles, et se détacher de tout l'amour et de tout le penchant
qu'elle pourrait avoir pour elles, afin de s'unir à Dieu et de se transformer
en lui, parce que rien ne peut alors empêcher Dieu d'opérer dans l'âme qui est ainsi
dépouillée, et d'y faire tout ce qu'il lui plaira.
C'est pourquoi l'âme se doit
épuiser et pour ainsi dire anéantir de telle sorte, que, quoiqu'elle jouisse de
plusieurs dons surnaturels, elle se regarde toujours comme si elle en était
dénuée; et elle demeure comme un aveugle dans les ténèbres, en s'appuyant sur
la foi, en la prenant pour sa lumière et pour sa conduite, et en ne s'attachant
point aux choses qu'elle peut connaître, ou goûter, ou sentir, ou imaginer;
soit parce qu'elles sont à son égard des ténèbres qui l'occupent et l'éloignent
de la vraie lumière, soit parce que la foi surpasse toutes les connaissances
naturelles de l'âme, tout le goût qu'elle a des créatures, et toutes les
opérations des sens ; de sorte que si elle ne s'en juive, elle ne pourra jamais
arriver à la parfaite intelligence des choses que la foi nous enseigne.
Certainement, comme celui qui
n'est pas tout à fait aveugle ne se laisse pas facilement conduire à son
serviteur, et s'imaginant qu'un chemin est bon, parce qu'il n'en voit pas un
autre qui est meilleur, il oblige son guide aie mener par là, et le jette ainsi
dans l'erreur; de même l'âme s'égare, quand elle n'a pas entièrement renoncé à
la connaissance qu'elle a des choses créées, et qu'elle en retient quelque
lumière pour se conduire. Il faut donc qu'elle soit tout à fait aveugle au
regard des créatures, et qu'elle suive uniquement
45
le flambeau de la foi. Saint Paul semble l'insinuer :
lorsqu'il dit que Celui qui veut s'approcher de Dieu, doit croire qu'il est
(Hebr., XI, 6). Comme s'il disait que
l'âme qui aspire à l'union divine, doit y tendre, non pas en s'arrêtant à la
connaissance, ou au goût, à l'imagination, au sentiment qu'elle a des choses
matérielles, mais à la foi, en croyant les perfections infinies de l'essence
divine, que nul entendement, nulle imagination, nul de nos sens ne peut
connaître ; et même tout ce qu'on en peut comprendre de plus sublime est
infiniment éloigné de sa nature et de ses grandeurs.
Pour cette raison Isaïe dit que l'œil
n'a pas vu les choses que Dieu a disposées pour ceux qui le désirent et
l'attendent (Isai., LXIV, 4). Et
saint Paul : L'œil, dit-il, n'a point vu, et l'oreille n'a point
entendu, et le cœur de l'homme n'a point conçu les choses que Dieu a préparées
pour ceux qui l'aiment (I Cor., II, 9). De quelque manière donc que
rame veuille s'unir, par la grâce et par l'amour parfait, à celui à qui elle
doit être unie par la gloire, il est constant qu'elle doit faire cette union en se mettant elle-même dans
l'obscurité, c'est-à-dire en se privant de tout ce qu'elle peut connaître par
les sens, de tout ce que l'œil peut voir, de tout ce que l'oreille peut
entendre, de tout ce que l'imagination peut représenter, et de tout ce que
l'esprit peut comprendre ; c'est pourquoi l'âme qui va à l'état sublime de
l'union, et qui ne sait ou n'emploie pas le moyen de se dépouiller de toutes
ces choses, souffre de grands obstacles, pour peu qu'elle adhère à ses
connaissances, à ses sentiments, à son imagination, à sa volonté, à quoi que ce
soit qui lui soit propre, parce que le ternie où elle tend surpasse infiniment
toutes ses opérations et toute la connaissance qu'elle peut avoir présentement.
Ainsi, dans le chemin qui conduit
à l'union, sortir de sa propre voie c'est entrer dans la véritable voie, et
parvenir à son but; et quitter sa manière de connaître et d'agir, c'est se
transformer en Dieu. En effet, l'âme qui est dans cet état n'a plus ses
manières de connaître, de goûter les choses créées, de les sentir, et ne peut
plus s'y attacher, quoiqu'on puisse dire qu'elle les contient toutes, parce
qu'elles se trouvent toutes éminemment et par excellence dans les choses
surnaturelles dont elle a la jouissance. C'est à ce terme que l'âme doit
continuellement aller avec ardeur, en méprisant tout ce qu'elle peut connaître
ou par l'esprit ou par les sens, et en estimant
46
uniquement le souverain bien qu'elle désire ; c'est de cette
sorte qu'elle s'en approchera davantage, et qu'étant aveugle dans ses propres lumières,
elle verra par les lumières ,de la foi les choses surnaturelles : si bien qu'on
lui peut appliquer ces paroles de Jésus-Christ : Je suis venu en ce monde
pour exercer un jugement, afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux
qui voient deviennent aveugles (Joan., IX, 39). Ce qui peut
s'entendre de ce chemin spirituel, où l'âme est dénuée de ses lumières
naturelles et ne voit pas, et où elle est revêtue des lumières surnaturelles et
voit les choses divines.
On peut bien connaître, par ce
que nous avons dit jusqu'à présent, ce que c'est que l'union de l'âme avec
Dieu; mais pour l'entendre plus clairement, je laisse les autres sortes
d'unions, et je ne parle ici que de l'union totale et permanente de l'âme selon
sa substance, et de l'union de ses puissances, en ce qui concerne l'habitude et
non l'acte de cette union.
Elle se fait, non par la présence
substantielle de Dieu à toutes les créatures par laquelle il conserve l'être,
mais par l'amour qui transforme l'âme en Dieu, de telle sorte qu'il y ait une
ressemblance d'amour entre Dieu et l'âme : c'est pourquoi on l'appelle union de
ressemblance, parce que la volonté de l'âme et la volonté de Dieu sont si
semblables et si uniformes, que l'âme veut tout ce que Dieu veut, et qu'elle ne
veut pas tout ce qui n'est pas conforme à la volonté de Dieu.
Ce qui s'entend non-seulement des choses qui sont contraires à la volonté
de Dieu selon les actes, mais aussi de celles qui lui sont opposées selon les
habitudes. Ainsi l'âme doit éviter les actes volontaires de toutes sortes
d'imperfections, et se défaire des habitudes qu'elle en a contractées. Et parce
que nulle créature ne peut, ni par son action, ni par sa capacité, atteindre à
Dieu, l'âme doit se priver de toutes créatures, de toutes actions, de toutes
capacités, c'est-à-dire de sa science, de son intelligence, de son sentiment,
de toutes les autres choses, qui sont éloignées de la volonté de Dieu, afin qu’elle
puisse avoir de la ressemblance avec lui, et que, n'ayant
47
plus rien qui ne soit selon la volonté de Dieu, elle soit
toute transformée en lui.
Mais il faut remarquer que cette
union et cette transformation ont des
degrés différents, selon les différents degrés de l'amour des âmes qui sont
unies à Dieu et transformées en lui : car les unes ont plus de degrés d'amour,
les autres en ont moins; d'autres aiment Dieu de toutes leurs forces ; et, par
ce moyen, les unes ont la volonté plus conforme à la volonté divine, les autres
l'ont moins conforme, les autres l'ont conforme totalement et sans partage.
C'est pourquoi ,Dieu se communique à elles suivant cette différence d'amour et
de conformité à sa volonté, et il les transforme surnaturellement en lui, ou
moins ou plus parfaitement.
Saint Jean semble exprimer ceci
par ces paroles : Il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu à ceux qui
ne sont pas nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de
l'homme, mais qui sont nés de Dieu (Joan., I, 12, 13); car il veut
dire que Dieu n'accorde le bonheur de devenir ses enfants qu'à ceux qui, éfant morts volontairement au vieil homme et à toutes ses
opérations, et renaissant par la grâce divine, s'élèvent au-dessus d'eux-mêmes,
et reçoivent cette filiation, qui est plus sublime et plus excellente que tout
ce qu'on peut imaginer de grand sur la terre. Car, comme le même évangéliste le
rapporte ailleurs : Quiconque ne renaît pas de l’eau et du Saint-Esprit, ne
peut entrer dans le royaume de Dieu (Joan., III, 5) ; ce qu'on peut
expliquer de la sorte : Quiconque ne renaît pas du Saint-Esprit, ne peut voir
ce royaume de Dieu, à savoir cet état d'union parfaite avec Dieu. Or, renaître
parfaitement du Saint-Esprit en cette
vie, c'est avoir l'âme très-semblable à Dieu en
pureté, sans mélange d'aucune imperfection; et, de cette manière, l'âme se peut
transformer en Dieu, non pas essentiellement, mais par la participation de
l'union que Dieu lui communique.
La comparaison suivante nous
rendra cette vérité plus facile à comprendre. Lorsque le soleil donne sur les
vitres d'une fenêtre, si le verre a des taches noires et fort épaisses, les
rayons ne peuvent le pénétrer, comme ils le pénétreraient s'il n'y avait point
de taches ; cependant ce n'est pas le soleil qui manque à éclairer le verre,
mais c'est le verre qui manque à recevoir les rayons du soleil. Que si le verre
est tellement plein de lumière, qu'il ne paraisse plus qu'un rayon, quoiqu'il
soit d'une nature et d'une substance différente
48
de la nature et de la substance du rayon, nous pouvons alors
l'appeler un rayon, par la participation de la lumière que le soleil répand sur
lui, parce que son éclat ne semble être que la lumière même du soleil. Ainsi
l'âme est devant Dieu comme un verre ; la lumière de l'essence divine rejaillit
continuellement sur elle, ou, pour mieux dire, elle demeure en elle de la
manière que nous l'avons expliqué. Lors donc que l'âme se met en état de
recevoir cette lumière, en se purifiant des plus petites souillures, et en
unissant sa volonté à celle de Dieu par un parfait amour, elle est toute
remplie des rayons de la Divinité, et toute transformée en son créateur. Car
Dieu lui communique surnaturellement son être, de telle sorte qu'elle semble
être Dieu même, qu'elle a ce que Dieu a, et que tout ce qui est à Dieu et tout
ce qui est à l'âme semble être une même chose par cette transformation. On
pourrait même dire . que l'âme paraît être plus Dieu, par cette participation, qu'elle n'est âme, quoiqu'il
soit vrai qu'elle retient son être, et que son être est distingué de l'être
divin, comme le verre est distingué du rayon qui l'éclairé et le pénètre. Il
est facile d'inférer de là que la grande pureté et l'amour parfait sont les
dispositions nécessaires pour unir l'âme à Dieu, et pour la transformer toute
en lui.
J'ajoute une seconde comparaison,
pour donner plus de jour à cette pensée. Imaginez-vous, s'il vous plaît, une
figure peinte par un savant ouvrier, avec toute la délicatesse de son art et
toute la beauté des couleurs les plus fines. Comme les traits en sont
extraordinairement subtils, les yeux faibles n'en font pas un juste
discernement; mais les yeux vifs et perçants les aperçoivent sans peine. De
sorte que si quelqu'un a les yeux plus pénétrants que tous les autres, il verra
plus distinctement qu'eux tous ces traits et toute leur délicatesse. Néanmoins
comme cette figure renferme une infinité de perfections, il en reste toujours
plus à voir qu'on n'en découvre, quelque attention qu'on apporte à la regarder.
Je dis, de même, que les âmes
sont unies à Dieu et transformées en lui plus ou moins parfaitement, selon les
différents degrés de leur capacité; et qu'ainsi elles sont plus ou moins
remplies de la lumière divine, et qu'elles voient Dieu plus clairement ou moins
clairement, de la même manière que les bienheureux le voient plus ou moins
distinctement dans le ciel ; ce qui ne les empêche pas d'être contents, comme
les âmes sont aussi très-conlenles dans cette
diversité d'union et de transformation, et dans l'inégalité de cette faveur
surnaturelle. Celles-là seulement ne sont pas satisfaites, qui ne sont point
dépouillées de toutes choses, parce qu'elles n'arrivent jamais à la pure et
simple union de Dieu, sans laquelle leur contentement ne peut être entier.
CHAPITRE VI
Les trois vertus théologales doivent perfectioner les trois puissances de l'âme. — De quelle
manière ces trois vertus les privent de toutes choses et les réduisent à
l'obscurité. — On explique deux passages de l'Écriture, l'un de saint Luc,
l'autre d'Isaïe.
Puisque je suis obligé de dire la
manière d'introduire dans la nuit spirituelle les trois puissances de l'âme,
l'entendement, la mémoire et la volonté, il est nécessaire de montrer comment
les trois vertus théologales, par lesquelles l'âme acquiert l'union divine,
produisent la nudité et l'obscurité, chacune dans chaque puissance, savoir : la
foi dans l'entendement, l'espérance dans la mémoire, et la charité dans la
volonté. Nous dirons ensuite comment l'entendement se doit perfectionner dans
les ténèbres de la foi, la mémoire dans le vide et le dépouillement de
l'espérance, et la volonté dans la nudité de l'amour, afin que l'âme puisse
aller à Dieu; c'est ce qui se fait de
la sorte :
La foi nous propose des choses que
l'entendement ne peut concevoir par la force de sa raison et de sa lumière
naturelle. C'est pourquoi saint Paul la nomme le soutien des choses que nous
espérons (Hebr., XI, 1). Et quoique
l'entendement y consente avec beaucoup de certitude et de fermeté, il ne les
pénètre pas néanmoins, et ne les connaît pas clairement ; car, s'il en avait
une connaissance claire et évidente, la foi ne serait plus foi, puisqu'elle
donne des lumières qui sont à la vérité très-certaines,
mais qui sont toujours accompagnées d'obscurité.
On ne doit pas non plus douter
que l'espérance ne fasse dans la mémoire un semblable effet, en la vidant de
toutes les choses qui regardent la vie présente et la vie future; car nous
n'espérons que ce que nous ne possédons pas, et si nous possédions quelque
chose, nous ne l'espérerions plus. De sorte, dit saint Paul, que ce
n'est pas à ce que l'on voit présent que l'espérance se porte ; car qui espère
ce qu'il voit (Rom., VIII, 24). Cette vertu tient donc la mémoire
dans l'obscurité en la privant de toutes choses.
La charité dépouille aussi notre
volonté de toutes les créatures, en détachant notre amour de tout ce qui n'est
pas Dieu, ou de tout ce
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que nous n'aimons pas uniquement pour Dieu, et en nous
unissant à Dieu par les liens d'un amour très-pur et très-parfait. C'est ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous
enseigne lorsqu'il nous assure que quiconque ne renonce pas, au moins de
volonté, à tout ce qu'il possède, ne peut être son disciple (Luc., XIV,
33). On voit par là que la foi, l'espérance et la charité mettent l'âme dans
l'obscurité et dans la nudité de toutes les choses créées.
Les trois pains qu'un ami alla
demander sur l'heure de minuit à son
ami, comme le Fils de Dieu le dit dans une parabole, expriment très-bien ces trois vertus, et nous apprennent que rame
doit tenir ses puissances dans les ténèbres, pour acquérir ces vertus tandis
qu'elle est dans les ténèbres, et pour les posséder dans leur dernière
perfection (Luc., XI, 5).
Nous en avons encore une figure
dans le sixième chapitre d'Isaïe. Ce prophète vit, aux côtés du Seigneur, deux
séraphins qui avaient chacun six ailes ; ils cachaient leurs pieds de deux
ailes, pour nous représenter que la volonté doit éteindre, par la force de son
amour pour Dieu, toute l'affection qu'elle pourrait avoir pour les créatures.
Ils couvraient de deux autres ailes leur visage, pour nous faire comprendre que
l'entendement doit demeurer devant Dieu dans les ténèbres ; ils employaient
enfin les deux autres à voler, pour nous signifier que l'espérance l'élève
au-dessus de tout ce qu'on peut posséder hors de Dieu, et qu'elle vole vers les
choses qu'on ne possède pas encore, et qu'on attend avec impatience.
Nous devons donc disposer les
trois puissances de notre âme à acquérir ces trois vertus, en affermissant
notre entendement dans la foi, en éloignant notre mémoire de la jouissance des
créatures, et en allumant l'amour de Dieu dans noire volonté. En les séparant
ainsi de tout ce qui ne convient pas à chaque vertu, nous les mettrons dans une
obscurité parfaite.
Voilà la nuit spirituelle que
nous avons appelée active, parce que l’âme fait ce qu'elle peut de sa part pour
s'y introduire. Au reste, le moyen d'y entrer, que nous venons d'expliquer, est
très-bon et très-sûr, pour
nous garantir des artifices du démon, et pour nous délivrer de l'amour-propre
et des vices. Cet amour trompe subtilement les personnes spirituelles et arrête
leurs progrès en la vertu, parce qu'elles n'ont pas le secret de s'écarter des
choses créées, ni de se gouverner suivant ces trois vertus; de sorte qu'elles
ne goûtent jamais les biens spirituels dans
toute leur pureté, et qu'elles ne
51
marchent pas à la perfection par un chemin aussi court et
aussi droit qu'elles pourraient faire. Ce que nous disons ici regarde, non pas
les commençants pour qui nous écrirons plus au long, mais ceux qui sont déjà
parvenus à l'état de contemplation.
Il faudrait avoir plus de science
et plus d'esprit que je n'ai, pour persuader aux gens'spirituels
combien le chemin qui conduit à la vie selon les oracles de Notre-Seigneur est
étroit, afin qu'étant convaincus de cette vérité, ils ne fussent pas étonnés de ce que nous
sommes obligés à laisser les puissances de notre àme
dans le vide et la nudité, pendant que la nuit et l'obscurité spirituelle dont
nous parlons subsistent. Sur quoi on doit peser les paroles de Jésus-Christ,
rapportées par saint Matthieu : Que la porte de la vie est petite ! que le
chemin qui y mène est étroit ! et qu'il y a peu de personnes qui le trouvent(Matth., VII, 14) ! Pour les accommoder à
notre sujet, on fera attention sur la force de
cette particule, que; car c'est la même chose que si le Fils de Dieu
disait : En vérité, je vous dis que cette porte est plus petite que vous ne
croyez. De plus, on remarquera que notre Sauveur parle d'abord d'une porte très-petite, pour nous insinuer que l'âme qui veut y passer
pour entrer dans le chemin de la vie, doit se resserrer et se faire très-petite, en étouffant dans sa volonté tout l'amour des
choses sensibles et passagères; mais ce dénûment
regarde la nuit du sens, comme nous l'avons expliqué.
Notre-Seigneur ajoute que le
chemin est étroit, c'est-à-dire le chemin de la perfection, pour nous apprendre
que celui qui désire d'y entrer, doit non-seulement
passer par cette petite porte en
abandonnant tout ce qui flatte les sens,
mais renoncer encore à toute propriété, en s'affranchissant de tout ce
qui concerne l'esprit et la partie supérieure. Ainsi nous pouvons appliquer à
la partie animale, ce que le Fils de Dieu dit de la porte très-petite,
et à la partie raisonnable, ce qu'il assure de la voie étroite.
Au reste, quand il affirme qu'il
y a peu de personnes qui trouvent cette voie, cela vient de ce que peu de gens
connaissent ou veulent
52
pratiquer ce dépouillement d'esprit ; car le chemin qui
conduit à la n.onlagne de la perfection va nécessairement
en haut et est fort étroit; il faut donc que ceux qui souhaitent d'y passer ne
soient chargés d'aucun fardeau qui les lire en bas, et ne souffrent aucun
obstacle qui les empêche de monter. Et comme Dieu seul est le terme où l'on
prétend arriver dans ce commerce sacré, on ne doit s'occuper qu'à le chercher
seul, et qu'à parvenir à sa possession.
C'est pourquoi il ne suffit pas
que l'âme fasse divorce avec les créatures, elle doit encore s'anéantir en tout
ce qui touche l'esprit, et quitter toute sorte de propriété; c'est l'admirable
doctrine que le Sauveur de tous les hommes nous a enseignée en son Évangile, et
que la plupart des personnes spirituelles pratiquent peu, si je l'ose dire,
quoiqu'elle soit très-nécessaire et très-utile ; et parce qu'elle convient à mon sujet, je la
rapporterai dans les propres termes de saint Marc, et j'en donnerai
l'explication suivant son sens littéral et naturel. Voici donc comme
Notre-Seigneur parle : Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce
soi-même, qu'il porte sa croix et qu'il me suive; car celui qui voudra sauver
sa vie la perdra, et celui qui perdra sa vie pour l'amour de moi et de
l'Évangile, la sauvera (Marc., VIII, 34, 35).
Oh! qui pourrait exprimer
dignement, qui pourrait fidèlement pratiquer ce qui est compris dans cette éminente science de l'abnégation de
nous-mêmes ? Oh ! si les personnes spirituelles pouvaient parfaitement
connaître combien le moyen qu'il faudrait prendre pour entrer dans ce
renoncement, est différent de celui que plusieurs d’entre eux estiment très-bon, s'imaginant que c'est assez pour eux de se
réformer en quelque chose ! Il est vrai que quelques-uns s'adonnent à la vertu,
à l'oraison et à la mortification; mais ils n'arrivent jamais à cette nudité, à
cette pauvreté, à cette abnégation, à
cette pureté spirituelle, que Jésus-Christ nous recommande en cet endroit. La
raison en est qu'ils nourrissent leur âme de consolations intérieures, au lieu
de s'en priver pour l'amour de Notre-Seigneur, se persuadant qu'il leur suffit
de renoncer aux choses grossières de ce monde, et qu'il n'est pas nécessaire de
se purifier de ces douceurs spirituelles, qu'ils goûtent comme un bien qui leur
est propre.
De là vient qu'ils abhorrent
comme la mort les sécheresses, les aridités, les dégoûts, les peines
intérieures, qui sont les croix spirituelles, et la pauvreté d'esprit que le
Sauveur nous conseille
53
d'embrasser, et qu'au contraire ils ne cherchent que les
délices, que les communications de Dieu les plus douces, et les rassasiements spirituels
qu'ils y trouvent ; ce qu'on ne peut appeler abnégation de soi-même ni nudité
d'esprit, mais ce qu'on doit nommer gourmandise spirituelle.
En quoi on peut dire que ces
gens-là sont les ennemis de la croix de Jésus-Christ Les véritables spirituels
cherchent plutôt ce qui est insipide que ce qui est savoureux; ils se portent
plutôt aux souffrances qu'aux consolations, à la privation de tout bien pour
l'amour de Dieu qu'à la possession, à l'aridité et à l'affliction qu'au goût et
aux douceurs intérieures : ils savent que se dépouiller ainsi de tout, c'est
suivre Jésus-Christ, et que vouloir goûter ces délices spirituelles, c'est se
rechercher soi-même, ce qui est assurément fort contraire au pur amour. En
effet, se rechercher en Dieu, c'est s'attacher aux plaisirs qu'il répand dans
lésâmes; mais chercher Dieu en lui-même, non-seulement
c'est se soustraire volontairement à soi-même tous ces contentements
spirituels, mais c'est vouloir et choisir, à cause de notre Sauveur, tout ce
qu'il y a de plus désolant dans la vie intérieure, soit qu'il vienne de Dieu,
soit qu'il vienne des créatures : et c'est là sans doute un véritable amour
pour Dieu.
Oh ! qui peut dire jusques à
quelle rigueur Dieu veut que nous portions cette abnégation? Elle doit être,
quanta ce qui regarde la volonté, une espèce de mort naturelle et
d'anéantissement de toutes les choses créées; et c'est proprement dans cette mort spirituelle que tout notre bien se
trouve, comme le Fils de Dieu nous le montre, quand il dit que quiconque
voudra sauver son âme la perdra : c'est-à-dire, que quiconque voudra
posséder ou chercher quelque chose, en sera privé ; et quiconque perdra son
âme à cause de moi, la sauvera (Matth.,
XVI, 26) : c'est-à-dire, que celui qui renoncera, pour l'amour de Jésus-Christ,
à toutes les choses que la volonté peut désirer ou goûter, et qui embrassera ce
qui est plus conforme à la croix de notre Sauveur, ou, comme parle saint Jean,
qui haïra son âme, la sauvera (Joan., XII, 25). C'est ce que ce divin
Maître enseigna à ses deux disciples, qui le priaient de les faire asseoir,
l'un à sa droite, l'autre à sa gauche. Au lieu de contenter leur ambition, il
leur présenta le calice qu'il devait boire lui-même, pour leur faire entendre
que les afflictions sont plus sûres pour aller à Dieu, et plus précieuses, que
la joie et les douceurs qu'ils lui demandaient par l'intercession de leur mère.
54
Or, ce calice consiste à mourir à
la nature, et à se décharger des choses créées, pour tenir le chemin étroit de
l'Évangile; et c'est le bâton sur lequel il faut s'appuyer pour marcher avec
plus de fermeté et de consolation, afin d'expérimenter ce que dit le Sauveur de
tous les hommes, que son joug est doux, et son fardeau léger (Matth., XI, 30), c'est-à-dire que sa croix est
légère ; car si quelqu'un s'était résolu avec beaucoup de courage à porter la
croix de Jésus-Christ, c'est-à-dire à souffrir pour Dieu toutes sortes de
peines sans avoir égard à soi-même, il trouverait dans ses souffrances une
solide nourriture d'esprit et une véritable douceur spirituelle, quoiqu'il ne
voulût pas s'y attacher.
Je voudrais bien pouvoir
persuader à ceux qui s'appliquent à la vie intérieure, que les voies qui nous
conduisent à Dieu ne consistent pas à faire beaucoup de méditations, ni à
sentir du goût dans la piété, mais à se renoncer soi-même au regard de
l'intérieur et de l'extérieur, à s'exposer pour Jésus-Christ à toutes sortes de
douleurs, età s'anéantir en toutes choses; car, s'ils
pratiquent fidèlement cette abnégation,
qui est sans doute le fondement et la consommation des vertus, ils y trouveront
plus de bien et ils feront plus de progrès qu'en aucun autre exercice; mais,
s'ils s'y comportent lâchement, de quelque manière qu'ils agissent, ils
quitteront le solide de la vertu pour s'amuser aux apparences, et jamais,
quelque sublimes que soient leurs contemplations et leurs communications avec
Dieu, ils n'avanceront beaucoup en cette perfection.
Notre véritable avancement en la
vie spirituelle ne se trouve qu'en l'imitation de Jésus-Christ, qui est le
chemin, la vérité et la vie, et personne ne vient à son Père que par lui, parce
qu'il est la porte, et que celui qui entrera par lui sera sauvé ( Joan.,
XIV,6 – Joan., X, 9). C'est pourquoi je ne puis croire que celui-là soit
poussé d'un bon esprit, qui veut aller à Dieu par des consolations et des
moyens faciles et commodes, et qui ne veut pas marcher sur les pas de notre
Sauveur.
Et parce que j'ai dit que le Fils
de Dieu est le chemin, et que ce chemin n'est autre chose que mourir à la
nature en tout ce qui concerne les sens et l'esprit, je dirai ici comment cela
se doit faire en suivant Notre-Seigneur, qui est notre exemplaire et notre
lumière.
En premier lieu, il est certain
que Jésus-Christ, pendant qu'il a vécu sur la terre, est mort spirituellement à
sa partie sensilive, jusques à ce que sa mort
naturelle l'en ait privé tout à fait sur la croix.
55
Aussi, comme il le dit dans saint Matthieu, il ne voulut pas
avoir ou reposer sa tête, Matth., VIII,
20, tant il était mort à tout ce qui pouvait contenter les sens.
En second lieu, il est
pareillement mort à sa partie spirituelle et supérieure, par une continuelle
abnégation, dont il donna des marques surtout avant sa mort naturelle,
lorsqu'il fit connaître par des paroles fort touchantes son délaissement. (Matth., XXVII, 40.) Car son Père céleste l'avait
privé de toutes consolations intérieures, et l'avait plongé dans une extrême
amertume de cœur. Mais comme cet abandonnement fut le plus grand qu'il ait jamais
éprouvé, aussi ce fut en ce temps-là qu'il acheva le plus grand ouvrage qu'on
puisse jamais imaginer, à savoir la rédemption de tous les hommes et leur
réconciliation avec Dieu : ce fut, dis-je, dans le temps où il était perdu et
comme anéanti dans l'estime des Juifs, qui, le voyant expirer sur une croix, le
prenaient pour un misérable et s'en moquaient. Ainsi sa mort, et le mépris
qu'on faisait de lui, semblaient le réduire alors au néant.
Son Père en retirant tout ce qui
pouvait le consoler, parut aussi l'anéantir en quelque façon, afin qu'étant
délaissé de la sorte, et abaissé jusqu'au néant, il payât à la rigueur les
dettes du genre humain. Ce qui découvre aux personnes spirituelles le mystère de
la porte et du chemin par où elles doivent passer pour arrivera l'union
divine : tellement que plus elles seront anéanties selon la partie animale et
la partie raisonnable, plus elles seront unies étroitement à Dieu, et
posséderont enfin le plus sublime état où l'on puisse parvenir en cette vie. On
trouve donc cette éminente perfection dans la mort volontaire et spirituelle
des sens et de l'esprit, de l'intérieur et de l'extérieur, et non dans les
goûts et les douceurs que la contemplation des choses divines peut verser dans
l'âme.
Avant que je parle de la foi, qui
est le moyen le plus propre pour s'unira Dieu, il est nécessaire de montrer que
ni les créatures ni les connaissances naturelles de l'esprit ne peuvent élever
l'homme à l'union divine, et qu'au contraire, s'il voulait s'en servir, ce
serait un obstacle qui l'en éloignerait infiniment. C'est ce que nous ferons
voir premièrement en général ; secondement nous descendions dans le détail des
connaissances que l'entendement peut avoir ; enfin
56
nous apporterons les inconvénients que l'âme en peut
souffrir, et qui l’empêcheront de profiter en cette voie lorsqu'elle s'appuiera
sur la foi.
Selon la doctrine des philosophes,
les moyens doivent avoir de la convenance, de la ressemblance, de la proportion
avec la fin, pour qu'ils nous y conduisent efficacement et sûrement. Par
exemple, si quelqu'un veut aller en quelque ville, il doit prendre un chemin
qui soit un moyen propre pour l'y mener. Ou si l'on veut introduire la forme du
feu dans du bois, il est nécessaire que la chaleur, qui est le moyen pour unir
le feu avec le bois, soit proportionnée a cette union, afin que le bois, étant
pénétré du feu, ait une entière ressemblance avec lui. Au contraire, si
quelqu'un voulait employer de l'eau ou de la terre pour disposer le bois à
recevoir la forme du feu, il lui serait impossible d'y réussir. De même il est
nécessaire que celui qui veut unir son entendement à Dieu autant qu'il est
possible en cette vie, prenne un moyen propre pour faire cette union parfaite.
Il faut considérer en cet endroit
que nulle créature supérieure ou inférieure ne peut nous unir à Dieu, et n'a
aucune ressemblance avec sa nature. Car, encore qu'il soit vrai, comme les
théologiens l'enseignent, que toutes les choses créées sont des participations
de l'être divin, et qu'elles ont un rapport essentiel à leur Créateur, les unes
plus, les autres moins, selon leur perfection plus grande ou plus petite,
toutefois il n'y a point de ressemblance d'essence entre Dieu et elles; au
contraire, il y a une différence infinie: de sorte que l'entendement ne peut
parvenir par leur moyen jusques à Dieu. C'est pourquoi David parlant des
créatures célestes : Seigneur, dit-il, il n'y en a point de semblable
à vous entre les dieux (Psal.,
LXXXV, 8), entendant par les dieux les anges et les fîmes saintes. Mon Dieu,
dit le même ailleurs, vos voies et vos œuvres sont pleines de sainteté. Mais
quel dieu est aussi grand que notre Dieu (Psal.,
LXXVI, 14)? Comme s'il disait que le chemin qui nous mène à Dieu est un chemin
de sainteté, à savoir la pureté de la foi. Car où peut-on voir un homme aussi
grand que Dieu ? c'est-à-dire, qui des bienheureux, qui des anges, quoiqu'il
soit d'une nature très-élevée, sera jamais assez grand pour être un chemin
proportionné et suffisant pour nous conduire à vous? Ce saint roi, parlant
encore des créatures célestes et des terrestres, dit que le Seigneur est
haut, et qu'il regarde de près les choses basses, et de loin les choses
hautes (Psal., CXXXVII, 6), pour
nous apprendre que Dieu, ayant un être infiniment
57
sublime, reconnaît que les créatures terrestres, comparées à
la hauteur de son essence, sont très-basses et très-viles, et que les créatures célestes, quoiqu'elles
paraissent plus grandes, sont infiniment éloignées de sa nature. Il s'ensuit de
là que toutes les choses créées ne peuvent être un moyen propre pour nous unir
parfaitement à Dieu.
Toutes les représentations de
l'imagination, et toutes les opérations de l'entendement ne peuvent être aussi
un moyen prochain pour nous rendre participants de l'union divine ; car les
connaissances naturelles dépendent des sens, et des fantômes matériels ne
peuvent en rien contribuer à cet le union, qui est spirituelle et divine. Pour
ce qui regarde les connaissances surnaturelles, il est certain que
l'entendement, étant renfermé dans une masse de chair, n'a pas les dispositions
propres pour recevoir la claire connaissance de Dieu. C'est pourquoi Dieu dit
autrefois à Moïse qu'aucun homme vivant ne peut le voir (Exod., XXXIII, 20). Saint Jean assure de même que
personne n'a jamais vu Dieu (Joan., I, 18). Saint Paul dit encore
que l'œil n'a point vu, ni l'oreille entendu, ni le cœur de l'homme connu
(I Cor., II ; 9 – Isaï., LXIV,
4)... C'est ce qui empêcha Moïse de regarder avec attention le buisson ardent
où Dieu se faisait voir. Car quoique la crainte; de Moïse pût venir de la
grande idée qu'il avait conçue de Dieu, néanmoins il savait bien que son esprit
n'était pas capable de le connaître comme il faut (Act.,
VII, 32).
Le très-saint
prophète Élie, noire père, étant sur la montagne d'Horeb, se couvrit le visage
en la présence de Dieu ( III Reg., XIX, 13.), pour nous signifier qu'il
tenait son entendement dans un aveuglement volontaire, et qu'il n'usait se
servir d'un instrument si abject pour arriver à la connaissance d'une chose si
sublime; car il ne doutait pas que tout ce qu'il pourrait connaître de Dieu ne
fût infiniment éloigné de ce que Dieu est en son essence et en ses perfections.
Ce qui prouve que la connaissance
qu'on a de Dieu en cette vie ne saurait être un moyen prochain pour nous élever
à l'éminente union du Seigneur, puisque tout ce que l'entendement peut
comprendre, tout ce que la volonté peut goûter, et tout ce que l'imagination
peut se figurer, n'a nulle proportion avec Dieu, comme le prophète Isaïe le
déclare admirablement en ces termes: A qui avez-vous comparé
58
Dieu? Quelle image et quelle ressemblance en ferez-vous?
Le sculpteur n'en a-t-il point fait la statue, ou l'orfèvre n'en a-t-il point
fondu la figure, ou celui qui travaille en argent ne l'a-t-il point exprimé sur
des lames de ce métal ( Isai., XL, 18, 19)
. Pour appliquer dans un sens mystique ces paroles à notre sujet, il faut
entendre par le sculpteur notre entendement, qui forme les connaissances et qui
les dégage des fantômes matériels de l'imagination; et par l'orfèvre, il faut
exprimer notre volonté, qui est capable de recevoir les plaisirs que son amour
pour les objets qui lui sont agréables lui présente. Enfin, celui qui travaille
en argent signifie la mémoire et l'imagination, dont les espèces ressemblent à
des lames d'argent qui ne peuvent recevoir la véritable image de Dieu. Le
prophète semble donc dire, selon cette interprétation, que l'entendement ne
peut rien concevoir de semblable à Dieu; que la volonté ne peut goûter des
délices qui approchent des délices de Dieu ; et que la mémoire et l'imagination
ne peuvent former des connaissances et des idées qui le représentent comme il
est en lui-même.
Il est donc très-manifeste
que les facultés de l'âme ne peuvent parvenir à Dieu qu'en se tenant dans
l'aveuglement et dans les ténèbres, et qu'en s'ouvrant aux seuls rayons de la
foi. De là vient qu'on appelle théologie mystique la contemplation dont Dieu
éclaire l'esprit ; comme si on disait que cette contemplation est la secrète
sagesse de Dieu, parce qu'elle est cachée à l'entendement qui la reçoit. Saint
Denis la nomme aussi un rayon qui luit dans les ténèbres : et c'est de quoi le
prophète Baruch parle, quand il dit qu'ils n'ont pas connu la voie de la
sagesse, et qu'ils ne se sont pas souvenus de ses sentiers (Baruch.,
III, 23). Ce qui montre qu'il faut aveugler l'entendement au regard de tous ses
sentiers, c'est-à-dire de toutes les connaissances qu'il peut acquérir pour
s'unira Dieu.
Aristote enseigne que comme les
yeux de la chauve-souris ne sauraient souffrir l'éclat du soleil, et qu'au
contraire ils s'obscurcissent de telle sorte qu'ils ne voient pas, de même
notre entendement n'est pas capable de supporter ce qu'il y a de plus éclatant
en Dieu ; car ses lumières excessives couvrent de ténèbres notre esprit. Le
même philosophe dit que plus les choses divines sont sublimes et claires en
elles-mêmes, plus elles nous sont obscures et inconnues.
Je ne finirais jamais, si je
voulais apporter toutes les autorités et
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toutes les raisons qui prouvent que l'entendement ne peut se
servir d'aucune chose créée comme d'un moyen prochain pour entrer dans l'union
divine: au contraire, s'il voulait user ou de toutes les créatures ensemble, ou
de quelques-unes en particulier, non-seulement elles
l'empêcheraient d'y parvenir, mais elles le jetteraient en plusieurs erreurs,
pendant qu'il prétendrait monter sur
cette montagne mystique.
On peut recueillir de ce que j'ai
dit jusqu'ici, que l'entendement, pour avoir les dispositions propres à l'union
divine, doit être épuré et vide, non-seulement des
objets qui frappent les sens, mais aussi de toutes les choses qu'A peut
connaître avec évidence; de telle sorte qu'il soit tranquille en lui-même et
solidement établi en la foi ; car la foi seule est un moyen prochain et
proportionné pour unir l'âme à Dieu, puisqu'il n'y a point d'autre différence,
sinon qu'on voit Dieu, ou clairement par la vision béatifique, ou obscurément
par les lumières de la foi. Car la foi nous le propose tel qu'il est, immense,
infini, un en nature, trine en personnes ; et, de cette manière, la foi est le
moyen par lequel Dieu se découvre à l’âme dans sa divine lumière, qui surpasse
la portée de tout entendement humain. Ainsi plus la foi est grande, plus
l'union de l’âme avec Dieu est étroite. Et c'est ce que saint Paul a voulu
signifier quand il a dit que quiconque s'approche de Dieu doit croire qu'il
y en a un (Hebr., XI, 6) ;
c'est-à-dire, qu'il doit aller à Dieu par la foi. Ce qui se fait lorsque
l'entendement, étant aveuglé en lui-même, est élevé par la foi seule, et
lorsque Dieu s'unit à l'esprit par la foi, et qu'il se tient caché dans ses
ténèbres, selon la parole de David : Il y a un nuage, dit-il, sous
ses pieds, et il est monté sur les chérubins, et il a volé sur les ailes des
vents, et il s'est caché dans des nuées ténébreuses, qui le couvrent de tous
côtés connue un pavillon (Psal.,
XVII, 10, 11, 12). Ces expressions : Il y a un nuage sous ses pieds, et il
s'est caché dans des nuées ténébreuses, qui le couvrent de tous côtés comme un
pavillon, représentent l'obscurité de
60
la foi où Dieu se cache. Et celles-ci : Il est monté sur les
chérubins, et il a volé sur les ailes des vents, nous apprennent que Dieu
vole et s'élève au-dessus des forces de l'entendement. Car les chérubins
signifient des esprits intelligents, et les ailes des vents ne sont autre chose
que les sublimes connaissances de l'entendement ; et, comme l'être de Dieu est
infiniment au-dessus de toutes ces choses, il n'est point de créature qui le
puisse concevoir. Nous en avons une figure dans les saints Livres. Lorsque
Salomon eut achevé le temple de Jérusalem, Dieu y descendit dans un nuage, et
remplit tellement le temple, que les Israélites ne purent le voir ; et Salomon
dit alors ces paroles : Le Seigneur a promis de demeurer dans une nuée
(III Reg., VIII, 12). Lors aussi que Moïse était sur la montagne de
Sinaï, Dieu lui apparut environné d'un nuage (Exod.,
XIX, 9.). Toutes les fois enfin qu'il a eu quelque commerce sensible avec les
hommes, il ne s'est montré que sous le voile des ténèbres, comme il est marqué
dans le livre de Job (Job., XXXVIII, 1. — Ibid., XL, 1.). Ce
saint homme assure que Dieu lui parla du milieu d'un nuage épais ; ce qui nous
montre l'obscurité de la foi, sous laquelle la Divinité, lorsqu'elle se
communique à l'âme, se tient cachée. Communication qui sera parfaite lorsque,
selon la doctrine de saint Paul, ce qui est imparfait cessera,
c'est-à-dire les ténèbres de la foi (I Cor., XIII. 10.), et lorsque la
perfection sera venue, c'est-à-dire la clarté de Dieu. La conduite de Gédéon,
dans la guerre qu'il lit aux Madianites, exprime
encore cette vérité (Judic.,
VII, 16.). Il donna à ses soldats des lampes allumées et renfermées dans des
pois de terre, de sorte qu'ils ne voyaient pas la lumière ; mais quand ils
eurent cassé les pots ils la virent ; de même la foi, que ces pois
représentent, contient cette divine lumière, je veux dire la vérité essentielle
qui est Dieu même ; et lorsque ce sacré vase sera rompu par la mort, qui fera
la séparation de l'âme d'avec le corps, la lumière et la gloire de Dieu
éclateront. Il est donc constant que l'âme qui veut se procurer l'union de
Dieu, doit entrer dans les ténèbres de la foi avant que de participer à la
claire vue du Seigneur. Il me reste maintenant à expliquer toutes les
connaissances qui peuvent tomber dans l'esprit, et tous les obstacles qui en
peuvent naître dans le chemin de la foi. Il faut dire aussi comment l'âme se
doit gouverner pour en tirer du profit, au lieu d'en recevoir du dommage.
61
Pour traiter en particulier de
l'utilité et des dommages que les connaissances peuvent apporter à l'âme en ce
qui regarde son union avec Dieu par la foi, il est nécessaire de proposer ici
les lumières, tant naturelles que surnaturelles, qui peuvent entier dans
l'esprit, afin qu'en regardant l'ordre qu'elles doivent avoir entre elles, nous
conduisions l'entendement dans la nuit obscure de la foi.
Je dis donc que l'esprit acquiert
la connaissance des choses par deux moyens : l'un est naturel, l'autre est
surnaturel ; le naturel est lorsque l'entendement connaît par le ministère des
sens extérieurs, ou lorsqu'il tire lui-même des conséquences qui lui donnent
des connaissances nouvelles; le surnaturel est lorsque l'esprit reçoit par
infusion des connaissances qui surpassent ses forces et sa capacité naturelle.
Entre les connaissances surnaturelles, les unes sont matérielles, les autres
sont spirituelles; les matérielles sont de deux sortes : les unes procèdent des
sens corporels extérieurs, les autres des sens corporels intérieurs, et surtout
de l'imagination.
Il y a aussi deux différences
dans les connaissances surnaturelles : l'une de ces connaissances est
distincte, claire et particulière; l'autre est confuse, obscure et universelle.
La première se divise en quatre espèces de connaissances particulières, qui
sont communiquées à l'esprit sans l'opération des sens corporels; et ce sont
les visions, les révélations, les paroles intérieures et les sentiments
spirituels ; la seconde est la seule contemplation que Dieu donne à l'âme dans
la foi ou par la foi ; et c'est à ce terme que nous prétendons mener l'âme par
ces connaissances particulières. Nous commencerons par les connaissances
naturelles, afin d'apprendre à l'âme la manière de s'en dépouiller.
Les premières connaissances dont
nous venons de parler sont celles que l'entendement forme par des voies
naturelles ; mais comme nous en avons suffisamment traité dans le premier
livre, où
62
nous avons conduit l'âme dans la nuit ou la mortification
des sens, nous ne parlerons en ce chapitre que des connaissances que l'esprit
produit par les voies surnaturelles des sens extérieurs, qui sont la vue,
l'ouïe et le goût, l'odorat et l'attouchement, dans lesquels plusieurs objets
ont coutume de se présenter surnaturellement aux personnes spirituelles. Car
les saints et les anges, bons ou mauvais, ont quelquefois des lumières et des
splendeurs extraordinaires, qui paraissent aux yeux du Corps. Quelquefois les
oreilles sont frappées de certaines paroles, soit qu'on voie ceux qui les
profèrent, soit qu'on ne les voie pas. L'odorat est quelquefois rempli
sensiblement de très-agréables odeurs dont la cause
est inconnue, et le goût est touché de saveurs très-douces.
Enfin l'attouchement sent des plaisirs proportionnés à sa nature, et
quelquefois si pénétrants, que tous les os et toutes les moelles du corps
semblent nager dans un torrent de joie. Cette douceur a quelque chose de
semblable à celle que nous appelons onction d'esprit, et qui se répand dans les
âmes fort simples et fort pures. Au reste, ces délices des sens coulent
d'ordinaire de la dévotion sensible, et les personnes spirituelles les goûtent
plus ou moins, chacune selon ses dispositions.
Mais il est nécessaire de
remarquer que bien que les sens du corps puissent percevoir toutes ces choses
par l'opération de Dieu, il ne faut pas néanmoins s'y fier ni les recevoir. Il
est même plus à propos de les fuir, et de n'examiner jamais si elles sont
bonnes ou mauvaises ; car plus elles sont extérieures et corporelles, moins il
est certain que Dieu en est la cause et qu'elles viennent de lui, puisque c'est
plus le propre de Dieu de se communiquera l'esprit qu'aux sens, qui sont très-souvent sujets à de grandes illusions, parce que,
quoiqu'ils soient matériels, ils se font juges des choses spirituelles, les
estimant telles qu'ils les sentent; et néanmoins il y a, entre eux et elles,
une aussi grande différence qu'on en voit entre le corps et l’âme; et ils sont
aussi incapables d'en juger que les bêtes les plus stupides sont éloignées des
choses raisonnables; c'est pourquoi celui-là se trompe quia de l'estime pour
ces sortes d'opérations, et il s'expose à de grands dangers, ou du moins il se
fait lui-même un grand obstacle à la vie spirituelle.
De sorte qu'on doit toujours
craindre que ce ne soit plutôt le démon que Dieu qui produise tous ces effets
dans les sens, car il a plus de pouvoir sur les choses corporelles ou
extérieures, que sur les choses intérieures et spirituelles, et il trouve plus
de facilité à s'en servir pour nous séduire. De plus, l'extrême opposition que
les objets matériels ont avec les choses spirituelles, les rend d'autant plus
inutiles à l'âme, qu'ils sont tout à fait extérieurs; car, quoiqu'ils
contribuent en quelque chose à la dévotion et la ferveur,
63
comme il arrive toujours quand Dieu opère lui-même, l'effet
toutefois est beaucoup moindre que si ces connaissances étaient purement
spirituelles et intérieures. D'ailleurs, ces opérations jettent l'âme dans
l'erreur, dans la présomption et dans la vanité; car, comme elles sont
matérielles et palpables, elles frappent les sens et les excitent de telle
sorte, que l'âme croit qu'elles sont fort sublimes, parce qu'elle les sent
davantage. Ainsi, elle les suit aveuglément, persuadée qu'elles sont la lumière
et le guide qui la peuvent conduire à l'union divine, quoiqu'elle s'en éloigne
d'autant plus qu'elle estime davantage ces choses, puisque la foi seule est le
moyen d'y parvenir.
Outre cela, lorsque l’âme
s'aperçoit de ces opérations extraordinaires, elle conçoit souvent une secrète
estime de soi-même, s'imaginant qu'elle a déjà quelque mérite devant Dieu, ce
qui est contraire à l'humilité. Le malin esprit sait bien lui faire prendre
alors de la satisfaction en elle-même, d'une manière quelquefois cachée et
quelquefois connue. C'est pour cet effet qu'il représente aux sens ces sortes
d'objets, à savoir : aux yeux, des images des saints et des lumières
éclatantes; aux oreilles, de belles paroles ; à l'odorat, de fines odeurs; au
goût, des saveurs agréables ; à l'attouchement, des plaisirs charmants; afin
qu'ayant ainsi gagné les hommes, il les entraîne dans les dérèglements les plus
horribles.
Il faut donc rejeter toutes ces
représentations et tous ces goûts. Car, supposé que ce soit Dieu qui en soit
l'auteur, l'âme ne lui fait nulle injure lorsqu'elle les refuse; et d'ailleurs
elle ne perd pas le fruit que Dieu voulait faire en elle par ces opérations. La
raison en est que si elles viennent de Dieu, elles font leur effet en un
moment, et ne donnent pas le temps à l'âme de délibérer si elle les acceptera
ou non; car comme Dieu commence à les produire surnaturellement, sans que l'âme
agisse de son côté, de même il fait en elle, sans sa coopération, l'effet qu'il
prétend faire par les moyens qu'il emploie, parce que l'esprit est alors dans
un état passif; et toutes ces choses se passent en lui de telle sorte que
l'effet ne dépend ni de son consentement ni de son refus. Cela se fuit de la
même manière que si l'on jetait du feu sur un homme nu; soit qu'il le voulût ou
qu'il ne le voulût pas, le feu ne laisserait pas de le brûler. De même les
visions et les représentations qui portent au bien, produisent leurs principaux
effets dans l'âme plutôt que dans le corps, quoique l'âme y résiste. C'est
aussi de cette sorte que les opérations
du démon causent à l'âme, quoiqu'elle n'y consente pas, de l'inquiétude, du
trouble, de l'aridité, de la vanité et de la présomption. Il est vrai pourtant
que ces opérations ne sont pas aussi efficaces pour nuire à l'âme, que les
opérations de Dieu le sont pour engager
64
l’âme à faire le bien : elles n'excitent tout au plus que
des mouvements indélibérés, et ne peuvent entraîner l'âme dans de plus grands
désordres, lorsqu'elle les réprime promptement. Ainsi l'inquiétude qu'elles
font ne dure pas, si ce n'est peut-être que la faiblesse de l'âme et son peu de
précaution donnent lieu à cette inquiétude de subsister; mais les autres
mouvements pénètrent l'âme intimement ; ils l'enflamment, ils l'attirent par
des attraits victorieux, à donner son consentement avec liberté et avec amour,
au bien qui lui est présenté ; ils l'y disposent, ils lui en facilitent
l'acquisition et la jouissance. Cependant, quoique ces opérations viennent de
Dieu, si l’âme y adhère trop, et si elle se détermine à les recevoir, il en
arrive six inconvénients.
Le premier, c'est qu'elles
diminuent la perfection qu'elle pratique en se conduisant par les lumières de
la foi, puisque les choses qu'elle connaît par l'expérience des sens, ôtent à
la foi sa pureté et son excellence qui l'élèvent au-dessus de tous les sens;
c'est pourquoi, si l'âme ne se détache pas de tous les objets des sens, elle
s'éloigne du moyen qu'elle a d'atteindre à l'union divine.
Le second est l'empêchement que
ces objets, si l'on n'y renonce pas, apportent à l'esprit ; car ils l'attachent
si étroitement aux goûts et aux visions sensibles, qu'il ne peut s'élever aux
choses spirituelles et invisibles. Et c'est là une des raisons qu'eut
Jésus-Christ de dire à ses disciples qu'il était à propos qu'il retournât au
ciel, afin qu'ils fussent disposés, par la privation de sa présence visible, à
recevoir le Saint-Esprit; et, après sa résurrection, il ne permit pas à
Marie-Madeleine de se prosterner à ses pieds, afin qu'étant privée de cette
satisfaction sensible, elle s'établit plus solidement en la foi.
Le troisième inconvénient est que
l'âme s'accoutume à jouir de son amour-propre, et qu'elle ne tend pas à la
véritable résignation, ni à la parfaite nudité d'esprit.
Le quatrième, c'est qu'elle perd
peu à peu l'effet que ces visions surnaturelles avaient fait dans l'intérieur;
car elle regarde ce qu'elles ont de sensible, quoique ce soit le moins
considérable. Et, de cette façon, elie ne reçoit pas si abondamment l'effet qu'elles
produisent, et qui s'imprime et se conserve d'autant mieux, qu'on se dépouille
davantage de toutes ces choses sensibles.
Le cinquième, c'est que l'âme est
privée de toutes les faveurs de Dieu, parce qu'elle s'y attache par un esprit
de propriété, et qu'elle n'en use pas pour s'avancer en ta vie spirituelle.
Car, agir de la sorte, c'est se les attribuer à soi-même, s'en occuper et y
prendre plaisir. Ce n'est pas là néanmoins la fin pour laquelle Dieu accorde
ses grâces. L'âme, même en cet état, peut facilement se persuader que ces
sortes de dons ne viennent pas de Dieu.
65
Le sixième, c'est que l'âme, en
recevant ces opérations, donne occasion au démon de la tromper par de
semblables représentations, auxquelles il sait si bien donner un air
vraisemblable, qu'elles paraissent très-bonnes et très-sûres; car, comme dit l'Apôtre, il se transforme en
ange de lumière ( II Cor., XI, 14). Il est donc expédient que l'âme
les méprise et les rejette, de quelque endroit qu'elles puissent venir. Si elle
en use autrement, le démon la remplira de ces visions et de ces goûts,
tellement qu'elle prendra souvent ses propres opérations pour les opérations de
Dieu. De plus, les opérations du malin esprit se multiplieront, et celles de
Dieu diminueront et cesseront de telle suite, qu'il ne restera plus rien de la
part de Dieu, et que tout se fera par le démon et se rapporterai lui comme à sa
cause. C'est ce qui est arrivé â plusieurs personnes qui ne s'en sont pas
gardées, et qui s'y sont abandonnées si opiniâtrement, qu'on a eu de la peine à
les ramener à Dieu par la pureté de la foi. Il y en a même qui n'y sont jamais
retournées, tant l'esprit de ténèbres s'était rendu maître d'elles.
C'est pourquoi il est de la
prudence et de la nécessité de craindre toutes ces choses et de leur fermer
l'entrée; car, en les fuyant, on évite les surprises du démon, et on rompt les
empêchements de la vraie foi ; enfin l'esprit en relire beaucoup de fruit.
Véritablement, comme Dieu détruit
insensiblement ces opérations lorsque l’âme se les rend propres et ne s'en sert
pas comme il faut, et comme le démon les suggère et les augmente lorsque l'âme
y consent; de même, quand l'âme qui les sent est fort indifférente, et ne se
met pas en peine de les avoir ou de les perdre, cet ennemi cesse d'opérer,
voyant bien qu'il ne peut nuire à l’âme. D'ailleurs, Dieu multiplie ses dons dans
l'âme parce qu'elle s'humilie et quelle abhorre toute propriété ; et comme le
maître dont il est parlé dans l'Évangile, établit sur de grandes choses son
serviteur qui avait été fidèle en de petites choses, de même Dieu donne de
grandes choses à l'âme qui a fait un fidèle usage des petites qu'il lui avait
données auparavant ( Matth., XXIII,
21). Que si elle persévère dans sa fidélité, Dieu continue à la favoriser de
nouvelles grâces, jusqu’à ce qu'il la
conduise par degrés à l'union et à la transformation divine.
Car il éprouve l'âme avec ordre
et en diverses manières, pour l’élever
an terme qu'il se propose. Premièrement, en s'accommodant à son peu de
capacité, il la visite plus selon les sens que selon
66
l'esprit, en attendant que, si elle use prudemment de cette
première nourriture pour acquérir des forces spirituelles, il lui donne des
viandes plus excellentes et plus abondantes. Secondement, si dans ce premier
état elle gagne la victoire sur le démon, Dieu lui offre une seconde nourriture
plus exquise. En troisième lieu, si elle est victorieuse en ce second combat,
il la fait passer à une troisième sorte de viande plus divine; et, avançant
ainsi, elle passe par sept demeures, qui sont les sept degrés de l'amour divin,
jusqu'à ce que son époux céleste la mette dans la plus haute et la plus
parfaite charité (Cant. II, 4).
Oh ! qu'heureuse est l'âme qui a
pu vaincre cette bête dont saint Jean parle dans son Apocalypse (Apoc., XV, 2), qui a sept têtes opposées aux sept
degrés de l'amour divin, qui s'efforce de détruire chaque degré, et qui combat
l'âme dans chacune de ces sept demeures, lorsqu'elle travaille pour monter au
plus haut degré de l'amour céleste ! Assurément, si elle se défend avec
fidélité dans chaque degré, et si elle remporte l'avantage, elle méritera de
passer de degré en degré jusqu'au dernier, après avoir coupé les sept têtes
avec lesquelles la bête lui faisait une guerre si cruelle; car, comme dit saint
Jean, cette bête a le pouvoir de faire la guerre aux saints et de les
vaincre (Apoc., XIII, 7). Ce
qu'elle exécute en les attaquant chacun dans ses degrés, avec toute la force de
ses armes.
Si bien que c'est une chose
affligeante d'en voir plusieurs qui sont entrés dans ce combat de la vie
spirituelle contre la bête, et qui n'ont pas assez de courage pour lui trancher
la première tète en renonçant aux choses sensibles ; que si quelques-uns en
viennent à bout, ils ne lui enlèvent pas néanmoins la seconde tête en rejetant
les apparitions et les goûts dont nous parlons. Mais, ce qui est encore plus
digue de compassion, après que quelques-uns lui ont coupé non-seulement
la première et la seconde tête, mais aussi la troisième, qui représente les
sens intérieurs, en passant de la méditation à un degré d'oraison plus
excellent, au lieu d'entrer dans la pureté de l'esprit, ils donnent occasion
à cette bêle de les assaillir de nouveau
et de les surmonter, en sorte qu'elle ressuscite et rétablit sa première tête, et
alors la fin de ces gens-là devient pire en leur rechute que leur commencement,
parce que la bête prend avec elle sept
67
autres esprits plus méchants qu’elle (Luc.,
XI, 26) et fait la guerre avec plus de cruauté qu’auparavant. L’homme spirituel
doit donc se défaire de toutes les représentations et de toutes les douceurs
qui flattent les sens extérieurs, s'il désire couper la première et la seconde
tête de Ce monstre. Il doit en même temps entrer, par l'exercice d'une vive foi
dans la première et dans la seconde demeure de l'amour, ne s'embarrassant
nullement des choses sensibles, parce qu'elles sont un grand obstacle à la nuit
spirituelle de la foi.
Ce qui prouve que toutes ces
visions et tous ces sentiments ne peuvent être un moyen pour acquérir l'union
divine, n'ayant nulle proportion avec elle, et donnant lieu au démon de tenter
l'âme qui s'y plaît, de la précipiter en plusieurs dangers et de la perdre sans
ressource. D'où il s'ensuit qu'on doit abhorrer ces visions et ces sentiments,
et qu'il ne faut jamais les recevoir, sinon rarement et en de certains cas,
selon qu'une personne docte, spirituelle et expérimentée en jugera.
Avant que nous parlions des
visions qui sont présentées surnaturellement à l'imagination et à la fantaisie,
il est nécessaire de traiter des représentations que ces sens intérieurs
forment naturellement, afin que nous passions des plus petites choses aux plus
grandes, et des plus extérieures aux plus intérieures, jusqu'à ce que nous
parvenions au recueillement intime où l'âme s'unit à son Dieu.
Il s'agit donc maintenant de deux
sens corporels et intérieurs, à savoir : l'imagination et la fantaisie, dont
l'un sert à l'autre selon l'ordre naturel qu'ils ont ensemble. Car la fantaisie
qu'on appelle aussi la ratiocinative, fait une espèce
de raisonnement imparfait, et l'imaginative forme les images des choses que les
sens extérieurs perçoivent.
Et pour ce qui regarde notre
dessein, ce que nous dirons de l'un de ces sens se doit aussi entendre de
l'autre, comme si nous parlions
68
des deux ensemble ; et on doit appliquer à un seul ce que
nous écrirons de l'un et de l'autre.
Or, on appelle images,
représentations ou figures corporelles, tout ce que ces deux sens intérieurs
forment, en opérant eux-mêmes par leurs forces naturelles: et de cette sorte
ces deux puissances contribuent, par l'usage de ces espèces, à la méditation
qui renferme le raisonnement et le discours, comme il arrive lors, par exemple,
qu'on s'imagine Jésus-Christ attaché à la colonne ou à la croix, ou qu'on se
représente Dieu même revêtu d'une grande majesté et assis sur un trône fort
élevé, ou la gloire céleste comme une très-belle
lumière, ou les autres choses divines et humaines qui peuvent frapper
l'imagination.
L'âme doit se vider de toutes ces
représentations corporelles, pour être participante de l'union de Dieu. Elles n'ont nulle proportion
avec Dieu, et ne peuvent, non plus que les objets matériels des sens
extérieurs, conduire l'âme à cette union. La raison en est que l'imagination ne
se peut figurer que ce qu'elle a reçu par la vue, ou par l'ouïe, ou par les
autres sens extérieurs, et tout au plus elle peut former des images des choses
qui sont venues par les sens jusqu'à elle, lesquelles ne sont pas néanmoins
plus nobles que les objets mêmes de ces sens. En effet, quoique l'imagination
se représente des palais de pierres précieuses et des montagnes d'or, parce
qu'elle a reçu des sens extérieurs les images des pierres précieuses et de
l'or; néanmoins tout cet ouvrage n'est ni plus excellent ni plus grand que la
substance d'un grain d'or et d'une pierre précieuse, quoique l'imagination ait
fait en elle-même avec art et avec ordre la composition de ces palais et de ces
montagnes. Et parce que les créatures n'ont nulle proportion avec l'essence divine,
il est constant que toutes celles que l'imagination se représente ne peuvent
être à l'âme un moyen prochain pour s'unira son Créateur.
Et de cette manière ceux-là sont
éloignés de Dieu qui se servent de ces figures imaginaires pour le connaître;
par exemple, ceux qui se l'imaginent comme un grand feu, comme une lumière
éclatante, ou comme quelque chose de semblable. Car quoique ces sortes de
représentations soient nécessaires à ceux qui commencent à s'exercer en la
méditation, pour s'enflammer de l'amour divin par l'entremise des sens, et pour
donner à leur âme de la nourriture spirituelle ; quoique ces opérations soient
aussi des moyens éloignés de s'unir à Dieu, et que les personnes spirituelles
doivent ordinairement passer par là, pour arriver à leur terme qui est leur
repos dans le Seigneur: toutefois il faut user tellement de ces choses, qu'on
se contente d'y passer; car, si on s'y arrêtait toujours, on n'atteindrait
jamais au terme de l'union divine, qui n'a nulle proportion
69
avec ces moyens éloignés. On comprendra facilement cette
vérité par la comparaison suivante. Comme les degrés d'un escalier n'ont rien
de semblable à la chambre où ils conduisent, et comme celui qui veut montera
cette chambre les doit tous passer, de telle sorte que s'il s'arrêtait à
quelqu'un d'eux, il n'irait pas à son terme: de même ces moyens n'ont rien qui
approche de Dieu; on n'en doit user qu'en passant, il ne faut pas y demeurer,
et si l'on s'y attache, on ne parviendra jamais à cette union.
C'est pourquoi celui qui désire
de s'unira Dieu de cette manière doit s'élever au-dessus des considérations,
des ligures imaginaires, et des impressions des sens intérieurs; puisqu'elles
n'ont nulle proportion avec Dieu, qui est le terme qu'il cherche, comme saint
Paul même l'enseigne dans les Actes des apôtres: Nous ne devons pas,
dit-il, nous imaginer que la Divinité soit semblable à aucune figure d'or ou
d'argent, ou de pierre travaillée par le dessin et par l'industrie des hommes
(Act., XVII, 29).
De là vient qu'il y a des hommes
spirituels qui se trompent en cet endroit. Car après qu'ils se sont servis
longtemps, comme doivent faire ceux qui commencent, des représentations
imaginaires et des méditations, pour s'approcher de Dieu le plus près qu'il
leur était possible; néanmoins, lorsque Dieu veut les attirer à la jouissance
des biens spirituels et plus intérieurs, en les privant du goût de l'oraison où
ils ont accoutumé de raisonner et d'occuper leur imagination, ils reculent, ils
résistent aux attraits divins ; ils n'osent et ne peuvent même se résoudre à
quitter ces manières de prier sensibles et palpables; ils s'efforcent de les
conserver; ils se persuadent enfin qu'ils doivent marcher toujours par ce
chemin, et garder toujours cette méthode.
Cependant ils se donnent beaucoup
de peine, et ils en tirent peu de finit; leur travail même, leur aridité et
leur inquiétude s'augmentent d'autant plus qu'ils s'appliquent davantage à
jouir de ces sortes de douceurs spirituelles, parce qu'on ne peut les trouver
dans ce premier moyen d'aller à Dieu, ni dans cette première espèce de
méditation. En effet, l'âme ne goûte plus une viande si sensible; mais elle en
demande une plus délicate et plus spirituelle, qui consiste non pas dans les
opérations de l'imagination, mais dans le repos que cette nourriture procure à
l'âme, en la laissant dans sa paix et dans sa tranquillité. Car plus l'âme
avance en la perfection intérieure, plus les opérations de ses puissances
envers les objets particuliers cessent. Elle ne fait sur tous ces ohjets qu'un seul acte
70
général et très-pur ; et ainsi ses
facultés n'opèrent plus pour arriver au terme où elles allaient auparavant,
parce que l'âme y est déjà parvenue elle-même. 11 en va comme d'un voyageur:
quand il a fait tout son chemin, il s'arrête ; car, s'il marchait toujours
jamais il ne pourrait voir la fin de son voyage : de même, si l'on employait
toujours les moyens qui nous conduisent à la fin, et si l'on ne s'arrêtait là
sans passer plus outre, on ne pourrait jamais arrivera son terme.
Si bien que c'est une chose
déplorable de voir des personnes qui troublent le repos de leur âme,
lorsqu'elle veut demeurer dans la paix intérieure, où Dieu la nourrit de ses
douceurs célestes ; ils la contraignent de revenir aux choses extérieures, de
retourner en arrière sur ses pas, et de quitter le terme où elle repose, pour
se servir tout de nouveau des moyens qui l'y menaient, et qui sont les
considérations et la méditation : ce que l'âme ne peut faire sans une extrême
résistance. Car comme celui qui est arrivé avec beaucoup de travail au lieu où
il jouit d'un profond repos s'afflige lorsqu'on le force à travailler tout de
nouveau, de même l'âme, qui est dans le centre de sa paix, sent beaucoup de
répugnance à reprendre les premières opérations qui la fatiguaient auparavant.
Mais, parce que ces gens-là ne pénètrent pas dans le secret de cet état, qui
leur paraît nouveau n'en ayant pas encore l'expérience, ils s'imaginent qu'ils
ne font rien dans l'oraison. De sorte qu'ils ne peuvent s'abandonner à cette paix et à cette tranquillité
intérieure, et qu'ils s'efforcent de raisonner dans lents méditations, et d'y
faire des considérations suivant leurs premières idées.
Et voilà la source de leurs
aridités et de leurs sécheresses. Ils cherchent avec empressement les goûts et la
dévotion sensible, qu'ils ne trouveront plus en cette voie. Et nous pouvons
leur appliquer ce proverbe : Plus il gèle, plus il serre. Car plus ils
s'obstineront à discourir dans l'oraison mentale, plus ils s'en trouveront mal,
puisqu'ils éloigneront davantage leur âme de son calme spirituel. Se comporter
de la sorte, ce n'est autre chose que laisser le plus pour le moins, faire ce
qu'on a déjà fait, et reculer en arrière.
Au reste, il faut recommandera
ces personnes-là de se conserver dans le repos en s'appliquant à Dieu avec
attention et avec amour, et de négliger les opérations de l'imagination,
puisque les puissances n'opèrent pas alors, et qu'elles sont tranquilles dans
cette simple, et douce, et amoureuse vue de Dieu. Que si elles font quelque
opération, elles ne la font pas avec violence ni avec un discours prémédité,
mais avec un amour plein de douceur; tellement qu'elles agissent plutôt par le
mouvement de Dieu que par la capacité de lame. Ce que nous avons dit suffit
maintenant pour montrer qu'il est nécessaire que ceux qui veulent profiter se
débarrassent des opérations
71
de l'imagination et de la fantaisie, lorsque leur avancement
spirituel le demande en l'état où ils se trouvent. Mais afin qu'on voie
clairement quand cela se doit faire, nous en donnerons des marques dans le
chapitre suivant.
Afin que la doctrine que nous
expliquons ne paraisse ni confuse ni obscure, il est nécessaire de montrer quel
est le temps commode pour quitter les opérations de l'imagination, et les
raisonnements de l'entendement, de peur que l'homme spirituel ne les abandonne
ou plus tôt ou plus tard que l'esprit ne le demande. Comme il est expédient de
les omettre en son temps, de peur qu'ils n'empêchent d'aller à Dieu, de même il
ne faut pas les interrompre avant le temps, de peur qu'au lieu d'avancer on ne
recule en ce chemin. Car, quoiqu'ils ne soient pas un moyen prochain de l'union
divine à ceux qui ont déjà fait de grands progrès en cette voie, ils sont
néanmoins utiles comme des moyens éloignés à ceux qui commencent; afin qu'en se
servant des sens, ils disposent l'âme et l'accoutument aux choses spirituelles,
et qu'ils prennent occasion de là d'effacer toutes les images des choses
temporelles, séculières et naturelles. Pour cette fin, nous apporterons des
marques pour juger s'il est à propos de soustraire ou non les opérations de ces
puissances.
Or, il y a trois signes : le
premier est quand on reconnaît qu'on ne peut plus ni méditer, ni se servir de
l'imagination, non pas absolument dans ses opérations naturelles, mais à
l'égard de Dieu dans la contemplation surnaturelle ; quand on ne trouve aucun
goût ni aucune nourriture de l'âme comme auparavant, mais plutôt qu'on y
souffre de l'aridité dans les choses où l'on avait coutume de nourrir les sens,
et d'où on lirait du suc et de la pâture spirituelle. Toutefois, pendant que
l'homme spirituel pourra raisonner en méditant et goûter quelques douceurs
intérieures, il ne faut pas qu'il renonce a la méditation, sinon peut-être
lorsque son âme s'est établie dans une tranquillité parfaite.
Le second est lorsque l'homme
spirituel ne sent nul désir d'appliquer l'imagination aux choses particulières,
intérieures ou extérieures. Je ne parle pas pourtant des égarements de cette
faculté qui est si volage, qu'au temps même de la récollection la plus
72
sévère elle va de tous côtés; mais je veux dire seulement
que l'âme ne prend plus aucun plaisir à employer l'imagination dans les autres
choses.
Le troisième signe, qui est le
plus certain de tous, c'est lorsque l'âme se plaît à demeurer seule en son
fond, à faire une attention amoureuse à Dieu, sans s'occuper d'aucune
considération particulière, et à jouir d'une grande paix intérieure et d'un
profond repos, sans faire aucun acte développé, étendu ou formel, soit de la
mémoire, soit de l'entendement, soit de la volonté; car elle est alors pénétrée
d'une connaissance de Dieu générale et affectueuse sans concevoir rien de
particulier, et elle se tient attachée à lui par les doux transports d'un amour
paisible et dégagé de tout autre objet.
L'homme spirituel doit remarquer
sûrement en lui-même ces trois signes, pour se résoudre à se laisser conduire
de la méditation à la contemplation extraordinaire. Le premier n'est pas seul
suffisant pour lui faire faire ce changement. La difficulté ou l'impuissance
qu'il aurait d'opérer par l'imagination et de méditer les choses divines,
pourrait venir de ses distractions et de sa négligence. C'est pourquoi il est
nécessaire qu'il découvre encore en lui-même le second signe, qui consiste à ne
sentir aucun désir de penser à d'autres choses étrangères ou éloignées de son
objet, qui est Dieu. En effet, lorsque les égarements d'esprit et la tiédeur
empochent quelqu'un de fixer son imagination et son entendement dans les choses
célestes, il se porte incontinent et s'attache à des objets différents, qui
l'écartent de la contemplation de Dieu.
Ce n'est pas néanmoins assez
d'être convaincu qu'on a la première et la seconde marque ; il faut avoir la
troisième. Car, quoiqu'on fût persuadé, par sa propre expérience, qu'on ne
pourrait ni discourir ni méditer, et qu'on n'aurait aucun désir de songer à
d'autres objets, toutefois cela pourrait venir, ou de la mélancolie, ou de
quelque autre humeur qui remplirait le cerveau ou le cœur, et qui suspendrait
tellement l'opération des sens, qu'on ne voudrait point s'appliquer à la
méditation, et qu'on ne se plairait qu'à rester dans cet agréable transport ou
dans ce doux assoupissement. Il est donc à propos d'avoir le troisième signe,
c'est-à-dire de se voir en état de faire une amoureuse attention au Seigneur
avec une grande tranquillité intérieure.
Il faut cependant avouer que
quand on commence à entrer dans cette contemplation, on n'y prend presque pas
garde, et on ne s'aperçoit presque pas de
cette amoureuse connaissance de Dieu pour deux raisons : l'une, parce
que cette connaissance est au commencement très-subtile,
très-délicate et presque imperceptible; l'autre,
parce que l'âme qui est accoutumée à faire la méditation d'une manière
73
sensible, ne remarque presque pas cette manière de
contempler insensible et spirituelle, ce qui lui arrive pour ordinaire parce
d'elle ne connaît pas encore ce nouvel état, et qu ensuite elle s efforce
d'opérer toujours avec goût et avec sentiment. Ainsi, quoique sa paix
intérieure soit plus abondante en ce nouveau genre de contemplation, elle y met
elle-même de l'obstacle, et elle se prive de ce repos par son attachement à ses
premières habitudes. Il est vrai pourtant que plus elle se disposera à cette
tranquillité, plus elle avancera en cette amoureuse et générale connaissance de
Dieu, lequel la comblera de paix, de douceur et de plaisir spirituel. Mais afin
que ce que nous avons dit soit plus évident, nous apporterons dans le chapitre
suivant les raisons qui prouvent la nécessité d'avoir ces trois signes.
Pour ce qui concerne le premier
signe, il faut savoir que quand l'homme spirituel ne goûte plus les opérations
de l'imagination, et ne peut plus discourir dans la méditation, il doit
quitter cette voie pour deux raisons. La
première, c'est que l'âme a reçu en quelque façon tout le bien spirituel
qu'elle pouvait trouver dans les choses divines par la méditation et par le
discours. Ce qui paraît en ce qu'elle ne peut plus méditer, ni raisonner, ni
sentir aucune douceur comme elle en sentait auparavant; elle n'a pas acquis
pour lors l'expérience des goûts spirituels que ces choses répandent dans
l'âme. En effet, toutes les fois que l'âme est enrichie de quelque nouveau bien
spirituel, elle le reçoit en le goûtant, au moins en esprit, de la manière
qu'il lui est donné et qu'il lui est utile; aussi serait-ce une espèce de
miracle, si elle recueillait sans ce goût quelque fruit de ce bien spirituel, parce
que tout cela se passe comme les philosophes disent, savoir que ce qui a de
la saveur et du goût nourrit. C'est pourquoi le saint homme Job disait : Qui
pourra manger des viandes insipides et nullement assaisonnées de sel (Job.,
VI ; 6) ? Ainsi la privation de ces consolations spirituelles
et de cette utilité l'empêche de faire des considérations et des raisonnements
dans l'oraison.
La seconde raison, c'est que
l'âme a déjà acquis l'esprit de méditation quant à la substance et à l'habitude; car la fin ou le terme
74
de la méditation et du discours est d'en recueillir quelque
connaissance et quelque amour de Dieu, pour en produire les actes ; et comme
toutes sortes d'actes souvent réitérés font des habitudes dans l’âme, de même
les actes de cette connaissance et de cet amour, répétés fréquemment,
produisent des habitudes en celui qui s'y adonne. A quoi j'ajoute que Dieu fait
quelquefois le même effet dans l’âme, en l'élevant à la contemplation sans se
servir de ces actes, ou du moins avant que l'âme en ait fait plusieurs.
Et c'est ainsi qu'elle acquiert,
par l'usage ou par l'habitude, la connaissance amoureuse et générale de Dieu,
qu'elle n'avait auparavant que par le travail de la méditation, et qu'en
détail, avec partage et avec distinction. C'est pourquoi aussitôt qu'elle s'est
mise en oraison, semblable à celui qui a de l'eau toute prête à boire, elle
boit dans ces sources divines avec un plaisir admirable, sans avoir besoin des
considérations de l'esprit et des espèces de l'imagination; tellement qu'aussitôt
qu'elle s'est mise en la présence de Dieu, elle produit les actes d'une
connaissance de Dieu confuse, affectueuse, paisible, pleine de repos, et elle y
puise de la sagesse, de l'amour et des délices toutes célestes. De là vient
qu'elle sent une extrême peine et une grande résistance lorsque, jouissant de
cette paix, on la force à méditer et à discourir sur des objets qui ne
contribuent qu'à lui donner des connaissances particulières. Il lui arrive
alors la même chose qu'à un enfant à qui on arracherait la mamelle lorsqu'il en
suce le lait avec plaisir, et que l'on contraindrait de chercher avec peine une
autre mamelle, et de sucer avec chagrin un autre lait; ou bien la même chose
qu'à celui qui aurait déjà dépouillé un fruit de son écorce, et qui, au lieu de
le manger, serait obligé d'en préparer un autre sans en goûter; ou enfin la
même chose qu'à celui qui tenant sa proie entre ses mains, la lâcherait par la
vaine espérance qu'il aurait d'en trouver une meilleure. Plusieurs d'entre ceux
qui commencent à entrer en ce genre de contemplation tombent dans ces
inconvénients. Us croient que cet état consiste à raisonner et à connaître par
des représentations imaginaires plusieurs objets particuliers; et parce qu'ils
ne découvrent pas ces lumières particulières dans ce repos affectueux où l’âme
voudrait demeurer, ils se persuadent qu'ils s'égarent du droit chemin, et
qu'ils passent inutilement le temps dans l'oraison. C'est pourquoi ils retournent au discours de
l'entendement et aux opérations de l'imagination, mais en vain; ces choses,
s'étant déjà dissipées, ne se présentent plus à l'esprit; de sorte
que ces gens-là s'imaginent qu'ils reculent et se perdent; ils
s'affligent cruellement et ne goûtent aucune consolation. A la vérité, ils se
perdent; mais ce n'est pas de la manière qu'ils le pensent; ils se perdent
quant à leurs sens,
75
et quant aux premiers moyens de connaître par le ministère
de l'imagination et du raisonnement ; mais cette perte leur est utile, en leur procurant
une vie plus spirituelle : moins ils comprennent cette vie, plus ils entrent
dans la nuit de l'esprit par laquelle ils doivent passer pour s'unir à Dieu, en
s'élevant au-dessus de toute connaissance particulière.
A l'égard du second signe, il en reste
peu de chose à dire. Car il est certain que les images naturelles des choses
créées, et même celles qui sont infuses surnaturellement dans l’âme,
quoiqu'elles lui soient plus convenables et plus conformes, ne lui peuvent être
agréables, et elle les rejette de toutes ses forces. Il faut seulement se
souvenir que, pendant ce recueillement, l'imagination est agitée d'égarements
perpétuels, malgré la volonté, qui sent même alors de la douleur de ce que sa
paix intérieure est troublée par la légèreté de cette puissance volage.
Quant à la troisième remarque,
qui regarde la nécessité de quitter la méditation, qui est renfermée dans la
connaissance amoureuse et générale de Dieu, il me semble qu'il n'est pas besoin
d'en parler ici, puisque cette difficulté a été suffisamment éclaircie dans le
premier signe.
Toutefois nous apporterons
maintenant une seule raison, pour prouver qu'au cas que celui qui est appelé à
la contemplation doive quitter la méditation ordinaire, cette amoureuse
attention à Dieu lui est nécessaire. Cette raison, c'est que si l'âme
abandonnait l'exercice de la méditation où elle se servait de ses sens
intérieurs, et si elle était en même temps privée; de la contemplation, qui
consiste en cette connaissance générale et confuse de Dieu, et dans laquelle
l'âme occupe effectivement sa mémoire, son entendement et sa volonté, elle ne
ferait aucun acte envers Dieu ; elle ne recevrait rien de lui ; elle ne
pourrait persévérer en cette oraison, puisqu'elle n'aurait plus l'usage des
moyens propres pour y demeurer. Car elle use de ses puissances sensitives pour
considérer, pour discourir et pour acquérir la connaissance particulière des
objets de ses opérations; et elle emploie aussi ses facultés spirituelles pour
s'unir à Dieu dans la contemplation, sans avoir la peine de faire des
considérations et des raisonnements. Tellement qu'il y a entre les opérations
des puissances sensitives de l’âme et les opérations de ses puissances
intellectuelles la différence qui se trouve entre celui qui fait un ouvrage et
celui qui en a la jouissance lorsqu'il est achevé; ou entre celui qui reçoit
quelque chose et celui qui en a l'usage ; ou entre le travail qu'on prend à
marcher, et le repos qu'on goûte quand on est arrivé au terme de son voyage; ou
entre celui qui apprête des viandes et celui qui les mange avec plaisir. Que si
l’âme ne faisait
76
rien, ni dans la méditation, ni dans la contemplation, on ne
pourrait dire qu'elle fût occupée. C'est pourquoi il faut nécessairement que
quand elle s'éloigne de la méditation, elle s'attache à la simple et
affectueuse connaissance de son Dieu.
Au reste, cette connaissance
générale de Dieu, quand elle est plus pure qu'au commencement, plus simple,
plus parfaite, plus spirituelle et plus intime, est quelquefois si délicate,
que l'âme qui en est remplie ne l'aperçoit presque pas. Ce qui arrive
ordinairement lorsque cette connaissance est en elle-même très-pure,
très-simple et très-tranquille
: or, elle est telle quand elle trouve l'âme pure et dégagée des connaissances
particulières que l'esprit et les sens lui avaient acquises; et l'âme ne la
remarque pas; car étant accoutumée aux opérations sensibles des sens et de
l'entendement, elle ne sent pas une connaissance purement spirituelle et
incapable de frapper les sens grossiers et matériels.
Voilà pourquoi plus cette
connaissance est épurée de la matière, plus elle paraît obscure à l'esprit; et,
au contraire, moins elle est pure, plus elle semble claire à l'entendement,
d'autant qu'étant revêtue d'images matérielles, elle est plus facile à
comprendre, et elle a plus de proportion avec l'esprit, qui a coutume de former
ses connaissances sur les espèces de l'imagination.
On peut donner de
l'éclaircissement à cette vérité par la comparaison suivante. Si nous regardons
les rayons qui passent par une fenêtre, plus l'air est plein d'atomes, plus ils
paraissent sensibles à la vue ; et néanmoins, comme ils sont mêlés de ces
corpuscules, il est évident qu'ils sont moins purs, moins clairs et moins
parfaits. Au contraire, s'ils étaient séparés île cette poudre volante, ils
seraient moins visibles, et l'œil ne les apercevrait presque point, parce que
la lumière, qui rend les objets visibles, n'est pas visible elle-même, à moins
qu'elle ne soit terminée par quelque corps qui l'arrête : de là vient que si un
rayon entrait par une fenêtre et en sortait par une autre fenêtre, on ne le
verrait pas dans le milieu de son passage, quoiqu'il fût plus pur et plus clair
que s'il était mêlé de choses matérielles et palpables.
On peut dire, la même chose de
l'œil de l’âme,je veux dire l'entendement, au regard de la lumière spirituelle
et surnaturelle. Comme elle est dépouillée de l'image des choses matérielles,
qui sont des objets proportionnés aux sens et à l'imagination, elle entre dans
l'entendement d'une manière si pure et si simple, qu'il ne la découvre presque
pas. Il arrive même quelquefois, qu'étant plus pure qu'à l'ordinaire et plus
éloignée des choses corporelles, elle jette l'entendement dans l'obscurité,
parée qu'elle le détache des espèces matérielles de l'imagination; et alors il
s'aperçoit bien qu'il est pénétré de ténèbres.
77
Quelquefois aussi cette lumière
divine frappe l’âme ave. tant de force et la remplit si intimement, que l'âme
ne reconnaît ni l'obscurité où elle était auparavant, ni la lumière qui
l'éclairé; il lui semble même qu'elle ne comprend rien ni de ce qui concerne
cette obscurité, ni de ce qui regarde cette lumière. C'est pourquoi elle est
comme ensevelie dans un profond oubli de toutes choses, ne sachant ni ce
qu'elle a fait, ni combien de temps cette opération a duré. Elle demeure en cel état pendant plusieurs heures, qui ne lui paraissent
qu'un moment lorsqu'elle est revenue à elle-même.
La cause de cet oubli n'est autre
que la pureté et la simplicité de cette lumière, qui s'étant répandue dans
l'âme la rend pure et simple comme elle, en la vidant de toutes les images des
sens et de la mémoire, dont elle usait dans ses opérations ; et de cette façon
rame continue à demeurer dans sou oubli, sans faire aucune réflexion sur la
longueur ou sur la brièveté du temps. Ainsi cette oraison, quoique très-longue, lui semble très-courte,
parce que l’âme la fait dans une connaissance très-spirituelle
et tres-épurée de toute idée matérielle. Et
c'est cette courte oraison, dont on dit
communément qu'elle pénètre le Ciel. On l'appelle courte, parce qu'on ne prend
pas garde à sa durée. On dit qu'elle pénètre le Ciel, pane que l'âme y est unie
à Dieu dans une connaissance toute céleste ; connaissance qui l'ait dans l'âme,
sans qu'elle s'en aperçoive, de grands effets, «qui se conservent en elle
lorsque l'âme sort de ce doux sommeil, qui élèvent l'esprit à une lumière
divine, et le séparent d'avec les idées des choses matérielles. C'est sans
doute ce que le prophète-roi expérimenta autrefois, lorsque, revenant de son
transport, il dit : J'ai veillé, et je suis devenu semblable à un passereau
solitaire sur le haut d'une maison ( Psal.
CI, 8), c'est-à-dire éloigné de toutes les choses corporelles. Ces paroles, sur
le haut d'une maison, signifient l'âme élevée en haut, ne se souvenant plus
des créatures et connaissant Dieu seul, sans savoir comment cela se passe.
Ainsi l'épouse sacrée met l'ignorance ou l'oubli des choses créées entre les
effets que ce sommeil mystérieux a produits en elle, quand elle dit: Je n'ai
point su ( Cant., VI, 11), c'est-à-dire je n'ai point connu d'où
cela me vient. Néanmoins quoiqu'il semble à l'épouse qu'étant pleine de cette
lumière elle ne fait rien, d'autant qu'elle n'opère point par les sens,
toutefois elle se persuade sûrement qu'elle ne perd pas le temps. En effet,
quoique les opérations de ses puissances cessent à l'égard des choses
corporelles, son intelligence continue sans aucune, interruption.
78
Tellement que cette prudente
épouse répond elle-même à l'objection qu'on peut faire sur ce sujet, en disant
qu'elle dort et que son cœur veille (Cant., V, 2). Elle
veut dire qu'à la vérité elle dort scion la condition de la nature, en cessant
d'agir, mais que son cœur veille surnaturellement, étant élevé à une
connaissance surnaturelle. La marque qu'on peut donc avoir pour juger si cette connaissance de Dieu, secrète, intime
et surnaturelle, est communiquée à l'âme, c'est lorsqu'elle ne désire plus de
connaître rien de créé, soit grand ou petit, soit noble ou abject et méprisable.
Il n'est pas cependant nécessaire
que cette connaissance surnaturelle produise toujours dans l'âme l'ignorance et
l'oubli des choses créées. Cela n'arrive que quand Dieu sépare l'âme
particulièrement d'avec les créatures ; ce qu'il ne l'ait pas d'ordinaire,
parce que cette lumière n'occupe pas toujours l'âme.
Il suffit donc pour se retirer de
la méditation et du discours, que l'entendement se détache de toute
considération particulière, et que la volonté n'ait nul penchant à aimer les
objets ou matériels ou spirituels. On pourra connaître par là que l'âme est
dans cet oubli de toutes choses, puisque cette lumière surnaturelle est
répandue dans le seul esprit. Car quand Dieu la verse aussi dans la volonté,
comme ordinairement il l'y verse, l'âme voit bien que cette divine connaissance
l'occupe, en étant persuadée par la douceur de l'amour qui l'enflamme,
quoiqu'elle n'ait pas un parfait discernement de ce qu'elle aime. C'est pour
cette raison que cette connaissance est appelée amoureuse et générale, tant au
regard de l'entendement, parce qu'il la possède avec obscurité, qu'à l'égard de
la volonté, parce qu'elle aime confusément, sans distinguer l'objet de son
amour.
Mais encore que cette matière
soit obscure d'elle-même, je ne dirai rien davantage, et je me contenterai de
répondre, dans le chapitre qui suit, à une objection qu'on peut faire.
On peut maintenant demander si
ceux que Dieu commence à introduire dans la contemplation surnaturelle, ne
doivent plus reprendre la méditation ordinaire, ni le discours, ni les autres opérations
79
de leurs puissances. On répond que la doctrine que nous
avons expliquée jusqu'à présent ne se doit pas entendre de telle sorte, que
ceux qui commencent à jouir de cette connaissance affectueuse ne doivent jamais
user de la méditation, ni lâcher d'y retourner, ils n'ont pas dans ces
commencements une si parfaite habitude de cette connaissance amoureuse, qu'ils
puissent quand ils voudront en faire les actes, ou s'y établir et y demeurer
constamment. lis ne sont pas aussi tellement éloignés de la méditation, qu'ils
n'aient encore la puissance de méditer comme ils méditaient auparavant, et de
raisonner quelquefois, pour découvrir de nouvelles vérités. Et même lorsque,
suivant les trois marques que nous avons apportées, ils auront reconnu que
l'âme n'a pas acquis ce repos et cette connaissance amoureuse, il est
nécessaire qu'ils s'appliquent au discours dans l'oraison, jusqu'à ce que leur
habitude soit tout à fait formée. Or, elle sera tout à fait formée, quand ils
seront pénétrés de la douceur de cette connaissance, et qu'ils ne pourront
incliner leur volonté à faire la méditation; car ceux qui profitent en cette
voie, avant que de parvenir à la parfaite habitude de cette connaissance
affectueuse, passent tantôt de l'état de la méditation à celui de la
contemplation surnaturelle, et tantôt de l'état de la contemplation
surnaturelle à celui de la méditation : de sorte qu'ils sont quelquefois
plongés dans cette amoureuse attention à Dieu, satisfaire agir leurs puissances
naturelles sur les objets matériels, et quelquefois ils ont besoin de recourir
à la méditation et au discours pour rentrer dans cette connaissance ; et quand
ils y sont rentrés, l'âme ne raisonne plus, et n'emploie plus ses puissances au
regard des choses corporelles ; mais elle reçoit plutôt cette intelligence et cette douceur que Dieu y produit
surnaturellement, qu'elle n'opère elle-même par ses forces naturelles ; et il
lui suffit alors de s'attacher à Dieu avec attention et avec amour, ne désirant
point de rien voir, et s'abandonnant à la conduite de Dieu, qui se communique
alors à elle comme la lumière du soleil se communique à celui qui tient les
yeux ouverts, sans faire autre chose que de recevoir cette lumière. Il est seulement nécessaire,
pour participer avec plus de simplicité et d'abondance à cette lumière divine,
que l'âme ne s'efforce point d'avoir d'autres connaissances sensibles, comme
sont celles qui viennent des sens et du discours, parce qu'elles n'ont aucune
proportion avec cette lumière toute pure cl toute simple. C'est pourquoi, si
l'âme voulait considérer dans ces moments-là, et comprendre des choses
particulières quoique spirituelles, elle empêcherait par ces objets, comme par
autant de taches, le cours de l'infusion de cette lumière délicate, et elle
souffrirait le même inconvénient que souffrirait celui à qui on mettrait un bandeau sur les yeux,
80
et à qui on déroberait la vue des objets qu'il voyait
auparavant.
Il s'ensuit de là qu'aussitôt que
l'âme s'est dégagée de l'image sensible des choses matérielles, elle demeure en
cette lumière pure et simple; et, étant éclairée de la même lumière, elle
arrive à la perfection. Car cette lumière est toujours prèle à se répandre dans
l'âme ; mais les images des créatures, que l'imagination représente, s'opposent
à son infusion, laquelle ne manque jamais de se faire lorsque tous ces
obstacles sont levés. Et alors l'âme, étant dans une pure nudité ou pauvreté
d'esprit, et devenant elle-même pure et simple, est transformée en la pure et
simple sagesse divine, qui est le Fils de Dieu ; parce que quand l'amour divin,
dont elle est blessée, l'a dépouillée de tout le naturel, Dieu la remplit de
dons surnaturels.
Que l'homme spirituel apprenne
donc, quand il ne peut plus méditer, à tenir son esprit en paix, et à jeter des
regards amoureux vers le Seigneur. Quoiqu'il s'imagine qu'il ne fait rien et
qu'il passe inutilement le temps, il goûtera bientôt les douceurs d'un calme
divin, et sera pénétré des connaissance sublimes et de l'amour admirable de son
Dieu. Qu'il ne s'embarrasse plus des imaginations, des méditations, ni des
raisonnements ordinaires, de peur de troubler sa paix et son repos, et de
retirer sou âme de ses délices célestes, et de la rappeler malgré elle aux
exercices qui lui donnent du chagrin. Qu'il se souvienne enfin que c'est
beaucoup faire que d'arrêter l'activité, les désirs et les opérations
naturelles de son âme pour se dénuer intérieurement de toutes les choses
créées, et pour voir avec plaisir qu'il y,a un Dieu qui comble son âme de biens
spirituels, selon cette parole du roi-prophète : Délivrez
votre cœur des créatures, et considérez attentivement qu'il n'y a que moi qui
suis Dieu, et que vous devez uniquement me chercher (Psalm.,
XLV, 11).
Puisque nous avons parlé des
représentations que l'âme peut recevoir naturellement par les opérations de
l'imagination et de la fantaisie il est juste de traiter de celles qui lui sont
infuses surnaturellement, et qui, étant assujetties aux images corporelles,
appartiennent
81
aussi aux sens intérieurs et matériels. Or, nous entendons
par ces représentations imaginaires toutes sortes d'espèces et de figures qui
peuvent être gravées surnaturellement dans l'imagination, et qui représentent
les choses plus parfaitement que les images naturelles, et frappent plus
vivement l'esprit et le cœur. Caries espèces corporelles que les sens
extérieurs produisent, qui représentent les objets à l'âme, et qui y résident
comme dans leur siège nalurcl, peuvent être aussi
présentées surnaturellement à l'âme, sans le secours des mêmes sens, parce que
la fantaisie et la mémoire sont comme le réservoir de ces images au regard de
l'entendement, lequel les y contemple, en forme ses connaissances, et en porte
tel jugement qu'il lui plaît.
Il faut donc savoir que, comme
les sens extérieurs proposent naturellement les images de leurs objets aux sens
intérieurs, qui sont la fantaisie et l'imagination, ainsi les mêmes images leur
peuvent être représentées surnaturellement sans le ministère des mêmes sens
extérieurs, et faire même une impression plus vive et plus efficace. C'est de
ces espèces que Dieu se sert pour faire connaître plusieurs choses à l'âme,
comme on peut le voir dans l'Écriture. En effet, il montra autrefois sa gloire
sous la figure de la fumée qui remplit le tabernacle de Moïse ( Exod., XL, 32). Il la fit éclater parle moyen des
séraphins, qui lui couvraient de leurs ailes le visage et les pieds ( Isai.,VI, 2). Il fit voir à Jérémie une verge
qui veillait ( Jerem., I, 11). Il donna
ainsi plusieurs visions imaginaires au prophète Daniel.
Le démon s'efforce pareillement
de séduire les âmes par des représentations qui paraissent vraisemblables,
comme il est marqué dans le troisième livre des Rois ( III Reg.,
XXII, 11) ; car il forma des cornes de fer dans l'imagination des prophètes que
le roi Achab consulta, pour signifier que le roi détruirait les Assyriens; mais
l'effet prouva que cette prédiction était fausse; et, de cette manière, le
démon trompa ce malheureux prince. La vision que la femme de Pilate eut en
dormant, et qui ne tendait qu'à empêcher les Juifs de condamner Jésus-Christ à
mort, et plusieurs autres vues imaginaires, sont de même nature, et n'ont pour
fin que de surprendre les hommes.
Or, ces sortes de visions
imaginaires arrivent plus souvent à ceux qui ont fait quelque progrès dans les
voies de Dieu, que les figures
82
corporelles des sens extérieurs. De plus, en tant que toutes
sont des images, elles ne différent pas les unes des autres; mais en ce qui
regarde leurs perfections et leurs effets, il y a une différence considérable.
Celles qui sont surnaturelles et plus intimes à l'âme sont plus subtiles et
plus délicates, et l'ont de plus grands effets. Celles qui sont tout ensemble
surnaturelles et extérieures, sont moins intimes à l'âme et moins subtiles. Ce
qui n'empêche pas que quelques-unes de ces images extérieures ne produisent des
effets plus forts, selon qu'il plaît au Seigneur de se communiquer à l'âme;
mais nous ne parlons ici des premières figures qu'en tant qu'elles sont
intérieures et plus étroitement unies à l'âme.
Au reste, c'est dans
l'imagination que Je malin esprit fait fous ses efforts et emploie tous ses
artifices contre l'homme, parce que ce
sens est la porte qui lui donne entrée
dans l'âme; l'entendement y prend aussi ou y laisse les espèces intelligibles
qui l'aident à former ses connaissances spirituelles. Si bien que Dieu d'un
côté et le démon de l'autre se servent de ce sens pour offrir les figures
imaginaires à l'entendement; mais, comme Dieu est toujours dans l'âme, il use
toujours de ce moyen pour l'instruire; il l'enseigne encore par lui-même ou par
d'autres voies spirituelles.
Néanmoins, comme mon dessein
n'est pas de m'arrêler plus longtemps à donner des
règles pour distinguer les visions qui viennent de Dieu d'avec celles qui
viennent du prince des ténèbres, je dois seulement montrer qu'on ne doit
s'embarrasser, ni dans les visions qui sont bonnes, de peur d'opposer quelque
obstacle à l'union divine, ni dans les visions qui sont illusoires, de peur
d'être séduit et entraîné dans le précipice. Au contraire, il faut rejeter le
plus qu'on peut les unes et les autres, afin que l'âme soit plus pure, plus
simple et plus propre pour s'unira son Créateur. La raison en est que toutes
les représentations imaginaires sont renfermées dans des bornes très-étroites; et la
sagesse divine, à laquelle l'entendement
doit s'unir, est infinie, toute pure, foule simple, et n'est bornée d'aucune
connaissance distincte, particulière et finie. Il est donc nécessaire que l'âme
qui veut s'unir à la sagesse divine ait quelque proportion et quelque
ressemblance avec elle, et conséquemment qu'elle soit affranchie des
espèces de l'imagination, qui lui
donneraient des limites. Il faut qu'elle ne soit attachée à aucune connaissance
particulière, et qu'elle soit pure, simple, sans bornes, sans idées
matérielles, afin d'approcher en quelque manière de Dieu, qui n'est resserré
dans aucune espèce corporelle ni dans aucune intelligence particulière, comme
le Saint-Esprit nous l'apprend dans le Deutéronome, lorsqu'il dit : Vous
avez attendu ses paroles, et vous n'avez nullement
83
vu sa figure (
Deut., IV, 12). Ce qui ne l'empêche pas de
dire qu'il y avait là des ténèbres, des nuées et de l'obscurité (Deut. IV, 11), qui signifient la connaissance
arase en laquelle l'âme acquiert l'union de Dieu. L'Esprit divin dit
encore : Vous n’avez vu ni image ni ressemblance de Dieu, lorsque
le Seigneur parla du milieu du feu sur le mont Horeb.
Dieu nous fait aussi comprendre
que ces représentations matérielles ne peuvent élever l'âme à l'union divine,
lorsqu'en reprenant Aaron et Marie, qui avaient murmuré contre Moïse leur
frère, il leur déclare le sublime état
de l'union et de l'amitié que ce saint homme avait avec lui, comme il est
rapporté dans le livre des Nombres : S'il se trouve quelque prophète parmi
vous, je lui apparaîtrai en vision, ou je lui parlerai en songe; mais mon
serviteur Moïse, qui est très-fidèle en ma maison,
n’est pas semblable à eux ; je lui parle bouche à bouche; et il me voit, non
point par énigmes ni par figures, mais distinctement et avec clarté ( Numer., XII, 6, 7, 8).
Il parait par là que dans cet
éminent état d'union et d'amour, Dieu ne se communique pas à l'âme par des
visions imaginaires, par des ressemblances et par des ligures, mais qu'il lui
parle bouche à bouche, c'est-à-dire dans sa pure essence, qui est en quelque
façon sa bouche, pour entretenir Je commerce de l'amour divin, et dans la pure
essence de l'âme, lorsque la volonté donne son consentement pour aimer Dieu.
C'est pourquoi l'âme se doit garantir de toutes ces représentations
corporelles, quand elle veut jouir de l'union divine, puisque toutes ces
opérations ne sauraient être un moyeu propre pour y parvenir. En effet, si elle
devait s'y arrêter, ce serait principalement à cause du fruit qu'elle en
recevrait. Mais ces visions ne lui sont nullement nécessaires pour profiter; au
contraire, il lui i plus utile de les refuser; car, tout ce qu'elles peuvent
faire, c'est de lui donner des connaissances et de l'amour, et des consolations
intérieures. Néanmoins ici elles ne contribuent en rien à ces effets, parce que
Dieu produit incontinent lui-même ces choses dans l'âme, qui les reçoit alors
d'une manière passive, comme le verre reçoit les rayons du soleil, sans y
pouvoir résister, lorsqu'il n'est pas couvert de taches. De même, lorsque l'âme
est délivrée des souillures de ces espèces matérielles, elle est pénétrée et
remplie des lumières et de l'amour de Dieu, qui se répandent dans elle sans
aucun obstacle.
84
Ainsi l'âme doit toujours d'un
côté se détacher de ces représentations imaginaires, et de l'autre tenir ses
yeux attachés sur ce qu'elle ne voit pas et qui ne tombe pas sous les sens, à
savoir sur la foi, qui est le moyen prochain pour la conduire à l'union de
Dieu.
Mais, dira-t-on, si Dieu forme
surnaturellement dans l’âme ces figures imaginaires, afin qu'elle ne les
accepte pas, qu'elle ne s'y appuie point, et qu'elle n'en fasse nul état, pour
quelle fin les lui imprime-t-il, puisque d'ailleurs elles peuvent la jeter dans
l'erreur, ou l'empêcher d'avancer en la vie spirituelle; puisque Dieu peut
aussi lui communiquer spirituellement et par lui-même tout ce qu'il fait en
elle par l'usage de ces Images matérielles? Nous répondions à ce doute dans le
chapitre suivant, qui contient une doctrine de grande importance, et même,
selon mon sens, très-nécessaire aux personnes
spirituelles et à leurs directeurs.
Car quelques-uns croient que,
quand ces visions viennent de Dieu, l'âme y doit adhérer et s'y appuyer, ne
considérant pas qu'elle y aura de l'attachement, et qu'elle y trouvera des
obstacles préjudiciables à son avancement spirituel. Cependant ils s'imaginent
qu'il est utile à l'âme d'admettre l'impression de ces espèces, pourvu qu'elle
s'éloigne des créatures. Mais, après tout, ils exposent de cette sorte les
personnes qu'ils conduisent et eux-mêmes à de grands dangers et à de fâcheuses
peines, en s'engageant à faire le discernement des choses vraies d'avec les
choses fausses. Dieu ne veut pas néanmoins que des âmes simples et sincères
s'embarrassent dans ces difficultés, puisqu'elles ont la foi, qui est un moyen
sûr pour faire du progrès en la vie intérieure.
C'est ce que nous enseigne saint
Pierre, quand il dit qu'encore que la vision de la gloire de Jésus-Christ dans
sa transfiguration fût certaine, toutefois nous avons la parole des
prophètes plus établie, et à laquelle cous faites bien de vous attacher, étant
comme une lampe qui éclaire dans un lieu obscur (II Petr., I, 19). Cette comparaison explique très-bien notre doctrine. En effet, dire que nous devons
nous attacher à la foi qui éclaire dans un lieu obscur, c'est dire qu'il faut
fermer les yeux de l'âme à toutes les autres lumières, et demeurer dans
l'obscurité, afin que la foi, qui est elle-même obscure, soit la seule lumière
en laquelle nous mettons notre appui. Passons maintenant à la résolution du
doute qu'on a formé ci-dessus.
On demande donc pourquoi Dieu présente
ces visions imaginaires à l'âme, puisqu'elles l'empêchent de s'unir à lui, et
qu'elles peuvent même la conduire dans l'erreur. Pour répondre à cette question, il faut supposer trois
principes. Le premier est de saint Paul, qui dit que Dieu a établi avec
ordre tout ce qui est dans le monde ( Rom., XIII, 1). Le second est
du Saint-Esprit: Dieu dispose toutes choses avec douceur ( Sap.,
VIII, 1), c'est-à-dire : Quoique la sagesse de Dieu passe d'une extrémité à une
autre extrémité, néanmoins elle fait tout ce qu'elle fait d'une manière douce
et sans violence. Le troisième est de plusieurs théologiens, qui soutiennent
que Dieu meut et fait agir les créatures selon leur nature et leurs qualités.
Il suit de ces trois principes que Dieu doit mouvoir l'âme suivant sa nature et
ses qualités, pour l'élever du terme de sa bassesse au terme de la sublimité de
l'union divine. Or, comme l'ordre de la connaissance de l'âme et la manière
d'acquérir cette connaissance consistent dans la dépendance des sens, et dans les
figures imaginaires des choses matérielles, il faut nécessairement que Dieu
commence à l'éclairer par l'opération des sens, qui est l'extrémité la plus
basse, et qu'il la conduise à la connaissance purement spirituelle, qui est
l'extrémité la plus haute, afin qu'il la gouverne avec douceur et avec plaisir.
C'est pour cette fin qu'il l'instruit d'abord par des espèces et des visions
imaginaires, soit naturelles ou surnaturelles, par le raisonnement et par les
considérations. Il lui communique ensuite des lumières spirituelles et dégagées
de toutes ces représentations corporelles et sensibles.
A la vérité, Dieu voudrait bien
lui donner d'abord l'esprit tout pur comme il est en lui-même; mais, comme ces
deux extrémités, l'humain et le divin, le sens et l'esprit, ne peuvent, dans le
cours ordinaire des choses s'unir ensemble par un seul acte d'entendement ou de
volonté, il est nécessaire de produire auparavant plusieurs actes, qui soient
des dispositions propres pour faire cette union. De sorte que les premiers
servent de fondement et de disposition aux seconds, les seconds aux troisièmes,
et ainsi des autres, que ces deux extrémités se joignent d'une manière douce et
86
agréable. Comme nous voyons que dans les agents naturels les
premières dispositions qu'on introduit dans un sujet servent aux secondes, et
les secondes aux troisièmes, c'est de la même sorte que Dieu, s’accommodant à
la nature de l'homme, le conduit par les choses les plus basses qui sont les
extérieures, aux choses les plus élevées, qui sont les intérieures;
Voilà pourquoi il excite au
commencement l'âme à faire un bon usage de ses sens extérieurs, en les
appliquant à de bons objets, tels que sont ceux-ci : entendre la messe et les
prédications, regarder avec respect les choses saintes, mortifier le goût et
l'appétit des viandes, l'odorat et l'inclination de sentir des odeurs
délicieuses, l'attouchement en pratiquant des austérités qui l'aflligent. Ensuite lorsque l'homme a préparé ses sens de
cette sorte, Dieu lui donne ordinairement des grâces et des consolations
surnaturelles, pour perfectionner les opérations de ses sens : telles sont les
apparitions corporelles des saints, les odeurs toutes célestes, les paroles
sensibles et pleines de douceur et de charme. Ce qui inspire à l'homme de la fermeté
dans la vertu, et de l'aversion pour les objets criminels et pernicieux.
De plus, Dieu emploie les
considérations, les méditations, les saints discours, pour perfectionner
l'homme selon ses sens intérieurs, pour l'accoutumer au bien, et pour instruire
l'esprit de la manière que ces opérations conviennent à l'imagination et à la
fantaisie, lesquelles étant disposées suffisamment par ces exercices naturels,
Dieu use des images et des visions surnaturelles, pour élever ces deux
puissances à un degré plus spirituel et plus utile à l'esprit ; car il
dépouille l'esprit de ce qu'il a de plus grossier et de plus contraire à cet
état, pour le former peu à peu à la vie intérieure : et de cette façon il fait
entier l'âme par degrés dans les choses les plus spirituelles. Néanmoins il ne
garde pas toujours l'ordre que nous venons de décrire ; quelquefois il mène
l'âme à l'un de ces états sans passer par l'autre, selon qu'il le juge plus
avantageux pour elle, et il la comble tout à coup de grâces extraordinaires.
De là vient que plus l'âme
s'approche de Dieu, plus elle se vide de toutes ces espèces imaginaires, de
tous ces raisonnements, et de toutes les autres choses matérielles qui
concernent les sens extérieurs et intérieurs; tellement que, quand elle est
parvenue au point d'avoir un étroit commerce d'esprit avec Dieu, il faut
nécessairement qu'elle se soil dénuée auparavant de
toutes les idées sensibles et corporelles, que les sens lui présentaient au
regard de Dieu et des choses divines. Car, comme celui qui quitte un terme pour
aller à un autre terme, plus il approche du dernier, plus il s'éloigne du
premier; et, lorsqu'il est arrivé à celui-là, il est entièrement
87
séparé de celui-ci : de même l'âme se sépare entièrement de
tout ce qui tombe sous les sens à l'égard de son Créateur, lorsqu'elle est unie
étroitement avec lui. C'est pourquoi on dit communément que, quand on a
goûté l'esprit, la chair n'a plus de saveur, c'est-à-dire que, lorsqu'on
jouit de la douceur et du plaisir de l'esprit, les délices de la chair sont
insipides, ou, ce qui signifie Ja même chose, les
consolations de la terre et les joies sensibles ne sont plus agréables. Paroles
qui comprennent toutes les opérations que les sens extérieurs et intérieurs
produisent à l'égard des choses spirituelles. Ce qui est évident; car, si c'est
le pur esprit qui agit, il ne s'assujettit point aux sens ; et, si c'est la
chair qui opère, l'esprit ne conserve plus sa pureté; parce que plus la chair
et les sens engagent l'esprit en leurs opérations, moins l'esprit est pur et
moins il conserve son état surnaturel.
Ainsi celui qui est parvenu à la
perfection n'use plus du ministère des sens pour aller à Dieu, comme il faisait
avant qu'il eût fait de grands progrès dans les voies purement spirituelles. Et
c'est ce que l'Apôtre exprime clairement dans sa Première Lettre aux
Corinthiens. Lors, dit-il, que j'étais enfant, je parlais en enfant,
j'avais des sentiments d'enfant ; mais, quand je suis devenu homme, j'ai laissé
ce qui tenait de l'enfance ( I Cor. XIII, 11). Nous avons déjà fait
voir que se servir des sens pour connaître les choses célestes, c'est
l'exercice des enfants ou des commençants en la vie intérieure. Si l'âme
voulait s'attacher toujours aux sens, elle serait semblable à un enfant; elle
ne parlerait de Dieu, elle n'en aurait des pensées et des sentiments que comme
un enfant, puisqu'elle ne s'arrêterait qu'à l'écorce, qui est le sens, et elle
ne pénétrerait pas dans la substance, qui est l'esprit ou la perfection de la
vie spirituelle. Comme on ôte donc à un enfant la mamelle de sa nourrice pour
lui donner des viandes solides, de même l'âme doit s'abstenir de la légère
nourriture que les sens lui fournissent, pour user de celle que l'esprit et la
contemplation lui donnent dans ce nouveau degré de perfection.
Il me semble qu'on voit
maintenant assez clairement que l'âme doit renoncer aux images des objets que
les sens extérieurs et intérieurs lui présentent, quoique ces images soient
infuses surnaturellement. L'âme ne doit donc s'arrêter qu'au pur esprit qui la
conduit à l’union divine, ayant soin de le conserver en sa pureté, tandis
qu'elle s adonnera aux bonnes œuvres pour la gloire du Seigneur. Il faut
examiner après cela les dommages qu'elle recevrait de la mauvaise conduite
qu'on tiendrait sur elle, si on ignorait le secret de ces voies.
88
J'ai remarqué, selon mon sens,
assez peu de discernement en quelques-uns de ceux qui font profession
d'instruire les âmes de la vie spirituelle, pour ne pas distinguer ce qu'ils
doivent faire lorsque Dieu communique des visions imaginaires; car, les
regardant comme des effets de l'opération divine, ils croient marcher par des
routes sûres ; ils mènent par un même chemin les personnes qui se mettent sous
leur direction ; ils les engagent dans les égarements et dans la confusion,
parce que, comme Jésus-Christ le dit, lorsqu'un aveugle conduit un autre
aveugle, ils tombent tous deux dans un précipice ( Matth.,
XV, 16). Il ne dit pas qu'ils tomberont, mais qu'ils tombent. Car il n'est pas
nécessaire, pour tomber, qu'ils voient leur erreur; il ne faut que vouloir et
qu'oser conduire quelqu'un par le chemin des visions surnaturelles pour faire
cette chute.
En effet, il y en a qui
s'embarrassent en permettant aux Ames l'usage de ces représentations
corporelles, en estimant ces voies extraordinaires, en s'y fiant comme à des
moyens que Dieu donne pour profiter dans la perfection. Cependant ils
n'établissent pas solidement ces Ames dans la foi, et ils les empêchent
d'arriver à la pureté de l'esprit et à l'union de Dieu. Car, suivant l'exemple
de leurs directeurs, elles l'ont état de ces choses ; elles s'y plaisent, elles
les goûtent comme plus commodes aux sens; elles n'entrent point dans
l'obscurité et dans l'abîme de la foi, qui les conduirait à Dieu d'une manière
purement spirituelle.
De la naissent plusieurs
imperfections : une Ame en devient moins humble, se persuadant qu'elle est de
quelque considération devant Dieu, qu'elle a son approbation, qu'elle possède
un bien spirituel de grand prix; elle en reçoit de la joie, et elle est
contente d'elle-même, ce qui blesse assurément l'humilité. D'ailleurs, le démon
augmente ces sentiments si finement, que l’âme ne s'en aperçoit pas. Il lui
suggère aussi, ou de l'estime pour ceux qui jouissent de semblables visions, ou
du mépris pour ceux qui en sont privés. Et tout cela est contraire à la sainte
simplicité, qui exige de l’âme qu'elle se tienne dans une solitude intérieure,
sans se mêler des autres.
89
Or, ceux qui ne sont pas avancés en la foi ne se peuvent
garantir de ces pertes.
Il est vrai que toutes les
visions ne sont pas si sensibles que celles-ci ; mais il y en a de plus
subtiles et de plus odieuses à la majesté divine, comme il arrive lorsque l’âme
ne vit pas dans une entière nudité spirituelle. Néanmoins, devant en parler
ailleurs, je me contente de remarquer présentement que, quand le maître de la
vie intérieure a de l'estime pour ces révélations et s'y plaît, il imprime,
lors même qu'il n'y pense pas, les mêmes sentiments dans le cœur de son
disciple; de sorte qu'encore que le disciple soit peut être plus parfait que le
maître, il en souffre un dommage considérable, parce que l'un ne peut jamais si
bien cacher son estime et son goût que l'autre ne les découvre et ne les
embrasse.
Mais laissons là une matière si
sublime, et supposons seulement que le confesseur n'ait pas assez de prudence
et de circonspection pour dégager son pénitent de ces visions, et même qu'il en
fasse le principal sujet de ses entretiens avec lui, et qu'il lui donne le
moyen de distinguer les bonnes visions d'avec les mauvaises, et les vraies
d'avec les fausses. Je dis que, quoique ce discernement soit utile, il n'est
pas à propos d'exposer le disciple à ce travail, à ce soin, à ce péril, sinon
en quelques cas rares, et en quelques nécessités inévitables.
Toutefois l'affaire n'en demeure
pas là. Il y a des pères spirituels qui obligent les personnes que Dieu
favorise de ces dons célestes a demander a la majesté divine des révélations
touchant plusieurs choses particulières; et ces gens simples leur obéissent,
persuadés qu'il est permis de désirer ces sortes de connaissances
extraordinaires, parce qu'ils croient qu'ils peuvent légitimement faire des
prières pour obtenir ces révélations; d'autant que Dieu veut quelquefois
révéler plusieurs choses pour des fins qu'il lui plaît d'envisager. Et, s'il
arrive que la bonté divine leur accorde les révélations qu'ils lui ont
demandées, ils s'encouragent à en demander de nouvelles, s'imaginant que cette
manière d'agir est agréable à Dieu, quoique en effet elle lui déplaise, et
qu'il ne trouve pas bon qu'on en use avec lui de cette sorte. Or, comme leur
cœur s'attache naturellement et consent à ce commerce avec Dieu, ils en
prennent une habitude si forte, qu'ils assurent en plusieurs rencontres, avec
beaucoup de fermeté, qu'ils ont des révélations de Dieu. Mais ils se trompent
souvent, et les effets ne répondent pas à leurs prétendues révélations. Ils
s'en étonnent, et ils doutent si elles viennent de Dieu ou non, car ils
s'étaient mis d'abord en tête ces deux points : le premier, que Dieu était
l'auteur de ces révélations, puisqu'elles étaient si bien gravées en leur
esprit, quoiqu'elles ne fussent que les
90
effets du grand penchant que la nature avait pour les
révélations, et que cette vive impression ne lui que naturelle. Le second point
est qu'ils pensaient que ces révélations, venant de Dieu, devaient s'accomplir
de la manière qu'ils s'étaient représentée.
En quoi il va sans doute on
extrême égarement. Les révélations et les paroles intérieures de Dieu ne
réussissent pas toujours comme nous les comprenons, ni selon la force avec
laquelle elles sont exprimées. Il ne faut donc pis y ajouter entièrement foi ni
s'y fonder avec sûreté, quoiqu'il soit constant qu'elles sont divines.
Considérées en elles-mêmes, elles peuvent être véritables et très-certaines ; mais la connaissance que nous en avons
n'est pas toujours infaillible, et nous pouvons nous tromper, comme nous
verrons incontinent.
Nous venons de dire que les
révélations et les paroles intérieures de Dieu, quoique certaines, ne nous
paraissent pas toujours véritables, soit parce que la connaissance que nous en
avons est défectueuse, soit parce que le fondement sur lequel elles sont
établies est incertain, puisque la plupart sont accompagnées ou de menaces, ou
de conditions : par exemple, lorsqu'une faute de laquelle Dieu avait promis le
châtiment est corrigée, ou que la chose dont il s'agissait dans la prédiction
est déjà exécutée. Il est évident que ces connaissances et ces paroles
extraordinaires n'ont pas le caractère de vérité que les mots qui les
expriment, pris dans un sens absolu, semblent marquer. C'est ce que quelques
endroits de l'Écriture prouvent clairement.
En effet, comme Dieu est d'une
sagesse infinie, il a pour l'ordinaire des pensées et des sentiments dans ses
prophéties qui sont fort différents du sens que nous leur donnons quelquefois;
et cependant ces prophéties sont d'une vérité d'autant plus constante, que,
selon notre pensée, elles en ont moins les apparences. Ainsi plusieurs d'entre
les Juifs, prenant trop à la lettre quelques-unes des prédictions de Dieu, ne
les ont pas vues réussir comme ils espéraient : les exemples suivants le
montrent. Lorsque Dieu eut conduit Abraham dans la Chananée,
il lui dit : Je te donnerai cette terre (Genes.,
XV, 7, 8). Et, lui ayant
91
répété plusieurs fois la même promesse, sans l'avoir mis en
possession de ce payé, Abraham lui demanda comment il connaîtrait qu'il en
aurait enfin la jouissance. Alors le Seigneur lui révéla clairement qu'il la
posséderait, non pas en sa personne, mais en la personne de ses enfants; ce qui
ai riverait dans cinq cents ans. On voit par là qu'Abraham se trompa d'abord,
croyant que cette prédiction le regardait en sa personne; et, s'il se lût mis
en devoir de se rendre maître de la Chananée, on se
fût moqué de ses efforts, et, après sa mort, on se fût imaginé que la prophétie
était illusoire. Mais enfin il en reçut de Dieu la véritable intelligence.
Quelque temps après, lorsque
Jacob, son petit-fils, allait en Egypte, Dieu lui apparut et lui dit : J'irai
avec vous en ce pays-là, et je vous ramènerai lorsque vous en reviendrez ( Gen., XLVI, 4). Ce qui ne s'accomplit pas
néanmoins selon la propre signification de ces paroles, puisque ce saint homme
mourut en Egypte. Mais cette promesse devait s'exécuter en sa postérité, lorsqu'après plusieurs années, Dieu l'en retirerait et la
conduirait lui-même en son voyage. Cela prouve que celui-là se lût trompé qui
eût cru que Jacob devait sortir d'Egypte pendant sa vie, comme il y était
entré, et qui, voyant le contraire, se fût imaginé que cette prédiction était fausse, quoiqu'elle
fût en effet très-véritable, selon le dessein de
Dieu.
Il est aussi rapporté, dans le
livre des Juges, que les Gabaonites, qui étaient de la tribu de
Benjamin, ayant commis un horrible crime contre un lévite, les autres tribus
levèrent une armée de quatre cent mille hommes; que Dieu leur nomma pour
général un homme appelé Judas ; qu'il leur répondit, lorsqu'ils le
consultèrent, qu'ils combattissent; qu'ayant perdu la première bataille, il les
fit combattre une seconde lois ; et, qu'après avoir été encore défaits, il leur
promit enfin la victoire; et, en effet, ils surmontèrent leurs ennemis. Ainsi
le succès ne fut pas conforme à leur idée, Dieu ne leur donnant l'avantage qu'au
troisième combat, quoiqu'ils l'espérassent dès la première bataille. D'où je
conclus que les âmes se trompent souvent en interprétant les révélations
divines selon la force des mots qui les déclarent, et non selon les intentions
de Dieu, qui sont ordinairement cachées, de telle sorte qu'on ne les comprend
qu'avec peine. Car c'est là l'esprit des prédictions du Seigneur, et les
paroles dont il se sert n'en sont que la lettre. De sorte que celui qui
s'attachera à cette écorce ne peut se défendre d'erreur et de confusion, se
trouvant si éloigné du vrai sens des prophéties de Dieu. Ainsi, selon le
langage de l'Apôtre, la lettre tue, et l'esprit donne la
92
vie ( II Cor., III, 6). Pour cette cause, on doit s'arrêter, non pas au
sens des paroles prises à la lettre, mais au sons que la foi nous présente, et
que l'esprit et l'intelligence de l'homme ne peuvent pas facilement concevoir.
C'est cette interprétation littérale et grossière des prophéties qui a surpris
la plupart des Juifs. Comme les événements n'étaient pas tels qu'ils se les
imaginaient, ils méprisaient ces oracles divins ; ils ne ies
croyaient pas; ils en faisaient même un proverbe commun ou une raillerie
publique, et ils disaient, selon le rapport d'Isaïe : A qui fera-t-il
entendre ses prédictions et ses paroles ? Est-ce aux enfants qu'on vient de
sevrer de la mamelle? Commandez, donnez ordre; attendez un peu. Car il parlera
sa langue à ce peuple, et cette langue lui sera étrangère et inconnue ( Isai., XXVIII, 9, 10, 11). C'est ainsi que les Juifs
avaient coutume de se moquer des prophéties, et de dire : attendez, pour
signifier qu'elles ne s'accompliraient jamais, parce qu'ils les expliquaient
suivant la signification naturelle des paroles, et non pas selon le sens de
l'esprit; de sorte qu'ils goûtaient, comme des enfants, le lait du sens
littéral, qui est opposé à la solide viande du sens spirituel; et ils ne
comprenaient pas ce que Dieu leur déclarait par ses prophètes, dont le langage
ne leur paraissait pas intelligible.
Puis donc que le langage de Dieu,
considéré selon l'esprit et le sens, est si différent de notre manière
d'entendre ses prédictions, nous ne devons avoir nul égard à nos pensées ni à
notre interprétation en ces rencontres. Certes, Jérémie, quoique prophète,
semble même s'être mépris en l'intelligence des paroles de Dieu, lorsqu'il
s'écrie : Hélas! Seigneur, avez-vous donc trompé ce peuple et la ville
de Jérusalem, en leur disant : Vous aurez la paix; et néanmoins ils périssent
par le fer de leurs ennemis ( Jerem.,
IV, 10) ? Or, la paix que Dieu leur
avait promise était celle que le Messie devait faire entre Dieu et le genre
humain, et ils entendaient ses promesses d'une paix temporelle. De sorte que,
quand ils souffraient des guerres, des calamités publiques et d'autres
accidents contraires à leur attente, ils se persuadaient que les prophéties de
Dieu étaient vaines, et ils s'en plaignaient avec beaucoup d'aigreur et de
murmure. Il était donc impossible qu'en s'attachent à la lettre, et en se
conduisant selon cette règle, ils ne fussent pas trompés.
93
Mais qui est-ce qui ne se fût
abusé, en donnant un sens purement littéral à cette prophétie de David, quand
il parle de Jésus-Christ dans le psaume soixante-et-onzième,
et principalement en cet endroit : Il régnera depuis une mer jusqu'à une autre
mer, et depuis le fleuve jusqu'aux extrémités de la terre? Et ailleurs : Il
délivrera de la tyrannie du puissant, le pauvre qui n'avait personne pour lui
donner du secours ( Psal., LXXI,
8.12). Ne sera-t-il pas confus, lorsqu'il considérera que le Fils de Dieu est
né dans l'obscurité, a vécu dans une pauvreté extrême, n'a pas régné dans le
monde, s'est soumis aux personnes les plus viles; et que loin de délivrer ses
disciples de la puissance des grands de la terre, il a permis qu'ils aient été
persécutés et mis à mort ; qu'il a perdu enfin la vie sous le gouvernement de
Pilate, accablé de douleurs, couvert de confusion, noirci de calomnies?
Celui-là pourra-t-il se garantir d'une erreur grossière, qui n'interprétera pas
ces prophéties selon le sens spirituel, où l'on trouve leur vérité et leur
certitude? Car enfin il est constant que le Sauveur des hommes est le souverain
Seigneur du ciel et de la terre, et qu'il devait affranchir de l'empire du
démon les pauvres qui le suivraient et l'imiteraient, et qu'il devait leur
donner le royaume éternel. Dieu parlait donc dans ces prophéties du règne
éternel de son Fils, et de la liberté éternelle des hommes ; et les Juifs
n'entendaient parées prédictions qu'un royaume temporel et qu'une liberté
passagère. Ainsi le sens littéral et l'ignorance du sens spirituel les ayant
aveuglés, ils ont fait mourir leur Dieu et leur Seigneur. Car, comme dit
saint Paul, les habitants de Jérusalem et leurs princes, ne l'ayant pas
connu, accomplirent en le condamnant les paroles des prophètes qui se lisent
chaque jour de sabbat ( Act., XIII,
27).
Cette difficulté d'expliquer
comme il faut les paroles de Dieu a été si grande, que les disciples mêmes de
Notre-Seigneur, qui avaient vécu longtemps avec lui, ne les comprirent pas. Car
ceux qui allaient quelques jours après sa mort au village d'Emmaüs, pleins de
tristesse et de défiance, avouèrent qu'ils avaient espéré que leur maître
délivrerait les Juifs de la domination des étrangers, mais qu'ils avaient
perdu cette espérance ( Luc., XXIV, 21) ; parce qu'ils ne s'étaient
mis dans l'esprit qu'une captivité et qu'une délivrance temporelles. Le jour
même que ce divin Sauveur monta au ciel, quelques-uns
94
de ses disciples furent si peu intelligents, qu'ils lui
demandèrent si ce serait en ce temps-là qu'il rétablirait le royaume
d'Israël ( Act., I, 6). Quelquefois
aussi le Saint-Esprit inspire aux hommes des vérités qu'ils ne comprennent pas
lorsqu'ils croient les entendre. Ainsi Calphe dit
dans rassemblée des princes des piètres et des pharisiens, qu'il était
expédient que Jésus-Christ mourût pour le peuple, afin que toute leur nation ne
périt pas ( Joan., XI, 49, 50), se proposant la conservation
temporelle de son pays, et ne connaissant pas le dessein de Dieu et de son Fils
notre Sauveur.
Il est donc constant que nous ne
pouvons nous fonder sûrement sur les révélations divines, puisqu'il est facile
de nous tromper nous-mêmes, en leur attribuant un sens éloigné des desseins de
Dieu. Ses paroles sont des abîmes que nous ne saurions approfondir; et les
vouloir resserrer dans la petitesse de notre esprit, c'est vouloir renfermer en
nos mains l'air et les atomes, qui s'évanouissent au moment que nous lâchons de
les prendre. C'est pourquoi le directeur doit empêcher son disciple de faire
état de ces représentations ou révélations surnaturelles, qui ont quelque
l'apport avec les atomes de l'air, en ce qu'elles laissent vide l'esprit qui
veut s'en remplir, comme ces corpuscules s'échappent des mains de ceux qui les
poursuivent. Il faut donc que le père spirituel confirme son pénitent dans la
liberté de l'esprit et dans l'obscurité de la foi, où résident la lumière de
l'entendement et l'intelligence des paroles intérieures de Dieu. Car il est
impossible qu'un homme qui n'est pas spirituel juge bien des choses divines, et
qu'il en ait même une médiocre connaissance. Or, celui qui en juge selon le
sens littéral des paroles n'est pas spirituel; et les vérités divines étant
couvertes de l'écorce de la lettre, il ne peut les développer ni en faire le
juste discernement; parce que, selon le sentiment de saint Paul, l'homme
charnel ne comprend pas les choses qui viennent de l'esprit de Dieu ; car elles
ne lui paraissent que folie, et il n'est pas capable de les concevoir,
étant purement spirituelles; mais l'homme spirituel juge de tontes choses
( I Cor., II, 14). L'homme
charnel se peut prendre ici pour celui qui ne suit que le sens des paroles, et
l'homme spirituel pour celui qui ne s'y arrête pas et qui passe jusqu'à
l'esprit. C'est donc une grande témérité d'employer les sens du corps et les
représentations de
95
l'imagination,
quoique surnaturelles, pour
traiter avec Dieu des choses qu'il révèle. Nous allons le montrer
clairement par quelques exemples.
Supposons qu'un homme d'une sainteté
distinguée souffre une cruelle persécution, et que Dieu lui révèle qu'il l'en
délivrera. Si ses ennemis avaient néanmoins l'avantage et le mettaient à mort,
ceux qui rapporteraient cette prophétie à sa délivrance temporelle croiraient
que cet homme aurait été trompé, quoique la prédiction pûtélre
très-véritable, parce que Dieu n'aurait parlé que de
la délivrance de l'âme, de la victoire qu'elle remporterait sur ses
adversaires, et de la liberté dont elle jouirait dans le ciel. Si bien que
cette prophétie promettrait de plus grands biens que celui qui l'entendrait du
temps présent ne pourrait comprendre. Car Dieu prétend toujours donner à ses
paroles le sens le plus relevé et le plus utile ; il n'envisage que le bien des
hommes le plus considérable, quoique leur connaissance puisse être fausse en
cet endroit.
Cette vérité paraît évidemment en
la prophétie que David a faite de Jésus-Christ : Vous les gouvernerez,
dit-il, avec la verge de fer, et vous les briserez comme le pot d'un potier
( Psal., II, 9). Dieu parle en ce lieu
de la principale domination de son Fils, laquelle est éternelle, et non de sa
moindre domination, qui n'a duré que pendant sa vie mortelle, et n'a pas eu
l'effet que le prophète décrit si distinctement.
Ajoutons un autre exemple. Un
saint homme brûle du désir du martyre ; il demande à Dieu cette grâce singulière ; Dieu lui dit
intérieurement qu'il sera martyrisé; il le comble de joie ; il le remplit
d'espérance. Cependant cet homme meurt d'une mort naturelle, sans aucune
violence. Comment est-ce donc que cette
promesse divine est véritable? C'est parce que Dieu lui enflamme le cœur d'une
si grande charité, qu'il en fait un martyr d'amour. Il le jette dans un abîme
d'afflictions si amères et si continuelles, qu'il lui fait sentir toute la
rigueur d'un long martyre ; tellement qu'il lui accorde ce qu'il y a de plus
essentiel au martyre, avec la récompense et les prérogatives de cet état. En
effet, le violent amour qu'on a pour Dieu est un martyre continuel, qui porte
en tout temps le cœur à s'unir à son objet ; comme il n'en peut avoir une
pleine jouissance en cette vie, il
endure une mort pénible et douloureuse à proportion qu'il est éloigné de la
parfaite union de Dieu. Les souffrances lui causent aussi une perpétuelle
douleur, qui le prive de toutes les consolations de la vie. Et, parce que sa
volonté embrasse, avec une ardeur toute spirituelle, les langueurs de son amour
dévorant et la dureté de ses croix inévitables, il en reçoit les coups avec soumission,
96
comme les coups des bourreaux qui exercent leur cruauté sur
les martyrs. C'est pourquoi l’âme, pénétrée du désir du martyre et contente
d'en éprouver ainsi Ja peine, en acquiert tout le
mérite devant Dieu, de telle sorte que, selon la révélation de Dieu, elle a le
caractère et la félicité des martyrs, quoiqu'elle ait pu s'abuser, en croyant,
que le Seigneur lui avait promis et destiné un martyre de corps et des
tourments extérieurs. Voilà de quelle manière Dieu satisfait cet homme désireux
du martyre, et comment, selon le prophète-roi, il écoute le désir des
pauvres, et donne aux justes ce qu'ils souhaitent ( II Hebraeos
v. 17 ; Prov. X, 24),
comme Salomon l'assure en ses Proverbes.
Il faut donc avouer que plusieurs
saints ont demandé à Dieu des choses particulières, et les ont obtenues, non
pas en cette vie comme ils espéraient, mais en l'autre vie ou d'une autre
manière, et qu'ainsi les promesses que Dieu leur avait faites se sont enfin
trouvées très-véritables. Nous devons conclure aussi
qu'encore que les paroles et les révélations de Dieu soient certaines, nous
pouvons errer en les détournant à un sens différent de la fin que Dieu regarde.
Tellement que le conseil le plus sage et le plus sur que les maîtres de la vie
spirituelle puissent suivre, c'est de détacher les âmes de ces visions
surnaturelles, et de les confirmer dans une foi simple et obscure, qui est le
véritable moyen d'arriver à l'union divine.
Il est à propos d'expliquer
maintenant la seconde raison pour laquelle les visions que Dieu donne ne sont
pas toujours si certaines en leurs causes à notre égard, quoiqu'en elles-mêmes
elles soient conformes à la vérité. Cela vient des motifs sur lesquels elles
sont fondées, et de la fin qu'elles regardent. C'est pourquoi nous devons
croire que Dieu les mettra à exécution, tandis que les causes qui ont excité
Dieu à nous donner ces visions subsisteront : par exemple, si c'est le
châtiment d'une nation criminelle, et si les causes de ce châtiment ne changent
pas. Supposons donc que Dieu ait révélé à une sainte âme que dans un an il
punira un royaume; que la cause et le fondement de cette menace seront quelques
péchés considérables
97
qu'on y commettra contre la majesté divine. Mais, si on
vient à s'en abstenir, ou à en faire d'autres de différentes espèces, la
justice de Dieu pourra alors laisser ce châtiment, ou le changer en une autre
peine. Cependant la menace de Dieu aurait été véritable, à cause des péchés
actuels des sujets de ce royaume, dont le changement a suspendu l'effet de la
prédiction comminatoire.
Le prophète Jonas nous en fournit
une preuve sensible. Dieu lui commanda de déclarer aux habitants de Ninive que
leur ville serait ruinée dans quarante jours jusqu'aux fondements ( Jonae III, 4). Mais la pénitence qu'ils firent de
leurs crimes prévint l'elfet de cette menace, qui eût été infailliblement
exécutée. Notre saint patriarche Élie menaça pareillement Achab, et sa maison,
et son royaume, d'un grand châtiment, à cause du crime atroce que ce prince
avait commis. Mais, s'étant couvert de sac et de cendre, et épuisé de jeûnes,
Dieu lui fit dire par le même prophète ces parojes :
Puisque Achab s'est humilié pour l'amour de moi, je ne lui ferai point souffrir
de mal pendant sa vie, mais je punirai sa famille pendant la vie de son fils
( ( III Reg., XXI, 19 . 29).
Ainsi ce roi s'étant converti, Dieu quitta le dessein qu'il avait pris de le
perdre. Ce qui nous donne lieu de conjecturer que, quoique Dieu révèle ou dise
affirmativement à une personne soit du bien soit du mal, à son égard ou à
l'égard d'autres personnes, tout cela pourra ou changer, ou cesser entièrement,
selon le changement et les différents états de
cette personne, ou des causes et des fins qui faisaient agir Dieu dans
ces rencontres. Si bien que les promesses ou les menaces divines ne vont pas
toujours au terme que nous espérions ou que nous craignions, et nul autre que
Dieu n'en sait la raison. Il a coutume de dire, d'enseigner, de promettre
plusieurs choses, non pour en donner la connaissance ou la possession dans le
temps qu'il parle, mais pour en différer l'intelligence et l'effet jusqu'au temps
qu'il trouvera bon de nous les faire sentir. Le Fils de Dieu en a usé de la
sorte avec ses apôtres. Il leur disait plusieurs paraboles et leur tenait
plusieurs discours dont ils ne pénétrèrent pas les mystères ni la sagesse
qu'ils renfermaient, jusqu'à ce qu'ils eussent reçu le Saint-Esprit,qui leur
manifesta ces vérités cachées, et que le temps de les prêcher fût arrivé.
98
Saint Jean, parlant aussi de l'entrée de Jésus-Christ à
Jérusalem : Ses disciples, dit-il, ne connurent pas ces choses
d'abord; mais, lorsque Jésus fut glorifié, ils se souvinrent qu'elles étaient
écrites de lui ( Johan., XII, 16) . Ainsi Dieu peut faire plusieurs
choses singulières, ou les révéler à une âme, sans que son directeur ou
elle-même les comprenne; c'est ce que nous voyons dans le premier livre des
Rois. Dieu s'étanl irrité contre le grand prêtre
Héli, de ce qu'il ne châtiait pas ses enfants de leurs sacrilèges, il lui lit
dire par Samuel ces paroles après plusieurs menaces : J'ai déclaré autrefois
que votre famille et celle de votre père feraient éternellement les fonctions
du sacerdoce en ma présence ; mais je ne le veux pas maintenant, et je vous
assure que je comblerai de gloire tous ceux qui me procureront de l'honneur
(I Reg. II, 30, 32). Car puisque l'office du prêtre consistait surtout à
glorifier Dieu, et que Dieu avait promis cette dignité au père d'Héli, pour la
rendre perpétuelle en sa famille, s'il remplissait son devoir, il ne lui garda
pas sa promesse, parce qu'Héli, en dissimulant le péché de ses deux fils, avait
déshonoré Dieu. De sorte qu'encore que les révélations divines ne soient jamais
fausses, nous ne devons pas penser que les événements en soient infaillibles,
selon la signification des paroles qui nous les expliquent; car ces révélations
sont liées avec les causes secondes, qui sont sujettes de leur nature à
beaucoup de changements. Or, Dieu seul connaît quand cela se passe de la sorte;
parce qu'il prédit les choses quelquefois absolument, comme il fit au regard
des Ninivites. et quelquefois avec condition, comme il le pratiqua ave Roboam :
Si vous marchez, dit-il, par les voies que je vous ai marquées, et si
vous gardez mes commandements comme mon serviteur David, je serai avec vous, et
je vous établirai une maison fidèle comme à David ( III Reg., XI,
38). Mais, de quelque manière que Dieu agisse, en cachant ou en découvrant les
conditions dont ses révélations dépendent, nous ne saurions en avoir sûrement
l'intelligence, ni concevoir le grand nombre des vérités qu'elles contiennent,
et des sens qui peuvent
99
leur convenir. Il est dans le ciel, selon l'expression du
Sage, et nous rampons sur la terre ; il parle dans les voies de l'éternité, et
nous sommes aveugles dans les routes de la terre. Comment pourrons-nous
atteindre à la sublimité de ses secrets ?
Vous me direz : S'il n'est pas en
notre pouvoir d'entendre ces choses, pourquoi Dieu nous les communique-l-il
? J'ai déjà répondu que nous les comprendrons en son temps, et selon l'ordre que
Dieu voudra que nous les connaissions. Alors nous serons convaincus qu'elles se
devaient accomplir de cette sorle et non autrement,
et que le Seigneur ne fait rien sans raison et sans vérité. Il faut donc croire
que les paroles et les prophéties de Dieu sont si étendues et si profondes,
qu'elles surpassent la vivacité de notre esprit et la solidité de notre
jugement, et que nous ne pouvons les discerner selon leurs simples apparences,
sans nous exposer à l'erreur et à la confusion. Les prophètes en étaient
persuadés, puisqu'ils avaient de la peine à annoncer au peuple les prophéties
que Dieu leur inspirait, n'en voyant pas les effets, et souffrant ensuite des
mépris cruels et des railleries piquantes. Hélas! s'écrie Jérémie en se
plaignant, on me tourne en ridicule toute la journée, et tout le monde se
moque de moi. Parce que j'ai déclamé contre l'iniquité, et que j'ai publié les
calamités qu'elle attire sur le peuple, la parole du Seigneur est cause qu'on
me charge d'opprobres et qu'on se rit de moi sans cesse. J'ai donc résolu de ne
plus me souvenir de lui, et de ne plus rien dire de sa part ( Jerem., XX, 7, 8, 9). Ces paroles, que le
saint prophète a prononcées à la vérité avec résignation, mais comme un homme
faible et incapable de soutenir la peine que l'ignorance des secrets de Dieu
lui faisait; ces paroles, dis-je, marquent la différence qui se trouve entre
l'accomplissement des prédictions divines et le sens qu'on leur donne selon la
force naturelle des mots qui les expriment. Car le peuple prenait les prophètes
pour des trompeurs et s'en moquait; et les prophètes mêmes en étaient si
désolés, que Jérémie dit, dans un autre endroit, que ses prophéties n'ont
été pour eux qu'une source de crainte, de pièges qu'on leur tendait de tous
côtés, et d'afflictions d'esprit ( Threno.,
III, 47). Jonas, ne pouvant dissiper les ténèbres qui couvraient la vérité des
oracles divins, prit la fuite lorsque Dieu lui ordonna de menacer Ninive de sa
ruine, de peur que, si sa prédiction n'était pas suivie des châtiments qu'il
prédisait, on ne le jouât comme un fourbe. Il attendit même hors de la ville
pendant quarante jours
100
l'issue de cette affaire, et ne la voyant pas réussir selon
ce qu'il avait avancé, il en fut affligé au point de dire à Dieu : N'est-ce
pas là, Seigneur, ce que je vous ai dit, étant encore en mon pays ? Et c'est ce
qui m'aporté à fuir à Tharse
( Jonae IV, 2). Le chagrin du saint
prophète fut si grand, qu'il pria la majesté divine de le retirer de ce monde.
Il n'y a donc pas sujet de s'étonner de ce que Dieu dit et révèle quelquefois
aux hommes des choses qui n'ont pas le succès que les apparences promettaient;
de sorte qu'il est sûr et nécessaire de fonder notre conduite sur les lumières
de la foi, et non sur les révélations, dont le véritable sens nous est
ordinairement inconnu.
Quelques-uns d'entre les
spirituels, se confiant trop en leur propre expérience, et favorisant sans y
penser leur curiosité qui les entraine à connaître de
nouvelles voies surnaturelles, se persuadent que, quand Dieu écoute leurs
prières, cette manière de traiter avec lui est très-bonne
et lui plaît beaucoup. Néanmoins il est, véritable que Dieu en conçoit de
l'indignation, et qu'il ne souffre cette liberté qu'à contre-cœur.
La raison qu'on en peut rendre est qu'il ne convient pas à la créature de
passer les bornes naturelles que Dieu lui a prescrites. Et, parce qu'il a
imposé cette loi aux hommes pour les gouverner, les hommes la violent
lorsqu'ils s'efforcent de connaître quelque chose par des moyens surnaturels;
ce qui n'est assurément ni conforme à la perfection, ni agréable au Seigneur.
Pourquoi donc, me direz-vous,
Dieu fait-il réponse aux demandes de ces gens-là? Premièrement, je ne désavoue
pas que c'est quelquefois le démon qui leur répond. En second lieu, je dis que,
quand Dieu leur parle lui-même, il veut les satisfaire à cause de leur
faiblesse. Car, s'il ne les écoutait pas, ils pourraient ou s'affliger au point
d'abandonner son service, ou croire que Dieu serait en colère contre eux, ou
succomber à la violence de leur tentation. Dieu répond enfin à ces âmes pour plusieurs
autres desseins qu'il connaît seul, et qui ont du rapport à leur faiblesse. Il
en use avec elles, à proportion, comme avec certaines personnes délicates qu'il
comble en la prière de goûts et de douceurs très-sensibles,
non pas qu'il
101
veuille se servir absolument de ces consolations
intérieures, mais parce que l'infirmité de ces personnes a besoin de ce secours
spirituel. Dieu est une fontaine où chacun puise selon la capacité du vaisseau
qu'il y porte, et il permet que l'âme reçoive l'eau de la grâce par ces canaux
extraordinaires. Il ne s'ensuit pas toutefois qu'il soit expédient de vouloir
toujours attirer la grâce sur soi par ce moyen, puisque c'est le droit de Dieu
de la donner quand il lui plaît, comme il le veut, à qui il le trouve bon, et
pour la fin qui lui agrée, sans dépendre du soin, des désirs, de la demande de
celui qu'il souhaite d'en enrichir. Il veut donc bien avoir cette condescendance pour quelques âmes
bonnes et simples, que d'accorder à leurs vœux ce qu'elles désirent, de peur de
les attrister; mais il n'approuve pas cette manière d'agir, comme on le peut
voir par cette comparaison : Un père de famille fait charger sa table d'une
grande quantité de viandes, dont les unes sont meilleures que les autres. Un de
ses enfants lui demande de celles qui sont les plus proches de lui, non
qu'elles soient les plus délicates, mais parce qu'elles lui paraissent plus
douces. Le père, sachant bien que, s'il lui en servait de plus propres pour
conserver sa santé, il les refuserait, lui présente, contre sa volonté, celles
que son fils veut avoir, de peur de lui causer du chagrin. Nous voyons la même
condescendance de Dieu pour les Israélites, lorsqu'ils le prièrent de leur
donner un roi pour les conduire. Il le leur accorda, mais à regret, ce changement
ne leur étant pas avantageux. C'est pourquoi il dit à Samuel : Écoutez la
prière de ce peuple, et établissez sur lui le roi qu'il vous demande. Car ce
n'est pas vous, mais c'est moi qu'il rejette, de peur que je ne le gouverne
( I Reg., VIII, 7). Dieu
s'accommode de la même sorte aux inclinations de certaines personnes, qui ne
peuvent marcher dans le chemin de la vie intérieure, sans y goûter des
consolations sensibles. Il répand contre son gré des douceurs en leur cœur. Car
elles leur sont moins utiles que ne le serait la viande solide des croix, qu'il
leur offrirait volontiers, si ces âmes étaient disposées à les recevoir pour en
faire un saint usage.
Or, quoique la recherche de ces
délices et de ces goûts sensibles soit dommageable à l'âme, je crois néanmoins
que la volonté de connaître les choses par une voie surnaturelle lui est
beaucoup plus pernicieuse; et, lors même qu'elle est arrivée à l'état de
perfection et qu'elle désire cette connaissance pour de bonnes fins, je ne vois
pas comment on la peut excuser de péché au moins véniel, non plus que le
directeur qui lui ordonne de s'appliquer à acquérir ces
102
lumières, ou qui consent qu'elle y travaille. Car ces
connaissances extraordinaires ne sont nullement nécessaires, puisque la raison
naturelle, la loi et la doctrine de l'Évangile, suffisent pour conduire l'âme
et pour prévenir toutes les difficultés qui peuvent naître de cette conduite,
de telle sorte que Dieu en sera content, et que l'âme en tirera beaucoup de
fruit. Certes, nous devons avoir une si grande estime et un si grand
attachement pour les lumières de la raison et de l'Evangile, que, si nous
entendions intérieurement quelques paroles surnaturelles, soit malgré nous,
soit de notre consentement, il ne faudrait pas y consentir ni les agréer, à
moins qu'elles ne s'accordassent avec l'Évangile et la raison. Il serait même
de la prudence et de la nécessité d'examiner plus rigoureusement ces sortes de
révélations que les communes, parce que l'esprit de mensonge inspire souvent et
découvre plusieurs choses véritables et futures pour séduire les personnes trop
simples et trop crédules. Ce qui nous apprend que le meilleur moyen que nous
ayons d'avoir du soulagement dans nos peines, c'est de prier Dieu et d'espérer
qu'il y pourvoira de la manière qu'il le trouvera bon. Le Saint-Esprit nous
conseille d'agir ainsi dans nos besoins, et Josaphat nous en a donné l'exemple.
Ce prince, assiégé de tous côtés par ses ennemis et accablé d'afflictions et de
tristesse, a recours à Dieu, et lui dit dans son oraison : Puisque nous ne
savons pas ce que nous devons faire maintenant, il ne nous reste qu'à lever les
yeux vers vous, pour implorer votre miséricorde et voire assistance ( II Par.,
XX, 12), c'est-à-dire : Les lumières de la raison ne nous découvrant pas les
moyens de nous délivrer de nos besoins, vous êtes le seul à qui nous nous
adressons, pour y apporter le remède qu'il vous plaira.
Au reste, ou peut être assez
persuadé par ce que nous avons dit jusqu'ici, que Dieu sait mauvais gré à ceux
qui lui font ces demandes, encore que sa condescendance pour leurs dispositions
présentes l'engage à leur faire des réponses favorables. II est toutefois
important de confirmer cette vérité par de nouveaux témoignages des livres
sacrés, afin que les bonnes âmes ne s'exposent pas au danger de déplaire à leur
Créateur. Lorsque Saül désira d'avoir un entretien avec Samuel qui était mort,
à la vérité ce prophète lui apparut; mais Dieu le trouva mauvais, comme Samuel
le témoigna, en reprenant Saül de ce qu'il l'avait obligé de revenir sur la
terre pour lui apprendre sa destinée : Pourquoi, lui dit-il, avez-vous
troublé mon repos, en obtenant que je ressuscitasse ( I Reg.,
XXVIII, 15) ?
103
De plus, Dieu satisfit bien les
Israélites quand ils lui demandèrent de la chair à manger, mais il alluma en
même temps sa colère contre eux, et il fit descendre sur eux le feu du ciel
pour châtier leur présomption : Tellement, dit David, qu'ils avaient
encore le morceau dans la bouche lorsque la colère de Dieu déchargea ses coups
sur eux ( Psal. LXXVII, 30). Le
prophète Balaam fut prié par Balaac,
roi des Madianites, de l'aller trouver ; il en
demanda la permission à Dieu, qui la lui donna. Cependant Dieu lui envoya en
chemin un ange qui avait une épée nue à la main pour le tuer, et qui lui dit,
de la part du Seigneur, que le voyage qu'il avait entrepris était criminel
et contraire à la volonté divine ( Numer.,
XXI, 32).
Ces exemples et plusieurs autres
que je laisse prouvent que Dieu condescend quelquefois à nos désirs avec
indignation contre nous; qu'il n'est rien de plus dangereux que d'employer ces
moyens auprès de lui, et que la confusion et le chagrin tombent sur ceux qui
tiennent cette méthode pernicieuse. Que si quelqu'un fait encore état de ces
choses, son expérience le contraindra enfin de confesser que j'ai raison de les
combattre. En effet, outre les difficultés qu'on trouve à se garantir de
l'illusion dans les visions divines, plusieurs de ces apparitions viennent
ordinairement du démon. Il imite les manières et le commerce de Dieu avec les
âmes; il propose des choses si semblables à celles que Dieu communique, et il
se déguise si finement, qu'il est malaisé de le connaître, et qu'il est facile
de se tromper, surtout quand ce qu'il a prédit arrive : on croit aisément alors
que Dieu est l'auteur de ces prédictions et de ces événements. On ne fait pas
réflexion sur la vivacité et la pénétration de son esprit, qui connaît en leurs
principes les choses passées ou futures, et qui conjecture de là qu'elles
arriveront selon ses vues. Il sait encore ce que chaque cause peut produire,
et, par une conséquence naturelle, il en prévoit les effets : par exemple, il
verra que les qualités de la terre, de l'eau et de l'air, et les influences des
astres, sont tellement disposées, qu'en un tel temps la peste s'allumera dans
un tel pays. Qu'y a-t-il d'étonnant et d'extraordinaire en cette prophétie,
puisque ce n'est qu'une connaissance naturelle? Il peut de même prédire des
tremblements de terre, lorsqu'il connaît les exhalaisons et les vents qui sont
renfermés dans les cavernes. Il peut aussi deviner, par des conjectures
probables, les effets de la providence divine sur les hommes, à cause du cours
naturel des biens et des maux qui accompagnent leur vie. Il peut enfin
raisonner de telle
104
sorte sur les vertus ou sur les vices de telle personne, de
telle ville, de telle province, de tel royaume, qu'il connaîtra avec beaucoup
de vraisemblance la récompense ou les châtiments que Dieu leur destine pour un
tel temps. Si bien que ses prédictions, quoique fausses pour l'ordinaire, sont
néanmoins quelquefois véritables. Ce fut le raisonnement que la sainte dame
Judith employa pour persuadera Holoferne que les
Juifs seraient enfin détruits, parce que leurs péchés, dont elle fit le détail,
attiraient sur eux les fléaux de la justice divine ( Judith., XII, 22).
Ainsi elle connut la peine en sa cause, jugeant bien que Dieu, qui est
infiniment juste, ne manquerait pas de punir leur crime. Le Sage entre dans son
sentiment quand il dit que les péchés de chacun sont le principe et
l'instrument de son supplice. Il est facile au malin esprit de raisonner de
la sorte, joint que, réfléchissant sur les châtiments que le Souverain de
l'univers a tirés des pécheurs de puis la naissance du monde, il peut
prophétiser avec certitude de semblables punitions ( Sap.,
XI, 11, 12).
L'avertissement que Tobie donna à
son fils et aux enfants de son fils confirme cette vérité. Car, encore que nous
ayons sujet de croire qu'il était inspiré d'en haut, néanmoins il pouvait
recevoir de sa raison naturelle assez de lumière pour dire, en parlant de
Ninive : Ecoutez-moi, mes enfants, et croyez-moi ; ne demeurez pas ici plus
longtemps ; mais, aussitôt que votre mère sera morte et que vous l'aurez
enterrée, sortez de cette malheureuse terre, car je vois bien, et je suis bien
assuré que les crimes que ses habitants ont commis seront la cause de sa ruine
( Tob., XIV, 12, 13). Le déluge
universel qui a lavé le monde des souillures de tant de péchés, et le feu du
ciel qui a consumé Sodome, et les autres châtiments qui ont fait éclater la
vengeance de Dieu, ont pu faire tirer des conséquences de même nature dans de
pareilles occasions. Le démon peut même connaître si parfaitement la faiblesse
naturelle et les dispositions corporelles d'un homme, qu'il prédira sûrement la
longueur ou la brièveté de sa vie, et le temps ou plus proche ou plus éloigné
de sa mort; et parce que nous ne saurions démêler la vertu, le nombre, la
diversité, l'obscurité, toutes les circonstances des causes, des motifs, des rencontres
qui contribuent à produire tant d'effets différents, il nous est moralement
impossible de nous défendre des surprises du démon. L'unique moyen qui nous
reste est d'abhorrer toutes sortes de révélations, de visions
105
imaginaires et de paroles sensibles, lors même qu'elles ont
l'air d'opérations divines.
Voilà ce qui enflamme la colère
de Dieu contre ceux qui sont assez téméraires pour courir risque d'être ainsi
trompés. Aussi on ne peut disconvenir qu'il n'y ait dans leur attachement à ces
sortes de représentations et de prophéties, de la présomption, de la curiosité,
de l'orgueil, de la vaine gloire, du mépris des choses divines, et d'autres
dérèglements, qui sont cause que Dieu, les abandonnant à leur liberté, permet
que, suivant le langage d'Isaïe, l'esprit de vertige se mêle en leur
conduite et les égare (Isa., XIX, 14),
c'est-à-dire qu'ils comprennent les choses d'une manière contraire à la vérité,
Dieu les privant de ses lumières, en punition du désir et des soins qu'ils ont
de connaître contre sa volonté plusieurs choses par des voies surnaturelles.
Ainsi il ne les jette pas positivement dans l'erreur, mais il permet qu'ils y
tombent par leur faute, et il donne permission à l'esprit malin de tromper
plusieurs personnes qui ont bonne opinion d'elles-mêmes, qui pensent que c'est
un bon esprit qui les éclaire, qui ne peuvent s'imaginer qu'il y ait de
l'illusion, et qui ne pourraient s'en détacher, quoiqu'elles fussent
convaincues de leur égarement. N'est-ce pas ce que les prophètes que le roi Achab
consulta autrefois ont éprouvé? Et Dieu ne dit-il pas au démon qu'il les
séduirait, et qu'il aurait l'avantage sur eux? (III Reg., XX, 22.) De
sorte que ces aveugles ne voulurent point croire le prophète Miellée quand il
prédit des choses fort opposées à leurs prophéties. Dieu ne frappe-t-il pas
d'aveuglement les âmes trop curieuses, à cause de leur attachement à leur
propre sens et à ses visions? (Ezech., XIV,
9.) Car lorsque quelqu'un viendra, dit-il par Ézéchiel, pour me
consulter par le ministère d'un prophète, je lui répondrai par moi-même, je
m'opposerai à lui, et le prophète qui s'égarera, je l'aurai trompé ;
c'est-à-dire que Dieu répondra en colère, qu'il retirera ses grâces, et que le
prophète ainsi privé des lumières divines sera séduit et trompera ceux qui
auront recours à lui. Alors le démon fera des réponses à cet homme selon son
goût, selon ses inclinations et selon ses désirs ; et les communications de ce
méchant esprit étant conformes à la volonté de
cette âme trop crédule, elle s'engagera elle-même dans les filets et
dans les tromperies de Satan.
Cette permission de Dieu, prouvée
par les exemples que nous avons apportés en ce chapitre, ne nous laisse pas
lieu de douter que ceux qui lâchent d'obtenir des lumières extraordinaires, par
des moyens qui surpassent les forces de la nature, n'excitent son indignation
contre eux, et qu'ils ne doivent conséquemment rejeter toutes sortes de visions
et d'impressions imaginaires, de quelque principe qu'elles puissent venir.
106
Nous avons dit, dans le chapitre
précédent, que Dieu ne veut pas que nous aspirions par des voies surnaturelles
à des lumières extraordinaires. Il est constant néanmoins que non-seulement il permettait dans l'ancienne loi d'agir de
la sorte avec lui, mais qu'il le commandait même, et qu'il reprenait sévèrement
les Juifs lorsqu'ils y manquaient. Vous allez en Egypte, leur
reproche-t-il par Isaïe, et vous ne m'avez pas consulté auparavant ( Isai., XXX, 2); et, se plaignant d'eux, comme
il est observé dans le livre de Josué: Ils ont, dit-il, reçu des
vivres des Gabaonites sans savoir de moi ma volonté ( Josue,
IX, 14). Moïse, David, les autres rois de ce peuple, les prêtres, les
prophètes, ont eu recours à ses oracles, dans leurs guerres et dans leurs
autres nécessités. Il a toujours répondu à leurs vœux; il ne s'est point fâché
contre eux, il les a favorisés en ces rencontres; et,s'ils n'eussent pas appris
de lui ses sentiments, ils se fussent écartés du droit chemin.
Pourquoi donc cette règle
n'est-elle pas établie dans la loi de grâce?
Pour satisfaire à ce doute, on
dit que la principale raison est que Dieu jetait les fondements de notre foi et
de la loi évangélique, et qu'il était nécessaire, pour les affermir, que les
prophètes et les prêtres consultassent Dieu, et qu'il leur répondit par des
paroles, par des visions, par des révélations, par des figures, par plusieurs
autres moyens sensibles, parce que tout ce qu'il leur disait ou leur montrait
de la sorte, concernait les mystères de la foi, que lui seul peut nous
découvrir. Il y avait donc sujet de blâmer .les Juifs, lorsqu'ils ne
recherchaient pas ses lumières pour se conduire dans leurs affaires les plus
importantes.
Mais maintenant Jésus-Christ
ayant fondé la foi et publié la loi de grâce, il n'est pas besoin que nous
fassions à Dieu des demandes de cette nature, ni qu'il nous donne de semblables
réponses. Il nous a tout dit en son Fils, qui est son Verbe, et, en nous
parlant en son Fils, il nous a expliqué tout ce que notre foi contient, comme
saint Paul
107
l'écrit aux Hébreux ( Hebr.,
I, 1). Voilà pourquoi celui qui voudrait avoir maintenant des visions ou des
révélations, et qui ne se contenterait pas de Jésus-Christ seul et de ses
oracles, ferait une grande injure à Dieu, qui pourrait lui dire : Celui-ci
est mon Fils bien-aimé, en qui je me plais uniquement ; écoutez-le ( Matth., XVII ; 5). Je vous ai révélé
toutes choses en lui. et vous y trouverez plus que vous ne sauriez ni désirer,
ni demander, ni apprendre par les vues particulières que vous souhaitez. Il est
toute ma parole, toute ma réponse, toute ma vision, toute ma révélation ; et je
vous ai tout déclaré par lui, lorsque je vous l'ai donné pour frère, pour
maître, pour compagnon, pour prix des âmes, pour récompense de vos vertus. Je
suis venu dans lui avec mon Saint-Esprit sur la montagne du Thabor. Il ne faut
point chercher d'autre doctrine que la sienne, comme les évangélistes et les
apôtres vous l'ont annoncée. Que prétendez-vous donc davantage ? Désirez-vous
quelque consolation dans vos peines ? Considérez les afflictions que mon Fils a
essuyées par obéissance et par amour. Peut-il vous parler plus efficacement
pour vous soulager ? Avez-vous dessein de connaître les plus profonds secrets
de la foi et les plus grandes merveilles de ma divinité ? Jetez les yeux sur
lui seul, entrez dans son intérieur, et vous découvrirez tous les trésors de
ma sagesse et de ma science qu' il cache en lui-même ( Coloss.,
II, 2, 3), et qui vous seront plus utiles et plus agréables que la connaissance
de tout ce qui pourrait vous venir dans l'esprit. Aussi l'apôtre ne se
glorifie que de savoir Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié ( I Cor.,
II, 2). Êtes-vous porté aux révélations et aux visions corporelles?
Contemplez-le revêtu de votre chair, et vous y verrez plus que vous ne pouvez
comprendre, puisque toute la plénitude de la Divinité habite en lui
corporellement (5).
Il n'est donc pas expédient qu'un
chrétien sollicite Dieu de lui remplir l'esprit d'autres lumières surnaturelles
que celles que son Fils lui donne ; et, s'il en venait là, il semblerait
accuser son Créateur de quelque défaut, comme s'il ne nous avait pas éclairés
suffisamment par notre Sauveur ; il ferait paraître moins de foi en souhaitant
d'autres connaissances; et, quand sa foi ne serait pas affaiblie, il céderait
aux mouvements d'une curiosité vicieuse. Les gens qui sont curieux ne doivent
donc pas s'entêter de ces sortes de voies
108
surnaturelles, puisque Notre-Seigneur ayant dit sur sa croix
que tout était consommé ( Joan.,
XIX, 30), non-seulement ces visions, mais encore
toutes les cérémonies de l'ancienne loi ont cessé.
Pour cette raison nous devons
nous attacher en toutes choses à la doctrine de Jésus-Christ, de son Église et
de ses ministres, et chercher dans l'Évangile les remèdes de notre ignorance et
de nos autres nécessités spirituelles. Si quelqu'un s'éloigne de cette route et
se sépare de ce divin maître, il se noircira du crime de curiosité et de
présomption, puisqu'on ne doit croire, par aucune voie surnaturelle, que ce qui
est conforme à ces divines connaissances. C'est le sentiment de saint Paul : Qui
que ce soit, dit-il, qui vous annonce un autre Evangile que celui que
nous vous avons annoncé, quand ce serait nous-mêmes, ou un ange du ciel, qu'il
soit anathème ( Galat., I, 8). Or, si
toutes les choses que le Fils de Dieu nous a enseignées sont très-véritables et très-certaines,
comme elles le sont infailliblement, nous les devons embrasser avec soumission
et avec constance; et personne ne doit avoir recours à la manière de traiter
avec Dieu qu'on observait dans l'ancienne loi. D'ailleurs les particuliers
d'entre les Juifs n'en usaient pas de la sorte, et Dieu ne répondait pas ainsi
à chacun d'eux. Les seuls prêtres et les seuls prophètes prenaient cette liberté ; ils recevaient ses réponses,
et ils les rapportaient au peuple, qui les employait en ce sacré ministère. Que
si David a quelquefois lui-même consulté Dieu, il le faisait comme prophète, et
il se servait alors des habits sacerdotaux ; ce qui parut lorsqu'il voulut que
le grand prêtre Abiathar prît l'éphod, qui était un
des principaux vêtements des prêtres, pour demander au Seigneur quelle était sa
volonté dans une affaire de grande conséquence ( I Reg., XXIII, 9).
D'autres fois il proposait ses demandes à Dieu par Nathan ou par d'autres
prophètes. Au reste, les Juifs étaient obligés de croire que ce qu'ils apprenaient,
en ces occasions, de la bouche de leurs prêtres et de leurs prophètes, était la
parole de Dieu, et ils en devaient juger selon cette règle, et non selon leur
propre sentiment. Si bien que les prêtres et les prophètes devaient approuver
les choses que Dieu disait, et que sans cette approbation elles n'avaient nulle
autorité, et n'imposaient aucune obligation d'y ajouter foi. Le souverain du
monde veut si absolument que la conduite spirituelle d'un homme dépende d'un
autre homme semblable à lui, qu'il n'exige pas de nous que nous croyions tout à
fait ce qu'il nous révèle, ni que nous y déférions entièrement,
109
à moins qu'il ne vienne jusques à nous par le canal des
hommes.
C'est pourquoi, lorsqu'il dit intérieurement
quelque chose à une âme, il lui inspire la volonté de Je communiquer à des
personnes spirituelles et capables, et de n'y prendre aucune complaisance avant
que celui qui lui tient la place de Dieu l'ait confirmé. C'est ce que lit
autrefois Gédéon, qui était à la tête des Israélites. Dieu lui avait dit
souvent qu'il remporterait la victoire sur les Madianites
; il en doutait néanmoins, et il perdait cœur. Mais les hommes que Dieu
éclairait levèrent ses doutes et rassurèrent son courage, et alors il obéit à
l'ordre de Dieu : Allez au camp, lui dit Dieu, et, lorsque vous aurez
entendu ce que les ennemis diront entre eux, vos mains se fortifieront, et vous
irez avec assurance dans leur camp ( Judic.
VII, 9, 11). La choie réussit selon
cette prophétie : Gédéon ayant ouï un Madianite
qui disait à son compagnon qu'il avait songé que Gédéon les devait vaincre, ce
capitaine plein d'ardeur les combattit avec intrépidité, et les surmonta
glorieusement. Ce qui fait voir que Dieu ne voulut pas qu'il crût sa révélation
sans hésiter, avant que les hommes lui eussent donné des assurances de sa
vérité.
Mais ce qui arriva en cette matière à Moïse est bien plus digne
d'admiration. Dieu lui apparut, lui commanda d'aller en Egypte pour délivrer
les Israélites, et lui proposa plusieurs raisons de ce commandement et
plusieurs motifs. Il confirma même la vérité de son apparition par le
changement miraculeux de la verge de Moïse en serpent, par la lèpre soudaine de
sa main, et par sa guérison extraordinaire. Moïse toutefois fut si réservé à
donner une parfaite créance à cette vision, que, quoique Dieu se mit en colère,
il n'osa se charger de cette entreprise
jusqu'à ce que Dieu lui relevât le courage par l'union de son frère Aaron dans
l'exécution de ce dessein, en lui disant : Je sais que votre frère Aaron,
qui est lévite, est un homme éloquent. Je déclare qu'il viendra au-devant de
vous, et qu'en vous voyant il sera pénétré de joie. Parlez-lui, et dites-lui ce
que je vous ai dit : je serai en votre bouche et en la sienne ( Exod., IV, 14, 15). Moïse, soutenu de ces paroles et
de l'espérance de recevoir des conseils de son frère, reprit cœur et se soumit
au commandement de Dieu.
Ce procédé ne doit pas nous
surprendre, car c'est le propre d'une âme véritablement humble, de n'oser
s'entretenir seule avec Dieu.
110
et de ne pouvoir s'assurer et se contenter en ce divin
commerce, à moins qu'elle n'y soit conduite par quelque homme intelligent, qui
lui donne des avis conformes à son état. Aussi est-ce la direction que Dieu veut
qu'on suive en la vie spirituelle, et qui lui est si agréable, que, quand
plusieurs s'assemblent pour délibérer d'une vérité, il se joint à eux pour
l'éclaircir et pour la confirmer en leur esprit: ce qu'il fit paraître en
l'affaire de Moïse et d'Aaron, lorsqu'il leur promit de se trouver avec eux et
de parler par leur bouche, quanti ils agiraient de concert dans l'exécution de
ses ordres. C'est pourquoi Jésus-Christ dit dans l'Évangile : Lorsqu'il y a
en quelque lieu deux ou trois personnes assemblées en mon nom, afin de
considérer ce qui est le plus expédient pour ma gloire et pour mon honneur, je
suis là au milieu d'elles ( Matth.,
XVIII, 20), pour les éclairer et pour graver les vérités divines en leur cœur.
Il faut remarquer qu'il n'a pas dit : Où une seule personne sera, je me
trouverai là, mais où deux pour le moins seront, afin que nous apprenions que
Dieu ne veut pas qu'une personne croie seule et juge par elle-même que les
grâces extraordinaires qu'elle reçoit de Dieu sont certaines et exemptes de
tromperie, ni qu'elle y attache son cœur et fasse fond sur elles, sans
s'assujettir en ces occasions au gouvernement de l'Église et aux règles que ses
ministres lui pourront prescrire ; autrement Dieu ne lui donnera pas des
lumières à elle seule pour connaître la vérité, et il ne la fortifiera pas en
sa créance; de sorte qu'elle sera froide a la croire et faible à la pratiquer. Malheur
donc, s'écrie l'Ecclésiaste, à celui qui est seul ! s'il tombe il n'aura
personne pour le relever. Et, si deux dorment ensemble, ils s'échaufferont
mutuellement de la chaleur de Dieu qui se trouvera au milieu d'eux ; mais
comment est-ce qu'un seul s'échauffera ( Eccl.,
IV, 10, 11.), c'est-à-dire comment ne sera-t-il pas froid dans les choses
divines? Et, si quelqu'un a l'avantage sur celui qui est seul, c'est-à-dire le
démon, qui est plus fort que ceux qui se gouvernent seuls eux-mêmes dans la vie
spirituelle, et qui ne prennent conseil de personne, qui repoussera les
attaques de cet ennemi? Mais deux unis ensemble, savoir le maître et le
disciple, lui résisteront, en connaissant mieux la vérité, et en remplissant
plus fidèlement leurs obligations. De sorte que celui qui suit sa propre
conduite aura une grande tiédeur dans l'exécution des choses qu'il aura même
apprises de Dieu, jusqu'à ce qu'il les ait communiquées aux hommes.
Saint Paul a gardé pour cette
raison la même méthode. Quoiqu'il eût reçu, non des hommes, mais de Dieu,
l'Évangile qu'il avait
111
prêché plusieurs années, il n'eut ni repos ni sûreté avant
qu'il en eût conféré avec saint Pierre et les autres apôtres, de peur,
dit il, que ma course passée et celle de l'avenir ne fussent vaines ( Galat., II, ), Il faut inférer de là que les
choses que Dieu parait nous avoir révélées ne peuvent nous donner aucune
assurance qu'en observant les règles que nous venons d'établir. Car supposé
qu'une révélation vienne de Dieu, comme l'Apôtre savait que le Seigneur lui
avait inspiré l'Évangile qu'il annonçait, toutefois l’âme peut se tromper dans
l'exécution et dans les articles qui la regardent. En effet, Dieu, qui découvre
une chose, ne fait pas toujours connaître l'autre ; et, quand il la montre, il
n'enseigne pas toujours la manière ni le moyen de la faire. Quoiqu'il se
communique familièrement à une âme, il ne lui dit pas tout ce qui touche à un
dessein; il abandonne à nos soins tout ce que l'industrie et la prudence
humaine nous peuvent fournir. Outre l'exemple de saint Paul, ce que nous lisons
dans l’Exode le prouve encore. Quelque familiarité que Moïse eût avec Dieu,
néanmoins Jéthro, son beau-père, lui conseilla de
choisir des gens de bien pour l'aidera gouverner les Israélites, et à leur
rendre la justice quand ils la demandaient. Prenez d'entre le peuple,
lui dit-il, des gens puissants, craignant Dieu, amateurs de la vérité,
ennemis de l'avarice ; donnez-leur les charges de tribun, de centenier et de
juge du peuple ( Exod., XVIII, 21,
22). Dieu n'avait pas suggéré ce conseil à Jéthro; il
l'approuva cependant, pour nous apprendre que nous devons nous servir du
secours des hommes, et qu'en ce cas il ne nous révèle pas extraordinairement ce
que nous pouvons faire par ces moyens et par cette voie. Il faut en excepter la
foi divine, qui nous enseigne des choses élevées au-dessus de la raison
humaine, quoiqu'elles ne lui soient pas contraires. Ceux-là donc avec lesquels
Dieu et les saints en usent familièrement en plusieurs choses, ne doivent pas
croire qu'ils leur donnent la connaissance de fous leurs défauts, lorsqu'ils
peuvent les connaître par l'organe des
hommes. C'est pourquoi il
est nécessaire d'apporter beaucoup de précautions et même de
défiance en toutes ces révélations, de peur qu'on ne soit surpris, comme nous
le pouvons recueillir des Actes des Apôtres. Il est dit là que saint
Pierre, qui était le chef visible de l'Église, et que Dieu instruisait
immédiatement par lui-même, commit toutefois quelque faute dans la pratique
d'une
112
cérémonie ecclésiastique, dont Dieu ne le reprit pas, et
dont il ne se corrigea pas lui-même, jusqu'à ce que saint Paul la lui représentât
en ces termes : Quand je vis, dit-il, qu'ils ne marchaient pas droit
selon la vérité de l’Evangile, je dis à Céphas devant
tous : Si vous, qui êtes Juif, vous vivez en Gentil et non en Juif, comment
contraignez-vous les Gentils à vivre comme les Juifs? (Galat.,
II, 14.) Or, Dieu n'avertit pas lui-même saint Pierre de sa faute, parce qu'il
la pouvait connaître par les voies ordinaires et familières aux hommes.
Assurément il punira, au jour du
jugement, les péchés de plusieurs qu'il aura comblés de lumières, de vertus et
d'autres dons, parce que ces gens-là, se fiant aux conversations particulières
qu'ils avaient avec Dieu, ne s'acquittaient pas de leurs obligations en
plusieurs choses. Alors, comme l'assure Jésus-Christ dans l'Évangile, tout
étonnés, ils diront : Seigneur ! Seigneur ! n'avons-nous pas prophétisé en
votre nom ? N'avons-nous pas fait beaucoup de miracles en votre nom ? Alors je
leur déclarerai : Je ne vous ai jamais connus ; retirez-vous de moi, vous qui
avez commis l'injustice. (Matth.,
VII, 22, 23.) Le prophète Balaam et d'autres
semblables sont de ce nombre ; car, quoique Dieu leur parle d'une manière non
commune, ils ne lui sont pas agréables, étant coupables de plusieurs péchés.
Enfin les prédestinés qui n'auront pas corrigé leurs vices suivant les règles
de la loi et les lumières de la raison naturelle, quoique Dieu ne leur en ait
fait, pour cette cause, aucun reproche, et qu'ils soient ses amis, seront
néanmoins châtiés de ces imperfections, quelque légères qu'elles puissent être.
Je conclus ce chapitre par un
avis selon mon sens très-nécessaire : c'est que la
personne qui reçoit ces impressions divines, de quelque façon que ce soit,
naturellement, ou surnaturellement, doit les découvrir à son père spirituel
clairement, sincèrement et véritablement, comme elle peut les comprendre. J'en
apporte trois raisons : la première est que Dieu communique à l'âme beaucoup de
choses, dont il ne lui fait connaître l'effet, la force, la sûreté, que quand
elle les a soumises au jugement de son directeur, quia la puissance de les
approuver ou de les désapprouver, comme les exemples que nous avons tirés de
l'Écriture le prouvent. L'expérience même confirme cette vérité, puisque
plusieurs personnes vraiment humbles n'acquiescent à ces grâces qu'après en avoir
reçu l'ordre de leurs maîtres spirituels, en sorte qu'elles les méprisaient
avant cette approbation, et qu'après cet agrément elles en font état, et
semblent en être gratifiées tout de nouveau.
La seconde est que l'âme a
besoin, dans ces visions, de lumières et d'instructions, pour parvenir à la
nudité et à la pauvreté d'esprit, que nous appelons nuit obscure. Car,
quoiqu'elle rejetât ces opérations
113
divines, si toutefois cette connaissance lui manquait, elle
tomberait imperceptiblement dans l'ignorance de cette vie plus spirituelle, et
retournerait à la voie des sens extérieurs et intérieurs.
La troisième raison est qu'il est
à propos, pour entretenir la soumission et la mortification d'une personne
spirituelle, qu'elle déclare ces choses à son conducteur, quoiqu'elle ne les
estime pas, ou que ces choses soient d'elles-mêmes peu considérables. Il y en a
qui sentent une extrême répugnance à les dire, ne les jugeant pas importantes,
et ne sachant pas comment leurs directeurs les prendront, ni quel jugement ils
en feront : ce qui est sans doute la marque d'une humilité bien faible. La
peine que d'autres ont à en donner connaissance vient ou de la confusion
qu'elles en reçoivent, ne voulant point avouer qu'elles sont favorisées comme
les saints, ou des autres causes qui affligent ces âmes, quand il faut rendre
compte de ces dons extraordinaires dont elles ne font nulle estime. Il est
nécessaire néanmoins de les mortifier en cette occasion, jusques à ce qu'elles
soient assez humbles, assez promptes pour exposer nettement tout ce qui se
passe dans le fond de leur intérieur.
Au reste, quoi que nous ayons dit des inconvénients de ces
visions, de la nécessité de les rejeter, et de la réserve avec laquelle les
confesseurs doivent ou les estimer ou en parler avec leurs pénitents, il faut
remarquer qu'ils ne doivent pas néanmoins paraître ennemis de ces révélations,
ni se moquer de ceux qui en reçoivent de Dieu, ni leur témoigner du mépris, ou
de la colère, ou de l'étonnement, ni s'en scandaliser comme de gens faibles et
imaginatifs : tant parce que Dieu se sert de ces représentations au
commencement de la vie intérieure, que parce que ces manières dures et
humiliantes empêcheraient ces personnes d'ouvrir leur cœur, et de manifester
ces opérations, ce qui les exposerait aux illusions du démon. Il est expédient,
au contraire, d'user avec elles d'une grande douceur, de les encourager et de
les exhorter à faire le détail de ces choses, et même de le leur commander,
s'il est nécessaire. De plus, on doit les conduire par la foi, en les
détournant peu à peu de ces impressions surnaturelles, et en leur apprenant à
s'en dénuer, afin qu'elles profitent davantage en la vie spirituelle. On leur
persuadera que ce chemin est le meilleur; qu'une seule action et qu'un seul
acte de volonté en la charité vaut mieux et est plus précieux devant Dieu, que
tout le bien qu'on peut espérer de ces révélations ; on ajoutera que plusieurs,
qui n'ont jamais été enrichis de ces dons, sont devenus plus saints sans
comparaison que ceux qui les ont reçus du ciel avec profusion.
114
Si on regardait toutes les choses
qu'on pourrait dire des connaissances de l'entendement en ce qui touche la voie
des sens, il semblerait que j'aurais été trop court dans le discours que j'en
ai fait. Mais, parce que mon dessein est de dégager l'entendement de ces
visions, et de l'introduire dans la nuit de la foi, j'ai été, selon mon sens,
plus long que je ne le devais. Voilà pourquoi je commencerai maintenant à
traiter des quatre sortes de connaissances de l'esprit, qui sont les vivions,
les révélations, les paroles intérieures et les sentiments spirituels, et que
j'ai appelées ci-dessus purement spirituelles, parce qu'elles sont communiquées
à l'esprit, non par la voie des sens comme les représentations corporelles et
imaginaires, mais par une voie surnaturelle, sans aucune opération des sens
extérieurs ou intérieurs; car l'entendement demeure alors dans un état passif,
et l'âme ne fait aucun acte, mais elle reçoit seulement l'impression divine, et
y donne son consentement.
Ces quatre connaissances se
peuvent nommer visions ou vues de l'âme, puisque connaître et voir, c'est au
regard de l'âme la même chose. Et d'autant que l'entendement s'aperçoit de
toutes ces connaissances, on dit qu'il les voit spirituellement. Ainsi les
connaissances qu'il en forme sont à proprement parler des vues intellectuelles.
Car comme les choses qu'on voit, qu'on entend, qu'on flaire, qu'on goûte et
qu'on touche, sont l'objet de l'entendement en tant qu'elles sont ou fausses ou
véritables, tout ce qui est intelligible fait la vue spirituelle de l'esprit,
comme tout ce qui est visible fait la vue corporelle des yeux. On peut donc,
parlant en général, donner le nom de vues à ces quatre connaissances
intellectuelles. Ce qui ne se trouve pas dans les autres sens, puisque les
objets des uns ne peuvent être les objets des autres; par exemple, l'objet de
la vue ne peut être, eu tant que visible, l'objet de l'ouïe. Et, parce que ces
connaissances sont présentées à l'âme de la manière qu'elles sont présentées
aux autres sens, nous appelons vues toutes les choses que l'entendement connaît
; s'il les voit, c'est vision ; s'il les apprend de nouveau en les recevant de
Dieu, c'est révélation; s'il les écoute, c'est parole ; s'il les goûte, s'il
semble y trouver une agréable odeur, s'il y prend plaisir, c'est sentiment
spirituel. De là il tire l'intelligence d'une chose, sans concevoir ni espèce
ni figure
115
imaginaire d'où il puisse la comprendre ; mais elle est
connue à l'âme immédiatement par des opérations et par des moyens surnaturels.
Il est donc à propos d'éloigner
l'esprit de ces impressions, aussi bien que des images matérielles, afin qu'on
le conduise à la nuit de la foi et à l'union de Dieu, de peur que ces vues
surnaturelles ne lui ferment le chemin de la pauvreté d'esprit, et du
dépouillement de toutes les créatures. On avoue bien que ces vues sont plus
nobles, plus utiles et plus sûres que les espèces purement corporelles,
puisqu'elles sont spirituelles et intérieures ; que le démon ne saurait en
abuser, et que Dieu se communique par elles plus purement, et sans la coopération
active de l'âme ou de l'imagination. Toutefois l'entendement pourrait
s'attacher à ces connaissances, s'en faire un obstacle dans son chemin vers
Dieu, et se tromper soi-même à cause du peu de circonspection dont il userait
dans cette voie.
Or, quoique nous puissions parler
en général de ces quatre connaissances, puisque les mêmes avis que nous avons à
donner sur ce sujet conviennent à cette matière, il est, ce me semble, plus
utile de traiter de chacune en particulier. Nous commencerons par les visions
de l'entendement.
Parlant en particulier des
visions spirituelles qui se font sans aucun commerce des sens corporels, je dis
qu'il y en a de deux sortes. Les unes sont les visions des substances
corporelles ; les autres sont les
visions des substances dégagées de tout corps. Les premières s'étendent sur
toutes les choses matérielles, que l'âme, aidée d'une lumière divine, peut
connaître ou voir dans tout l'univers. Les dernières ont pour objet les purs
esprits, comme sont les anges et les âmes. Elles demandent des lumières plus
sublimes que les autres ; elles sont rares et ne se donnent pas dans la vie
présente. Quant à la vision de l'essence divine, elle est le propre des seuls
bienheureux ; elle ne se communique à personne en ce monde, jj
ce n'est peut-être en passant, Dieu usant d'une dispensation singulière, ou en
conservant la vie à l'homme, et élevant son esprit au-dessus de sa manière
ordinaire d'opérer, comme il arriva peut-être à saint Paul, qui dit de lui-même
qu'il fut ravi jusqu'au troisième ciel, sans savoir si ce fut avec son corps
ou sans son corps, et qu'il entendit
116
des paroles secrètes, que les hommes ne peuvent exprimer
( II Cor., XII, 3, 4). Nous apprenons de là que Dieu le mit par ce
ravissement au-dessus des opérations naturelles de l'esprit, et qu'il l'éleva
lui-même à une opération toute surnaturelle. Il est probable aussi que quand
Dieu, voulant découvrir son essence à Moïse, lui dit qu'il le mettrait dans
le creux d'un rocher, lorsqu'il passerait éclatant de gloire, et qu'il le
protégerait jusques à ce qu'il fût passé (Exod.,
XXXIII, 22), de peur que, ne pouvant supporter de si grandes splendeurs, il ne
vînt peut-être à mourir: il est, dis-je, probable qu'il se fit voir à ce saint
prophète, et qu'en le faisant surnaturellement opérer, il lui conserva la vie,
que cette opération eût peut-être ravie à Moïse. Il y a quelque apparence que
la vue de Dieu fut aussi accordée à Élie notre père ( III Reg., XIX,
13), lorsqu'étant à l'entrée d'une caverne, il se
couvrit le visage, entendant le bruit d'un vent doux et agréable qui marquait
la présence de Dieu ; mais, après tout, ces visions sont très-rares,
et Dieu n'en favorise que très-peu de gens, qui sont
les forts esprits de l'Église, et les grands observateurs et défenseurs de la
loi de Dieu, comme ont été les trois que nous venons de rapporter.
Cependant, encore que, selon le
cours ordinaire, on ne puisse avoir en cette vie une claire connaissance de ces
visions, on les peut néanmoins connaître dans l’âme par le moyen d'une certaine
connaissance amoureuse, accompagnée de touches intérieures très-douces,
qui regardent les sentiments spirituels, dont nous traiterons ci-après avec le
secours de Dieu.
Je dis maintenant que les visions
des substances corporelles que l’âme reçoit spirituellement sont semblables,
pour la manière de les produire, aux visions matérielles. Comme les yeux voient
les choses corporelles par la lumière naturelle, de même l'œil de l’âme, qui
.est l'entendement, voit intérieurement les mêmes choses corporelles par la
lumière surnaturelle que Dieu lui donne, et il n'y a de la différence qu'en la
manière de voir. Néanmoins l’âme voit plus clairement et plus subtilement les
choses spirituelles que les yeux ne voient les choses corporelles ; parce que
Dieu répand en elle, quand il lui plaît, une lumière surnaturelle qui lui fait
voir toutes les choses qui sont dans le ciel et sur la terre, sans que ni leur
absence ni leur présence y apportent aucun obstacle. Cela se fait de la même
façon que si on ouvrait une porte, au travers de laquelle on verrait par
intervalle des éclairs, qui perceraient les nutjes
pendant une nuit obscure, et qui feraient paraître distinctement quelques
objets, et les laisseraient ensuite dans les ténèbres, comme ils
117
étaient auparavant. Alors les images des choses qu'on aurait
vues demeureraient dans l'imagination. Or, les visions des choses spirituelles
se font ainsi dans l’âme, mais beaucoup plus parfaitement. Car quelquefois ce
qu'elle a vu en esprit, avec le secours de cette lumière surnaturelle, lui est
si profondément imprimé, qu'elle le voit dans elle-même comme elle le voyait au
commencement : cela se passe en elle comme on voit dans un miroir la figure des
objets qu'on lui présente. Si bien que les espèces des choses que l’âme a vues
spirituellement ne se séparent jamais de l’âme, quoiqu'elles semblent
quelquefois en être éloignées.
Les effets que ces visions font
dans l’âme sont le repos, la lumière, une joie semblable en quelque façon à
celle des bienheureux, la douceur, la pureté, le penchant ou l'élévation de
l'esprit vers Dieu ; et l’âme les sent quelquefois plus, quelquefois moins;
quelquefois elle sent une chose plus abondamment qu'une autre, selon la
capacité de l'esprit qui reçoit ces goûts spirituels, ou selon qu'il plaît à
Dieu de les exciter dans l’âme.
Le démon peut aussi faire dans
l’âme de semblables visions par le moyen de quelque lumière naturelle, en se servant
de la fantaisie, dans laquelle il représente des objets présents ou absents,
revêtus d'une lumière spirituelle. C'est pourquoi il y a des docteurs qui
enseignent qu'il montra au Fils de Dieu, par une vision intellectuelle, tous
les royaumes du monde et toute leur gloire, étant impossible qu'il les lui fit
voir des yeux du corps ( Matth., IV,
8). Mais on remarque une grande différence entre les visions que le malin
esprit produit, et celles dont Dieu est l'auteur, et entre les effets des unes
et des autres. Les visions du démon jettent l’âme dans l'aridité et dans la
sécheresse d'esprit pendant l'oraison. Elles la portent à s'estimer elle-même,
à recevoir volontiers ces visions, à en faire beaucoup d'état. Elles ne lui
laissent aucun désir de l'humilité chrétienne, ni aucune tendresse de l'amour
divin. De plus, elles ne s'impriment pas dans l'âme avec douceur et avec
consolation, comme les visions de Dieu; elles n'y demeurent pas longtemps, et
même elles s'effacent promptement, si ce n'est que l'estime que l’âme en fait
l'excite à s'en souvenir et à les conserver : mais alors elle ne sent pas les
bons effets que les visions divines ont accoutumé de produire.
Ces visions ont encore un autre
défaut: lorsqu'elles représentent les créatures, qui n'ont point de proportion
avec Dieu, elles ne peuvent être à l'esprit un moyen prochain pour s'unir à
Notre-Seigneur. Tellement qu'il est utile à l'âme de les repousser, afin
qu'elle puisse
118
avancer en la perfection parla pratique de lar foi, qui est le moyen le plus prochain pour arrivera
l'union divine. Ainsi l'âme ne doit ni les conserver ni s'appuyer sur elles. Ce
serait s'occuper de ces images et des créatures qu'elles représentent dans l'intérieur; ce serait aussi ne pas
aller à Dieu par l'abnégation de toutes les choses créées. Que si néanmoins ces
idées continuent à se présenter à l'âme, elles ne lui nuiront point, pourvu que
l'âme les néglige. Il est vrai que la mémoire qu'elle en conserve peut
l'exciter à l'amour de Dieu et à la contemplation des choses divines ; mais la
foi pure et l'entière séparation de ces images la portent davantage à ces
exercices, quoiqu'elle ne sache pas comment cela s'accomplit, ni d'où ces
opérations procèdent. Le pur amour de Dieu l'embrasera et lui causera des
inquiétudes dont elle ignorera et le fondement et la source. En voici néanmoins
la cause : c'est que, quand l’âme s'est délivrée de toutes ces choses, quand
elle est arrivée au parfait dénûment d'esprit, la foi
jette en elle de plus profondes racines, et, la foi s'étant augmentée, l'amour
de Dieu devient aussi plus grand et plus ardent. De là vient que plus l'âme se
dépouillera des choses extérieures, plus elle recevra de foi, d'espérance et de charité. Néanmoins elle ne
connaît pas quelquefois cet amour, et ne le comprend nullement, parce qu'il
réside, non pas dans le sentiment et dans la tendresse, mais dans la partie
supérieure de l'âme, dans la force et dans l'efficace; ce qui parait par le
courage que cet amour lui inspire pour agir. Il arrive cependant quelquefois qu'il
se répand dans le sens, et qu'il lui fait goûter de la douceur et de la
tendresse.
Voilà pourquoi il est nécessaire
que l'âme qui veut jouir de cet amour et du plaisir spirituel de ces visions
soit soutenue d'une grande force, et appliquée à une sévère mortification, pour
se priver de toutes choses, et pour mettre son amour et sa joie en Dieu,
qu'elle ne voit et ne sent pas, qu'elle ne peut ni voir ni sentir en cette vie,
et qui est incompréhensible à l'esprit, et élevé au-dessus des créatures. Si l'âme
en use autrement, encore qu'elle soit si éclairée, si humble et si forte, que
le démon ne puisse la précipiter par ces visions dans l'erreur ni dans la
présomption, toutefois elle ne passera pas plus outre dans les voies de la
sainteté; car elle opposera un grand obstacle à l'abnégation d'esprit, qui est
requise pour s'unir à Notre-Seigneur.
119
Pour suivre l'ordre que nous nous
sommes proposé, il faut parler maintenant de la seconde espèce de connaissances
spirituelles, que nous avons appelées révélations, et dont quelques-unes
regardent l'esprit de prophétie. Sur quoi on remarquera que la révélation n'est
autre chose que la déclaration d'une vérité cachée, ou d'un secret et d'un mystère
inconnu : par exemple, si Dieu découvrait à quelque personne une chose telle
qu'elle est en elle-même, ou les actions qu'elle aurait faites, ou qu'elle
fait, ou qu'elle se dispose à faire.
Suivant cette doctrine, nous
pouvons dire qu'il y a deux sortes de révélations. Les unes sont la
manifestation qui se fait à l'entendement de quelque vérité, et on les appelle
connaissances intellectuelles ou intelligences. Les autres, qu'on nomme
proprement révélations, se font lorsqu'on fait connaître des choses secrètes.
Les premières, prises à la rigueur, ne sont pas des révélations, puisqu'elles
consistent en ce que Dieu montre clairement à l'âme des vérités toutes simples
et toutes nues, touchant les choses temporelles et spirituelles. J'ai cru
néanmoins en devoir parler sous ce titre, à cause de la proximité et de la
liaison qu'elles ont ensemble, et pour ne pas multiplier les distinctions sans
nécessité. Nous traiterons de chacune dans les deux chapitres qui suivent.
Pour écrire comme il faut de la
connaissance des vérités toutes nues, il serait nécessaire que Dieu conduisît
lui-même ma plume. Car vous devez savoir, mon cher lecteur, que ces
connaissances, telles qu'elles sont en elles-mêmes, surpassent la portée de
notre esprit et la force de nos expressions. Toutefois, parce que j'en traite
ici non pas exprès, mais autant qu'il est besoin pour instruire l'âme et pour
la conduire à l'union divine, vous agréerez, s'il vous plaît, que j'en parle en
peu de mois selon les règles que je me suis prescrites.
120
La connaisance
des vérités toutes nues est différente des visions, que nous avons expliquées
dans le chapitre vingt-deuxième. L'entendement ne la reçoit pas de la manière
qu'il connaît les choses corporelles. Car elle consiste en ce que l'esprit voit
distinctement les vérités divines, ou les vérités qui regardent les choses
passées, présentes ou futures : ce qui est conforme à l'esprit de prophétie. Il
parait par là que ce genre de connaissances se divise en deux espèces. Les unes
regardent le Créateur; les autres concernent les créatures. Et, quoique toutes
deux soient agréables à l'âme, néanmoins le plaisir que celles qui ont Dieu
pour objet lui causent est si grand, qu'on ne peut rien trouver qui nous en
donne une juste idée : les paroles mêmes nous manquent pour l'exprimer. Car ce
sont les connaissances et les délices de Dieu même, à qui rien ne saurait être
semblable, selon le langage de David ( Psal.,
XXXIX, 6). Ces connaissances se font dans l'esprit directement à l'égard de
Dieu, lorsqu'on prend de très-hauts sentiments de ses
attributs, comme sont sa toute-puissance, sa bonté infinie et les autres.
Toutes les fois aussi que cette divine intelligence éclaire l'âme, elle imprime
à l'âme et lui fait sentir ce qu'elle découvre et sent elle-même. Car l'âme,
étant alors élevée à une pure contemplation, voit bien qu'il est impossible de
rien dire de Dieu, sinon peut-être en ternies généraux que l'abondance des
délices intérieures et des biens spirituels fait prononcer à l'âme, tandis
qu'elle souffre passivement cette opération : on ne peut néanmoins comprendre
parfaitement ce qu'elle sent et ce qu'elle goûte en cet état.
Le prophète-royal,
ayant expérimenté quelque chose de semblable, n'a pu s'en exprimer que d'une
manière commune : Les jugements du Seigneur, dit-il, sont véritables;
c'est-à-dire les jugements que nous faisons de Dieu, ou les sentiments que nous
avons de ses perfections, et les choses que nous expérimentons, sont
véritables, justifiés en eux-mêmes, plus souhaitables que l'or et que les
pierres précieuses, plus doux qu'un gâteau de miel ( Psal.,
XVIII, 10, 11).
Moïse n'explique aussi qu'en
termes généraux ce qu'il éprouva dans la connaissance que Dieu lui donna de
lui-même. Car, au moment que Dieu se présenta à lui en passant, il en fut si
ébloui et si étonné, qu'il tomba par terre et qu'il s'écria : Ah! Dieu,
souverain Seigneur de toutes choses, miséricordieux, clément, plein de
compassion! Dieu véritable, qui faites miséricorde à ceux à qui vous le
promettez, en quelque
121
grand nombre qu'ils soient ( Exod.,
XXXIV, 6, 7) ! Saint Paul ne put, non plus que David et que Moïse, faire
entendre ce qu'il avait vu dans Dieu, lorsqu'il fut ravi jusqu'au troisième
ciel. De même l'âme en qui Dieu répand les connaissances extraordinaires de
lui-même ne saurait dire que très-imparfaitement ce
qu'elle voit en lui, et ce qu'elle goûte en elle-même pendant cette sublime
contemplation.
Ces connaissances générales de Dieu ne regardent jamais les
choses particulières ;et, en tant qu'elles sont attachées à ce souverain
principe des créatures, on ne peut les expliquer en détail, si ce n'est peut-être
lorsqu'elles ont pour objet quelque chose de créé : alors on en peut donner en
quelque manière l'explication.
Personne ne peut avoir ces
connaissances éminentes et amoureuses avant que de jouir de l'union divine,
puisqu'elles appartiennent à cette union, et qu'elles consistent en un certain
attouchement spirituel qui se fait entre Dieu et l'âme, car c'est Dieu lui-même
qu'on voit et qu'on goûte. Et, quoique cette vue ne soit pas si claire qu'elle
l'est dans la gloire du paradis, toutefois cet attouchement spirituel est si
sublime, qu'il pénètre tout l'intérieur, ou, pour parler ainsi, toutes les
moelles de l'âme. Cependant le démon ne peut se mêler dans ces opérations
divines, n'ayant pas le pouvoir de rien faire de semblable, puisqu'il n'y a rien
qu'on puisse comparera un bien si avantageux. Il ne peut non plus verser dans
l'âme une pareille douceur ni un plaisir égal ; car cette connaissance fait
goûter en quelque façon l'essence divine et la vie éternelle. Néanmoins le
démon pourrait quelquefois représenter à l'âme des perfections et des goûts
sensibles qui sembleraient la rassasier et la remplir : il pourrait encore
s'efforcer de lui persuader que ce sérail Dieu même qu'elle sentirait ; mais il
ne pourrait faire couler ces fausses images et ces consolations imaginaires
dans le fond de l'âme, ni l'enflammer subitement de l'amour de Dieu, comme les
douceurs divines le font ordinairement.
Car quelques-unes de ces
connaissances et de ces louches intérieures que Dieu répand dans l'âme
l'enrichissent de telle sorte, qu'une seule suffit, non-seulement
pour la délivrer tout d'un coup des imperfections qu'elle n'avait pu vaincre
durant tout le cours de sa vie, mais aussi pour l'orner avec profusion des
vertus chrétiennes et des dons divins. Ces mouvements sacrés sont si agréables
et donnent à l'âme une si douce consolation, que toutes les peines de sa vie et
toutes ses douleurs lui semblent bien récompensées ; elle devient si
courageuse, et elle est tellement animée à souffrir pour
122
Dieu, qu'elle s'afflige lorsqu'elle n'est pas assiégée de
toutes sortes de souffrances.
Elle ne saurait cependant
s'élever à ces connaissances et à ces
touches divines par sa coopération, ni parles efforts de son imagination; car
ces connaissances sont au-dessus de toutes choses; et Dieu les produit en elle,
sans qu'elle y contribue par ses puissances ni par sa capacité. Il les lui
accorde lorsqu'elle y pense et qu'elle les désire le moins. Il ne faut qu'un
léger souvenir de la majesté divine, ou de quelque autre chose, quoique très-petite, pour exciter tous ces mouvements en elle,
lesquels sont quelquefois si sensibles et si puissants, qu'ils passent
jusqu'au corps, et qu ils le font
trembler presque en toutes ses parties. D'autres fois ils se font sentir dans
l'esprit, lorsqu'il est tranquille, avec un plaisir tout divin, et sans causer
aucun tremblement dans le corps.
Ils naissent quelquefois dans
l’âme lorsque l'âme entend une parole de l'Écriture, ou qu'on lui parle de Dieu
; mais ils sont alors plus faibles et plus languissants, et n'ont pas la même
efficace et la même douceur. Ils sont néanmoins d'une plus grande force, et il
faut les estimer plus que toutes les connaissances des créatures et des œuvres
de Dieu.
Et, parce que ces lumières et ces
louches viennent de Dieu subitement et sans attendre le consentement de la
volonté, l'âme ne doit pas s'efforcer de les obtenir de lui ou de les acquérir
par son travail ; mais elle doit s'humilier et se résignera ses ordres, car il
achèvera son ouvrage de la manière qu'il lui plaira. Je ne dis pas que l'âme doive se tenir dans un état
purement négatif à l'égard de ces opérations, comme je l'ai dit à l'égard des
autres connaissances, parce que celles-ci sont une partie de l'union à laquelle
nous désirons conduire l'âme.
Or, le moyen le plus excellent
que nous ayons pour recevoir ces connaissances et ces mouvements divins, c'est
l'humilité et la résolution de souffrir la privation de ces dons pour l'amour
de Dieu, avec une parfaite résignation à
sa volonté, et sans regarder nulle récompense. Car les personnes qui se font
propriétaires des biens surnaturels de Dieu, n'en sont jamais favorisées,
puisque Dieu ne les distribue qu'aux âmes qu'il aime, et dont il est aimé
purement et sans intérêt. C'est ce que
le Fils de Dieu nous a voulu faire entendre par ces paroles que saint Jean
rapporte : Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai, et Je me
découvrirai à lui (Joan., XIV, 22), où l'on voit assez clairement
qu'il signifie les connaissances et les touches
123
intérieures que Dieu communique à l'âme qui l'aime en vérité
et sans dissimulation.
La seconde espèce des
connaissances ou visions que Dieu nous donne intérieurement est différente de
celle dont nous avons traité, en ce que celle-ci regarde les choses qui sont
au-dessous de Dieu. Cette espèce contient la connaissance de la vérité des
choses comme elles sont en elles-mêmes, et de celles qui se passent entre les
hommes, et aussi des accidents qui leur arrivent. Elle est de telle nature,
que, quand l'âme connaît ces vérités, elle y donne son consentement avec tant
de fermeté, lors même que personne ne lui en parle, qu'elle ne peut consentir à
ce qui est contraire, quoiqu'elle se fasse violence pour cet effet, parce que
son esprit découvre quelque autre chose en ce qui lui est représenté
spirituellement, et il en est aussi convaincu que s'il en avait une
connaissance intuitive. Ce qui peut se
rapportera l'esprit de prophétie, ou à la grâce extraordinaire que saint Paul
appelle le don du discernement des esprits (I Cor., XII, 8, 10).
Mais après tout, quelque indubitable que soit
cette connaissance, l'âme doit suivre les ordres de son directeur,
lorsqu'il lui commande d'y renoncer, afin qu'il
la dispose, par l'exercice de la foi, à l'union divine, à laquelle elle
doit aller plutôt par la foi que par les connaissances extraordinaires.
Nous avons dans les livres sacrés
des témoignages évidents de ces deux articles. Le Sage parle du premier, savoir
de la connaissance particulière des choses, en ces termes: Dieu m'a donné la
véritable connaissance des choses créées; afin que je connaisse la disposition
de l'univers, la vertu des éléments, le commencement, le milieu et la fin des
temps, leurs changements, le cours des années, la disposition des étoiles, la
nature des animaux, la fureur des bêtes, la force des vents, les pensées des
hommes, les différences des moindres arbres, la vertu des herbes, tellement que
J'ai appris tout ce qu'il y a de plus caché et de plus inconnu ; car la
sagesse, qui est l'ouvrière de toutes les créatures, me les a enseignées. (Sap. VII, 17, 18, etc.) Or, quoique cette
connaissance dont Dieu a éclairé l'esprit de Salomon soit générale, elle est
néanmoins une marque des connaissances particulières que Dieu donne à l'âme par
des voies surnaturelles, non pas qu'il lui accorde une science générale et
habituelle comme il l'a communiquée à Salomon, mais c'est qu'il lui découvre
évidemment la vérité de quelques-unes des choses dont le Sage fait ici le
détail. Et, s'il arrive que Dieu favorise quelques âmes de ces connaissances
habituelles, ces connaissances ne sont pas toutefois si universelles que celles
de Salomon ; mais
124
elles sont réglées selon la différence des dons que saint
Paul remarque, et que Dieu distribue aux hommes comme il lui plaît, entre lesquels
sont : la sagesse, la science, la foi, la prophétie, le discernement des
esprits, la connaissance et l'interprétation des langues. (I Cor.,
XII, 10, 11.) Dieu fait part gratuitement de ces dons à qui il le trouve bon,
comme aux prophètes, aux apôtres et à plusieurs autres saints.
Mais ce que nous disons
maintenant est qu'outre ces grâces gratuites, les personnes qui sont parvenues
à la perfection, ou qui en approchent, ont d'ordinaire la connaissance des
choses présentes, et même des choses absentes, parce qu'elles les voient par la
lumière qui est répandue en leur esprit, lorsqu'il a été purifié de tout ce
qu'il avait de grossier et de terrestre. A quoi nous pouvons appliquer ces
paroles des Proverbes : Comme on voit dans l'eau le visage de ceux
qui s'y regardent, de même le cœur des hommes est découvert aux sages ( Prov.,
XXVII, 19), c'est-à-dire à ceux qui ont acquis la sagesse des saints. De même
les esprits illuminés du ciel connaissent souvent plusieurs choses ; ils ne les
connaissent pas néanmoins toutes les fois qu'ils voudraient. C'est le propre de
ceux-là seulement qui sont pleins de ces connaissances habituelles. Toutefois
ceux-là mêmes ne connaissent pas toujours toutes choses, puisque cela dépend du
bon plaisir de Dieu, qui fait cette faveur quand il le juge à propos.
Il faut cependant savoir que ceux
qui ont ainsi dégagé leur esprit de toute impureté obtiennent plus facilement
la connaissance des secrets du cœur, des sentiments cachés, de tout l'intérieur
des autres, de leurs inclinations et de leurs talents, et ils les connaissent
ordinairement par des signes extérieurs, quoique fort légers : par exemple, une
parole, un tour d'œil, un mouvement de tête ou quelque autre geste sera capable
de les faire pénétrer dans le fond de l'âme. En effet, comme le démon peut
connaître de cette sorte notre
intérieur, parce qu'il est tout esprit, de même l'homme spirituel y peut avoir
accès par ces moyens, puisque, selon le langage de l'Apôtre, l'homme
spirituel juge de toutes choses, et que l'esprit divin sonde ce qu'il y a de
plus caché, jusqu'aux plus profonds secrets de Dieu ( I Cor., II, 15
. 19).
Il est vrai que ces signes
extérieurs ne peuvent les conduire naturellement à la connaissance des pensées
et de tout l'intérieur des hommes, mais ils le peuvent surnaturellement parles
lumières que
125
les spirituels reçoivent d'en haut en cette occasion. Que
s'ils se trompent quelquefois, ils découvrent néanmoins très-souvent
la vérité. Il ne faut pas cependant se fier à ces sortes de connaissances; il faut
même les rejeter et n'en faire nul état, par la raison que le démon a coutume
de s'y mêler pour nous séduire.
A l'égard de ce que font les
hommes ou de ce qui leur arrive, il est constant, par un témoignage tiré du
quatrième livre des Rois, que les hommes spirituels en ont connaissance,
quoiqu'ils en soient éloignés : car il est rapporté en cet endroit que Giézi, serviteur de notre père saint Elisée, lui ayant
voulu celer l'argent qu'il avait reçu de Naaman, ce
prophète lui dit : N'étais-je pas là présent en esprit, lorsque cet homme est
revenu au-devant de vous ( IV Reg., V, 26) ? Ce qui se lit de cette
manière, parce qu'Elisée voyait en esprit les choses, comme si on les eût
faites en sa présence. Nous avons encore, dans le même livre, une preuve
de cette vérité : car Elisée connaissait
tout ce que le roi de Syrie disait en secret et traitait avec les princes de
son royaume; et ce prophète en faisait un fidèle rapport au roi d'Israël, qui
prévenait, par ce moyen, les desseins de son ennemi; ce qui donna sujet au roi
de Syrie de se plaindre et de dire à ses ministres : Pourquoi ne me
déclarez-vous pas celui qui me trahit auprès du roi d'Israël? Non, Seigneur,
répondit un de ses serviteurs, on ne vous trahit pas ; mais c'est le prophète
Elisée, qui demeure en Israël, et qui dit à son roi toutes les résolutions que
vous avez prises dans votre cabinet (IV Reg., VI, 12.).
Ces deux espèces de connaissances
sont aussi données à l’âme d'une manière passive et sans aucune coopération de sa
part, car, lorsqu'elle n'y pense nullement, elle reçoit une intelligence très-vive de ce qu'elle lit ou de ce qu'elle entend dire,
et cette intelligence est souvent plus
claire que les paroles qui les signifient; et, quoiqu'elle ne comprenne pas les
paroles, et qu'elle ne sache pas même si elles sont latines ou non, elle
connaît distinctement ce qui lui est représenté.
Il y a beaucoup de choses à dire
ici des artifices que le malin esprit emploie pour nous tromper, car il se sert
des sens corporels pour former les idées des choses qu'il présente à l’âme, et
il lui en imprime les connaissances intellectuelles si vivement, qu'elles lui
paraissent très-véritables et très-certaines
; de sorte que, si l'âme n'est très-humble et très-circonspecte, il lui persuadera sans doute
126
mille mensonges. En effet, ses suggestions font une grande
violence à l'âme, surtout lorsqu'elle a quelque chose de la faiblesse des sens;
il lui imprime alors les connaissances qu'il veut avec tant d'efficacité, de
force, de persuasion et de fermeté, qu'elle a besoin, pour les chasser, de
beaucoup de prières et d'efforts : car il fait voir souvent avec évidence,
quoique faussement, les péchés d'autrui, les mauvaises consciences, les
personnes criminelles, et il le fait à dessein de ternir leur réputation, et
d'inspirer le désir d'en parler mal, afin qu'on commette plusieurs péchés. Il
allume même le zèle des spirituels, et il tache de leur persuader qu'ils n'ont
point d'autre vue que de faire prier Dieu pour ces pécheurs; car, encore qu'on
ne puisse douter que Dieu révèle quelquefois à ses saints les besoins de leur
prochain, afin qu'ils le prient de lui donner les remèdes nécessaires, comme il
fit connaître à Jérémie l'infirmité du prophète Baruch (Jerem.,
XLV, 2), pour l'instruire des moyens de le soulager ; néanmoins le démon fait
souvent la même chose, quoique ce ne soit qu'une illusion, afin de noircir les
justes des taches de plusieurs péchés imaginaires, ou de les accabler
d'afflictions, comme l'expérience nous l'apprend depuis longtemps. Il offre
encore à l'esprit, et il y verse d'autres connaissances qu'il s'efforce de
faire recevoir et croire comme véritables.
Ces lumières extraordinaires,
soit qu'elles viennent de Dieu ou du démon, sont peu avantageuses à l'âme pour
s'approcher du Seigneur, principalement lorsqu'elle veut s'en servir et s'y
attacher; au contraire, si elle n'a pas soin de les refuser et de s'en
délivrer, elles lui seront un empêchement pour aller à son Créateur, et là
jetteront en plusieurs erreurs, puisqu'elle tombera dans tous les inconvénients
dont nous avons parlé jusqu'à présent. C'est pourquoi, en ayant traité
suffisamment ci-dessus, je n'en dirai rien davantage, mais je me contenterai
d'avertir les personnes spirituelles de repousser soigneusement cette sorte de
connaissances, de marcher vers Dieu par le chemin de l'ignorance et de la
simplicité, de rendre un compte exact, à leur confesseur ou à leur directeur,
de tout ce qui leur arrive en cette matière, et d'exécuter ses ordres avec une
fidélité inviolable. Pour ce qui est de celui qui les dirige, il doit les faire
passer promptement par ce dangereux chemin, et ne pas souffrir qu'elles s'y
arrêtent, puisque tout cela ne contribue en rien à les unir à Dieu ; d'autant
que, sans ce secours, les effets des connaissances que l'âme reçoit demeurent
dans elle, quand Dieu le veut et l'ordonne ; si bien qu'il n'est pas nécessaire
de m'étendre plus au long sur ces effets, de peur de fatiguer le lecteur. Il
suffit de dire que comme les bonnes connaissances produisent de bons effets et
tendent à de bonnes fins, de même les mauvaises connaissances produisent de
127
mauvais effets et tendent à de mauvaises fins. Il faut donc
y renoncer de la manière dont nous l'avons auparavant enseigné.
Les secondes révélations
contiennent la manifestation des secrets et des mystères cachés, laquelle se
peut faire en deux manières. La première regarde Dieu comme il est en lui-même,
et comprend la révélation de l'unité de Dieu et de la trinilé
des personnes; la seconde regarde encore Dieu en tant qu'il est dans ses
ouvrages, et renferme tous les articles de la foi catholique et toutes les
propositions des vérités qu'on en peut tirer par des conséquences nécessaires
et évidentes, telles que sont les prophéties, les promesses de Dieu, les
menaces et les autres choses qui étaient autrefois futures, ou qui le sont
encore présentement. Nous pouvons aussi rapporter à ces révélations plusieurs
autres événements particuliers que Dieu révèle à l'égard, tant de tout le
inonde en général, qu'en particulier des royaumes, des provinces, des États,
des familles et des personnes. L'Écriture, et surtout les prophètes, nous en
fournissent plusieurs exemples que je ne veux pas écrire ici, car personne
presque ne les ignore. Je dis seulement que Dieu n'use pas toujours de la seule
parole pour exprimer ces révélations, mais qu'il se sert quelquefois de signes,
de figures, d'images, de similitudes ; quelquefois encore de paroles et de
signes tout ensemble, comme on voit dans les prophètes, et en particulier dans
l’Apocalypse, où l'on trouve toutes les révélations et toutes les
manières de révéler que nous avons expliquées jusqu'ici.
Dieu fait encore en ce temps-ci
des révélations de cette nature à
certaines personnes, à qui il révèle, par exemple, la fin de leur vie, les
croix qu'elles auront, les accidents qui arriveront à tel homme, à telle
famille, à tel royaume. Il donne aussi l'intelligence des mystères de notre
foi, ou, pour mieux dire, il explique plus clairement les vérités qu'il a déjà
révélées.
Or, le démon se glisse souvent en
ces sortes de révélations, car, comme elles se font d'ordinaire par le moyen
des paroles, des figures, des ressemblances, il peut feindre les mêmes choses.
Mais, s'il nous suggérait des sentiments différents de nos mystères, ou
128
contraires aux vérités éternelles, il n'y faudrait nullement
consentir, comme l'Apôtre nous l'enseigne : Qui que ce soit, dit-il, qui
vous annonce un autre Évangile que celui que nous avons annoncé, quand ce
serait nous-mêmes ou un ange du ciel, qu'il soit anathème ( Galat., I, 8). C'est pourquoi l'a me ne doit
point admettre ce qui lui serait révélé de nouveau touchant la foi, sinon ce
qui lui serait utile et convenable, soit parce qu'elle doit se précautionner
contre la variété des sentiments que ces révélations pourraient lui donner,
soit parce qu'elle doit se conserver dans la pureté de la foi, sans y mêler
aucune erreur. C'est pourquoi il faut qu'elle captive son entendement et
qu'elle s'attache avec simplicité à la doctrine de l'Eglise et à la foi, qui
vient de l'ouïe, comme parle saint Paul ( Rom., X, 17). De sorte que, si
elle ne veut pas être trompée, elle ne doit pas croire légèrement les choses
que ces révélations lui découvriraient de nouveau, car le prince des ténèbres y
mêle des mensonges pour la séduire. Et d'abord il lui montre des vérités
constantes et des choses vraisemblables pour la rassurer. Ensuite il lui
persuade sans peine toutes les faussetés qu'il lui plaît, imitant en cette
conduite le cordonnier, qui passe une soie dure par le cuir sur lequel il
travaille, et qui y fait entrer son fil facilement avec ce petit secours. Il
est donc nécessaire d'user d'une grande circonspection. Car, quoiqu'il fût
certain qu'il n'y aurait aucun danger de surprise, il serait néanmoins plus avantageux
à l'âme de ne pas appliquer son entendement à
comprendre les choses manifestes d'elles-mêmes, afin qu'elle ait le
mérite de sa foi tout pur et tout entier, et qu'elle parvienne, par l'obscurité de l'entendement, à la
lumière de l'union divine. Il est si important d'embrasser aveuglément les
vérités des anciennes prophéties, quelques révélations nouvelles qu'on ait, que
quoique saint Pierre eût vu à découvert sur le Thabor la gloire du Fils de Dieu
: Toutefois, dit-il, nous avons la parole des prophètes, qui est plus
établie, et à laquelle vous faites bien de vous attacher ( II Petr.,
I, 19). C'est-à-dire : Encore que la vision que nous avons eue de Jésus-Christ,
sur la montagne du Thabor, soit véritable, néanmoins la parole des prophètes
est plus constante et plus certaine, et vous faites bien de croire sans hésiter
ces révélations, et de vous y arrêter uniquement.
Que si les raisons que je viens
d'apporter nous doivent convaincre qu'il n'est nullement à propos de donner
entrée en notre esprit aux révélations nouvelles qui regardent la foi, combien
davantage est-il
129
nécessaire de refuser notre créance à celles qui nous
représentent des objets opposés à la foi, et que le démon s'efforce de nous graver
dans le cœur. Ainsi j'estime fort probable que la plupart de ces révélations
sont des pièges où ceux-là donnent, qui ne les repoussent pas avec soin et avec
fidélité. En effet, Satan les couvre de si belles apparences, il leur donne un
si grand air de vérité, il les imprime si vivement dans l'imagination, que
l'âme ne doule presque pas que les choses n'arrivent
comme elle les voit en cet état. De sorte que, si elle n'est soutenue d'une
solide humilité, à peine peut-on la retirer de son opinion et lui persuader le
contraire.
Ainsi l'âme simple, pure,
prudente, humble, doit résister à ces révélations, puisqu'il n'y a nulle
nécessité d'y faire attention, et qu'au contraire, il est besoin de les
négliger pour acquérir l'union de l'amour divin. C'est ce que Salomon a voulu
signifier quand il a dit : Qu'est-il nécessaire à l'homme de chercher des
choses qui le surpassent? ( Eccl.,
VII, 1) comme s'il disait : Il n'est pas nécessaire, pour aller à la
perfection, d'opérer des choses surnaturelles par des voies extraordinaires, et
de rechercher les choses qui sont au-dessus de notre capacité.
Il est nécessaire que le lecteur
prudent se souvienne toujours que la fin que je me suis proposée en ce livre
est de conduire l'âme à l'union divine parla pureté de la foi et par toutes les
connaissances naturelles et surnaturelles qu'elle peut avoir, de telle sorte
qu'elle ne tombe point dans l'erreur et l'égarement. Or, quoique en ce sujet je
ne descende pas dans des détails aussi grands qu'on pourrait peut-être désirer,
il me semble que j'ai donné des avis suffisants pour apprendre à l'âme à se
gouverner avec prudence, dans les cas qui peuvent lui arriver à l'égard de
l'intérieur et de l'extérieur, afin qu'elle avance sans cesse dans le chemin de
la perfection. Et c'est pour cela que j'ai expliqué brièvement les prophéties
que j'ai alléguées, et les autres choses desquelles l'âme tirera assez de
lumière pour connaître la conduite qu'elle doit tenir dans de semblables
opérations.
Je suivrai la même méthode dans
l'explication de la troisième
130
espèce de connaissances, qui sont les paroles intérieures et
surnaturelles, lesquelles se forment dans l'esprit des personnes spirituelles,
sans que les bobs corporels opèrent. Quoiqu'il y en ait de plusieurs espèces,
je les réduis à trois, aux paroles successives, aux paroles formelles, aux
paroles substantielles. J'appelle successives les paroles et les raisonnements
que l'esprit recueilli et resserré en lui-même a coutume de former et de faire.
J'appelle formelles les paroles distinctes et formées que l'esprit, soit qu'il
soit recueilli, soit qu'il ne le soit pas, entend et reçoit de quelque antre
personne. J'appelle enfin substantielles les paroles qui sont formées et
imprimées dans l'esprit, en son recueillement ou hors de son recueillement,
lesquelles produisent dans le fond et l'intérieur de l'âme la substance, la
vertu et la force qu'elles signifient. Nous allons traiter de chacune en
particulier.
L'esprit forme ordinairement les
paroles que nous avons appelées successives, lorsque étant rentré en lui-même,
il s'applique fortement à la considération de quelque vérité. Il s'y absorbe
tout entier; il fait alors de très-justes
raisonnements sur son sujet, avec facilité, avec clarté, avec distinction; il y
découvre des choses qu'il ignorait auparavant. Il lui semble que ce n'est pas
lui-même qui opère, mais que c'est un autre qui lui parle, qui lui répond, qui
l'instruit intérieurement. Et véritablement il a lieu de le penser et même de le croire; car il
parle lui-même avec soi-même, et il se répond, comme si un homme s'entretenait
avec un autre homme. Et, en effet, cela se passe chez lui de la sorte, parce qu'encore que ce soit l'esprit lui même
qui fait ces effets, néanmoins le Saint-Esprit lui donne souvent le secours de
sa grâce pour former des pensées, des raisonnements et des paroles conformes à
la vérité qu'il médite. D'où vient qu'il prononce ces paroles et qu'il se les
dit à soi-même, comme si c'était une personne distincte. Car l'entendement étant
uni a la vérité de l'objet qu'il contemple, étant joint aussi à l'esprit divin
qui l'aide, il se représente successivement les
vérités qui sont des suites
nécessaires de l'objet
qu'il considère; mais il n'agit de la
sorte qu'avec l'assistance du Saint-Esprit qui lui en donne l'ouverture, qui
l'éclairé et qui l'enseigne. Et c'est là une des manières dont Dieu se sert
pour instruire l'entendement.
131
De sorte que nous pouvons appliquer ici ces paroles de la
Genèse : Cette voix est à la vérité la voix de Jacob, mais ces mains sont
les mains d'Esaü» ( Genes., XXVII,
22). De même cette opération est à la vérité l'opération de l'entendement; mais
cette lumière est la lumière de l'esprit divin. Jamais l'entendement ne pourra
se persuader que ce qu'il fait vienne de lui seul ; mais il croira toujours que
c'est l'ouvrage d'une autre personne. Car il ne comprend pas comment il peut
former des paroles qui expriment les pensées et les vérités qu'un autre lui
communique.
Et, quoiqu'il n'y ait ni mensonge
ni tromperie en cette communication et en cette lumière de l'esprit,
considérées en elles-mêmes, il peut néanmoins s'en trouver, et en effet il s'en
trouve souvent dans les paroles et dans les raisonnements que l'entendement
forme sur ces connaissances. Car, comme la lumière qu'il reçoit d'en-haut est quelquefois si subtile et si spirituelle qu'il
ne la connaît pas parfaitement, et comme c'est lui-même qui raisonne de son
propre fonds, ses raisonnements sont quelquefois faux et quelquefois
vraisemblables, toujours défectueux; parce qu'ayant commencé par la
contemplation de la vérité solide et certaine, et se servant, pour opérer, de
sa capacité, ou plutôt de sa grossièreté et de sa bassesse, il lui est facile
de prendre le change et d'inventer beaucoup de choses, comme si c'était un
autre qui parlai. J'ai connu une personne qui formait des paroles successives,
et, entre les paroles véritables qu'elle formait sur le très-saint
sacrement de l'Eucharistie, il y en avait de fausses et d'erronées.
Et je suis étonné de ce qui se
passe en ce temps-ci. Il y a des personnes qui n'ont qu'une légère teinture de
la méditation ; néanmoins lorsqu'elles font un retour en elles-mêmes, si elles
sentent quelques-unes de ces paroles intérieures, elles s'imaginent que ces
paroles sont de Dieu, et elles disent sans façon : Dieu m'a dit telle chose,
Dieu m'a répondu telle chose, encore que cela ne soit pas véritable, cl que ce
soit elles qui se parlent à elles-mêmes. L’amour qu'elles ont pour ces paroles
intérieures, et le désir qui les porte à y parvenir, est cause qu'elles se
répondent à elles-mêmes, et qu'elles se persuadent que c'est Dieu qui leur fait
ces réponses. Voilà pourquoi ces gens-là tombent dans de grandes extravagances,
s'ils ne se resserrent dans des bornes raisonnables, et si leur confesseur ou
leur directeur spirituel n'a pas soin de les détacher de tous ces discours
intérieurs, dont ils tirent plus de subtilité frivole et d'impureté d'unie que
d'humilité et de mortification d'esprit. Ils s'imaginent qu'ils ont acquis quelque
chose de grand, et que Dieu leur a parlé, quoique
132
tout cela ne soit rien. En effet, tout ce qui ne nous
inspire ni l'humilité, ni la charité, ni la mortification, ni la simplicité, ni
le silence, qu'est-ce, je vous prie, et que pouvons-nous en penser? Cela me
fait dire que c'est un très-grand obstacle à l'union
divine, et que l'âme qui en fait état s'éloigne de la foi obscure où
l'entendement doit demeurer, afin d'aller à Dieu par amour, et non par la
lumière de plusieurs raisonnements.
Si vous demandez pourquoi
l'entendement doit dire privé de la connaissance des vérités dont le
Saint-Esprit l'éclairé, et qui ne peuvent venir du démon, je vous répondrai que
l'esprit de Dieu illumine l'entendement dans sa récollection, et selon la
mesure de sa récollection ; et, comme l'entendement ne saurait trouver de
récollection plus grande que celle qu'il pratique dans la foi, le Saint-Esprit
ne lui communique jamais de plus grandes lumières que dans la foi. Plus l'âme
est pure et exacte en la perfection d'une loi vive, plus elle a de charité
infuse. Or plus elle a de charité infuse, plus elle est enrichie des lumières
et des dons de Notre-Seigneur. Et, quoique je ne désavoue pas que l'âme reçoit
quelque lumière de la connaissance de ces vérités, cette lumière est aussi différente de la
lumière obscure qu'elle puise dans la foi, que le métal le plus vil elle plus
grossier est différent de l'or le plus pur et le plus éclatant. La même lumière
de la foi surpasse aussi la lumière de cette connaissance, avec autant d'excès
que la mer tout entière surpasse une goutte d'eau. Cette lumière découvre â
l'âme une, ou deux, ou trois vérités, et la lumière de la foi lui donne
généralement la sagesse de Dieu, qui est son Fils, avec une connaissance simple
et universelle, qui se communique à l'âme dans la foi divine. Si vous me dites
que ces deux choses sont bonnes, et que l'une n'oppose aucun obstacle à
l'autre, je vous répondrai qu'elles se font un empêchement mutuel l'une à
l'autre, lorsque l'âme en fait de l'estime, parce qu'elle s'occupe alors de
choses à la vérité claires et évidentes, mais après tout qui ne sont de nulle
importance. Elles suffisent néanmoins pour arrêter la communication de la foi
dans ses plus profondes obscurités, où Dieu enseigne secrètement l'âme et
l'élève surnaturellement aux vertus et aux dons les plus sublimes, quoiqu'elle
en ignore la manière.
Le fruit de cette communication
successive ne consiste pas à y attacher l'entendement; au contraire,
l'entendement s'écarterait plutôt d'elle par ce moyen, comme la sagesse divine
semble le dire à l'âme dans le Cantique : Détournez vos yeux de moi, car ils
m'ont fait envoler ( Cant., VI, 4). C'est-à-dire : Ils me
contraignent de m'éloigner de vous et
133
de m'élever au-dessus de moi. L'âme doit donc appliquer sa
volonté à Dieu simplement, sincèrement et avec amour, sans faire aucun effort
d'esprit pour connaître les biens que Dieu lui donne surnaturellement ; car
c'est par les mouvements de l'amour qu'il les communique. Aussi ni la capacité
naturelle de l'entendement ni l'effort d'aucune autre puissance de l'âme ne
peuvent atteindre à des choses si sublimes, puisqu'elles ne sont infuses dans
l'âme que surnaturellement et d'une manière passive. Tellement, que l'esprit
qui s'efforcera de les comprendre les rétrécira, les changera, les rendra
différentes de ce qu'elles sont en elles-mêmes ; et, de cette sorte, il s'exposera au péril de se
tromper, en faisant des raisonnements que son propre sens lui suggérera, où il
n'y aura rien de surnaturel ni d'élevé, et où tout sera naturel, fort vil et
fort abject.
Il se trouve néanmoins des
esprits si vifs et si pénétrants, qu'aussitôt qu'ils se recueillent pour
méditer une vérité, ils raisonnent naturellement avec une grande facilité ; ils
forment incontinent des paroles intérieures et des expressions très-vives de leurs pensées, lesquelles cependant ils
attribuent à Dieu, se persuadant qu'elles viennent de lui, quoique en effet ce
ne soit que l'ouvrage de l'entendement. Car lorsque l'entendement s'est dégagé,
en quelque façon, de l'opération des sens, il peut faire toutes choses par la
seule lumière naturelle, et sans aucun secours extraordinaire. Ce qui arrive
souvent à plusieurs, qui s'abusent eux-mêmes en croyant qu'ils sont élevés à
une oraison sublime et à de grandes communications avec Dieu, et qui écrivent
même ou font écrire tout ce qui leur vient en l'esprit, quoique pour
l'ordinaire ces prétendues merveilles ne contiennent aucune vertu solide, et ne
soient bonnes qu'à nourrir l'orgueil et la vanité.
Il est nécessaire que ces gens-là
s'accoutument à mépriser ces choses et à se fonder dans la solidité d'un amour
vraiment humble et dans le continue! exercice des bonnes œuvres. Il faut encore
qu'ils imitent la vie souffrante du Fils de Dieu, se mortifiant sévèrement en
toutes choses, puisque c'est par cette voie, et non par plusieurs discours
intérieurs qu'on acquiert les biens spirituels et surnaturels.
On remarquera aussi que l'esprit
de ténèbres s'insinue souvent en ces paroles intérieures que nous appelons
successives, surtout lorsque les personnes qui les forment dans leur cœur y
sont attachées ; car, au moment qu'elles commencent à se recueillir
intérieurement, il leur présente des sujets d'égarements si abondants, en
suggérant à leur entendement diverses pensées, et eu formant diverses paroles,
qu'il les détourne peu à peu de la vérité, et qu'il les engage dans l'erreur
par l'apparence de quelques objets vraisemblables. C'est ainsi qu'il a coutume
d'agir avec ceux qui ont fait quelque pacte
134
tacite ou exprès avec lui, et qu'il se communique à quelques
hérétiques, et principalement aux hérésiarques, en formant dans leur
entendement des raisonnements subtils, à la vérité, mais faux et erronés.
Il s'ensuit, de ce que nous avons
dit jusqu'ici, que trois causes peuvent concourir à la production des paroles
intérieures successives, savoir : le Saint-Esprit, qui meut l'entendement et
qui l'éclairé ; la lumière naturelle de l'entendement même, et le démon par ses
secrètes suggestions. Il faudrait
donner maintenant des marques pour
connaître de laquelle de ces trois causes ces effets naissent; mais il est très-difficile d'en apporter d'assez certaines pour en
faire le juste discernement. En voici toutefois quelques-unes qui sont
générales. Lorsque l'aine, tandis qu'elle sent ces opérations, aime et joint à
son amour l'humilité et le respect envers Dieu, c'est un signe de la présence
et de l'action du Saint-Esprit. parce qu'il couvre et cache ainsi ses dons
célestes. Mais quand le seul entendement agit parla force de ses lumières
naturelles, il n'y a en tout cela aucune vertu, quoique la volonté puisse alors
concevoir quelque amour pour Dieu. C'est pourquoi, à la fin de la méditation,
la volonté demeure sèche, aride, froide, quoiqu'elle ne soit encline ni à la
vanité ni au mal, sinon lorsque le malin esprit la tente et la porte à ces
vices. Au contraire, lorsque ces paroles intérieures prennent leur origine de l'esprit divin, la volonté, après qu'elles
se sont évanouies, conserve beaucoup d'amour de Dieu et d'inclination pour le
bien. Il se peut néanmoins faire que Dieu la laissera, pour sa plus grande
utilité, dans l'aridité et dans le dégoût. D'autres fois aussi elle ne sentira
presque pas ces opérations ni les mouvements qui l'excitent aux vertus, quoique
les choses dont elle a joui dans sa contemplation soient effectivement bonnes
et surnaturelles. C'est pourquoi j'ai dit qu'il est très-difficile
de connaître clairement la différence qui s'y trouve, à cause de la diversité
de leurs effets. Ceux néanmoins que nous venons de remarquer sont les plus
communs et les plus ordinaires, quoiqu'ils soient quelquefois plus et
quelquefois moins abondants.
Pour ce qui concerne les
connaissances et les paroles intérieures qui procèdent du démon, on s'en
aperçoit malaisément; car, quoiqu'elles affaiblissent la volonté dans l'amour
de Dieu, et qu'elles inclinent l'âme à la vanité, à l'estime d'elle-même et à
la complaisance en ses propres perfections, elles lui inspirent une fausse humilité
et un amour vif et ardent, fondé en l'amour-propre; de sorte que les seules
personnes éclairées et spirituelles sont capables de les découvrir et de
connaître les artifices de cet esprit de ténèbres. Il en use ainsi pour se
cacher plus adroitement; il excite même, dans
135
le cœur, des sentiments si touchants, qu'il en tire les
larmes des yeux, et qu'il allume, dans le fond de l’âme, l'amour qu'il se
propose. Mais son principal soin est d'émouvoir la volonté à faire beaucoup
d'estime de ces communications intérieures, à s'y abandonner, surtout à celles
où l'on ne pratique nulle vertu, et où l’âme a occasion de perdre les biens
spirituels qu'elle avait acquis.
Il reste à nous servir de toute
la circonspection nécessaire en ces deux
sortes d'opérations, de peur d'être ou trompés ou retardés en notre course. Cette
circonspection consiste à ne faire nul état de ces communications, à conduire
efficacement notre volonté à Dieu, à
accomplir, avec toute la perfection possible, ses commandements, ses conseils
et ses desseins; car c'est là toute la sagesse des saints, et il nous doit
suffire de connaître les mystères divins et les vérités éternelles avec la
simplicité et la sincérité avec laquelle l'Église nous les propose : c'est
principalement ce qui nous enflamme de l'amour divin ( Rom., XII, 3). Ne
nous occupons donc point à entrer dans les profonds secrets de Dieu et dans les
connaissances curieuses où l'on ne peut
éviter, sans une espèce de miracle, le danger de se perdre; et souvenons-nous,
selon cet avis salutaire de saint Paul, de ne vouloir pas être plus connaissants et plus sages qu'il ne
faut. Voilà ce que nous avions à dire des paroles successives.
Les paroles intérieures de la
seconde espèce sont celles que nous appelons formelles. Elles se forment
surnaturellement dans l'esprit sans l'opération des sens corporels, soit que
l'esprit se recueille, soit qu'il ne se recueille pas. J'ai dit que ces paroles
sont formelles. parce que l'esprit s'aperçoit formellement qu'elles sont
proférées par un autre, sans qu'il y contribue de sa part. C'est pour cette
raison qu'elles sont différentes de celles dont nous venons de parler. Mais ce
n'est pas la seule différence qui s'y trouve ; il y en a encore une autre, qui
est que l'esprit est frappé de ces paroles lorsqu'il n'a aucune récollection,
et même lorsqu'il n'y pense pas; au lieu que le contraire arrive dans les
paroles successives; car elles ont
136
toujours pour objet les choses que l'on considère dans la
méditation.
Or les paroles dont il s'agit
maintenant sont formées quelquefois distinctement, quelquefois avec peu de
distinction; elles sont souvent dans l'esprit comme des pensées par lesquelles
on lui dit quelque chose, tantôt en lui parlant, tantôt en lui répondant. Quelque-lois on n'entend qu'une parole, quelquefois on en
entend deux, et quelquefois plusieurs qui se succèdent les unes aux autres. Car
cet entretien intérieur dure quelquefois longtemps, soit en instruisant l'âme,
soit en conférant avec elle de quelque matière; de telle sorte néanmoins que
l'esprit n'agit pas, et qu'on entend toutes ces paroles connue si une personne
parlait à une autre. C'est ce que Daniel éprouva autrefois, lors, comme il le
dit lui-même, que l'ange Gabriel lui parla. (Dan. IX, 22.) Car il
prononçait formellement et successivement des paroles dans l'esprit de ce
prophète, et il lui apprenait ce qui devait arriver dans quelques années.
Ces paroles, lorsqu'elles
demeurent dans le degré de paroles formelles, et qu'elles n'ont rien de
distingué, ne font dans l’âme qu'un effet médiocre; car elles ne contribuent
d'ordinaire qu'à l'enseigner, ou qu'à lui donner un peu de lumière sur quelque
sujet particulier, tellement qu'il n'est pas nécessaire qu'elles produisent des
effets plus efficaces que la fin à laquelle ces paroles sont destinées. Mais,
quand elles sont l'ouvrage de Dieu,elles éclairent toujours l'âme; elles la
rendent toujours prompte à exécuter tout ce qu'on lui commande et tout ce qu'on
lui enseigne. Quelquefois néanmoins elles ne la délivrent pas de sa répugnance
et de ses difficultés; au contraire, l'âme les sent quelquefois davantage, Dieu
le permettant ainsi pour l'instruire et pour l'humilier, surtout quand il lui
ordonne des choses qui peuvent procurer à l'âme, ou quelque honneur, ou quelque
degré d'excellence et d'élévation. Mais il lui donne, en même temps, beaucoup
de facilité et de promptitude à embrasser les humiliations. De là vient, comme
nous lisons dans l'Exode (Exod.,
IV, 14.), que Moïse, lorsque Dieu lui commanda d'aller trouver Pharaon pour
mettre le peuple juif en liberté, fit paraître une ai grande résistance, qu'il
fut nécessaire de lui faire trois fois ce commandement et d'y joindre des
miracles. Tout cela néanmoins fut inutile, jusqu'à ce que Dieu lui donnât son
frère Aaron pour compagnon de son entreprise.
On expérimente le contraire
lorsque le démon est l'auteur de ces paroles et de ces communications. Il
suggère de la facilité et
137
de la promptitude à recevoir les choses honorables et
importantes, et de la contrariété à souffrir les choses basses. Ainsi Dieu abhorre
tellement une âme qui a du penchant pour les honneurs, que, lors même qu'il lui
commande d'y aspirer, ou qu'il l'élève actuellement au plus haut, il ne veut
pas qu'elle s'y porte elle-même.
Cette promptitude que Dieu
inspire à l'âme marque encore une différence qui est entre les paroles
formelles et les paroles successives; celles-ci ne touchent pas si visiblement
l'esprit, et ne le rendent pas si prompt que celles-là, parce que les paroles
formelles sont mieux exprimées, et l'entendement n'y mêle rien de son fonds. Ce
qui n'empêche pas que les paroles successives ne produisent quelquefois un
effet plus grand, à cause de l'abondante communication que l'esprit divin fait
à l'esprit humain ; mais la manière en est différente. Dans les paroles formelles,
l'âme n'est pas en doute si elle les profère, car elle voit évidemment qu'elle
ne les profère pus, vu principalement qu'elle ne pensait pas aux choses qu'on
lui dit, et, quand elle y eût pensé, elle connaît distinctement que ces paroles
coulent d'une autre source.
L'âme cependant ne doit pas
beaucoup estimer les paroles formelles, non plus que les paroles successives;
outre qu'elle tiendrait son esprit attaché à des objets qui ne sont pas des
moyens propres et prochains pour s'unir à Dieu, telle qu'est la foi, elle
serait facilement séduite par le démon ; elle ne pourrait juger si ce serait
l'esprit divin ou le malin esprit qui proférerait ces paroles; parce que les
effets des paroles formelles, étant communément petits et faibles, ne donnent
pas lieu de faire ce discernement ; et les effets des paroles que le démon
forme étant plus efficaces dans les personnes imparfaites, que les effets des
paroles de l'esprit de Dieu ne le sont dans les personnes spirituelles,
empêchent de les distinguer. Il est encore à propos de ne pas faire prompte
ment ce que ces paroles signifient, quelque esprit que ce soit qui les ait
formées intérieurement. Il faut enfin donner connaissance de toutes ces choses
à un confesseur prudent et expérimenté ou à quelque autre personne docte et
discrète, pour recevoir ses avis et ses instructions ; et alors il sera de son
devoir de régler la conduite de celui qui le consulte, et qui doit suivre les
conseils qu'on lui donnera, en demeurant dans une entière soumission à la
volonté du directeur, et dans une parfaite indifférence à l'égard de toutes ces
communications.
Que si on ne trouve point d'homme
d'une assez grande expérience en ces matières, il faut se contenter d'en tirer
tout le fruit qu'on peut, de mépriser le reste et de ne se déclarer à personne.
On pourrait tomber entre les mains de certaines gens qui, au lieu
138
d'édifier l'âme, la troubleraient et détruiraient l'état de
son intérieur, tout le monde n'étant pas propre à diriger les âmes, à se bien
conduire dans une affaire de si grande conséquence, et à se préserver des
égarements où l'on peut facilement s'engager.
L'âme doit aussi se garder de
rien entreprendre par les seule mouvements de sa volonté, et de recevoir sans
beaucoup de prudence et de délibération les choses que ces paroles intérieures
expriment. Les tromperies qui s'y glissent sont si subtiles, qu'il est presque
impossible de les éviter toutes, à moins qu'on n'ait de l'aversion pour ces
sortes d'opérations. Comme j'ai parlé de ces surprises dans les chapitres XVII,
XVIII, XIX et XX de ce livre, j'ajouterai seulement ici que, pour marcher
sûrement par un chemin si difficile, il faut suivre les lumières de la raison
et la doctrine de l'Église.
Le troisième genre est celui des
paroles substantielles, qu'on peut aussi appeler formelles, parce qu'elles sont
imprimées formellement dans l'âme; mais elles diffèrent des paroles formelles,
en ce qu'elles l'ont dans l'âme un effet vif et réel que ces paroles ne peuvent
produire. Ainsi, quoique toute parole substantielle soit formelle, néanmoins
toute parole formelle n'est pas substantielle, celle-là seulement étant
substantielle qui imprime véritablement et réellement dans l’âme ce qu'elle
signifie: comme il arriverait, par exemple, si Notre-Seigneur disait
formellement à l'âme : Sois bonne, et qu'aussitôt l’âme devint bonne ; comme
s'il disait encore : Aimez-moi, et qu'au même moment elle eût en elle-même et
sentît la substance de l'amour, c'est-à-dire le véritable amour de Dieu : ou
si, étant consternée de Crainte, il lui disait : Ne craignez point, et qu'elle
fût à l'instant remplie de courage, d'assurance et de paix. La raison en est
que, comme dit le Sage, la parole de Dieu est toute-puissante ( Eccl., VIII, 4). C'est pourquoi elle fait
réellement dans l'âme ce qu'elle exprime. Le roi-prophète
marque le même sentiment, lorsqu'il dit: Il a donné de le vertu, de la
force, de la puissance à sa voix ( Psal.,
LXVII, 34). En effet, Dieu s'est comporté de cette sorte avec Abraham. Car
lorsqu'il lui dit :
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Marchez en ma présence et soyez parfait ( Genes., XVII, 1), ce grand patriarche fut à
l'heure même élevé à la perfection; el, depuis ce temps-là, il se conserva
respectueusement en la présence de son créateur. Ce pouvoir éclate dans les
paroles de Jésus-Christ, puisque, selon le rapport des Evangélistes, il n'avait
qu'à dire un mot pour guérir les malades et pour ressusciter les morts. Lorsque
Dieu dit ces paroles substantielles à certaines personnes, elles font en leur
âme des effets d'une si grande conséquence et d'une si grande valeur, qu'elles
font toute la vie, toute la vertu, toute la force et tout le bien de ces
personnes; car une seule parole de cette nature leur est plus utile que tout ce
qu'elles ont fait dans le cours de leur vie naturelle.
Pour ce qui regarde ces paroles,
l'âme n'a rien à faire d'elle-même, et ne doit nullement s'efforcer d'agir;
mais il faut qu'elle s'humilie et qu'elle s'abandonne à la conduite de Dieu, en
lui donnant librement son consentement. Elle ne doit aussi ni refuser les
impressions divines, ni les craindre, ni travailler pour accomplir ce qu'on lui
présente. Dieu fait lui-même tout cela en elle par ces paroles substantielles,
en opérant avec elle. Le contraire se passe dans les paroles formelles et dans
les paroles successives. J'ai dit que l'âme ne doit pas refuser ces impressions
divines, parce que leur effet, plein de richesses surnaturelles et uni, en
quelque façon, substantiellement à l’âme, demeure en elle; et, parce qu'elle le
reçoit passivement, tous ses efforts ne seraient pas assez grands pour y
parvenir. Elle ne doit pas aussi craindre d'être trompée, car l'entendement n'y
a point de part, et le démon ne saurait en approcher ni produire en l'âme aucun
effet substantiel ni en imprimer l'image ou l'habitude. Il est néanmoins
véritable qu'étant le maître des âmes qui se sont données à lui par des pactes
volontaires, il y demeure, et il les engage, par ces suggestions, à faire des
actions d'une extrême malignité. En effet, nous voyons, ce qu'une longue
expérience nous apprend, que cet esprit de ténèbres fait beaucoup de violence à
plusieurs gens de bien par l'efficace de ses tentations, et que, s'ils
n'étaient pas aussi solidement établis en la vertu qu'ils le sont, il les
attaquerait avec plus de fureur et de rage. Il ne peut néanmoins leur imprimer
dans ces communications des effets qui aient de la vraisemblance, n'y ayant
point de comparaison entre ses paroles et les paroles de Dieu. Car ses paroles
et leurs effets, comparés avec les paroles de Dieu et leurs effets, sont comme
s'ils n'étaient pas. C'est pourquoi Dieu dit par la bouche de Jérémie : Quelle
proportion y a-t-il entre la paille et le grain? Mes paroles ne
140
sont-elles pas comme un feu, et comme un marteau qui
brise la pierre (1) ? Ces paroles substantielles avancent beaucoup l'âme,
et l'aident à s'unir à Dieu ; et plus elles sont intérieures, plus elles sont
substantielles et lui apportent d'utilité! Oh! qu'heureuse est l'âme à qui Dieu
a parlé de la sorte! Parlez donc, Seigneur, car votre serviteur vous écoute
( I Reg., III, 10).
Il me reste à traiter maintenant
de la quatrième et dernière espèce de pensées qui passent dans l'entendement,
et qui naissent des sentiments spirituels produits surnaturellement dans l'âme.
Il y a des sentiments de deux
sortes : les uns sont dans la volonté, les autres, quoiqu'ils aient leur siège
dans la volonté, néanmoins, parce qu'ils sont très-véhéments,
très-sublimes, très-profonds,
très-secrets, ne semblent pas la toucher, mais ils se
font dans l'âme. Les uns et les autres se forment de diverses manières. Les
premier? sont très-élevés, lorsqu'ils viennent de
Dieu ; mais les derniers sont très-éminents et très-utiles : l'âme cependant, ni celui qui a soin de son
intérieur, ne peuvent comprendre leur origine et leur cause, ni connaître les
bonnes œuvres en considération desquelles Dieu fait à l'homme spirituel des
grâces si précieuses. Ces sentiments ne dépendent d'aucune sorte d'actions
saintes que l'âme peut faire, ni de ses méditations, quoique ces choses soient
des dispositions pour les obtenir. Dieu les donne â qui il veut, et pour les
raisons qu'il lui plaît. Il se peut faire qu'une personne sera longtemps
exercée en plusieurs bonnes œuvres, et qu'elle n'aura pas impétré de Dieu ces
mouvements intérieurs ; une autre, au contraire, aura fait peu de bien, et sera
comblée de ces dons. De là vient qu'il n'est pas nécessaire que l'âme
s'applique actuellement aux choses spirituelles, quoique ce moyen soit le
meilleur pour recevoir de Notre-Seigneur ces touches intérieures où l'âme puise
ces sentiments ; néanmoins elle ne songe souvent à rien moins qu'à les obtenir.
Or quelques-uns de ces mouvements se
font sentir distinctement
141
et se dissipent en peu de temps, quelques autres sont moins
distingués, mais ils durent davantage.
Ces sentiments, pris dans la
signification que nous leur donnons ici, ne regardent pas l'entendement, mais
la volonté ; c'est pourquoi je n'en parlerai pas exprès, jusqu'à ce que je
traite de la nuit obscure ou de la mortification, et des moyens de purifier la
volonté de ses affections : ce que je ferai dans le troisième livre de cet
ouvrage. Mais, parce qu'ils produisent dans l'entendement des connaissances
distinctes et perceptibles, il est à propos, pour ce seul dessein, dédire ici
quelque chose des mêmes connaissances.
Il faut donc savoir qu'il
rejaillit de ces sentiments, soit qu'ils naissent des prompts mouvements que
Dieu excite dans l'âme, soit qu'ils viennent de ses touches successives et
durables, il rejaillit, dis-je, dans l'entendement, une certaine connaissance
qui n'est autre chose qu'un goût qu'on a de Dieu. Ce goût est si sublime et si
agréable à l'esprit, qu'il n'y a point de nom propre pour l'exprimer tel qu'il
est et qu'on le sent.
Or ces connaissances nous
viennent tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, et elles sont quelquefois
moins, quelquefois plus élevées, selon la diversité des mouvements divins qui
produisent les sentiments d'où ces différents goûts procèdent.
Il n'est pas besoin d'employer
beaucoup de paroles pour éclairer l'entendement, et pour lui apprendre avec
quelle précaution il doit user de ces connaissances et de ces goûts, afin qu'il
puisse aller par la foi à l'union de Dieu. Car, comme ces sentiments se
produisent dans l'âme passivement, sans qu'elle concoure à les recevoir, de
même les connaissances qui naissent de ces sentiments sont reçues passivement
dans l'esprit, sans qu'il opère de sa part poulies avoir.
C'est pourquoi, de peur d'empêcher
le fruit qu'on recueille de ces sentiments, l'esprit ne doit faire aucun
effort, mais il doit demeurer dans un étal passif, et incliner la volonté à
donner avec liberté et avec plaisir son consentement à ces communications
surnaturelles, parce qu'il détruirait, par son activité, ces connaissances qui
sont extrêmement délicates et faciles à perdre. Car ce sont des goûts
surnaturels, savoureux et agréables, que la capacité naturelle de l'entendement
ne peut comprendre ni acquérir par aucune opération, puisqu'il ne peut faire
autre chose que de les recevoir, lorsque Dieu l'en favorise. De plus, il ne
doit point s'efforcer de les avoir, soit parce que, s'il s'excitait soi-même à
agir, il pourrait produire d'autres connaissances que celles-ci, et ainsi il se
tromperait soi-même ; soit parce qu'il donnerait au démon l'occasion et le
moyen de lui suggérer des connaissances fausses et erronées, en
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interposant les sentiments dont nous venons de parler, et en
faisant opérer les sens. De sorte que l'âme doit persister alors dans
l’abandonnement d'elle-même aux attraits divins, dans une profonde humilité et
dans une disposition passive, afin d'être toujours prèle à recevoir ce que Dieu
voudra lui donner, à cause de son abaissement volontaire et de son désintéressement.
Ainsi elle ne mettra point d'obstacle aux avantages qu'elle y trouvera pour
arriver à l'union divine ; puisque toutes ces touches intérieures et
surnaturelles tendent à l'union qui se fait passivement en l'âme.
La doctrine que nous avons expliquée
en ce livre, touchant l'abstraction totale de l'esprit, et la contemplation
passive, où l'âme s'abandonne à Dieu, afin qu'il la conduise par l'oubli des
choses créées et parle dépouillement des images matérielles, en l'occupant de
la simple vue de la vérité suprême, et en y attachant son esprit; cette
doctrine, dis-je, se doit entendre non-seulement des
actes de la parfaite contemplation, dont les discours et les considérations
troublent le repos surnaturel de l'âme, lorsqu'elle s'y arrête, mais encore des
moments où Notre-Seigneur donne à l'âme une simple, générale et amoureuse
attention à Dieu, et où l'âme, aidée du secours de la grâce divine, s'est mise
elle-même dans cette attention. Car il faut toujours avoir soin, en ce
temps-là, de tenir l'esprit dans l'inaction, ne permettant point qu'aucune
image ni aucune connaissance particulière y entre, si ce n'est peut-être
légèrement, en passant comme un éclair, et sans amour pour elles : ce qui lui
est nécessaire pour s'enflammer davantage de l'amour divin et pour mieux goûter
sa douceur. Hors de ce temps-là, l'âme dans tous ses exercices spirituels, dans
tous ses actes et dans toutes ses œuvres, doit se servir de la mémoire et des
méditations pour augmenter sa dévotion et l'utilité qu'elle en reçoit ; mais
surtout elle considérera la vie, la passion et la mort de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, afin que ses actions et toute sa vie soient conformes à ce divin
modèle.
Nous achèverons ici le traité des
pensées surnaturelles de l'entendement, en ce qui concerne la conduite à
l'union divine par la foi. Car il me semble que j'en ai parlé assez amplement
pour donner à l'âme des règles de prudence et de précaution, dans tous les
accidents qui peuvent lui arriver en
cette matière. Et, quoique Dieu puisse faire quelquefois dans l'âme des
opérations différentes de celles que nous avons expliquées, comme je me
persuade qu'elles pourront se rapporter à l'une des quatre espèces de
connaissances que nous venons d'exposer, il faudrait employer alors les remèdes
que nous avons donnés, ou du moins se servir d'autres semblables industries.
Ainsi nous passerons au troisième
livre, où, avec la faveur divine,
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nous traiterons de la purgation spirituelle de la volonté,
c'est-à-dire de ses affections intérieures ; et c'est ce que nous appelons la
nuit active. Je prie le lecteur de lire cet ouvrage avec un esprit plein de
bonté et de sincérité, parce que, sans
cette disposition, il ne profilera nullement de la sublime et parfaite
doctrine qu'il contient, et qu'on n'estime peut-être pas autant qu'elle mérite.
A plus forte raison la mépriserait-il, s'il avait égard à mon style, que
j'avoue être rude, grossier et imparfait.