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LA   MONTÉE DU MONT-CARMEL

 

 

ARGUMENT

LIVRE  PREMIER  OU L'ON TRAITE EN GÉNÉRAL DE LA NUIT OBSCURE ET DE LA NÉCESSITÉ D'Y PASSER POUB ARRIVER A L'UNION DIVINE, ET EN PARTICULIER DE LA NUIT OBSCURE DES SENS ET DES PASSIONS QUI CAUSENT DE GRANDES PERTES A   L'AME.

CHAPITRE PREMIER  On apporte la différence des nuits par lesquelles les personnes spirituelles passent, selon la partie supérieure et la partie inférieure de l'homme, et on explique le premier cantique.

PREMIER   CANTIQUE

CHAPITRE II  On enseigne ce que c'est que la nuit obscure par laquelle l’âme dit qu'elle a passé pour parvenir à l'union divine, et on en apporte les causes.

CHAPITRE III  On parle de la première cause de cette nuit, et on montre que c'est la privation que les passions souillent.

CHAPITRE IV  Combien il est nécessaire à l'âme de passer par la nuit obscure des sens, c'est-à-dire par la mortification des passions, pour aller à l'union divine.

CHAPITRE V  On continue à montrer, par des autorités et des figures tirées de l'Ecriture sainte, combien il est nécessaire que l’âme tende à Dieu par la nuit obscure ou mortification des passions.

CHAPITRE VI  Les passions apportent à l’âme deux dommages, l'un privatif, l'autre positif. — On le prouve par plusieurs passages de l'Ecriture.

CHAPITRE  VII  On montre par plusieurs comparaisons et par plusieurs autorités, comment les passions affligent l'âme.

CHAPITRE VIII  De quelle manière les passions obscurcissent l’âme. — On le prouve par quelques comparaisons et par quelques autorités de l'Écriture.

CHAPITRE IX  On établit, par des comparaisons et par des passages de l'Écriture, comment les passions souillent l'âme.

CHAPITRE X  De quelle manière les passions affaiblissent l’âme dans la pratique des vertus. — On le fait voir par des comparaisons et des témoignages de l'Écriture.

CHAPITRE XI Il est nécessaire que l’âme dompte jusqu'à ses moindres passions pour entrer dans l'union divine.

CHAPITRE XII  On répond à la question qu'on fait, quilles passions sont suffisantes pour causer à l'âme les dommages qu'on vient d'expliquer.

CHAPITRE XIII  Quelques moyens pour entrer, par la foi, dans la nuit ou la mortification des sens.

LE   MOYEN   DE   NE   PAS   EMPÊCHER   LE  TOUT.

CHAPITRE XIV  Explication du second vers : Enflammée d'un amour inquiet.

CHAPITRE XV  Déclaration des autres vers de ce Cantique.  O l'heureuse fortune !  Je suis sortie sans être aperçue, Lorsque ma maison était tranquille.

 

ARGUMENT

 

La matière que je traite dans la Montée du Mont-Carmel est renfermée dans les vers suivants, qui contiennent aussi la manière d'arriver au sommet de cette montagne, c'est-à-dire à l'état sublime de la perfection eh retienne que nous appelons l'union de l'âme avec Dieu. Et parce que les choses que j'ai à dire sont fondées sur ces vers, je les rapporte ici tous ensemble, afin que ce que j'écrirai soit plus facile à comprendre. De sorte néanmoins que, quand j'expliquerai ces cantiques, je donnerai l'intelligence de chaque vers, selon que la matière l'exigera.

 

 

 

I

 

En una noche oscura,

Con ansiosos amores inflamada,

0 dichosa ventura!

Salí sin ser notada,

Estando ya mi casa sosegada.

 

II

 

A oscura, y segura

Por la secreta escala disfrazada,

O dichosa ventura!

A oscura y enzelada,

Estando ya mi casa sosegada.

 

III

 

En la noche dichosa,

En secreto que nadie me vela,

Ni yo mirava cosa,

Sin otra luz ni guia,

Sino la que en el coraron ardía.

 

IV

 

Aquesta me guiava

Mas certo que la luz de medio día,

Adonde me esperava

Quien yo bien me sabía,

En parte, donde nadie parecía.

 

V

 

O noche que guiaste,

O noche amable mas que el albora

O noche que juntaste

Amado con amada,

Amada en el amado transformada !

 

VI

 

En mi pecho florido,

Que entero para él solo se guardava,

Allí quedó dormido;

Y  yo le regalava,

Y el ventalle de cedros ayre dava.

 

VII

 

El ayre del amena

Cuando ya sus cabellos esparcía,

Con su mano serena

En mi cuello hería,

Y  todos mis sentidos suspendía.

 

VIII

 

Quedóme y olvidóme,

El rostro recliné sobre el amado :

Cesó todo y dexéme,

Uexando mi cuidado.

Entre las azuzenas olvidado.

 

 

I

 

Pendant une nuit obscure, enflammée d'un amour inquiet, ô l'heureuse fortune! je suis sortie sans être aperçue, lorsque ma maison était tranquille.

 

 

II

 

Étant assurée et déguisée, je suis sortie par un degré secret, ô l'heureuse fortune ! et étant bien cachée dans les ténèbres, lorsque ma maison était tranquille.

 

III

 

Pendant cette heureuse nuit, je suis sortie en ce lieu secret, où personne ne me voyait, et où je ne voyais rien, sans autre guide et sans autre lumière que celle qui luisait dans mon cœur.

 

IV

 

Elle me conduisait plus sûrement que

la lumière du midi, au lieu où celui qui me connaît très-bien m'attendait, et où personne ne paraissait.

 

 

V

 

O nuit oui m'as conduite! ô nuit plus aimable que l'aurore! ô nuit qui as uni le bien aimé avec la bien-aimée, en  transformant l'amante en son Bien-

Aimé !

 

VI

 

Il dort tranquille dans mon sein qui est plein de Heurs, et que je. garde tout entier pour lui seul : je le chéris et le rafraîchis avec un éventail de cèdre.

 

 

VII

 

Lorsque le vent de l'aurore faisait voler ses cheveux, il m'a frappé le cou avec sa main douce et paisible, et il a suspendu tous mes sens.

 

 

VIII

 

En me délaissant et en m'oubliant moi-même, j'ai penché mon visage sur mon bien-aimé. Toutes choses étant perdues pour moi. je me suis quittée et abandonnée moi-même, en me délivrant de tout soin, entre les lis blancs.

 

 

LIVRE  PREMIER
OU L'ON TRAITE EN GÉNÉRAL DE LA NUIT OBSCURE ET DE LA NÉCESSITÉ D'Y PASSER POUB ARRIVER A L'UNION DIVINE, ET EN PARTICULIER DE LA NUIT OBSCURE DES SENS ET DES PASSIONS QUI CAUSENT DE GRANDES PERTES A   L'AME.

 

CHAPITRE PREMIER
On apporte la différence des nuits par lesquelles les personnes spirituelles passent, selon la partie supérieure et la partie inférieure de l'homme, et on explique le premier cantique.

 

PREMIER   CANTIQUE

 

Pendant une nuit obscure, enflammée d'un amour inquiet, ô l’heureuse fortune ! je suis sortie sans être aperçue, lorsque ma maison était tranquille.

 

L'âme chante en ce cantique le bonheur qu'elle a eu de sortir du commerce des créatures, de l'esclavage de ses sens et des imperfections de la vie animale où le dérèglement de sa raison l'avait jetée.

Pour entendre sa pensée, il faut savoir que l'âme ne peut entrer dans l'état de perfection sans passer par des nuits différentes, auxquelles les maîtres de la vie spirituelle donnent le nom de purgation de l'âme, on de mortification. Nous les appelons nuits obscures, parce que l'âme marche alors dans l'obscurité sans connaître sa voie intérieure, comme on marche dans les ténèbres de lu nuit sans apercevoir son chemin.

Dans la première partie de ce livre, on parle de la première nuit, c'est-à-dire de la mortification ou purgation de la partie animale! Dans la seconde, on traite de la seconde nuit ou de la mortification et purgation de l'esprit, en tant que Pâme agit elle-même pour se purifier. Dans la troisième et la quatrième, on explique l'état passif de l’âme, ou sa manière de recevoir les opérations divines.

 

Explication du premier cantique.

 

L’âme dit donc qu'étant attirée de Dieu et enflammée de l'amour divin, elle est sortie des chaînes de ses passions, en ce qui regarde

 

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les choses du monde, les objets qui flattent la chair, les goûts et les délices de la volonté. Elle ajoute que c'est par ce moyen qu'elle est entrée dans la nuit obscure, c'est-à-dire dans la purgation de la partie inférieure : et, parce que tout cela s'exécute dans la purgation des sens, elle dit encore que, quand elle est sortie, sa maison jouissait d'une profonde tranquillité, c'est-à-dire que la partie animale et les passions étaient mortifiées et endormies, et qu'elle ne faisait aucune opération envers elles. C'est ce qu'elle déclare lorsqu'elle dit que son sort est très-heureux d'être sortie sans avoir été aperçue, c'est-à-dire sans que ses passions ni le désir d'aucune chose l'aient empêchée de sortir. Elle assure aussi que son bonheur est très-grand d'être sortie la nuit ; ce qui signifie que Dieu l'a délivrée de ses passions, et que c'est en cette délivrance que cette nuit consiste. Dieu lui a donc fait une grâce singulière en la mettant dans les ténèbres de cette nuit, puisque c'est de là que lui viennent une infinité de biens, et puisqu'elle ne savait pas le secret d'entrer en cette nuit, ne pouvant d'elle-même s'affranchir de la tyrannie de ses passions pour aller à l'union de Dieu. Voilà l'éclaircissement de ce cantique ; il faut donner maintenant l'explication de chaque vers.

 

CHAPITRE II
On enseigne ce que c'est que la nuit obscure par laquelle l’âme dit qu'elle a passé pour parvenir à l'union divine, et on en apporte les causes.

 

Pendant une nuit obscure.

 

Le passage par où l'âme va à l'union divine est appelé nuit obscure pour trois raisons. La première se prend du terme d'où l'âme s'éloigne pour s'approcher de son Dieu : elle doit priver ses passions de la satisfaction des choses qui sont en sa possession; ce qu'elle ne peut faire qu'en y renonçant, et ce renoncement est une espèce de nuit à l'égard des passions et des sens de l'homme. La seconde vient du moyen ou du chemin par lequel l'âme tend à cette union : ce chemin est la foi, qui parait obscure à nos yeux. La troisième se lire du terme où l'âme prétend arriver, et qui n'est autre que Dieu : parce que Dieu est infiniment élevé au-dessus des créatures, on peut dire qu'il est une nuit obscure à l'âme pendant cette vie. Celui donc qui aspire à l'union de Dieu doit passer par ces trois nuits. Nous en avons une figure dans l'Écriture sainte. L'ange qui conduisait le jeune Tobie (Tob., VI, 19) lui commanda de garder la continence avec sa femme pendant trois jours et trois nuits, et de brûler le foie du poisson qu'il avait pris : ce qui nous apprend que le coeur,

 

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qui est sujet aux passions et attaché aux créatures, doit être purifie de l'amour «les choses créées, et brûlé du feu de l'amour divin, pour aller à Dieu. C'est dans la purgation qu'on chasse le malin esprit, qui exerce sa tyrannie sur lésâmes qui n'ont pas encore rompu leur attachement aux  créatures.   La  seconde  nuit,  l'ange dit à Tobie qu'il serait reçu dans la compagnie des saints patriarches, qui sont les pères de la foi : de même l'âme, ayant passé par la première nuit, en se privant des objets qui contentent les sens, entre dans la seconde nuit; car elle est alors dans une foi toute nue et toute simple, dont elle suit uniquement les lumières et la conduite.

La troisième nuit, l'ange donna des assurances à Tobie de la bénédiction qu'il recevrait, et qui est Dieu. Ainsi Dieu, pendant la seconde nuit, qui représente la foi, se communique à l'âme d'une manière si  secrète, qu'il  est pour elle une troisième nuit,  plus obscure que la première et la seconde. Cette troisième nuit étant passée, c'est-à-dire cette communication de Dieu étant achevée, quoique l'âme soit couverte de ténèbres, elle est unie aussitôt à l'épouse, qui est la sagesse divine. Et comme l'ange déclara au jeune Tobie que la troisième nuit il serait uni, dans la crainte du Seigneur, à son épouse, de même la crainte de Dieu, quand elle est dans sa dernière perfection, est unie avec l'amour divin, et l'âme M transforme alors par amour en son Dieu. Mais, pour rendre ces choses plus intelligibles, nous traiterons en particulier de leurs causes.

Il faut néanmoins remarquer que ces trois nuits ne sont, à proprement parler, qu'une nuit divisée en trois parties. On compare la première nuit, qui est celle des sens, à la première partie de la nuit naturelle qui nous dérobe la vue des objets visibles. La seconde, qui est là nuit de la foi, est semblable à minuit, où on ne volt rien. La troisième, qui est Dieu, a de la ressemblance avec la dernière partie de la nuit, ou, pour mieux dire, avec l'aurore, à laquelle la lumière du soleil succède immédiatement.

 

CHAPITRE III
On parle de la première cause de cette nuit, et on montre que c'est la privation que les passions souillent.

 

Nous appelons nuit, en cet endroit, la privation du plaisir dont les passions sont privées en toutes choses ; car, comme la nuit naturelle est la privation de la lumière et des objets visibles, de sorte que les yeux ne peuvent les voir, de même on peut donner le nom

 

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de nuit à la mortification des passions. Car, lorsque l’âme se prive en toutes choses des plaisirs que les passions recherchent, on peut dire qu'elle demeure dans la nuit, et qu'elle est dépouillée de toutes les choses qui peuvent la soutenir; ou, pour donner plus de clarté à cette vérité, comme les yeux de l'homme se nourrissent de la lumière du jour et des objets qu'elle leur découvre, et, comme le défaut de cette lumière les empêche de s'en repaître, de même l’âme, en se servant de ses passions, se nourrit des choses qu'elle goûte par l'opération de ses puissances; mais, lorsqu'on mortifie les passions, l'âme ne reçoit plus d'aliments des créatures; et, de  cette façon, elle est remplie d'obscurité et destituée des objets que les passions lui présentaient.

Les exemples qui regardent les puissances de l'homme feront mieux entendre cette matière : en voici quelques-uns des plus propres à l'expliquer. Lorsque l'âme soustrait à sa passion les objets qui peuvent plaire a l'ouïe, elle est, au regard de ce sens, dans la privation des choses qui le touchent; elle se trouve dans le même état à l'égard des yeux, lorsqu'elle renonce au plaisir des objets qui peuvent les satisfaire. Il faut ainsi juger de l'attouchement, du goût, de l'odorat; de sorte que, quand l'âme mortifie sa passion en rejetant le contentement que les créatures lui donnent, elle est dans une profonde nuit, c'est-à-dire dans une entière privation, en ce qui regarde les choses créées. La raison en est que, selon les philosophes, l'âme est semblable à une toile blanche où l'on n'a peint aucune figure; de même, suivant le cours ordinaire de la nature, elle n'a rien et n'acquiert aucune connaissance que par l'opération des sens, comme un prisonnier ne voit que par les fenêtres de la prison où on le lient dans les fers; C'est pourquoi, quand elle rejette ce que les sens lui présentent, elle n'a ni objet ni connaissance, et elle est dans l'obscurité et dans la privation de toutes choses, puisque c'est par ces seules ouvertures que la lumière et les créatures peuvent passer jusqu'à elle; car, quoiqu'il soit certain qu'elle voit, qu'elle entend, qu'elle flaire, qu'elle goûte et qu'elle touche par le ministère des sens, néanmoins, si elle n'use pas de leurs opérations, elle n'en est pas plus touchée que si elle ne connaissait aucun objet par la vue ou par l'ouïe, ou par quelque autre sens extérieur; et il lui arriverait la même chose qu'à celui qui fermerait les yeux au soleil, et qui demeurerait dans l'obscurité, comme s'il était aveugle.

C'est ce que le prophète-roi semble signifier quand il dit qu'il est pauvre, et qu'il est dans les travaux dès sa jeunesse (1). Car, quoiqu'il

 

1 Pauper sum ego, et in laboribus a juventute mea. Psal. LXXXVII, 16.

 

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possédât de grandes richesses, il ne s'y attachait nullement, et, de sorte il était véritablement pauvre. Au contraire, s'il eût été privé des biens temporels, et qu'il les eût désirés de tout son cœur, on n'eût pu lui attribuer la vertu de pauvreté, puisque son âme, suivant le penchant de sa passion, eût été abondante en toutes choses.

Pour ces raisons, nous disons que la pauvreté de l'âme est une nuit obscure. Nous ne parlons pas du manquement réel des créatures, puisque ce manquement n'en dépouille pas l'âme lorsqu'elle les recherche; mais nous parlons de la pauvreté d'esprit, je veux dire la privation du plaisir que les choses passagères nous donnent, parce que cette privation établit l'âme dans un parfait vide et dans une parfaite liberté ; les biens de la terre ne l'occupent pas ; ils n'attirent pas son amour; ils ne peuvent avoir aucune entrée eu son cœur; ils ne lui font aucun préjudice. Aussi est-ce la seule volonté et le seul désir qui lui nuisent.

Voilà la première nuit dont l'âme est environnée selon la partie inférieure de l'homme. Il faut maintenant voir combien il lui est utile, si elle se porte à l'union divine, de sortir de sa maison pendant que l'obscure nuit des sens dure.

 

CHAPITRE IV
Combien il est nécessaire à l'âme de passer par la nuit obscure des sens, c'est-à-dire par la mortification des passions, pour aller à l'union divine.

 

Il est nécessaire que rame qui tend à l'union divine passe par la nuit obscure, c'est-à-dire par la mortification des passions et par le renoncement des plaisirs que les créatures peuvent nous faire coûter, parce que l'amour qu'on a pour elles paraît devant Dieu comme dis ténèbres qui rendent l'âme incapable de recevoir la pure lumière de Dieu; car la lumière ne s'accorde pas avec les ténèbres, puisque, comme dit saint Jean, la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise (1).

La raison en est que, selon les philosophes, deux contraires ne peuvent subsister ensemble dans un même sujet, car quelle communication y a-t-il, dit saint Paul, entre les ténèbres et la lumière (2) ?

De là vient que l'âme ne peut être revêtue de l'union divine avant qu'elle se  soit dépouillée de l'amour des créatures.  Mais,  pour

 

1 Lux in tenebris lucet, et tenebrae eam non comprehenderunt. Joan., I, 5.

2 Aut quae societas lucis ad tenebras ? II Cor., VI, 14.

 

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prouver plus clairement ce que j'avance, il faut savoir que l'attachement de l’âme aux créatures la rend semblable aux créatures mêmes, et que plus cet attachement est grand, plus cette ressemblance est parfaite. C'est le propre de l'amour de réduire à cette uniformité celui qui aime et l'objet qui est aimé. David en était convaincu lorsque, parlant des personnes qui aimaient les idoles, il disait : Que tous ceux qui les font, et qui y mettent leur confiance, deviennent semblables à elles (1).

C'est pourquoi celui qui s'attache de la sorte à la créature est aussi vil qu'elle; il est même en quelque façon plus abaissé, puisque l'amour le rend inférieur à l'objet aimé, ou plutôt le fait l'esclave de ce qu'il aime. Il suit de là que, quand l’âme s'unit par amour à quelque autre chose qu'à Dieu, elle ne saurait ni parvenir à une parfaite union avec le Créateur, ni se transformer en lui. La petitesse de la créature peut bien moins monter à la grandeur de Dieu, que les ténèbres ne peuvent s'accommoder avec la lumière.

En effet, tout ce qui est sur la terre et dans le ciel, si on le compare avec Dieu, n'est rien, comme Jérémie l'assure quand il dit qu'il a regardé la terre, et qu'elle était un vide et un néant; qu'il a jeté les yeux sur les cieux, et qu'il n'y avait point de lumière (2). Il signifie, par toutes ces expressions, que ni la terre ni les créatures qu'elle soutient, ne paraissent qu'un rien devant Dieu, et que les cieux, quoique brillants de lumière, ne doivent être estimés que ténèbres devant lui.

Nous pouvons donc inférer de là que les créatures, considérées de cette sorte, ne sont rien, et que l'amour qui nous unit à elles nous réduit à quelque chose de moindre que le rien, puisque c'est un obstacle à notre union avec Dieu, et une privation de notre transformation en lui; comme les ténèbres ne sont qu'un rien et qu'une privation de la lumière. J'ajoute que, comme celui qui est couvert de ténèbres ne reçoit et ne comprend pas la lumière, de même l’âme qui aime quelque chose de créé ne pourra ni connaître Dieu, ni jouir de lui en cette vie par la pure transformation d'elle-même en Dieu, ni le posséder en l'autre monde par la vision béatifique. Pour faciliter l'intelligence de ceci, j'apporterai plusieurs comparaisons.

L'être de toutes les créatures n'est rien en comparaison de l'être infini de Dieu, et eonséquemment l’âme qui leur donne son amour n'est rien, et même moins que rien; elle ne peut donc unir son être

 

1 Similes illis fiant qui faciunt ea, et omnes qui confidunt in eis. Psal. CXIII, 8.

2 Aspexi terram, et ecce vacua erat et nihili; et cœlos, et non erat lux in eis. Jerem., IV, 23.

 

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à l'être de Dieu, le néant ne pouvant avoir ni convenance ni union avec un élie infini et nécessaire.

Toute la beauté créée n'est rien auprès de la beauté infinie du Créateur, et on doit même confesser, après Salomon, qu'elle n'est qu'une illusion ou plutôt une véritable laideur; de sorte que, quand on l'aime dérèglement, l’âme est très-laide aux yeux de Dieu, et ne saurait être transformée en la beauté divine, puisque la laideur ne peut être en même temps la beauté (1).

De plus, tout ce que les créatures ont d'agréable et d'engageant, si on en fait comparaison avec les attraits infinis de Dieu, paraîtra rebutant et insipide. Il faut donc que l’âme qui s'y plaît soit désagréable au Seigneur, et infiniment éloignée de ses charmes, car il y a une différence incompréhensible entre ces deux contraires.

Si on compare aussi toute la bonté des créatures avec la bonté infinie de Dieu, il faudra l'appeler malice plutôt que bonté, puisque, suivant cet oracle divin, il n'y a que Dieu qui soit bon (2). C'est pourquoi l'âme qui adhère, par un amour particulier, à la bonté créée est mauvaise en la présence de Dieu; et, comme la malice ne fait point d'accord avec la bonté, de même l’âme ne pourra jamais, en cet état, s'approcher de Dieu.

Toute la sagesse du monde, comparée avec la sagesse de Dieu, n'est qu'ignorance, parce que, comme saint Paul l'écrit aux Corinthiens, la sagesse de ce monde est folie devant Dieu (3). C'est pourquoi quiconque estime sa sagesse au point de croire qu'elle lui suffit pour entrer dans l'union divine, est insensé devant Dieu et très-éloigné de lui, puisque la folie n'a point de commerce avec la sagesse. Ainsi tous ceux qui pensent être sages ne le sont pas devant Dieu, car, en se disant sages, dit saint Paul, ils sont devenus fous (4). Ceux-là donc comprennent seuls la sagesse de Dieu, qui, ne s'attribuant nulle sagesse, non plus que des enfants et des ignorants, le servent et lui obéissent avec amour. C'est cette sagesse que l'Apôtre nous enseigne par ces paroles : Que nul ne se trompe soi-même, dit-il : si quelqu'un d'entre vous se croit sage selon le monde, qu'il devienne fou pour être sage (5). L'âme doit donc aller à l'union de la sagesse divine plutôt par l'ignorance que par la science.

Toute la domination et toute la liberté des hommes, si on en fait comparaison avec le domaine et la liberté de Dieu, ne sont qu'une

 

 

1. Fallax est gratia, et vana est pulchritudo. Prov., XXXI, 30.

2. nemo bonus bonus nisi solus Deus. Luc., XVIII, 19.

3. Sapientia enim hujus mundi stultitia est apud Deum. I Cor., III, 19.

4. Dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt. Rom., I, 22.

5. Nemo se seducat : si quis videtur inter vos sapientes esse in saeculo, stultus fiat ut sit sapiens. I Cor., III, 18.

 

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véritable sujétion et qu'une radieuse captivité d'esprit; de sorte que celui qui court après les dignités, les honneurs, les prééminences et la liberté de ses passions déréglées. Dieu ne le traite pas comme un homme libre et comme un fils bien-aimé, mais comme une personne vile et comme un esclave de ses passions, parce que celui-là ne veut pas suivre la doctrine de Jésus-Christ, qui nous apprend que quiconque vent être le plus grand doit devenir le plus petit. Ainsi. l’âme ne peut goûter la souveraine liberté d'esprit, de laquelle on jouit dans l'union divine, et à laquelle l'esclavage est entièrement opposé; liberté qui règne, non pas dans un cœur tyrannisé par les passions, mais dans un cœur affranchi de leur empire. C'est pourquoi Sara pria Abraham de chasser de sa maison Agar et son fils, parce que l'enfant d'une femme esclave ne devait pas être héritier avec, l'enfant d'une femme libre (1).

Toutes les délices et toutes les douceurs des créatures ne sont que des peines et des amertumes très-grandes, lorsqu'on les compare avec les délices et les douceurs de Dieu. Celui-là donc ne mérite que des tourments, qui s'abandonne aux plaisirs du monde.

Toutes les richesses créées et tontes leurs gloires, si on en fait comparaison avec les richesses et la gloire de Dieu, ne sont que pauvreté et confusion; de sorte que l'âme qui les aime et les désire tombe dans une extrême indigence et dans la dernière ignominie devant Dieu. C'est pourquoi jamais elle ne pourra se remplir de la richesse et de la gloire, qui est la transformation d'elle-même en Dieu, parce qu'il y a une très-grande différence entre la pauvreté et la misère extrême, et la richesse et la félicité infinie.

Pour cette cause, la sagesse divine, se plaignant de cens que leur attachement à la beauté, à la gloire, aux autres biens de la terre, jette dans la laideur, dans la confusion et dans la pauvreté, s'écrie : C'est à vous, à hommes, que je parle (2)! Vous, qui êtes petits, comprenez avec quelle prudence vous devez vous comporter ; vous, qui n'avez pas encore le sens parfait, prenez garde et écoulez. Je vais parler de choses très-grandes. Je possède les richesses, la gloire, la magnificence et la justice. Mon fruit est meilleur que l'or et que les pierres précieuses; et ce que je produis vaut mieux que l'argent. Je marche

 

1 Ejice ancillam hanc, et filium ejus : non enim erit haeres filius ancillae cum filio meo Isaac. Gen., XXI, 10.

2 O viri, ad vos clamito, et vox mea ad filios hominum. Intelligite, parvuli, astutiam, et insipientes animadvertite. Audite, quoniam de rebus magnis locutura sum... Mecum sunt divitiae, et gloria, opes superbae et justitia. Melior est enim fructus meus auro, et lapide pretioso, et genimina mea argento electo. In viis justitia; ambulo, in medio aemitarum judicii, ut ditem diligentes me, et thesauros eorum repleam. Prov., VIII, 4, 5, 6, 18, 19, 20, 21.

 

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dans le chemin de la justice et du jugement, pour enrichir ceux qui m'aiment, et pour remplir leurs trésors.

La Sagesse adresse ces paroles à tous ceux qui donnent leur cœur aux créatures ; elle les appelle petits, car ils sont semblables aux objets qu'ils aiment, et qui sont très-petits d'eux-mêmes. Elle les avertit d'être prudents, et de faire réflexion sur les biens, sur la gloire, sur la justice, sur les autres richesses, qui sont infiniment grandes. Elle veut leur parler de Dieu, pour les désabuser de l'estime qu'ils font des choses créées. Elle ajoute que le fruit qu'ils tireront de ses conseils et de son secours, surtout à l'égard de leur âme, est plus noble et plus précieux que l'or, que l'argent et que les pierreries. Ils doivent donc étouffer leur amour pour les créatures, et ne le conserver que pour s'unir au Créateur.

 

CHAPITRE V
On continue à montrer, par des autorités et des figures tirées de l'Ecriture sainte, combien il est nécessaire que l’âme tende à Dieu par la nuit obscure ou mortification des passions.

 

Saint Augustin connaissait parfaitement la différence qui se trouve entre Dieu et les créatures, et combien les âmes qui les aiment s'éloignent de lui, lorsqu'il parlait à Dieu de la sorte : Misérable que je suis ! quand sera-ce que je rendrai conforme à votre droiture tout ce que j'ai déréglé ? Vous êtes bon. et je suis méchant; vous êtes pieux, et je suis impie; vous êtes saint, et je suis pécheur; vous êtes juste, et je suis injuste ; vous êtes la lumière, et je suis aveugle ; vous êtes la vie, et je suis mort ; vous êtes le médecin, et je suis malade; vous êtes la vérité suprême, et je suis que vanité et que mensonge. (Soliloq. c. II.) Voilà ce que le saint docteur dit de lui-même, en considérant le penchant qu'il avait pour les créatures. C'est aussi ce qu'on peut dire de tous les hommes, parce qu'ils ont les mêmes passions.

De sorte que celui-là est fort ignorant, qui s'imagine qu'il peut aller au sublime état de l'union avec Dieu, avant qu'il ait détruit en son cœur l'amour des choses naturelles, et même le désir des choses surnaturelles, non pas en tant qu'elles contribuent à la gloire de Notre-Seigneur, mais en tant que. par une évidente corruption de l’amour-propre, il ne les voudrait posséder que pour ses intérêts particuliers, et que. pour ce dessein, il s'y attacherait dérèglement. La raison en est que les biens de la nature sont infiniment différents des biens de la grâce, qui sont communiqués à l'âme dans sa parfaite transformation en Dieu. Et c'est pour ce sujet que Jésus-Christ

 

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dit que celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être son disciple (1). Soit que cette possession soit réelle, soit que ce soit un simple attachement de la volonté aux biens de la terre, on ne saurait raisonnablement douter de ceci. Le Fils de Dieu est venu apprendre aux hommes à mépriser les choses créées, afin qu'ils puissent recevoir l'esprit de Dieu. Ainsi l'âme est incapable de le recevoir par sa transformation en Dieu, avant qu'elle se soit détachée des créatures.

Nous avons dans l’Exode une figure de cette vérité. (Exode, XVI, 3.) Dieu ne donna la manne aux Israélites qu'après qu'ils eurent consommé la farine qu'ils avaient apportée d'Egypte, pour nous faire entendre que nous ne pouvons goûter cette viande céleste qu'après avoir renoncé aux créatures. Ceux-là donc qui se repaissent de ces objets ne peuvent être animés de l'esprit de Dieu; ils le provoquent même à la colère. C'est ce mélange de l'amour de Dieu et de l'amour des créatures que firent les Juifs, lorsque, ennuyés de la manne, ils demandèrent de la chair, et, préférant une nourriture si grossière à ce pain angélique qui avait le goût de toutes les viandes qu'on pouvait souhaiter, ils irritèrent le Seigneur contre eux. La justice divine les punit dans la chaleur de leur gourmandise, et en fil mourir an grand nombre, comme le prophète-roi le rapporte en ses Psaumes (2).

Oh ! si les hommes spirituels comprenaient bien quels trésors et quels fruits de l'esprit divin ils perdent, parce qu'ils ne détachent pas leur amour des bagatelles de la terre ; s'ils savaient qu'en se privant du plaisir des créatures, ils goûteraient toutes sortes de douceurs, ne rejetteraient-ils pas toutes les consolations du monde? Mais, parce qu'ils n'y veulent pas renoncer, ils ne peuvent jouir de ces délices spirituelles. Ainsi les Hébreux ne sentaient pas les différents goûts de la manne, non pas qu'elle ne les eût point en effet, mais parce qu'ils ne s'appliquaient pas à la goûter seule, et qu'ils désiraient d'autres viandes avec elle; de même celui qui aime quelque chose avec Dieu ne le peut goûter seul, et il en fait peu d'état, puisqu'il met dans un même rang ce qui est infiniment éloigné de lui.

Certes, l'expérience nous enseigne que, quand le cœur aime un objet, il le préfère aux autres objets, lorsqu'il n'y trouve pas une aussi grande douceur, quoique d'ailleurs ils soient plus excellents ; que, s'il les aime tous et s'il se plaît en tous également, cette égalité est injuste et injurieuse aux objets qui sont meilleurs que les

 

1 Sic ergo omnis ex vobis qui non renuntiat omnibus quae possidet, non potest meus esse discipulus. Luc, XIV, 33.

2 Et occidit pingues eorum. Psal. LXXVII, 31.

 

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autres. Or, puisque rien ne peut être comparé avec Dieu, l'âme lui fait une horrible injure quand elle aime quelque autre chose que lui. Que serait-ce donc si elle aimait quelque créature plus que Dieu même?

Le même livre de l'Exode nous fournit une seconde figure de ce que nous avons avancé (1). Lorsque Dieu commande à Moïse de monter sur la montagne de Sinaï, où il avait dessein de lui parler, il voulut que les Israélites demeurassent au pied, et leur défendit même de faire paître leur bétail aux environs. Ce qui nous montre qu'une âme qui veut monter sur la montagne de la perfection, pour traiter familièrement avec Dieu, doit non-seulement abandonner toutes les choses créées, mais empêcher aussi ses passions, qui tiennent de la nature des bêtes, de paître aux environs de cette montagne, c'est-à-dire de prendre plaisir en aucun objet qu'en Dieu, en qui seul, lorsqu'on est arrivé à l'état de perfection, toutes les passions trouvent leur repos, comme dans le terme de leurs recherches.

Il est donc nécessaire que celui qui veut atteindre à la cime de cette montagne réprime toutes ses passions. En quoi il aura cet avantage que plus il apportera de diligence et de ferveur à se priver de toutes choses, plus il aura de facilité à se rendre très-parfait ; ce qu'il ne peut faire, quelques vertus qu'il pratique, avant qu'il ait calmé les mouvements de ses passions, puisque l'âme en doit être auparavant délivrée.

Le patriarche Jacob nous présente une troisième figure de cette mortification (2). Lorsqu'il voulut aller sur le mont Béthel, afin d'y dresser un autel et d'y offrir un sacrifice à Dieu, il commanda trois choses à ses domestiques : la première, qu'ils abandonnassent leurs idoles ; la seconde, qu'ils se purifiassent; la troisième, qu'ils changeassent d'habits. Nous apprenons de cette conduite que celui qui veut monter sur la montagne de la perfection chrétienne, et faire en son cœur un autel pour présenter à Dieu un sacrifice d'amour et de louanges, doit accomplir ces trois choses que nous venons de rapporter. En premier lieu, il doit détruire les dieux étrangers, c'est-à-dire ses attachements déréglés ; en second lieu, il doit effacer les taches de ses passions, en leur résistant et en faisant pénitence de ce qu'il les a souffertes dans leurs désordres; en troisième lieu, il faut qu'il change d'habits, changement qui se fait de cette sorte : Dieu

 

1 Esto paratus manè, ut amendas statim in montem Sinai, stabisque mecum super verticem montis. Nullus ascendat tecum, nec videatur quispiam per totum montem ; boves quoque et oves non pascantur è contra. Exod., XXXIV, 2, 3.

2 Jacob verò convocatà omni domo suà, ait : Abjicite deos alienos qui in medio vestri sunt, et mundamini, et mutate vestimenta vestra; surgite, et ascendamus in Bethel, ut faciamus ibi altare Deo. Genes., XXXV, 2, 3.

 

 

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change les vieux habits en habits neufs, lorsqu'il donne à l'âme, par les opérations de l'entendement et de la volonté, un nouveau moyen de le connaître en lui-même, c'est-à-dire de le connaître, non pas d'une manière humaine, comme elle le connaissait auparavant, mais d'une manière surnaturelle. Il éteint aussi l'amour humain et le plaisir de cette personne, et il allume en son cœur un amour tout divin ; tellement qu'il fait cesser les opérations de ses puissances en tant qu'elles se faisaient naturellement, et qu'il lui communique des idées, des connaissances et des affections élevées au-dessus de la nature, et accompagnées de consolations infinies.

De sorte qu'en cet état, qui est l'état d'union avec Dieu, toutes les opérations humaines deviennent divines, et l’âme est, en ces moments un autel où Dieu seul est adore par des sacrifices de louanges et d'amour. Pour  cette cause, Dieu voulut que, dans l'Ancien Testament, l'autel sur lequel on devait lui faire des sacrifices fût creux et vide au dedans (1); ce qui montre combien Dieu souhaite que  l’âme soit dégagée de toutes choses, afin d'être un autel digne de recevoir la .Majesté divine, et de lui servir de demeure .

Dieu détendit aussi de mettre sur son autel un feu étranger, et d'en retirer le feu qui lui était consacré (Levit., X. 1.) ; de sorte que Nadab et Abiu, qui étaient enfants du grand piètre Aaron, ayant violé sa défense, il les fit consumer au pied de l’autel par le feu qu'il lit tomber du ciel, afin que nous apprenions de là que l’âme qui veut être un autel dédié à son Créateur ne doit jamais laisser mourir en son cœur le feu de l'amour divin, ni souffrir que le l'eu de l'amour humain la brûle, parce que Dieu ne veut pas qu'aucun objet partage avec lui l'âme qu'il a choisie pour son temple. Aussi nous lisons, dans le premier livre des Rois ( I Reg. V), que les Philistins, ayant mis l'arche d'alliance avec Dagon, trouvèrent tous les matins ce faux dieu renversé par terre, jusqu'à ce que cette idole fût enfin rompue en plusieurs morceaux. Or, comme Dieu ne permit pas que cette divinité imaginaire demeurât avec lui dans un même lieu, de même il ne souffre pas avec lui, dans un même cœur, les passions encore terrestres. Il ne veut que ceux qui observent la loi divine, et qui acceptent volontiers les croix intérieures et extérieures ; car, comme il n'y avait dans l'arche que le livre de la loi et la verge de Moïse, laquelle était la figure de la croix, de même il veut que l’âme qui désire goûter la vraie manne, c'est-à-dire Dieu, garde ses commandements et porte la croix du Sauveur avec toute la perfection possible.

 

1 Non solidum, sed inane et cavum intrinsecus facies. Exod., XXVII, 8.

 

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CHAPITRE VI
Les passions apportent à l’âme deux dommages, l'un privatif, l'autre positif. — On le prouve par plusieurs passages de l'Ecriture.

 

Un de connaître plus distinctement ce que nous avons dit jusqu’ici, il est nécessaire de déclarer de quelle manière les passions causent à l'âme deux sortes de dommages, dont l'un est privatif et l’autre est positif. Le premier consiste en ce que les passions privent l’âme de l'esprit de Dieu, et le second, en ce qu’étant fortes, elles fatiguent l'âme, elles la tourmentent, elles la remplissent de ténèbres et de taches, elles l'affaiblissent ; c'est ce que Jérémie exprime en ces termes : Mon peuple, dit-il, a fait deux maux : il m'a quitté, moi qui suis la fontaine d'eau vive, et il s'est fait des citernes qui sont percées de tous côtés, et qui ne sauraient garder l'eau (1). Une seule opération de la passion produit ces deux mauvais effets dans l’âme; car,aussitôt que  l’âme s'affectionne à quelques créatures, plus  cette affection jette de profondes racines, moins l'âme est capable d'aller à Dieu, puisque l'amour de Dieu et l'amour des choses créées sont contraires et ne peuvent subsister ensemble dans le cœur.  En  effet, quelle comparaison y a-t-il entre les créatures et le Créateur, entre les choses matérielles et les choses spirituelles, entre les choses visibles et les choses invisibles, entre les temporelles et les éternelles, entre la nourriture Céleste et spirituelle et la viande terrestre et sensible; entre le dépouillement et la nudité pour l'amour de Jésus-Christ, et l'attachement aux biens du monde ?

C'est pourquoi, connue on ne peut introduire une forme dans un sujet avant qu'on en ait chassé celle qui lui est contraire, de même le pur esprit ne saurait entier dans l’âme avant qu'elle ait étouffé les mouvements de la partie sensible et animale. De la vient que notre Sauveur dit qu'il n'est pas juste de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens, et qu'il ne faut pas aussi leur donner ce qui est saint (2). Dans ces deux endroits, Notre-Seigneur compare aux enfants tous ceux qui se disposent, par le renoncement de leurs passions, à recevoir le pur esprit de Dieu, et aux chiens tous ceux qui repaissent leurs passions des créatures. Car le père permet à ses enfants de se mettre à sa table et de manger les mêmes viandes que lui; mais on

 

1 Duo enim mala fecit populus meus : me dereliquerunt fontem aquae vivae, et foderunt sibi cisternas, cisternas dissipatas, quae continere non valent aquas. Jerem., II, 13.

2 Non est bonum sumere panem filiorum, et mittere canibus. Matth., XV, 26. Nolite dare sanctum canibus. Matth., VII, 6.

 

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n'abandonne aux chiens que les miettes qui tombent de la table à terre. Or, toutes les créatures ne sont, pour parler de la sorte, que des miettes qui sont tombées de la table de Dieu; et ainsi on a raison de dire que ceux qui s'en nourrissent sont, en quelque façon, des chiens à qui on ôte le pain des enfants, parce qu'ils ne veulent ni se priver de ces miettes, ni aspirer à l'honneur de manger des viandes de leur père, c'est-à-dire de se remplir du pur esprit de leur Créateur. C'est donc avec justice qu'ils souffrent une faim canine, comme parle David, ces miettes n'étant pas capables de les rassasier; ce qui les oblige, ajoute le même prophète, à courir par toute la ville pour chercher de quoi vivre; mais, comme ils ne trouvent rien qui les contente, ils murmurent (1). C'est le malheur de ceux qui flattent trop leurs passions, d'être chagrins comme le sont ceux qui meurent de faim. Il n'y a donc point de proportion entre la faim que causent les créatures, et le rassasiement qui est l'effet de l'esprit de Dieu; et, par une suite nécessaire, l'âme ne peut jouir de l'un avant qu'elle se soit privée de l'autre.

On peut inférer de ces discours que, quand Dieu délivre une âme de ces contrariétés et la purifie entièrement, il fait, si j'ose le dire, quelque chose de plus grand que lorsqu'il tire l’âme du néant et lui donne l'être, parce que les passions de l'homme s'opposent plus à l'opération de Dieu que le néant, puisque le néant n'est pas capable de résister à la Majesté divine. Voilà ce que nous avions à dire du premier dommage que l'âme reçoit des passions, lorsqu'elles empêchent l'esprit de Dieu d'y venir et d'y demeurer. Il faut parler maintenant du second dommage, que nous appelons positif, et qui renferme cinq effets que les passions font dans l'âme : car elles la fatiguent, elles l'affligent, elles l'obscurcissent, elles la souillent, elles l'affaiblissent.

En premier lieu, les passions fatiguent l'âme, parce qu'elles sont semblables à des enfants inquiets, qui demandent à leur mère tantôt une chose, tantôt une autre, et qu'on ne peut satisfaire. Or, comme la mère se lasse de leurs importunités, de même l'âme se lasse des importunités de ses passions; ou, comme celui qui fouit en terre pour trouver quelque trésor se fatigue beaucoup, de même l'âme ressent beaucoup de fatigue à chercher dans les créatures de quoi contenter ses passions. Que si elle leur donne tout ce qu'elles demandent, elles ne cessent pas néanmoins de lui être fort incommodes, n'étant jamais pleinement rassasiées, et ne trouvant dans les créatures que des citernes percées, qui ne conservent pas de l'eau suffisamment

 

1 Fanem patientur ut canes. Ipsi dispergentur ad manducandum.Si vero non fuerint saturati, et murmurabunt. Psal. LVIII, 15, 16.

 

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pour éteindre leur soif ardente. Si bien qu'on peut dire avec Isaïe : Il a pris beaucoup de peine à étancher sa soif, et il en sent encore l'ardeur ; son âme est vide et privée du soulagement qu'elle cherchait (1). On peut ajouter que, comme celui qui a la fièvre chaude n'a nul repos et brûle d'une soif qui augmente à chaque moment, jusqu'à ce que la lièvre soit cessée, de même l'âme ne jouit d'aucune tranquillité et sent toujours de l'inquiétude, jusqu'à ce qu'elle ail apaisé les mouvements des passions qui la tyrannisent. Il semble que le saint homme Job décrit cet état lorsqu'il dit que, quand il sera rassasié, il sera plus incommodé de la chaleur qu'auparavant, et qu'il sera accablé de toutes sortes de douleurs et de peines (2).

De plus, les passions fatiguent l'âme, parce qu'elles l'agitent comme les vents agitent l'eau ; elles ne lui laissent aucun repos, selon ces paroles d'Isaïe : Le cœur de l'impie ressemble à la mer quand elle est agitée, et ne peut jamais être paisible (3).

Les passions fatiguent enfin l'âme lorsqu'elle veut les contenter, parce que, comme celui qui, pressé de la faim, ouvre la bouche pour se remplir de vent, et, au lieu de se rassasier, irrite sa faim, de même l’âme, bien loin d'assouvir sa faim, l'excite davantage ; de sorte qu'on peut dire avec Jérémie que l'âme, en suivant le désir de sa volonté, n'a trouvé que du vent; et peu après, lui faisant connaître son aridité, il l'exhorte à s'éloigner de la nudité et de la soif, c'est-à-dire à détacher ses pensées et ses affections du dessein de soûler ses passions, parce que ce prétendu rassasiement allume davantage leur ardeur (4). Alors l’âme éprouve le sort de l'ambitieux qui se voit frustré de ses attentes après avoir longtemps espéré, et qui ne reçoit de ses soins que du chagrin et de l'ennui. De même, après qu'elle a travaillé pour remplir l'avidité de ses passions, elle ne recueille que de l'inquiétude. On peut dire encore que la passion a du rapport avec: le feu. Comme le feu s'augmente à proportion qu'on y met du bois, de même la passion s'enflamme à mesure qu'on lui donne de quoi se nourrir. Mais il y a  cette différence entre la passion et le feu, que celui-ci s'éteint quand il a consumé ses matières, et celle-là s'allume davantage lorsque les aliments lui manquent. Ainsi on voit la vérité de ces paroles d'Isaïe : Il ira à droite, et il aura faim ; il mangera

 

1 Et sicut somniat esuriens et comedit, eum autem fuerit expergefactus vacua est anima ejus : et sicut somniat sitiens et bibit, et postquam fuerit experge factus, lassus adhuc sitit, et anima ejus vacua est. Isai., XXIX, 8.

2  Cum satiatus fuerit, arctalulur, aestuabit, et omnis dolor irruet super eum. Job., XX, 22.

3 Impii autem quasi mare fervens, quod quiescere non potest. Isai., LVII, 20.

4 Onager assuetua in solitudine, in desiderio anima sua; attraxit venin amoris sui. Jerem., II, 24.

Prohibe pedem tuum à nuditate, et guttur tuum à siti, Ibid., 25.

 

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à gauche, et il ne sera pas rassasié (1). Car ceux-là endurent justement la faim, qui ne mortifient pas leurs passions, lorsqu'ils sont entrés dans le chemin qui conduit à Dieu et qui est représenté par la droite, puisqu'ils ne méritent pas de goûter jusqu'au rassasiement les douceurs de l'esprit divin. C'est aussi avec sujet que ces gens-là n'apaisent pas leur faim, lorsqu'ils nourrissent des choses créées leurs passions, comme la gauche le signifie, parce qu'ils quittent ce qui peut seul les satisfaire, et qu'ils cherchent ce qui n'est propre qu'à augmenter leur aridité insatiable. Il est donc constant que les passions fatiguent l'âme qui s'abandonne à leurs mouvements.

 

CHAPITRE  VII
On montre par plusieurs comparaisons et par plusieurs autorités, comment les passions affligent l'âme.

 

En second lieu, les passions affligent l'âme, et c'est le second mal qu'elles lui causent. En cet état, l'âme est semblable à un homme qui est chargé de chaîne, et qui ne saurait se délivrer de la douleur qu'il en reçoit, avant qu'il s'en soit tout à fait dégagé ; de même l'âme ne peut sortir de ses peines avant qu'elle se soit affranchie des liens de ses passions. C'est de ce sujet que David parlait lorsqu'il disait : Les cordes de mes péchés, c'est-à-dire de mes passions, m'ont lié (2).

De plus, comme celui-là souffrirait beaucoup qui serait couché tout nu sur des épines, de même l'âme qui s'abandonne à ses passions est extrêmement tourmentée; car ses passions la piquent comme des épines. C'est ce que le prophète-roi dit en ces termes : Ils m'ont environné comme des abeilles, et ils se sont en flammés contre moi comme du feu dans des épines (3). Car le feu des chagrins et des tourments s'allume dans les passions, et excite dans l'âme des douleurs insupportables.

Ou bien, comme un laboureur qui désire ardemment une abondante moisson pique ses bœufs et les presse de labourer la terre, de même la concupiscence pique l'âme pour l'obliger à donner aux passions ce qu'elles demandent. Ceci parait clairement dans l'extrême ardeur qu'eut autrefois Dalila de savoir où les forces de Samson  résidaient. Elle le  fatigua jusqu'à mourir par ses poursuites

 

1 Et declinabit ad dexteram et esuriet : et comedet ad sinistram, et non saturabitur. Isai., IX, 20.

2 Fomes peccatorum circumplexi sunt me. Psal. CXVIII, 61.

3 Circumdederunt me sicut spes, et exaiserunt sicut ignis in spinis.  Psal. CXVII, 12.

 

 

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continuelles, tellement qu'il perdit cœur et succomba misérablement. L'âme tombe dans le même malheur, à force d'être pressée par les passions (1).

Il est facile de conclure de là que plus la passion se porte violemment à son objet, plus elle tourmente l'âme, et que plus l'âme accorde à la passion, plus elle sent de peines ; de sorte que ses tourments croissent a proportion que les dérèglements de la passion se multiplient. Ainsi on voit dans l'âme, dès  cette vie, la vérité de ces paroles de l'Apocalypse : Proportionnez son tourment et sa douleur à la grandeur de son orgueil et de ses délices (2). Et comme celui-là est ordinairement maltraité, qui tombe entre les mains de ses ennemis, de même l’âme qui se laisse vaincre par ses passions est fort affligée. Nous en avons une figure bien naturelle dans le malheur de Samson. Il avait au commencement des forces extraordinaires, et il exerçait avec une pleine autorité L'office déjuge sur les Israélites ; mais, aussitôt que ses ennemis l'eurent réduit en leur pouvoir, ils le privèrent de ses forces, ils lui crevèrent les yeux, ils l’attachèrent à une meule de moulin pour moudre du blé ; ils le tourmentèrent enfin de toutes les manières qu'ils voulurent. Le sort d'une âme que les passions ont vaincue n'est pas moins déplorable. Elles la dépouillent de ses forces ; elles l'aveuglent, elles l'attachent à la concupiscence comme à un moulin; elles l'affligent enfin selon la diversité et la violence de  leurs  emportements. Dieu a cependant compassion de ces misérables esclaves de leurs passions; et, pour les retirer de cette captivité, il les invite à venir à lui comme à la source des véritables biens et des solides plaisirs de l'âme, et il leur dit ces paroles d'Isaïe :  Vous qui avez soif, venez puiser de l'eau ; et vous qui n'avez point d'argent, hâtez-vous, achetez et mangez; venez, achetez du vin et du lait, quoique vous n'ayez ni argent ni de quoi donner en échange. Pourquoi employez-vous votre argent et le fruit de votre travail à acheter des choses qui ne servent ni à vous donner du pain ni à vous  rassasier ? Ecoutez-moi donc,  et prenez la bonne nourriture que je vous présente : c'est elle qui engraissera votre âme et qui la comblera de délices (3). Repassons sur ces paroles pour les appliquer à notre sujet.  Vous qui avez

 

1 Cumque molesta esset ei ; et per multos dies jugiter adhaeret, spatium ad quietem  non tribuens, defecit anima ejus et ad mortem usque lassata est. Judic., XVI, 16.

2 Quantùm glorificavit se, et in deliciis fuit, tantum date illi tormentum et luctum. Apoc., XVIII, 7.

3 Omnes sitientes venite ad aquas : et qui non habetis argentum properate, emite et comedite : venite, emite absque argento, et absque ullà commutatione vinum et lac. Quarè appenditis argentum non in panibus, et laborem vestrum non in saturitate ? Audite audientes me, et comedite bonum, et delectabitur in crassitudine anima vestra . (Isai., LV, I, 2.)

 

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soif, c'est-à-dire vous qui désirez ardemment de contenter vos passions. Vous qui n'avez point d'argent, ou qui n'avez pas la volonté assez ferme ni assez déterminée pour quitter les créatures et pour vous unir à Dieu seul. Achetez du vin et du lait, c'est-à-dire achetez la paix et la douceur de l'esprit divin. Sans argent et sans échange, ou bien, sans avoir autant de peine que vous en avez à satisfaire vos passions. Pourquoi donc employez-vous votre argent, ou votre volonté, et votre travail, ou le soin que vous prenez de rassasier vos passions, à acheter ce qui ne sert pas à vous faire du pain, c'est-à-dire à ne pas vous remplir de l'esprit de Dieu? Si vous suiviez mes avis, voire aine s'engraisserait de la viande spirituelle que je lui donnerais, et elle serait alors comblée de plaisirs. Or, se procurer  cette graisse n'est autre chose que se priver de tous les plaisirs dont les objets créés peuvent nous repaître; ils ne sont propres qu'à nous affliger. Au contraire, c'est l'esprit de Dieu qui nous réjouit.

C'est pourquoi Notre-Seigneur nous exhorte à aller a lui lorsque nous sommes accablés de nos peines et du soin d'entretenir nos passions en leurs voluptés ; et il nous promet de nous soulager et de remettre notre Ame dans la paix dont nos dérèglements, que nous sentons, selon l'expression du prophète-roi, comme un poids immense, nous ont privés (Matth., XI, 28 – Psal., XXXVII, 5).

 

 

 

CHAPITRE VIII
De quelle manière les passions obscurcissent l’âme. — On le prouve par quelques comparaisons et par quelques autorités de l'Écriture.

 

En troisième lieu, les passions déréglées obscurcissent l'âme ; car, comme les exhalaisons et les vapeurs de la terre obscurcissent l'air en arrêtant les rayons du soleil, comme l'haleine ternit le miroir, et comme la boue épaissit l'eau de telle sorte qu'on n'y peut voir son visage, de même les passions couvrent l'âme de ténèbres si grossières, que ni les rayons du soleil naturel, qui est la raison humaine, ni les lumières de la sagesse divine, ne peuvent la pénétrer et l'éclairer. C'est ce que David exprime quand il dit que ses péchés l'ont investi de tous côtés, et lui ont ôté la puissance de voir (Psal., XXXIX, 13).

Or, quand l'entendement est obscurci, la volonté devient languissante

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et la mémoire s'affaiblit tellement, que l’âme ne fait plus ses opérations avec facilité ; car ses puissances, dépendant de son entendement, tombent dans le désordre lorsque lui-même y tombe ; si bien que le prophète a raison de dire que son âme est extrêmement troublée (Psal. VI, 4) ; car c'est la même chose que s'il disait que toutes les facultés de son âme ne peuvent plus opérer. En effet, son esprit ne reçoit plus les lumières de la sagesse divine, sa volonté ne conçoit plus d'amour pour Dieu; sa mémoire ne retient plus les grandeurs et les bienfaits de Notre-Seigneur.

De plus, la passion aveugle l'âme, parce qu'elle est aveuglée elle-même; et, comme elle ne regarde nullement la raison, qui est guide naturel de l’âme, si elle conduit elle-même l’âme, elle l’égare, comme un aveugle égare celui qui s'abandonne a sa conduite. Fils de Dieu le dit en termes exprès : Si un aveugle en conduit un autre, dit-il, ils tomberont tous deux dans une fosse (Matth., XV, 14).

Certes, si l’âme a quelque lumière en ce temps-là, elle n'en use que pour se perdre, comme un papillon ne se sert de ses yeux que tour se brûlera la chandelle; ou bien elle est semblable au poisson qui se laisse éblouir à la lueur des flambeaux que les pêcheurs portent la nuit sur l'eau, et qui donne dans leurs filets ; de même l’âme suit les fausses lumières que ses passions lui présentent par le moyen des créatures, et elle s'engage dans les pièges du démon, et se perd sans ressource.

Ces paroles du Psalmiste : Le feu est tombé sur eux, et ils n'ont pas vu le soleil (Psal., LVII, 9), expliquent admirablement ceci. La passion est un feu qui enflamme la concupiscence, et qui empêche l'âme de voir le soleil, c'est-à-dire la véritable lumière de l'entendement, soit naturelle, soit surnaturelle. En effet, comme les yeux ne peuvent voir leur objet lorsqu'il y a entre eux et lui une lumière étrangère qui les éblouit et qui interrompt leur opération, de même l’âme ne peut voir cette divine lumière, parce que la passion se met entre les deux et trompe l’âme par l'interposition des fausses lumières dont il éblouit, ou plutôt dont il l'offusque et l'aveugle. C'est pourquoi on a sujet de déplorer l'ignorance de quelques-uns, qui se chargent indiscrètement de plusieurs  macérations et de plusieurs pratiques s'imaginant qu'elles sont seules suffisantes, sans la mortification de leurs passions, pour les élever à l'union de Dieu; mais ils prennent de fausses mesures, parce qu'ils n'y arriveront jamais avant que  d’avoir dompté leurs passions. Ils doivent donc les vaincre avec tout

 

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le soin possible. Alors ils profiteront plus en un mois qu'ils ne feront en plu>ieurs années, pendant qu'ils ne s’appliqueront qu'aux pratiques qui ne contribuent en rien a cette victoire. Comme le laboureur sème inutilement du grain dans un champ auquel il n'a pas donné les façons nécessaires, et comme la terre qui n'est pas cultivée ne porte que de méchantes herbes, de même celui-là travaille sans fruit, et ne fait aucun progrès dans la vie spirituelle, qui ne surmonte pas comme il faut ses passions; et ses passions ne feront naître en l'âme que ténèbres, que négligences et que langueurs, si elles ne sont purifiées par une sévère mortification. Elles sont dans l'âme comme une espèce de tache dans les yeux, et elles l'obscurcissent de telle sorte que l'âme ne voit pas clairement ce qu'elle doit connaître. C'est pourquoi David, considérant l'aveuglement de ces gens-là, et l'indignation que Dieu conçoit contre eux, leur adresse ces paroles : Avant que vos épines encore tendres se fortifient et croissent en gros buissons, ta colère de Dieu les absorbera, comme la terre qui s'entr'ouvre sous les pieds des vivants les engloutit (Psal., LVII, 10). C'est-à-dire, avant que leurs passions, qui sont au commencement traitables comme des épines encore tendres, s'obscurcissent, et, devenues semblables à de gros buissons, empêchent l'âme de recevoir la lumière divine, la colère de Dieu perdra ces personnes, soit en retranchant le cours de leur vie, ou en les affligeant en ce monde par les peines ou par les mortifications, soit en les réservant en l'autre vie pour les tourmenter dans les flammes du purgatoire. Or, le dessein qu'il a, en les faisant souffrir maintenant, est de rompre les obstacles que leurs passions font à leurs lumières, et de réparer les pertes spirituelles qu'ils en reçoivent.

Oh ! si les hommes connaissaient bien de quel trésor de lumières divines l'aveuglement que les passions leur causent les dépouille ! Oh ! s'ils avaient une parfaite connaissance des maux qu'ils en souffrent, lorsqu'ils ne les mortifient pas avec toute la rigueur possible! Car, enfin, ils n'ont nul sujet de se fier à leur esprit et aux dons de Dieu, et ils ne doivent passe persuader qu'ils puissent éviter les ténèbres spirituelles et les nouvelles pertes où la tyrannie de leurs passions et de leur concupiscence les engagera.

En effet, qui eût jamais osé dire qu'un homme aussi sage et aussi favorisé du Ciel que Salomon eût été frappé d'un si grand aveuglement d'esprit, et d'une si horrible dureté de cœur, qu'il érigeât en sa vieillesse des autels aux idoles, et qu'il rendit à de fausses divinités le culte qui n'est dû qu'au Créateur de l'univers (III Reg., XI, 4) ? Mais d'où lui

 

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est venu ce malheur? De l'amour déréglé des femmes et de sa négligence à réprimer ses passions et à refuser à ses sens les plaisirs qu'ils lui demandaient, comme il le marque lui-même dans son Ecclésiaste : Je n'ai, dit-il, rien dénié à mes yeux de tout ce qu'ils ont désiré, et je n'ai point empêché mon cœur de goûter toute la volupté qu'il a souhaitée (Eccl., II, 10). Ainsi, quoique ce prince fût extrêmement éclairé et prudent en sa jeunesse, ses passions l'aveuglèrent en sa vieillesse de telle sorte qu'il perdit toute sa sagesse, et qu'il abandonna même le service du vrai Dieu.

Que si le désordre des passions a fait de si méchants effets en ce grand monarque, que ne fera-t-il pas en nous, pendant que nous serons immortifiés, lâches à nous vaincre et aveugles en notre conduite? Quels dommages ne recevrons-nous pas, lorsqu'on pourra dire de nous avec vérité ce que le Seigneur dit des Ninivites à  Jonas : Ils  ne connaissent pas la différence qu'il y a entre la droite et la gauche (Jon., IV, 11.) ? N'est-ce  pas là l'ignorance avec laquelle nous  naissons? Ne nous trompons-nous pas si grossièrement que nous prenons souvent le mal pour le bien, et le bien pour le mal? Mais, si la passion ajoute l'aveuglement à notre ignorance naturelle, que pouvons-nous espérer de nous-mêmes? Rien, assurément, que  ce   qu'Isaïe déplore, en faisant parler ceux qui sont tyrannisés par leurs passions : Nous avons, disent-ils, donné dans les  murailles comme des aveugle ; nous avons marché à tâtons comme des gens qui sont privés de la vue, et nous avons heurté en plein midi comme au milieu des ténèbres (Isai., LIX). Ainsi, celui qui est assiégé des ténèbres de sa passion marche dans les lumières de la vérité sans connaître ce qui lui est utile ou préjudiciable.

 

 

CHAPITRE IX
On établit, par des comparaisons et par des passages de l'Écriture, comment les passions souillent l'âme.

 

Les taches de l'âme sont le quatrième dommage qui naît des passions déréglées, car elles font le même effet que fait la poix en ceux qui la touchent, et qui se gâtent les mains, dit l'Ecclésiastique (Eccli., XIII, 1). Pour entendre cette comparaison, il faut remarquer que les

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créatures sont semblables à la poix noire; que, comme un diamant est plus noble et plus brillant que la poix noire, de même l’âme est plus excellente et plus sublime que les créatures; et que, comme ce diamant serait fort sale si on le plongeait dans la poix fondue, de même l’âme est toute remplie d'ordures lorsque, en s'abandonnant à ses passions, elle s'attache aux choses créées, ou bien, comme la boue qu'on mêle avec de l'eau claire la trouble, et comme la suie qu'on jette sur un beau visage Je défigure, de même le plaisir que l'âme prend dans les créatures la corrompt et la rend difforme aux yeux de Dieu.

Il semble que Jérémie se représentait la beauté de l'âme et ensuite sa laideur, lorsqu'il disait dans ses Lamentations que ses cheveux étaient plus blancs que la neige,plus nets que le lait, plus vermeils que l'ivoire, plus beaux que les saphirs ; mais que son visage est devenu plus noir que le charbon, et que quand elle paraît en public, on ne la reconnaît plus (Thren., IV, 7, 8). Les cheveux signifient les affections de l'âme, lesquelles, s'attachant à Dieu, sont d'une admirable beauté. La neige, le lait, l'ivoire et le saphir, expriment la beauté des créatures; mais les opérations de l’âme,  pendant qu'elles sont régulières, les surpassent; et, au contraire, quand elles s'éloignent de Dieu et se tournent vers les choses créées, elles noircissent l'âme et lui impriment une si horrible difformité, qu'on ne peut rien imaginer d'assez laid dans la nature pour nous en donner une juste idée.

Or, ces souillures de l'âme ne viennent pas seulement du pêche mortel où la révolte de la passion l'engage; elles viennent encore des fautes légères qui privent l'âme de la parfaite union de Dieu, jusqu'à ce que la passion soit sortie de ses égarements. Qui peut donc comprendre la grandeur et la diversité des taches d'une âme qui s'est livrée au désordre de ses passions? Si on le pouvait expliquer, on serait touché d'une extrême compassion, de voiries plaies et les taches différentes dont les passions couvrent l'âme, chacune selon sa nature et sa violence. Car comme un homme juste possède de très-grands biens, à savoir plusieurs vertus   éclatantes et différentes les unes des autres,  selon le nombre et la variété des actes d'amour qu'il produit envers Dieu, de même un homme qui suit les mouvements de ses passions contracte une infinité de lâches différentes dont nous avons, dans Ézéchiel,  une ligure très-naturelle. Dieu lui montra les animaux immondes qui étaient représentés sur les murs intérieurs du temple : Où étant entré, dit le prophète, je

 

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vis les images de plusieurs bêtes et les idoles de la maison d'Israël qu'on avait peintes sur les murailles dans tout le contour du temple. Alors Dieu lui dit : Fils de l'homme, n'avez-vous pas vu les effroyables abominations que ces gens-là font ici (Ezech., VIII, 10) ? Ensuite il lui commanda d'entrer encore plus avant, l'assurant qu'il y découvrirait de nouvelles abominations. En effet, il y avait, dit Ézéchiel, des femmes qui pleuraient Adonis. Le prophète, ayant passé plus outre par l'ordre de Dieu, remarqua des hommes qui se tenaient le dos tourné au temple. Il m'introduisit, dit-il, dans la salle intérieure de la maison du Seigneur, et vingt-cinq hommes, qui tournaient le dos au temple, parurent à la porte, entre le portail et l'autel (Ezech,, VIII, 13, 14, 15, 16).

Les différents animaux  qui  étaient dépeints sur les   murs du temple  signifient les pensées de l'esprit qui s'occupe à connaître les choses de la terre, lesquelles, étant opposées aux choses du Ciel, souillent le temple de l'âme par la multitude et l'impression de leurs images. Les femmes qui pleurent Adonis représentent les passions qui gâtent   a volonté. Les hommes qui avaient le dos tourné au temple figurent les idées des créatures ou les images qui se conservent dans la mémoire. On peut dire de même que l'âme tourne le dos au temple de Dieu, c'est-à-dire à la droite raison, qui ne veut point souffrir des créatures opposées à leur Créateur.

Ce que nous avons dit jusqu'à présent  suffît pour déclarer les souillures que l'âme reçoit du dérèglement de ses passions. J'ajoute seulement  que le désir de commettre la moindre imperfection obscurcit l'âme et l'empêche d'acquérir la parfaite union de Dieu.

 

CHAPITRE X
De quelle manière les passions affaiblissent l’âme dans la pratique des vertus. — On le fait voir par des comparaisons et des témoignages de l'Écriture.

 

En cinquième lieu, le désordre des passions débilite tellement l'âme, qu'elle ne peut ni s'adonner à la vertu ni persévérer dans

 

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la pratique du bien. Car, lorsque la passion recherche plusieurs objets ensemble, elle est plus faible que si elle n'embrassait qu'une chose; et plus elle en désire en général, moins elle a de force pour les goûter en particulier, suivant le sentiment des philosophes, qui disent que la vertu est plus forte quand elle est unie que quand elle est divisée; ce qui prouve que la volonté perd la force qui lui est nécessaire pour acquérir la vertu, lorsqu'elle veut des choses de différente nature ou contraires à Dieu. De sorte que l'âme qui occupe ainsi sa volonté à de pures bagatelles, au lieu de s'élever à l'amour et a la perfection, est semblable à l'eau qui s'écoule par plusieurs fentes et se perd en terre, au lieu de monter en haut, et qui devient enfin inutile. C'est dans  cette pensée que le patriarche Jacob compara autrefois son fils Ruben à de l'eau répandue sur la terre, lui disant qu'il ne croîtrait point (Genes., XLIX, 4), parce qu'il avait commis un péché abominable. Comme s'il lui eût déclaré qu'ayant suivi la fureur de sa passion, il s'était répandu comme de l'eau, et ne ferait nul progrès en la vertu.

Les deux comparaisons suivantes donneront encore du jour à cette importante vérité; car, comme l'eau chaude perd sa chaleur si on ne couvre pas le vaisseau où elle est, et comme les parfums exhalent toute leur odeur si on ne les conserve pas dans des boîtes bien fermées, de même l'âme perd la chaleur de l'amour divin et l'odeur des vertus, si elle ne se tient pas couverte et renfermée en elle-même, en s'éloignant des créatures et en demeurant dans son intérieur avec Dieu. C'est ce que David comprenait très-bien, lorsqu'il disait qu'il garderait sa force pour Dieu (Psal., LVIII, 10), à savoir, en retirant ses appétits de l'amour des choses créées, et en faisant de fréquentes élévations vers son Créateur.

De plus, les passions rebelles épuisent les forces de l'âme, parce qu'elles ont de la ressemblance avec les rejetons qui naissent au pied des arbres fruitiers, et qui consument leur suc elles rendent moins fertiles ; et, comme ils leur seraient nuisibles si on les laissait toujours croître, de même les passions sont préjudiciables à l'âme, lorsqu'on souffre que leurs dérèglements augmentent.

Il faut donc suivre le conseil de Jésus-Christ, qui nous avertit de ceindre nos reins (Luc, XII), c'est-à-dire nos passions, de peur que, comme des sangsues, elles ne nous sucent tout le sang (Prov. CXX, 15.), je veux dire toute

 

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la force de l'âme, sans pouvoir remplir leur insatiabilité, selon la pensée du Sage. Il paraît par la que non-seulement les passions ne sont nullement utiles à l'âme, mais qu'elles la privent de beaucoup de biens considérables, et que, si on ne les mortifie pas, elles ne cessent de la persécuter jusqu'à ce qu'elles la fassent mourir, comme quelques-uns disent, quoique faussement, que les petites vipères rongent les entrailles de leur mère et lui causent enfin la mort. Pour cette raison, l'Ecclésiastique prie Dieu de le délivrer de sa concupiscence et de ses passions (Eccli., XXIII, 6.).

Mais, parce que plusieurs n'exercent pas cette mortification, c'est une chose digne de compassion de voir combien les passions qui dominent dans leur âme la rendent misérable, odieuse à elle même, désagréable au prochain, négligente dans le service de Dieu. Il n'y a point de fluxion, quelque maligne qu'elle soit, qui puisse mettre un homme dans une si grande impuissance de marcher et de manger, que les passions abattent l'âme et la jettent dans l'impuissance île marcher il la vertu et de la goûter. Plusieurs personnes sont exposées à ce malheur, faute de vaincre leurs passions.

 

CHAPITRE XI Il est nécessaire que l’âme dompte jusqu'à ses moindres passions pour entrer dans l'union divine.

 

On me demandera peut-être s'il faut surmonter toutes ses passions sans réserve, avant que d'arriver à l'état d'une sublime perfection, ou s'il suffit d'en dompter quelques-unes des plus violentes, et de négliger celles qui semblent être de moindre importance. On croit aisément que c'est une chose trop difficile et trop fâcheuse à l'âme d'acquérir une si grande pureté et un si grand dénuement, qu'elle ne s'attache d'affection à quoi que ce soit en ce monde.

Premièrement, je réponds que toutes les passions ne sont pas également pernicieuses à l'âme, et ne lui apportent pas des obstacles d'une égale force dans la poursuite du bien. En effet, les passions, quand elles ne sont que de premiers mouvements, et quand on ne leur donne point de consentement, n'éloignent pas l'âme de l'union divine, ou du moins elles ne l'en détournent que très-peu. J'appelle en cet endroit premiers mouvements ceux où la raison et la volonté n'ont point de part, soit en ce qui les précède, soit en ce qui les accompagne, soit en ce qui les suit; car il est impossible

 

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de les déraciner en cette vie et de les faire mourir tout à fait, étant, comme ils le sont, des opérations nécessaires de la nature. Ainsi l'âme, agissant selon l'esprit et la raison, se peut défendre de leurs impressions; elle peut même quelquefois être élevée, selon la volonté ou la partie supérieure, à une sublime union avec Dieu, et jouir du repos et des douceurs qu'elle y goûte, pendant que les passions et les mouvements naturels et nécessaires se feront sentir, même avec violence, dans la partie inférieure, parce qu'ils n'ont nul commerce avec la raison et la volonté qui peut, pendant ce temps-là, s'appliquera la contemplation.

Secondement, je réponds que l'âme ne peut parvenir à une parfaite union avec son Créateur, avant qu'elle se soit dégagée de toutes les passions volontaires qui la portent ou au péché mortel, ou au péché véniel, ou aux moindres imperfections. La raison en est que l'état d'union divine consiste en ce que la volonté de l'âme soit toute transformée en la volonté de Dieu, de sorte que la volonté de Dieu soit le seul principe et le seul motif qui la fassent agir en toutes choses, comme si la volonté de Dieu et la volonté de l'âme n'étaient qu'une volonté. Or,  cette transformation est nécessaire, puisque sans elle l'âme pourrait avoir du penchant pour des imperfections qui déplaisent au Seigneur, car elle voudrait des choses qu'il ne voudrait pas.

Quand je dis que l'âme doit se défaire des passions volontaires qui l'engagent dans les plus petites imperfections, je parle de celles auxquelles elle consent avec vue ; car, quant aux imperfections qu'elle Reconnaît pas, elle en commettra infailliblement par surprise ou par inconsidération ; elle fera même quelques péchés légers, puisque le juste tombe sept fois, c'est-à-dire quelquefois (Prov., XXIV, 16). Mais, comme ces fautes lui échappent contre sa volonté, et par la fragilité dont la nature humaine ne peut être exempte que par miracle, elles ne lui sont pas nuisibles au point que le sont les imperfections connues, volontaires et habituelles.

Car, lorsque l'âme a contracté de mauvaises habitudes, les imperfections qui en naissent sont des empêchements très-certains de l'union de Dieu et même de la perfection chrétienne, parce que l’âme demeure liée, par les chaînes de son habitude, aux créatures et aux vices. Ces imperfections habituelles sont, par exemple, la coutume de parler beaucoup, l'attachement, quelque léger qu'il soit, à une personne, à un babil, à un livre, à une chambre, à une espèce de nourriture, à certaine manière de converser, au petit plaisir qu'on prend à goûter les choses, à savoir, à entendre ce qu'on

 

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rapporte, à cent autres choses semblables. Au reste, quelque petites que soient ces imperfections, elles empêchent absolument l'âme de devenir parfaite; parce que comme il n'importe que le fil dont on attache un oiseau soit épais ou menu, puisqu'il l'empêche également de s'envoler, de même il est indifférent qu'une imperfection soit grande ou petite, puisqu'elle empêche également l'âme de voler à la perfection et à l'union de Dieu. A la vérité, il est plus facile de rompre un fil bien menu qu'un fil fort gros : mais, si l'oiseau ne le rompt effectivement, sa condition n'en est pas meilleure ; de même il est plus aisé de rompre les liens d'une légère imperfection qu'un attachement considérable ; mais, si l'âme ne les rompt pas en effet, elle n'en est pas plus libre pour aller à l'union divine, quoique d'ailleurs elle fasse éclater de grandes vertus. Ces attaches, qui paraissent si faibles, ressemblent à ce petit poisson de mer qui arrête, selon le sentiment de quelques écrivains, les plus gros navires dans leur course; de la même manière elles interrompent la course de l'âme qui va s'unir à son Créateur.

C'est pourquoi on ne peut voir sans compassion certaines personnes, qui sont chargées des richesses de la grâce, de la vertu et des bonnes œuvres, et qui n'arrivent jamais au port d'une parfaite union avec Dieu, parce qu'elles n'ont pas le courage de détruire l'attachement qu'elles ont à une petite satisfaction des sens, à une amitié trop naturelle, à quelque bagatelle de cette nature, quoique, aidées du secours de Dieu, elles aient brisé les chaînes de l'orgueil, de la sensualité, de plusieurs vices grossiers et de plusieurs péchés griefs.

Mais, ce qui est pire, loin d'avancer en la perfection, elles reculent et perdent ce qu'elles ont acquis avec beaucoup de travail ; car il est certain que ne point faire de progrès dans la vie spirituelle, en se surmontant soi-même, c'est retourner en arrière; et ne pas faire de nouveaux profils, c'est souffrir la perte de ses anciennes possessions, comme Notre-Seigneur nous l'insinue, quand il dit que quiconque ne recueille pas avec lui répand (Matth., XII, 30).

Quand un vase est plein de liqueur, la moindre fente qui s'y trouve suffit, si on ne la bouche, pour la faire couler jusqu'à la dernière goutte; de même si l'âme qui est remplie de la précieuse liqueur des vertus et des grâces ne ferme l'ouverture qu'une légère imperfection fait dans son cœur,  cette liqueur en sort peu à peu et se dissipe jusqu'à la moindre partie. Ainsi la négligence qu'elle apporte à se garantir des petites imperfections la jette dans de grands désordres, suivant la doctrine de l'Ecclésiastique, qui nous assure que

 

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celui qui méprise les petites choses déchoit peu à peu, et qu'une étincelle augmente le feu et fait un grand incendie (Eccli., XIX, 1 – XI, 34). Une première imperfection, quoique légère, produit le même effet dans une âme qui est lâche a la corriger. Elle en attire une seconde et puis une troisième, et ainsi des autres, jusqu'à ce qu'elle l'ait tout a l'ait plongée dans un abîme de dérèglements.

Aussi nous en avons vu plusieurs à qui Dieu avait inspiré une extrême aversion des créatures. Néanmoins s'étant engagés, sous prétexte de faire du bien, dans des amitiés et des conversations humaines, ils ont perdu insensiblement l'esprit de Dieu, le goût de la sainte solitude, les consolations intérieures, l'exactitude et la constance dans les exercices spirituels; et, roulant de chute en chute, ils se sont précipités enfin dans leur dernière ruine. Ces malheurs, au reste, ne leur sont arrivés que parce qu'ils n'ont ni éteint d'abord le feu de leur passion, ni conservé dans leur retraite la pureté que Dieu demandait d'eux.

Il faut donc passer toujours plus outre dans le chemin de la perfection, en surmontant ses passions jusqu'aux moindres mouvements, pour arriver au terme qu'on se propose. Comme le bois ne peut être change eu feu lorsqu'il lui manque un seul degré de la chaleur qui est requise pour le disposer, de même l’âme ne peut être parfaitement transformée en Dieu lorsqu'elle n'a pas acquis, en étouffant ses plus petites imperfections, le dernier degré de pureté qui lui est nécessaire pour la préparer a  cette transformation.

Nous avons une figure de ceci dans le livre des Juges, ou il est rapporté qu'un ange dit aux Israélites que, puisqu'ils n'avaient pas détruit les Chananéens, les Amorrhoens et leurs autres ennemis, et qu ils avaient tait alliance avec eux, Dieu conservait ces gens-là parmi eux, afin que leurs fausses divinités fussent l'occasion de la perle de ces mêmes Israélites (Judi., II, 3.).

Il arrive, par un juste jugement du Ciel, quelque chose de semblable à plusieurs que Dieu a retirés du monde, et dont il a exterminé les péchés et prévenu les rechutes, afin qu'ils s'unissent avec plus de liberté à leur Créateur. Mais, parce qu’ils ont entretenu un continuel commerce avec leurs imperfections, comme avec les ennemis de leurs âmes, et que, par une extrême lâcheté, ils ne les ont pas anéanties, la Majesté divine, indignée de leur faiblesse criminelle, les abandonne

 

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au pouvoir de leurs passions, qui les entraînent comme des captifs dans des fautes dont l'énormité croit à proportion que leur nombre augmente.

La ruine de Jéricho représente encore cette vérité. Dieu commanda à Josué de ruiner cette ville de telle sorte qu'il n'y restai ni hommes, ni femmes, ni enfants, ni bétail, ni meubles, ni autres biens, de quelque nature qu'ils fussent, et que personne d'entre les Israélites n'en prit aucune dépouille, et n'en conçût pas même le désir (Jos., VI, 21). Ainsi l'âme qui aspire à l'union de Dieu doit nécessairement faire mourir tout ce qu'elle a de sensuel, et étouffer même le désir qu'elle en ressent, jusqu'à ce qu'elle en ait horreur comme d'un ennemi que le Seigneur lui a commandé d'exterminer. L'Apôtre nous apprend aussi à rompre les liens qui nous tiennent attachés aux créatures, quand il écrit aux Corinthiens que le temps est court, et qu'à l'avenir ceux qui sont mariés doivent vivre comme ne l'étant pas ; ceux qui pleurent, comme ne pleurant pas ; ceux qui se réjouissent, comme ne se réjouissant plus; ceux qui achètent, comme ne possédant pas; ceux qui usent de ce monde, comme ne possédant pas; car la figure de ce monde passe (I  Cor., VII, 9, 30, 31.). Ces paroles marquent distinctement combien nous devons avoir le cœur éloigné des moindres attaches pour les choses créées, afin de jouir d'une étroite union avec Notre-Seigneur.

 

CHAPITRE XII
On répond à la question qu'on fait, quilles passions sont suffisantes pour causer à l'âme les dommages qu'on vient d'expliquer.

 

Quoique je puisse ajouter beaucoup de choses à ce que j'ai dit jusqu'ici, néanmoins je nie contenterai de répondre à la question qu'on peut faire, savoir, si les passions, quelles qu'elles soient, suffisent pour apporter à l'âme les deux sortes de dommages, le positif et le privatif, dont j'ai parlé ci-dessus; et si la plus faible des passions, de quelque nature qu'elle soit, peut être seule la cause des cinq perles ensemble que l'âme souffre ; ou si une passion est le principe

 

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d'un mal, une autre passion d'un autre mal. et ainsi des autres, par le rapport de chaque effet à chaque passion comme à sa cause particulière.

En premier lieu, je réponds que, s'il s'agit du dommage que nous appelons privatif, ou de la privation de Dieu, il n'y a que la passion volontaire ou l'affection au péché mortel qui prive l'âme en cette vie de la grâce, et en l'autre de la gloire, laquelle consiste en la possession de Dieu.

Secondement, je réponds que toute passion volontaire, à l'égard du péché mortel, ou du péché véniel, ou des imperfections, apporte à l'âme des dommages qu'on nomme positifs. Il y a néanmoins cette différence entre ces passions, que celle qui regarde le péché mortel aveugle entièrement l'âme, la tourmente cruellement, la souille, l'affaiblit et la refroidit tout à fait; et cette qui se porte au péché véniel et aux imperfections ne cause pas ces maux dans ces excès, mais dans un degré beaucoup moindre, puisqu'elle ne prive pas l'âme de son Dieu. Il y a cependant des degrés ou plus grands, ou plus petits, dans ces dommages, selon les diverses dispositions de l’âme, je veux dire selon sa plus grande ou sa plus petite lâcheté, ou tiédeur, ou autres défauts, qui sont la mesure de son aveuglement, de sa peine, de ses taches, de sa faiblesse, de son refroidissement.

Il faut toutefois observer qu'encore que toutes ces passions causent toutes ces pertes positives, il y en a qui en causent quelques-unes directement. Ainsi les souillures du corps et de l'esprit viennent directement de la passion d'impureté; les peines de l'âme naissent de la passion d'avarice; son aveuglement, de la passion de vaine gloire; sa tiédeur, de la passion de gourmandise. Gela n'empêche pas que toutes ces passions ne la jettent en même temps dans tous les autres dommages d'une manière moins directe, et comme causes moins principales de ces effets. La raison eu est que les opérations des passions volontaires sont opposées aux actes des vertus qui font des effets contraires; de sorte que, comme un acte de vertu produit tout ensemble dans l'âme la pureté, la lumière, la paix, la douceur, la consolation, la force, la ferveur, de même un acte de l'appétit déréglé fait tout à la fois ses taches, son tourment, ses ténèbres, sa faiblesse et sa froideur. Et comme tes vertus croissent lorsqu'on s'adonne constamment à la pratique d'une vertu particulière, de même les vices s'augmentent, lorsqu'on tombe souvent dans un seul vice dont on multiplie sans cesse les effets; et quoique le plaisir que goûte la nature corrompue empêche qu'on ne sente tous ces maux, lorsqu'on accorde à l'appétit la satisfaction qu'il demande, néanmoins on s'en aperçoit ensuite

 

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par l’amertume et le chagrin que leurs mauvais effets répandent dans l'âme. C'est ce que l'expérience de ceux qui s'abandonnent à la tyrannie de leurs passions leur fait connaître tous les jours. Il est vrai que quelques-uns sont si aveugles et si insensibles en ce temps-là, qu'ils ne voient et ne sentent pas leurs désordres. Mais cela vient de ce que, ne marchant pas dans les voies intérieures, ils ne font point de réflexion sur les choses qui les privent du secours de Dieu, de sa grâce et de son amour.

Je ne parle pas maintenant des passions naturelles involontaires, ni des pensées et des premiers mouvements, ni des autres tentations auxquelles on ne consent point. Toutes ces choses ne nuisent nullement à l'âme; et quoique celui qui en est agité s'imagine contracter quelques taches de conscience, néanmoins il n'en reçoit aucun mal; au contraire, il a l'occasion, s'il résiste, d'acquérir de la force dans l'exercice des vertus, de la pureté d'âme, de la connaissance dans les voies spirituelles, et plusieurs autres biens célestes, comme Notre-Seigneur le dit à saint Paul, quand il l'assure que la force et la vertu se perfectionnent dans la faiblesse (II Cor., XII, 9). Mais les passions volontaires sont des sources fécondes de tous ces maux. De là vient que les directeurs ont un soin particulier de mortifier ceux qui se mettent sous leur conduite, et de les priver de toutes les choses qui peuvent flatter leurs passions, de peur qu'ils ne tombent dans tous ces inconvénients.

 

CHAPITRE XIII
Quelques moyens pour entrer, par la foi, dans la nuit ou la mortification des sens.

 

Il me reste à donner des avis à l'âme pour entrer dans la nuit ou la mortification des sens, ce qu'elle peut faire en deux manières : l'une est active, l'autre est passive. La première consiste en ce que l'âme, aidée de la grâce divine, agit de son côté pour y entrer : nous en parlerons dans les avis que nous donnerons ci-après. La seconde est que l'âme ne fait rien d'elle-même, mais Dieu opère en elle par les secours particuliers qu'il lui donne; de telle sorte qu'elle ne fait que recevoir et souffrir l'opération divine en y consentant. Nous en traiterons dans le livre de la Nuit obscure, en parlant de ceux qui commencent à s'appliquer à la vie spirituelle.

 

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Or, quoique les instructions que nous donnons ici pour vaincre nos passions soient courtes et abrégées, nous croyons qu'elles seront efficaces et très-utiles à ceux qui s'en serviront avec diligence et avec fidélité ; les voici :

La première est d'avoir continuellement le désir et le soin d'imiter Jésus-Christ en toutes choses, de méditer pour cet effet sa vie et ses actions, de s'y conformer entièrement, et de se comporter, dans toutes les occasions, comme il s'y fût comporté lui-même, s'il les avait eues.

La seconde est que, pour accomplir ce dessein, ils doivent renoncer, pour l'amour de Notre-Seigncur, à tous les plaisirs des sens, puisqu'il s'en est lui-même privé, n'ayant point d'autre satisfaction, en ce monde, et n'en voulant point avoir d'autre que celle d'exécuter la volonté de son Père.

Nous apporterons des exemples particuliers de ceci. S'il se présente une occasion d'entendre des choses qui ne contribuent en rien à la gloire de Notre-Seigneur, ils n'y doivent point prendre plaisir, ni même les écouter, s'il est possible. Il faut aussi qu'ils rejettent le contentement qu'ils peuvent recevoir, ou de leurs regards, ou de leurs conversations avec le prochain, ou de l'opération des autres sens, et qu'ils pratiquent en ces rencontres une rigoureuse mortification, lorsqu'il est en leur pouvoir d'en user de la sorte ; car, s'il arrive quelquefois qu'ils ne se puissent dispenser de se servir des choses qui sont agréables aux sens, ils ne doivent nullement se plaire au goût qu'ils y sentent nécessairement. Il faut, au contraire, qu'ils s'efforcent de l'éteindre et d'en effacer l'impression, et par ce moyeu ils laisseront les sens dans l'insensibilité et dans l'ignorance de ce plaisir, comme si, en effet, ils ne le percevaient pas; et ils feront ainsi de grands progrès en la vertu.

Au reste, le meilleur moyen, le plus méritoire et le plus propre pour acquérir les vertus, le moyen, dis-je, le plus sûr pour mortifier la joie, l'espérance, la crainte et la douleur, est de se porter toujours aux choses non pas les plus faciles, mais les plus difficiles; non pas les plus savoureuses, mais les plus insipides; non pas les plus agréables, mais les plus désagréables; non pas à celles qui consolent, mais à celles qui affligent; non pas à celles qui donnent du repos, mais à celles qui causent de la peine; non pas aux plus grandes, mais aux plus petites ; non pas aux plus sublimes et aux plus précieuses, mais aux plus basses et aux plus méprisables. Il faut enfin désirer et rechercher ce qu'il y a de pire, et non ce qu'il y a de meilleur, afin de se mettre, pour l'amour de Jésus-Christ, dans la privation de toutes les choses du monde, et d'entrer dans l'esprit d'une nudité parfaite.

 

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Mais il est nécessaire d'agir sincèrement et d'embrasser cet ouvrage avec toute l'ardeur de la volonté et toutes les forces de l’âme; car, si l'on travaille avec affection, avec soin et avec ordre, on y trouvera, en peu de temps, de grandes sources de délices spirituelles.

Quoique les principes que nous avons expliqués soient suffisants, si on les met en pratique, pour introduire l'âme dans la nuit des sens, néanmoins nous y ajouterons une autre sorte d'exercice pour mortifier la passion de l'honneur et de la gloire, d'où plusieurs autres passions ont accoutumé de naître.

Premièrement, il faut que celui qui veut réprimer cette passion tâche de faire les choses qui tournent à son déshonneur, et il aura soin de se faire mépriser aussi par le prochain.

Secondement, il dira lui-même et fera dire aux autres les choses qui lui attirent du mépris.

En troisième lieu, il aura de très-bas sentiments de lui-même, et il les inspirera aux autres.

Pour achever ces instructions, il est à propos de rapporter ici les vers qui contiennent la science et les moyens de monter jusqu'au sommet de la montagne du Carmel, je veux dire au sublime état de l'union divine.

Ces vers sont ceux-ci :

 

1.  Pour goûter tout, n'ayez de goût pour aucune chose.

2.  Pour savoir tout, désirez de ne rien savoir.

3.  Pour posséder tout, souhaitez de ne rien posséder.

4.  Pour être tout, ayez la volonté de n'être rien en toutes choses.

5.  Pour parvenir à ce que vous ne goûtez pas, vous devez passer par ce qui ne frappe point votre goût.

6.  Pour arriver à ce que vous ne savez pas, il faut passer par ce que vous ignorez.

7.  Pour avoir ce que vous ne possédez pas, il est nécessaire que vous passiez par ce que vous n'avez pas.

8.  Pour devenir ce que vous n'êtes pas, vous devez passer par ce que vous n'êtes pas.

 

LE   MOYEN   DE   NE   PAS   EMPÊCHER   LE  TOUT.

 

1.  Lorsque vous vous arrêtez à quelque chose, vous cessez de vous jeter dans le tout.

2.  Car pour venir du tout au tout, vous devez vous renoncer du tout au tout.

3.  Et quand vous serez arrivé à la possession du tout, vous devez le retenir en ne voulant rien.

4.  Car, si vous voulez avoir quelque chose dans le tout, vous n'avez pas votre trésor tout pur en Dieu.

 

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C'est dans ce dénûment que l'esprit trouve son repos ; car, en ne désirant plus rien, il n'est attiré ni aux grandes ni aux petites choses, parce qu'il est dans le centre de son humilité. Mais, au contraire, s'il souhaitait la moindre chose, il en sentirait aussitôt de la peine.

 

CHAPITRE XIV
Explication du second vers : Enflammée d'un amour inquiet.

 

Après avoir expliqué le premier vers du cantique que nous avons mis au commencement de ce livre, et avoir parlé de la nuit des sens, de sa nature et des moyens d'y entrer, il faut traiter de ses propriétés et de ses effets admirables, et déclarer le sens du second vers et des autres qui suivent.

L'âme dit donc qu'elle a passé par les inquiétudes d'un amour qui l'enflammait, et qu'elle est arrivée, par la nuit obscure du sens, à l'union de son bien-aimé; car il était nécessaire, pour dompter toutes ses passions et pour refuser le plaisir de toutes les choses que la volonté aime, et dont elle veut avoir la jouissance; il était, dis-je, nécessaire que l'âme fût embrasée du saint amour de l'Époux divin, afin qu'en y mettant tout son plaisir, elle en reçût assez de force et de constance pour rejeter l'amour des autres objets. De sorte que ce n'était pas assez, pour repousser l'impression des passions sensuelles, d'aimer son époux ; il fallait encore qu'elle fût tout à fait possédée de cet amour, et qu'elle en ressentît même les inquiétudes. En effet, la violence des passions émeut souvent la partie inférieure de l'homme, et l'applique aux objets matériels de telle sorte, que si la partie supérieure ne sent des ardeurs pour les choses spirituelles plus grandes que ces mouvements, elle ne peut vaincre le plaisir que les choses sensuelles lui causent, ni entrer dans la nuit du sens, ni demeurer dans l'obscurité, c'est-à-dire dans la privation des délices de la passion.

Je n'en dirai pas davantage sur ce sujet; aussi bien ce n'est pas le lieu de l'examiner, et même on ne peut exprimer les différentes inquiétudes de cet amour auxquelles l'âme est exposée dans les commencements de son union avec Dieu, ni les soins et les adresses qu'elle emploie pour sortir de sa maison, c'est-à-dire de sa volonté, et pour entrer dans la nuit, ou dans la mortification de ses passions. On ne saurait dire combien les peines de cette nuit deviennent faciles, combien les dangers que l'âme court lui deviennent doux, à

 

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cause des soins et des inquiétudes que l'amour de l'Époux lui donne. Si bien qu'il vaut mieux considérer toutes ces choses et les goûter intérieurement, que d'entreprendre de les écrire.

 

CHAPITRE XV
Déclaration des autres vers de ce Cantique.
O l'heureuse fortune !
Je suis sortie sans être aperçue
,
Lorsque ma maison était tranquille.

 

L'âme se sert ici de la comparaison d'un esclave qui s'estime heureux de sortir de sa servitude sans que personne l'empêche de prendre la fuite; car, depuis le péché originel, elle est esclave des passions du corps : c'est pourquoi elle croit que son sort est heureux quand elle se délivre de leur tyrannie, et surtout quand elle s'en affranchit de telle manière, qu'aucune d'elles ne l'observe et ne lui fait obstacle. Il lui a été avantageux, pour exécuter ce dessein, de sortir pendant une obscure nuit, c'est-à-dire de se priver de la délectation des créatures, et de mortifier ses passions. Ce qu'elle a fait fort heureusement, lorsque sa maison était tranquille, c'est-à-dire lorsque sa partie sensitive, qui est la maison et la demeure des passions, jouissait d'une grande tranquillité, parce qu'elles étaient mortifiées et assoupies, et qu'elles ne la troublaient plus comme elles faisaient auparavant ; car l'âme n'acquiert jamais sa liberté, et ne repose point dans l'union de Dieu, avant qu'elle ait tellement étouffé les passions et les mouvements de la partie animale, qu'ils ne s'opposent plus aux opérations de l'esprit et de la volonté.