ARGUMENT
LIVRE PREMIER
OU L'ON TRAITE EN GÉNÉRAL DE LA NUIT OBSCURE ET DE LA NÉCESSITÉ D'Y
PASSER POUB ARRIVER A L'UNION DIVINE, ET EN PARTICULIER DE LA NUIT OBSCURE DES
SENS ET DES PASSIONS QUI CAUSENT DE GRANDES PERTES A L'AME.
CHAPITRE
PREMIER On apporte la différence des
nuits par lesquelles les personnes spirituelles passent, selon la partie
supérieure et la partie inférieure de l'homme, et on explique le premier
cantique.
PREMIER CANTIQUE
CHAPITRE
II On enseigne ce que c'est que la nuit
obscure par laquelle l’âme dit qu'elle a passé pour parvenir à l'union divine,
et on en apporte les causes.
CHAPITRE
III On parle de la première cause de
cette nuit, et on montre que c'est la privation que les passions souillent.
CHAPITRE
IV Combien il est nécessaire à l'âme de
passer par la nuit obscure des sens, c'est-à-dire par la mortification des
passions, pour aller à l'union divine.
CHAPITRE
V On continue à montrer, par des
autorités et des figures tirées de l'Ecriture sainte, combien il est nécessaire
que l’âme tende à Dieu par la nuit obscure ou mortification des passions.
CHAPITRE
VI Les passions apportent à l’âme deux
dommages, l'un privatif, l'autre positif. — On le prouve par plusieurs passages
de l'Ecriture.
CHAPITRE VII On
montre par plusieurs comparaisons et par plusieurs autorités, comment les
passions affligent l'âme.
CHAPITRE
VIII De quelle manière les passions
obscurcissent l’âme. — On le prouve par quelques comparaisons et par quelques
autorités de l'Écriture.
CHAPITRE
IX On établit, par des comparaisons et
par des passages de l'Écriture, comment les passions souillent l'âme.
CHAPITRE
X De quelle manière les passions affaiblissent
l’âme dans la pratique des vertus. — On le fait voir par des comparaisons et
des témoignages de l'Écriture.
CHAPITRE
XI Il est nécessaire que l’âme dompte jusqu'à ses moindres passions pour entrer
dans l'union divine.
CHAPITRE
XII On répond à la question qu'on fait,
quilles passions sont suffisantes pour causer à l'âme les dommages qu'on vient
d'expliquer.
CHAPITRE
XIII Quelques moyens pour entrer, par la
foi, dans la nuit ou la mortification des sens.
LE MOYEN
DE NE PAS
EMPÊCHER LE TOUT.
CHAPITRE
XIV Explication du second vers : Enflammée
d'un amour inquiet.
CHAPITRE
XV Déclaration des autres vers de ce
Cantique. O l'heureuse fortune ! Je suis sortie sans être aperçue, Lorsque ma
maison était tranquille.
La matière que je traite dans la
Montée du Mont-Carmel est renfermée dans les vers
suivants, qui contiennent aussi la manière d'arriver au sommet de cette
montagne, c'est-à-dire à l'état sublime de la perfection eh retienne que nous
appelons l'union de l'âme avec Dieu. Et parce que les choses que j'ai à dire
sont fondées sur ces vers, je les rapporte ici tous ensemble, afin que ce que
j'écrirai soit plus facile à comprendre. De sorte néanmoins que, quand
j'expliquerai ces cantiques, je donnerai l'intelligence de chaque vers, selon que
la matière l'exigera.
I
En una noche
oscura,
Con ansiosos
amores inflamada,
0 dichosa
ventura!
Salí sin ser
notada,
Estando ya mi
casa sosegada.
II
A oscura, y
segura
Por la secreta
escala disfrazada,
O dichosa
ventura!
A oscura y enzelada,
Estando ya mi
casa sosegada.
III
En la noche
dichosa,
En secreto que
nadie me vela,
Ni yo mirava cosa,
Sin otra luz ni
guia,
Sino la que en
el coraron ardía.
IV
Aquesta me guiava
Mas certo que la luz de medio día,
Adonde me esperava
Quien yo bien
me sabía,
En parte, donde
nadie parecía.
V
O noche que
guiaste,
O noche amable
mas que el albora
O noche que
juntaste
Amado con
amada,
Amada en el
amado transformada !
VI
En mi pecho
florido,
Que entero para
él solo se guardava,
Allí quedó
dormido;
Y yo le regalava,
Y el ventalle
de cedros ayre dava.
VII
El ayre del amena
Cuando ya sus
cabellos esparcía,
Con su mano
serena
En mi cuello
hería,
Y todos mis sentidos suspendía.
VIII
Quedóme y olvidóme,
El rostro
recliné sobre el amado :
Cesó todo y dexéme,
Uexando mi
cuidado.
Entre las azuzenas olvidado.
|
I
Pendant une nuit obscure, enflammée d'un amour inquiet, ô
l'heureuse fortune! je suis sortie sans être aperçue, lorsque ma maison était
tranquille.
II
Étant assurée et déguisée, je suis sortie par un degré
secret, ô l'heureuse fortune ! et étant bien cachée dans les ténèbres,
lorsque ma maison était tranquille.
III
Pendant cette heureuse nuit, je suis sortie en ce lieu
secret, où personne ne me voyait, et où je ne voyais rien, sans autre guide
et sans autre lumière que celle qui luisait dans mon cœur.
IV
Elle me conduisait plus sûrement que
la lumière du midi,
au lieu où celui qui me connaît très-bien
m'attendait, et où personne ne paraissait.
V
O nuit oui m'as conduite! ô nuit plus
aimable que l'aurore! ô nuit qui as uni le bien aimé avec la bien-aimée,
en transformant l'amante en son Bien-
Aimé !
VI
Il dort tranquille dans mon sein qui est plein de Heurs,
et que je. garde tout entier pour lui seul : je le chéris et le rafraîchis
avec un éventail de cèdre.
VII
Lorsque le vent de l'aurore faisait voler ses cheveux, il
m'a frappé le cou avec sa main douce et paisible, et il a suspendu tous mes
sens.
VIII
En me délaissant et en m'oubliant moi-même, j'ai penché
mon visage sur mon bien-aimé. Toutes choses étant perdues pour moi. je me
suis quittée et abandonnée moi-même, en me délivrant de tout soin, entre les
lis blancs.
|
Pendant une nuit obscure, enflammée d'un amour inquiet, ô
l’heureuse fortune ! je suis sortie sans être aperçue,
lorsque ma maison était tranquille.
L'âme chante en ce cantique le
bonheur qu'elle a eu de sortir du commerce des créatures, de l'esclavage de ses
sens et des imperfections de la vie animale où le dérèglement de sa raison
l'avait jetée.
Pour entendre sa pensée, il faut
savoir que l'âme ne peut entrer dans l'état de perfection sans passer par des
nuits différentes, auxquelles les maîtres de la vie spirituelle donnent le nom
de purgation de l'âme, on de mortification. Nous les appelons nuits obscures,
parce que l'âme marche alors dans l'obscurité sans connaître sa voie
intérieure, comme on marche dans les ténèbres de lu nuit sans apercevoir son
chemin.
Dans la première partie de ce
livre, on parle de la première nuit, c'est-à-dire de la mortification ou
purgation de la partie animale! Dans la seconde, on traite de la seconde nuit
ou de la mortification et purgation de l'esprit, en tant que Pâme agit
elle-même pour se purifier. Dans la troisième et la quatrième, on explique
l'état passif de l’âme, ou sa manière de recevoir les opérations divines.
Explication du premier cantique.
L’âme dit donc qu'étant attirée
de Dieu et enflammée de l'amour divin, elle est sortie des chaînes de ses
passions, en ce qui regarde
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les choses du monde, les objets qui
flattent la chair, les goûts et les délices de la volonté. Elle ajoute que
c'est par ce moyen qu'elle est entrée dans la nuit obscure, c'est-à-dire dans
la purgation de la partie inférieure : et, parce que tout cela s'exécute dans
la purgation des sens, elle dit encore que, quand elle est sortie, sa maison jouissait
d'une profonde tranquillité, c'est-à-dire que la partie animale et les passions
étaient mortifiées et endormies, et qu'elle ne faisait aucune opération envers
elles. C'est ce qu'elle déclare lorsqu'elle dit que son sort est très-heureux d'être sortie sans avoir été aperçue, c'est-à-dire sans que ses passions ni le désir
d'aucune chose l'aient empêchée de sortir. Elle assure aussi que son bonheur
est très-grand d'être sortie la nuit ; ce qui
signifie que Dieu l'a délivrée de ses passions, et que c'est en cette
délivrance que cette nuit consiste. Dieu lui a donc fait une grâce singulière
en la mettant dans les ténèbres de cette nuit, puisque c'est de là que lui
viennent une infinité de biens, et puisqu'elle ne savait pas le secret d'entrer
en cette nuit, ne pouvant d'elle-même s'affranchir de la tyrannie de ses
passions pour aller à l'union de Dieu. Voilà l'éclaircissement de ce cantique ;
il faut donner maintenant l'explication de chaque vers.
Pendant une nuit obscure.
Le passage par où l'âme va à
l'union divine est appelé nuit obscure pour trois raisons. La première se prend
du terme d'où l'âme s'éloigne pour s'approcher de son Dieu : elle doit priver
ses passions de la satisfaction des choses qui sont en sa possession; ce
qu'elle ne peut faire qu'en y renonçant, et ce renoncement est une espèce de nuit
à l'égard des passions et des sens de l'homme. La seconde vient du moyen ou du
chemin par lequel l'âme tend à cette union : ce chemin est la foi, qui parait
obscure à nos yeux. La troisième se lire du terme où l'âme prétend arriver, et
qui n'est autre que Dieu : parce que Dieu est infiniment élevé au-dessus des
créatures, on peut dire qu'il est une nuit obscure à l'âme pendant cette vie.
Celui donc qui aspire à l'union de Dieu doit passer par ces trois nuits. Nous
en avons une figure dans l'Écriture sainte. L'ange qui conduisait le jeune
Tobie (Tob., VI, 19) lui commanda de garder la
continence avec sa femme pendant trois jours et trois nuits, et de brûler le
foie du poisson qu'il avait pris : ce qui nous apprend que le coeur,
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qui est sujet aux passions et
attaché aux créatures, doit être purifie de l'amour «les choses créées, et
brûlé du feu de l'amour divin, pour aller à Dieu. C'est dans la purgation qu'on
chasse le malin esprit, qui exerce sa tyrannie sur lésâmes qui n'ont pas encore
rompu leur attachement aux
créatures. La seconde
nuit, l'ange dit à Tobie qu'il
serait reçu dans la compagnie des saints patriarches, qui sont les pères de la
foi : de même l'âme, ayant passé par la première nuit, en se privant des objets
qui contentent les sens, entre dans la seconde nuit; car elle est alors dans
une foi toute nue et toute simple, dont elle suit uniquement les lumières et la
conduite.
La troisième nuit, l'ange donna
des assurances à Tobie de la bénédiction qu'il recevrait, et qui est Dieu.
Ainsi Dieu, pendant la seconde nuit, qui représente la foi, se communique à
l'âme d'une manière si secrète,
qu'il est pour elle une troisième
nuit, plus obscure que la première et la
seconde. Cette troisième nuit étant passée, c'est-à-dire cette communication de
Dieu étant achevée, quoique l'âme soit couverte de ténèbres, elle est unie
aussitôt à l'épouse, qui est la sagesse divine. Et comme l'ange déclara au
jeune Tobie que la troisième nuit il serait uni, dans la crainte du Seigneur, à
son épouse, de même la crainte de Dieu, quand elle est dans sa dernière
perfection, est unie avec l'amour divin, et l'âme M transforme alors par amour
en son Dieu. Mais, pour rendre ces choses plus intelligibles, nous traiterons
en particulier de leurs causes.
Il faut néanmoins remarquer que
ces trois nuits ne sont, à proprement parler, qu'une nuit divisée en trois
parties. On compare la première nuit, qui est celle des sens, à la première
partie de la nuit naturelle qui nous dérobe la vue des objets visibles. La
seconde, qui est là nuit de la foi, est semblable à minuit, où on ne volt rien. La troisième, qui est Dieu, a
de la ressemblance avec la dernière partie de la nuit, ou, pour mieux dire,
avec l'aurore, à laquelle la lumière du soleil succède immédiatement.
Nous appelons nuit, en cet
endroit, la privation du plaisir dont les passions sont privées en toutes
choses ; car, comme la nuit naturelle est la privation de la lumière et des
objets visibles, de sorte que les yeux ne peuvent les voir, de même on peut
donner le nom
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de nuit à la mortification des
passions. Car, lorsque l’âme se prive en toutes choses des plaisirs que les
passions recherchent, on peut dire qu'elle demeure dans la nuit, et qu'elle est
dépouillée de toutes les choses qui peuvent la soutenir; ou, pour donner plus
de clarté à cette vérité, comme les yeux de l'homme se nourrissent de la
lumière du jour et des objets qu'elle leur découvre, et, comme le défaut de
cette lumière les empêche de s'en repaître, de même l’âme, en se servant de ses
passions, se nourrit des choses qu'elle goûte par l'opération de ses
puissances; mais, lorsqu'on mortifie les passions, l'âme ne reçoit plus d'aliments
des créatures; et, de cette façon, elle
est remplie d'obscurité et destituée des objets que les passions lui
présentaient.
Les exemples qui regardent les
puissances de l'homme feront mieux entendre cette matière : en voici
quelques-uns des plus propres à l'expliquer. Lorsque l'âme soustrait à sa
passion les objets qui peuvent plaire a l'ouïe, elle est, au regard de ce sens,
dans la privation des choses qui le touchent; elle se trouve dans le même état
à l'égard des yeux, lorsqu'elle renonce au plaisir des objets qui peuvent les
satisfaire. Il faut ainsi juger de l'attouchement, du goût, de l'odorat; de
sorte que, quand l'âme mortifie sa passion en rejetant le contentement que les
créatures lui donnent, elle est dans une profonde nuit, c'est-à-dire dans une
entière privation, en ce qui regarde les choses créées. La raison en est que,
selon les philosophes, l'âme est semblable à une toile blanche où l'on n'a
peint aucune figure; de même, suivant le cours ordinaire de la nature, elle n'a
rien et n'acquiert aucune connaissance que par l'opération des sens, comme un
prisonnier ne voit que par les fenêtres de la prison où on le lient dans les
fers; C'est pourquoi, quand elle rejette ce que les sens lui présentent, elle
n'a ni objet ni connaissance, et elle est dans l'obscurité et dans la privation
de toutes choses, puisque c'est par ces seules ouvertures que la lumière et les
créatures peuvent passer jusqu'à elle; car, quoiqu'il soit certain qu'elle
voit, qu'elle entend, qu'elle flaire, qu'elle goûte et qu'elle touche par le
ministère des sens, néanmoins, si elle n'use pas de leurs opérations, elle n'en
est pas plus touchée que si elle ne connaissait aucun objet par la vue ou par
l'ouïe, ou par quelque autre sens extérieur; et il lui arriverait la même chose
qu'à celui qui fermerait les yeux au soleil, et qui demeurerait dans
l'obscurité, comme s'il était aveugle.
C'est ce que le prophète-roi
semble signifier quand il dit qu'il est pauvre, et qu'il est dans les
travaux dès sa jeunesse (1). Car, quoiqu'il
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possédât de grandes richesses, il
ne s'y attachait nullement, et, de sorte il était véritablement pauvre. Au
contraire, s'il eût été privé des biens temporels, et qu'il les eût désirés de
tout son cœur, on n'eût pu lui attribuer la vertu de pauvreté, puisque son âme,
suivant le penchant de sa passion, eût été abondante en toutes choses.
Pour ces raisons, nous disons que
la pauvreté de l'âme est une nuit obscure. Nous ne parlons pas du manquement
réel des créatures, puisque ce manquement n'en dépouille pas l'âme lorsqu'elle
les recherche; mais nous parlons de la pauvreté d'esprit, je veux dire la
privation du plaisir que les choses passagères nous donnent, parce que cette
privation établit l'âme dans un parfait vide et dans une parfaite liberté ; les
biens de la terre ne l'occupent pas ; ils n'attirent pas son amour; ils ne
peuvent avoir aucune entrée eu son cœur; ils ne lui font aucun préjudice. Aussi
est-ce la seule volonté et le seul désir qui lui nuisent.
Voilà la première nuit dont l'âme
est environnée selon la partie inférieure de l'homme. Il faut maintenant voir
combien il lui est utile, si elle se porte à l'union divine, de sortir de sa
maison pendant que l'obscure nuit des sens dure.
Il est nécessaire que rame qui
tend à l'union divine passe par la nuit obscure, c'est-à-dire par la
mortification des passions et par le renoncement des plaisirs que les créatures
peuvent nous faire coûter, parce que l'amour qu'on a pour elles paraît devant
Dieu comme dis ténèbres qui rendent l'âme incapable de recevoir la pure lumière
de Dieu; car la lumière ne s'accorde pas avec les ténèbres, puisque, comme dit
saint Jean, la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont
point comprise (1).
La raison en est que, selon les
philosophes, deux contraires ne peuvent subsister ensemble dans un même sujet,
car quelle communication y a-t-il, dit saint Paul, entre les ténèbres et la
lumière (2) ?
De là vient que l'âme ne peut
être revêtue de l'union divine avant qu'elle se soit dépouillée de l'amour des créatures. Mais,
pour
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prouver plus clairement ce que
j'avance, il faut savoir que l'attachement de l’âme aux créatures la rend
semblable aux créatures mêmes, et que plus cet attachement est grand, plus
cette ressemblance est parfaite. C'est le propre de l'amour de réduire à cette
uniformité celui qui aime et l'objet qui est aimé. David en était convaincu
lorsque, parlant des personnes qui aimaient les idoles, il disait : Que tous
ceux qui les font, et qui y mettent leur confiance, deviennent semblables à
elles (1).
C'est pourquoi celui qui
s'attache de la sorte à la créature est aussi vil qu'elle; il est même en
quelque façon plus abaissé, puisque l'amour le rend inférieur à l'objet aimé,
ou plutôt le fait l'esclave de ce qu'il aime. Il suit de là que, quand l’âme
s'unit par amour à quelque autre chose qu'à Dieu, elle ne saurait ni parvenir à
une parfaite union avec le Créateur, ni se transformer en lui. La petitesse de
la créature peut bien moins monter à la grandeur de Dieu, que les ténèbres ne
peuvent s'accommoder avec la lumière.
En effet, tout ce qui est sur la
terre et dans le ciel, si on le compare avec Dieu, n'est rien, comme Jérémie
l'assure quand il dit qu'il a regardé la terre, et qu'elle était un vide et
un néant; qu'il a jeté les yeux sur les cieux, et qu'il n'y avait point de
lumière (2). Il signifie, par toutes ces expressions, que ni la terre ni
les créatures qu'elle soutient, ne paraissent qu'un rien devant Dieu, et que
les cieux, quoique brillants de lumière, ne doivent être estimés que ténèbres
devant lui.
Nous pouvons donc inférer de là
que les créatures, considérées de cette sorte, ne sont rien, et que l'amour qui
nous unit à elles nous réduit à quelque chose de moindre que le rien, puisque
c'est un obstacle à notre union avec Dieu, et une privation de notre
transformation en lui; comme les ténèbres ne sont qu'un rien et qu'une
privation de la lumière. J'ajoute que, comme celui qui est couvert de ténèbres
ne reçoit et ne comprend pas la lumière, de même l’âme qui aime quelque chose
de créé ne pourra ni connaître Dieu, ni jouir de lui en cette vie par la pure
transformation d'elle-même en Dieu, ni le posséder en l'autre monde par la
vision béatifique. Pour faciliter l'intelligence de ceci, j'apporterai
plusieurs comparaisons.
L'être de toutes les créatures
n'est rien en comparaison de l'être infini de Dieu, et eonséquemment
l’âme qui leur donne son amour n'est rien, et même moins que rien; elle ne peut
donc unir son être
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à l'être de Dieu, le néant ne
pouvant avoir ni convenance ni union avec un élie infini et nécessaire.
Toute la beauté créée n'est rien
auprès de la beauté infinie du Créateur, et on doit même confesser, après
Salomon, qu'elle n'est qu'une illusion ou plutôt une véritable laideur; de
sorte que, quand on l'aime dérèglement, l’âme est très-laide
aux yeux de Dieu, et ne saurait être transformée en la beauté divine, puisque
la laideur ne peut être en même temps la beauté (1).
De plus, tout ce que les
créatures ont d'agréable et d'engageant, si on en fait comparaison avec les
attraits infinis de Dieu, paraîtra rebutant et insipide. Il faut donc que l’âme
qui s'y plaît soit désagréable au Seigneur, et infiniment éloignée de ses
charmes, car il y a une différence incompréhensible entre ces deux contraires.
Si on compare aussi toute la bonté des créatures avec la
bonté infinie de Dieu, il faudra l'appeler malice plutôt que bonté, puisque,
suivant cet oracle divin, il n'y a que Dieu qui soit bon (2). C'est
pourquoi l'âme qui adhère, par un amour particulier, à la bonté créée est
mauvaise en la présence de Dieu; et, comme la malice ne fait point d'accord
avec la bonté, de même l’âme ne pourra jamais, en cet état, s'approcher de
Dieu.
Toute la sagesse du monde,
comparée avec la sagesse de Dieu, n'est qu'ignorance, parce que, comme saint
Paul l'écrit aux Corinthiens, la sagesse de ce monde est folie devant Dieu
(3). C'est pourquoi quiconque estime sa sagesse au point de croire qu'elle lui
suffit pour entrer dans l'union divine, est insensé devant Dieu et très-éloigné de lui, puisque la folie n'a point de commerce
avec la sagesse. Ainsi tous ceux qui pensent être sages ne le sont pas devant
Dieu, car, en se disant sages, dit saint Paul, ils sont devenus fous (4).
Ceux-là donc comprennent seuls la sagesse de Dieu, qui, ne s'attribuant nulle
sagesse, non plus que des enfants et des ignorants, le servent et lui obéissent
avec amour. C'est cette sagesse que l'Apôtre nous enseigne par ces paroles :
Que nul ne se trompe soi-même, dit-il : si quelqu'un d'entre vous se
croit sage selon le monde, qu'il devienne fou pour être sage (5). L'âme
doit donc aller à l'union de la sagesse divine plutôt par l'ignorance que par
la science.
Toute la domination et toute la
liberté des hommes, si on en fait comparaison avec le domaine et la liberté de
Dieu, ne sont qu'une
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véritable sujétion et qu'une
radieuse captivité d'esprit; de sorte que celui qui court après les dignités,
les honneurs, les prééminences et la liberté de ses passions déréglées. Dieu ne
le traite pas comme un homme libre et comme un fils bien-aimé, mais comme une
personne vile et comme un esclave de ses passions, parce que celui-là ne veut
pas suivre la doctrine de Jésus-Christ, qui nous apprend que quiconque vent
être le plus grand doit devenir le plus petit. Ainsi. l’âme ne peut goûter la
souveraine liberté d'esprit, de laquelle on jouit dans l'union divine, et à
laquelle l'esclavage est entièrement opposé; liberté qui règne, non pas dans un
cœur tyrannisé par les passions, mais dans un cœur affranchi de leur empire.
C'est pourquoi Sara pria Abraham de chasser de sa maison Agar et son fils,
parce que l'enfant d'une femme esclave ne devait pas être héritier avec,
l'enfant d'une femme libre (1).
Toutes les délices et toutes les
douceurs des créatures ne sont que des peines et des amertumes très-grandes, lorsqu'on les compare avec les délices et les
douceurs de Dieu. Celui-là donc ne mérite que des tourments, qui s'abandonne aux plaisirs du monde.
Toutes les richesses créées et
tontes leurs gloires, si on en fait comparaison avec les richesses et la gloire
de Dieu, ne sont que pauvreté et confusion; de sorte que l'âme qui les aime et
les désire tombe dans une extrême indigence et dans la dernière ignominie
devant Dieu. C'est pourquoi jamais elle ne pourra se remplir de la richesse et
de la gloire, qui est la transformation d'elle-même en Dieu, parce qu'il y a
une très-grande différence entre la pauvreté et la
misère extrême, et la richesse et la félicité infinie.
Pour cette cause, la sagesse
divine, se plaignant de cens que leur attachement à la beauté, à la gloire, aux
autres biens de la terre, jette dans la laideur, dans la confusion et dans la
pauvreté, s'écrie : C'est à vous, à hommes, que je parle (2)! Vous, qui
êtes petits, comprenez avec quelle prudence vous devez vous comporter ; vous,
qui n'avez pas encore le sens parfait, prenez garde et écoulez. Je vais parler
de choses très-grandes. Je possède les richesses, la
gloire, la magnificence et la justice. Mon fruit est meilleur que l'or et que
les pierres précieuses; et ce que je produis vaut mieux que l'argent. Je marche
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dans le chemin de la justice et du
jugement, pour enrichir ceux qui m'aiment, et pour remplir leurs trésors.
La Sagesse adresse ces paroles à
tous ceux qui donnent leur cœur aux créatures ; elle les appelle petits, car
ils sont semblables aux objets qu'ils aiment, et qui sont très-petits
d'eux-mêmes. Elle les avertit d'être prudents, et de faire réflexion sur les
biens, sur la gloire, sur la justice, sur les autres richesses, qui sont
infiniment grandes. Elle veut leur parler de Dieu, pour les désabuser de
l'estime qu'ils font des choses créées. Elle ajoute que le fruit qu'ils
tireront de ses conseils et de son secours, surtout à l'égard de leur âme, est
plus noble et plus précieux que l'or, que l'argent et que les pierreries. Ils
doivent donc étouffer leur amour pour les créatures, et ne le conserver que
pour s'unir au Créateur.
Saint Augustin connaissait
parfaitement la différence qui se trouve entre Dieu et les créatures, et
combien les âmes qui les aiment s'éloignent de lui, lorsqu'il parlait à Dieu de
la sorte : Misérable que je suis ! quand sera-ce
que je rendrai conforme à votre droiture tout ce que j'ai déréglé ? Vous êtes bon. et je suis méchant; vous êtes pieux, et je suis impie;
vous êtes saint, et je suis pécheur; vous êtes juste, et je suis injuste ; vous
êtes la lumière, et je suis aveugle ; vous êtes la vie, et je suis mort ; vous
êtes le médecin, et je suis malade; vous êtes la vérité suprême, et je suis que
vanité et que mensonge. (Soliloq. c. II.)
Voilà ce que le saint docteur dit de lui-même, en considérant le penchant qu'il
avait pour les créatures. C'est aussi ce qu'on peut dire de tous les hommes,
parce qu'ils ont les mêmes passions.
De sorte que celui-là est fort
ignorant, qui s'imagine qu'il peut aller au sublime état de l'union avec Dieu,
avant qu'il ait détruit en son cœur l'amour des choses naturelles, et même le
désir des choses surnaturelles, non pas en tant qu'elles contribuent à la
gloire de Notre-Seigneur, mais en tant que. par une
évidente corruption de l’amour-propre, il ne les voudrait posséder que pour ses
intérêts particuliers, et que. pour ce dessein, il s'y
attacherait dérèglement. La raison en est que les biens de la nature sont
infiniment différents des biens de la grâce, qui sont communiqués à l'âme dans
sa parfaite transformation en Dieu. Et c'est pour ce sujet que Jésus-Christ
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dit que celui qui ne renonce pas
à tout ce qu'il possède ne peut être son disciple (1). Soit que cette
possession soit réelle, soit que ce soit un simple attachement de la volonté
aux biens de la terre, on ne saurait raisonnablement douter de ceci. Le Fils de
Dieu est venu apprendre aux hommes à mépriser les choses créées, afin qu'ils
puissent recevoir l'esprit de Dieu. Ainsi l'âme est incapable de le recevoir
par sa transformation en Dieu, avant qu'elle se soit détachée des créatures.
Nous avons dans l’Exode
une figure de cette vérité. (Exode, XVI, 3.) Dieu ne donna la manne aux
Israélites qu'après qu'ils eurent consommé la farine qu'ils avaient apportée
d'Egypte, pour nous faire entendre que nous ne pouvons goûter cette viande
céleste qu'après avoir renoncé aux créatures. Ceux-là donc qui se repaissent de
ces objets ne peuvent être animés de l'esprit de Dieu; ils le provoquent même à
la colère. C'est ce mélange de l'amour de Dieu et de l'amour des créatures que
firent les Juifs, lorsque, ennuyés de la manne, ils demandèrent de la chair,
et, préférant une nourriture si grossière à ce pain angélique qui avait le goût
de toutes les viandes qu'on pouvait souhaiter, ils irritèrent le Seigneur
contre eux. La justice divine les punit dans la chaleur de leur gourmandise, et
en fil mourir an grand nombre, comme le prophète-roi le rapporte en ses Psaumes
(2).
Oh ! si
les hommes spirituels comprenaient bien quels trésors et quels fruits de
l'esprit divin ils perdent, parce qu'ils ne détachent pas leur amour des
bagatelles de la terre ; s'ils savaient qu'en se privant du plaisir des
créatures, ils goûteraient toutes sortes de douceurs, ne rejetteraient-ils pas
toutes les consolations du monde? Mais, parce qu'ils n'y veulent pas renoncer,
ils ne peuvent jouir de ces délices spirituelles.
Ainsi les Hébreux ne sentaient pas les différents goûts de la manne, non pas
qu'elle ne les eût point en effet, mais parce qu'ils ne s'appliquaient pas à la
goûter seule, et qu'ils désiraient d'autres viandes avec elle; de même celui
qui aime quelque chose avec Dieu ne le peut goûter seul, et il en fait peu
d'état, puisqu'il met dans un même rang ce qui est infiniment éloigné de lui.
Certes, l'expérience nous
enseigne que, quand le cœur aime un objet, il le préfère aux autres objets,
lorsqu'il n'y trouve pas une aussi grande douceur, quoique d'ailleurs ils
soient plus excellents ; que, s'il les aime tous et s'il se plaît en tous
également, cette égalité est injuste et injurieuse aux objets qui sont
meilleurs que les
13
autres. Or, puisque rien ne peut
être comparé avec Dieu, l'âme lui fait une horrible injure quand elle aime
quelque autre chose que lui. Que serait-ce donc si elle aimait quelque créature
plus que Dieu même?
Le même livre de l'Exode
nous fournit une seconde figure de ce que nous avons avancé (1). Lorsque Dieu
commande à Moïse de monter sur la montagne de Sinaï, où il avait dessein de lui
parler, il voulut que les Israélites demeurassent au pied, et leur défendit
même de faire paître leur bétail aux environs. Ce qui nous montre qu'une âme
qui veut monter sur la montagne de la perfection, pour traiter familièrement
avec Dieu, doit non-seulement abandonner toutes les
choses créées, mais empêcher aussi ses passions, qui tiennent de la nature des
bêtes, de paître aux environs de cette montagne, c'est-à-dire de prendre
plaisir en aucun objet qu'en Dieu, en qui seul, lorsqu'on est arrivé à l'état
de perfection, toutes les passions trouvent leur repos, comme dans le terme de
leurs recherches.
Il est donc nécessaire que celui
qui veut atteindre à la cime de cette montagne réprime toutes ses passions. En
quoi il aura cet avantage que plus il apportera de diligence et de ferveur à se
priver de toutes choses, plus il aura de facilité à se rendre très-parfait ; ce qu'il ne peut faire, quelques vertus
qu'il pratique, avant qu'il ait calmé les mouvements de ses passions, puisque
l'âme en doit être auparavant délivrée.
Le patriarche Jacob nous présente
une troisième figure de cette mortification (2). Lorsqu'il voulut aller sur le
mont Béthel, afin d'y dresser un autel et d'y offrir un sacrifice à Dieu, il
commanda trois choses à ses domestiques : la première, qu'ils abandonnassent
leurs idoles ; la seconde, qu'ils se purifiassent; la troisième, qu'ils changeassent
d'habits. Nous apprenons de cette conduite que celui qui veut monter sur la
montagne de la perfection chrétienne, et faire en son cœur un autel pour
présenter à Dieu un sacrifice d'amour et de louanges, doit accomplir ces trois
choses que nous venons de rapporter. En premier lieu, il doit détruire les
dieux étrangers, c'est-à-dire ses attachements déréglés ; en second lieu, il
doit effacer les taches de ses passions, en leur résistant et en faisant
pénitence de ce qu'il les a souffertes dans leurs désordres; en troisième lieu,
il faut qu'il change d'habits, changement qui se fait de cette sorte : Dieu
14
change les vieux habits en habits
neufs, lorsqu'il donne à l'âme, par les opérations de l'entendement et de la
volonté, un nouveau moyen de le connaître en lui-même, c'est-à-dire de le
connaître, non pas d'une manière humaine, comme elle le connaissait auparavant,
mais d'une manière surnaturelle. Il éteint aussi l'amour humain et le plaisir
de cette personne, et il allume en son cœur un amour tout divin ; tellement
qu'il fait cesser les opérations de ses puissances en tant qu'elles se
faisaient naturellement, et qu'il lui communique des idées, des connaissances
et des affections élevées au-dessus de la nature, et accompagnées de
consolations infinies.
De sorte qu'en cet état, qui est
l'état d'union avec Dieu, toutes les opérations humaines deviennent divines, et
l’âme est, en ces moments un autel où Dieu seul est adore par des sacrifices de
louanges et d'amour. Pour cette cause,
Dieu voulut que, dans l'Ancien Testament, l'autel sur lequel on devait lui
faire des sacrifices fût creux et vide au dedans (1); ce qui montre combien
Dieu souhaite que l’âme soit dégagée de
toutes choses, afin d'être un autel digne de recevoir la .Majesté divine, et de
lui servir de demeure .
Dieu détendit aussi de mettre sur
son autel un feu étranger, et d'en retirer le feu qui lui était consacré (Levit., X. 1.) ; de sorte que Nadab
et Abiu, qui étaient enfants du grand piètre Aaron,
ayant violé sa défense, il les fit consumer au pied de l’autel par le feu qu'il
lit tomber du ciel, afin que nous apprenions de là que l’âme qui veut être un
autel dédié à son Créateur ne doit jamais laisser mourir en son cœur le feu de
l'amour divin, ni souffrir que le l'eu de l'amour humain la brûle, parce que
Dieu ne veut pas qu'aucun objet partage avec lui l'âme qu'il a choisie pour son
temple. Aussi nous lisons, dans le premier livre des Rois ( I Reg. V), que les Philistins, ayant mis l'arche
d'alliance avec Dagon, trouvèrent
tous les matins ce faux dieu renversé par terre, jusqu'à ce que cette idole fût
enfin rompue en plusieurs morceaux. Or, comme Dieu ne permit pas que cette
divinité imaginaire demeurât avec lui dans un même lieu, de même il ne souffre
pas avec lui, dans un même cœur, les passions encore terrestres. Il ne veut que
ceux qui observent la loi divine, et qui acceptent volontiers les croix
intérieures et extérieures ; car, comme il n'y avait dans l'arche que le livre
de la loi et la verge de Moïse, laquelle était la figure de la croix, de même
il veut que l’âme qui désire goûter la vraie manne, c'est-à-dire Dieu, garde
ses commandements et porte la croix du Sauveur avec toute la perfection
possible.
15
Un de connaître plus
distinctement ce que nous avons dit jusqu’ici, il est nécessaire de déclarer de
quelle manière les passions causent à l'âme deux sortes de dommages, dont l'un
est privatif et l’autre est positif. Le premier consiste en ce que les passions
privent l’âme de l'esprit de Dieu, et le second, en ce qu’étant fortes, elles
fatiguent l'âme, elles la tourmentent, elles la remplissent de ténèbres et de
taches, elles l'affaiblissent ; c'est ce que Jérémie exprime en ces termes : Mon
peuple, dit-il, a fait deux maux : il m'a quitté, moi qui suis la
fontaine d'eau vive, et il s'est fait des citernes qui sont percées de tous
côtés, et qui ne sauraient garder l'eau (1). Une seule opération de la
passion produit ces deux mauvais effets dans l’âme; car,aussitôt
que l’âme s'affectionne à quelques
créatures, plus cette affection jette de
profondes racines, moins l'âme est capable d'aller à Dieu, puisque l'amour de
Dieu et l'amour des choses créées sont contraires et ne peuvent subsister
ensemble dans le cœur. En effet, quelle comparaison y a-t-il entre les
créatures et le Créateur, entre les choses matérielles et les choses
spirituelles, entre les choses visibles et les choses invisibles, entre les
temporelles et les éternelles, entre la nourriture Céleste et spirituelle et la
viande terrestre et sensible; entre le dépouillement et la nudité pour l'amour
de Jésus-Christ, et l'attachement aux biens du monde ?
C'est pourquoi, connue on ne peut
introduire une forme dans un sujet avant qu'on en ait chassé celle qui lui est
contraire, de même le pur esprit ne saurait entier dans l’âme avant qu'elle ait
étouffé les mouvements de la partie sensible et animale. De la vient que notre
Sauveur dit qu'il n'est pas juste de prendre le pain des enfants et de le
donner aux chiens, et qu'il ne faut pas aussi leur donner ce qui est
saint (2). Dans ces deux endroits, Notre-Seigneur compare aux enfants tous
ceux qui se disposent, par le renoncement de leurs passions, à recevoir le pur
esprit de Dieu, et aux chiens tous ceux qui repaissent leurs passions des
créatures. Car le père permet à ses enfants de se mettre à sa table et de
manger les mêmes viandes que lui; mais on
16
n'abandonne aux chiens que les
miettes qui tombent de la table à terre. Or, toutes les créatures ne sont, pour
parler de la sorte, que des miettes qui sont tombées de la table de Dieu; et
ainsi on a raison de dire que ceux qui s'en nourrissent sont, en quelque façon,
des chiens à qui on ôte le pain des enfants, parce qu'ils ne veulent ni se
priver de ces miettes, ni aspirer à l'honneur de manger des viandes de leur
père, c'est-à-dire de se remplir du pur esprit de leur Créateur. C'est donc
avec justice qu'ils souffrent une faim canine, comme parle David, ces
miettes n'étant pas capables de les rassasier; ce qui les oblige, ajoute le
même prophète, à courir par toute la ville pour chercher de quoi vivre;
mais, comme ils ne trouvent rien qui les contente, ils murmurent (1). C'est
le malheur de ceux qui flattent trop leurs passions, d'être chagrins comme le
sont ceux qui meurent de faim. Il n'y a donc point de proportion entre la faim
que causent les créatures, et le rassasiement qui est l'effet de l'esprit de
Dieu; et, par une suite nécessaire, l'âme ne peut jouir de l'un avant qu'elle
se soit privée de l'autre.
On peut inférer de ces discours
que, quand Dieu délivre une âme de ces contrariétés et la purifie entièrement,
il fait, si j'ose le dire, quelque chose de plus grand que lorsqu'il tire l’âme
du néant et lui donne l'être, parce que les passions de l'homme s'opposent plus
à l'opération de Dieu que le néant, puisque le néant n'est pas capable de
résister à la Majesté divine. Voilà ce que nous avions à dire du premier
dommage que l'âme reçoit des passions, lorsqu'elles empêchent l'esprit de Dieu
d'y venir et d'y demeurer. Il faut parler maintenant du second dommage, que
nous appelons positif, et qui renferme cinq effets que les passions font dans
l'âme : car elles la fatiguent, elles l'affligent, elles l'obscurcissent, elles
la souillent, elles l'affaiblissent.
En premier lieu, les passions
fatiguent l'âme, parce qu'elles sont semblables à des enfants inquiets, qui
demandent à leur mère tantôt une chose, tantôt une autre, et qu'on ne peut
satisfaire. Or, comme la mère se lasse de leurs importunités, de même l'âme se
lasse des importunités de ses passions; ou, comme celui qui fouit en terre pour
trouver quelque trésor se fatigue beaucoup, de même l'âme ressent beaucoup de
fatigue à chercher dans les créatures de quoi contenter ses passions. Que si
elle leur donne tout ce qu'elles demandent, elles ne cessent pas néanmoins de
lui être fort incommodes, n'étant jamais pleinement rassasiées, et ne trouvant
dans les créatures que des citernes percées, qui ne conservent pas de l'eau
suffisamment
17
pour éteindre leur soif ardente. Si
bien qu'on peut dire avec Isaïe : Il a pris beaucoup de peine à étancher sa
soif, et il en sent encore l'ardeur ; son âme est vide et privée du soulagement
qu'elle cherchait (1). On peut ajouter que, comme celui qui a la fièvre
chaude n'a nul repos et brûle d'une soif qui augmente à chaque moment, jusqu'à
ce que la lièvre soit cessée, de même l'âme ne jouit d'aucune tranquillité et
sent toujours de l'inquiétude, jusqu'à ce qu'elle ail apaisé les mouvements des
passions qui la tyrannisent. Il semble que le saint homme Job décrit cet état
lorsqu'il dit que, quand il sera rassasié, il sera plus incommodé de la
chaleur qu'auparavant, et qu'il sera accablé de toutes sortes de douleurs et de
peines (2).
De plus, les passions fatiguent
l'âme, parce qu'elles l'agitent comme les vents agitent l'eau ; elles ne lui
laissent aucun repos, selon ces paroles d'Isaïe : Le cœur de l'impie
ressemble à la mer quand elle est agitée, et ne peut jamais être paisible
(3).
Les passions fatiguent enfin
l'âme lorsqu'elle veut les contenter, parce que, comme celui qui, pressé de la
faim, ouvre la bouche pour se remplir de vent, et, au lieu de se rassasier,
irrite sa faim, de même l’âme, bien loin d'assouvir sa faim, l'excite davantage
; de sorte qu'on peut dire avec Jérémie que l'âme, en suivant le désir de sa
volonté, n'a trouvé que du vent; et peu après, lui faisant connaître son
aridité, il l'exhorte à s'éloigner de la nudité et de la soif, c'est-à-dire à
détacher ses pensées et ses affections du dessein de soûler ses passions, parce
que ce prétendu rassasiement allume davantage leur ardeur (4). Alors l’âme
éprouve le sort de l'ambitieux qui se voit frustré de ses attentes après avoir
longtemps espéré, et qui ne reçoit de ses soins que du chagrin et de l'ennui.
De même, après qu'elle a travaillé pour remplir l'avidité de ses passions, elle
ne recueille que de l'inquiétude. On peut dire encore que la passion a du
rapport avec: le feu. Comme le feu s'augmente à proportion qu'on y met du bois,
de même la passion s'enflamme à mesure qu'on lui donne de quoi se nourrir. Mais
il y a cette différence entre la passion
et le feu, que celui-ci s'éteint quand il a consumé ses matières, et celle-là
s'allume davantage lorsque les aliments lui manquent. Ainsi on voit la vérité
de ces paroles d'Isaïe : Il ira à droite, et il aura faim ; il mangera
18
à gauche, et il ne sera
pas rassasié (1). Car ceux-là endurent justement la faim, qui ne mortifient
pas leurs passions, lorsqu'ils sont entrés dans le chemin qui conduit à Dieu et
qui est représenté par la droite, puisqu'ils ne méritent pas de goûter jusqu'au
rassasiement les douceurs de l'esprit divin. C'est aussi avec sujet que ces
gens-là n'apaisent pas leur faim, lorsqu'ils nourrissent des choses créées
leurs passions, comme la gauche le signifie, parce qu'ils quittent ce qui peut
seul les satisfaire, et qu'ils cherchent ce qui n'est propre qu'à augmenter
leur aridité insatiable. Il est donc constant que les passions fatiguent l'âme
qui s'abandonne à leurs mouvements.
En second lieu, les passions
affligent l'âme, et c'est le second mal qu'elles lui causent. En cet état,
l'âme est semblable à un homme qui est chargé de chaîne, et qui ne saurait se
délivrer de la douleur qu'il en reçoit, avant qu'il s'en soit tout à fait dégagé
; de même l'âme ne peut sortir de ses peines avant qu'elle se soit affranchie
des liens de ses passions. C'est de ce sujet que David parlait lorsqu'il disait
: Les cordes de mes péchés, c'est-à-dire de mes passions, m'ont lié (2).
De plus, comme celui-là
souffrirait beaucoup qui serait couché tout nu sur des épines, de même l'âme
qui s'abandonne à ses passions est extrêmement tourmentée; car ses passions la
piquent comme des épines. C'est ce que le prophète-roi dit en ces termes : Ils
m'ont environné comme des abeilles, et ils se sont en flammés contre moi comme
du feu dans des épines (3). Car le feu des chagrins et des tourments
s'allume dans les passions, et excite dans l'âme des douleurs insupportables.
Ou bien, comme un laboureur qui
désire ardemment une abondante moisson pique ses bœufs et les presse de
labourer la terre, de même la concupiscence pique l'âme pour l'obliger à donner
aux passions ce qu'elles demandent. Ceci parait clairement dans l'extrême
ardeur qu'eut autrefois Dalila de savoir où les forces de Samson résidaient. Elle le fatigua jusqu'à mourir par ses poursuites
19
continuelles, tellement qu'il
perdit cœur et succomba misérablement. L'âme tombe dans le même malheur, à
force d'être pressée par les passions (1).
Il est facile de conclure de là
que plus la passion se porte violemment à son objet, plus elle tourmente l'âme,
et que plus l'âme accorde à la passion, plus elle sent de peines ; de sorte que
ses tourments croissent a proportion que les dérèglements de la passion se
multiplient. Ainsi on voit dans l'âme, dès
cette vie, la vérité de ces paroles de l'Apocalypse : Proportionnez
son tourment et sa douleur à la grandeur de son orgueil et de ses délices (2).
Et comme celui-là est ordinairement maltraité, qui tombe entre les mains de ses
ennemis, de même l’âme qui se laisse vaincre par ses passions est fort
affligée. Nous en avons une figure bien naturelle dans le malheur de Samson. Il
avait au commencement des forces extraordinaires, et il exerçait avec une
pleine autorité L'office déjuge sur les Israélites ; mais, aussitôt que ses
ennemis l'eurent réduit en leur pouvoir, ils le privèrent de ses forces, ils
lui crevèrent les yeux, ils l’attachèrent à une meule de moulin pour moudre du
blé ; ils le tourmentèrent enfin de toutes les manières qu'ils voulurent. Le
sort d'une âme que les passions ont vaincue n'est pas moins déplorable. Elles
la dépouillent de ses forces ; elles l'aveuglent, elles l'attachent à la
concupiscence comme à un moulin; elles l'affligent enfin selon la diversité et
la violence de leurs emportements. Dieu a cependant compassion de
ces misérables esclaves de leurs passions; et, pour les retirer de cette
captivité, il les invite à venir à lui comme à la source des véritables biens
et des solides plaisirs de l'âme, et il leur dit ces paroles d'Isaïe : Vous qui avez soif, venez puiser de l'eau ; et
vous qui n'avez point d'argent, hâtez-vous, achetez et mangez; venez, achetez
du vin et du lait, quoique vous n'ayez ni argent ni de quoi donner en échange.
Pourquoi employez-vous votre argent et le fruit de votre travail à acheter des
choses qui ne servent ni à vous donner du pain ni à vous rassasier ? Ecoutez-moi donc, et prenez la bonne nourriture que je vous
présente : c'est elle qui engraissera votre âme et qui la comblera de délices
(3). Repassons sur ces paroles pour les appliquer à notre sujet. Vous qui avez
20
soif, c'est-à-dire vous qui
désirez ardemment de contenter vos passions. Vous qui n'avez point d'argent,
ou qui n'avez pas la volonté assez ferme ni assez déterminée
pour quitter les créatures et pour vous unir à Dieu seul. Achetez du vin et
du lait, c'est-à-dire achetez la paix et la douceur de l'esprit divin. Sans
argent et sans échange, ou bien, sans avoir autant de peine que vous en
avez à satisfaire vos passions. Pourquoi donc employez-vous votre argent,
ou votre volonté, et votre travail, ou le soin que vous prenez de
rassasier vos passions, à acheter ce qui ne sert pas à vous faire du pain,
c'est-à-dire à ne pas vous remplir de l'esprit de Dieu? Si vous suiviez mes
avis, voire aine s'engraisserait de la viande spirituelle que je lui donnerais,
et elle serait alors comblée de plaisirs. Or, se procurer cette graisse n'est autre chose que se priver
de tous les plaisirs dont les objets créés peuvent nous repaître; ils ne sont
propres qu'à nous affliger. Au contraire, c'est l'esprit de Dieu qui nous
réjouit.
C'est pourquoi Notre-Seigneur
nous exhorte à aller a lui lorsque nous sommes accablés de nos peines et du
soin d'entretenir nos passions en leurs voluptés ; et il nous promet de nous
soulager et de remettre notre Ame dans la paix dont nos dérèglements, que nous
sentons, selon l'expression du prophète-roi, comme un poids immense, nous ont
privés (Matth., XI, 28 – Psal., XXXVII, 5).
En troisième lieu, les passions
déréglées obscurcissent l'âme ; car, comme les exhalaisons et les vapeurs de la
terre obscurcissent l'air en arrêtant les rayons du soleil, comme l'haleine
ternit le miroir, et comme la boue épaissit l'eau de telle sorte qu'on n'y peut
voir son visage, de même les passions couvrent l'âme de ténèbres si grossières,
que ni les rayons du soleil naturel, qui est la raison humaine, ni les lumières
de la sagesse divine, ne peuvent la pénétrer et l'éclairer. C'est ce que David
exprime quand il dit que ses péchés l'ont investi de tous côtés, et lui ont
ôté la puissance de voir (Psal.,
XXXIX, 13).
Or, quand l'entendement est
obscurci, la volonté devient languissante
21
et la mémoire s'affaiblit
tellement, que l’âme ne fait plus ses opérations avec facilité ; car ses
puissances, dépendant de son entendement, tombent dans le désordre lorsque
lui-même y tombe ; si bien que le prophète a raison de dire que son âme
est extrêmement troublée (Psal. VI,
4) ; car c'est la même chose que s'il disait que toutes les facultés de son âme
ne peuvent plus opérer. En effet, son esprit ne reçoit plus les lumières de la
sagesse divine, sa volonté ne conçoit plus d'amour pour Dieu; sa mémoire ne
retient plus les grandeurs et les bienfaits de Notre-Seigneur.
De plus, la passion aveugle
l'âme, parce qu'elle est aveuglée elle-même; et, comme elle ne regarde
nullement la raison, qui est guide naturel de l’âme, si elle conduit elle-même
l’âme, elle l’égare, comme un aveugle égare celui qui s'abandonne a sa
conduite. Fils de Dieu le dit en termes exprès : Si un aveugle en conduit un
autre, dit-il, ils tomberont tous deux dans une fosse (Matth.,
XV, 14).
Certes, si l’âme a quelque
lumière en ce temps-là, elle n'en use que pour se perdre, comme un papillon ne
se sert de ses yeux que tour se brûlera la chandelle; ou bien elle est
semblable au poisson qui se laisse éblouir à la lueur des flambeaux que les
pêcheurs portent la nuit sur l'eau, et qui donne dans leurs filets ; de même
l’âme suit les fausses lumières que ses passions lui présentent par le moyen
des créatures, et elle s'engage dans les pièges du démon, et se perd sans
ressource.
Ces paroles du Psalmiste : Le
feu est tombé sur eux, et ils n'ont pas vu le soleil (Psal.,
LVII, 9), expliquent admirablement ceci. La passion est un feu qui enflamme la
concupiscence, et qui empêche l'âme de voir le soleil, c'est-à-dire la
véritable lumière de l'entendement, soit naturelle, soit surnaturelle. En
effet, comme les yeux ne peuvent voir leur objet lorsqu'il y a entre eux et lui
une lumière étrangère qui les éblouit et qui interrompt leur opération, de même
l’âme ne peut voir cette divine lumière, parce que la passion se met entre les
deux et trompe l’âme par l'interposition des fausses lumières dont il éblouit,
ou plutôt dont il l'offusque et l'aveugle. C'est pourquoi on a sujet de
déplorer l'ignorance de quelques-uns, qui se chargent indiscrètement de
plusieurs macérations et de plusieurs
pratiques s'imaginant qu'elles sont seules suffisantes, sans la mortification
de leurs passions, pour les élever à l'union de Dieu; mais ils prennent de
fausses mesures, parce qu'ils n'y arriveront jamais avant que d’avoir dompté leurs passions. Ils doivent
donc les vaincre avec tout
22
le soin possible. Alors ils profiteront
plus en un mois qu'ils ne feront en plu>ieurs
années, pendant qu'ils ne s’appliqueront qu'aux pratiques qui ne contribuent en
rien a cette victoire. Comme le laboureur sème inutilement du grain dans un
champ auquel il n'a pas donné les façons nécessaires, et comme la terre qui
n'est pas cultivée ne porte que de méchantes herbes, de même celui-là travaille
sans fruit, et ne fait aucun progrès dans la vie spirituelle, qui ne surmonte
pas comme il faut ses passions; et ses passions ne feront naître en l'âme que
ténèbres, que négligences et que langueurs, si elles ne sont purifiées par une
sévère mortification. Elles sont dans l'âme comme une espèce de tache dans les
yeux, et elles l'obscurcissent de telle sorte que l'âme ne voit pas clairement
ce qu'elle doit connaître. C'est pourquoi David, considérant l'aveuglement de
ces gens-là, et l'indignation que Dieu conçoit contre eux, leur adresse ces
paroles : Avant que vos épines encore tendres se fortifient et croissent en
gros buissons, ta colère de Dieu les absorbera, comme la terre qui s'entr'ouvre sous les pieds des vivants les engloutit (Psal., LVII, 10). C'est-à-dire, avant que
leurs passions, qui sont au commencement traitables comme des épines encore
tendres, s'obscurcissent, et, devenues semblables à de gros buissons, empêchent
l'âme de recevoir la lumière divine, la colère de Dieu perdra ces personnes,
soit en retranchant le cours de leur vie, ou en les affligeant en ce monde par
les peines ou par les mortifications, soit en les réservant en l'autre vie pour
les tourmenter dans les flammes du purgatoire. Or, le dessein qu'il a, en les
faisant souffrir maintenant, est de rompre les obstacles que leurs passions
font à leurs lumières, et de réparer les pertes spirituelles qu'ils en
reçoivent.
Oh ! si
les hommes connaissaient bien de quel trésor de lumières divines l'aveuglement
que les passions leur causent les dépouille ! Oh ! s'ils
avaient une parfaite connaissance des maux qu'ils en souffrent, lorsqu'ils ne
les mortifient pas avec toute la rigueur possible! Car, enfin, ils n'ont nul
sujet de se fier à leur esprit et aux dons de Dieu, et ils ne doivent passe
persuader qu'ils puissent éviter les ténèbres spirituelles et les nouvelles
pertes où la tyrannie de leurs passions et de leur concupiscence les engagera.
En effet, qui eût jamais osé dire
qu'un homme aussi sage et aussi favorisé du Ciel que Salomon eût été frappé
d'un si grand aveuglement d'esprit, et d'une si horrible dureté de cœur, qu'il
érigeât en sa vieillesse des autels aux idoles, et qu'il rendit à de fausses
divinités le culte qui n'est dû qu'au Créateur de l'univers (III Reg., XI,
4) ? Mais d'où lui
23
est venu ce malheur? De l'amour
déréglé des femmes et de sa négligence à réprimer ses passions et à refuser à ses
sens les plaisirs qu'ils lui demandaient, comme il le marque lui-même dans son Ecclésiaste
: Je n'ai, dit-il, rien dénié à mes yeux de tout ce qu'ils ont
désiré, et je n'ai point empêché mon cœur de goûter toute la volupté qu'il a
souhaitée (Eccl., II, 10). Ainsi,
quoique ce prince fût extrêmement éclairé et prudent en sa jeunesse, ses
passions l'aveuglèrent en sa vieillesse de telle sorte
qu'il perdit toute sa sagesse, et qu'il abandonna même le service du vrai Dieu.
Que si le désordre des passions a
fait de si méchants effets en ce grand monarque, que ne fera-t-il pas en nous,
pendant que nous serons immortifiés, lâches à nous vaincre et aveugles en notre
conduite? Quels dommages ne recevrons-nous pas, lorsqu'on pourra dire de nous
avec vérité ce que le Seigneur dit des Ninivites à Jonas : Ils ne connaissent pas la différence qu'il y a
entre la droite et la gauche (Jon., IV,
11.) ? N'est-ce pas là l'ignorance
avec laquelle nous naissons? Ne nous
trompons-nous pas si grossièrement que nous prenons souvent le mal pour le
bien, et le bien pour le mal? Mais, si la passion ajoute l'aveuglement à notre
ignorance naturelle, que pouvons-nous espérer de nous-mêmes? Rien, assurément,
que ce
qu'Isaïe déplore, en faisant parler ceux qui sont tyrannisés par leurs
passions : Nous avons, disent-ils, donné dans les murailles comme des aveugle ; nous avons
marché à tâtons comme des gens qui sont privés de la vue, et nous avons heurté
en plein midi comme au
milieu des ténèbres (Isai., LIX).
Ainsi, celui qui est assiégé des ténèbres de sa passion marche dans les
lumières de la vérité sans connaître ce qui lui est utile ou préjudiciable.
Les taches de l'âme sont le
quatrième dommage qui naît des passions déréglées, car elles font le même effet
que fait la poix en ceux qui la touchent, et qui se gâtent les mains, dit l'Ecclésiastique
(Eccli., XIII, 1). Pour entendre cette
comparaison, il faut remarquer que les
24
créatures sont semblables à la poix noire; que, comme un
diamant est plus noble et plus brillant que la poix noire, de même l’âme est
plus excellente et plus sublime que les créatures; et que, comme ce diamant
serait fort sale si on le plongeait dans la poix fondue, de même l’âme est
toute remplie d'ordures lorsque, en s'abandonnant à ses passions, elle
s'attache aux choses créées, ou bien, comme la boue qu'on mêle avec de l'eau
claire la trouble, et comme la suie qu'on jette sur un beau visage Je défigure,
de même le plaisir que l'âme prend dans les créatures la corrompt et la rend
difforme aux yeux de Dieu.
Il semble que Jérémie se
représentait la beauté de l'âme et ensuite sa laideur, lorsqu'il disait dans
ses Lamentations que ses cheveux étaient plus blancs que la neige,plus nets que le lait, plus vermeils que l'ivoire, plus
beaux que les saphirs ; mais que son visage est devenu plus noir que le
charbon, et que quand elle paraît en public, on ne la reconnaît plus (Thren., IV, 7, 8). Les cheveux signifient les
affections de l'âme, lesquelles, s'attachant à Dieu, sont d'une admirable
beauté. La neige, le lait, l'ivoire et le saphir, expriment la beauté des
créatures; mais les opérations de l’âme,
pendant qu'elles sont régulières, les surpassent; et, au contraire,
quand elles s'éloignent de Dieu et se tournent vers les choses créées, elles
noircissent l'âme et lui impriment une si horrible difformité, qu'on ne peut
rien imaginer d'assez laid dans la nature pour nous en donner une juste idée.
Or, ces souillures de l'âme ne
viennent pas seulement du pêche mortel où la révolte
de la passion l'engage; elles viennent encore des fautes légères qui privent
l'âme de la parfaite union de Dieu, jusqu'à ce que la passion soit sortie de
ses égarements. Qui peut donc comprendre la grandeur et la diversité des taches
d'une âme qui s'est livrée au désordre de ses passions? Si on le pouvait
expliquer, on serait touché d'une extrême compassion, de voiries plaies et les
taches différentes dont les passions couvrent l'âme, chacune selon sa nature et
sa violence. Car comme un homme juste possède de très-grands
biens, à savoir plusieurs vertus
éclatantes et différentes les unes des autres, selon le nombre et la variété des actes
d'amour qu'il produit envers Dieu, de même un homme qui suit les mouvements de
ses passions contracte une infinité de lâches différentes dont nous avons, dans
Ézéchiel, une ligure très-naturelle.
Dieu lui montra les animaux immondes qui étaient représentés sur les murs
intérieurs du temple : Où étant entré, dit le prophète, je
25
vis les images de
plusieurs bêtes et les idoles de la maison d'Israël qu'on avait peintes sur les
murailles dans tout le contour du temple. Alors Dieu lui dit : Fils de
l'homme, n'avez-vous pas vu les effroyables abominations que ces gens-là font
ici (Ezech., VIII, 10) ? Ensuite il lui
commanda d'entrer encore plus avant, l'assurant qu'il y découvrirait de
nouvelles abominations. En effet, il y avait, dit Ézéchiel, des femmes qui
pleuraient Adonis. Le prophète, ayant passé plus outre par l'ordre de Dieu,
remarqua des hommes qui se tenaient le dos tourné au temple. Il
m'introduisit, dit-il, dans la salle intérieure de la maison du
Seigneur, et vingt-cinq hommes, qui tournaient le dos au temple, parurent à la
porte, entre le portail et l'autel (Ezech,, VIII, 13, 14, 15, 16).
Les différents animaux qui
étaient dépeints sur les murs du
temple signifient les pensées de l'esprit
qui s'occupe à connaître les choses de la terre, lesquelles, étant opposées aux
choses du Ciel, souillent le temple de l'âme par la multitude et l'impression
de leurs images. Les femmes qui pleurent Adonis représentent les passions qui
gâtent a volonté. Les hommes qui
avaient le dos tourné au temple figurent les idées des créatures ou les images
qui se conservent dans la mémoire. On peut dire de même que l'âme tourne le dos
au temple de Dieu, c'est-à-dire à la droite raison, qui ne veut point souffrir
des créatures opposées à leur Créateur.
Ce que nous avons dit jusqu'à
présent suffît pour déclarer les
souillures que l'âme reçoit du dérèglement de ses passions. J'ajoute
seulement que le désir de commettre la
moindre imperfection obscurcit l'âme et l'empêche d'acquérir la parfaite union
de Dieu.
En cinquième lieu, le désordre
des passions débilite tellement l'âme, qu'elle ne peut ni s'adonner à la vertu
ni persévérer dans
26
la pratique du bien. Car, lorsque
la passion recherche plusieurs objets ensemble, elle est plus faible que si
elle n'embrassait qu'une chose; et plus elle en désire en général, moins elle a
de force pour les goûter en particulier, suivant le sentiment des philosophes,
qui disent que la vertu est plus forte quand elle est unie que quand elle est
divisée; ce qui prouve que la volonté perd la force qui lui est nécessaire pour
acquérir la vertu, lorsqu'elle veut des choses de différente nature ou contraires
à Dieu. De sorte que l'âme qui occupe ainsi sa volonté à de pures bagatelles,
au lieu de s'élever à l'amour et a la perfection, est semblable à l'eau qui
s'écoule par plusieurs fentes et se perd en terre, au lieu de monter en haut,
et qui devient enfin inutile. C'est dans
cette pensée que le patriarche Jacob compara autrefois son fils Ruben à
de l'eau répandue sur la terre, lui disant qu'il ne croîtrait point (Genes., XLIX, 4), parce qu'il avait commis un péché
abominable. Comme s'il lui eût déclaré qu'ayant suivi la fureur de sa passion,
il s'était répandu comme de l'eau, et ne ferait nul progrès en la vertu.
Les deux comparaisons suivantes
donneront encore du jour à cette importante vérité; car, comme l'eau chaude
perd sa chaleur si on ne couvre pas le vaisseau où elle est, et comme les
parfums exhalent toute leur odeur si on ne les conserve pas dans des boîtes
bien fermées, de même l'âme perd la chaleur de l'amour divin et l'odeur des
vertus, si elle ne se tient pas couverte et renfermée en elle-même, en
s'éloignant des créatures et en demeurant dans son intérieur avec Dieu. C'est
ce que David comprenait très-bien, lorsqu'il disait
qu'il garderait sa force pour Dieu (Psal.,
LVIII, 10), à savoir, en retirant ses appétits de l'amour des choses
créées, et en faisant de fréquentes élévations vers son Créateur.
De plus, les passions rebelles
épuisent les forces de l'âme, parce qu'elles ont de la ressemblance avec les
rejetons qui naissent au pied des arbres fruitiers, et qui consument leur suc
elles rendent moins fertiles ; et, comme ils leur seraient nuisibles si on les
laissait toujours croître, de même les passions sont préjudiciables à l'âme,
lorsqu'on souffre que leurs dérèglements augmentent.
Il faut donc suivre le conseil de
Jésus-Christ, qui nous avertit de ceindre nos reins (Luc, XII),
c'est-à-dire nos passions, de peur que, comme des sangsues, elles ne nous
sucent tout le sang (Prov. CXX, 15.), je veux dire toute
27
la force de l'âme, sans pouvoir
remplir leur insatiabilité, selon la pensée du Sage. Il paraît par la que non-seulement les passions ne sont nullement utiles à
l'âme, mais qu'elles la privent de beaucoup de biens considérables, et que, si
on ne les mortifie pas, elles ne cessent de la persécuter jusqu'à ce qu'elles
la fassent mourir, comme quelques-uns disent, quoique faussement, que les
petites vipères rongent les entrailles de leur mère et lui causent enfin la
mort. Pour cette raison, l'Ecclésiastique prie Dieu de le délivrer de sa
concupiscence et de ses passions (Eccli.,
XXIII, 6.).
Mais, parce que plusieurs
n'exercent pas cette mortification, c'est une chose digne de compassion de voir
combien les passions qui dominent dans leur âme la rendent misérable, odieuse à
elle même, désagréable au prochain, négligente dans le service de Dieu. Il n'y
a point de fluxion, quelque maligne qu'elle soit, qui puisse mettre un homme
dans une si grande impuissance de marcher et de manger, que les passions
abattent l'âme et la jettent dans l'impuissance île marcher il la vertu et de
la goûter. Plusieurs personnes sont exposées à ce malheur, faute de vaincre
leurs passions.
On me demandera peut-être s'il
faut surmonter toutes ses passions sans réserve, avant que d'arriver à l'état
d'une sublime perfection, ou s'il suffit d'en dompter quelques-unes des plus
violentes, et de négliger celles qui semblent être de moindre importance. On
croit aisément que c'est une chose trop difficile et trop fâcheuse à l'âme
d'acquérir une si grande pureté et un si grand dénuement, qu'elle ne s'attache
d'affection à quoi que ce soit en ce monde.
Premièrement, je réponds que
toutes les passions ne sont pas également pernicieuses à l'âme, et ne lui
apportent pas des obstacles d'une égale force dans la poursuite du bien. En
effet, les passions, quand elles ne sont que de premiers mouvements, et quand
on ne leur donne point de consentement, n'éloignent pas l'âme de l'union
divine, ou du moins elles ne l'en détournent que très-peu.
J'appelle en cet endroit premiers mouvements ceux où la raison et la volonté
n'ont point de part, soit en ce qui les précède, soit en ce qui les accompagne,
soit en ce qui les suit; car il est impossible
28
de les déraciner en cette vie et de
les faire mourir tout à fait, étant, comme ils le sont, des opérations
nécessaires de la nature. Ainsi l'âme, agissant selon l'esprit et la raison, se
peut défendre de leurs impressions; elle peut même quelquefois être élevée, selon
la volonté ou la partie supérieure, à une sublime union avec Dieu, et jouir du
repos et des douceurs qu'elle y goûte, pendant que les passions et les
mouvements naturels et nécessaires se feront sentir, même avec violence, dans
la partie inférieure, parce qu'ils n'ont nul commerce avec la raison et la
volonté qui peut, pendant ce temps-là, s'appliquera la contemplation.
Secondement, je réponds que l'âme
ne peut parvenir à une parfaite union avec son Créateur, avant qu'elle se soit
dégagée de toutes les passions volontaires qui la portent ou au péché mortel,
ou au péché véniel, ou aux moindres imperfections. La raison en est que l'état
d'union divine consiste en ce que la volonté de l'âme soit toute transformée en
la volonté de Dieu, de sorte que la volonté de Dieu soit le seul principe et le
seul motif qui la fassent agir en toutes choses, comme si la volonté de Dieu et
la volonté de l'âme n'étaient qu'une volonté. Or, cette transformation est nécessaire, puisque
sans elle l'âme pourrait avoir du penchant pour des imperfections qui
déplaisent au Seigneur, car elle voudrait des choses qu'il ne voudrait pas.
Quand je dis que l'âme doit se
défaire des passions volontaires qui l'engagent dans les plus petites
imperfections, je parle de celles auxquelles elle consent avec vue ; car, quant
aux imperfections qu'elle Reconnaît pas, elle en commettra infailliblement par
surprise ou par inconsidération ; elle fera même
quelques péchés légers, puisque le juste tombe sept fois, c'est-à-dire
quelquefois (Prov., XXIV, 16). Mais, comme ces fautes lui échappent
contre sa volonté, et par la fragilité dont la nature humaine ne peut être
exempte que par miracle, elles ne lui sont pas nuisibles au point que le sont
les imperfections connues, volontaires et habituelles.
Car, lorsque l'âme a contracté de
mauvaises habitudes, les imperfections qui en naissent sont des empêchements très-certains de l'union de Dieu et même de la perfection
chrétienne, parce que l’âme demeure liée, par les chaînes de son habitude, aux
créatures et aux vices. Ces imperfections habituelles sont, par exemple, la
coutume de parler beaucoup, l'attachement, quelque léger qu'il soit, à une
personne, à un babil, à un livre, à une chambre, à une espèce de nourriture, à
certaine manière de converser, au petit plaisir qu'on prend à goûter les
choses, à savoir, à entendre ce qu'on
29
rapporte, à cent autres choses
semblables. Au reste, quelque petites que soient ces imperfections, elles
empêchent absolument l'âme de devenir parfaite; parce que comme il n'importe que
le fil dont on attache un oiseau soit épais ou menu, puisqu'il l'empêche
également de s'envoler, de même il est indifférent qu'une imperfection soit
grande ou petite, puisqu'elle empêche également l'âme de voler à la perfection
et à l'union de Dieu. A la vérité, il est plus facile de rompre un fil bien
menu qu'un fil fort gros : mais, si l'oiseau ne le rompt effectivement, sa
condition n'en est pas meilleure ; de même il est plus aisé de rompre les liens
d'une légère imperfection qu'un attachement considérable ; mais, si l'âme ne
les rompt pas en effet, elle n'en est pas plus libre pour aller à l'union
divine, quoique d'ailleurs elle fasse éclater de grandes vertus. Ces attaches,
qui paraissent si faibles, ressemblent à ce petit poisson de mer qui arrête,
selon le sentiment de quelques écrivains, les plus gros navires dans leur
course; de la même manière elles interrompent la course de l'âme qui va s'unir
à son Créateur.
C'est pourquoi on ne peut voir
sans compassion certaines personnes, qui sont chargées des richesses de la
grâce, de la vertu et des bonnes œuvres, et qui n'arrivent jamais au port d'une
parfaite union avec Dieu, parce qu'elles n'ont pas le courage de détruire
l'attachement qu'elles ont à une petite satisfaction des sens, à une amitié trop
naturelle, à quelque bagatelle de cette nature, quoique, aidées du secours de
Dieu, elles aient brisé les chaînes de l'orgueil, de la sensualité, de
plusieurs vices grossiers et de plusieurs péchés griefs.
Mais, ce qui est pire, loin
d'avancer en la perfection, elles reculent et perdent ce qu'elles ont acquis
avec beaucoup de travail ; car il est certain que ne point faire de progrès
dans la vie spirituelle, en se surmontant soi-même, c'est retourner en arrière;
et ne pas faire de nouveaux profils, c'est souffrir la perte de ses anciennes
possessions, comme Notre-Seigneur nous l'insinue, quand il dit que quiconque
ne recueille pas avec lui répand (Matth.,
XII, 30).
Quand un vase est plein de
liqueur, la moindre fente qui s'y trouve suffit, si on ne la bouche, pour la
faire couler jusqu'à la dernière goutte; de même si l'âme qui est remplie de la
précieuse liqueur des vertus et des grâces ne ferme l'ouverture qu'une légère
imperfection fait dans son cœur, cette
liqueur en sort peu à peu et se dissipe jusqu'à la moindre partie. Ainsi la
négligence qu'elle apporte à se garantir des petites imperfections la jette
dans de grands désordres, suivant la doctrine de l'Ecclésiastique, qui nous
assure que
30
celui qui méprise les petites
choses déchoit peu à peu, et qu'une étincelle augmente le feu et fait un
grand incendie (Eccli., XIX, 1 – XI,
34). Une première imperfection, quoique légère, produit le même effet dans une
âme qui est lâche a la corriger. Elle en attire une seconde et puis une
troisième, et ainsi des autres, jusqu'à ce qu'elle l'ait tout a l'ait plongée
dans un abîme de dérèglements.
Aussi nous en avons vu plusieurs
à qui Dieu avait inspiré une extrême aversion des créatures. Néanmoins s'étant
engagés, sous prétexte de faire du bien, dans des amitiés et des conversations
humaines, ils ont perdu insensiblement l'esprit de Dieu, le goût de la sainte
solitude, les consolations intérieures, l'exactitude et la constance dans les
exercices spirituels; et, roulant de chute en chute, ils se sont précipités
enfin dans leur dernière ruine. Ces malheurs, au reste, ne leur sont arrivés
que parce qu'ils n'ont ni éteint d'abord le feu de leur passion, ni conservé
dans leur retraite la pureté que Dieu demandait d'eux.
Il faut donc passer toujours plus
outre dans le chemin de la perfection, en surmontant ses passions jusqu'aux
moindres mouvements, pour arriver au terme qu'on se propose. Comme le bois ne
peut être change eu feu lorsqu'il lui manque un seul degré de la chaleur qui
est requise pour le disposer, de même l’âme ne peut être parfaitement
transformée en Dieu lorsqu'elle n'a pas acquis, en étouffant ses plus petites
imperfections, le dernier degré de pureté qui lui est nécessaire pour la
préparer a cette transformation.
Nous avons une figure de ceci
dans le livre des Juges, ou il est rapporté qu'un ange dit aux
Israélites que, puisqu'ils n'avaient pas détruit les Chananéens,
les Amorrhoens et leurs autres ennemis, et qu ils
avaient tait alliance avec eux, Dieu conservait ces gens-là parmi eux, afin que
leurs fausses divinités fussent l'occasion de la perle de ces mêmes Israélites
(Judi., II, 3.).
Il arrive, par un juste jugement
du Ciel, quelque chose de semblable à plusieurs que Dieu a retirés du monde, et
dont il a exterminé les péchés et prévenu les rechutes, afin qu'ils s'unissent
avec plus de liberté à leur Créateur. Mais, parce qu’ils ont entretenu un
continuel commerce avec leurs imperfections, comme avec les ennemis de leurs
âmes, et que, par une extrême lâcheté, ils ne les ont pas anéanties, la Majesté
divine, indignée de leur faiblesse criminelle, les abandonne
31
au pouvoir de leurs passions, qui
les entraînent comme des captifs dans des fautes dont l'énormité croit à
proportion que leur nombre augmente.
La ruine de Jéricho représente
encore cette vérité. Dieu commanda à Josué de ruiner cette ville de telle sorte
qu'il n'y restai ni hommes, ni femmes, ni enfants, ni bétail, ni meubles, ni
autres biens, de quelque nature qu'ils fussent, et que personne d'entre les Israélites
n'en prit aucune dépouille, et n'en conçût pas même le désir (Jos., VI,
21). Ainsi l'âme qui aspire à l'union de Dieu doit nécessairement faire mourir
tout ce qu'elle a de sensuel, et étouffer même le désir qu'elle en ressent,
jusqu'à ce qu'elle en ait horreur comme d'un ennemi que le Seigneur lui a
commandé d'exterminer. L'Apôtre nous apprend aussi à rompre les liens qui nous
tiennent attachés aux créatures, quand il écrit aux Corinthiens que le temps
est court, et qu'à l'avenir ceux qui sont mariés doivent vivre comme ne l'étant
pas ; ceux qui pleurent, comme ne pleurant pas ; ceux qui se réjouissent, comme
ne se réjouissant plus; ceux qui achètent, comme ne possédant pas; ceux qui
usent de ce monde, comme ne possédant pas; car la figure de ce monde passe
(I Cor., VII, 9, 30, 31.). Ces
paroles marquent distinctement combien nous devons avoir le cœur éloigné des
moindres attaches pour les choses créées, afin de jouir d'une étroite union
avec Notre-Seigneur.
Quoique je puisse ajouter
beaucoup de choses à ce que j'ai dit jusqu'ici, néanmoins je nie contenterai de
répondre à la question qu'on peut faire, savoir, si les passions, quelles
qu'elles soient, suffisent pour apporter à l'âme les deux sortes de dommages,
le positif et le privatif, dont j'ai parlé ci-dessus; et si la plus faible des
passions, de quelque nature qu'elle soit, peut être seule la cause des cinq
perles ensemble que l'âme souffre ; ou si une passion est le principe
32
d'un mal, une autre passion d'un
autre mal. et ainsi des autres, par le rapport de
chaque effet à chaque passion comme à sa cause particulière.
En premier lieu, je réponds que,
s'il s'agit du dommage que nous appelons privatif, ou de la privation de Dieu,
il n'y a que la passion volontaire ou l'affection au péché mortel qui prive
l'âme en cette vie de la grâce, et en l'autre de la gloire, laquelle consiste
en la possession de Dieu.
Secondement, je réponds que toute
passion volontaire, à l'égard du péché mortel, ou du péché véniel, ou des
imperfections, apporte à l'âme des dommages qu'on nomme positifs. Il y a
néanmoins cette différence entre ces passions, que celle qui regarde le péché
mortel aveugle entièrement l'âme, la tourmente cruellement, la souille,
l'affaiblit et la refroidit tout à fait; et cette qui se porte au péché véniel
et aux imperfections ne cause pas ces maux dans ces excès, mais dans un degré
beaucoup moindre, puisqu'elle ne prive pas l'âme de son Dieu. Il y a cependant
des degrés ou plus grands, ou plus petits, dans ces dommages, selon les
diverses dispositions de l’âme, je veux dire selon sa plus grande ou sa plus
petite lâcheté, ou tiédeur, ou autres défauts, qui sont la mesure de son
aveuglement, de sa peine, de ses taches, de sa faiblesse, de son
refroidissement.
Il faut toutefois observer
qu'encore que toutes ces passions causent toutes ces pertes positives, il y en
a qui en causent quelques-unes directement. Ainsi les
souillures du corps et de l'esprit viennent directement de la passion
d'impureté; les peines de l'âme naissent de la passion d'avarice; son
aveuglement, de la passion de vaine gloire; sa tiédeur, de la passion de
gourmandise. Gela n'empêche pas que toutes ces passions ne la jettent en même
temps dans tous les autres dommages d'une manière moins directe, et comme
causes moins principales de ces effets. La raison eu est que les opérations des
passions volontaires sont opposées aux actes des vertus qui font des effets
contraires; de sorte que, comme un acte de vertu produit tout ensemble dans
l'âme la pureté, la lumière, la paix, la douceur, la consolation, la force, la
ferveur, de même un acte de l'appétit déréglé fait tout à la fois ses taches,
son tourment, ses ténèbres, sa faiblesse et sa froideur. Et comme tes vertus
croissent lorsqu'on s'adonne constamment à la pratique d'une vertu
particulière, de même les vices s'augmentent, lorsqu'on tombe souvent dans un
seul vice dont on multiplie sans cesse les effets; et quoique le plaisir que
goûte la nature corrompue empêche qu'on ne sente tous ces maux, lorsqu'on
accorde à l'appétit la satisfaction qu'il demande, néanmoins on s'en aperçoit
ensuite
33
par l’amertume et le chagrin que
leurs mauvais effets répandent dans l'âme. C'est ce que l'expérience de ceux
qui s'abandonnent à la tyrannie de leurs passions leur fait connaître tous les
jours. Il est vrai que quelques-uns sont si aveugles et si insensibles en ce
temps-là, qu'ils ne voient et ne sentent pas leurs désordres. Mais cela vient
de ce que, ne marchant pas dans les voies intérieures, ils ne font point de
réflexion sur les choses qui les privent du secours de Dieu, de sa grâce et de
son amour.
Je ne parle pas maintenant des
passions naturelles involontaires, ni des pensées et des premiers mouvements,
ni des autres tentations auxquelles on ne consent point. Toutes ces choses ne
nuisent nullement à l'âme; et quoique celui qui en est agité s'imagine
contracter quelques taches de conscience, néanmoins il n'en reçoit aucun mal;
au contraire, il a l'occasion, s'il résiste, d'acquérir de la force dans
l'exercice des vertus, de la pureté d'âme, de la connaissance dans les voies
spirituelles, et plusieurs autres biens célestes, comme Notre-Seigneur le dit à
saint Paul, quand il l'assure que la force et la vertu se perfectionnent dans
la faiblesse (II Cor., XII, 9). Mais les passions volontaires sont des
sources fécondes de tous ces maux. De là vient que les directeurs ont un soin
particulier de mortifier ceux qui se mettent sous leur conduite, et de les
priver de toutes les choses qui peuvent flatter leurs passions, de peur qu'ils
ne tombent dans tous ces inconvénients.
Il me reste à donner des avis à
l'âme pour entrer dans la nuit ou la mortification des sens, ce qu'elle peut
faire en deux manières : l'une est active, l'autre est passive. La première consiste
en ce que l'âme, aidée de la grâce divine, agit de son côté pour y entrer :
nous en parlerons dans les avis que nous donnerons ci-après. La seconde est que
l'âme ne fait rien d'elle-même, mais Dieu opère en elle par les secours
particuliers qu'il lui donne; de telle sorte qu'elle ne fait que recevoir et
souffrir l'opération divine en y consentant. Nous en traiterons dans le livre
de la Nuit obscure, en parlant de ceux qui commencent à s'appliquer à la
vie spirituelle.
34
Or, quoique les instructions que
nous donnons ici pour vaincre nos passions soient courtes et abrégées, nous croyons qu'elles seront efficaces et très-utiles
à ceux qui s'en serviront avec diligence et avec fidélité ; les voici :
La première est d'avoir
continuellement le désir et le soin d'imiter Jésus-Christ en toutes choses, de
méditer pour cet effet sa vie et ses actions, de s'y conformer entièrement, et
de se comporter, dans toutes les occasions, comme il s'y fût comporté lui-même,
s'il les avait eues.
La seconde est que, pour
accomplir ce dessein, ils doivent renoncer, pour l'amour de Notre-Seigncur,
à tous les plaisirs des sens, puisqu'il s'en est lui-même privé, n'ayant point
d'autre satisfaction, en ce monde, et n'en voulant point avoir d'autre que
celle d'exécuter la volonté de son Père.
Nous apporterons des exemples
particuliers de ceci. S'il se présente une occasion d'entendre des choses qui
ne contribuent en rien à la gloire de Notre-Seigneur, ils n'y doivent point
prendre plaisir, ni même les écouter, s'il est possible. Il faut aussi qu'ils
rejettent le contentement qu'ils peuvent recevoir, ou de leurs regards, ou de
leurs conversations avec le prochain, ou de l'opération des autres sens, et
qu'ils pratiquent en ces rencontres une rigoureuse mortification, lorsqu'il est
en leur pouvoir d'en user de la sorte ; car, s'il arrive quelquefois qu'ils ne
se puissent dispenser de se servir des choses qui sont agréables aux sens, ils
ne doivent nullement se plaire au goût qu'ils y sentent nécessairement. Il
faut, au contraire, qu'ils s'efforcent de l'éteindre et d'en effacer
l'impression, et par ce moyeu ils laisseront les sens dans l'insensibilité et
dans l'ignorance de ce plaisir, comme si, en effet, ils ne le percevaient pas;
et ils feront ainsi de grands progrès en la vertu.
Au reste, le meilleur moyen, le
plus méritoire et le plus propre pour acquérir les vertus, le moyen, dis-je, le
plus sûr pour mortifier la joie, l'espérance, la crainte et la douleur, est de
se porter toujours aux choses non pas les plus faciles, mais les plus
difficiles; non pas les plus savoureuses, mais les plus insipides; non pas les
plus agréables, mais les plus désagréables; non pas à celles qui consolent,
mais à celles qui affligent; non pas à celles qui donnent du repos, mais à
celles qui causent de la peine; non pas aux plus grandes, mais aux plus petites
; non pas aux plus sublimes et aux plus précieuses, mais aux plus basses et aux
plus méprisables. Il faut enfin désirer et rechercher ce qu'il y a de pire, et
non ce qu'il y a de meilleur, afin de se mettre, pour l'amour de Jésus-Christ,
dans la privation de toutes les choses du monde, et d'entrer dans l'esprit
d'une nudité parfaite.
35
Mais il est nécessaire d'agir
sincèrement et d'embrasser cet ouvrage avec toute l'ardeur de la volonté et
toutes les forces de l’âme; car, si l'on travaille avec affection, avec soin et
avec ordre, on y trouvera, en peu de temps, de grandes sources de délices
spirituelles.
Quoique les principes que nous
avons expliqués soient suffisants, si on les met en pratique, pour introduire
l'âme dans la nuit des sens, néanmoins nous y ajouterons une autre sorte
d'exercice pour mortifier la passion de l'honneur et de la gloire, d'où
plusieurs autres passions ont accoutumé de naître.
Premièrement, il faut que celui
qui veut réprimer cette passion tâche de faire les choses qui tournent à son
déshonneur, et il aura soin de se faire mépriser aussi par le prochain.
Secondement, il dira lui-même et
fera dire aux autres les choses qui lui attirent du mépris.
En troisième lieu, il aura de très-bas sentiments de lui-même, et il les inspirera aux
autres.
Pour achever ces instructions, il
est à propos de rapporter ici les vers qui contiennent la science et les moyens
de monter jusqu'au sommet de la montagne du Carmel, je veux dire au sublime état
de l'union divine.
Ces vers sont ceux-ci :
1. Pour goûter tout,
n'ayez de goût pour aucune chose.
2. Pour savoir tout,
désirez de ne rien savoir.
3. Pour posséder
tout, souhaitez de ne rien posséder.
4. Pour être tout,
ayez la volonté de n'être rien en toutes choses.
5. Pour parvenir à ce
que vous ne goûtez pas, vous devez passer par ce qui ne frappe point votre
goût.
6. Pour arriver à ce
que vous ne savez pas, il faut passer par ce que vous ignorez.
7. Pour avoir ce que
vous ne possédez pas, il est nécessaire que vous passiez par ce que vous n'avez
pas.
8. Pour devenir ce
que vous n'êtes pas, vous devez passer par ce que vous n'êtes pas.
1. Lorsque vous vous arrêtez
à quelque chose, vous cessez de vous jeter dans le tout.
2. Car pour venir du
tout au tout, vous devez vous renoncer du tout au tout.
3. Et quand vous
serez arrivé à la possession du tout, vous devez le retenir en ne voulant rien.
4. Car, si vous
voulez avoir quelque chose dans le tout, vous n'avez pas votre trésor tout pur
en Dieu.
36
C'est dans ce dénûment
que l'esprit trouve son repos ; car, en ne désirant plus rien, il n'est attiré
ni aux grandes ni aux petites choses, parce qu'il est dans le centre de son
humilité. Mais, au contraire, s'il souhaitait la moindre chose, il en sentirait
aussitôt de la peine.
Après avoir expliqué le premier
vers du cantique que nous avons mis au commencement de ce livre, et avoir parlé
de la nuit des sens, de sa nature et des moyens d'y entrer, il faut traiter de
ses propriétés et de ses effets admirables, et déclarer le sens du second vers
et des autres qui suivent.
L'âme dit donc qu'elle a passé
par les inquiétudes d'un amour qui l'enflammait, et qu'elle est arrivée, par la
nuit obscure du sens, à l'union de son bien-aimé; car il était nécessaire, pour
dompter toutes ses passions et pour refuser le plaisir de toutes les choses que
la volonté aime, et dont elle veut avoir la jouissance; il était, dis-je,
nécessaire que l'âme fût embrasée du saint amour de l'Époux divin, afin qu'en y
mettant tout son plaisir, elle en reçût assez de force et de constance pour
rejeter l'amour des autres objets. De sorte que ce n'était pas assez, pour
repousser l'impression des passions sensuelles, d'aimer son époux ; il fallait
encore qu'elle fût tout à fait possédée de cet amour, et qu'elle en ressentît
même les inquiétudes. En effet, la violence des passions émeut souvent la
partie inférieure de l'homme, et l'applique aux objets matériels de telle
sorte, que si la partie supérieure ne sent des ardeurs pour les choses
spirituelles plus grandes que ces mouvements, elle ne peut vaincre le plaisir
que les choses sensuelles lui causent, ni entrer dans la nuit du sens, ni
demeurer dans l'obscurité, c'est-à-dire dans la privation des délices de la
passion.
Je n'en dirai pas davantage sur
ce sujet; aussi bien ce n'est pas le lieu de l'examiner, et même on ne peut
exprimer les différentes inquiétudes de cet amour auxquelles l'âme est exposée
dans les commencements de son union avec Dieu, ni les soins et les adresses
qu'elle emploie pour sortir de sa maison, c'est-à-dire de sa volonté, et pour
entrer dans la nuit, ou dans la mortification de ses passions. On ne saurait
dire combien les peines de cette nuit deviennent faciles, combien les dangers
que l'âme court lui deviennent doux, à
37
cause des soins et des inquiétudes
que l'amour de l'Époux lui donne. Si bien qu'il vaut mieux considérer toutes
ces choses et les goûter intérieurement, que d'entreprendre de les écrire.
L'âme se sert ici de la
comparaison d'un esclave qui s'estime heureux de sortir de sa servitude sans
que personne l'empêche de prendre la fuite; car, depuis le péché originel, elle
est esclave des passions du corps : c'est pourquoi elle croit que son sort est
heureux quand elle se délivre de leur tyrannie, et surtout quand elle s'en
affranchit de telle manière, qu'aucune d'elles ne l'observe et ne lui fait
obstacle. Il lui a été avantageux, pour exécuter ce dessein, de sortir pendant
une obscure nuit, c'est-à-dire de se priver de la délectation des créatures, et
de mortifier ses passions. Ce qu'elle a fait fort heureusement, lorsque sa
maison était tranquille, c'est-à-dire lorsque sa partie sensitive, qui est la
maison et la demeure des passions, jouissait d'une grande tranquillité, parce
qu'elles étaient mortifiées et assoupies, et qu'elles ne la troublaient plus
comme elles faisaient auparavant ; car l'âme n'acquiert jamais sa liberté,
et ne repose point dans l'union de Dieu, avant qu'elle ait tellement étouffé
les passions et les mouvements de la partie animale, qu'ils ne s'opposent plus
aux opérations de l'esprit et de la volonté.