VIE DE SAINTE BRIGITTE DE SUÈDE

 

 

TOME PREMIER

 

ÉCRITE D’APRES LES DOCUMENTS AUTHENTIQUES  


par une religieuse de l’Adoration perpétuelle 
 

AVEC APPROBATION   ÉPISCOPALE

LIBRAIRIE SAINT-JOSEPH - LIBRAIRE-ÉDITEUR

112, RUE DE RENNES, 112 - PARIS - 1879

 

Bibliothèque : Tome 2

 

  VIE DE SAINTE BRIGITTE DE SUÈDE   ÉCRITE D’APRES LES DOCUMENTS AUTHENTIQUES.

TOME PREMIER.

PRÉFACE.

VIE DE SAINTE BRIGITTE  DE SUEDE.

CHAPITRE PREMIER. Patrie de sainte Brigitte. Sa famille, sa naissance en 1302.  Introduction du Christianisme dans la Scandinavie.

CHAPITRE II. Enfance et jeunesse de sainte Brigitte. Son action dans l'Église et dans la société, (1302-1315).

CHAPITRE III - Mariage de Brigitte avec Ulpho, prince de Néricie. Sa vie comme épouse et mère (1315-1335) 

CHAPITRE IV - Brigitte est nommée surintendante de la reine Blanche. Sa position à la cour (1335-1339).

CHAPITRE V - Brigitte quitte la cour. — Cécile. — Vœux de continence. Pèlerinages (1339-1341).

CHAPITRE VI - Le retour en Suède. Ulpho entre dans l'Ordre des Cisterciens à Alvastra et y meurt. Veuvage de Brigitte (1341-1344).

CHAPITRE VII - Brigitte au couvent d’Alvastra. Ses mortifications. Le moine Gerrechinus (1344).

CHAPITRE VIII - Visite à la cour. Humilité de sainte Brigitte. Retour à Alvastra Mort de Benoît (1345).

CHAPITRE IX - Jésus choisit Brigitte pour épouse. Les révélations. Le discernement des esprits. Maître Mathias (1346) 

CHAPITRE X - Tentations. Nouvelles grâces. Maladie de sainte Brigitte. Son obéissance.

CHAPITRE XI - Brigitte reçoit de Jésus-Christ la règle de l'Ordre du Très-Saint Sauveur. Pierre d'Alvastra.

CHAPITRE XII - Révélations sur la vie cachée de Jésus, de la Très-Sainte Vierge et de saint Joseph. Wadstena. Le Livre des questions.

CHAPITRE XIII - Jésus engage Brigitte à faire, le voyage de Rome. Amour naturel et surnaturel. Départ de la Suède.

CHAPITRE XIV - Arrivée â Rome. — État de la ville sainte. Les Papes à Avignon. — Caractère de sainte Brigitte. (1347) 

CHAPITRE XV - Brigitte .et ses compagnons à Rome. Efforts de la Sainte pour apaiser la colère de Dieu. Clément VI.

CHAPITRE XVI - Cola de Rienzo. — Brigitte visite les églises de Rome. Nouvelles grâces (1347-1350).

CHAPITRE XVII - La peste noire. — Amour de sainte Brigitte pour le prochain. — Guérison et conversions miraculeuses. Lettres de Brigitte.

CHAPITRE XVIII - Le Jubilé. — Zèle de sainte Brigitte pour les âmes. Persécutions. — L'Ave Maris Stella (1350).

CHAPITRE XIX - Voyage de sainte Brigitte à l'abbaye de Farsa et à Bologne. Réforme de couvents. Catherine de Suède visite sa mère à Rome. Rencontre des deux Saintes.

CHAPITRE XX - Catherine de Suède. Arrivée des deux saintes femmes à Rome. Souffrances et tentations.

CHAPITRE XXI - Genre de vie de sainte Brigitte et de ses compagnons. Assistance merveilleuse dans le besoin. Mort du Pape Clément VI. (1351-1353).

CHAPITRE XXII - Le Pape Innocent VI. — Le Cardinal Egidius Albornoz. Saint Sébastien. — Protection dans le danger. Pèlerinage à Assise. — L'Indulgence de la Portioncule. (1353 & 1354).

 

 

PRÉFACE

 

Dans les temps désolants et désolés où nous vivons, c'est un vrai repos pour l'âme que de se reporter dans un passé où la foi a vaincu le monde alors exposé à des tempêtes plus violentes et, en apparence, bien plus dangereuses. Sainte Brigitte, de laquelle il ne faut point séparer sa digne fille sainte Catherine de Suède, a été une des merveilles de la grâce au quatorzième siècle.

L'Église et l'Europe étaient en proie à mille déchirements. Depuis le commencement du siècle, les Papes ne résidaient plus à Rome, mais à Avignon. De là, des rivalités de peuples à peuples, des querelles, des secousses quasi-mortelles qui exposaient l'Église et le Saint-Siège aux plus graves dangers. C'étaient les préludes de la grande apostasie sociale dont nous sommes aujourd'hui les témoins et qui, selon tonte apparence, prépare de loin l'avènement de l'Antéchrist.

 

II

 

Sainte Brigitte, comme, peu d'années après, sainte Catherine de Sienne, fat suscitée de Dieu pour travailler au retour de la Papauté à Rome. A ce point de vue, comme à tous les autres du reste, sa vie est d'un intérêt palpitant. Quelle chose étrange, en effet, étrange et touchante à la fois, de voir une riche et belle princesse, d'abord mariée et mère de famille, morte au monde comme la plus austère des Religieuses cloîtrées, arrachée à ses aspirations de solitude et de silence par la volonté souveraine de Notre-Seigneur, obligée de quitter sa patrie, la Suède, de traverser toute l'Europe, exposée à tous les dangers, menant aux yeux des hommes une vie incompréhensible, entreprenant des projets gigantesques, reprenant, par Tordre môme de Dieu, et les Papes et les rois et les peuples, et guidée pas à pas jusque dans les moindres détails par la Très-Sainte Vierge, qui l'avait choisie pour sa fille de prédilection, qui s'entretenait familièrement et fréquemment avec elle, lui donnant ses ordres, lui confiant les missions les plus délicates et les plus graves, l'envoyant à Rome et l'y employant à l'œuvre la plus grande, la plus difficile de ce siècle, le retour du Pape dans la Ville sainte. Que l'on joigne à cela une série presque non interrompue de révélations admirables que Notre-Seigneur lui ordonnait de consigner par écrit, des tribulations comme il s'en rencontre peu même dans la vie des Saints, la pratique des vertus les plus héroïques et les plus nécessaires à

 

III

 

proposer aux générations présentes, et Ton aura un ensemble de la vie de cette Sainte extraordinaire, qui, sous bien des rapports, ne ressemble à aucune autre. Les détails de la vie de sainte Brigitte ont en outre un caractère d'authenticité incontestable ; ils ont été recueillis par les personnes qui raccompagnaient toujours, entre autres par un vénérable et docte Religieux que Dieu lui-même avait préposé à la conduite spirituelle de sa grande et admirable servante, et qui fut également chargé de traduire, au fur et à mesure, en latin, ces fameuses révélations qui ont rendu le nom de sainte Brigitte si célèbre dans toute l'Église.

Ce qui ajoute encore à l'intérêt de la vie de sainte Brigitte, c'est que les détails en sont peu connus, fort instructifs, on ne peut plus édifiants, et mêlés à toutes les grandes questions qui agitèrent la France et l'Europe au moyen âge. Dans un temps comme le nôtre, où Ton connaît si imparfaitement les choses spirituelles, les quelques extraits des belles révélations qui sont ici offertes au lecteur, leur donneront des notions du plus haut intérêt sur les mystères de Notre-Seigneur et de sa très-sainte Mère.

A tous ces titres, j'ose appeler l'attention du public éclairé et pieux sur cette vie de sainte Brigitte et sur les révélations qui s'y mêlent au récit des événements, comme de riches broderies d'or dans un beau tissu de soie. L'orthodoxie de ces révélations a été solennellement reconnue par Je Concile de Baie dans une de ses sessions œcuméniques, et, bien qu'elles n'exigent pas de notre part un acte de foi proprement dite, elles n'en sont pas moins d'une grande valeur, selon le témoignage du savant Pape Benoît XIV.

 

Paris, le 19 mars 1879, en la fête de saint Joseph,

 

+ L.- G. DESÉGUR,

Chanoine-Évêque de Saint-Denis.

 

VIE DE SAINTE BRIGITTE  DE SUEDE

 

 

CHAPITRE PREMIER. Patrie de sainte Brigitte. Sa famille, sa naissance en 1302.  Introduction du Christianisme dans la Scandinavie.

 

« Honorez les Saints qui sont comme des étoiles innombrables dont l'éclat céleste ne peut être comparé à aucune lumière de la terre. »

Ces paroles furent dites un jour par la sainte Vierge à sainte Brigitte, alors que cette humble servante de Dieu était loin de pressentir qu'elle-même serait reçue parmi les Saints les plus glorieux du paradis.

Il est bien consolant de croire à la communion des Saints. Nous avons besoin, dans les épreuves de cette vie, d'amis forts et puissants

 

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dont la protection nous aide à gagner le ciel, notre but final. Nous les trouvons, ces amis, dans les Bienheureux, et nous admirons en eux cet éclat surnaturel dont parlait la Reine de tous les Saints. De tout temps, l'Eglise de Jésus-Christ a vu surgir les Saints les plus glorieux aux époques où la souffrance et la persécution l'assaillaient le plus cruellement ; c'est par eux que les croyants de tous les âges voient se vérifier la promesse consolante du Sauveur : « Je serai avec vous jusqu'à la consommation des siècles. »

S'il est permis d'appeler douloureuse une période de l'histoire de l'Eglise, c'est à coup sûr celle du quatorzième siècle. Des guerres cruelles ensanglantèrent l'Europe tout entière; la robe de l'Épouse du Christ fut déchirée par le schisme; les Turcs, encouragés par les discordes continuelles des peuples, tentèrent de nombreuses incursions pour mettre les chrétiens sous le joug de Mahomet ; enfin Rome, la ville sainte, qui, suivant la belle expression du Pape saint Léon, était devenue la maîtresse de la vérité après avoir été celle de Terreur (1), Rome

 

(1) Sermo sancti Leonis in natali Apost. Petri et Pauli.

 

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se trouvait privée de son soleil, de son centre ; elle était sans Pape.

Mais au milieu de ces tribulations, une étoile brillante se levait du côté du Septentrion, afin que ce la lumière sortît du pays des ténèbres, » suivant la parole du Pape saint Boniface dans la bulle de canonisation de sainte Brigitte, Cette étoile répandit ses rayons bienfaisants sur toute l'Europe et jusqu'en Orient, dans le pays béni où le Verbe éternel s'était fait chair.

Saint Ansgar, un moine aussi savant que pieux du couvent de Corvey, fut le premier qui prêcha l'Évangile en Suède.

En 826, le roi danois Harald VI, vint à Mayence, à la cour de Louis le Débonnaire, et y reçut le baptême avec sa femme, ses fils et beaucoup de gens de sa suite. Et comme il exprima le désir de voir prêcher l'Évangile dans le Danemark, Ansgar résolut de l'y accompagner et d'y travailler à la conversion des païens. Il parcourut en tous sens, malgré de nombreuses difficultés, la presqu'île Scandinave, dont il visita les parties les plus inaccessibles, et en dépit de bien des obstacles, il réussit à y introduire le christianisme.

 

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Après un séjour de longue durée en Danemark, le saint apôtre retourna en Allemagne, en 834 ; il devint archevêque de Hambourg, et plus tard, en 849, Archevêque de Brême.

Ansgar alliait l'austérité du moine à une activité infatigable pour la diffusion de la foi ; aussi ses travaux furent-ils toujours bénis.

En l’an 853, le zélé serviteur de Dieu retourna en Scandinavie et cette fois, il se consacra particulièrement à la Suède. Il gagna la faveur du roi Olof, qui lui promit d'exposer lui-même ses vœux au peuple ; c'était l'usage en Suède que les affaires publiques dépendissent plus du suffrage de la nation que du pouvoir royal. A la première assemblée générale qui eut lieu, Olof s'acquitta de sa promesse, tandis qu'Ansgar et ses compagnons, les mains levées vers le ciel, priaient avec ardeur.

Le moment paraissait peu favorable, car les Suédois rassemblés avaient décidé de placer un de leurs anciens rois parmi les divinités qu'ils adoraient. Or, le saint apôtre venait leur annoncer la doctrine d'un monarque dont le royaume n'est pas de ce monde, dont la couronne est faite d'épines et dont le sceptre est

 

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une croix. Aussi, les rares chrétiens qui étaient en Suède et les amis d'Ansgar étaient-ils dans une grande anxiété. Mais une fois de plus, le Roi couronné d'épines manifesta la puissance qu'il exerce sur le cœur des hommes.

L'assemblée résolut d'abord de consulter les dieux sur la nouvelle doctrine qui lui était proposée : la réponse des prêtres païens fut favorable au christianisme. Néanmoins, comme le peuple hésitait encore à se prononcer, un vieillard vénérable se leva et dit : « Écoutez, roi et peuple ! c'est une chose connue que le Dieu des chrétiens vient en aide à ceux qui ont confiance en lui ; beaucoup d'entre nous ont fait l'expérience de sa toute-puissante protection sur terre et sur mer. Pourquoi donc rejetterions-nous ce qui nous est utile et salutaire? Pourquoi irions-nous chercher au loin ce qu'on nous offre dans la patrie même ? Un grand nombre des nôtres est déjà allé à Dorstadt pour y entendre la doctrine du Christ. C'est pourquoi je vous donne le conseil de recevoir le serviteur de ce Dieu qui est plus puissant à lui seul que tous vos dieux, et dont la protection sera une source de bénédictions pour nous. »

 

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Ces paroles pleines de force causèrent une impression favorable, et la fervente prière d'Ansgar pour la conversion des Suédois se trouva exaucée. L'apôtre de la Scandinavie visita encore le Danemark, puis repartit pour l'Allemagne, où il termina en 865, sa sainte carrière.

Le règne de Jésus-Christ était fondé en Suède ; mais il se passa un temps bien long avant que la doctrine du divin Sauveur eût pénétré dans les mœurs de ces peuples sauvages. Les païens devenus chrétiens continuaient à se faire la guerre. Des luttes étaient fréquemment engagées pour régler la succession des rois du pays.

La Suède, à la fin du moyen âge, ne possédait pas encore de gouvernement régulier. De tout temps, il est vrai, on avait maintenu la couronne dans quelques familles privilégiées ; mais le droit d'aînesse n'existait point. Les seigneurs choisissaient à leur gré un des fils du roi ; de là, de continuelles dissensions.

Après que la dynastie des Ynglinger se fut éteinte, les familles des Stenkil, des Swerker et des Bonde se disputèrent la dignité royale. Des guerres incessantes firent de cette époque une

 

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période sanglante de l'histoire de la Suède. Lorsqu'en 1250 s'éteignit la famille des Bonde, à laquelle saint Éric avait appartenu, celle des Folkungen, ancêtres de sainte Brigitte, monta sur le trône.

Un des plus beaux domaines de cette famille royale se trouvait à Ulfasa, si riche en souvenirs historiques. Il y existe encore aujourd'hui un château qui se fait remarquer par sa belle situation aux bords du pittoresque lac de Boren. C'est là que vivait au treizième siècle le conseiller et juge de la Gothie orientale, Magnus Minniscold, avec sa femme Ingrid Ylfra. Ils étaient les parents du célèbre Birger larl qui, dit-on, fut le fondateur de Stockholm. Birger épousa la sœur du roi Éric. Son frère Bengt Mansson, juge et conseiller d'Ulfasa, héritier du domaine, prit pour femme une jeune fille noble de la famille des Swerker ; elle était sans fortune, mais riche de vertus et de beauté ; on ne l'appelait que la belle Sigride. Bengt et sa femme furent les aïeux de sainte Brigitte. Une fille de Bengt, nommée Sigride, comme sa mère, épousa Birger Pederson, juge provincial d'Upsala, et s'établit avec son mari à Finstadt.

 

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Pederson, qui doit descendre du roi Eric, était pieux et vertueux comme ses ancêtres ; son père et son grand-père avaient fait les pèlerinages de Rome, de Saint-Jacques de Compostelle et de la Palestine.

Pederson, animé du même désir, résolut d'aller en pèlerinage à Rome et à Jérusalem. Mais lorsqu'il eut atteint la ville sainte, et qu'il eut rendu hommage au grand Pape Boniface VIII, celui-ci lui donna le conseil de retourner en Suède, afin d'y travailler à la prospérité morale et matérielle du peuple.

En fils obéissant de la sainte Église, Pederson repartit sans retard pour sa patrie et se consacra avec un zèle infatigable aux affaires de la province et du pays tout entier.

Il se confessait le vendredi de chaque semaine, et s'imposait des pénitences très sévères. Il avait coutume de dire que le vendredi il disposait particulièrement son cœur pour supporter avec une sainte indifférence toutes les épreuves que Dieu voudrait lui envoyer durant les autres jours.

Pederson et sa femme firent construire plusieurs églises et couvents ; parmi ces derniers

 

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se trouvait celui de Sko qui devint justement célèbre.

Sigride avait déjà donné le jour à trois fils (Pierre, Benoît et Israël) et à trois filles (Ingrid, Marguerite et Catherine), lorsqu'elle devint la mère d'une sainte. La naissance de ce dernier enfant fut précédée par plusieurs prodigieux événements qui présagèrent les grâces extraordinaires réservées à sa vie.

Un jour que Sigride se rendait au couvent de Sko, et qu'elle était, selon sa condition, richement vêtue, une des Religieuses en fut scandalisée, au point de l'accuser de vanité et d'orgueil, et de penser que des vêtements si recherchés, des perles et des pierres précieuses, .s'accordaient mal avec la piété.

Mais la nuit suivante, cette Religieuse eut une vision, et elle entendit ces mots : ce Pourquoi nourris-tu de mauvaises pensées contre ma servante, en l'accusant de vanité et d'orgueil ? Tu es dans Terreur, C'est d'elle que naîtra une fille à laquelle je prodiguerai de si grandes grâces que tous les peuples de la terre en seront dans l’étonnement (1). »

 

(1) Vie et révélations de sainte Brigitte, par Clarus, t. I p. 14.

 

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Plusieurs mois avant sa délivrance, Sigride se sentait accablée par une profonde mélancolie ; mais Dieu la consola par un rêve et lui prédit l’heureuse naissance d'une fille.

Quelques semaines plus tard, faisant un voyage sur mer, le navire, sur lequel elle se trouvait, se brisa contre un écueil et un grand nombre de passagers périt dans les îlots, Eric frère du roi, sauva Sigride et l’amena heureusement sur les côtes d'Oeland.

La nuit suivante, elle aperçut, près de son lit, une apparition lumineuse et elle entendit ces mots : « Tu as été sauvée à cause du vase d'élection que tu portes dans ton sein ; élève-le dans l'amour de Dieu, car c'est Dieu qui te l'a donné. »

Enfin aux approches de la naissance de l'enfant, un vénérable prêtre du voisinage, qui passait la nuit en prières, fut favorisé d'une vision céleste. Il aperçut un nuage éclatant de lumière ; au centre se tenait assise une vierge, un livre à la main, qui lui dit : « Une fille vient de naître à Birger Pederson ; la voix de cette enfant retentira dans le monde entier (1). »

 

(1) Bulle de canonisation.

 

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Peclerson et Sigride reçurent l'enfant nouveau-né avec un sentiment de profonde reconnaissance envers Dieu. Ils lui donnèrent dans le saint baptême le nom de Birgitta, du nom de son père Birger,

Elle naquit au commencement de l’année 1302.

 

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CHAPITRE II. Enfance et jeunesse de sainte Brigitte. Son action dans l'Église et dans la société, (1302-1315).

 

Les premières années de sainte Brigitte semblèrent démentir cette parole du Seigneur, que « la voix de l'enfant retentirait dans le monde entier, » car l'aimable enfant était muette. En vain Birger et Sigride attendirent-ils les premiers bégaiements ; en vain la mère répétait-elle devant sa fille les doux noms de Jésus et de Marie ; aucun son ne s'échappait de ses lèvres.

C'est ainsi que dès sa plus tendre enfance, Brigitte trouvait l'occasion de pratiquer la vertu de mortification dont elle devait donner plus tard des exemples si héroïques. Malgré les soins affectueux des siens, qui l'aimaient tendrement, on ne comprenait pas toujours ce

 

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que l'enfant désirait et ce dont elle avait besoin ; fréquemment on s'apercevait, mais trop tard, qu'elle avait été soumise à une privation. Mais elle restait toujours pleine de douceur et de patience; elle témoignait d'une manière touchante sa reconnaissance pour tout ce qu'on lui donnait, pour le moindre service rendu.

Lorsque Brigitte eut atteint l'âge de quatre ans, elle commença à parler, non en balbutiant, comme les enfants mais en s'exprimant nettement sur ce qu'elle avait vu ou entendu. Et tandis qu'elle avançait en âge, elle consacrait son temps à la méditation et à la prière; elle jeûnait aussi beaucoup et n'était pas avare de bonnes œuvres (1).

Il en résulta que Sigride eut accompli en peu de temps la tâche d'élever Brigitte dans l'amour de Dieu ; elle-même ne devait pas rester longtemps en possession du trésor qui lui avait été confié, et la petite Brigitte devait être privée de bonne heure des soins affectueux de sa mère.

En Tannée 1310, Sigride tomba malade ; elle sentit bientôt qu'elle allait mourir ; une mort

 

(1) Termes de la Bulle de canonisation.

 

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chrétienne fat le couronnement de sa sainte vie. Peu d'heures avant sa fin, s'adressant avec une grande sérénité à son époux et à ses enfants, qui l'entouraient en pleurant, elle leur dit : « Pourquoi vous plaignez-vous? N'ai-je pas vécu assez longtemps, et ne devrions-nous pas plutôt nous réjouir de ce que je suis appelée maintenant auprès du Tout-Puissant ?» Elle recommanda ensuite tout spécialement aux soins de Birger la petite Brigitte, qui n'avait que sept ans ; puis elle supplia Dieu qu'il voulût bien bénir son époux et ses enfants, et s'endormit paisiblement dans le Seigneur, qu'elle avait si fidèlement servi sur la terre.

Birger comprenant que Brigitte réclamait des soins maternels, la confia à sa tante Catherine, qui était une femme de beaucoup de sens et de sagesse. Celle-ci discerna bientôt les dons merveilleux dont le Ciel avait orné l'enfant, et elle s'efforça de continuer avec zèle l'œuvre commencée par Sigride.

Brigitte s'adonna à la prière avec une grande ferveur : elle passa maintes nuits à genoux dans un coin de sa chambre, s'entretenant affectueusement avec Jésus et Marie. Sa dévotion

 

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envers son Sauveur souffrant et agonisant était particulièrement fervente ; elle ne se lassait pas de méditer sur sa Passion et de pleurer sur ses douleurs,

La sainte enfant n'avait pas encore huit ans, lorsqu'elle fut honorée d'une apparition de la très sainte Vierge.

Au milieu d'une nuit, Brigitte se réveilla en sursaut, et aperçut en face de son lit un magnifique autel, sur lequel se tenait Marie, revêtue d'une robe éclatante et portant à la main une couronne précieuse : «Viens, Brigitte ! » lui dit la Mère du Sauveur- L'enfant s'élança de son lit, courut vers l'autel et tomba aux pieds de la Reine du ciel. Marie lui demanda alors : « Veux-tu cette couronne?» Et lorsque Brigitte, muette d'émotion, baissa la tête et étendit les mains vers la couronne, Marie la lui posa sur le front, et l'enfant sentit l'étreinte du cercle brillant.

Le souvenir de cette vision s'imprima en traits ineffaçables dans le cœur de la pieuse enfant. L'autel lui rappelait sans doute qu elle devait, victime dévouée, brûler du feu dévorant de l'amour divin jusqu'au jour du couronnement céleste.

 

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A l’âge de dix ans, Brigitte assista un jour à un sermon sur les souffrances du divin Sauveur, et son âme en fut remplie de tristesse et de douleur. La nuit suivante, Jésus-Christ lui apparut, défait et sanglant, comme au jour de son crucifiement, et lui dit : ce Vois, ma fille, jusqu'à quel point je suis couvert de plaies ! » Brigitte, navrée de douleur à cet aspect lamentable, s'écria pleine d'épouvante : « Oh! Seigneur, qui a osé vous maltraiter de la sorte? » Et Jésus lui répondit : « Ce sont ceux qui me méprisent et qui dédaignent mon amour. »

La vision s'évanouit, laissant Brigitte dans un abîme de douleur et d'amour, À partir de ce moment, elle médita de plus en plus sur la Passion du Rédempteur, et toute sa nature fut empreinte d'une mélancolique gravité.

Le divin Sauveur se manifesta d'une manière toute différente aux autres Saints durant leur enfance. Sainte Catherine de Sienne, à l'âge de six ans, aperçut au-dessus de l'église de Saint-Dominique un très riche trône tout éclatant de lumière, sur lequel était assis Notre-Seigneur, revêtu des ornements pontificaux et portant une mitre d'or. A ses côtés se trouvaient les

 

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princes des Apôtres, Pierre et Paul, et l’évangéliste saint Jean. Ils portaient des regards pleins d'affection sur Catherine, et Jésus-Christ lui donnait sa bénédiction à la manière des Évêques, en souriant doucement. Jésus apparut sous la forme d'un enfant à Véronique Guiliani, pendant qu'elle cueillait des fleurs dans les champs, et joua avec elle avec une grâce toute divine.

La petite Brigitte ne devait point voir son Jésus dans une situation si aimable et si attrayante. Il voulait lui apprendre, dès son enfance, qu'elle aurait à parcourir la rude vie des souffrances, avant de posséder à jamais la couronne que la très sainte Vierge lui avait un jour posée sur le front. Ce fut ainsi que Brigitte vécut avec une admirable pureté de cœur, constamment en présence de son Sauveur crucifié ; son âme avait l'austère fermeté qu'inspirent les sombres forêts de sapins du Nord, sa patrie.

Les biographes de sainte Brigitte ont conservé de son enfance une foule de traits charmants. Nous allons en citer quelques-uns.

Catherine avait l'intention de faire élever

 

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Brigitte selon sa condition, et de l'instruire dans les arts et les sciences. Dans ce but, elle rassemblait souvent autour de sa nièce d'autres jeunes filles nobles, afin qu'elle pût étudier et travailler avec elles.

Un jour, qu'au milieu de ses compagnes occupées à faire de la tapisserie, Brigitte brodait des fleurs d'or sur une étoffe précieuse, elle fut prise de la crainte de ne pouvoir terminer ce difficile travail à la satisfaction de sa tante ; elle s'adressa alors avec une confiance pleine de simplicité à la sainte Vierge, lui fit part de sa préoccupation et la pria de l'aider.

Peu d'instants après, la tante entra dans la chambre où Brigitte se trouvait avec ses compagnes et y aperçut, avec un vif étonnement, une jeune fille majestueuse, d'une éblouissante beauté, qui travaillait avec la pieuse enfant. A l'arrivée de Catherine, la vision disparut, et Catherine dit à Brigitte : « Mon enfant, qui donc t'a aidée dans ton travail ? » Brigitte rougit et assura sa tante qu'elle n'avait vu personne ; mais, plus tard, elle lui avoua qu'elle avait appelé la sainte Mère de Dieu à son secours, et que celle-ci l'avait exaucée.

 

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La tante conserva comme une sainte relique cet ouvrage qui était d'une rare beauté.

Bien que Brigitte n'eût que douze ans, elle se levait souvent la nuit pour prier, pleurer et mortifier son corps innocent par de petites pénitences proportionnées à son âge. C'est ainsi que Catherine la trouva une fois, fondant en larmes' au pied d'un crucifix et grelottant de froid. Elle crut devoir infliger une punition sévère, pour tempérer un zèle qu'elle considérait comme déraisonnable. Elle lui fit d'abord de sérieuses remontrances de s'exposer, si légèrement vêtue, au froid glacial d'une nuit d'hiver : puis elle saisit la verge pour l'en frapper.

Mais à peine eut-elle touché les épaules de l'innocente enfant que la verge se brisa en mille morceaux. Catherine, qui d'abord avait feint simplement la colère, eut un mouvement d'irritation, et s'écria : « Brigitte, qu'as-tu fait? De méchantes femmes t'auraient-elles enseigné de vilaines prières ou des formules enchantées? » Jusque-là, Brigitte avait opposé aux reproches de sa tante le silence le plus modeste ; mais maintenant elle repartit vivement : « Oh ! non, ma tante ; je ne me suis levée que pour

 

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louer Celui qui m'assiste toujours. » — « Quel est-il ? » demanda la tante ; et Brigitte répondit : « C'est Jésus crucifié que j'ai vu. »

À partir de ce moment, Catherine sentit croître encore son amour pour l'enfant ; elle n'osa plus lui faire aucun reproche sur ses veillées de prières, et renonça à tempérer son zèle.

Les tentations de l'enfer ne firent pas non plus défaut à notre Sainte.

Satan reconnut dans cette innocente enfant une ennemie des plus implacables. Il eut un pressentiment des défaites qu'elle devait un jour lui infliger, et du grand nombre d'âmes qu'elle devait lui arracher. Aussi résolut-il de mettre tout en action pour anéantir l'œuvre de Dieu dans cette âme si pure. Il ne pouvait songer à la tourmenter déjà par des tentations intérieures ; car Brigitte, élevée loin du monde, dans le calme d'une vie retirée, avait une simplicité enfantine, qui la mettait à l'abri des mauvaises pensées et des inclinations pernicieuses. Il l'attaqua donc par le dehors, et chercha à l'effrayer par des visions infernales.

Un jour que Brigitte se récréait avec d'autres

 

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jeunes filles, elle aperçut tout à coup à ses côtés un monstre horrible armé de mille mains et de mille pieds, qui s'efforçait de la saisir.

Elle s'enfuit pleine d'épouvante dans son appartement, se jeta au pied de son crucifix, et demanda secours et protection au Sauveur. Jésus l'exauça aussitôt, et le démon fut contraint de lui avouer son impuissance. Brigitte le vit encore à côté d'elle dans son appartement; mais il lui dit plein de rage : « Je ne puis te faire aucun mal, tant que le Crucifié ne le permettra pas. »

Lorsque Catherine, pour laquelle Brigitte n'avait rien de caché, eut connaissance de ces attaques du malin esprit, elle lui conseilla de ne s'entretenir de ces apparitions qu'avec son confesseur, et d'avoir toujours une entière confiance dans le Crucifié, devant qui tout genou fléchit, au ciel, sur la terre et aux enfers.

Brigitte s'épanouit belle et aimable, comme un lis transplanté du paradis sous le ciel sombre de la Scandinavie ; elle mûrissait doucement pour la vie d'amour et de souffrance qu'elle devait mener; elle devenait chaque jour plus digne de recevoir ces grâces extraordinaires qui sont

 

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rarement accordées, même aux Saints les plus glorieux, et dont Jésus et Marie la comblaient, comme une épouse et une fille privilégiée.

Mais quelle sera la tâche de cette angélique enfant, dont l’âme innocente s'embrase du désir d'aimer, de souffrir et d'expier les péchés de ceux qui offensent si cruellement Jésus et le dédaignent en méprisant son amour ?

Cette tâche sera aussi étendue, aussi élevée qu'elle est unique dans l'histoire des Saints. Au milieu des pieuses femmes et des vierges, Brigitte se distinguera par sa position spéciale dans l'Église et dans le monde. Elle devra aimer, souffrir et espérer, mais ce ne ne sera là que sa tâche secondaire.

Brigitte ne sera pas appelée comme sainte Lidwine, comme, de nos jours, la vénérable servante de Dieu, Catherine Emmerich, à. expier les péchés du monde par ses souffrances et ses prières, à partager d'une manière mystique les persécutions et les douleurs de la sainte Église ; mais elle devra combattre publiquement, avec courage et énergie, la corruption du siècle, par la parole et par l'action. Elle devra, comme une sainte prophétesse, parcourir,

 

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le bâton de pèlerin à la main, tous les pays de l'Europe, annoncer aux pécheurs les châtiments menaçants de Dieu, exhorter les peuples à la pénitence, travailler à la conversion des pécheurs, réformer les mœurs du clergé et des Religieux, si corrompues à cette époque en beaucoup de lieux, enfin dicter aux Évêques, aux princes et aux rois des règles de vie, frappées au coin d'une sagesse divine.

Brigitte passera aussi trente années à Rome privée de son Chef par la politique française, qui réussissait à retenir captif sur les bords du Rhône le Vicaire de Jésus-Christ. C'est de la ville sainte qu’elle exhortera constamment les Papes d'Avignon à rompre leurs chaînes et à revenir à Rome.

Il lui sera encore donné d'éclaircir et de résoudre les questions théologiques les plus ardues, à une époque où, comme d'ordinaire, la piété et les sciences étaient à la fois en décadence.

Bien qu'on puisse dire de sainte Brigitte, plus que de toute autre Sainte, qu'elle « a souffert divinement; » et bien que ses merveilleuses extases soient du domaine de la mysticité, sa

 

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vie, au lieu d'être passive, a été surtout active. Placée comme une lumière sur la montagne, elle devait donner l'exemple des vertus les plus sublimes aux vierges, aux femmes, aux veuves et aux Religieux ; au milieu des conditions politiques si inextricables de son temps, elle devait développer, vis-à-vis des Papes, des rois et des princes, une diplomatie surnaturelle, telle que l'histoire n'en avait jamais connu avant elle.

Pour tous ces motifs aussi sa tâche fut d'une difficulté extrême.

Il est de la nature de la femme de vivre dans le silence, loin du bruit et de la foule, qu'il s'agisse d'un cercle plus ou moins étendu, de la maison, de la famille ou du couvent. Modestement, elle doit remplir les devoirs qui lui sont imposés par Dieu ; plus elle agit doucement et sans bruit, plus elle opère de bien et correspond aux vues de Dieu,

Cette obscurité est d'autant plus chère à la vierge et à la femme, que son âme est plus pieuse et plus pure. Les âmes elles-mêmes qui, dans les ordres actifs, se livrent avec un abandon héroïque à l'exercice de la charité

 

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chrétienne, ne perdent jamais cet esprit. Elles apparaissent un instant là où il y a quelque bien à faire, puis elles se dérobent le plus promptement possible aux regards étonnés du monde ; et si quelque cœur reconnaissant révèle les actes de leur amour pour le prochain, les Anges en sauront toujours plus à cet égard que les hommes.

C'est pourquoi il en coûtait tant à Brigitte de se présenter comme un maître et un prophète. Elle eût beaucoup mieux aimé prier au fond d'un couvent pour la conversion des pécheurs, que de travailler à leur amendement et à leur salut avec le zèle d'un apôtre.

Elle qui se nourrissait si volontiers de la lecture des Pères de l'Église, elle connaissait sans doute cette belle parole de saint Ambroise : « Il convient que dans les choses de Dieu, la femme se laisse instruire et ne veuille pas enseigner elle-même (1). »

Malgré toutes ces difficultés, la Sainte se soumettra à la volonté de Dieu en toutes choses. Elle saisira le bâton de pèlerin et parcourra la

 

(1) De Hom. Santi Ambrosii quarta die infra Oct. Nativ. de S. Joan. Bapt.

 

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terre, enseignant, prophétisant et écrivant les huit volumes de ses merveilleuses révélations, qui étaient, dans les siècles précédents, des livres populaires.

C'est une chose singulière que sainte Brigitte, qui compte, si l'on peut parler ainsi, parmi les Saints les plus connus, soit si fort ignorée de notre temps. On ne sait presque rien de sa vie, et encore moins de ses admirables écrits. La raison en est sans doute dans les tendances matérialistes du dix-neuvième siècle, tendances qui rendent inintelligibles les révélations de sainte Brigitte.

Puissent les grands et les petits esprits de notre époque revenir à cette pieuse simplicité, sans laquelle l'entendement des choses divines est impossible; car Dieu cache aux sages etaux prudents les mystères de sa sagesse contenus dans les écrits des Saints, et il ne les révèle qu'aux simples (1).

 

(1) Math. 11. XXV.

 

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CHAPITRE III - Mariage de Brigitte avec Ulpho, prince de Néricie. Sa vie comme épouse et mère (1315-1335)

 

Brigitte était devenue une charmante jeune fille ornée de toutes les vertus ; elle était à la fois douce et modeste, pleine de simplicité et de décence, humble et obéissante, avec une pureté de conscience exquise, une patience sereine dans l'épreuve et une charité qui ne se lassait jamais. Elle estimait par-dessus tout la pureté comme le trésor le plus précieux, et elle n'avait d'autre désir que de consacrer son âme et son corps, dans une perpétuelle virginité, à son Sauveur crucifié. Mais lorsqu'elle eut atteint l'âge de treize ans, son père résolut de la marier avec Ulpho ou Wulf, prince de Néricie. Elle se soumit avec obéissance au désir de son père, bien que l'état de mariage lui

 

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inspirât, ainsi qu'elle le confia plus tard à sa fille Catherine, une répugnance telle qu'elle eût préféré mourir plutôt que d'y entrer.

Elle trouva cependant dans l'accomplissement de l'adorable volonté de Dieu la force nécessaire pour le sacrifice qui lui était imposé.

Ulpho Gudmarson était doué d'excellentes qualités. Bien qu'il n'eût que dix-huit ans, il exerçait déjà les fonctions de juge dans la province de Néricie avec une rare équité, et, durant toute sa vie, il demeura un modèle de vertus. Il aimait tendrement Brigitte, et ses instances pressantes firent hâter le mariage.

Brigitte se sépara donc, en 1315, de sa bonne tante Catherine, qui lui avait tenu lieu de seconde mère, pour suivre son mari dans le domaine d'Ulfasa, où il résidait habituellement.

Lorsqu'elle se trouva seule avec Ulpho, le soir même de la noce, elle lui rappela l'aimable histoire du jeune Tobie, qui était entré dans le mariage après de longues et ferventes prières, puis elle ajouta avec une douceur persuasive ; «Nous aussi, Ulpho, nous sommes enfants des

 

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Saints, et nous ne devons point nous unir comme des païens, qui ne connaissent point Dieu (1). Supplions d'abord Dieu avec ardeur de sanctifier notre union, et de ne la faire fructifier que si nos enfants doivent un jour devenir citoyens du ciel. »

Ulpho était trop vertueux, et aimait trop tendrement sa jeune épouse pour lui refuser d'accéder à une demande si pleine de piété. Pendant près de deux ans ils vécurent comme frère et sœur (2), s'efforçant de plaire à Dieu en toutes choses. Pendant que les deux époux, a l'exemple de la très sainte Vierge et de saint Joseph, persévéraient dans la virginité, ils se firent recevoir dans le Tiers-Ordre de Saint-François, et se soumirent aux pénitences les plus rigoureuses (3). On ne peut dire avec cer-

 

(1) Tob. 8, 5.

(2) Bulle de canonisation.

(3) Il n'est pas douteux que sainte Brigitte ait fait partie du Tiers-Ordre de Saint-François : les preuves abondent à cet égard; nous n'en donnerons que quelques-unes :

Dans son Histoire universelle de l’Eglise. Alzog dit : « Sainte Brigitte, de la famille royale de Suède, appartenait déjà au Tiers-Ordre de Saint-François alors qu'elle remplissait encore les devoirs d'épouse et de mère. » § 290; page 674.

Dans son Menologium Sanctorum ex triplici Ordine sancli Francici 1693, le P. Fortunat Hubert nomme Brigitte « vera Sera-

 

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titude dans quel lieu et à quelle époque Brigitte et son mari entrèrent dans le Tiers-Ordre ; ils n'existe aucun document précis à ce sujet. Mais il est très vraisemblable que cela se fit à Skara, par l'intermédiaire du P. Agoth, Gardien du couvent des Franciscains, qui était maître en théologie, et renommé pour sa piété et sa science. Il demeura jusqu'à la fin de sa vie l'ami de Brigitte, qui de son côté l'aimait comme une enfant (l). La sainte règle du Tiers-Ordre, avec ses prières et ses pieux exercices, devenait pour les jeunes époux comme un Ange-gardien, et les excitait à pratiquer les vertus les plus sublimes. Brigitte remplissait toutes les obligations de la règle avec le zèle et l'exactitude d'une Sainte. Elle renonça à toute   parure mondaine, évita les plaisirs

 

 

phici P. Francisci filia » et trouve dans ce fait le motif du désir qu'elle eut d'être enterrée dans le couvent des Glarisses.

Dans son Histoire de tous les Ordres de religion et de chevalerie Helyot dit de sainte Brigitte et de son époux, tome IV p. 3, « Comme tous deux avaient revêtu l'habit de Saint-François, ils vivaient chez eux comme dans un couvent. »

Enfin le 2 juin 1851, le Pape Pie IX accorda aux membres du Tiers-Ordre une Indulgence plénière à la fête de sainte Brigitte.

(1) Ex annalibus minorum auctore L. Waddingo.

 

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bruyants et ne trouva son bonheur que dans l'observation des mortifications et des jeûnes prescrits.

Ulpho aimait les fêtes brillantes et s'entourait volontiers du luxe qui convenait à son rang. Brigitte parvint tout doucement à l'en détourner. Elle sut si bien le captiver par le charme de ses entretiens, que bientôt il n'eut plus aucun goût pour les joies bruyantes du monde, ni pour les réunions de la Cour, se montrant disposé ainsi à céder à tous les désirs de sa pieuse compagne. Le château du prince de Néricie devint une école de vertus et de bonnes mœurs, car Brigitte savait exercer sur ses nombreux domestiques une surveillance pleine de prudence et de charité, et les amener tous à la piété. La puissance de son exemple porta non seulement ses subordonnés immédiats, mais encore un grand nombre de personnes de toutes les classes de la société, à entrer dans le Tiers-Ordre, et à se vouer à une vie de prière et de pénitence. Il était naturel que ceux qui la voyaient à l'œuvre voulussent imiter cette jeune princesse, si distinguée par son rang et sa piété. C'est ainsi que Brigitte con-

 

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tribua à répandre le Tiers-Ordre parmi les gens du monde, en Suède.

Notre sainte continua dans le mariage ses prières nocturnes, et Ulpho, loin d'en être mécontent, rendait grâces à Dieu de lui avoir donné une épouse si pieuse; il s'associait de jour en jour davantage à ses exercices de dévotion. Par les mains de Brigitte, il faisait distribuer de grandes sommes d'argent aux pauvres, et prenait une large part à toutes les œuvres de miséricorde que sa fidèle compagne lui recommandait.

Brigitte recevait le Pain des Anges tous les dimanches et aux jours de fêtes de l'Église, avec un profond amour et une piété ardente; elle ne connaissait pas de plus grande douleur que de rester privée de cette nourriture céleste. Elle veillait sur la pureté de son âme avec une sollicitude si anxieuse, qu'elle confessait ses moindres fautes en versant des torrents de larmes et en ressentant la plus vive contrition. Aussi son confesseur avait-il coutume de dire qu'elle portait en elle un signe évident de sa future sainteté, à raison de la profonde douleur qu'elle ressentait de ses plus légères fautes et

 

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imperfections, douleur que d'autres éprouvent à peine pour les plus grands crimes : aussi examinait-elle sa conscience avec tant de rigueur, quelle ne laissait pas échapper la plus faible tache.

La Sainte avait fait disposer dans son château un petit oratoire où elle allait passer de longues heures, surtout en l'absence de son mari, pour y continuer dans une paisible solitude cette vie d'amour et de souffrance qu'elle avait commencée dès sa plus tendre enfance. C'est là qu'elle faisait ses prières et s'élevait souvent aux plus hauts sommets de la contemplation; c'est là qu'elle scrutait sa conscience et pleurait ses moindres fautes. Elle avait aussi fait traduire les saintes Ecritures, les légendes des Saints et les œuvres des Pères de l'Église dans sa langue maternelle, et elle trouvait sa plus agréable récréation à étudier ces ouvrages.

Lorsqu'arriva le moment que Dieu avait choisi pour bénir l'union des pieux époux, il devint manifeste que leurs saints désirs furent exaucés, car un des plus anciens biographes de notre Sainte écrivait : « Brigitte donna à

 

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son époux huit enfants, et au ciel autant d'élus (1).

Le prince Charles, l'aîné des fils d'Ulpho, vint au monde en l'année 1319. Il resta toujours le fils préféré de Brigitte, bien que dans sa jeunesse il lui eût coûté beaucoup de larmes. Charles était doué d'une nature gaie et chevaleresque; il aimait l'éclat comme autrefois son père, et il était courageux jusqu'à la témérité. Brigitte dut user de toute son énergie pour dompter ce tempérament violent et emporté, qui le faisait plus ressembler à un habitant du Midi qu'à un homme du Nord. En un point cependant il avait une ressemblance parfaite avec sa sainte mère : c'était par sa dévotion envers la très sainte Vierge. Il l'aimait si sincèrement, qu'il avait coutume de dire qu'il préférerait supporter des tourments éternels, plutôt que de savoir la tendre et sainte Mère de Dieu troublée un seul instant dans sa béatitude céleste.

Son frère Birger se montra sérieux et réfléchi dès son enfance et n'attrista jamais sa sainte mère.

 

(1) Birger in vita S. Birgittae.

 

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En 1323, Brigitte eut une fille qui fut appelée Marthe, et deux ans plus tard un fils qui reçut le nom de Gudmar.

Le père de notre Sainte devait quitter la terre après avoir eu la satisfaction de voir les quatre aînés de ses petits-enfants ; il mourut en 1328, La cinquième enfant de Brigitte, qui fut sainte Catherine de Suède, naquit en 1330; une année plus tard vint au monde Ingeborg, qui ne fut pas moins pleine de vertus.

Brigitte, préoccupée avant tout d'élever pour le ciel les enfants que Dieu lui avait confiés, avait soin de leur donner pour maîtres des hommes qui alliaient une science profonde à une grande vertu. Parmi ceux-ci se distinguait particulièrement Herrman, qui fut pendant longtemps le gouverneur de Charles, et plus tard devint Évoque de Linkoping.

Mais, de même que le fils de sainte Monique fut pendant longtemps la victime de tristes écarts, de même Brigitte vit son fils aîné entrer dans la voie large de la perdition, à mesure qu'il avançait en âge. Sa légèreté et son audace l'entraînèrent dans les aventures si variées qu'offrait le moyen âge, et il y commit de

 

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graves fautes. Un jour qu'il avait la conscience chargée d'un péché mortel, il entra dans l'appartement de sa mère, qui ne pouvait savoir ce qui lui était arrivé. Mais son regard illuminé lut jusqu'au fond du cœur de son fils, et, aussitôt qu'elle le vit, elle lui cria : « Hâte-toi de trouver un prêtre et de confesser le péché mortel que tu as commis. » Charles essaya de nier ; il affirma à sa mère que les légers écarts auxquels l'entraînait son tempérament, n'étaient pas de nature à offenser Dieu grièvement; que d'ailleurs il ne se sentait coupable d'aucun péché mortel. Brigitte lui répliqua alors avec une grande fermeté : « Je sais avec certitude, mon fils, que tu as commis un péché mortel; va donc et confesse-toi. » En même temps elle dirigea sur sonjjfils un regard si calme et si ferme, que celui-ci sentit bien que l'œil de sa mère plongeait jusqu'au plus profond de son cœur; aussi avoua-t-il sa faute, et courut-il plein de repentir et d'humilité se jeter aux pieds d'un prêtre, Brigitte conduisait souvent sa fille Marthe dans les hôpitaux, pour qu'elle prît part à ses œuvres de charité. Ses fils aussi durent sou-

 

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vent l'accompagner chez les pauvres et les malades. Elle les accoutumait ainsi à la vue des misères humaines et elle les encourageait à l'amour et à la miséricorde envers le prochain. Dans ces circonstances Charles était facilement ému jusqu'aux larmes, et il distribuait de riches aumônes. Mais c'était en vain que Brigitte espérait le voir arriver par là à une conversion complète. Après avoir quitté les chaumières des pauvres, il s'adonnait avec une nouvelle ardeur aux plaisirs du monde, recherchait de nouvelles aventures et s'exposait à de nouveaux dangers.

Un jour Jésus dit à sa servante : « Tu t'étonnes de ce que je n'exauce pas celui que tu vois répandre tant de larmes et prodiguer de si larges aumônes aux pauvres en mon honneur (1). » Le Seigneur lui expliqua alors que les larmes et les aumônes à elles seules ne suffisent pas à sauver les âmes, et que l'amour de Dieu, si refroidi dans le cœur de son fils, devait y renaître avec vigueur avant qu'il pût obtenir la grâce d'une sincère conversion. Brigitte avait fort à cœur d'habituer ses en-

(1) Révélations IV, 13.

 

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fants à observer fidèlement les jeûnes de l'Église ; mais Charles cherchait volontiers à se soustraire à cette obligation. Une certaine année il rompit le jeûne avec une regrettable légèreté le jour des vigiles de saint Jean-Baptiste, et sa pieuse mère en fut profondément affligée. Le glorieux Précurseur lui apparut alors et la consola en lui disant : « Puisque tu pleures si amèrement la faute de ton fils, et que tu préfères le voir me servir plutôt que de posséder tous les royaumes de la terre, je le prends sous ma protection à partir de ce moment et je lui donnerai mes armes. »

Cette apparition qui ranima la confiance et le courage de notre Sainte, fut bientôt suivie d'une autre plus consolante encore; Brigitte y vit (1) que saint Jean présentait son fils à Dieu en disant : « Voyez, Seigneur, celui qui se tient devant vous s'est voué à votre service : il s'efforce de lutter et de combattre, mais il ne peut arriver au triomphe, parce qu'il n'a point d'armes, et qu'il est trop faible. Quant à moi, je suis obligé pour deux motifs de l'aider, d'une part à cause des mérites de ses parents, et d'autre

 

(1) Révélations IV, 74.

 

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part à cause du zèle qui l'enflamme en mon honneur. Donnez-lui donc des armes afin qu'il ne succombe pas dans le combat. » Le Seigneur répondit : « Donne-lui ce que tu voudras et revêts-le du vêtement d'un soldat de Jésus-Christ. » Alors apparut la glorieuse Vierge Marie accompagnée des princes des Apôtres, Pierre et Paul ; ils revêtirent le fils de Brigitte d'une armure spirituelle composée d'une cuirasse, d'une épée et d'un bouclier, images mystiques des vertus.

Ce que la Sainte avait vu s'était réellement passé dans l'âme de Charles. A partir de ce jour il parut tout transformé ; s'il resta encore le jeune homme fougueux et ardent, dont elle surveillait les pas avec une certaine crainte, elle n'eut plus la douleur de le voir offenser Dieu grièvement. Il écouta dès lors avec humilité les remontrances de sa mère, devint un fils obéissant de la sainte Église, et ne connut plus d'autre désir que celui d'aller en Palestine pour combattre les infidèles et mourir pour la foi.

La Bulle de canonisation donne une description courte, mais fort belle, de la vie que menait chez elle notre Sainte; nous en extrayons

 

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le passage suivant : ce Elle veillait à la direction de sa maison et ne mangeait pas son pain dans l'oisiveté; elle ouvrait ses mains aux pauvres et les tendait à ceux qui étaient dans la détresse ; car pour l'amour de Dieu, elle était infatigable à remplir les devoirs de la charité envers les nécessiteux, les malades et ceux que le monde méprisait. Du vivant même .de son mari, elle avait coutume de nourrir douze pauvres par jour dans sa maison; elle les servait elle-même et leur donnait tout ce dont ils avaient besoin : tous les jeudis elle leur lavait les pieds, en souvenir de la sainte Cène du Seigneur, Elle fit reconstruire de ses propres deniers, dans sa patrie, beaucoup d'hospices délabrés. Elle visitait avec une grande piété les pauvres et les malades, comme une servante affectueuse, charitable et empressée.

«Elle touchait, lavait, pansait et soignait leurs plaies, sans répugnance et sans dégoût... Elle possédait une admirable patience, de sorte qu'elle supportait sans murmures et sans plaintes, et avec la plus humble soumission, ses propres maladies, les offenses qu'elle recevait et toutes les adversités de la vie. Elle louait Dieu sans

 

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cesse, de plus en plus sa foi allait s'affermissant, son espérance grandissait et son amour devenait plus ardent. Elle estimait par-dessus tout la justice et l'équité, et méprisait avec une noble fierté les aiguillons de la chair et ses diverses tentations, la pompe orgueilleuse, le vain éclat et la vaine gloire..... Qui pourrait-on trouver qui fût plus sensé et plus prudent qu'elle, depuis son enfance jusqu'à sa dernière heure ? Elle était douée du plus rare discernement, et jamais elle n'appela bien ce qui est mal, ni mal ce qui est bien. De même aussi elle ne transformait point la lumière en ténèbres, ni les ténèbres en lumière. »

C'est là certainement un magnifique éloge donné à notre Sainte par le Vicaire de Jésus-Christ. Brigitte fut en réalité cette femme forte dont parle l'Écriture-Sainte, et dont la valeur est comparable à un trésor venu de loin. Beaucoup de jeunes filles se sont acquis de grands mérites, mais Brigitte les a toutes surpassées; car « les charmes sont trompeurs et vaine est la beauté, mais une femme qui craint le Seigneur sera louée (1). »

 

(1) Proverbes de Salomon, 30, 31.

 

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CHAPITRE IV - Brigitte est nommée surintendante de la reine Blanche. Sa position à la cour (1335-1339).

 

En sa qualité de proche parente du roi Magnus Smeek, qui régnait alors sur la Suède et la Norwège, Brigitte paraissait souvent à la cour avec son mari ; tout le monde l'y admirait et l'honorait à cause de ses grandes vertus et de ses qualités charmantes. Lorsque, en 1835, Magnus épousa Blanche, la fille du comte de Nemours, il appela à sa cour le prince de Néricie et sa femme, afin de faire remplir à celle-ci les fonctions de surintendante de la jeune reine.

Brigitte fut effrayée à l'idée de la charge que le roi voulait lui confier, et elle n'accepta que malgré elle une position qui l'obligeait à paraître à toutes les fêtes de la cour. Mais Ulpho

 

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le désirant vivement, il insista auprès d'elle en lui représentant que, forcé de rester lui-même à la cour, il ne se verrait pas obligé d'être séparé quelquefois pendant de longues semaines de sa chère épouse ; et Brigitte, toujours soumise, céda à son mari.

Avant de quitter Ulfasa, elle confia l'éducation de ses deux plus jeunes filles, Catherine et Ingeborg, à l'abbesse du couvent de Risa-berg; Marthe et ses trois fils l'accompagnèrent à la cour.

Peu de jours après l'arrivée delà jeune reine à Stockholm, devenue depuis 1260 la résidence des rois de Suède (1), le prince de Néricie s'établit au château royal avec sa famille.

Ulpho et Brigitte avaient appris depuis longtemps à vivre dans le monde sans en user, à posséder les biens terrestres sans en jouir, de sorte qu'il n'y avait nul danger pour eux d'habiter à la cour. Ulpho consacrait toutes ses forces aux affaires de l'État, et Brigitte redoublait ses prières et ses pieux exercices, afin d'assis-

 

(1) Les rois de Suède qui résidaient anciennement à Sigtuna s'établirent, après la destruction de cette demeure, à Upsala.

 

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ter efficacement le couple royal qui lui tenait de si près.

Bien que la reine Blanche fût un peu légère et superficielle, elle ne tarda pas à prendre Brigitte en grande affection, et ne se lassait pas d'admirer son esprit, sa piété et ses bonnes mœurs. Elle avait apporté de France une cassette précieuse qui contenait des reliques de beaucoup de Saints, entre autres de saint Louis, roi de France; elle en fit don à Brigitte qui avait une grande vénération pour les saintes reliques. Il se passa quelque chose de singulier au sujet de ce présent. Les serviteurs d'Ulpho et de Brigitte, en remettant en ordre l'appartement de leurs maîtres, déplacèrent la cassette et la mirent, par mégarde, à un endroit moins convenable que le lieu qui lui était affecté. Brigitte vit alors jaillir du reliquaire une lumière brillante et entendit une voix qui disait : « Voici que le trésor de Dieu qui est honoré dans le ciel se trouve méprisé sur la terre. Allons-nous-en vers d'autres lieux. » Brigitte s'empressa alors de faire placer la cassette sur un autel (1).

Les distractions de la cour et les devoirs de

 

(1) Extravag. 59,

 

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sa charge n'empêchèrent en aucune façon la Sainte de continuer la vie de prière intime dont elle avait contracté l'habitude. Stockholm et le château royal devaient être dorénavant le théâtre de ses admirables visions.

Un jour qu'à la suite d'une fête brillante elle cherchait à se délasser, non sur une couche molle, mais dans la prière, elle eut une vision singulière qu'elle dépeint elle-même de la façon suivante : « Pendant que je priais, je vis le ciel tout obscur, tandis que le soleil et la lune brillaient du plus vif éclat ; leur lumière se répandait sur toute l'étendue du ciel. En regarde dans attentivement, je distinguai de bons et de mauvais anges qui luttaient contre ces deux astres. Les mauvais anges toutefois n'eurent le dessus que lorsque se fût élevé vers le ciel a un dragon effroyable devant lequel disparut la clarté du soleil et de la lune. Le premier de ces astres pâlit d'abord, puis devint totale-ce ment noir ; le second se réfugia derrière la terre. Lorsque je tournai les yeux vers celle-ci, je la vis remplie d'animaux rampants et de serpents qui dévoraient tout ce qui se trouvait à la surface du sol, et qui

 

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tuaient les hommes à coups de queue, jus-ce qu'à ce que le soleil fût tombé dans les abîmes et que la place de la lune ne pût plus ce être trouvée (1). »

Brigitte ne comprit pas alors le sens de cette terrible vision dont elle n'eut l'explication que onze ans plus tard ; elle supposa qu elle se rapportait aux ardentes prières qu'elle faisait à ce moment pour le bonheur de la Suède et du jeune couple royal.

Le règne du roi Magnus fut très heureux à son début- Le prince possédait en Mathieu Kettelmund un ministre vertueux et prudent, et en Brigitte une conseillère sage et éclairée de Dieu. La paix et la prospérité régnèrent dans le pays aussi longtemps qu'il suivit leurs conseils.

Avant son avènement au trône, la vie du jeune Magnus Smeek n'avait pas été très régulière; mais il parut vouloir s'amender et se consacrer sérieusement à la pratique de la vertu et de la piété (2). C'est à ce moment qu'eut lieu son mariage avec Blanche et qu'il fit la

 

(1) Révélations VIII, 31.

(2) Révélations VI, 20.

 

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conquête de Schonen et de Mand, qui coûta fort cher à la Suède. Magnus était encore trop peu affermi dans la vertu pour braver impunément les dangers inséparables de la possession d'une couronne et d'un sceptre. Blanche, qui était habituée aux magnificences de la cour de France, trouva bientôt trop modeste sa résidence le splendide château de Stockholm, et les fêtes de la cour. De son côté, Magnus en arriva à ne plus connaître d'autre moyen de satisfaire les caprices de sa femme et les siens qu'en chargeant ses sujets de lourds impôts.

Brigitte, entendant parler un jour des. taxes nouvelles que Magnus voulait lever sur tout le royaume pour payer les dettes qu'avait occasionnées le train de la cour, pénétra chez le roi en tenant ses deux fils Charles et Birger par la main, lui fit voir ses torts avec une douce fermeté, et termina par ces paroles : « Seigneur, ne faites point cela, mais prenez mes deux fils, offrez-les en otage jusqu'à ce que vous soyez en mesure de payer, et n'offensez ni  Dieu ni vos sujets (1). » Le roi fut touché d'une démarche si généreuse, et la Sainte réussi-

 

(1) Alphonse de Jaen, Introduction au 8e livre des Révélations

 

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sit encore une fois à le ramener à de meilleurs sentiments.

Brigitte continua de prier pour le roi qu'elle aimait tant, et Dieu lui dit : « Le roi pour qui tu pries, doit réunir des hommes religieux qui soient sages de ma sagesse, et consulter ceux d'entre eux qui posséderont mon esprit ; ce d'après leur avis, il devra aussi s'informer des moyens de réédifier les murs de mon Église, au milieu des chrétiens, de glorifier Dieu à nouveau, et de faire refleurir la vraie foi, renaître l'amour divin et rappeler ma a Passion au cœur des hommes. Il devra rassembler les chrétiens vertueux pour reconstruire, dans le sens spirituel, ce qui a été détruit.....  Vraiment mon Église s'est éloignée de moi, à ce point que sans l'intercession de ma Mère, il n'y aurait plus de miséricorde à espérer (1). »

La princesse de Néricie fit part au roi de toutes ces paroles ; mais elle ne trouva pas toujours en lui une disposition favorable, et bientôt même Magnus se lassa de ses exhortations.

La reine Blanche avait grande confiance en

 

(1) Révélations VI, 26.

 

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Brigitte et la priait de demander conseil à Dieu pour elle dans toutes ses peines (1).

Un jour que la Sainte priait pour Blanche avec une ferveur redoublée, Jésus-Christ fit connaître à sa fidèle servante la lutte qui se livrait dans le cœur de la reine. Elle vit comment d'un côté le bon esprit la sollicitait à la pénitence, à la vertu et au mépris des choses de ce monde, tandis que de l'autre le mauvais esprit s'efforçait de tout son pouvoir de l’empêcher de céder à ces bonnes inspirations. Le bon esprit la portait à renoncer aux biens superflus et à s'occuper du compte sévère que Dieu lui demanderait un jour. Mais le mauvais esprit lui murmurait secrètement à l'oreille : « Ne t'inquiète point ; Dieu est bon et facile à contenter. Jouis gaiement de la possession de tes biens, et donne généreusement ce qui t'appartient; car tu as été créée pour être louée et faire la charité à ceux qui la demandent. » Alors, le bon esprit revenant à la charge, l'exhortait à descendre des hauteurs où l'orgueil la retenait, à s'humilier en faisant des pèlerinages, et à ne pas accumuler péché

 

(1) Révélations VIII, 12.

 

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sur péché. Il inspirait au cœur de la reine un grand souci pour la pauvreté et la détresse du peuple, pour qui elle-même était devenue une charge ; il lui représentait l'exemple de sainte Elisabeth de Hongrie qui, bien que femme d'un prince, avait souffert le mépris et la misère, mais pour recevoir de Dieu des consolations et une couronne bien supérieures aux jouissances que lui eussent procurées tous les honneurs et tous les plaisirs de la terre. À son tour le mauvais esprit répondait : « Les pèlerinages sont le signe d'un esprit inconstant; la miséricorde est plus agréable à Dieu que le sacrifice. Que serait-ce si tu étais indigne de la consolation divine, si tu ne pouvais supporter ni l'humiliation ni la pauvreté ? Tu te repentirais alors d'avoir entrepris une vie sévère. Alors, au lieu de posséder un royaume, tu n'aurais qu'un bâton à la main, au lieu ce d'une couronne, un chiffon sur la tête, et au lieu ce d'un vêtement de pourpre, un affreux cilice. Alors aussi l'impatience envahirait certainement ton cœur et tu souhaiterais de voir la fin de tes jours. » Brigitte vit la fin de cette lutte, qui se termina par une résolution généreuse

 

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de Blanche : « Dieu qui n'éprouve aucun homme au-dessus de ses forces, dit la jeune reine, daignera garder mon esprit, ma foi et ma volonté; c'est à Lui que je m'abandonne entièrement ; que sa volonté s'accomplisse en moi. » Jésus dit alors à Brigitte : « Puisque cette femme est remplie de pareilles pensées, je l'exhorte à trois choses : premièrement, elle doit considérer l'honneur auquel elle a été appelée ; secondement, l'amour que Dieu lui a montré dans son mariage ; troisièmement enfin, les nombreux biens dont elle a été comblée dans cette vie mortelle. Mais je l'avertis aussi de trois choses : la première, c'est qu'il lui faudra rendre compte, jusqu'au moindre denier, de tous ses biens terrestres, de l'acquisition et de l'emploi de chacun d'eux ; la seconde, c'est que son temps est de peu de durée, et qu'elle ignore le moment de sa mort ; la troisième enfin, c'est que Dieu ne ménage pas plus la Souveraine que les sujets. Pour ce motif, je lui conseille trois choses : d'abord qu'elle éprouve un repentir sincère des fautes du passé ; qu'elle corrige sérieusement

 

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celles qu'elle aura confessées, et qu'elle aime Dieu de tout son cœur ; en second lieu, ce qu'elle ait la sagesse d'éviter le châtiment a du purgatoire, car de même que celui qui ce n'aime pas Dieu de tout son cœur mérite une grande punition, de même celui qui ne répare pas ses fautes, lorsqu'il le peut faire, ce mérite les flammes du purgatoire ; en troisième lieu, je lui recommande de quitter ce pour un temps et pour l'amour de Dieu ses amis selon la chair, et de se rendre au lieu te d'où un chemin peu long conduit de la mort ce au ciel, afin d'échapper à la peine du purgatoire ; c'est là que se trouvent, pour le soulagement et la délivrance des âmes, les Indulgences que les Papes ont accordées et que les Saints ont méritées de leur sang (1). »

Brigitte s'empressa de communiquer à la reine les exhortations et les conseils que Jésus-Christ lui avait donnés pour elle. Blanche en fut profondément émue ; elle supplia la messagère des paroles de Dieu de prier beaucoup pour elle, afin de lui obtenir la force d'accomplir la volonté du Seigneur. Mais peu de jours

 

(1) Révélations IV, 4.

 

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après, elle déclarait à la Sainte que les ordres de Dieu, dont elle avait reçu communication, lui paraissaient d'une exécution trop difficile, qu'elle ne pouvait se résoudre ni à faire un pèlerinage à Rome ni à réformer totalement la vie qu'elle avait menée jusqu'alors. Brigitte reconnut avec une profonde douleur que la reine aveuglée prêtait de plus en plus une oreille attentive aux insinuations du mauvais esprit, et étouffait en elle les mouvements de la grâce. Elle redoubla ses prières et ses pénitences, et pleura sur les égarements du couple royal qui lui était si cher. Alors Jésus-Christ parla de nouveau à Brigitte et lui dit : « La reine a sollicité mes conseils par ton intermédiaire, et « après qu'elle les eût reçus, ils lui ont paru trop difficiles. Va donc lui dire ce qui suit : « Au temps du prophète Elie il y eut une reine « qui aima son repos plus que moi-même, qui persécuta la vérité et voulut se maintenir par sa seule prudence. Il arriva donc que non seulement elle fut méprisée et méconnue autant qu'elle avait été honorée autrefois, mais encore qu'à l'heure de sa mort elle eut à endurer de grandes tribulations. C'est

 

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pourquoi, moi qui suis Dieu, et qui vois et connais exactement l'avenir, je dis à ta ce reine que ses jours ne sont plus nombreux. « Le compte est lourd qu'elle aura à rendre au ce jour du jugement, et si elle n'obéit pas à ce mes paroles sa fin ne sera pas ce que fut son commencement (1). »

Le roi Magnus devenait aussi chaque jour plus sourd aux sages conseils que lui prodiguaient sa sainte parente et son fidèle ministre Kettelmund. Il laissa tomber étourdiment en d'autres mains les îles de Schonen et d'Alland, dont l'acquisition avait coûté si cher à la Suède ; ses sujets le détestaient, car il épuisait le pays par des impôts et des charges exagérés ; enfin, il alla si loin dans son aveuglement qu'il s'empara des biens ecclésiastiques et de sommes d'argent qui appartenaient au Saint-Siège. La mesure de ses iniquités, se trouvant ainsi comblée, il fut frappé d'excommunication. Mais Dieu offrit encore une fois sa grâce par l'intermédiaire de notre Sainte à ce roi endurci. La très sainte Vierge Marie dit à sa fidèle servante : « J'accorderai au royaume, qui t'a vu naître,

 

(1) Révélations VIII, 14.

 

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mon secours contre les ennemis corporels et spirituels de Dieu, »

Puis elle lui conseilla de dépêcher quelques princes du royaume au roi pour lui reprocher ses crimes. Si à la suite de cette démarche il ne se montrait pas disposé à s'amender et à reconquérir les pays traîtreusement livrés à l'ennemi, ils devaient déclarer au roi, seul d'abord, puis en public, qu'ils ne serviraient plus un Souverain séparé de l'Église et traître à ses devoirs envers elle, ni même son fils, si celui-ci imitait les vices de son père (1),

Jésus-Christ lui-même promit à la Sainte de se laisser apaiser si le roi s'efforçait de bannir les vices que ses propres crimes avaient fait naître dans le pays, et d'expier ses erreurs par de bonnes œuvres, principalement par la fondation de couvents en l'honneur de la très sainte Vierge. Mais en même temps le Fils de Dieu prononça une menace terrible, pour le cas où le roi refuserait de s'amender : « Je me lèverai, dit-il, et n'aurai pitié ni du jeune homme ni du vieillard, ni des riches ni des pauvres, ni des justes ni des injustes ; je vien-

 

(1) Extravag. 80.

 

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drai avec ma charrue, je détruirai les gerbes et les arbres, de telle sorte que sur mille il en restera à peine cent, et les maisons seront sans habitants (1). Je labourerai ce pays dans la justice, et avec beaucoup de tribulations, jusqu'à ce que les habitants aient appris à « invoquer la miséricorde de Dieu (2), » Brigitte, la sainte voyante de la maison royale de Suède, communiqua ces terribles menaces au roi et à la reine, restés jusque-là sourds à tous les conseils. Blanche s'en effraya, car elle savait que Brigitte était une grande servante de Dieu, et que ses paroles méritaient d'être crues; mais la force et le courage lui manquaient pour renoncer à sa vie dissipée. Magnus,  au contraire, entassait crime sur crime, et n'accordait plus aucune confiance à Brigitte ; entraîné par un fatal orgueil, il se tourna vers les schismatiques, avec l'espoir d'en recevoir des paroles plus consolantes. Il cherchait à s'étourdir en tournant en ridicule les visions et les prophéties de Brigitte, et se raillait de la Sainte.

 

(1) Extravag. 74.

(2) Extravag. 76.

 

 

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Un jour que Birger, le fils de Brigitte, abordait le roi, celui-ci lui dit : « Hé bien ! mon ce cher, qu'a encore rêvé de nous cette nuit notre cousine, votre mère (1)? » Birger se sentit profondément blessé en la personne de sa sainte mère, qu'il estimait au plus haut degré. Il sut néanmoins dominer l'émotion que lui causa cette mordante raillerie ; mais l'impression qu'il en reçut fut telle, que quarante ans après, comme nous le verrons par la suite, il en gardait encore le souvenir.

 

(1) Clarus, Vie et Révélations de sainte Brigitte. Tome I ,p.25.

 

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CHAPITRE V - Brigitte quitte la cour. — Cécile. — Vœux de continence. Pèlerinages (1339-1341).

 

Dans cette situation la pieuse princesse de Néricie aspirait de plus en plus à quitter la cour ; elle ne voyait que trop clairement que Magnus et Blanche, sortis des voies du salut, s'acheminaient à leur perte commune. Ulpho partageait les désirs de son épouse, et tous deux résolurent de ne pas demeurer plus longtemps à la cour d'un roi sur lequel pesait l’excommunication. Brigitte se démit de sa charge, et Ulpho renonça à ses fonctions publiques, afin de pouvoir l'un et l'autre consacrer uniquement au service de Dieu le reste de leurs jours.

Les gens de bien qui étaient employés à la cour virent partir avec un profond chagrin le prince et son épouse ; Mathieu Kettelmund en

 

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fut particulièrement affligé. Le roi et la reine eux-mêmes ne se séparèrent de Brigitte que contre leur gré, quelque importunés qu'ils eussent été parfois par ses exhortations sévères; tous deux conservèrent pour leur sainte parente une affection et une estime sincères.

Plusieurs changements s'étaient produits au sein de la famille de Brigitte pendant son séjour à la cour ; Marthe s'était mariée ; Charles et Birger étaient fiancés, et le petit Gudmar était mort pendant qu'il suivait encore les cours de l'école de Stockholm. Il était allé à l'école de l'éternelle Sagesse pour y apprendre, mieux encore qu'auprès de sa sainte mère, à aimer Dieu. Dieu compensa cette perte en donnant presque à la même époque à Ulpho et à Brigitte un autre fils, qui reçut le nom de Benedickt (Benoît) et qui fut en effet un enfant particulièrement béni de Dieu.

À son retour à Ulfasa, Brigitte eut soin avant tout de bannir de sa maison et de ses vêtements le luxe que sa position à la cour lui avait imposé ; car Dieu même l'exigeait de la Sainte, comme nous le verrons par le fait suivant. Pendant que Brigitte habitait encore Sto-

 

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ckholm, elle avait fait faire pour le château d'Ulfasa un bois de lit plus somptueux que de coutume. Tandis qu'on le disposait dans son appartement, la Sainte se sentit frapper à la tête si violemment, que la douleur l'empêchait de se mouvoir. On la conduisit dans une autre partie de la maison, et là, elle entendit une voix qui lui dit : « Je n'étais pas debout contre la croix, mais j'y étais suspendu, et ma tête n'avait pas de lieu où se reposer : toi, au contraire, tu recherches le repos et la commodité. » Brigitte, baignée de larmes, n'eut pas plutôt entendu ces paroles, qu'elle se sentit de nouveau bien portante. A partir de ce moment, elle préféra, lorsqu'elle le put, dormir sur la paille recouverte d'une peau d'ours, que dans un lit.

Brigitte devait être mère encore une fois. Mais lorsque l'heure de la délivrance fut proche, elle tomba tellement malade, qu'on désespéra de sa vie et de celle de l'enfant.

Dominant ses douleurs, Brigitte demeura calme et résignée à la volonté de Dieu, prête à mourir s'il le désirait. Elle supplia seulement avec une confiance enfantine la très sainte

 

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Vierge de sauver la vie de l'enfant qu'elle portait dans son sein. Au milieu de la nuit, tandis que ses souffrances étaient extrêmes, la porte de son appartement s'ouvrit tout à coup pour donner passage à une vierge belle et majestueuse, couverte d'un vêtement de soie blanche.

Les servantes qui veillaient Brigitte se retirèrent étonnées pour laisser passer cette apparition imposante.

La vierge s'approcha du lit de la malade, se pencha sur elle avec affection, toucha; ses membres de la main, puis disparut. Brigitte mit au monde, sans plus de douleurs, une petite fille qui reçut au saint baptême le nom de Cécile (1).

Quelque temps après, la très sainte Vierge apparut à notre Sainte et lui dit : « Lorsqu'au moment de donner le jour à ton dernier enfant, tu te trouvais dans l'angoisse, moi Marie, je suis venue moi-même à ton secours ; tu serais donc une ingrate si tu ne m'aimais pas. Veille par conséquent à ce que tes enfants soient aussi les miens (2). »

 

(1) Bulle de canonisation.

(2) Birgerin vita S. Birgittae.

 

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Ulpho et Brigitte de plus en plus enflammés de l'amour de Dieu par les grâces extraordinaires dont ils étaient comblés, étaient remplis du désir de servir Dieu seul, et de se séparer d'un commun accord. En attendant que leur résolution fût bien arrêtée, ils décidèrent de vivre dans la continence (1), de faire vœu de chasteté et d'attirer la bénédiction divine sur leur projet par des bonnes œuvres et des pèlerinages.

En 1339, Tannée même où Brigitte avait quitté la cour, elle fit un pèlerinage avec son mari à Drontheim, en Norwège, au tombeau du saint roi Olof, qui avait détruit les derniers vestiges du paganisme dans la Norwège, et y avait souffert le martyre en 1033.

Bien qu'ils eussent emmené des chevaux, le prince et la princesse de Néricie firent le voyage, qui dura trente-six jours, presqu'en entier à pied. La route de Drontheim est hérissée de difficultés ; elle traverse le Dovrefield, le Saint-Gothard des Alpes Scandinaves. Ce ne fut qu'au prix de grandes fatigues que les pieux pèlerins atteignirent ces sommets dont le sol consiste

 

(1) Bulle de canonisation.

 

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presque exclusivement en tourbe, en mousse, en pierres et en marécages. De petits lacs, des ravins au fond desquels restait encore un peu de neige, des bouleaux difformes et rabougris, de longues collines couvertes de lichens où broutaient des rennes : tels étaient les spectacles qui s'offraient aux regards des voyageurs. Mais lorsqu'ils furent parvenus au sommet du Dovrefield, ils eurent sous les yeux un tableau enchanteur. Nulle part ailleurs qu'en Norwège, on ne rencontre cette abondance de cours d'eau, ce luxe de cascades ; chaque roche a sa chute d'eau, chacune d'elle diffère de formes, d'aspect et d'effet pittoresque. Les unes tombaient à la droite des pèlerins, les autres étincelaient sur leur gauche dans la vallée ; d'autres encore grondaient dans le lointain comme un tonnerre souterrain. Tantôt on aurait dit au loin un filet d'écume qui ondulait sur la terre noirâtre, tantôt c'était un ruban qui, se détachant du sommet, flottait dans l'espace ; ici l'eau roulait bruyamment le long d'un rocher, là elle se précipitait librement dans le vide et formait ensuite une seule rivière qui se divisait en mille petits canaux. Du fond d'une grotte située au

 

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milieu de la montagne jaillissait un torrent qui allait bondissant jusque dans la vallée. Après qu'ils eurent passé le Dovrefield, la nature prit un caractère encore plus grandiose ; les montagnes devinrent moins abruptes, les vallées s'élargirent et bientôt apparurent les immenses horizons que la Norwège seule possède. La verdure, qui fait particulièrement le charme de ces contrées, y revêtait une teinte plus vive ; non seulement elle encadrait les rives des lacs et des fleuves, mais encore elle couronnait les rochers les plus abruptes et les cimes les plus élevées. Les pèlerins traversèrent ensuite une forêt de pins, puis des prairies jetées çà et là, et arrivèrent enfin sur une hauteur d'où ils virent à leurs pieds la ville de Drontheim, l'ancienne capitale des rois de Norwège. Brigitte avait contemplé les merveilleuses beautés de la nature avec un regard plein de piété et de foi, et n'avait cessé d'adorer avec amour le Maître de la création. Les pèlerins avaient atteint le but de leur voyage ; ils se trouvaient au cœur même de la Norwège. Là l'Océan devient la sombre mer du Nord. Le rivage n'a plus de contours arrondis, de formes

 

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adoucies ; tout est lignes brusquement brisées, rochers à pic et falaises verticales. Ulpho et Brigitte hâtèrent leur marche vers le vieux dôme royal de Drontheim, dont le calme et la paix leur firent oublier, auprès du tombeau du saint martyr, les fatigues et les peines de leur long voyage. On leur montra les effets du saint roi, qu'on y conservait, et la source d'Olof qui donnait de l'eau à un puits très profond taillé à pic dans le roc à côté de la sacristie (1).

Après un court séjour en Norwège, où chaque lieu semble rappeler le souvenir de saint Olof, les pieux pèlerins reprirent le chemin du retour, enrichis de faveurs et de consolations divines. Ils avaient renouvelé leurs saints vœux sur la tombe du glorieux martyr, et confiants dans sa puissante protection, ils attendaient de Dieu la grâce et la force nécessaires pour les accomplir.

Avant de rentrer à Upsala, Brigitte visita encore un de ses domaines situé sur les bords du lac intérieur, et y séjourna pendant quelque temps. Elle ne trouva pas dans la famille

 

(1) Paysage d'automne de Guillaume Alexis, à travers la Scandinavie. Berlin, 1828.

 

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de son intendant, ni chez les autres personnes du lieu, la simplicité de vêtements et de mœurs quelle s'efforçait d'introduire partout ; la vanité et l’amour du luxe régnaient parmi ces gens ; la Sainte constata ces défauts, sans les blâmer. Mais il sembla que Dieu lui-même voulût lui infliger une pénitence pour avoir laissé trangresser la règle de l'Ordre qui, dans son troisième chapitre, prescrivait une grande simplicité dans les vêtements et l'éloignement de toute vaine parure. Pendant son séjour éclata dans l'habitation un incendie qui détruisit en particulier les effets et les parures de Brigitte et de ses suivantes. Et Jésus-Christ lui dit : « Tu tolères la vanité et les brillants vêtements dans ta maison, et tu ne blâmes pas la conduite des tiens, parce que tu crains de te rendre importune ; c'est pourquoi le feu a éclaté, afin que tu reconnaisses que, pour atteindre à la perfection, il ne suffit pas de s'amender soi-même, mais qu'il faut encore exhorter les autres, et particulièrement les siens, à une vie pieuse... En outre tu dois savoir que l'intendant de ce lieu se trouve en proie à un double vice ; il croit que tout est dirigé par

 

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le destin, c'est-à-dire par le hasard ou par des chances heureuses ; puis avec cette conviction, il emploie certaines formules magiques pour faire d'abondantes pêches dans le lac. Comme il fait partie de tes subordonnés, exhorte-le à se corriger, sinon il tombera entre les mains du démon et y trouvera sa perte. »

Brigitte avait supporté avec une complète indifférence la perte de ses précieux effets ; car elle considérait les biens de la terre comme un lourd fardeau, propre à rendre plus pénible le combat contre les mauvais esprits, qui ne possèdent rien sur la terre. Quant au reproche sévère du Seigneur, il la remplit de crainte et d'effroi ; elle fit donc venir le malheureux intendant, lui parla de son crime et l'engagea fermement à s'amender. Mais comme celui-ci ne se rendait pas aux conseils de sa maîtresse, une mort subite et épouvantable vint mettre fin à sa vie coupable (1), À partir de ce moment, la princesse veilla sur ses subordonnés avec un soin anxieux, et devint toujours plus sévère et plus scrupuleuse dans l'observation de la règle du Tiers-Ordre, où son âme s'épanouissait

 

(1) Révélations VI, 76.

 

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semblable à une noble vigne qui tire de son cep ses forces et sa vigueur.

Ulpho et Brigitte entreprirent en 1340, le pèlerinage de Compostelle, afin de visiter, à l'exemple de leurs pieux ancêtres, le tombeau de saint Jacques-le-Majeur, le premier d'entre les Apôtres qui obtint la palme du martyre, et qui fût de nouveau réuni à son divin Maître dix années après la mort de celui-ci. Accompagnés d'une suite assez nombreuse, ils firent, au prix de grandes fatigues et de nombreuses difficultés, le long voyage depuis le nord de la Suède jusqu'à la province de Galice, en Espagne, sur les bords de l'Océan.

En passant par le diocèse de Linkoping, ils visitèrent le couvent de Sainte-Marie d'Alvastra, qui est situé au pied méridional de l'Omberg, et qui avait été fondé au milieu du douzième siècle par Alfhild, femme du roi Swerker Ier. Il avait été d'abord une abbaye de Bénédictins ; mais au temps de Brigitte, il appartenait aux Religieux Cisteriens.

Notre Sainte parut y avoir été envoyée de Dieu pour aider ce Prieur à faire une sainte mort.

Ce Religieux venait de se rendre coupable

 

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d’une grande faute en accordant à un excommunié l'honneur de la sépulture chrétienne. Brigitte assista à la messe qu'il disait pour le défunt; à la dernière oraison, la servante de Dieu fût ravie en esprit et il lui fut révélé que le Prieur avait commis ce péché contre Dieu et la sainte Église pour l'amour de quelques avantages terrestres ; il devait en être puni en mourant lui-même le premier après celui qu'on enterrait (1).

Brigitte qui n'avait pas hésité à reprocher au roi de Suède ses crimes, s'effraya à la pensée de communiquer cette révélation à un Prêtre, qu'elle vénérait, à l'exemple de son père saint François, comme son maître et son seigneur. Mais reconnaissant clairement que Dieu l'exigeait d'elle, elle fît avertir le Prieur qu'elle désirait lui parler seule pour lui faire une importante communication. La Sainte réussit à réveiller en lui les sentiments d'une sincère contrition ; il confessa ses péchés avec un profond repentir, se prépara à la mort et expira trois jours après.

A cette époque vivait au couvent d'Alvastra

 

(1) Révélations I, 13.

 

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un moine appelé Pierre Olafson qui se distinguait par sa vertu, ses pénitences, sa pureté angélique et sa grande science (1).

Avec l'autorisation de ses Supérieurs, il se joignit aux pèlerins et les accompagna à Compostelle. Après qu'ils eurent atteint le terme de leur long voyage et vénéré les saintes reliques du glorieux apôtre, ils résolurent de visiter, pendant leur retour, d'autres saints lieux, en Espagne, en France et en Allemagne.

Lorsqu'ils arrivèrent à Arras, Ulpho tomba si gravement malade qu'on craignit de le perdre. Il quitta l’hôtellerie où les pèlerins avaient coutume de séjourner et fut transporté dans la maison d'un Chanoine , qui consentit à le recevoir, ainsi que sa femme et Pierre Olafson. C'est là qu'il reçut des mains d'un Archevêque italien, André Chine, les derniers sacrements et qu'il se prépara à la mort avec une pieuse résignation. Mais Brigitte pria Dieu de ne pas laisser mourir son mari si loin de la patrie, en invoquant l'intercession de saint Denis, le puissant Patron de la France. Une nuit qu'elle priait au pied du lit d'Ulpho, le Saint lui apparut tout

 

(1) Alphonse de Jaen. Lettres

 

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à coup et lui dit : « Je suis Denis ; je suis venu de Rome en France pour y prêcher l'Évangile. Comme tu m'honores d'une dévotion particulière, je t'annonce que Dieu veut se faire connaître au monde par toi. Je suis chargé de te protéger ; c'est pourquoi je t'assisterai en toute circonstance. Comme témoignage de la vérité de ce que je te dis, sache que ton époux ne mourra pas de cette maladie (1). » :

Peu de temps après cette apparition consolante, qui révéla à Brigitte les desseins de Dieu sur elle, le malade rétabli quittait Arras avec tous les siens.

La très sainte Vierge apparut à notre Sainte dans cette ville, et lui dit : ce Je suis la Reine du ciel et la Mère des pauvres ; je veux te montrer mon Fils tel qu'il a été comme homme, et tel qu'il fut suspendu à la croix ; ce sera pour toi le signe que tu verras les lieux où j'ai vécu durant ma vie terrestre. Tu y verras mon Fils des yeux du corps (2). » Brigitte, dans l'excès de sa joie, s'écria avec le Prophète David : « Vos consolations ont réjoui mon âme, ô Seigneur,

 

(1) Clarus, Vie et Révélations de sainte Brigitte. t. I, p. XXVI.

(2) Extravag. 66 P

 

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après qu'elle avait été accablée par la douleur. »

À cette même époque, Dieu fit connaître également à sa fidèle servante, pendant qu'elle était en prière, la haute perfection du Religieux qui les avait accompagnés à Compostelle et celui-ci, de son côté, eut une révélation de la sainteté de Brigitte. Pierre Olafson vit en esprit la princesse de Néricie ornée de sept couronnes, tandis que le soleil s'était complètement obscurci. Pendant qu'il s'étonnait de cette vision, il entendit une voix qui disait : « Ce soleil obscurci représente le roi de votre pays ; lui qui avait resplendi comme le soleil, il deviendra le plus méprisé des hommes, à la suite de l'outrage qui l'attend. Mais la femme que tu aperçois possédera les sept dons de Dieu, qui sont représentés par les sept couronnes qu'elle porte sur la tête (1). » Afin de ne lui laisser aucun doute sur la réalité de cette vision, le Seigneur ajouta qu'il retournerait en Suède en bonne santé, et qu'il serait appelé à de hautes fonctions dans son couvent ; ce qui en effet eut lieu. Peu de temps après sa rentrée à Alvastra, Pierre Olaf-

 

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son fut élu Sous-Prieur, et un peu plus tard il devint Prieur de l'Abbaye.

Les pieux pèlerins s'arrêtèrent encore à Aix, à Marseille et à Tarascon, pour y vénérer les bienheureux frères et sœurs chez lesquels le divin Sauveur avait reçu si souvent l'hospitalité durant sa vie terrestre. Puis ils continuèrent leur pèlerinage en visitant à Cologne les restes bénis des trois rois Mages, ainsi que ceux de sainte Ursule et de ses compagnes.

Brigitte pria avec une dévotion inexprimable sur la tombe des trois Mages. A leur exemple, ne devait-elle pas bientôt abandonner sa patrie, ses amis et sa famille pour suivre l'étoile de la grâce qui devait la conduire au loin ? La Sainte-Vierge ne lui avait-elle pas révélé qu'elle aurait à faire un jour un pèlerinage plus lointain et plus pénible que celui qu'elle accomplissait en ce moment ?

Mais nous trouvons encore un autre trait de ressemblance entre ces princes de l'Orient qui étaient allés autrefois à la recherche du Sauveur avec un si grand zèle, et les nobles pèlerins qui priaient sur leur tombeau. De même que les Mages, le prince et la princesse de Né-

 

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ricie « s'en retournèrent dans leur pays par un autre chemin ; eux aussi avaient reçu une plus claire connaissance de Jésus-Christ, et c'est pourquoi ils revenaient bien meilleurs qu'ils n'étaient partis (1). »

 

(1) Alia venerant via Magi, alia redeunt. Qui enim Christum viderant, Christum intellexerant, meliores utique quant vénérant, revertuntur. S. Ambros., hom., infra Oct., Epiph.

 

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CHAPITRE VI - Le retour en Suède. Ulpho entre dans l'Ordre des Cisterciens à Alvastra et y meurt. Veuvage de Brigitte (1341-1344)

 

Notre Sainte et ses compagnons avaient recueilli, durant leur long pèlerinage, de nombreux et riches trésors de grâces. La prière, la méditation, la visite des églises et des sanctuaires remplissaient leurs journées, et pendant les courts instants de loisir qu'ils s'accordaient, leur conversation ne roulait que sur Dieu et les choses divines. Brigitte et Pierre discouraient avec tant de persuasion de la beauté et des avantages de la vie monastique, qu'Ulpho, aussitôt après son retour en Suède, prit la résolution d'entrer au couvent d'Alvastra. Il mit ordre à ses affaires, disposa de ses riches do-

 

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maines, prit congé de sa femme et de ses enfants avec une grande sérénité, et alla se jeter avec la plus profonde humilité aux pieds du Prieur d'Alvastra, demandant qu'il lui permît d'être le dernier de ses fils.

C'est ainsi que ce prince donna au monde un exemple de perfection tel qu'on en trouve rarement même dans la vie des Saints. Il renonçait à une couronne princière, aux possessions les plus magnifiques, à une position brillante, et aux joies de la vie de famille, qu'il pouvait goûter de la façon la plus heureuse au milieu de ses enfants ; il renonçait encore à une épouse qui était une Sainte, qu'il aimait plus que sa propre vie ; et cela pour se soumettre, en sa qualité de pauvre Religieux cistercien, aux jeûnes, aux veilles et à toutes les austérités de la vie monastique. Ses amis ne savaient s'ils devaient le blâmer ou l'admirer. Peu d'entre eux comprenaient que le prince de Néricie avait choisi la meilleure part en échangeant les biens périssables de ce monde contre le bonheur de l'état religieux, qui conduit au ciel d'une manière si rapide, si assurée et si aimable (1),

 

(1) A cella ad cœlum ascenditur. S .Bernardus.

 

 

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Ulpho ne vécut que trois ans au couvent; il mourut durant le noviciat, avant d'avoir prononcé les vœux perpétuels. Peu de jours avant sa mort, il vit encore Brigitte, la remercia de toute l'affection qu'elle lui avait témoignée, et lui fit ses derniers adieux tout rempli d'une sereine espérance de la retrouver jun jour au ciel. Puis il retira de sa main un anneau qu'il avait constamment porté, le mit au doigt de sa femme, et la pria de se souvenir de lui toutes les fois qu'elle apercevrait la bague. Quand Brigitte eut consolé son mari et lui eut parlé des félicités qui l'attendaient au ciel, elle quitta le couvent d'Alvastra, pleine de calme et de sérénité.

Ulpho mourut de la mort des justes, le 12 février 1344, à l'âge de quarante-sept ans, au milieu des prières de ses Frères. Plusieurs vieilles chroniques des Cisterciens lui donnent le titre de Bienheureux, bien que ce titre n'ait pas été confirmé solennellement par l'Église.

Pendant les trois années qu'Ulpho avait passées au couvent, Brigitte avait vécu très retirée dans son domaine d'Ulfasa, uniquement occupée de Dieu et de l'éducation de ses enfants. Devenue veuve, elle pria avec ferveur pour le

 

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repos de l'âme de son époux, mais elle ne le pleura pas, se rappelant d'un cœur joyeux les paroles de l'Apôtre : « La femme non mariée et la vierge pensent aux choses qui sont du Seigneur afin d'être saintes de corps et d'esprit ; mais celle qui est mariée pense aux choses du monde : comment elle plaira à son mari (1). »

Cette règle aussi peut souffrir une exception ; et jusque-là toute la vie de Brigitte en avait été une preuve. Mais l'humble servante de Dieu n'y pensait pas.

A dater de ce moment, Brigitte mit de côté ses vêtements princiers, distribua aux pauvres ses parures et ses bijoux, et se revêtit du simple costume d'une bourgeoise de Suède. Elle retira aussi l'anneau qu'Ulpho lui avait donné comme dernier cadeau et, lorsqu'on lui fit remarquer que ce fait témoignait de peu d'affection pour son époux, elle répondit : « Lorsque je perdis mon mari, je résolus d'ensevelir avec lui toute affection terrestre. Bien que je l’aie aimé autant que mon propre cœur, je ne voudrais pas le racheter contre

 

(1) Ire Epitre aux Corinthiens, VII, 34.

 

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le gré de Dieu, fût-ce même au plus vil prix, « Pendant que je portais l'anneau, il m'était à charge parce qu'il me rappelait mon amour terrestre, toutes les fois que je l'apercevais. Afin que mon âme puisse s'élever, dans l’amour de Dieu, je veux me passer d'anneau et d'époux, et ne me recommander qu'à Dieu.»

Comme on supposait que Brigitte, à l'instar de son mari, se retirerait dans un couvent, on s'efforça de la détourner de ce projet. La cour et les gens du monde la pressèrent de se remarier ; mais elle repoussa les offres les plus brillantes. On l'accabla de reproches et on réunit un conseil de famille pour lui représenter combien elle avait tort d'en agir ainsi avec les siens, et qu'elle ne pouvait abandonner, sans commettre un péché, ses enfants dont quelques-uns avaient encore besoin de leur mère. Tous étaient contre elle à l'exception de son frère Israël, qui usa de toute son influence pour protéger et défendre sa sainte sœur (1).

 

(1) Depuis l'année 1342, Israël avait été élevé à une des plus hautes dignités du royaume. Animé du désir de combattre les infidèles, il ne céda à la prière du roi de se consacrer entièrement au service de l'État que lorsque Brigitte, éclairée par une révélation divine, l'y eut déterminé. (Révélations VI, 95.)

 

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Brigitte écouta avec calme tous les reproches, toutes les représentations qu'on lui fit. Puis elle répondit d'une façon aimable, mais énergique : « J'aurai soin de mes enfants; et si je les quitte pour l'amour de Dieu, le Seigneur lui-même sera leur protecteur et leur défenseur. Je fais ce que Dieu demande de moi ; si vous m'aimez, vous devez désirer mon vrai bonheur ; si, au contraire, vous ne m'aimez pas, pourquoi tant vous inquiéter à mon sujet ? Qu'importe qu'une pauvre femme quitte le monde? C'est pourquoi cessez de vous mettre en souci de moi, mais priez pour moi, afin que j'aie la force de persévérer. »

La sainte veuve était donc fermement résolue à renoncer au monde, et à servir Dieu dans l'état religieux. Mais où devait-elle aller, et quel serait le couvent qui la recevrait ? Brigitte elle-même l'ignorait. Il lui avait été dit que Dieu se manifesterait par elle au monde, qu'un jour elle suivrait les traces du divin Sauveur dans la Palestine, mais elle ne savait encore de quel côté elle devait se diriger à ce moment. Elle se décida donc à agir selon les lois de la prudence et de la perfection, en restant dans

 

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sa position jusqu'à ce que Dieu lui eût fait connaître clairement sa volonté au sujet de l'avenir. La singularité de sa situation ne la troubla ni ne l'inquiéta nullement ; car elle avait fait abandon de sa volonté entre les mains de Dieu, puisqu'elle ne cherchait que lui seul (1).

Elle fit ainsi un acte d'abnégation admirable. Désormais elle fut et demeura dans la main de Dieu, absolument comme l'humble instrument qui se laisse employer par son maître sans avoir de volonté.

Quelque temps après sa mort, Ulpho apparut à sa sainte épouse, La sévère justice de Dieu retenait encore cette âme dans les flammes du purgatoire ; mais il lui était permis de réclamer le secours de Brigitte.

Ulpho fit connaître à son épouse le motif par lequel il était encore privé de la vue de Dieu, et les moyens qui avaient le plus contribué à son salut. Il raconta que l'abstinence qu'il avait souvent observée durant son voyage à Compostelle, en se privant de boire même de l'eau sous le soleil ardent de l'Espagne, lui avait été comptée comme expiation de ses longues

 

(1) Révélations, V., 11.

 

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séances à table, et de ses manquements à la tempérance dans maints festins. Il termina en disant : « Je suis assuré de mon salut, bien que « je n'en connaisse pas l'heure ; c'est pourquoi je te prie de faire dire des messes sans interruption pendant toute une année pour le repos de mon âme. Surtout n'oublie pas d'avoir ce soin des pauvres, et distribue-leur le prix des harnais, des chevaux et d'autres objets qui m'ont souvent fait pécher à cause du ce plaisir extrême qu'ils me causaient. Ne néglige pas non plus d'offrir quelques calices précieux pour le saint sacrifice de la messe, parce que de pareils dons font sûrement du bien à l'âme. Je laisse toutefois les biens immeubles à nos enfants, car ma conscience ne me reproche pas d'avoir acquis ou possédé ce quelque chose d'une manière injuste (1). »

Brigitte rendit grâces au Seigneur pour cette apparition, et s'empressa d'accomplir les pieux désirs de son époux. Elle partagea ses biens entre ses enfants, régla toutes ses affaires temporelles et ne garda pour elle-même qu'un minime revenu. Cependant sa charité envers les

 

(1)  Extravag. 56.

 

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pauvres ne connaissait point de bornes, et lorsque ses propres moyens ne lui permettaient pas de soulager leur misère, elle plaidait leur cause avec un zèle infatigable auprès de tous ceux auxquels Dieu avait confié les biens de la terre.

Brigitte visita encore une fois tous ses domaines, afin d'y mettre personnellement tout en ordre, et d'y régler toutes les affaires avec prudence et bonté. Son voyage la conduisit à Skara ; elle y visita le couvent des Franciscains, dont le Père gardien Agot, son vieil ami, était depuis deux ans frappé de cécité, et souffrait en outre d'une maladie dangereuse qui lui causait de cruelles douleurs. Instruite du triste état de ce vénérable Religieux, Brigitte se rendit aussitôt à l'église du couvent, et supplia Dieu avec ferveur de guérir Agot. Tandis qu'elle était en prière, elle entendit une voix qui lui dit : « Agot est une étoile brillante ; il n'est pas bon que l'éclat de cette étoile soit terni par ce la santé du corps. Il a combattu le bon comte bat et se trouve au terme de sa carrière ; il ne lui reste plus qu'à être couronné. Comme preuve de ce que je dis, c'est qu'à partir de

 

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cette heure ses douleurs seront moins vives, ce et son âme sera tout embrasée de mon ce amour. » Bien que sa prière ne fût exaucée qu'en partie, Brigitte se trouva néanmoins merveilleusement consolée par ces paroles. Les douleurs d'Agot cessèrent, et quoiqu'il restât privé de la lumière terrestre, l'éclat de la grâce resplendit de plus en plus dans son âme et il mourut comme un Saint, environ un an plus tard, en 1845 (l).

Lorsque Brigitte arriva à Lodose, où elle avait de grandes propriétés, elle trouva tant d'occasions d'exercer sa charité, que ses modestes ressources furent bientôt épuisées. Un jour un de ses serviteurs vint la prier de vouloir bien donner une dot à sa fille qui désirait se marier, disant que lui-même était fort pauvre. Brigitte s'informa auprès de son intendant de la somme qu'il avait a sa disposition, et lorsqu'elle la connut, elle lui ordonna d'en donner le tiers à cet homme. L'intendant lui ayant objecté que celui-ci n'avait pas besoin d'une si forte somme, elle lui dit : « Donnez-la lui, afin

 

(1) Révélations VI, 31, et Wadding. Ex annalibus minorum.

 

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que lui et sa fille soient consolés et qu'ils prient pour nous. »

Comme elle s'arrêta quelques jours dans la ville de Lodose, il s'assemblait chaque jour devant sa maison un grand nombre de mendiants auxquels elle faisait distribuer de riches aumônes. L'intendant représenta a sa maîtresse qu'il avait ii peine assez d'argent pour payer les frais d'auberge, et qu'il était forcé de recourir lui-même à un emprunt. « Comment pouvez-ce vous, disait le soucieux et fidèle serviteur, donner de si fortes sommes ; est-ce donc une si grande perfection que de donner aux pauvres et de faire soi-même des dettes ? » Brigitte lui répondit en souriant : « Donnons  aussi longtemps que nous le pouvons, car le ce bon Dieu a de quoi nous combler quand nous ce sommes dans le besoin. Je me prodigue à ces pauvres, parce qu'ils n'ont pas d'autre consolation; quant à moi, dans ma détresse, je « me confie à Dieu. »

A la suite de cet entretien, elle se rendit à l'église et pendant qu'elle y assistait à la sainte Messe, Jésus lui dit : « Notre fille est comme et une vierge qui a tellement hâte de voir son

 

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fiancé, qu'elle oublie son père, sa mère et tout ce qu'elle possède, jusqu'à ce qu'elle ait « trouvé celui qu'elle cherche. Que fera donc le fiancé ? Il enverra sans doute ses serviteurs et veillera à ce que sa fiancée ne manque de rien. C'est ainsi que nous aurons soin de toi à cause de ton amour. Car de même que l'amour m'a poussé à m'incarner dans le sein de la Vierge, de même l'amour de l'homme et attire Dieu dans son âme (1). »

Notre sainte fut encore honorée d'une autre consolation durant ce voyage. Le bateau qui la portait arriva de nuit et par un grand froid dans une île. Comme les habitants dormaient déjà, elle voulut, pour ne déranger personne, rester dans l'embarcation jusqu'au jour. Tandis que ses compagnons grelottaient, Brigitte ressentit une chaleur bienfaisante, en sorte que tous ceux qui la voyaient et la touchaient étaient saisis d'étonnement. L'ardeur de son cœur était plus grande que le froid glacial de la Suède.

Quand ensuite, à l'aurore, la Sainte fît sa prière le Seigneur se plaignit à elle de ce que

 

(1) Extravag. 70.

 

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les hommes mettaient si peu de confiance en Lui, et blâma ceux qui ne savaient se garantir du froid que par des moyens extérieurs. « S'ils mettaient leur espérance en moi, dit Jésus à sa fidèle servante, je leur donnerais la chaleur du corps et de l'âme, et je les embellirais devant ]a face de mes Saints (1). »

Brigitte en effet était belle devant Dieu et devant les Bienheureux habitants du ciel ; l'éclat de ses vertus devait bientôt éclairer le monde entier.

La princesse de Néricie avait renoncé au monde, à ses pompes et à ses splendeurs ; mais elle devait faire encore un plus grand sacrifice, en se séparant de ses chers enfants avant de quitter la Suède.

Brigitte avait appris à connaître à Stockolm, maître Mathias, docteur en théologie et Chanoine de Linkoping ; et depuis plusieurs années elle se trouvait sous sa direction spirituelle. Maître Mathias fut d'avis qu'elle demandât au Prieur d'Alvastra de lui donner un petit logement dans le vestibule du couvent, où elle pût se livrer en toute tranquillité à la prière et à la

 

(1) Révélations VI, 84.

 

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pénitence, en attendant qu'elle connût la volonté du Seigneur, auquel elle était toujours prête à obéir. Brigitte obtint d'autant plus facilement ce qu'elle sollicitait, que la réputation de ses rares vertus s'était déjà répandue par toute la Suède, D'ailleurs Pierre Olafson, alors Sous-Prieur d'Alvastra, connaissait depuis longtemps, par révélation divine, la sainteté de la servante de Dieu.

Ce n'est pas sans un grand sacrifice que Brigitte se sépara de ses enfants, qu'elle aimait de toute la tendresse d'une bonne mère. Il n'y a pas sur la terre de lien plus fort et plus intime que celui qui relie une mère à son enfant. L'enfant fait partie du cœur de la mère, et c'est pourquoi leur séparation est si inexprimable-ment douloureuse. Notre Sainte éprouva cette douleur dans toute son amertume ; mais elle la supporta avec une grandeur d'âme extraordinaire. Elle régla tout avec la plus grande sagesse, assura à ses enfants ses biens et ses possessions, et prit congé d'eux pour n'appartenir plus qu'à Dieu seul, qui lui était plus cher que tout ce qu'elle quittait à cause de Lui.

 

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Birger s'installa à Ulfasa avec sa pieuse femme Benoîte,

La première femme de Charles était morte, et il s'était remarié avec une noble norvégienne, appelée Gydda. Birger et Charles devaient, en cas de besoin, offrir paternellement à leurs jeunes frères et sœurs asile et protection. Marthe, qui avait épousé depuis plusieurs années un puissant seigneur, Suvid Ribbing, maus qui était très malheureuse dans cette union, se sépara de sa chère mère en versant d'abondantes larmes. Néanmoins elle supporta son triste sort avec une résignation qui lui valut plus tard un heureux changement dans sa condition (1).

La pieuse Ingebord, qui ne connaissait pas de plus grand bonheur que de servir Dieu dans la solitude du cloître, retourna, avec l'autorisation de sa sainte mère, au couvent des Cisterciennes, à Risaberg, où elle avait été élevée, et où elle avait laissé son cœur ; elle y prit le voile. Brigitte confia l'éducation de la petite Cécile aux Religieuses de Scheningen, et celle

 

(1) Clarus, Vie et Révélations de sainte Brigitte, Tome I, p. 22.

 

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de Benoît aux moines d'Alvastra, Catherine, qui était d'une grande beauté et douée de rares talents, s'était fiancée, alors que son père vivait encore, avec Edgard, un jeune et riche gentilhomme (1). Brigitte se hâta de conclure le mariage ; sa fille, malgré son goût pour la virginité, ne manifestait nul désir de retourner avec sa sœur Ingeborg à Risaberg.

Catherine aimait Edgard parce qu'elle espérait trouver en lui un protecteur et un frère, qui céderait à ses pieux désirs de vivre, à l'exemple de là sainte Mère de Dieu et de saint Joseph, en toute chasteté, et de conserver, comme épouse, sa pureté virginale. C'est la grâce que Dieu lui fit.

C'est ainsi que se trouvèrent réglées les affaires temporelles de Brigitte ; elle n'avait plus rien à chercher en ce monde ; elle s'embarqua donc pour se rendre au couvent d'Alvastra, où l'attendaient de si nombreuses et de si grandes grâces.

 

(1) Son nom suédois était Eggert de Karnen à Eggersnas.

 

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CHAPITRE VII - Brigitte au couvent d’Alvastra. Ses mortifications. Le moine Gerrechinus (1344)

 

Brigitte avait traversé le charmant lac de Boren aux eaux bleues ; à droite et à gauche, ses rivages étaient bordés de maisons de campagne, de champs, de forêts, de prairies et de villages dont les clochers s'élançaient fièrement dans les airs.

Elle passa devant le couvent de Wreta, que le roi Inge le Jeune avait fondé en 1128 pour des Bénédictines, mais que le roi Charles Swerkerson donna plus tard aux filles de saint Bernard. Le bateau entra dans le lac Malar qui, avec ses îles innombrables offrait un aspect pittoresque. Brigitte passa aussi devant le château royal dont les murs étaient baignés par la mer Bal-

 

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tique (1), et dans lequel elle avait autrefois tant prié pour la prospérité de la Suède et du couple royal. Enfin à travers des marécages et des joncs, elle parvint dans le lac de Wetter, dont les rivages verdoyants appartenaient à la Gothie orientale, à la Gothie occidentale et aux provinces de Smaland et de Néricie. La Sainte longea ses magnifiques domaines sans les honorer d'un seul regard ; elle méprisait le monde et ses splendeurs pour l'amour de Dieu.

Brigitte avait atteint le terme de son voyage ; absorbée en Dieu, elle n'avait rien vu des superbes panoramas qui s'étaient déroulés devant elle tout le long de la route. Arrivée au couvent, elle tenait les yeux modestement baissés et frappa humblement à la porte pour y être reçue. Lorsqu'elle y eût pénétré, les portes se refermèrent sur elle; elle se trouvait enfin en terre sainte, et; dans sa joie, elle répétait doucement les paroles du Prophète royal : Notre âme, comme un passereau, a été arrachée du filet des chasseurs ; le filet a été rompu, et nous avons été délivrés (2). »

 

(1) Le nouveau château, construit par Charles XI, se trouve sur remplacement de 1"ancien.

(2) Psaume CXXIII, 7.

 

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La Sainte prit possession de la petite cellule que le Prieur d'Alvastra lui fit donner dans le vestibule du couvent. A partir de ce jour, elle ne franchit le seuil du couvent que lorsque Dieu lui-même l'y invita, ou que le devoir et la charité le lui commandèrent.

Elle prenait part, dans l'église du couvent, mais sans être vue des moines, aux prières nocturnes du chœur, et souvent elle passait la nuit tout entière en prières devant le Saint-Sacrement de l'autel, l'objet de son plus ardent amour, et de sa plus profonde vénération.

Brigitte, qui avait déjà pratiqué dans le monde des pénitences fort sévères, commença alors à mener une vie si austère qu'il est à peine croyable qu'une femme délicate ait pu la supporter. Depuis la mort de son mari, elle portait sur le corps, en l'honneur de la Très Sainte Trinité, une corde de chanvre garnie de nœuds très serrés. Autour des jambes, elle avait également des cordes à nœuds, qui se nouaient sous les genoux et qu'elle ne quittait jamais, pas même lorsqu'elle était malade. Elle ne faisait plus usage de linge, sauf d'un voile de toilej dont elle se couvrait la tête. Elle portait

 

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de rudes vêtements de pénitence qu'elle couvrait d'effets semblables à ceux des pauvres. Elle observait avec la plus grande rigueur, non seulement les jeûnes de l'Église, mais elle en ajoutait d'autres, en sorte qu'elle jeûnait quatre fois plus par semaine que la règle ne l'exigeait. Elle passait plusieurs heures la nuit dans la prière et la méditation. Depuis la mort de son mari jusqu'à la sienne, elle n'accorda à son corps brisé par les prières et les jeûnes qu'un court repos pris en dormant quelque peu, sans se déshabiller, sur un tapis étendu par terre ou même sur le sol nu.. Elle jeûnait tous les vendredis, au pain et à l'eau, en souvenir de la Passion et de la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sans parler des autres abstinences qu'elle s'imposait en l'honneur de divers Saints quelle vénérait plus spécialement. Ou bien son jeûne était complet, ou bien elle mangeait si peu à son repas qu'elle n'était jamais rassasiée en quittant la table. Les vendredis, elle prenait des cierges allumés dont elle se versait sur la peau les gouttes de cire brûlante, et les cicatrices de ces brûlures étaient si profondes qu'elles ne disparurent jamais. Elle avait aussi

 

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toujours à la bouche des racines très amères de gentiane. Elle passait un si grand temps agenouillée que ses genoux en devinrent durs et calleux comme ceux des chameaux (1).

Durant la nuit, elle faisait de nombreuses génuflexions, s'étendait par terre en forme de croix, ou disait le chapelet en baisant la terre après chaque Ave Maria. Lorsqu'on demandait à la Sainte comment elle pouvait dormir sur la terre nue pendant les froids rigoureux qu'il fait en Suède, elle répondait en souriant : « Je ressens dans mon intérieur une telle chaleur, que je ne fais nulle attention au froid du dehors. » Sans aucun doute, la servante de Dieu était embrasée de ce feu qui faisait dire au Prophète David : « Mon cœur est devenu brûlant au dedans de moi, et dans ma contemplation le feu deviendra ardent (2). »

On peut soutenir avec raison que la mortification intérieure est préférable à l'extérieure, et que celle-ci n'a aucune valeur lorsque la première fait défaut ; il n'en est pas moins vrai qu'on ne parvient jamais à se mortifier réelle-

 

(1) Bulle de canonisation.

(2) Psaume XXXVIII, 4.

 

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ment au dedans, tant qu'on n'a pas dompté la chair rebelle, et qu'on ne l'a pas mise sous la domination de l'esprit. On ne trouvera jamais une âme sincèrement mortifiée à l'intérieur qui n'exerce aussi des pénitences corporelles, ou du moins qui n'en ait usé autant que le lui ont permis les forces du corps et la volonté des Supérieurs ecclésiastiques. Une âme immortifiée ne goûtera jamais les délices de l'oraison ni celles de l'amour de Jésus-Christ, qui rendent facile et léger tout ce qui paraît dur et insupportable à notre pauvre nature.

C'est pourquoi les ouvrages ascétiques de tous les temps nous invitent à dompter la chair sans relâche, et à offrir notre corps en sacrifice à Dieu, si nous voulons faire un progrès sérieux dans la vie spirituelle. C'est également en vertu de ces principes que sainte Thérèse exhortait ses filles à mépriser définitivement la mort et la maladie, afin de réduire ces ennemis à l'impuissance dans le domaine spirituel. Si nous donnons notre chair à Dieu, en retour Dieu nous donnera son esprit.

Depuis que le divin Sauveur a été attaché à

 

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la colonne et flagellé, depuis que sa face très sainte a été frappée, et que, de cette manière, les pénitences les plus dures ont été unies à l'œuvre de la rédemption, il ne peut y avoir de vie ascétique sans mortifications, car la sainteté, à laquelle doivent conduire les austérités de l'ascétisme, ne saurait exister sans un amour brûlant de Dieu, et le feu de cet amour est surtout entretenu par le bois de la croix.

En ce qui concerne sa vie de prière, notre Sainte était à cette époque déjà maîtresse consommée dans la contemplation. Mais, dans sa profonde humilité, elle croyait n'y rien comprendre et, à l'instar des Apôtres, elle suppliait sans relâche le divin Maître de vouloir bien lui apprendre à prier. Un jour, à Mvastra, elle demanda à Dieu avec ferveur de lui faire connaître la manière de prier qui lui serait le plus agréable, et voilà qu'elle fut ravie en une extase merveilleuse. Elle apprit alors de Dieu même les plus admirables prières sur la vie, la Passion et les louanges de Jésus-Christ, ainsi que des prières à la Sainte-Vierge, qui toutes se gravèrent si profondément dans sa mémoire, qu'à dater de

 

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ce moment, elle les récita chaque jour, en y apportant la plus profonde dévotion. Un peu plus tard, la très sainte Vierge lui apparut et lui dit : « C'est moi qui t'ai obtenu ces prières ; et voilà pourquoi mon divin Fils te comblera de célestes consolations toutes les fois que tu les réciteras (1). »

Mais Dieu fît plus encore dans son amour miséricordieux envers Brigitte, Afin de combler jusqu'à son moindre désir, il lui enseigna diverses dispositions au moyen desquelles elle put sanctifier les actions les plus insignifiantes de la vie journalière. Il lui enseigna quelles devaient être ses pensées et ses courtes prières pendant qu'elle s'habillait, lorsqu'elle quittait sa chambre ou qu'elle se mettait à table pour y prendre ses modestes repas. Il lui apprit qu'elle devait sanctifier son court sommeil en offrant à Dieu son repos, et en le suppliant avec une confiance d'enfant de vouloir bien la préserver, durant la nuit, de toute vision trompeuse, et lui permettre de saluer la journée suivante, chaste de corps et d'esprit (2). »

 

(1) Révélations IV, 94.

(2) Clarus, Vie et Révélations de sainte Brigitte, Tome II,

 

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Guidée ainsi par Dieu lui-même vers une vie parfaite de prière, Brigitte demeurait constamment dans le ciel ; son recueillement n'était jamais interrompu ; car tout ce qu'elle faisait, elle le faisait pour Dieu, n'ayant que lui en vue.

Jésus et Marie étaient l'objet de ses pensées, de ses contemplations célestes, de son amour le plus tendre.  Alvastra était devenu pour elle un aimable et silencieux Nazareth, où elle devait goûter pendant quelque temps les joies célestes de la vie cachée; car au-delà de ce paisible couvent, l'attendaient les œuvres les plus grandes et les plus sublimes de la vie active, telles que Dieu n'en a jamais imposé à une autre Sainte.

Brigitte devait nécessairement attirer les plus abondantes grâces du ciel sur les pieux habitants du couvent, où elle avait trouvé un asile hospitalier ; et de fait, ce couvent fut de plus en plus florissant.

Mais la sainte veuve fut bientôt, sans s'en douter, un sujet de scandale pour un des Frères d'Alvastra, Il y avait dans le couvent un saint Frère convers du nom de Gerrechinus, qui n'é-

 

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tait pas sorti de la maison depuis quarante ans, qui passait ses jours et ses nuits en prière, et qui avait reçu de Dieu des grâces extraordinaires. Ce saint homme, plein de zèle pour la règle et les sévérités de la vie monastique, se sentit troublé lorsqu'il apprit qu'on avait permis à une jeune et belle princesse d'habiter dans l'avant-cour du couvent; il lui sembla que tous les Religieux seraient exposés au danger de la rencontrer ou de se trouver d'une manière quelconque en contact avec elle : « Pourquoi, se disait-il en lui-même, cette dame demeure-t-elle dans un couvent de moines, contrairement à notre règle, et y introduit-elle un nouvel usage?» Puis il commença à murmurer contre le Prieur et le Sous-Prieur, qui avaient accordé une autorisation si étrange, et se demandait ce que pourrait bien dire leur fondateur saint Bernard, s'il était présent, lui qui ne voulait même pas regarder en face sa propre sœur. Peu après, ce Frère fut ravi pendant qu'il priait et il entendit une voix qui lui dit : « Cette femme, dont la présence te scandalise, est une amie de Dieu ; elle est venue dans ce couvent afin de cueillir, au pied de ces montagnes, des fleurs

 

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qui donneront à tous les peuples, jusqu'aux confins de la terre, des remèdes salutaires (1).»

Le bon Frère courut alors auprès du Prieur, lui avoua avec beaucoup de larmes et une grande contrition, qu'il avait murmuré contre la présence de la princesse de Néricie à Alvastra, et lui raconta comment Dieu l'avait instruit de la sainteté de sa servante.

Peu de temps après, pendant qu'il était en prière dans le chœur, il vit Brigitte dans l'église ; elle fut subitement élevée de terre devant ses yeux, un torrent jaillit comme de sa bouche et une voix intérieure dit au Frère : «. Voici la femme qui vient des extrémités de la terre pour abreuver les peuples de sagesse. Comme signe de ce que tu entends, elle te prédira de la part de Dieu la fin de ta vie : tu te réjouiras de ses paroles et de sa présence. Tes désirs seront bientôt satisfaits, afin que tu ne voies pas les maux qui viendront fondre sur cette maison avec la permission de Dieu (2). »

Gerrechinus qui, jusque-là, avait évité avec le plus grand soin de rencontrer la sainte

 

(1) Extravag, p. 55.

(2) Extravag, p. 55.

 

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veuve, ne souhaitait plus que de la voir et de l'entretenir; ce qui était plus difficile que de la fuir, la Sainte observant la plus grande réserve. Enfin, ses vœux furent comblés. Brigitte instruite par Dieu de l'état de l'âme du bon Frère, le reçut avec la bonté et l'amabilité qui lui étaient habituelles, et lui dit qu'il mourrait dans un an pour entrer dans les joies du Paradis.

Un an plus tard, pendant que Brigitte se trouvait encore à Alvastra, Gerrechinus sentit que sa fin approchait. Sur le point de mourir, il vit une inscription d'or dans laquelle se trouvaient les trois lettres P. 0. T. Il en fit part à ses frères et dit : « Viens, Pierre ; accourez Olaf et Th or do. »

Après cet appel, il s'endormit. Les trois Frères qu'il avait nommés le suivirent de près dans l'éternité, et moururent dans la même semaine (1). La bienheureuse mort du frère Gerrechinus eut lieu exactement au jour et à l'heure que Brigitte lui avait prédits ; et celle-ci avait acquis un protecteur de plus au ciel.

 

(1) Révélations, IV, p. 121.

 

CHAPITRE VIII - Visite à la cour. Humilité de sainte Brigitte. Retour à Alvastra Mort de Benoît (1345).

 

Après une année de tranquille retraite à Alvastra, notre Sainte reçut tout à coup de Dieu l'ordre formel d'aller à Stockholm, à la cour du roi. Brigitte en fut tout interdite ; depuis longtemps elle se contentait de prier pour la prospérité de la Suède et ne s'occupait plus des affaires du pays. Néanmoins, comme elle était disposée à obéir, elle entendit ces paroles consolantes : « Ne te mets pas en peine, Brigitte, de ce que tu feras et diras à Stockolm ; lorsque tu seras devant le roi, je mettrai mes paroles sur tes lèvres et t'inspirerai ce que tu auras à dire. »

Pleine de confiance dans l'assistance de Dieu,

 

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la sainte veuve quitta Alvastra, et partit pour Stockholm, où l'attendaient Charles et Birger, heureux de revoir leur mère bien-aimée.

Accompagnée de ses deux fils, Brigitte se rendit au château et pénétra dans l'appartement du roi, ne sachant toujours pas pourquoi elle y était venue; mais à peine eut-elle aperçu Magnus entouré de ses conseillers incrédules et infidèles, qu'elle lui parla avec une liberté tout apostolique du triste état de la Suède, et lui annonça les terribles châtiments de Dieu s'il ne s'efforçait de réformer ses mœurs et celles de ses sujets.

Le roi Magnus resta interdit, La Sainte lui apparut à ce moment comme l'Ange de la justice divine, l'épée de la vengeance à la main, mais prêt à la détourner une fois encore de sa tête coupable, s'il consentait à se rendre à la voix de la vérité. Mais les grands du royaume, exaspérés d'un pareil langage, s'élevèrent contre Brigitte et cherchèrent à exciter le roi lui-même contre elle. Ces malheureux égarés préféraient les ténèbres à la lumière. Par son attitude, Magnus fît comprendre qu'il voulait qu'on honorât, dans la sainte veuve, sa parente

 

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et la princesse de Néricie si estimée autrefois ; elle n'eut donc à souffrir aucune offense dans cette occasion.

Toutefois, avant son départ du château, quelques-uns des seigneurs les plus irrités osèrent traiter Brigitte de sorcière, de trompeuse et de calomniatrice des serviteurs du roi. Charles et Birger, qui ne pouvaient supporter de tels outrages, en demandèrent satisfaction aux insulteurs ; mais Brigitte supplia ses fils de se calmer et de renoncer à toute idée de vengeance. « Dieu m'est témoin, dit-elle, que j'aime mieux souffrir de telles injures pour l'amour de Jésus-Christ que de porter une couronne royale sur mon front. Laissez ces hommes, ils sont aveugles et guident des aveugles (1). »

A la prière de la reine Blanche, Brigitte séjourna pendant quelque temps encore à Stockholm, et sa présence ne manqua pas d'exercer une heureuse influence sur la vie du couple

 

(1) Berthold, Vie de sainte Brigitte, Berthold, un des plus anciens biographes de la Sainte, appartenait à l’Ordre des Brigittins et vivait dans le couvent de Marie du Paradis fondé à Florence en 1394.

 

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royal. Elle-même, une humble et pauvre veuve, n'ayant plus de suite brillante et privée de la protection que lui valait la haute situation de son époux, elle trouva durant ce temps de nombreuses occasions de faire resplendir l'éclat de son humilité.

Nous ne voulons mentionner ici que quelques faits. Un certain Comte de Stockholm, qui exerçait sur le roi une influence considérable mais malfaisante, remarqua que depuis l'arrivée de Brigitte, celui-ci devenait de jour en jour plus froid et plus réservé avec lui. Il devina le motif de ce changement, et plein de colère contre Brigitte, il jeta de l'eau sur elle du haut d'une fenêtre pendant qu'elle traversait la rue pour se rendre à l'église. Elle supporta cette offense sans la moindre marque de mécontentement, disant à son frère Israël qui l'accompagnait: « Il est juste que je souffre cela. Que Dieu ait pitié de lui et ne lui en demande pas compte dans l'autre monde. » Pendant que la Sainte assistait à la Messe, Jésus-Christ lui apparut et lui dit : « Cet homme qui par haine a répandu de l'eau sur toi a soif de sang et a versé du sang... Il m'a chassé de son cœur; qu'il se garde

 

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donc de ne pas mourir dans son sang (1).»

Prise de compassion pour cet égaré, Brigitte pria son frère de communiquer au Comte les paroles de Jésus-Christ, pour le faire rentrer en lui-même et le décider à amender sa vie. Mais le malheureux répondit: « Je me moque des songes : Dieu est miséricordieux et ne damne personne. » Peu après il mourut, ainsi que Jésus-Christ l'avait annoncé, d'une hémorragie terrible.

Dans la ville suédoise d'Arboga vivait un chevalier renommé, qui jouissait à la cour d'une grande considération. Celui-ci avait également voué une haine implacable à l'innocente femme; mais comme il n'osait pas l'offenser directement, il pria un de ses amis de l'insulter aussi grièvement que possible durant son séjour à Stockholm. L'indigne ami, qui consentit à rendre un tel service, avait appris que Brigitte avait été invitée à dîner par un riche gentilhomme. L'occasion lui parut favorable ; il feignit d'être ivre et pénétra, sans être annoncé, dans la salle à manger, où la Sainte était assise à table, entourée d'un grand nombre de sei-

 

(1) Révélations, IV, 122.

 

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gneurs et de dames nobles ; il s'approcha d'elle et lui dit : « Ecoutez, femme, vous veillez trop et vous vous occupez de rêves insensés; vous feriez mieux de manger, de boire, et de dormir davantage. Est-ce que Dieu aurait abandonné les gens pieux pour ne parler qu'aux orgueilleux? Il est absurde d'ajouter foi à vos paroles. » Les assistants indignés du procédé de l'intrus, voulurent le jeter hors de la. salle; mais la généreuse veuve d'Ulpho s'y opposa, et dit avec une douceur inaltérable: « Laissez-le, car c'est Dieu qui Ta envoyé. Il n'est que trop vrai que durant ma vie j'ai recherché souvent la louange, et ai offensé mon Dieu; pourquoi ne devrais-je pas écouter ce qu'il dit avec raison à ma confusion, car cet homme a dit la vérité. » Ces paroles édifièrent tous les assistants, et le misérable lui-même qui avait tenté de l'outrager, en fut touché au point qu'il se jeta repentant à ses pieds et avoua publiquement son tort (1).

Pendant le temps que Brigitte demeura à la cour, elle s'efforça tout spécialement de détruire les abus et les injustices qui s'étaient glissés

 

(1) Révélations IV, 113.

 

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dans l'administration des bénéfices et dans celle des domaines royaux. Suivant son conseil, le roi congédia un prêtre qui était chargé de la perception des impôts et qui s'était rendu coupable de fautes graves et de grandes vexations envers sa paroisse. Plein de rage contre Brigitte, ce prêtre indigne alla la trouver et lui dit : « Vous m'avez dépouillé de mon honneur et de mon bénéfice; qu'y avez-vous gagné? Vous auriez mieux fait de rester chez vous, au lieu de venir ici semer la discorde. » Elle répondit: « C'est par mon conseil que le roi en a agi ainsi avec vous pour le salut de votre âme et le bien de votre honneur; un ecclésiastique qui s'est consacré à Dieu ne peut administrer une pareille charge sans faire courir à son âme les plus grands dangers. »

— « Que vous importe mon âme, répondit le prêtre? Laissez-moi faire ici-bas comme je puis; plus tard mon âme aura soin d'elle-même. » Alors la Sainte lui répondit avec fermeté: « Ce que j'ai entrevu dans les desseins de Dieu arrivera sans doute; je vous dis donc que si vous ne prenez garde à vous et n'amendez votre vie, vous n'échapperez ni au jugement

 

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de Dieu, ni à une mort-extraordinaire (1). »

Loin de se corriger, le malheureux prêtre s'irrita plus vivement contre Brigitte et chercha de toute manière à se venger de celle qu'il regardait comme son ennemie. Il se trouva un jour dans un des châteaux royaux avec Magnus, Brigitte et un grand nombre de seigneurs du royaume. Il se plaça à côté de la Sainte et, feignant d'être poussé lui-même, il la heurta si violemment qu'elle serait tombée si on ne l'avait soutenue. Le roi, témoin de l'offense faite à sa parente, voulut punir le coupable, mais Brigitte se jeta aux genoux de Magnus, demanda humblement pardon pour cet homme pervers et l'excusa autant que possible (2). Le prêtre cependant ne fut point touché par tant de bonté, il quitta le château en colère, mais il ne pouvait échapper à la main vengeresse de Dieu. Bientôt après il fut excommunié par son Évêque et mourut d'une mort terrible. En assistant à la fonte d'une cloche, l'airain enflammé s'échappa du moule et le brûla. Avant d'expirer, il confessa ses péchés et témoigna un sincère

 

(1) Révélations VI, 9.

(2) Berthold, Vie de sainte Brigitte.

 

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repentir des fautes qu'il avait commises contre la sainte femme (1).

Mais, à cette époque, notre Sainte avait à endurer encore d'autres et de plus douloureuses épreuves.

Un Religieux apporta, un jour, au roi et à ses conseillers un livre qui contenait la vie des Pères de l'Église. Il y lut quelques pages, en présence de la Sainte, pour démontrer que beaucoup de saints Pères s'étaient trompés en faisant une abstinence exagérée et en manquant de prudence. Il craignait, ajouta-t-il, que Brigitte ne fût victime d'une semblable illusion. Celle-ci, toujours disposée à supposer aux autres plus de raison et de sagesse qu'à elle-même, garda le silence avec une profonde humilité, et se demanda sérieusement si elle n'était pas la proie de vaines imaginations. Mais pendant qu'elle était en prière, elle entendit les paroles suivantes par lesquelles Jésus-Christ rendit la paix à son coeur troublé ; » Ce moine a dit que beaucoup de Saints se sont fait illusion. En vérité, il a parlé selon sa fantaisie, mais non selon son devoir. Aucun de mes amis,

 

(1) Révélations VI, 9.

 

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qui m'ont aimé sagement, n'a été trompé ; mais ceux qui s'enorgueillissaient de leur austérité et de leur justice, qui se mettaient au-dessus des autres et refusaient d'obéir aux humbles, ceux-là se sont trompés. Et puisque ce moine a usé contre moi du livre des saints Pères, dont il ne sait imiter les vertus, j'ouvrirai contre lui le livre de ma justice (1). »

Cependant ce n'étaient pas seulement des serviteurs indignes de Dieu qui doutaient de la Sainte ; les personnes même les plus honorables de cette époque ne pouvaient comprendre que Dieu se révélât d'une façon si extraordinaire à une veuve ignorante; aussi commençaient-elles à s'en défier.

Un jour que la servante de Dieu dînait chez l'Évêque d'Abo, Hemming, elle mangea, pour la gloire de Dieu, les mets exquis qui lui étaient servis. L'Évêque se dit alors dans son cœur: « Si cette femme possède réellement le don de l'esprit, pourquoi donc ne s'abstient-elle pas de ces mets succulents? » Brigitte ne se douta point de pareilles pensées ; mais lorsque, après le repas, elle fit sa prière, Dieu lui révéla le ju-

 

(1) Révélations VI, 92.

 

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gement de Hemming à son égard, et lui inspira en même temps la réponse quelle devait lui faire. Brigitte obéit, et l'Évêque avoua qu'il avait eu en effet cette pensée pendant qu'il était à table ; il s'humilia de tout cœur, lui demanda pardon et la supplia de prier pour lui. Avant de le quitter, la Sainte lui donna, à la suite d'une autre révélation, la consolante assurance qu'il était particulièrement aimé de la Sainte-Vierge, et que la douce Mère de Dieu se chargerait elle-même de présenter un jour son âme à son divin Fils (1). Brigitte avait obtenu par ses prières cette faveur pour l'Évêque, qui avait jugé si sévèrement ses actions les plus insignifiantes.

La Sainte soupirait après le moment fixé pour son départ de Stockholm ; elle prit congé du roi et de la reine qui auraient bien voulu la retenir encore à la cour.

C'est avec une joie profonde qu'elle rentra dans le couvent de Sainte-Marie d'Alvastra, où l'attendaient cependant de nouvelles épreuves.

La première nouvelle que le Prieur lui apporta dès son arrivée fut celle de l'incendie qui avait éclaté à Fondia, dans l'une de ses pro-

 

(1) Extravag, 104.

 

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priétés, et qui lui avait causé de grandes pertes. Des meubles précieux et surtout une grande quantité de grains avaient été dévorés par les flammes. Brigitte  respira avec satisfaction comme si elle avait été débarrassée d'un lourd fardeau, et dit avec un calme parfait: «Loué soit Dieu qui m'éprouve en toute justice; car j'ai souvent abusé de ses dons contre lui-même, et j'ai été ingrate jusqu'à cette heure. Je n'ai non plus prié avec le zèle désirable pour les âmes de mes ancêtres, qui ont possédé ces biens avant moi ; que Dieu soit glorifié et honoré de m'avoir débarrassée d'une partie au moins de ces biens. »

Lorsque plus tard Pierre Olafson, auquel elle se confessait quelquefois, lui demanda ce qu'elle avait éprouvé dans son cœur en apprenant cette nouvelle, elle lui fit cette réponse digne d'un Sainte ; « Le seul souvenir des biens de ce monde est pour moi un tourment. Je remercie Dieu de tout cœur de cette perte, car je désire être pauvre comme le fut mon divin Maître durant sa vie terrestre. Si donc Dieu le désirait, je mendierais volontiers mon pain. Un jour viendra où il faudra quitter tout ce que nous possédons

 

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ici-bas : c'est pourquoi je veux me priver volontairement et avec mérite des choses dont la possession n'est d'aucune utilité, et qu'il faudra quitter malgré moi à ma mort (1). »

Les enfants de la terre trouvent sans doute étrange un pareil détachement des choses de ce monde ; les enfants de Dieu, au contraire, qui savent estimer les biens terrestres à leur valeur, qui est si minime, ne trouvent pas ce sacrifice extraordinaire. Cratès le philosophe, dont parle saint Jérôme, en fit autant, et beaucoup d'autres encore méprisèrent les richesses temporelles (2). Mais Brigitte fit encore un bien plus grand sacrifice avec le même amour pour Dieu et la même soumission à sa sainte volonté.

Son jeune fils Benoît, avait été dès sa plus tendre enfance, chétif et souffrant. Lorsqu'elle partit pour Stockholm, elle dut le laisser malade à Alvastra. A son retour elle trouva son état fort aggravé, et elle prit l'enfant dans sa cellule, lui consacrant jour et nuit les soins d'une mère dévouée. Benoît endurait de grandes souffrances, et sa

 

(1) Berthold, Vie de sainte Brigitte.

(2) Hom. de Saint Jérôme, liv. III de Saint Matth., cap. XIX.

 

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sainte mère qui ne voyait pas sans un profond chagrin cette tendre fleur dépérir sous ses yeux, fut subitement troublée de la pensée que ce cher fils souffrait tant à cause des péchés de ses parents. Baignée de larmes, elle supplia Dieu de la punir à la place de cet enfant innocent. Le démon lui apparut alors sous une forme hideuse et lui dit : « Femme, pourquoi t'affaiblis-tu la vue par les larmes que tu verses? Tu t'épuises inutilement, car les larmes d'une si grande pécheresse ne peuvent monter jusqu'au ciel. » Remplie d'effroi, Brigitte se réfugia, comme elle l'avait fait un jour dans son enfance au pied de la croix, pour demander protection et appui. L'ennemi malin disparut alors et Jésus-Christ se montra resplendissant de lumière à ses côtés ; il lui dit : « La maladie de cet enfant ne provient ni de ses propres péchés ni de ceux de ses parents, mais bien de sa constitution ; je lui ai envoyé cette épreuve afin qu'il reçoive une couronne d'autant plus belle. Jusqu'à ce jour tu l’as appelé Benoît ; dorénavant il sera nommé le fils des larmes et de la prière, et je mettrai bientôt un terme à ses souffrances. » Cinq jours plus tard on entendit tout à coup

 

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un chant mélodieux, semblable à celui d'une troupe d'oiseaux, auprès du lit de l'enfant, qui durant cette harmonie céleste s'endormit doucement dans les bras de sa mère (1). Il fut enseveli dans l'église du couvent d'Àlvastra, où reposait aussi son père et où Brigitte avait prié si souvent et avec tant de ferveur pour le bonheur de ses enfants.

Notre Sainte ne pleura plus lorsque l'âme pure du pieux enfant se fut envolée au ciel ; merveilleusement consolée, elle accompagna la chère dépouille à sa dernière demeure, et se réjouit d'avoir donné au ciel un petit Saint. Les Cisterciens inscrivirent le nom de l'enfant dans leur ménologe, qui lui donna le titre de « Bienheureux (2). »

 

(1) Ex vita abbrev. Sainte Brigitte.

(2) Voir le Menologium Benedictinum de Gabriel Bucelinus, Il est d'usage chez les Bénédictins de revêtir de jeunes garçons, dès l’âge le plus tendre, de l'habit des Bénédictins avec un certain cérémonial. Ils gardent cet habit pendant qu'il font leurs études, à la suite desquelles ils peuvent rester dans l'Ordre ou suivre une autre carrière. Ces jeunes gens prient au chœur avec les moines, étudient et reçoivent leur nourriture de la cuisine du couvent; seulement on tient compte de leur jeunesse. C'est ainsi que le fils de Brigitte fut compté parmi des moines Bénédictins. Cet usage explique le grand développement que prit l’Ordre des Bénédictins. Voir Seidl, la Consécration à Dieu d'enfants dans les couvents de Religieux et de Religieuses, ou De pueris oblatis Passau 1871.

 

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CHAPITRE IX - Jésus choisit Brigitte pour épouse. Les révélations. Le discernement des esprits. Maître Mathias (1346)

 

Près de deux années s'étaient écoulées depuis que Brigitte habitait Alvastra. Quoiqu'elle fût pénétrée de gratitude envers Dieu et envers les moines de lui avoir accordé un si saint asile, elle sentait cependant que ce ne pouvait être pour elle un lieu de repos. Un jour qu'elle était en peine de sa situation présente et de sa vocation future, l'Esprit du Seigneur se répandit sur elle et l'embrasa d'une façon merveilleuse. Ravie en extase, elle aperçut un nuage lumineux d'où sortit une voix qui lui dit : « Je suis ton Dieu et je veux te parler. » Brigitte craignant que ce ne fût une illusion de l’ennemi, s'effraya de cette lumière extraordinaire

 

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qui l'environnait et de cette voix qui pénétra cette fois son âme plus profondément qu'elle ne l'avait fait dans les communications précédentes. Mais elle entendit de nouveau la voix qui disait: « Ne crains point, car je suis le Créateur de toutes choses, et non un imposteur. Sache que ce n'est pas à cause de toi seulement que « je t'adresse la parole, mais pour le salut de tous les chrétiens. Écoute donc ce que je vais te dire. Tu seras mon épouse. Tu verras et tu entendras des choses spirituelles, et mon Esprit sera avec toi jusqu'à ta mort. Crois donc  fermement que c'est moi, moi qui suis né a de la Vierge sans tache, qui ai souffert et ce qui suis mort pour le salut des âmes. C'est « moi-même qui suis ressuscité des morts et qui suis monté au ciel, moi qui te parle à présent par mon Esprit (1). »

Bien qu'habituée depuis sa plus tendre enfance aux choses surnaturelles, Brigitte fut singulièrement surprise de cette apparition. Son étonnement fut semblable à celui de la très sainte Vierge, qui, bien qu'accoutumée aux visites célestes, ne laissa pas que d'être effrayée

 

(1) Extravag. 47,

 

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lorsqu'un Ange lui parla de la grande dignité qui l'attendait dans le mystère de l'Incarnation, Brigitte ne pouvait comprendre les paroles du Seigneur qui élevaient à la dignité d'épouse de Dieu la pauvre pécheresse, la veuve d'Ulpho, et faisaient d'elle un vase d'élection et de grâces. Si une pensée d'orgueil avait pu naître dans son cœur, elle aurait porté envie à ces âmes bienheureuses qui, vivant dans la chasteté comme épouses de Dieu, osent appeler Jésus leur fiancé ; elle ne pouvait concevoir à ce moment que cette grâce extraordinaire pût lui tomber en partage ; aussi pleine d'étonnement, elle dit dans son cœur, comme un jour la plus pure de toutes les épouses du Seigneur : « Comment cela pourra-t-il se faire? Et Jésus lui répondit :   Je t'ai choisie pour mon épouse ce pour te faire connaître mes secrets, parce que tel est mon bon plaisir. En quelque sorte aussi tu m'appartiens de droit, puisque, au décès de ton époux, tu as fait abandon de ta volonté entre mes mains, et que tu as prié et médité pour savoir de quelle manière tu pourrais être complètement pauvre pour moi. Pour l'amour de moi, tu as tout quitté ;

 

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c'est pourquoi tu es devenue mienne de droit. Pour un si grand amour je devais veiller sur « toi d'une manière spéciale. Tu seras donc mon épouse et tu feras mes délices, comme ce il convient à Dieu de les prendre avec une âme chaste. Je ne te donne ni or ni argent, mais moi-même comme époux et comme récompense, moi qui suis le Roi de gloire (1). »

Qui pourrait décrire la béatitude dont le cœur de notre Sainte fut rempli en entendant retentir ces paroles à son oreille ?

A partir de ce jour la vision, la contemplation des choses et des mystères les plus merveilleux devinrent pour ainsi dire l'état habituel et permanent de Brigitte. Elle était encore sur terre, mais sa vie était au ciel, et le ciel s'abaissait souvent vers elle. Le monde des esprits se revêtait de formes et de figures, afin que l'épouse choisie du Seigneur pût voir et comprendre les mystères de Dieu.

Mais la joie que goûtait la servante de Dieu devait être bientôt troublée par de nouveaux soucis. Est-ce vraiment l'esprit de Dieu qui me guide, se demandait-elle, ou bien est-ce l'es-

(1) Révélations I, 21

 

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prit des ténèbres ? Ce doute cruel s'éleva de nouveau dans son âme ; l'on devrait presque s'étonner qu'il en eût été autrement.

Le discernement des esprits est une des questions les plus difficiles de la théologie. Dans tous les temps, les hommes versés dans la science divine édifient des systèmes et des règles d'après lesquelles les confesseurs et les directeurs des consciences doivent discerner si les extases et les visions des âmes, qui leur sont confiées, proviennent du bon ou du mauvais esprit. Mais l'expérience enseigne combien est difficile en pratique l'application de ces règles ; car n'eût été cette incertitude, ni sainte Thérèse ni tant d'autres Saints, que Dieu daigna élever à des états extraordinaires, n'eussent tant souffert des jugements incertains de leurs directeurs.

Nous trouvons la solution la plus simple et la plus facile de cette grave question dans les paroles que Brigitte, au milieu de ses doutes, entendit pour sa consolation de la bouche même de Jésus ; c'est pourquoi nous les rapportons ici textuellement.

Un jour que Jésus vit son épouse bien-aimée

 

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plongée dans une méditation profonde, cherchant de quel esprit pouvait venir les paroles inexprimablement douces qu'elle entendait presque Constamment, il lui dit : « Je suis ton Créateur et ton Rédempteur. Pourquoi t'effrayes-tu de mes paroles? Pourquoi cherches-tu si elles proviennent du bon ou du ce mauvais esprit ? Dis-moi, qu'as-tu trouvé ce dans mes paroles qui ne te fût aussi prescrit ce par ta propre conscience ? Ou bien t'ai-je jamais ordonné quelque chose qui fût contraire à la raison ?» Brigitte répondit : « Nullement ; tout cela est selon la vérité, et j'ai commis erreur en accordant la moindre place au doute. » Mais Jésus continuant, ajouta : « Je t'ai enseigné trois choses auxquelles tu peux reconnaître le bon esprit. Je t'ai appris à honorer Dieu qui t'a créée, et qui t'a donné tout ce que tu possèdes. Ta raison te dit également que tu dois l'honorer par-dessus tout. Je t'ai appris à garder la vraie foi, c'est-à-dire ce à croire que sans Dieu rien n'a été créé, et ce que sans Lui rien ne peut être créé. Je t'ai ce appris l'amour du renoncement à toutes les ce choses terrestres. Le contraire de ces trois

 

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enseignements peut te faire reconnaître l'esprit impur. Celui-ci t'engage à rechercher ta propre louange, et à t'enorgueillir des dons que tu reçois. Il t'entraîne aussi à l'infidélité et à l'intempérance et, dans ce but, il rend ton cœur ardent. Quelquefois même il trompe avec l'apparence du bien. C'est pourquoi je t'ai ordonné de toujours scruter ta conscience avec sincérité, et de l'ouvrir à de vrais hommes de Dieu. Ne doute donc pas que l'Esprit divin ne soit avec toi, lorsque tu n'as d'autre ce désir que Dieu et son amour. Moi seul je puis produire cet effet, et il n'est pas possible à Satan de t'approcher. Il peut arriver parfois que le démon obtienne pouvoir sur le corps des hommes vertueux, afin que leur récompense en devienne plus magnifique ; quelquefois aussi il obscurcit leurs consciences, mais il ne parvient jamais à régner sur les âmes de ceux qui croient en moi et qui m'aiment (1). »

L'Ange-gardien de Brigitte lui enseignait aussi à discerner les esprits et la consolait au milieu de ses scrupules en lui disant : « Toi qui

 

(1) Révélations I, 4.

 

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es l’épouse du Seigneur, tu ne dois pas douce ter de la nature de l'esprit qui t'anime, car ta conscience t'indique toujours ce que tu dois prendre ou laisser (1). »

C'est à cette époque que Dieu fit don à son épouse de trois grâces merveilleuses, qu'elle conserva jusqu'à la fin de ses jours. Brigitte voyait des yeux de l'esprit ; elle avait l'entendement des choses surnaturelles, et elle sentait Dieu présent dans son cœur d'une manière admirable (2).

Quanta la façon dont elle percevait les visions, Jésus lui-même lui dit : « La forme que tu considères ne t'apparaît pas en réalité comme tu la vois. Car si tu voyais la beauté spirituelle des Anges et des âmes des Saints, ton corps ne pourrait en supporter l'éclat ; le bonheur de l'âme en face de la vision la briserait comme un vase fragile. Si tu apercevais au contraire les démons dans leur réalité, ou tu ne vivrais plus que dans une douleur extrême, ou tu mourrais sur le coup, tant leur aspect est épouvantable ! C'est pourquoi les

 

(1) Révélations I, 54.

(2) Révélations II, 18 et 19.

 

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choses spirituelles t’apparaissent sous une forme corporelle. Les Anges et les âmes des Saints se montrent à toi sous l'image d'êtres qui possèdent vie et âme. Les démons t'apte paraissent sous la forme de créatures assujetties à la mort, ainsi que sous celle d'animaux et d'autres créatures. Les paroles spirituelles que tu entends, te sont adressées en paraboles, car autrement ton esprit ne saurait les percevoir. Mais ce qu'il y a de ce plus merveilleux, c'est que le mouvement de mon esprit soit senti dans ton cœur (1). »

Au sujet des sentiments que Brigitte éprouvait durant ses visions et de l'état dans lequel elle était plongée, elle dit elle-même à son Époux bien-aimé : « O Dieu très doux ; c'est ce merveilleux ce que vous faites en moi ; car, quand il vous plaît, mon esprit tombe dans un sommeil spirituel, puis vous réveillez mon âme pour lui faire voir, entendre et ressentir des choses surnaturelles. O mon ce Dieu, que vos paroles me sont douces ; mon âme s'en repaît, comme des mets les plus délicieux, avec une joie inexprimable. Car, en

 

(1) Révélations II, 18.

 

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entendant votre voix, je me sens à la fois rassasiée et affamée; rassasiée, parce que rien ne me délecte comme vos paroles ; affamée, au contraire, parce que j'éprouve un désir toujours plus ardent de les entendre (1). »

Tantôt on trouvait Brigitte assise ou debout, tantôt elle était prosternée contre terre, tout absorbée dans la prière, raide, sans mouvement, semblable à un cadavre, insensible aux sensations physiques, entraînée par le vol de sa pensée, et inconsciente de tout ce qui se passait autour d'elle. Elle ne voyait et n'entendait rien (2). Elle était toujours parfaitement éveillée lorsqu'elle avait ses visions ; elle tombait particulièrement en extase pendant la nuit, lorsque, durant ses privations de sommeil, elle persistait dans la prière; les forces de son corps paraissaient alors diminuer, mais son cœur était tout embrasé et se remplissait d'allégresse dans le feu de l'amour.  Son âme était merveilleusement consolée et son esprit rempli d'une certaine force divine, tandis que sa rai-

 

(1) Révélations V, 52 et IV, 77.

(2) Alphonse de Jaen, Introduction (ou préface) au huitième livre des Révélations, chapitre IV.

 

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son se trouvait illuminée surnaturellement (1).

Brigitte elle-même ne pouvait comprendre par quel prodige elle, vivant sur la terre, pouvait s'entretenir avec Marie et avec les Anges du ciel, puis de nouveau avec les esprits des ténèbres. Un jour qu'elle y réfléchissait profondément, la Mère de Dieu lui adressa les paroles suivantes : « Tu te demandes, ma fille, comment ce moi, la Reine du ciel, et toi, habitante de la terre, nous pouvons nous entretenir; coince ment une âme du purgatoire et une autre qui brûle en enfer peuvent converser ensemble. Je veux te l'expliquer. À la vérité je ne quitte jamais le ciel, parce que je ne cesse jamais de contempler Dieu ; de même l'âme qui gémit dans les enfers ne sort jamais de sa sombre prison ; non plus qu'une âme du purgatoire, avant sa purification. Toi-même tu ne nous rejoindras pas avant que ton âme ne se soit séparée de ton corps. Mais, par la puissance de l'Esprit de Dieu, ton âme et ton entendement sont élevés au-dessus de la terre, pour entendre les paroles de Dieu dans le

 

(1) Révélations IV, 139.

 

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ciel. Il te sera, donné aussi de connaître quelques tourments de l'enfer et du purgatoire, pour l'avertissement des méchants, pour la consolation des bons et pour leurs progrès dans la voie de la perfection. Sache cependant que ton corps et ton âme restent unis sur la terre ; mais le Saint-Esprit, qui est au ciel, te donne l'entendement et la compréhension nécessaires pour reconnaître sa volonté et pénétrer ses mystères (1). »

C'est ainsi que Brigitte se trouvait jusqu'à un certain point ramenée au paradis terrestre, à cet état d'innocence originelle, durant lequel nos premiers parents furent, jusqu'à leur chute, en relation avec Dieu, comme des enfants avec leur père ; époque heureuse où nous voyons le Seigneur se promener à travers les grandes allées de palmiers du paradis en conversant familièrement avec ses chères créatures pour les interroger et les enseigner. Il était donné à Brigitte de prêter l'oreille et d'assister aux en-

 

(1) Révélations, VI, 52 (dernier parag.). Il ressort de ce qui a été dit jusqu'à présent que les visions de sainte Brigitte furent avant tout d'une nature spirituelle et intellectuelle, bien qu'elle en ait eu quelques-unes d'apparence corporelle, ainsi que nous l'avons vu dans l'historique de sa jeunesse.

 

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tretiens de Jésus et de Marie, entretiens d'ineffable douceur, qui consolaient et instruisaient la sainte épouse de Dieu ; et ainsi elle pénétrait de plus en plus profondément dans les mystères de Dieu, tant pour son profit personnel que pour le bien de la chrétienté tout entière. Lorsqu'elle reprenait ses sens après chaque extase, elle se conformait fidèlement à l'ordre de Dieu, qui ne cessait de l'exhorter à une grande franchise avec son confesseur, et elle racontait à maître Mathias ou à Pierre Olafson ce qu'elle avait vu et entendu dans la vision ; elle remplissait ce devoir avec la sincérité d'une Sainte et la simplicité d'une enfant modeste, qui fait part à ses parents de ce qu'elle a vu de beau et de remarquable. Mais lorsqu'elle cherchait à décrire les ravissements de l'amour de Dieu, et les consolations célestes qu'elle goûtait durant ses extases, elle ne trouvait plus de paroles ; ses larmes et ses soupirs faisaient seuls pressentir les douceurs que son cœur avait éprouvées (1).

Maître Mathias, à qui Dieu avait confié, à cette époque, la direction de la Sainte, était

 

(1) Alphonse de Jaen.

 

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particulièrement propre à cette fonction; il avait expérimenté en lui-même la lutte entre l'esprit de mensonge et l'esprit de vérité, et il avait, avec la grâce de Dieu, remporté une victoire éclatante sur l'ennemi de son salut (1). Le démon l'avait tenté contre la foi d'une façon épouvantable; toutes les hérésies inventées jusqu'alors contre l'Église catholique s'étaient présentées à son esprit d'une manière si séduisante (2), que sa raison, totalement obscurcie, ne savait plus discerner le juste de l'injuste. Dans ce cruel combat, il avait eu recours à la plus ardente prière en assurant Dieu sans relâche qu'il voulait vivre et mourir dans la vraie foi, comme un fils de la sainte Église ; c'est ainsi qu'il était parvenu à vaincre, en peu de temps, l'ennemi infernal qui avait cherché à lui ravir le précieux dépôt de la foi. Dieu l'avait récompensé de sa fidélité en lui accordant le don de l'entendement surnaturel, et plus tard, Mathias écrivit un excellent commentaire sûr l'Écriture sainte. Sa sainte pénitente, Brigitte, le seconda dans cette œuvre, non seulement

 

(1) Révélations I, 3.

(2) Révélations V, 11.

 

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par ses prières, mais fréquemment aussi par ses conseils, surtout lorsqu'il arriva à l'explication de l'Apocalypse (1).

Cet homme de Dieu, si divinement éclairé, examinait les révélations de notre Sainte avec toute la rigueur de sa raison, et ne pouvait s'empêcher d'y reconnaître la main de Dieu. Brigitte lui disait aussi de mettre par écrit les révélations qu'elle lui communiquait, parce que Dieu voulait que tous les peuples de la terre apprissent à les connaître. Obéissant aux ordres du Seigneur, Mathias recueillait toutes les paroles qui sortaient de la bouche de la Sainte, et les envoyait h divers Évêques de la Suède (2).

Tout le royaume connut bientôt les merveilles dont la princesse de Néricie était l'objet au couvent de Sainte-Marie d'Alvastra. Mais à la même époque, la Sainte endura aussi de grandes souffrances. Des théologiens et des Religieux éminents s'élevaient contre elle. Un moine dominicain alla même jusqu'à parler contre Brigitte du haut de la chaire. Se basant sur la parole de saint Paul : Mulier taceat in ec-

(1) Révélations VI, 89.

(2) Révélations, If 32.

 

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clesia, que les femmes se taisent dans les églises, il soutint que la Sainte et ses partisans étaient le jouet de vaines illusions, qu'il était déraisonnable d'ajouter si légèrement foi aux rêveries et aux imaginations d'une femme, et qu'il ne pourrait jamais se résoudre à croire à des visions ou à les approuver. Mais voilà qu'une nuit, il eut un songe, et vit Brigitte en extase, et du feu tombant du ciel sur elle. Effrayé, il se réveilla; lui, l'adversaire déclaré des visions, en aurait-il lui-même? Il ne voulut jamais l'admettre, et tint tout pour une illusion. Il se rendormit et entendit une voix qui lui dit distinctement et par deux fois : « Personne ne pourra empêcher ce feu de rayonner ; car moi-même, qui suis le Tout-Puissant, je l'enverrai à l'orient et à l'occident, au septentrion et au midi, et beaucoup en seront embrasés. » A partir de ce moment le moine devint un zélé défenseur de notre Sainte et de ses révélations. Un jour, maître Mathias parlait avec un Religieux de grande science et de grande réputation du don des visions célestes que Dieu avait accordé à l'épouse de son choix. Celui-ci répliqua : « Il n'est pas vraisemblable, ni conforme à l'Ecri-

 

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ture que Dieu se soit éloigné de ceux qui mènent une vie d'abstinence et qui renoncent à tout, pour révéler ses mystères à des femmes pleines d'ostentation. » Mathias s'efforça, mais en vain, de le ramènera une meilleure conviction, en lui citant des preuves nombreuses. Quand Brigitte en eut connaissance et qu'elle en vit son confesseur quelque peu troublé et inquiet, elle se mit en prière, fut ravie en esprit, et entendit Jésus lui dire : « C'est pour beaucoup une maladie dangereuse de tomber ce malade du remède même. Il ne faut donc ce pas le leur donner, de peur que leur état ne s'aggrave. Mais moi, je suis le remède ce des malades, et la vérité pour ceux qui sont ce dans l'erreur. Ce Religieux ne demande point ce de remède, parce que son cœur est obstrué par la vaine science.....Il apprendra que je suis Dieu, et un Dieu terrible. » Le moine ne tarda pas à être cruellement humilié par Dieu et eut une fin misérable (1), Mais ce qui convainquit maître Mathias, bien mieux encore que ces paroles, de l'authenticité de ces visions et révélations, ce fut la vertu chaque jour plus

 

(1) Révélations VI, 90.

 

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éclatante de la Sainte ; aussi exprimait-il franchement son opinion à cet égard devant les savants et les ignorants. Il parla plus fréquemment des révélations dans ses sermons, et donna comme preuve de leur authenticité la pureté de vie sans tache et la perfection de celle que Dieu honorait de grâces si singulières. Brigitte, en ayant eu connaissance, le pria instamment qu'il voulût bien, pour l'amour d'elle, s'en abstenir à l'avenir, « Lorsqu'un seigneur puissant dépêche son envoyé à un ami, dit-elle, n'est-ce pas ce seigneur qui doit être loué? » Et lorsque Mathias prétexta qu'il convenait de louer les hommes et les femmes que Dieu offre lui-même en exemple au monde, la servante de Dieu répondit : « Ma barque est encore en pleine mer et loin du port ; aussi ai-je besoin de la prière ; nous ne voyons encore que le commencement, et c'est seulement la fin qui peut être louée. »

Dans le dessein d'éprouver son humilité, le Prieur d'Alvastra raconta à Brigitte qu'un des moines prétendait qu'elle se laissait aller aux rêveries et qu'elle avait l'esprit dérangé. Elle répliqua avec calme : « Béni soit ce Père qui me

 

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connaît avec toutes mes imperfections. Il dit avec raison que mon jugement n'est pas sain et que mon esprit n'est pas lucide, car j'ai mieux aimé le monde que mon Dieu ; ce mais à l'avenir, je ne veux plus aimer que ce mon Créateur et ne plaire qu'à Lui seul ; alors ce je pourrai espérer d'avoir l'esprit droit, d'être ce agréable à Dieu et de ne l'être pas au monde. Demandez seulement à ce Père qu'il veuille ce bien prier pour moi, comme je m'engage ce moi-même à prier pour lui. » Cette réponse si humble, que le Prieur transmit au moine, convainquit celui-ci et ses compagnons que Dieu lui-même était l'auteur des visions et des extases dont ils étaient si souvent témoins.

L'épouse de Dieu cependant persista dans sa profonde humilité ; convaincue de son néant, elle ne se laissait troubler ni par l'éloge ni par le blâme. Elle sut heureusement éviter le plus redoutable des écueils, l'orgueil, que tous les hommes et les Saints eux-mêmes rencontrent sur la mer agitée de cette vie. Brigitte ne posséda pas seulement l'humilité de l'intelligence, mais aussi celle du cœur et de la volonté. Après avoir joui du privilège d'entrevoir dans ses ex-

 

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tases des mystères ineffables, après avoir été appelée épouse de Dieu par Notre-Seigneur, par Marie, par les Anges et les Saints, nous la trouvons humblement agenouillée, le visage contre terre et disant à son divin Epoux : « O mon Seigneur et mon Dieu, Roi de toute « gloire, moi qui ne suis qu'un ver de terre a entre vos mains, j'ose vous demander pourquoi vous vouiez me prendre à votre service, ce moi qui ai épuisé mes forces dans le péché. « O mon Seigneur, Fils de la Vierge, pourquoi avez-vous daigné vous abaisser jusqu'à une « misérable veuve, et voulez-vous être l'hôte de celle qui est si pauvre de bonnes œuvres et si lâche dans la pratique des vertus? Ne vous offensez pas, mon doux Seigneur Jésus-ce Christ, si j'ose vous adresser ces questions, car rien ne doit étonner de votre part, puisque vous pouvez tout ce que vous voulez ; mais c'est de moi-même que je m'étonne ce avec raison, parce que je vous ai tant offensé et me suis si peu amendée. » Dans ces circonstances, le Seigneur lui répondait toujours : « J'agis ainsi avec toi parce que tel est mon bon plaisir. Je puis faire ce que je veux de

 

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ce qui m'appartient ; et puisque tu es à moi, tu ne dois point t’étonner de ce qui t'arrive ce selon ma volonté. Aie soin seulement de souffrir avec persévérance, et tiens-toi prête à faire tout ce que je te commanderai. Car j'ai le pouvoir de te donner tout ce dont tu as besoin (1). » L'humble épouse de Dieu inclinait alors la tête, et disait avec une paix profonde : « Je suis la servante du Seigneur ; ce qu'il me soit fait selon votre parole, ô mon ce Dieu ! »

 

(1) Révélations IV, 77 et II, 48.

 

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CHAPITRE X - Tentations. Nouvelles grâces. Maladie de sainte Brigitte. Son obéissance.

 

Saint Grégoire dit que la responsabilité des dons reçus augmente avec leur nombre (1). Brigitte était profondément pénétrée de cette vérité. Son cœur, sa conscience et sa raison la présentaient constamment à sa pensée, et la voix admirablement douce du Seigneur qui résonnait à son oreille comme une mélodie céleste, l'encourageait sans cesse à correspondre, par un ardent amour envers Dieu, par la mortification et par le renoncement, aux grâces qu'elle recevait. « J'exige de toi, disait Jésus à sa nouvelle épouse, une plus grande soumission, parce que je t'ai donné de plus grandes

 

(1) Cum enim augentur dona, rationes etiam crescunt donorum. (Hom. 9, in Evang. Matth.)

 

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grâces. Quel que soit mon amour pour toi, je ne fais rien qui soit contre la justice, et puisque tous les membres de ton corps t'ont servi pour le péché, il faut qu'ils te servent aussi pour la réparation. Lors donc que, pour toi, ma tête percée par les épines s'est inclinée sur la croix, la tienne doit s'abaisser sous le sentiment de l'humilité. Et parce que mes yeux ont été remplis de sang et de larmes, les tiens doivent s'abstenir de tout ce qui pourrait les flatter ; parce que mes oreilles ont entendu les paroles outrageantes qui m'étaient adressées, les tiennes doivent se fermer devant les discours insensés ; parce que mes lèvres ont goûté un breuvage plein d'amertume et qu'on m'a refusé un breuvage salutaire, il faut que tes lèvres se ferment à toute mauvaise parole, et ne s'ouvrent que pour de bonnes conversations ; parce que mes mains ont été étendues et transpercées de clous, tes œuvres, qui sont symbolisées par les mains, doivent s'étendre sur les pauvres et dans le sens de mes commandements. Il faut que tes pieds, c'est-à-dire les dispositions par le moyen desquelles tu dois venir à moi, soient crucifiés pour les coupables joies de ce monde;

 

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de même que j'ai souffert dans tous mes membres, il faut que tous les tiens soient prêts à m'obéir. Il convient que l'épouse partage les travaux et les souffrances de l'époux, afin qu'elle trouve en lui un repos d'autant plus intime (1). »

Sous l'influence d'un pareil enseignement, la mortification de Brigitte ne connut plus de bornes ; son amour pour l'époux crucifié de son âme lui suggérait toujours de nouvelles pénitences, au point qu'elle se refusait aussi couvent que possible la jouissance d'un verre d'eau fraîche, privation très douloureuse pour elle qui était consumée d'un feu intérieur. A partir de ce moment aussi la rage de l'ennemi arriva à son comble ; il haïssait Brigitte comme son plus grand adversaire ; il lui portait envie à cause des merveilleuses faveurs que Dieu lui avait accordées, et il voulait atout prix détruire en elle l'œuvre ébauchée de la grâce. Convaincu de sa propre impuissance, il n'avait pas, à la vérité grand espoir d'y parvenir ; mais Brigitte elle-même pouvait en arriver là ; elle était et demeurait libre de tourner contre le suprême Dispensateur les dons qu'elle en avait reçus et

 

(1) Révélations I, 2 et I, 11.

 

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d'abuser de ses grâces. Satan fonda là-dessus ses espérances et résolut de tenter la Sainte de toutes les manières possibles, afin que, lassée enfin par ces tourments incessants, elle en vînt à faire servira sa perte le libre arbitre, qui est le don le plus précieux de Dieu, celui qui nous rend le plus semblables à la divinité. Notre Sainte dut donc connaître et subir toute la rage du démon. L'esprit de mensonge ne lui apparut plus sous cette forme épouvantable qui l'avait tant effrayée lorsqu'elle était encore enfant; il choisit un moyen beaucoup plus dangereux, mais qui par cela même lui sembla plus efficace pour arriver à ses fins : il s'efforça de jeter le trouble dans la vie admirable de son âme, et de la faire tomber dans le péché en suscitant en elle de mauvaises pensées et de honteux désirs.

Jésus avait dit : « Celui qui ne croit pas est déjà jugé ». L'ennemi voulut donc qu'avant tout Brigitte fît naufrage dans sa foi. Le très saint Sacrement de l'autel avait été de tout temps l'objet de son amour et de ses adorations, et jamais le moindre doute ne s'était élevé dans son âme contre cet admirable mystère de l'a-

 

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mour de Dieu. Un jour qu'elle assistait à la sainte Messe dans le plus profond recueillement, elle sentit, au moment de l'Élévation, que l'esprit des ténèbres s'approchait d'elle, et elle entendit ces mots horribles : « Insensée, crois-tu donc que ce petit morceau de pain est Dieu? Il y a longtemps qu'il serait réduit à néant, quand même sa grandeur eût égalé la plus grande des montagnes. Il est non moins insensé de croire que Dieu se laisse toucher par un prêtre impur. Le prêtre que tu vois là m'appartient; je puis l'emmener avec moi quand je le voudrai. » Brigitte, effrayée de ces pensées étranges et terribles, lutta par la plus fervente prière contre la tentation; elle renouvela sa profession de foi; elle savait bien que la sainteté des sacrements ne dépend pas du mérite ou de l'indignité de ceux qui les dispensent ; souvent elle avait admiré ce prodige d'humilité de Jésus qui permet que son corps adorable soit manié par des prêtres indignes. Bien que pénétrée de ces vérités, il lui sembla, sous le coup de la tentation, que la foi était sur le point de s'éteindre dans son cœur. Dans les angoisses de cette lutte violente, un Ange lui ap- .

 

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parut tout à coup et lui dit : «Ma fille ne réponds pas à cet insensé, car celui qui s'est approché de toi est le père du mensonge ; mais tiens-toi prête, car ton Époux approche. » Jésus apparut alors et obligea Satan à confesser la fausseté de ses insinuations. Il affermit de nouveau la foi de son épouse, et la consola de ces paroles pleines d'amour : « Je veux qu'à partir de ce jour tu reçoives plus souvent mon Corps ; il est le remède et l'aliment qui fortifient l'âme. Chaque fois qu'une pensée de doute, sur le Corps du Christ, naîtra dans ton cœur, fais-en part à tes amis spirituels, et sois ferme dans la foi; car tu sais, à n'en pas douter, que ce Corps, que j'ai pris dans le sein virginal de ma Mère, qui a été crucifié et qui règne maintenant dans le Ciel, est le même que celui que tu adores sur l'autel et que reçoivent les bons et les méchants (1). »

Satan ne se laissa pas décourager par cette première défaite, et il recourut à d'autres armes pour vaincre Brigitte. Lorsqu'elle se trouvait épuisée par le jeûne, il excitait en elle le

 

(1) Révélations IV, 61, et VI, 29.

 

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désir de manger (1) ; il lui montrait les mets les plus exquis, en sorte que la pauvre pénitente, depuis longtemps habituée à mener une vie angélique, était tourmentée à ce point du désir de manger et de boire qu'elle ne pouvait plus songer qu'à des mets délicats et à des boissons rafraîchissantes. La Sainte triompha de cette tentation en redoublant ses jeûnes et ses veilles ; ce que saint Jérôme avait dit autrefois de sainte Paule pouvait se dire aussi de Brigitte : «  Le jeûne était sa nourriture, et les veilles étaient son sommeil. » Le malin esprit lui rappela aussi la noblesse de sa naissance, sa parenté avec la maison royale de Suède, la couronne princière qu'elle était en droit de porter, et enfin les avantages de la nature et de la grâce qui lui étaient échus avec tant d'abondance. Brigitte repoussa ces pensées de vanité avec une sainte indignation et répondit au père du mensonge : « O démon, c'est par ton orgueil que tu es tombé. Que me servirait de chercher une vaine gloire, puisque le corps de la reine ne vaut pas mieux que celui de la servante, et que tous deux ont été faits de poussière et de

 

(1) Extravag. 57.

 

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terre. Pourquoi ne m'humilierais-je pas, moi qui suis incapable d'avoir une bonne pensée à moins que Dieu ne me l'inspire? » Alors le Christ lui apparut, lui témoigna sa joie de la victoire qu'elle venait de remporter sur l'orgueil, la plus dangereuse de toutes les tentations, et lui dit que l'humilité est l'échelle sur laquelle on s'élève de la terre jusqu'au cœur de Dieu (1).

Bien que l'esprit des ténèbres vît de nouveau ses espérances déçues, il ne songea nullement à renoncer au combat et résolut au contraire, de tourmenter de plus en plus l'épouse du Seigneur, afin que, de guerre lasse, elle finît enfin par se fatiguer et se refroidir dans le service de Dieu. Lorsque la nuit elle veillait pour prier, il lui fermait violemment les yeux, ou bien il étreignait tous ses membres ; et, ainsi que Jésus lui-même le dit à notre Sainte, il serait allé plus loin encore, si on le lui avait permis (2). Il profitait des petits défauts de caractère de Brigitte pour la porter à l'impatience, et l'empêcher de parler avec la douceur et la modération (3)

 

(1) Extravag. 93.

(2) Révélations, IV, 61

(3) Révélations, VI, 6.

 

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qui conviennent à la servante de Celui qui a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. ». Mais souvent elle goûtait les plus grandes consolations au moment même de la tentation. Un jour que Satan, sous la forme d'un nègre hideux, la sollicitait de nouveau de manger et s'efforçait de toute manière de l'y décider, Marie apparut avec une couronne éclatante sur la tête, et dit au tentateur : « Tais-toi, car cette femme m'a été confiée. » Satan répliqua: « Si je ne puis faire autre chose, je veux au moins jeter une épine dans le bas de son vêtement. » La Très-Sainte Vierge lui répondit : «  Je lui prêterai mon assistance, et aussi souvent que tu lanceras contre elle cette épine, celle-ci te sera relancée sur la figure, et la couronne de Brigitte en sera embellie (1). » La Sainte devait souvent encore ressentir la piqûre de cette épine; mais dès qu'elle était menacée d'en être blessée, elle considérait avec une sainte attention la couronne d'épines de la Passion de Notre-Seigneur, et se l'enfonçait profondément dans l'âme; elle continua ainsi à avancer avec courage et résolution dans le

 

(1) Extravag. 67.

 

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sentier escarpé de la perfection, et changea les épines acérées en brillantes pierres précieuses pour sa couronne céleste.

Le Seigneur dirigeait son épouse vers une sainteté toujours plus grande en lui enseignant lui-même les voies de la perfection, et en relevant ainsi avec une inexorable sévérité toutes les fautes qu'elle commettait. Souvent elle entendait les supplications que son Ange-gardien adressait à Dieu pour elle ; elle comprit alors avec quelle terrible rigueur elle serait jugée si elle n'expiait ici-bas tous ses péchés. Dans une de ses visions, elle entendit que son Ange demandait miséricorde pour elle et que le Seigneur lui répondait : « Soit, mon serviteur ; mais dis-moi quelle miséricorde tu sollicites pour mon épouse. » Et l'Ange répondit: « La miséricorde pour l'âme et le corps, afin qu'elle puisse réparer dans ce monde les péchés qu'elle y a commis, et qu'aucune de ses fautes ne tombe sous votre jugement. » Jésus répondit alors : « Qu'il soit fait selon ta volonté. » Puis s'adressant à son épouse, il lui dit : « Tu m'appartiens ; c'est pourquoi j'agirai avec toi selon mon bon plaisir. N'aime rien autant que moi, et, dans

 

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ce but, purifie-toi sans cesse de tes péchés, selon le conseil de ceux à qui je t'ai confiée. Ne cache aucune faute; scrute ta conscience avec le plus grand soin ; ne tiens pas tes écarts pour insignifiants et ne te permets aucune négligence; car je me souviendrai de tous tes manquements et les jugerai moi-même. Mais aucun des péchés que tu auras expiés par la pénitence durant ta vie ne tombera sous le coup de ma justice (1). » Le Seigneur la pressait de s'amender lorsqu'il lui arrivait de ne pas combattre immédiatement un léger mouvement d'impatience, lorsqu'elle laissait échapper une parole dure, ou qu'elle infligeait d'une voix trop élevée un blâme même nécessaire. Il lui dit même que c'était sa volonté expresse qu'elle ne se mît plus en colère, et qu'elle ne parlât que lorsque le calme serait rétabli complètement dans son esprit; mais que dans tous les cas où le silence n'était pas une faute, elle devait le préférer au désir de parler, afin d'augmenter le nombre de ses mérites (2). Un jour le Seigneur, faisant allusion au lien

 

(1) Révélations, I, 36,

(2) Révélations, VI, 6.

 

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intime qui unissait Brigitte à la Très-Sainte Trinité, lui dit: «Sois ferme dans mon service; tu es comme enfermée dans une forteresse dont tu ne peux sortir ni percer les murailles. Endure de bon gré une légère affliction, et tu jouiras un jour d'un repos éternel dans mes bras. Tu connais la volonté du Père; tu entends les paroles du Fils; tu sens et tu comprends mon Esprit; et parce que ma Mère et mes Saints daignent te parler, tu es remplie de joie et de consolation. Persévère donc, sinon tu éprouveras ma justice, qui te contraindra à faire ce que te conseille aujourd'hui mon amour (1). »

L'épouse choisie du Seigneur correspondait aux exigences divines avec une fidélité si héroïque, elle se gardait avec un soin si scrupuleux de la moindre faute, et s'efforçait tant de corriger les plus petits défauts de son caractère, qu'elle fut jugée digne d'entendre, dans une de ses visions, ce que son bon ange disait au Seigneur : « Seigneur, vous avez dit autrefois de votre nouvelle épouse que lorsque vous vous tournez vers le Midi, elle se

 

(1) Révélations, I, 46,

 

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tourne vers l'Occident. Maintenant, au contraire, vous pouvez dire que n'importe de quel côté vous vous tourniez, elle vous suit aussi bien qu'il lui est possible. » Jésus répondit à ces paroles si pleines de consolation pour Brigitte : « Il convient que l'épouse obéisse et s'humilie devant son Dieu (1). »

Parmi les grâces nombreuses et admirables que Dieu accorda à notre Sainte à Alvastra, ce ne fut pas une des moindres pour elle que de recevoir une protectrice spéciale, avec laquelle elle vécut dans l'intimité, comme une sœur avec une sœur, jusqu'à la lin de ses jours. Avant que Brigitte ne se rendît du fond de la Suède à Rome, elle devait voir la plus noble de toutes les Romaines, et être confiée à sa garde. Jésus et Marie voulurent donner à leur servante une Patronne spéciale ; ils choisirent dans ce but parmi la phalange glorieuse des Saints, non point une sainte Monique, ni une Paule, ni une Olympie, ni une Elisabeth, qui toutes étaient devenues dans le veuvage, comme Brigitte, un miroir de rare sainteté, mais une des plus aimables vierges, sainte Agnès. Cette grande

 

(1) Extravag., 52.

 

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Sainte apparut souvent soit seule, soit en compagnie de la Très-Sainte Vierge Marie à l'humble veuve d'Ulpho, et lui prodigua des enseignements, des conseils et des consolations célestes. A partir de cette époque aussi, Marie disait souvent à Brigitte, avec l'accent d'une bonne mère qui confie sa fille à une sœur plus prudente et plus expérimentée : « Obéis aux conseils que te donne Agnès dans les visions ; et obéis aussi à ton directeur; car tous deux t'instruisent dans le même esprit. Obéir à l'un, c'est obéir à l'autre (1). »

Brigitte se trouva donc placée à côté des saintes vierges, privilège que ne posséda aucune des autres saintes femmes. Elle était l'épouse nouvellement choisie du Seigneur, et à l'excellente école de sa sainte Patronne, elle aimait uniquement, comme celle-ci, et l'auteur de la vie, dont l'amour et la possession rendent les âmes chastes et virginales (2). »

Mais tandis que la vie de l'âme de sainte Brigitte s'épanouissait d'une manière toujours plus splendide au couvent de Sainte-Marie, les

 

(1) Révélations, IV, 5, et Extravag., 63.

(2) Ex offic. S. Agnetis.

 

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forces de son corps allaient en diminuant à vue d'œil. Plus épuisée encore par la résistance qu'elle opposait aux violentes tentations de Satan que par ses jeûnes et ses pénitences austères, elle tomba gravement malade ; et bientôt, dévorée par une fièvre ardente, elle ressemblait à un cierge qui après avoir brillé sur l'autel, est près de s'éteindre. Comment perdit-elle si rapidement ses forces, qu'elle fut en un instant au bord de la tombe? Fut-ce par l'ardeur de la fièvre, ou bien par le feu de l'amour divin qui la consumait? Personne ne saurait le dire. Quoi qu'il en soit, Brigitte supporta les souffrances de la maladie la paix dans le cœur et le sourire sur les lèvres, ce qui est le propre des saintes âmes lorsque Dieu les jette sur un lit de douleur; elle ne changea rien à sa manière de vivre, et n'abandonna aucun de ses exercices habituels de pénitence et de mortification.

Le Prieur d'Alvastra, maître Mathias, et l'Évêque de Linkoping, auquel la Sainte avait rendu des services importants par ses prières et ses conseils, et pour lequel elle avait reçu plusieurs révélations (1), firent venir à Alvastra

 

(1) Révélations, III. 13, et VI, 22.

 

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les médecins les plus célèbres. Grâce à leur habileté, la malade fut bientôt guérie ; mais les forces de Brigitte parurent comme anéanties ; elle resta complètement épuisée et sa convalescence faisait très peu de progrès. Les médecins déclarèrent alors que les chances d'un rétablissement complet dépendraient de l'adoption d'un nouveau traitement, et de l'usage de certains bains. Brigitte ne s'y décida que difficilement parce que, après la mort de son mari, elle avait fait vœu de s'abstenir de bains et de tout ce qui pouvait soulager le corps. Maître Mathias, informé de ces dispositions, lui écrivit sur-le-champ et lui ordonna, en vertu de l'obéissance qu'elle lui devait, de se soumettre à toutes les prescriptions des médecins. Elle obéit, comme toujours, sans faire aucune objection, avec joie et contentement; et lorsque Mathias alla la voir le lendemain, elle lui dit en souriant : « Mon Père, un ordre si absolu n'était pas nécessaire pour me faire obéir ; votre désir seul eût suffi. » Deux jours plus tard, Jésus lui apparut et lui dit : « Sache que, dans l'Ancien Testament, on appela pharisiens les hommes qui paraissaient religieux, mais qui au fond ne

 

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l'étaient pas. On les reconnaissait à trois signes : ils faisaient de fréquentes ablutions, afin de paraître purs; ils jeûnaient et priaient publiquement, afin de passer pour saints; ils enseignaient et ordonnaient beaucoup de choses qu'eux-mêmes pratiquaient le moins possible. Mais ces marques extérieures étaient de peu de valeur aux yeux de Dieu, parce que les intentions de ces hommes étaient perverties et que leurs âmes étaient souillées. De même qu'à une âme souillée les ablutions du corps ne servent souvent à rien, du moment que la conscience n'est pas purifiée ; de même l'ablution du corps ne peut causer aucun dommage à une âme qui est pure, lorsque cet acte se fait par un bon motif. J'ai donc éprouvé plus de satisfaction à te voir obéir à ton maître contre ton gré, que si tu avais persisté dans ta volonté, contrairement à ce qu'il t'avait ordonné (1). »

Lorsque maître Mathias visita de nouveau sa sainte pénitente, il remarqua qu'elle était presque hors d'état de parler, à cause de la grande soif qu'elle endurait. Il lui ordonna de faire trêve à ses habitudes, et de boire un peu d'eau

 

(1) Extravag., 60.

 

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entre les repas. Elle obéit aussitôt, mais non sans éprouver une légère peine, car il lui semblait qu'il pourrait y avoir grand péril pour elle à modifier subitement toutes ses anciennes habitudes. Elle entendit alors la douce voix, dont le son la ravissait si souvent, et qui lui dit : « Pourquoi crains-tu de modifier ta vie? Ai-je donc besoin du bien que tu fais ? ou est-ce par tes mérites à toi que tu entreras au ciel? Obéis donc en toutes choses à ton maître ; dusses-tu manger et boire dix fois le jour, par obéissance, cela ne pourrait l’être imputé à péché (1). » Marie aussi expliqua à la Sainte que de manger par obéissance était bien plus agréable à Dieu que de jeûner en suivant sa volonté propre (2). Aussi Brigitte s'abandonna-t-elle de plus en plus à la direction de son confesseur; elle ne connut plus d'autre volonté, d'autre opinion ni d'autre jugement que les désirs et les commandements de celui qui remplaçait Dieu auprès d'elle, et dont les décisions lui étaient mille fois plus sacrées que tout ce qu'elle voyait et entendait dans ses visions et extases célestes.

 

(1) Extravag., 61.

(2) Révélations, VI, 49,

 

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CHAPITRE XI - Brigitte reçoit de Jésus-Christ la règle de l'Ordre du Très-Saint Sauveur. Pierre d'Alvastra.

 

Notre Sainte opéra des miracles sans nombre, aussi bien durant sa vie qu'après sa mort. Mais elle était elle-même la plus grande des merveilles. Brigitte avait été mariée, et cependant elle devient l'épouse choisie et préférée du Seigneur. Elle ne s'était jamais beaucoup occupée de sciences ni d'études, et sa sagesse, sa science profonde, même dans le domaine de la théologie, illuminent le monde entier. Elle est Religieuse, sans jamais vivre dans un couvent; elle est la fondatrice d'un nouvel Ordre dans l’Eglise de Dieu, sans porter un seul jour l'habit de cet Ordre.

Parmi les nombreuses grâces que Dieu accorda à notre Sainte pendant son séjour à Al-

 

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vastra, une des plus signalées fut sans aucun doute la fondation de cet Ordre. Car elle n'en reçut pas la règle par l'inspiration du Saint-Esprit, comme la plupart des fondateurs d'Ordres, ni par l'entremise d'un Ange, comme il arriva à saint Pacôme, mais de la bouche de Jésus-Christ lui-même, qui la lui dicta mot pour mot. Et voici comment : Dans une de ses visions, elle aperçut un homme et une vierge d'une rare beauté, et une voix lui dit : « Les deux personnes que tu vois sont Jésus-Christ et sa mère Marie ; ils t'apparaissent tels qu'ils furent durant leur vie terrestre; mais il t'est impossible de connaître ou de voir leur corps, tels qu'ils sont maintenant au ciel. »

Quand la voix se tut, Jésus ouvrit ses lèvres bénies et dit à Brigitte : « Je suis comme un roi puissant qui cultivait ses vignes. Pendant longtemps elles produisirent du très bon vin. » Un jour les serviteurs du maître lui dirent : « Seigneur, nous avons visité vos vignes, et nous y avons trouvé fort peu de ceps qui donnent du vin ; au contraire, la mauvaise herbe, qui n'est bonne qu'à être brûlée, y a poussée outre mesure. » Le Seigneur leur répondit : « Je

 

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planterai une nouvelle vigne ; on y portera des ceps, et ils y prendront racine..... Au moyen de cette vigne, un grand nombre d'autres, depuis longtemps desséchées, se renouvelleront, et recommenceront à rapporter. » Et lorsque peu après, Brigitte retomba en extase, Jésus continua de lui parler ainsi : «  Je t'ai dit auparavant que je ressemblais à un roi qui cultivait de bonnes vignes dont les ce produits furent longtemps admirables. Par ces vignes, j'entendais les Ordres et les règles ce des saints Pères, par lesquels ceux qui avaient soif se trouvaient désaltérés, ceux qui souffraient du froid, réchauffés, les orgueilleux, ce humiliés, et les aveugles, éclairés ? Mais aujourd'hui, hélas! les éléments de la culture des vignes sont dispersés, les gardes dorment, ce les voleurs entrent dans le domaine, les racines sont soulevées par les taupes, les ceps dépourvus de sève et desséchés; enfin les grains sont jetés à terre par le vent, et foulés aux pieds (1). Afin que le vin ne vienne pas à manquer, je planterai une nouvelle vigne

 

(1) Au quatorzième siècle, la discipline s'était relâchée dans beaucoup de couvents.

 

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dans laquelle tu porteras les ceps de mes paroles; mon ami les mettra en terre; et moi-même, ton Dieu, j'y ajouterai ma grâce. J'ente verrai dans cette vigne des gardiens qui ne s'endormiront pas la nuit. Je l'entourerai d'un mur formé par l'amour divin. J'y planterai et j'y affermirai les racines de la bonne volonté, qui ne seront point minées par les tentations du démon. Je veux étendre les ceps de l'activité et rendre doux pour beaucoup les grains de leur bonne intention et de leur dévotion. Toi donc, qui es destinée à porte ter les ceps, tu dois être forte et persévérante à porter ce que tu reçois, prête et vigilante à et l'accepter, fidèle et prévoyante à le garder, et afin que le démon ne te trompe pas. Pour ces motifs, tiens-toi ferme et aime-moi de tout cœur. Fuis l'orgueil, embrasse l'humilité, garde ta bouche pure et tes membres sans tache, en mon honneur. Obéis aux ordres que  je t'ai donnés ; scrute sans cesse ta conscience afin de discerner quand et jusqu'à quel point tu pèches. Relève-toi aussitôt que tu auras fait une chute ; ne te mets pas en peine des honneurs et des joies du monde, car lorsque

 

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tu me posséderas, toute chose te paraîtra ce douce. Et si tu m'aimes parfaitement, tout ce qui est en dehors de moi, c'est-à-dire ce qui est du monde, te semblera amer comme du poison (1). »

Le nouvel Ordre, qui suit la règle de Saint-Augustin, est connu généralement sous le nom de l'Ordre du Très-Saint-Sauveur, parce que Jésus-Christ lui-même le fonda par l'intermédiaire de sa fidèle servante, ou encore sous le nom de l'Ordre de Sainte-Brigitte. Les points principaux de la règle sont les suivants ;

« L'Ordre est fondé principalement en l'honneur de la Très-Sainte Vierge Marie pour soixante Religieuses et vingt-cinq Religieux, ce Je désire, dit Jésus à Brigitte, que cet Ordre, institué tout d'abord en l'honneur de ma Mère bien-aimée, soit établi par des femmes : j'en expliquerai moi-même, et de la manière la plus complète, les règles et les statuts. »

Le fondement de cet Ordre, qui est le fondement du salut, c'est la vraie humilité, la chasteté parfaite et la pauvreté volontaire.

Les Sœurs doivent être au nombre de soixante

 

(1) Introduction à la sainte règle, chap.I-III

 

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et non davantage. Elles seront assistées de prêtres, qui diront chaque jour la sainte Messe et chanteront l'Office.

Ils seront complètement exclus du couvent des Sœurs et habiteront dans un bâtiment particulier, qui communiquera avec l'église et avec le chœur inférieur. Le chœur des Sœurs devra se trouver immédiatement sous la voûte, de telle sorte toutefois qu'elles puissent voir célébrer les Saints-Mystères et entendre chanter l'Office des moines. Les prêtres devront être au nombre de treize, comme les Apôtres, dont le treizième, Paul, n'a pas travaillé le moins. Après cela, il y aura quatre diacres, qui pourront aussi devenir prêtres s’ils en ont le désir ; ils représenteront les quatre grands Docteurs de l'Église, saint Ambroise, saint Augustin, saint Grégoire et saint Jérôme. Puis huit Frères convers qui feront le travail et rendront aux prêtres les services nécessaires. Si maintenant on fait le total des soixante Sœurs, des treize prêtres, des quatre diacres et des huit Frères convers, on trouvera un nombre égal à celui des treize Apôtres et des soixante-douze disciples.

Les treize prêtres devront ne s'occuper que du

 

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service divin, de l'étude et de la prière, et n'accepter aucune autre affaire ou charge. Ils seront tenus d'expliquer tous les dimanches l'Évangile du jour au peuple dans la langue du pays.

Tous les membres de l'Ordre observeront un jeûne rigoureux, coucheront sur la dure, ne se couvriront que d'un vêtement pauvre et modeste, et porteront sur ce vêtement un symbole de la Passion du Seigneur. Les Sœurs porteront sur le voile une couronne de toile blanche, sur laquelle seront cousus, eu forme de gouttes, cinq petits morceaux de toile rouge, en souvenir des cinq plaies et de la couronne d'épines du Seigneur. Elles auront aussi un anneau d'or au doigt, en signe de leur union avec Jésus-Christ, l'Epoux divin des âmes.

Les prêtres auront sur le côté gauche de leur manteau une croix de drap rouge, et au milieu de la croix un petit rond de toile blanche en forme d'hostie, en l'honneur du mystère du Corps du Christ, qu'ils offrent journellement en sacrifice à Dieu dans la sainte Messe, Les quatre diacres auront sur leurs manteaux un rond blanc, en signe de la sagesse incompréhensible des quatre Docteurs de l'Église, qu'ils représentent. Au

 

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milieu de ces ronds seront cousus quatre petits morceaux de drap rouge sous forme de langues, comme symbole du Saint-Esprit qui descendit un jour sous forme de langues de feu sur les disciples du Seigneur. Les Frères convers enfin porteront sur leurs manteaux, comme symbole de l'innocence, une croix blanche, et sur cette croix cinq petits morceaux de drap rouge, en l'honneur des cinq plaies. Lorsqu'ils prendront l'habit et prononceront les vœux, les Frères recevront, au lieu de l'anneau et de la couronne, une bénédiction spéciale de l'Évêque, et on récitera les mêmes prières que celles que dit l'Évêque lorsqu'il met l'anneau au doigt des Sœurs et qu'il leur pose la couronne sur la tête. Tous les Frères porteront aussi la tonsure, selon l'usage suivi dans d'autres couvents.

Les Sœurs chanteront chaque jour l'Office de la Très-Sainte Vierge Marie avec trois leçons; les Frères réciteront le grand Office. Il y aura chaque jour deux Messes conventuelles. Les Frères commenceront de très bonne heure les matines et les laudes, qui seront suivies de celles des Sœurs ; les heures seront chantées ainsi alternativement, afin que, du matin au soir, les

 

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louanges de Dieu ne soient jamais interrompues dans les églises des couvents de l'Ordre.

Les Frères et les Sœurs accompliront les œuvres de pénitence en usage dans tous les Ordres, et observeront un silence rigoureux aux heures déterminées de la journée. II devra aussi y avoir, dans un lieu approprié du couvent, une fosse .qui restera ouverte comme une tombe, et où les Sœurs se rendront chaque jour après tierce.

L'Abbesse y jettera une pincée de terre avec deux doigts, et toutes ensemble réciteront le psaume De Profundis.

On placera aussi une civière chargée d'un peu de terre tout près de l'entrée de l'église, de manière que les entrants puissent toujours lavoir, et que ceux d'entre eux qui la remarqueront se souviennent de la mort, et pensent, dans leurs cœurs, qu'ils sont poussière et qu'ils retourneront en poussière.

Quant aux Supérieurs de l'Ordre, Jésus dit : « L'Abbesse doit être élue par rassemblée conventuelle, d'après le conseil et avec l'approbation de l'Évêque. Elle sera, en l'honneur de la Très-Sainte Vierge, ma Mère, à qui cet Ordre est consacré, la tête et la maîtresse du couvent, de

 

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même que la Vierge, que l'Abbesse représente sur la terre, a été la Maîtresse et la Reine de mes Apôtres et de mes disciples après mon Ascension. L'Abbesse, après s'être concertée avec les Frères et les Sœurs assemblés, devra choisir comme confesseur de tous un des treize prêtres; puis l'Évêque devra l'installer et lui donner les pouvoirs nécessaires; Après que l'Évêque lui aura conféré d'une manière complète le pouvoir de lier et de délier, de punir et de corriger, tous les prêtres et les Frères, ainsi que les Sœurs de l'Abbesse, devront lui obéir en toutes choses et ne rien faire sans son ordre. L'Abbesse, en qualité de chef du couvent, devra être consultée pour le règlement des affaires et l'administration des biens du couvent.

L'Évêque, dans le diocèse duquel se trouvera un couvent, sera le Père et le Visiteur des Sœurs aussi bien que des Frères, ainsi que le juge des cas et questions qui intéresseront les Sœurs et les Frères. Le prince du royaume ou du pays sera leur défenseur et les protégera dans tous les périls. Mais lorsque, dans un danger pressant, ils demanderont secours au Pape, celui-ci devra intervenir comme un bon

 

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tuteur, au-dessus de l'Évêque et du prince.

On devra enfin prendre dans la règle de Saint-Benoît ou de Saint-Bernard la manière de corriger les transgressions, d'ensevelir les morts et de recevoir la visite de l'Évêque ; on devra aussi se reporter à ces règles pour compléter les prescriptions utiles dont Jésus-Christ n'aura pas dicté lui-même le texte. »

Brigitte resta en extase pendant tout le temps qu'elle reçut cette règle, qui contient vingt-quatre chapitres et dont nous n'avons cité que les points les plus importants. Et afin que Ton voie comment il lui fut possible de saisir tous ces détails dans une extase, d'en conserver le souvenir et de mettre par écrit toute la règle, sans y apporter le moindre changement, nous allons rapporter ici ses propres paroles.

« Tout ce que renferme cette règle, dit-elle, Dieu, le Créateur de toutes choses, a daigné le communiquer à mon indigne personne d'une façon si merveilleuse et en si peu de temps, que je ne saurais le raconter d'une manière satisfaisante. Aussi nul homme ne saurait comprendre, sans le secours d'une comparaison matérielle, comment tant de paroles ont pu être pro-

 

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noncées et saisies en un si court espace de temps.

« Représentez-vous un vase renfermant une quantité d'objets précieux de tout genre : en une seule fois on le viderait devant vous, de manière à étaler devant vos yeux tous les objets ; mais on ne vous laisserait que le temps d'en embrasser d'abord l'ensemble d'un coup d'œil, puis de les distinguer les uns des autres, puis enfin de les ramasser tous un à un. De même, dès que Jésus-Christ eût ouvert ses lèvres bénies, tous les articles de cette règle, ainsi que les mots qui s'y rapportaient, se présentèrent devant moi, non toutefois, comme s'ils avaient été tracés sur le papier, mais d'une façon qui ne peut être connue que de celui qui les a entendus d'une manière si merveilleuse. Une puissance étonnante me permit de les saisir, et mon entendement parvint à les distinguer les uns des autres. Finalement, je restai plongée dans cette vision jusqu'à ce que j'eusse tout rassemblé dans ma mémoire, au moyen de la grâce de Jésus-Christ. Quand je fus revenue à moi, mon cœur fut rempli d'une telle ardeur et d'une telle joie qu'il n'eût pu en recevoir davantage sans se rompre d'allégresse. Durant

 

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plusieurs jours, il fut comme un ballon gonflé outre mesure, jusqu'à ce que j'eusse communiqué tous les articles, mot pour mot, à un ami de Dieu (1) qui les transcrivit le plus rapidement possible. Après que tout eut été mis parfaitement par écrit, mon cœur et mon corps revinrent peu à peu à leur état naturel. Louange et honneur au Dieu Tout-Puissant. Amen (2). »

Invitée à plusieurs reprises par Dieu à mettre par écrit tout ce qu'elle entendait de lui dans ses extases, et à l'envoyer à ses enfants et à ses amis (3), elle rédigea toutes ses révélations dans sa langue maternelle, et son confesseur les traduisit en latin et les expédia aux Évêques et à d'autres hommes éclairés de Dieu. Mais Mathias ne pouvant quitter Linkoping, la résidence de l'Évêque, que de plus en plus rarement, pour visiter le couvent de Sainte-Marie d'Alvastra, Jésus ordonna à sa servante, de dire en son nom au Frère Pierre, qu'il voulût bien mettre les révélations en langue latine. En même temps le Seigneur lui fit dire que, pour chaque lettre

 

(1) Cet ami de Dieu était Pierre Olafson, autrefois Sous-Prieur d'Alvastra.

(2) Règle du Saint-Sauveur, chap., XX

(3) Révélations, VI, 101.

 

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qu’il allait tracer ainsi, il ne recevrait de lui ni or ni argent, mais bien un trésor impérissable. Lorsque Brigitte communiqua, avec une modestie et une simplicité d'enfant, le message du Seigneur, tel qu'elle l'avait entendu, au Sous-Prieur d'Alvastra celui-ci ne consentit pas immédiatement à y faire droit, mais demanda le temps de réfléchir. Bien que dans la suite Pierre Olafson fût convaincu de l'authenticité des révélations de Brigitte, son âme se demandait encore en ce moment s'il n'y aurait pas quelqu'illusion du démon derrière ces merveilleuses visions et ces extases? Après avoir repoussé cette pensée comme une tentation, il s'éleva en lui une véritable lutte entre son humilité et le désir de son cœur d'accéder à la demande de la Sainte. Rempli de ces pensées, Pierre se rendit le soir à l'église pour y prier et demander conseil à Dieu. Mais lorsqu'il eut résolu, par humilité, de ne pas accepter la communication de ces révélations divines, ni de les mettre par écrit, parce qu'il se croyait indigne d'une pareille tâche, il fut subitement comme frappé de la main de Dieu et renversé à terre, en sorte qu'il resta étendu sans mouvement, privé complètement de ses sens et

 

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de ses forces ; son esprit néanmoins conserva toute sa lucidité. Les moines le trouvèrent dans cet état, le portèrent dans sa cellule et le déposèrent sur son lit. Il demeura comme inanimé, une grande partie de la nuit. A la fin, comme inspiré de Dieu, il eut la pensée qu'il souffrait peut-être pour n'avoir pas voulu obéir aux révélations ni aux ordres de Jésus-Christ transmis par Brigitte, et aussitôt il dit dans son cœur : « O Dieu, s'il en est ainsi, ayez pitié de moi; voici que je suis prêt à obéir et à écrire tous les mots qu'elle me communiquera de votre part. » Au moment même où il donna ce consentement, il se sentit complètement rétabli.

Le lendemain il s'empressa de se rendre auprès de Brigitte, et lui offrit de mettre par écrit tout ce qui lui serait révélé. La Sainte, déjà instruite de ce qui s'était passé, lui dit que, dans une autre révélation, Jésus lui avait adressé les paroles suivantes. «Je l'ai frappé parce qu'il n'avait pas voulu obéir, puis je l'ai guéri. Dis-lui donc : « Prends et lis, et revois ma parole écrite ; puis écris à ton tour : je te donnerai un docteur de ma loi comme compagnon de travail. En outre, sois-en bien assuré, mes paroles,

 

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que tu entendras sortir de la bouche de cette femme, opéreront un si grand œuvre, que les puissants seront humiliés et que les sages en demeureront interdits. Ne crois pas non plus ce que les paroles qu'elle te communiquera viennent du mauvais esprit, parce que je prouverai par des faits ce que je dirai. »

A partir de ce jour, Pierre commença à mettre par écrit, sous la dictée de Brigitte, toutes les visions et révélations divines dont elle fut honorée. Bientôt après il fut élu Prieur. Cette nouvelle fonction accrut le nombre de ses occupations, et, comme de continuels maux de tête, dont il souffrait depuis son enfance ne lui permettaient d'écrire qu'avec beaucoup de peine, il demanda à Brigitte de prier pour lui. Lorsque la Sainte présenta cette requête au Seigneur, Jésus lui apparut et lui dit : «  Va dire au frère Pierre qu'il sera délivré de sa douleur de tête ; qu'il transcrive donc courageusement les paroles que je te révèle ; car plus tard je lui donnerai encore des aides. » Depuis ce moment, Pierre Olafson resta trente ans sans ressentir la moindre douleur à la tête (1).

 

(1) Extravag., 48 et 109.

 

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Lorsque se fut un peu calmée l'allégresse que cette nouvelle grâce avait excitée dans Famé de la Sainte, elle fut prise de l'inquiétude de savoir comment on trouverait assez de personnes pour fonder le nouvel Ordre; et ce ne fut pas sans souci qu'elle envisagea l'avenir. La Très-Sainte Vierge lui apparut alors et lui dit avec bonté et douceur : « Ma fille, tu te mets en peine des personnes qui devront entrer bientôt dans cet Ordre. Sache que mon Fils, qui t'en a dicté lui-même la règle, connaît mille personnes pour chacune de celles que tu espères et que tu attends. » Brigitte, habituée à communiquer avec simplicité toutes ses pensées à la Mère de Dieu, lui répliqua: «  O ma Souveraine, on trouvera aisément des femmes qui voudront bien se soumettre à l'Ordre; mais il sera bien difficile de recruter des hommes qui consentiront à se placer sous le gouvernement d'une femme; car beaucoup sont enorgueillis par la science, et le monde les comble d'honneurs et de biens. » Mais Marie calma encore les craintes de la Sainte, en rassurant que Jésus connaissait déjà ceux qu'il destinait à cette pieuse œuvre, et ceux que sa volonté y

 

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appellerait dans la suite. Cette communication remplit d'une nouvelle joie l'âme de Brigitte (1).

Brigitte reçut encore du divin Sauveur une série de révélations célestes, qui contenaient beaucoup de prescriptions et de conseils pour les moindres détails du nouvel Ordre, ainsi que des instructions et des exhortations à la perfection pour les futurs Religieux. Toutes ces paroles portaient véritablement le cachet de la sagesse divine, et le Prieur d'Alvastra les transcrivit sous la dictée de la Sainte. Lorsqu'il mit la sainte règle par écrit, il lui fut sévèrement défendu d'y ajouter quoi que ce fût de ses propres pensées. Cependant il devait, sur Tordre de Jésus-Christ, rédiger lui-même, à l'usage des membres de l'Ordre, ce qui était indispensable pour diverses dispositions extérieures, ainsi qu'une explication sur les degrés de l'humilité (2), tels qu'il les avait appris dans la règle de Saint-Benoît. Ce fut là l'origine des Additions que Pierre Olafson rédigea pendant qu'il était Prieur d'Alvastra, et qu'il ajouta à la règle de F Ordre de Sainte-Brigitte.

 

(1) Extravag., 19.

(2) Extravag., 1.

 

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Pendant le temps que Brigitte passa encore au couvent de Sainte-Marie d'Alvastra, elle fut honorée de tant de révélations, que maître Mathias, auquel Pierre remettait de temps en temps les rédactions par lui faites, en avait déjà publié tout un volume avant l’année 1350. Dans la préface de ce livre qui commençait par ces mots: «Des événements prodigieux et terribles ont eu lieu dans notre pays » maître Mathias prouvait l'authenticité des visions de sa sainte pénitente, et citait de nombreuses conversions opérées par ses révélations, ainsi que plusieurs miracles par lesquels Dieu glorifiait alors déjà son humble servante.

 

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CHAPITRE XII - Révélations sur la vie cachée de Jésus, de la Très-Sainte Vierge et de saint Joseph. Wadstena. Le Livre des questions.

 

Parmi les révélations célestes dont Brigitte fat honorée à cette époque, celles qui se rapportent à la jeunesse de Jésus et à la jeunesse de sa très sainte Mère sont particulièrement gracieuses et touchantes. Nous croyons devoir les rapporter ici au moins en partie, parce qu'elles furent données à la Sainte précisément afin d'arriver par elle à la connaissance d'autres personnes. Quant aux révélations sur la Passion et la mort du divin Sauveur, que Brigitte eut aussi en grand nombre, elles se trouvent répétées presque mot pour mot dans les descriptions généralement connues qu'une âme merveilleusement favorisée de nos jours, la vé-

 

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ritable servante de Dieu, Catherine Emmerich, en a faites à la suite des scènes de la Passion qu'elle voyait dans ses extases. Il a donc paru inutile de relater ici les révélations de même nature de sainte Brigitte.

La Sainte-Vierge dit un jour à Brigitte : « Je vais t'exposer comment, dès l'instant que j'appris et compris que Dieu existe, je fus toujours remplie de sollicitude et de crainte au sujet de mon salut. Mais quand je sus que Dieu était mon Créateur et le juge de mes actions, je m'attachai tendrement à lui et je craignis toujours de dire ou de faire quelque chose qui pût l'offenser. Lorsque j'appris plus tard qu'il avait donné sa loi et ses préceptes à son peuple, et qu'il avait opéré en sa faveur tant de merveilles, je résolus dans mon cœur de n'aimer plus que lui, et toutes les choses de ce monde me devinrent amères. Puis ayant appris que ce même Dieu devait naître d'une Vierge et racheter le monde, je me sentis enflammée d'un tel amour pour lui que je ne désirais plus que lui, et ne pensais plus qu'à lui. Je m'éloignais autant que possible de la société et des entretiens de mes parents et de mes amis, et je don-

 

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nais aux pauvres tout ce que je pouvais avoir, ne me réservant que le nécessaire pour me nourrir et me vêtir modestement. Rien ne me plaisait que Dieu, et je désirais toujours de vivre jusqu'au temps de sa naissance, avec la pensée que je mériterais peut-être de devenir l'indigne servante de la Mère de mon Dieu. Je fis aussi le vœu dans mon cœur de ne rien posséder ici-bas, et de garder la virginité, si Dieu l'avait pour agréable ; sinon, je lui demandai que sa volonté se fît, et non la mienne. Persuadée qu'il peut tout et qu'il ne voulait rien qui ne me fût utile, je remis entièrement ma volonté entre ses mains.

« Lorsque arriva le temps où, selon la loi, on présentait les vierges au temple, je pris place parmi elles, pour obéir à mes parents, pensant en moi-même que rien n'est impossible à Dieu et que, puisqu'il savait que je ne désirais et ne voulais que lui, il pouvait bien si tel était son bon plaisir, me conserver dans la virginité; sinon, je demandai que sa volonté se fît.

« Après avoir appris, dans le Temple, tout ce qui était prescrit, je retournai à la maison paternelle, et mon amour pour Dieu était plus

 

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ardent encore qu'auparavant ; chaque jour, je sentais croître en moi les flammes et les désirs de l'amour divin. Je m'isolai donc encore davantage, et je demeurai seule nuit et jour, craignant extrêmement que ma bouche ne dît ou que mon oreille n'entendît quelque chose qui pût offenser mon Dieu, ou que mes yeux ne rencontrassent quelque chose de mauvais. Mais d'autre part, le silence que je m'étais imposé était pour moi un sujet de crainte et d'angoisse, car j'avais peur de taire ce que j'aurais dû dire. Tandis que j'étais ainsi fortement troublée dans mon cœur, et que je mettais tout mon espoir en Dieu, il me vint à l'esprit de considérer quelle est sa puissance infinie, de rechercher comment les Anges et toutes les créatures le servent, et comment sa gloire est ineffable et sans bornes.

Et comme j'étais plongée dans l'admiration, je vis trois choses merveilleuses : je vis un astre, mais non comme ceux qui luisent au ciel ; je vis une lumière, mais non comme celles qui brillent dans la nature ; je sentis une odeur qui ne ressemblait point aux parfums des fleurs dans les champs : elle était des plus

 

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délicieuses, presqu'ineffable ; elle me pénétrait tout entière et me plongeait dans une joie sans pareille. Peu après, j'entendis une voix qui ne sortait point d'une bouche humaine. J'eus peur; je craignis que ce ne fût une illusion. Mais je vis apparaître aussitôt devant moi l'Ange du Seigneur, sous l'apparence d'un jeune homme d'une grande beauté, mais non revêtue de chair, et qui me dit : « Je vous salue, pleine de « grâce, le Seigneur est avec vous (1). »

« A ces paroles, je fus grandement consolée et j'en recherchai le sens en me demandant pourquoi l'Ange m'adressait ce salut. D'une part je me croyais indigne d'un si insigne honneur, et même incapable d'aucun bien ; et de l'autre, je savais que Dieu peut faire tout ce qu'il veut.

« L'Ange me dit alors : « L'Être saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu. » A ces mots, je sentis un ardent désir d'être la Mère de Dieu, et mon âme inondée d'amour s'écria : « Me voici, que la volonté de Dieu s'accomplisse en moi ? »

Lorsque la Très-Sainte Vierge eut raconté à

 

(1) Saint Luc, I, 28-38.

 

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sa fille bien-aimée par quelle voie saint Joseph avait été miraculeusement calmé et consolé dans les peines et les appréhensions dont il souffrit avant la naissance du Sauveur, elle continua ainsi : « A partir de ce jour, Joseph me traita comme sa Souveraine, et moi de mon côté, je l'aidai humblement dans ses travaux. J'étais dans une prière continuelle, ne voulant ni voir ni être vue, sortant rarement, et seulement les jours de grande fête. Je m'appliquais à veiller, et à lire ce que lisaient nos prêtres ; je consacrais chaque jour un certain temps au travail des mains, et je jeûnais discrètement selon que ma nature pouvait le supporter pour le service de Dieu. Nous donnions aux pauvres tout ce qui nous restait au-delà du nécessaire, et nous étions contents de ce que nous avions. Joseph était si parfait pour moi que jamais il ne sortit de sa bouche une parole légère, ou désobligeante, ou courroucée. Il était patient dans la pauvreté, actif dans le travail, doux envers les injures, obéissant dans mon service, prompt à me défendre contre ceux qui voulaient attaquer ma virginité, et le très fidèle témoin des merveilles de Dieu. Il était tellement

 

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mort au monde et à la chair, qu'il ne désirait que les choses du ciel ; et il croyait si fermement aux promesses de Dieu qu'il ne cessait de dire : « Qu'il me soit donné de vivre assez pour voir l'accomplissement de la volonté de Dieu! » Il paraissait très rarement dans les assemblées et les conseils des hommes, parce que tout son désir était d'obéir à la volonté de Dieu. C'est pourquoi sa gloire est si grande aujourd'hui. »

Un autre jour, Marie parlant à l'épouse du Seigneur, lui dit: « Je t'ai raconté déjà quelques-unes de mes, douleurs. L'une des plus grandes a été celle que j'éprouvai lorsque portant mon Fils dans mes bras, je m'enfuyais avec lui en Egypte, et que j'appris le massacre des Innocents, ainsi que les poursuites d'Hérode contre mon Fils. Bien qu'instruite de ce qui avait été écrit ace sujet, néanmoins le grand amour que j'avais pour mon Fils remplissait mon cœur de tristesse et d'amertume.

« Tu pourrais à présent me demander ce qu'a fait mon Fils pendant tout le temps qui a précédé sa Passion. Je te répondrai qu'il fut soumis à ses parents, comme le dit l'Evangile, et qu'il se comporta comme les autres enfants,

 

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jusqu'à ce qu'il fût plus avancé en âge. Les merveilles ne manquèrent point à sa jeunesse : plus d'une fois les créatures, reconnaissant en lui leur Créateur, le servirent humblement ; plus d'une fois, les idoles furent réduites au silence devant lui, et la plupart d'entre elles tombèrent en pièces à son arrivée en Egypte. Les Mages annoncèrent qu'il opérerait de grandes choses; les Anges apparurent maintes fois en lui offrant leurs services. Jamais il n'eut sur son corps la moindre souillure, ni aucun désordre dans sa chevelure.

« Plus avancé en âge, il ne cessait de prier et de pratiquer l'obéissance; il se rendait avec nous, les jours de fête, à Jérusalem et dans les autres lieux. Il y avait une grâce si merveilleuse dans son regard et dans ses discours que beaucoup de personnes affligées disaient : «Allons trouver le Fils de Marie ; il nous consolera. » Pendant qu'il croissait en âge et en sagesse, bien que dès le commencement la plénitude de la sagesse fût en lui, il travaillait de ses mains, et nous adressait mille paroles de consolation toute divine, de sorte que nous étions continuellement remplis d'une joie ineffable.

 

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Lorsque nous nous trouvions gênés ou embarrassés, ou que nous craignions pour l'avenir, il ne nous procurait ni de l'or ni de l'argent; mais il nous exhortait à la patience, et ainsi nous étions merveilleusement préservés contre l'envie. Le nécessaire d'ailleurs ne nous manqua jamais ; il nous fut donné, tantôt par la compassion des âmes charitables, tantôt par notre travail, de sorte que nous eûmes de quoi pourvoir à nos besoins, sans superflu, parce que nous ne cherchions qu'à servir Dieu.

« A la maison, il s'entretenait familièrement avec nos amis et nos voisins, et leur parlait de la loi, de ses symboles et de ses figures ; parfois aussi il discutait en public avec les savants, qui, dans leur admiration, s'écriaient : «  Voici que le Fils de Joseph enseigne les maîtres eux-mêmes ; quelque grand esprit parle en lui. » Un jour que je pensais à sa Passion et qu'il me vit triste, il me dit : « Ne croyez-vous pas, ma Mère, que je suis dans le Père, et que le Père est en moi? Quand vous m'avez conçu, en avez-vous été atteinte? ou bien m'avez-vous ce engendré dans la souffrance? Pourquoi donc vous abandonnez-vous à la tristesse? C'est la

 

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volonté de mon Père que je meure, et je veux ce que veut mon Père, Ce que j'ai de lui ne peut pas souffrir, mais la chair que j'ai prise de vous souffrira, pour que la chair des autres soit rachetée et leur esprit sauvé. »

Il était tellement obéissant que lorsque Joseph lui disait : «  Fais ceci, ou cela, » il l'accomplissait aussitôt, cachant ainsi la puissance de sa divinité de sorte qu'elle ne pouvait être connue que de moi et quelquefois de Joseph ; car bien souvent nous vîmes une admirable auréole de lumière entourer sa tête, et nous entendîmes des voix d'Anges chanter au-dessus de lui. Plus d'une fois aussi, sous nos yeux, les esprits immondes, que les exorcistes exercés dans notre loi, n'avaient pu chasser, s'enfuirent à sa vue. Que ces choses, ma fille ne sortent point de ta mémoire, et rends grâces à Dieu, qui a voulu par toi manifester aux autres son enfance (1).

Grâce à ces rapports si intimes avec Jésus et Marie, Brigitte, appelée à devenir la fondatrice d'un nouvel Ordre, se pénétra facilement de l'esprit monastique; elle s'efforça de régler sa vie selon les instructions qu'elle avait reçues

 

(1) Révélations, I, 10 et VI, 58 el 59,

 

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de Jésus-Christ. Le Seigneur lui désigna Wadsténa, le château de ses ancêtres, comme berceau de l'institut. De même qu'autrefois il avait prescrit à Moyse la construction du tabernacle jusque dans les moindres détails, de même il précisa à sa servante les dispositions intérieures du couvent. Et à ce moment déjà il promit des grâces toutes spéciales à ceux qui visiteraient plus tard l'église du couvent : « L'église, dit-il, devra avoir trois portes. La première s'appellera la Porte du pardon; c'est par elle que les séculiers entreront. Quiconque en franchira le seuil avec un cœur contrit et avec la volonté de se corriger, obtiendra du soulagement dans les tentations, des forces pour la pratique du bien et une grande prudence dans ses actions. C'est pourquoi cette porte devra faire face à l'Orient, parce que l'amour divin et la lumière de la foi seront augmentés dans ceux qui la franchiront. La seconde porte sera appelée la Porte de réconciliation et de propitiation ; c'est par là que se rendront à leur chœur les Frères, dont la prière et la foi contribueront à ramener les pécheurs vers Dieu, à améliorer l'état du royaume et à apaiser la co-

 

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lère divine. Pour ce motif, cette porte fera face à l'Occident, car leur prière paralysera la puissance du démon, et l'empêchera de tenter les âmes autant qu'il le veut. La troisième porte se nommera la Porte de la gloire et de la grâce. C'est par là qu'entreront les Religieuses. Toute Sœur qui la franchira avec un cœur contrit et l'intention sincère de ne plaire qu'à Dieu, obtiendra en ce monde la grâce d'avancer de vertus en vertus, avec toutes sortes de consolations dans les souffrances et les tentations, et un jour la gloire éternelle. Cette porte devra être du côté du nord ; car de même que le froid de la malice provient du démon, de même celles qui passeront par cette porte seront comblées d'abondantes bénédictions et pénétrées de l'amour du Saint-Esprit ; elles sentiront également croître en elles l'ardeur du divin amour (1), »

Brigitte connut dans une vision merveilleuse que Satan s'opposait énergiquement à la fondation du nouveau couvent en affirmant ses droits sur Wadstena. Elle entendit la Très-Sainte Vierge Marie dire au Roi du ciel : « Mon Fils,

 

(1) Extravag. 31.

 

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donnez-moi Wadstena. » Aussitôt apparut Satan qui entra en lutte avec Marie au sujet du lieu destiné a être consacré à la Mère de Dieu. Pour fonder sa possession, il se prévalait d'un triple droit. Il soutenait, en premier lieu, que c'était lui qui avait inspiré aux fondateurs du domaine la pensée de bâtir, et qu'il avait eu pour amis et pour serviteurs les principaux maîtres du château. Il prétendait secondement que ce lieu était un lieu de colère et de châtiment, les seigneurs de Wadstena ayant, sur ses conseils, puni leurs sujets avec une grande rigueur. Il alléguait enfin que ce lieu lui appartenait en vertu de la souveraineté qu'il y avait exercée durant de longues années et de l'obéissance qu'il avait obtenue dans ce château, dont il avait fait sa demeure. Marie lui répondit qu'il convenait au péché de fuir et de céder la place à la grâce et à la miséricorde. Et le Seigneur lui-même termina le différend en disant : « Ma Mère, votre ennemi a été longtemps le maître de ce lieu ; dorénavant c'est vous qui en serez la Maîtresse et la Reine (1). » Brigitte heureuse de pouvoir transformer le

 

(1) Extravag. 24.

 

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magnifique château patrimonial de l'orgueilleuse famille des Folkunger, en un paisible couvent dédié à la sainte Mère de Dieu, résolut de faire le plutôt possible le voyage d'Alvastra à Wadstena, situé à quelques milles au sud du mont Omberg, dans une baie du lac Wetter. Elle se mit en route, à cheval, accompagnée de quelques amis. Elle priait et s'absorbait en Dieu en chevauchant le long des rives du lac. Tout à coup, elle fut ravie en extase. Elle vit alors une échelle qui reposait sur la terre et dont le sommet touchait au ciel. Au degré le plus élevé, elle aperçut, au ciel, Jésus-Christ assis sur un trône merveilleux, comme un juge prêt à rendre une sentence; à ses pieds, elle remarqua la Vierge Marie, et autour d'eux était rangé un chœur innombrable d'Anges et de Saints. Au milieu de l'échelle, elle distingua un Religieux, bien connu d'elle, d'une grande science théologique, mais plein d'astuce et de malice diabolique. Sa physionomie et ses gestes exprimaient une grave inquiétude et une impatience des plus vives ; il avait plus l'air d'un esprit des ténèbres que d'un Religieux. Brigitte aperçut alors les pensées et les affections du cœur de ce

 

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malheureux prêtre, qui vivait encore ; elle entendit qu'il les exprimait dans une longue suite de questions, adressées au glorieux Juge dans un langage de haine et de colère. Elle vit et entendit aussi Jésus, le Juge suprême, répondre avec une douceur et une mansuétude célestes à chacune de ces interrogations dictées par l'incrédulité et l'impiété. Parfois ces demandes et ces réponses furent interrompues par des révélations que le Seigneur faisait à son épouse bien-aimée, ou par des paroles d'amour que Marie adressait à Brigitte.

Nous ne voulons citer ici que quelques-unes de ces questions étranges et impies, et donner les réponses qui y furent faites.

Première question: O juge, pourquoi dois-je scruter la sagesse de Dieu, puisque j'ai la sagesse du monde ?

Deuxième question : Pourquoi dois-je m'affliger et pleurer puisque la joie et la gloire du monde abondent en moi ?

Troisième question : Dis-moi pourquoi et comment je dois me réjouir dans les afflictions de la chair ?

Quatrième question : Pareillement, pourquoi

 

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dois-je avoir peur, puisque je dispose de la plénitude de mes propres forces ?

Cinquième question: Pourquoi obéirais-je à d'autres si ma volonté est libre et en ma propre puissance ?

Réponse à la première question : Mon ami, celui qui est sage selon le monde, est aveugle par rapport à moi, son Dieu. Donc, afin d'acquérir ma divine sagesse, il faut la rechercher avec un grand zèle.

Réponse à la seconde question : Celui qui possède les honneurs et les joies du monde, est agité de mille soucis et se trouve enlacé d'amertumes qui conduisent en enfer. Donc, afin qu'on ne s'écarte point de la voie du ciel, il est nécessaire qu'on soit affligé selon Dieu, qu'on demande avec sollicitude son salut éternel, et qu'on gémisse pour l'obtenir.

Réponse à la troisième question : Il est fort utile de se réjouir en l'affliction et en l'infirmité de la chair ; car, quiconque souffrira dans sa chair, attirera ma miséricorde, et de cette façon il arrivera plus facilement à la vie éternelle.

Réponse à la quatrième question : Quiconque est fort, n'est fort que par moi ; mais moi je suis

 

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plus fort que lui. C'est pourquoi il doit vivre dans la crainte, afin que sa force ne soit lui pas ôtée.

Réponse à la cinquième question : Quiconque possède la liberté doit craindre et reconnaître que rien ne conduit plus facilement à la damnation éternelle que la volonté propre livrée à elle-même. Donc celui qui m'abandonne sa volonté et qui m'obéit, à moi son Dieu, celui-là aura le ciel sans aucun châtiment (1).

Et de nouveau le Religieux apparut sur l'échelle et demanda entre autres choses :

« Pourquoi, ô juge, ne laissez-vous pas voir votre gloire en ce monde aux hommes, afin qu'ils la désirent avec plus d'ardeur ? Et si les démons sont si difformes et si incomparablement hideux, pourquoi ne les laissez-vous pas apparaître visiblement, puisque personne ne les suivrait ni ne consentirait à leurs méchantes suggestions ? »

Le Juge répondit: «Ma gloire est inexprimable, incomparablement douce et aimable. Si donc elle se laissait voir telle qu'elle est, le corps mortel de l'homme en perdrait sa force et défaillirait comme les sens de ceux qui virent

 

(1) Révélations V, 4e Interrogation.

 

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ma gloire sur la montagne. La joie de l'âme serait si grande que le corps ne travaillerait plus, et ne pourrait même plus travailler. Or, puisque d'une part il est impossible d'entrer au ciel sans les œuvres de la charité, pour que d'autre part, la foi de l'homme ait sa récompense, et que le corps reste vigoureux pour le travail, ma gloire se cache pour un temps, et ainsi, à force d'y aspirer et d'y croire, l'homme mérite de la voir avec plus d'abondance et de bonheur dans l'éternité. »

« Tu demandes ensuite pourquoi les démons ne sont pas visibles. Je te réponds que celui qui verrait leur affreuse laideur en perdrait les sens ; tout son corps en tremblerait, et le cœur, comme anéanti, succomberait de terreur. Afin donc que l'âme garde sa force, que l'homme ne soit pas privé de sa raison, que son cœur puisse se réjouir dans mon amour, et que le corps conserve aussi des énergies suffisantes pour travailler à mon service, la laideur des démons reste cachée ; en même temps temps leur méchanceté en est contenue (1). »

Après que le Seigneur eut de nouveau con-

 

(1) Révélations V, 8e Interrogation.

 

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versé avec sa fidèle épouse et lui eut donné des enseignements d'une sagesse divine, le malheureux moine posa de nouvelles questions inspirées par l'incrédulité la plus téméraire.

Le Juge lui répondit : « Je te réponds et ne te réponds pas. Je te réponds, afin que d'autres apprennent à connaître la malice de tes pensées. Je ne te réponds pas, parce que ces choses ne sont pas manifestées pour ton profit, mais bien pour l'édification ou la conversion des générations présentes et futures : car tu ne songes point à vaincre ton opiniâtreté. Aussi, après ta mort, n'entreras-tu point dans ma vie, car pendant que tu es sur terre, tu hais la vraie vie. Il est écrit : Toutes choses servent au bien de ceux qui sont appelés à devenir saints, et Dieu ne permet rien sans raison (1). »

Et Brigitte vit de nouveau le Religieux sur l'échelle, et elle frémit en entendant les impiétés qu'il proférait : «  O Juge, s'écria-t-il avec ironie, pourquoi donc, selon la parole de l'Évangile, les boucs seront-ils placés à votre gauche et les brebis à votre droite ? Trouveriez-vous, par hasard, votre plaisir à cela?

 

(1) Révélations V, 11e Interrogation.

 

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« Si vous êtes le Fils de Dieu, égal au Père, pourquoi donc est-il écrit que ni vous, ni les Anges ne connaissez l'heure du jugement?

« Si, enfin, l'âme de l'homme vaut plus que le monde entier, pourquoi donc n'envoyez-vous pas constamment en tous lieux vos amis et vos prédicateurs? »

Jésus répondit avec une douceur et une bonté inaltérables : «  Mon ami, tu n'interroges pas pour t'instruire, mais afin que ta malice devienne manifeste. Dans la divinité, il n'y a ni essence ni forme corporelle; car ma divinité est esprit, et les bons et les mauvais ne peuvent demeurer à la fois avec moi, pas plus que la lumière et les ténèbres ne peuvent coexister ensemble. Ni la droite ni la gauche ne se trouvent corporellement dans ma divinité ; et ceux qui seront à ma droite ne seront pas plus heureux que ceux qui seront à ma gauche. Ces paroles sont symboliques. Par la droite, on entend la sublimité de ma gloire divine, et par la gauche, la privation et le manque de tout bien. Il n'y a ni boucs ni brebis dans cette gloire admirable qui n'a rien de corporel, d'impur ou de changeant. On représente souvent

 

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certaines qualités morales des hommes par des symboles ou des figures d'animaux ; ainsi l'innocence est représentée par la brebis, la lubricité par le bouc ; et quand il est dit que l'homme incontinent sera placé à gauche, il est parlé d'un lieu où il y a privation de tout bien. Sache donc que moi, Dieu, j'use souvent de paroles humaines et d'analogies, afin de nourrir l'enfant avec du lait, d'accroître la perfection du parfait, et d'accomplir l'Écriture, qui dit que le Fils delà Vierge sera un signe de contradiction, pour la manifestation de beaucoup de cœurs, « Tu demandes ensuite pourquoi moi, Fils de Dieu, j'ai dit que j'ignorais l'heure du jugement. Je te réponds : Il est écrit que Jésus croissait en âge et en sagesse. Or, tout ce qui augmente et diminue est sujet à changement ; mais la divinité est immuable. Si donc moi, le Fils de Dieu, qui suis égal au Père, j'ai progressé, ce fut dans mon humanité. Lorsque j'ignorais quelque chose, c'était mon humanité qui l'ignorait ; car, en ma divinité, je savais et je sais tout, et le Père ne fait rien que le Fils ne fasse aussi. Le Père pourrait-il savoir quelque chose sans que le Fils et le Saint-Esprit ne le

 

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sussent aussi? Non certes. Mais le Père seul, avec lequel le Fils et le Saint-Esprit sont une seule et même substance, une seule et même divinité, une seule et même volonté, connaît cette heure du jugement; ni les Anges, ni aucune créature ne la savent. »

Après cette réponse, le Seigneur, prenant un ton plus sévère, dit au moine qui se tenait toujours sur l'échelle : «  Mon ami, tu m'as posé beaucoup de questions perfides : je veux à mon tour t'interroger, à cause de mon épouse Brigitte, ici présente. Pourquoi ton âme, douée de raison et capable de discerner le bien du mal, préfère-t-elle les choses périssables aux choses célestes ; pourquoi ne vit-elle pas selon sa conscience? » Le Religieux répondit: « C'est parce que j'agis contre la raison et que je permets aux sens de dominer la raison. » Et Jésus dit : « C'est pourquoi ta conscience sera ton juge. » Puis le Seigneur se tournant vers son épouse : « Vois, ma fille, lui dit-il, jusqu'où l'homme peut être entraîné par la malice du démon et par l'égarement de sa propre conscience. Il en arrive ainsi lorsqu'il n'oppose pas, dès le début, une résistance énergique à la tentation. »

 

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Et s'adressant de nouveau à ce malheureux prêtre, le Seigneur continua de la sorte : « Tu me demandes pourquoi je n'envoie pas toujours et partout des prédicateurs, puisque l'âme est plus précieuse que le monde entier. Je te réponds qu'en vérité l'âme est plus précieuse et plus noble que l'univers entier, d'abord parce qu'elle est immortelle, puis parce qu'elle est toute spirituelle, et créée, comme les Anges, pour les joies éternelles. Puis donc que l'homme est plus noble et plus digne que toutes les créatures et qu'il est doué d'une raison qu'elles n'ont point, il doit aussi mener une vie plus noble. Mais si l'homme abuse de sa raison et de mes grâces, qu'y a-t-il d'étonnant que je frappe, à l'heure de la justice, ceux qui n'ont pas voulu profiter du temps de la misécicorde? Et si je n'envoie pas toujours et partout des prêtres et des prédicateurs, c'est parce que moi, Dieu, connaissant à l'avance la dureté de beaucoup de cœurs, je veux éviter à mes élus des peines, des travaux, des fatigues et des souffrances inutiles. Et parce qu'un grand nombre d'hommes commettent le péché très volontairement et en toute connaissance de cause, parce qu'ils sont

 

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décidés à y persévérer plutôt que de se convertir, ils ne méritent pas de recevoir les messagers du salut. Mais, mon ami, je vais cesser maintenant de répondre à tes pensées, et en même temps tu cesseras de vivre. Tu sauras alors à quoi t'auront servi ton éloquence et ta sagesse humaines. Oh ! que tu serais heureux si ta avais fidèlement gardé tes vœux et si tu y avais conformé ta vie ! »

S'adressant ensuite à son épouse : «  Ma fille, lui dit Jésus, celui que tu as entendu poser tant et de si singulières questions, vit encore en son corps, mais il ne vivra plus une journée entière. Les pensées et les affections de son cœur t'ont été dévoilées, non pas tant pour sa confusion, que pour le salut d'autres âmes. Et voici que son espérance et sa vie finiront avec ses pensées et ses affections (1). »

Le moine dépravé disparut aux regards de la Sainte, qui resta en extase ; mais elle ne vit plus que Jésus seul, entouré de la lumière et de l'éclat du ciel. Elle continua à prêter l'oreille aux suaves paroles que lui adressaient tantôt le Père, tantôt le Fils, et tantôt le Saint-Esprit.

 

(1) Révélations V, 16e Interrogation.

 

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En dernier lieu, le Père céleste lui parla de cinq lieux merveilleusement sanctifiés, ainsi que des grands mystères qui s'y étaient accomplis, à savoir, de la sainte maison où était née la Très-Sainte Vierge Marie, de Bethléem, du Calvaire, du Jardin où Jésus avait été enseveli, et de la montagne des Oliviers, d'où il s'est élevé au ciel avec son humanité glorifiée. « Celui qui se rendra maintenant dans ces lieux, dit-il, avec un cœur pur et une bonne volonté, verra et goûtera combien je suis doux, moi, le Seigneur. Mais, lorsque tu seras arrivée toi-même dans ces lieux, je te révélerai encore de plus grands mystères (1). »

On était arrivé au château de Wadstena : un des compagnons de la Sainte saisit les rênes de son cheval pour la faire revenir de sa longue extase. Brigitte, rendue à la vie naturelle, parla de nouveau à ses amis avec simplicité et douceur ; mais elle ne put s'empêcher de regretter qu'on l'eût arrachée si brusquement à la suavité des consolations célestes.

On visita en détail le magnifique château, et

 

(1) Révélations, V, 13.

 

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après un court séjour, on retourna au couvent d'Alvastra.

Brigitte apprit, dans cette seule vision, tout ce que renferme le cinquième livre de ses révélations, qu'on appelle communément le livre des questions. Le contenu de ce livre resta imprimé dans son cœur et sa mémoire, aussi profondément que s'il eût été gravé sur une table de marbre.

Dès son retour au couvent de Sainte-Marie, elle le mit par écrit dans sa langue maternelle, et son confesseur le traduisit en langue latine, comme il avait coutume de faire pour les autres révélations.

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CHAPITRE XIII - Jésus engage Brigitte à faire, le voyage de Rome. Amour naturel et surnaturel. Départ de la Suède.

 

Lorsque Pierre Olafson eut terminé les instructions supplémentaires que, selon Tordre du Seigneur, il devait ajouter à la nouvelle règle, Jésus dit à son épouse : « La règle est terminée, les fleurs y sont mises et les couleurs posées. Va maintenant au lieu où tu dois voir le Pape et l'Empereur (1). »

Bientôt après, le Seigneur exprima plus clairement encore sa volonté, en disant : «  Va à Rome, et demeure dans cette ville jusqu'à ce que tu aies pu parler au Pape et à l'Empereur, et que tu leur aies communiqué ce que je te dirai pour eux (2). »

Depuis la mort de son époux, Brigitte attendait que Dieu décidât de son avenir. Elle rece-

 

(1) Extravag., 41.

(2) Extravag., 15.

 

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vait présentement un ordre formel ; mais que devait-elle faire à Rome, en attendant qu'elle pût y voir le Pape et l'Empereur? Bien que Rome fût toujours la ville sainte, elle était précisément alors dans la désolation. Les successeurs de saint Pierre ne résidaient-ils pas depuis trente-sept ans, dans la ville d'Avignon, sur les bords du Rhône, en France? Et l'espoir de les voir briser les chaînes de leur captivité ne semblait-il pas perdu pour longtemps? Ces pensées remplirent de crainte l'âme de Brigitte, et suivant sa coutume, elle chercha secours et consolation dans une fervente prière. Elle eut alors une vision toute spirituelle, et elle entendit de nouveau résonner à son oreille la voix dont les doux accents avaient déjà si souvent rempli son âme d'une allégresse céleste. Cette voix lui dit : « Je suis le Fils du Dieu vivant. La règle que tu as reçue doit être confirmée par mon Vicaire, que dans le monde on nomme le Pape, parce qu'il a le pouvoir de lier et de délier, en mon lieu et place, et qu'il devra me rendre compte devant toute l'armée céleste. Le Pape doit donner l'autorisation de fonder un couvent au lieu qui t'a été montré pendant que

 

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tu recevais la règle ; car c'est là que cette règle doit être appliquée tout d'abord. Il doit aussi accorder aux Sœurs la permission de chanter chaque jour les Heures de ma Mère, qui ont été inspirées par le même Esprit que la règle. » Brigitte répondit avec une profonde humilité : « O puissance immatérielle ! Que votre condescendance est grande ! Je crois tout ce que l'Église catholique ordonne de croire. Je sais aussi avec une entière certitude que vous ne refusez votre miséricorde à aucun de ceux, quelque indignes qu'ils soient, qui la demandent avec une humilité sincère et la ferme volonté de réparer leurs fautes passées. C'est pourquoi votre grâce m'a donné la volonté de faire votre volonté ; vous en êtes témoin. Oui, vous le savez, si, par impossible, je pouvais augmenter votre gloire et votre béatitude en supportant toutes les maladies, souffrances, misères et tristesses de ce monde, et jusqu'à la damnation éternelle dans l'autre, je préférerais accepter ces douleurs et ces tourments plutôt que le bonheur éternel, si ce dernier devait diminuer votre gloire. O Dieu qui m'avez créée et rachetée de votre sang précieux, si vous voyez que je man-

 

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que de foi, d'amour et d'espérance, je vous supplie d'y remédier par la toute-puissance de votre grâce. Vous habitez au plus intime de mon cœur ; vous êtes le bien-aimé de mon âme. Et lors même que je suis tout indigne de la visite et de la consolation de votre Esprit, je me place néanmoins sous la protection de votre toute-puissance, afin que vous puissiez disposer de moi selon votre bon plaisir. Bien que vous connaissiez les pensées de tous, ma bouche vous parle cependant sur l'ordre de mon âme. O Seigneur adorable, mon Rédempteur Jésus-Christ, moi, la plus indigne des créatures, je suis parmi vos fidèles serviteurs comme serait la plus petite des fourmis au milieu des grands chameaux qui portent de lourdes charges pour le profit et en l'honneur de leur maître. Et comment le Pape pourra-t-il croire que vous, le Dieu et le Seigneur des mondes, vous vous soyez abaissé à faire de si grandes choses pour une pareille fourmi? Ou bien, comment cette règle lui sera-t-elle présentée? » Le Seigneur lui répondit : «  Je n'ai ni commencement ni fin, et j'ai disposé toutes choses selon ma volonté et selon mon bon plaisir. Si quelqu'un demandait donc

 

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pourquoi je n'ai pas créé plus tôt le ciel et la terre, il faudrait répondre : Parce que telle a été ma volonté. De même, à celui qui demanderait pourquoi je n'ai pas plus tôt donné cette règle et voulu sa confirmation, il faudrait répondre : Parce que tel fut mon bon plaisir. L'Ecriture ne dit-elle pas que l'Esprit souffle où il veut ? Et il en est ainsi, en effet, car il souffle de différentes manières, où et quand il veut. Mais alors il en résulte une consolation si grande et le cœur est pénétré d'une allégresse telle que la grâce de l'Esprit peut seule les donner, et non les choses terrestres. Si donc le Pape, en entendant la lecture de cette règle, éprouve dans son cœur de semblables mouvements, il reconnaîtra d'où elle est venue. Alors aussi se présenteront trois témoins qui sont nés dans le même royaume que toi, qui te connaissent et comprennent parfaitement ce qui s'est passé en toi ; ce sont un Évoque, un prêtre et un moine. Tu les connais tous trois..... La paix et l'harmonie se multiplieront dans tout royaume, pays ou État où se construiront, avec l'autorisation de mon Vicaire, des couvents de cette règle, après que le

 

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premier aura été achevé d'après mes ordres. Quant à toi, qui as reçu la règle, efforce-toi, dans la mesure de ton pouvoir, de la faire parvenir jusqu'au Pape. Je pourrais faire que cela eût lieu en un instant et qu'il la confirmât aussitôt. Mais la justice veut qu'une plus grande fatigue corporelle procure à l'âme une récompense plus grande. Travaille donc et coopère à cette œuvre autant qu'il te sera possible ; quant à moi, je la compléterai quand il me plaira (1). »

Brigitte, habituée depuis longtemps au langage mystique du Seigneur, comprit parfaitement le sens des paroles qui lui avaient été adressées, et entra dans les desseins de Dieu avec une soumission absolue. Elle reconnut qu'il ne plaisait pas h Dieu de lui prescrire un plan de vie déterminé, et qu'elle ne devait pas en savoir davantage sur son séjour à Rome, si ce n'est qu'il serait long, et parsemé de peines, de travaux et de souffrances. Elle s'abandonna sans la moindre hésitation aux ordres du Seigneur., et elle prit la résolution de ne jamais se rendre d'un endroit à un autre, pas même pour visiter des lieux sanctifiés, sans un ordre de

 

(1) Règle du Très-Saint-Sauveur, ch. XXXI.

 

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Dieu ou de son confesseur (1) ; et jusqu'à la fin de sa vie, si remplie, si féconde, elle resta fidèle à cette détermination.

Brigitte s'empressa, dès lors, de commencer les préparatifs du long voyage qu'elle voulait entreprendre au plus tôt possible. Mais il s'éleva en même temps une violente tempête dans son cœur. Il lui fallait dire adieu à ses enfants, pour ne plus jamais les revoir peut-être en ce monde. A la vérité, depuis deux ans elle avait appris à se priver de ses chers fils et de ses filles bien-aimées; mais elle respirait le même air qu'eux, elle vivait sous le même climat, et la possibilité de les voir ne lui était pas enlevée d'une manière absolue. Elle devait se séparer de Charles, son préféré, qui lui avait coûté tant de larmes autrefois, auquel son caractère passionné rendait les conseils de sa mère si nécessaires, qui enfin l'aimait d'un amour si ardent. Elle devait se séparer pour toujours de l'aimable Catherine, dont la future sainteté s'épanouissait de plus en plus chaque jour; et quel serait le sort delà petite Cécile, cette enfant particulièrement comblée de grâ-

 

(1) Extravag., 8.

 

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ces, si après avoir terminé son éducation au couvent de Scheningen, elle ne se sentait pas la vocation de prendre le voile? Ces pensées assaillirent violemment la Sainte, dont le cœur sembla se briser et le courage faiblir. Ne nous en étonnons pas. Les Saints (autant et plus que personne) ont à soutenir ces combats violents entre la grâce et la nature ; entre eux et nous, point de différence, si ce n'est qu'ils hésitent moins longtemps que nous entre Dieu et les créatures, qu'ils luttent avec plus de courage et qu'ils remportent plus rapidement la victoire complète. D'autre part, il n'est point d'amour plus légitime et plus désintéressé que celui d'une mère pour son enfant. Dieu lui-même, pour nous mieux dépeindre son amour des hommes, se plaît à le comparer à l'amour maternel quand il dit : «  Est-ce qu'une mère peut oublier son enfant au point de n'avoir pas pitié du fruit de ses entrailles? Mais quand même elle l'oublierait, pour moi je ne t'oublierai point (1). » Le Seigneur lui-même parle ici conditionnellement par son Prophète, ce si

 

(1) Isaïe, XLIX, 15.

 

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cela était possible » et précisément il paraissait à la Sainte aussi impossible de se séparer de ses enfants que de les oublier.

Avec l'amour maternel se réveilla dans le cœur de Brigitte l'amour du pays natal. Le ciel sombre et voilé qui s'étend au-dessus de la presqu'île Scandinave lui sembla mille fois plus attrayant que l'azur transparent qui prête un charme si merveilleux aux paysages de l'Italie. Brigitte aimait la Suède avec ses énormes roches dentelées, ses cimes inaccessibles, ses glaciers, ses sommets neigeux, ses cascades et ses lacs ; elle aimait les sombres forêts de sapins de sa patrie septentrionale, forêts qui allaient si bien à son âme grave et austère. Elle ne pouvait se décider à quitter son pays, et la tempête qui agitait son âme allait en augmentant. Jamais, au temps des tentations, elle n'avait lutté avec une telle angoisse, parce que la victoire ne lui avait jamais paru plus incertaine. Dans cette détresse extrême, le Seigneur consola sa servante par des visions spéciales; et elle sut bientôt quel était celui qui attisait si fort dans son cœur le feu de son amour pour ses enfants et sa patrie. Tandis qu'elle était en

 

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prière, elle vit un petit feu sur lequel était placé un vase contenant un mets succulent ; elle vit également un homme vêtu d'or et de pourpre, fort occupé tantôt à souffler le feu, tantôt à retirer le bois. Contraint par Dieu, cet homme dit à la Sainte : « Il faut que je te montre ce que cela signifie. Le vase représente ton cœur; le mets placé dans le vase figure les paroles extraordinairement douces que Dieu t'adresse; enfin le feu est le symbole de Tardent amour que le Seigneur a mis en toi. Mais moi je suis le démon qui porte envie à tes consolations. Je me soumets à l'humble fonction de souffler le feu, afin que la cendre, c'est-à-dire l'affection aux choses terrestres, monte dans le vase qui est ton cœur, et que ce mets agréable, les paroles du Saint-Esprit qui te sont inspirées, perde un peu de sa saveur. Je remue les tisons et le bois, afin que le vase, c'est-à-dire ton coeur, se penche vers la terre, autrement dit vers les choses terrestres, vers tes amis et tes parents, et qu'ainsi Dieu soit moins aimé (1).»

Dans une autre vision, Brigitte revit le vase mystérieux au-dessus du feu, et un enfant qui

 

(1) Extravag. 54.

 

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soufflait sur la braise afin d'échauffer le vase, a Pourquoi t'efforces-tu tant de maintenir le feu sous le vase? lui demanda la Sainte. » L'enfant lui répondit : « Pour allumer et enflammer de plus en plus en vous votre amour pour vos enfants. » Et qui es-tu? — « Je suis, répondit-il, un homme d'affaires (1). » La Sainte reconnut alors l'œuvre satanique que cet enfant avait tentée sur elle, en réussissant presque à lui faire préférer les créatures au Créateur, les enfants que Dieu lui avait confiés au Seigneur lui-même, l'Époux bien-aimé de son âme. Elle reconnut aussi que quelque légitime que pût être son affection pour ses enfants, le moment était venu de les haïr selon la parole même de l'Amour éternel, puisque cette affection menaçait de se mettre entre Dieu et son âme. D'une main courageuse elle brisa ce dernier lien, le plus fort de tous, afin que désormais rien ne pût empêcher son âme de s'élancer vers Dieu.

Ainsi affermie dans la charité et l'humilité, Brigitte se disposa au départ. Une grande consolation lui était réservée : Pierre Olafson, alors

 

(1) Extravag. 95.

 

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Prieur d'Alvastra, se déclara prêt à la suivre à Rome, avec l'autorisation de ses Supérieurs, et à ne plus jamais la quitter. Un autre Pierre d'Alvastra, un prêtre distingué, se joignit à lui, et dès lors Brigitte voyait déjà auprès d'elle deux des témoins, dont le Seigneur lui avait parlé, un moine et un prêtre.

Les affaires temporelles de notre Sainte furent réglées en quelques heures. Elle visita encore divers lieux où sa présence était nécessaire et prit, avec un visage souriant, congé de ses enfants.

Dans un couvent de Cisterciennes du diocèse de Strengnaes, vivait une sainte Religieuse, appelée Catherine, à qui la sainte Mère de Dieu daignait souvent apparaître. Brigitte entretenait avec elle des relations d'amitié, et elle alla la visiter une dernière fois, pour prendre congé d'elle. Au dernier moment, la Religieuse lui dit : « Ecoutez, Brigitte, ce que je vais vous dire n'est pas pour louer ni vous ni moi, je n'ai en vue que l'honneur de Dieu. Tandis que je priais, il n'y a pas longtemps, j'entendis une voix qui dit : «  Sache que si la bienheureuse Brigitte est méprisée aujourd'hui sur la terre,

 

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elle sera un jour honorée dans le ciel, et ceux qui ne sont pas encore nés célébreront son nom. Persévère donc dans le bien, car ce que je te dis maintenant s'accomplira certainement. »

Dans la disposition d'esprit où se trouvait Brigitte à cette époque, la séparation qui lui parut la plus douloureuse fut celle de la famille royale, à laquelle elle tenait de si près par les liens de la parenté. Peu avant de quitter Alvastra, elle reçut de Dieu l'explication de la terrible vision qu'elle avait eue, onze ans auparavant, au château royal de Stockholm, et qu'elle avait appliquée sans aucune .hésitation au roi et à la reine de Suède. Jésus lui dit : « Souviens-toi, mon épouse, de ce que je t'ai montré à Stockholm, sous l'image d'un ciel assombri. Je veux aujourd'hui t'en donner la signification. Le ciel sombre que tu as vu, c'est le royaume de Suède. Ce royaume, qui devait être paisible et juste comme le royaume du ciel, est ballotté par le vent de l'affliction et de l'iniquité, et se trouve ruiné par l'imposition de taxes injustes. Le roi et la reine, qui brillaient comme le soleil et la lune, sont maintenant noirs comme

 

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du charbon, parce qu'ils ont renié leur bonne volonté et perdu la pureté de leurs mœurs. Ils ont aussi élevé au premier rang un homme qui sort de la race des vipères, pour écraser mes amis et les âmes simples. Sache donc que ce dragon sera humilié et tombera plus vite qu'il n'est monté. Bien au contraire mes amis, dont quelques-uns mènent une vie angélique, seront élevés et délivrés de leurs tribulations, bien qu'il y en ait parmi eux qui se conduisent comme de mauvais anges. Mais le soleil pâlira jusqu'à ce qu'il soit arrivé au-dessous de la couronne, dans laquelle il ne voulait point demeurer. Et on dira de lui que ses ténèbres ont égalé son éclat (1). »

Et Dieu révéla encore à la Sainte que le roi Magnus était indigne, à cause de ses péchés, de faire construire le couvent de Wadstena, mais sans lui dire qui était appelé à réaliser cette œuvre, et sans lui faire connaître si elle-même vivrait jusqu'à la consécration du premier couvent de l'Ordre. Dans les desseins de sa Providence, elle devait rester dans l'ignorance

 

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sur ces deux points (1), et son regard prophétique ne devait discerner que l'horreur de la dévastation qui allait fondre sur sa patrie, ainsi que le châtiment de la peste, qui devait mettre un terme aux péchés de ses habitants.

C'est pour ces motifs que Brigitte se sépara avec tant de douleur du roi Magnus, et qu'elle ne put retenir ses larmes en embrassant pour la dernière fois la reine Blanche, dont la volonté était naguère si droite. Mathias Kettelmund, le fidèle ministre du roi, venait de mourir; Magnus avait perdu en lui son meilleur conseiller. Dans l'orgueilleux courtisan qui l'avait remplacé, Brigitte ne reconnut que trop tôt le dragon que le Seigneur lui avait [fait voir onze ans auparavant, et dont la chute devait être d'autant plus terrible que, par ses conseils impies, le nouveau ministre précipitait de plus en plus le malheureux couple royal vers la ruine. Brigitte respira plus librement lorsque les portes du château royal se furent refermées derrière elle et qu'elle revit, bientôt après, le couvent de Sainte-Marie pour la dernière fois. Là le

 

(1) Extravag, 27 •

 

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Seigneur l'exhorta de nouveau à faire mettre par écrit toutes les révélations qu'elle avait reçues, et à les envoyer aux Archevêques et aux Évêques, à ne tenir secrète aucune de ses paroles et à les porter elle-même au Chef de l'Église, En outre, pour en attester l'origine divine au Pape, elle devait emporter avec elle le témoignage des personnes qui aimeraient et goûteraient les paroles du Seigneur. Enfin Dieu lui fit encore cette admirable promesse : « Je te donnerai mon esprit, afin que partout où il y aura dissension entre deux personnes, tu puisses, si elles ont la foi, rétablir l'union entre elles, en mon nom, par la vertu qui t'est donnée (1). »

Armée d'un tel pouvoir, Brigitte quitta la Suède ; elle se dirigea vers la ville éternelle, comme un Ange de paix, de lumière et de réconciliation. Elle était la colombe préférée du Seigneur, qui devait porter la branche d'olivier au-dessus des eaux troubles du péché qui submergeaient son siècle, pour la présenter à toutes les âmes de bonne volonté. Le cœur plein de joie et de confiance en Jésus et en Marie, elle allait remplir sa grande et sainte mission,

 

(1) Révélations, I, 52.

 

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ne cherchant que la gloire de Dieu et n'ayant d'autre désir que de lui plaire.

Elle quitta le couvent d'Alvastra vers la fin de Tannée 1346, accompagnée des prières et des vœux de maître Mathias et des pieux moines, qui voyaient partir avec elle leur Prieur bien-aimé. Outre Pierre Olafson et Pierre d'Alvastra, un autre prêtre suédois, Magnus Pedersson et quelques pieuses femmes accompagnaient la Sainte. Parmi ces dernières se trouvait une Suédoise de condition qui, connaissant et redoutant l'inconstance de son mari, supplia la Sainte de prier pour lui. Pendant que Brigitte priait à cette intention, Jésus lui apparut et dit: « Partez, et ne vous laissez détourner ni de votre chemin, ni de votre résolution; car j'abrégerai le voyage de cette femme. Je préparerai son corps afin que si le réservoir vient à s'épuiser, son âme se remplisse d'une douceur ineffable (1). »

Les voyageurs, après s'être embarqués, se dirigèrent vers l'Allemagne, traversèrent ce pays pour gagner le Rhin qu ils remontèrent jusqu'en Suisse. Ils franchirent, non sans peine

 

(1) Extravag. 101.

 

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cette contrée montagneuse et ils arrivèrent enfin en Italie. A Milan, ils visitèrent le tombeau de saint Ambroise, et, tandis que Brigitte y priait avec ferveur le glorieux Père de l'Église, elle vit tout à coup une apparition d'un aspect vénérable, revêtue du manteau épiscopal, portant la crosse et la mitre et enveloppée d'une lumière céleste, qui lui dit : « Je suis l'Évêque Ambroise, et je viens te parler en parabole, parce que ton cœur ne saurait comprendre les choses spirituelles sans une image empruntée au monde matériel. » Il lui dépeignit alors, sous les traits d'un adultère, le Prélat qui désolait alors l'Église de Milan en oubliant les liens sacrés qni l'unissaient à elle. En même temps il lui montra le châtiment qui l'attendait, s'il ne s'amendait bientôt (1).

Brigitte n'hésita pas à se rendre auprès de l'Archevêque pour lui faire entendre de salutaires avertissements. Mais ce Prélat, endurci par l'orgueil et l'amour du monde, ne prêta aucune attention à ses paroles, et l'indigne successeur de saint Ambroise se repentit trop tard

 

(1) Révélations. III, 6.

 

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d'avoir méprisé les exhortations de la princesse suédoise.

C'est à Milan aussi que tomba gravement malade la dame dont le Seigneur avait promis d'abréger le voyage. Elle sentit approcher sa fin, se prépara à la mort et s'éteignit en paix dans les bras de notre Sainte. Lorsqu'elle eut été ensevelie, Brigitte eut une extase et entendit le démon se plaindre de ce que cette âme ne lui avait pas été réservée. Jésus lui répondit : « Loin d'ici ! Après que tu l’as purifiée en châtiant son corps, je veux posséder son âme et l'honorer (1). »

Pierre Olafson, le confesseur de la Sainte, tomba malade à Gênes, et cette circonstance obligea Brigitte d'interrompre une seconde fois son voyage. Dès qu'il fut rétabli, les voyageurs s'embarquèrent à Gênes et se rendirent par mer à la ville aux sept collines.

 

(1) Extravag. 101

 

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CHAPITRE XIV - Arrivée â Rome. — État de la ville sainte. Les Papes à Avignon. — Caractère de sainte Brigitte. (1347)

 

Ce fut au printemps de l'année 1347, que Brigitte et ses compagnons arrivèrent à Rome. La douleur et la joie se disputèrent son cœur lorsqu'elle entra dans la ville sainte, dans ces rues teintes du sang des martyrs, où tant de grands sanctuaires s'offraient à sa vénération. Son pied allait fouler la nécropole des catacombes, qui semblable à un jardin destiné à la culture de roses magnifiques, avait été préparé et honoré par les Anges longtemps avant de recevoir les glorieux ossements d'innombrables martyrs (1), Brigitte devait suivre les traces des Apôtres

 

(1) Révélations IV, 107.

 

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et visiter le lieu où saint Pierre fuyant rencontra le Sauveur avec la Croix. Elle devait voir la crèche de Jésus et le suaire de sainte Véronique avec la face ensanglantée du Sauveur, telle qu'elle l'avait vue un jour, dans une vision de son enfance. Son regard devait bientôt se reposer sur le gril de saint Laurent et sur les reliques de saint Etienne. Elle devait puiser à la source qui jaillit à l'endroit même où saint Paul versa son sang. Elle devait voir aussi le lieu du supplice de son aimable Patronne, sainte Agnès, et les murs orgueilleux du temple qui s'écroula au moment où Marie donna au monde le Rédempteur.

Mais elle fut privée de là joie et de la consolation qui inondent toujours à Rome le cœur du pèlerin chrétien : son regard n'y put rencontrer le successeur de Pierre, le Vicaire de Jésus-Christ ; Rome était sans Pape ! Et parce que la Ville sainte avait perdu son chef et son centre, Brigitte la trouva dans un état inexprimablement triste et lamentable.

« La force brutale avait pris la place du droit ; nul respect des lois, nulle protection de la propriété, nulle sécurité pour les personnes ;

 

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les pèlerins qui se rendaient aux tombeaux des Apôtres étaient pillés ; les paysans, volés aux portes de la ville; les femmes et les vierges étaient violées ; l'injustice trônait sur les sièges des juges; l'immoralité régnait dans le sanctuaire et la misère au sein des familles (1). »

Les églises de Rome étaient en ruines ; à Saint-Pierre et à Saint-Jean de Latran, les troupeaux paissaient l'herbe jusqu'au pied des autels. Le Capitole était devenu un vignoble; le Forum, un jardin potager, et les obélisques égyptiens gisaient à terre, brisés et enfouis. Par suite du transfert du Saint-Siège, la discorde éclata à l'intérieur, la démoralisation devint générale et la population alla en diminuant. Les plus brillants poètes de cette Rome jadis si orgueilleuse avaient suspendu leurs harpes aux saules et ne répétaient plus que les lamentations du Prophète : «  Comment est-elle assise solitaire, la ville pleine de peuple? Elle est devenue comme veuve, la maîtresse des nations (2). »

 

(1) Muratori, Fragments de l'histoire de Rome. Antiquités italiennes du moyen âge, t. III.

(2) Jérérnie, Lamentations. I, 1.

 

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La vue de cet état si misérable et de ce délabrement général remplit l'âme de notre Sainte d'une douleur profonde, et dès ce moment elle prit la ferme résolution de travailler avec un zèle infatigable au retour du Saint-Siège à Rome.

Qui donc a pu retenir pendant un si long temps les successeurs de saint Pierre dans le midi delà France, et pourquoi mirent-ils tant de lenteur à briser les fers de leur honteux esclavage? Bien que ces questions paraissent appartenir à l'histoire, bien plus qu'à la simple biographie d'une Sainte, il est impossible de n'y pas répondre ici, au moins brièvement, parce que Brigitte, à dater du jour de son entrée à Rome et jusqu'au terme de sa glorieuse vie, se trouva en quelque sorte mêlée à l'histoire de l'Église et des peuples, comme ne le fut aucune Sainte, ni avant, ni après elle.

« Le germe de l'opposition contre la Papauté existait en France bien longtemps avant le règne de Philippe le Bel ; il devait bientôt porter ses fruits funestes- Le Pape Boniface VIII, dès le début de son Pontificat, s'était donné beaucoup de peine pour rester en bonne intelli-

 

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gence avec le roi, mais ce fut en vain. Philippe le Bel ne recula ni devant la ruse ni devant la violence pour précipiter le Pape vers sa perte. Boniface fut le témoin d'une révolution telle que l'histoire en enregistre rarement. De juge suprême des empires et des rois de la terre, il se vit réduit à la plus complète impuissance, et il succomba bientôt sous les terribles événements que la politique française avait déchaînés en Italie. Il mourut en 1303. Il eut pour successeur Benoît XI, homme très remarquable ; mais le nouveau Pape succomba sous les difficultés de sa position. Le respect de la Papauté était fortement ébranlé. Les périls étaient de tous côtés, le secours nulle part. Benoît leva les interdits qui pesaient sur la France et sur la maison royale, avec l'espoir de conjurer ainsi la tempête; il mourut peu après. Le 5 juin 1305, à la suite d'un Conclave agité, fut élu Pape Bertrand de Got, Archevêque de Bordeaux ; la Papauté devint alors française, c'est-à-dire que livrée aux intérêts français, elle perdit son caractère d'universalité en s'engageant dans un parti politique. Bertrand se trouvait en tournée pastorale à Lusignan, en Poitou,

 

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lorsqu'il apprit sa nomination. Il venait d'être témoin des déchirements de Rome; effrayé de plus par le sort de Boniface VIII et de Benoît XI, il n'eut pas, à ce moment du moins, l'intention de se rendre au-delà des Alpes. Il pria les Cardinaux réunis à Pérouse de venir à Lyon, où il voulait se faire introniser. Le Pontificat de Clément V fut hérissé de difficultés ; il se caractérisa par la lutte incessante de la Papauté contre un asservissement qui devenait chaque jour plus accablant. Durant des années, Philippe le Bel le poursuivit de ses obsessions pour qu'il consentît à déclarer hérétique son prédécesseur Boniface VIII, parce que celui-ci avait défendu les droits indéniables de l'Église contre la puissance temporelle. Clément sauva la mémoire de son prédécesseur en livrant l'Ordre des Templiers à la haine et à la cupidité de Philippe. Ce fut certainement une situation cruelle pour un Pape (1). »

En 1309, le Pape entra à Avignon pendant l'Octave de l'Epiphanie. La pauvre petite ville, perchée sur la pointé d'un rocher à pic, coupée de rues étroites et sales, n'ayant que des mai-

 

(1) Reumont, Histoire de la ville de Rome, tome II, p, 770.

 

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sons peu élevées et mal construites (1) ne se douta point alors qu'elle serait pendant soixante-dix ans la résidence des successeurs de saint Pierre, et qu'elle compterait bientôt parmi les plus grandes et les plus belles villes de l'Europe. C'est ainsi que la Papauté, même asservie, imprime à tout ce qui est en contact avec elle, le cachet de sa grandeur et de sa majesté.

Clément V s'installa dans le modeste logement qui lui avait été préparé ail couvent des Dominicains, et il y demeura tout le temps qu'il passa à Avignon (2). De cruelles maladies, des afflictions profondes eurent bientôt épuisé ses forces. Peu avant sa mort, il voulut retourner à Bordeaux dans l'espoir que l'air natal et les souvenirs de son enfance contribueraient à son rétablissement; mais la mort le surprit avant qu'il n'eût atteint le terme de son voyage. Il s'éteignit dans le village de Roquemaure, le 20 avril 1314. Son successeur Jean XXII, gouverna l'Église avec sagesse et fermeté. C'est lui qui le premier eut l'idée de construire à Avignon un palais digne delà majesté du Saint-

 

(1) Œuvres de Pétrarque, édit. de Bâle, in fol. p. 852.

(2) Baluze, Vies des Papes d'Avignon, t. I, p. I5

 

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Siège, Son Pontificat dura dix-huit, ans quatre mois et deux jours. Nous avons de lui une parole remarquable sur l'opinion publique : « Tout ce qu'elle loue, disait-il, mérite d'être blâmé; tout ce qu'elle pense est plein de vanité; tout ce qu'elle dit est faux; tout ce qu'elle blâme est bon ; tout ce qu'elle glorifie est méprisable (1). »

Au nombre des derniers projets de Jean XXII, celui du retour dans la ville éternelle était un des plus importants. Benoît XII reprit ce projet, et l'arrivée â Avignon d'une députation envoyée par Rome l'y décida complètement (1). Lui-même écrivant au roi de France (2) lui dit qu'il avait cédé aux pressantes instances de ses envoyés, et leur avait fait la promesse formelle de retourner à Rome. Au mois d'octobre 1335, la députation devait recevoir une réponse précise sur l'époque du départ. Aussi longtemps qu'il ne s'agit que d'une promesse vague les cardinaux ne songèrent point à s'opposer aux

 

(1) Quidquid laudat, vituperio dignum est; quidquid cogitat, vanum; quidquid loquitur, falsum; quidquid improbat, bonum ; quidquid extollit, infame est. Bzovius, ann. 1334, n. 2.

(2) Ptol. de Lucque.s. Hist. eccles. liv. XXIV, c. XLIII.

(3) Raynald, ann. 1335 no. 3.

 

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intentions du Pape. Mais lorsque vint le moment de donner une réponse définitive, une violente opposition contre le retour à Rome se forma dans le Conseil. Trois Cardinaux, agents secrets de Philippe de Valois, dit-on, s'efforcèrent de démontrer d'une manière péremptoire que le Saint-Siège devait rester en France. Benoît XII céda, et la députation romaine reçut une réponse négative (1).

Tous les historiens ont loué la piété de Benoît XII, son amour pour l'Église et sa charité. Il était animé à un degré extraordinaire du sentiment du devoir ; et son caractère y puisait en certaines circonstances une énergie dont on voit peu d'exemples. Lorsqu'il s'agissait de droit et de justice, il n'avait égard à aucune influence. Les sollicitations importunes des grands ne le portèrent jamais à agir contre sa conscience. Il avait un grand mépris pour ces sortes de faiblesses; et ne comprenait pas qu'on pût faire passer les intérêts des hommes avant ceux de Dieu : « Si j'avais deux âmes, dit-il un jour au roi de France, je pourrais vous en sa-

(1) Raynald, ann. 1325, n°5.

 

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crifier une; mais je n'en ai qu'une et je tiens à la garder (1). »

Lorsque Benoît XII mourut après un Pontificat de sept ans, quatre mois et six jours, le 24 avril 1342, il fut pleuré par tous les peuples, car ils avaient éprouvé son amour et le considéraient comme un Saint.

Les Cardinaux élurent comme successeur de Benoît XII, leur collègue Pierre Roger, qui prit le nom de Clément VI. Avec lui la Cour romaine changea bientôt d'aspect. Des meubles magnifiques, de brillants équipages et une étiquette princière remplacèrent la simplicité et la sévérité des mœurs d'autrefois. Mais cet éclat extérieur brillait moins que les aimables qualités de Clément VI, son grand cœur, sa noblesse d'âme, et sa générosité. Personne ne s'adressait en vain à lui, et, lorsqu'il était contraint de répondre par un refus, il le faisait d'une manière si aimable qu'on trouvait de la consolation dans son refus même.

Aussitôt que les Romains eurent connaissance de l'élection de Clément VI, l'occasion leur parut favorable pour renouveler leur sol-

 

(1) Baluze, Vies des Papes d'Avignon, p. 230,

 

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licitations et demander le retour du Saint-Père à Rome. Ils lui envoyèrent donc une députation que le Pape reçut avec la politesse et la grâce qu'il savait habilement déployer dans ces circonstances. Les députés, outre le retour à Rome, firent encore deux autres propositions au Pape : en premier lieu, d'accepter le titre de sénateur de la ville, non comme Pape, mais comme chevalier Roger ; en second lieu de transformer le jubilé centenaire en un jubilé de cinquante ans. Clément concéda ces deux points, mais il éluda la question de son retour à Rome, et donna aux députés l'assurance qu'il désirait plus que personne le rétablissement de la résidence du Pape dans son centre naturel, qu'il saisirait avec ardeur le moment favorable à la réalisation de ce vœu, mais que ce moment ne lui paraissait pas encore venu (1).

Sous le rapport politique, la position du nouveau Pape était fort difficile ; connaissant la ruse et la violence du roi de France dès qu'il s'agissait d'empêcher tout retour à Rome, il n'osa faire aucune tentative sérieuse pour briser ses fers, et il continua à construire le magnifique palais

 

(1) Baluze, Vies des Papes d'Avignon, t. III, p. 287.

 

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que Benoît XII avait laissé inachevé. A la vérité Clément ne se souciait pas de quitter les sites pittoresques du Comtat-Venaissin, non plus que la ville d'Avignon si paisible et si hospitalière, son beau palais et sa Cour brillante, pour s'installer dans la Rome déserte, où l'attendaient la lutte des partis, le désordre et un peuple remuant et indocile.

Telle était la situation lorsque Brigitte arriva en Italie. Jetons encore un regard sur le caractère de notre Sainte avant de la suivre dans ses premières pérégrinations à travers les rues désertes de Rome. Si nous cherchons à connaître les obstacles, les difficultés et les défauts de caractère contre lesquels Brigitte eut à lutter, nous éprouverons une admiration d'autant plus grande pour ses vertus héroïques.

Vastovius nous dépeint Brigitte de la manière suivante : « Elevée sous le ciel sombre de la Scandinavie, elle avait dans sa vertu quelque chose de rude qui correspondait au climat qui l'avait vue naître. Rien que l'énumération de ses pénitences nous donnerait le frisson ou nous ferait croire à de pures inventions, si l'on ne savait que l'amour divin élève la nature hu-

 

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mairie au-dessus d'elle-même. D'ailleurs Brigitte n'était dure que pour elle-même et dans son intérieur ; dans ses relations avec le monde, elle ne montrait que de la modestie, de la docilité, de la charité et même des manières agréables (1). » La dureté et la rudesse naturelles du caractère de la Sainte étaient en réalité adoucies par les mœurs les plus polies et une certaine amabilité par lesquelles elle savait gagner les cœurs, à la cour aussi bien qu'au sein de sa famille. Sévère envers elle-même jusqu'à l'excès, elle sut toujours être douce et indulgente envers les autres.

Quelque grand que fût son zèle pour les âmes, notre Sainte trouva des difficultés presque insurmontables à se montrer publiquement et à blâmer sans crainte les crimes des princes et des peuples. L'austère princesse du Nord n'avait pas le tempérament ardent d'une sainte Catherine de Sienne, ou de sainte Thérèse élevée sous le soleil brûlant de l'Espagne. Ce que leur enthousiasme naturel rendait facile à ces vierges héroïques, devenait extrêmement difficile au caractère plus calme de la fille du

 

(1) Vastovius, Vies des Saints de Scandinavie, 1623.

 

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Nord ; plus d'une fois le Seigneur dut ranimer son courage chancelant et l'exhorter à avertir, à menacer et à châtier malgré tous ces obstacles.

Elevée dans les préjugés et les idées si aristocratiques de la noblesse suédoise, elle était naturellement portée à l'orgueil. Nous avons déjà vu jusqu'à quel point la Sainte savait le réprimer ; mais il survivait toujours, et plus d'une fois encore elle dut le combattre par des actes d'une humilité héroïque. Son bon Ange déclare qu'elle a le cœur quelque peu arrogant et prétentieux (1), et Brigitte elle-même nous fait part, avec la simplicité qui est le propre des Saints, de l'entretien suivant qu'elle eut à ce sujet avec la Mère de Dieu, « La Sainte-Vierge me demanda : «  Que disent les femmes orgueilleuses dans ton royaume? » Je répondis : « J'en suis une; c'est pourquoi j'ai honte de « parler en votre présence. » Et Marie reprit : « Bien que je le sache mieux que toi, je veux ce cependant te l'entendre dire. » Je répondis là-dessus : «  Lorsqu'on nous prêchait la vraie humilité, nous disions : nos parents nous ont

 

(1) Révélations I, 12.

 

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légué de vastes possessions et des mœurs polies, pourquoi ne les imiterions-nous pas? Notre mère également tenait dans le monde un rang distingué ; elle était vêtue richement, elle avait beaucoup de serviteurs, et nous éleva au milieu des honneurs mondains ; pourquoi ne laisserais-je pas semblable héritage à ma fille, à laquelle j'ai enseigné à se tenir avec noblesse, à vivre au sein des plaisirs et à mourir entourée d'honneur et d'éclat (1)? » Ces sentiments que Brigitte s'attribuait ici à elle-même, avaient été du moins ceux des puissants et orgueilleux Folkunger, ses ancêtres ; c'étaient les sentiments de la noblesse suédoise et la princesse de Néricie avait été élevée sous l'influence de ce milieu. Brigitte aimait aussi la grande indépendance, et tout l'y autorisait : une naissance illustre, la richesse, le rang, sa position à la Cour, enfin son puissant empire sur tous ceux qui étaient en relation avec elle: Et cependant, après la mort de son mari, nous la voyons choisir pour elle-même une dépendance absolue. Elle obéit aux directeurs de son âme d'une

 

(1) Révélations VI, 52

 

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façon qui semble dépasser encore l'obéissance d'une Religieuse, Quoique notre Sainte ne connût jamais le bonheur de vivre dans les murs paisibles d'un couvent, sa dépendance et son obéissance envers ceux qui tenaient la place de Dieu auprès d'elle ne connaissaient point de bornes. Une gravité particulière et une profonde humilité vis-à-vis de ses directeurs spirituels la caractérisent d'une façon toute spéciale. La grande vénération quelle éprouvait pour eux ne lui permit jamais d'être avec eux en rapports intimes, comme l'avaient été sainte Paule avec saint Jérôme, Olympiade avec saint Chrysostome, et plus tard saint François de Sales avec sainte Françoise de Chantal. Le caractère sérieux de la fille du Nord était bien pour quelque chose dans cette réserve ; mais, au fond, elle provenait surtout de la profonde vénération qu'elle eut toujours pour ses directeurs spirituels. Elle fut toujours, comme une fille obéissante et sincère, aux pieds de ceux qui tenaient la place de Dieu auprès d'elle.

Son caractère était trop sérieux pour qu'elle fût portée à s'attacher à qui que ce fût avec trop de vivacité. Brigitte vivait dans un complet

 

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détachement des créatures. Son existence se passait tout entière au ciel, et elle vécut en relation très intime avec les esprits bienheureux. Sur une simple salutation de sa part, à sa plus petite prière, le ciel s'ouvrait pour lui envoyer celui de ses habitants qu'elle avait invoqué.

Telle est en traits abrégés la physionomie de la Sainte, que nous verrons maintenant à Rome, au centre de l'univers chrétien, se mêler d'une façon toute merveilleuse aux événements de l'Église et du monde.

Tous les yeux étaient fixés sur Avignon ; les meilleurs citoyens romains priaient sans cesse pour le retour du Saint-Père à Rome, Mais jusqu'à ce jour le noble Etienne Colonna et le • célèbre poète Pétrarque étaient les seuls qui missent quelque activité à cette œuvre. En vain ce dernier déployait-il sa brillante éloquence dans les longs entretiens qu'il avait avec Clément VI à Avignon. En vain sa riche imagination inventait-elle les expressions les plus touchantes, et son génie poétique créait-il des chants admirables; Clément ne lui donnait toujours que des réponses évasives.

Voici que maintenant Brigitte, une Sainte,

 

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entre en lice et oppose les armes de la prière à la ruse et aux intrigues de la politique française ; grâce à ce moyen elle eut raison de la force et de la puissance du roi de France.

Brigitte avait reçu de Dieu l'ordre de se rendre à Rome et d'y rester jusqu'à ce qu'elle y eût vu le Pape ; elle savait donc qu'il viendrait et qu'elle aurait un jour le bonheur, dont elle était alors si cruellement privée, de baiser ses pieds et de recevoir sa bénédiction.

 

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CHAPITRE XV - Brigitte .et ses compagnons à Rome. Efforts de la Sainte pour apaiser la colère de Dieu. Clément VI.

 

Le renom de sainteté que Brigitte s'était acquis en Suède par ses merveilleuses révélations et ses rares vertus, la suivit aussi en Italie, et tous les amis de Dieu, en grand nombre encore à Rome, saluèrent avec une joie intime l'arrivée de la princesse suédoise. Elle trouva pour elle et ses compagnons un logement convenable dans une maison attenant à l'église de Saint-Laurent in Damaso. Le quartier dans lequel était située cette maison ainsi que le palais du Cardinal-Vicaire, à qui elle appartenait était le douzième arrondissement appelé communément quartier di Parione (1),

(1) Le docteur Sighardt a dépeint de la manière suivante, après son retour de Rome en 1864, l’état actuel de la demeure

 

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Brigitte s'installa d'une façon aussi modeste que possible, et ne sortit jamais qu'accompagnée d'un des prêtres qui étaient venus avec elle. Elle avait toujours auprès d'elle, dit Alphonse de Jaen, deux pères spirituels d'un âge mûr, vertueux, chastes et expérimentés, qui lui restèrent attachés jusqu'à la mort. Il con-

 

de sainte Brigitte : « Le 8 octobre, jour de la fête de sainte Brigitte, nous allâmes nous promener au Marché aux fleurs (Campo di fiori) situé non loin du Tibre. Dans un angle de cette belle place se trouve l'église de Sainte-Brigitte et tout à côté, un petit collège, qui fut autrefois un hospice de l'Ordre de Sainte-Brigitte et une maison de pèlerins pour les Suédois; elle est occupée aujourd'hui par des Français, qui y entretiennent trois prêtres. La façade et l'intérieur de l'église étaient ornés de guirlandes. La maison et. la chambre, que la Sainte avait habitées pendant son long séjour à Pvome, étaient ouvertes au public. L'église, construite au seizième siècle, n'est pas grande, mais propre et élégante; outre le grand autel, elle renferme environ huit autels latéraux. A gauche, sur un autel, se trouve un crucifix de grandeur moyenne, qui faisait des révélations à la Sainte, et à l'autel même est fixé le dessus de table, en pierre noire, sur lequel elle écrivait ses révélations. De là nous primes un escalier à droite, et passant dans le collège nous arrivâmes à la chapelle domestique de la Sainte. Cette chapelle est ornée de tableaux représentant des traits de la vie de sainte Brigitte; au milieu de l'autel, Jésus lui présente la règle de l'Ordre. Le long des murs se trouvent des peintures du dix-septième siècle. Tout à côté est la chambre que la sainte habita avec sa fille sainte Catherine; elle est toute en bois, avec un plafond en bois et sans aucun ornement. Dans le petit autel qui y fut placé plus tard, on a incrusté des reliques de sainte Brigitte, qui sont enchâssées avec art. Cette cellule, malgré son pauvre aspect, laisse une impression agréable.

 

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venait que le chaste Époux qui confia sa Mère virginale à un jeune homme vierge, remît aussi sa nouvelle épouse entre les mains de pères vierges et vertueux (1).

La prière, la méditation, l'étude, les œuvres de charité spirituelle et corporelle remplirent les journées des pèlerins suédois durant leur long séjour à Rome, Pierre Olafson, le confesseur habituel de la Sainte, bien qu'obligé do vivre en dehors de la clôture du couvent, en observait la sainte règle avec la plus rigoureuse exactitude. Il dormait sur des planches recouvertes d'un mauvais matelas, ou sur la terre nue. Très rigoureux et très sévère pour lui-même, il était toujours plein de douceur pour autrui et paraissait ne vivre que dans le Ciel (2).

Brigitte redoubla de prières et de mortifications. Convaincue que tout acte mauvais, de grande ou de petite importance, doit être nécessairement puni par la pénitence de l'homme ou par la justice de Dieu, son zèle ne connaissait point de bornes. A l'aspect des églises dé-

 

(1) Lettre d'Alphonse, chap. III.

(2) Ex vit. Aquil. Joan Vasloviè.

 

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vastées, où les précieuses reliques des Saints demeuraient cachées au lieu d'être vénérées ; à la vue de la dissolution de tant de clercs, de la dépravation de tant de Religieux, elle était désolée. Sa douleur augmentait encore lorsqu'elle entendait, dans ses prières extatiques, les plaintes du divin Sauveur sur la ville sainte. Il lui semblait entendre résonner à ses oreilles les Impropères du Vendredi-Saint, lorsque Jésus lui disait : « O Rome, comme tu me récompenses mal des nombreux bienfaits dont je t'ai comblée (1). Ah! si tu connaissais ta misère, tu pleurerais certainement et ta joie prendrait fin. O Rome, Rome, tes murailles sont démolies, c'est pourquoi tes portes sont sans gardes ; on vend tes vases sacrés, c'est pourquoi tes autels sont déserts ; on brûle le sacrifice vivant et l'encens du matin dans le vestibule, c'est pourquoi le Saint des Saints ne répand plus sa sainte et suave odeur (2).

Sur ces entrefaites, Brigitte eut la vision suivante : Il lui sembla que la terre tout entière se présentait à ses regards ; elle y vit un grand

 

(1) Révélations, IV, 10.

(2) Révélations, III, 27.

 

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nombre de jardins plantés de roses et de lis. Dans un lieu plus spacieux, il y avait un champ d'environ cent pieds de long et cent pieds de large. Sur chaque pied de surface, sept grains de blé étaient semés, et chaque grain se reproduisait au centuple. Soudain le Fils de Dieu apparaissant lui dit : « Je veux te donner l'intelligence de ce que tu as vu. La terre figure tous les lieux où règne aujourd'hui la foi chrétienne, et les jardins représentent ceux où les Saints de Dieu ont reçu leurs couronnes. Néanmoins il y a eu dans les pays païens, à Jérusalem et ailleurs, un grand nombre d'élus dont le lieu de repos ne t'a pas été montré. Le champ qui a cent pieds de long et cent pieds de large représente Rome. Si tous les jardins de la terre étaient réunis, ils ne seraient certainement pas plus grands que Rome, qui compte, à elle seule, autant de martyrs qu'eux tous ; car elle est la terre choisie de l'amour de Dieu. Le froment que tu as vu semé dans chaque pied de terrain représente ceux qui sont entrés au ciel par la mortification de la chair, par la contrition et l'innocence de la vie. Les roses sont les martyrs empourprés de leur sang. Les lis sont

 

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les confesseurs qui ont prêché la foi par la parole et qui l'ont confirmée par les œuvres. Mais maintenant je puis parler de Rome comme le Prophète parlait autrefois de Jérusalem. Jadis, disait-il, la justice habitait en son sein et ses princes étaient les princes de la paix ; maintenant, au contraire, elle n'est plus qu'un monceau d'ordures, et ses princes sont homicides. Rome était autrefois comme une étoffe teinte des plus belles couleurs et tissée du fil le plus précieux. Son sol était teint de couleur rouge, c'est-à-dire du sang des martyrs, et tissé, c'est-à-dire mêlé avec les ossements des Saints. Mais aujourd'hui ses portes sont désertes, parce que leurs défenseurs et leurs gardiens se sont portés vers le mal. Ses murs sont écroulés et sans garde, parce qu'on n'a plus nul souci de la perte des âmes; car le clergé et le peuple, qui devraient être les murs de Dieu, sont dispersés çà et là ne cherchant plus qu'à satisfaire leurs basses convoitises. Ses vases sacrés se vendent avec mépris, parce qu'on administre les sacrements de Dieu pour de l'argent et des faveurs mondaines. Les autels sont désolés parce que ceux qui touchent les vases sacrés ont les mains

 

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vides de l'amour de Dieu, et parce que leurs yeux ne voient que la valeur matérielle des offrandes ; et bien qu'ils aient Dieu véritablement en leurs mains, leurs cœurs néanmoins sont vides de Dieu, parce qu'ils les ont pleins des vanités d'ici-bas. Le Saint des Saints, où autrefois on consommait le grand sacrifice, symbolise le désir de voir et de posséder Dieu ; c'est de là que devait s'élever l'amour de Dieu et du prochain, ainsi que le doux parfum de la continence parfaite et de la vertu. Mais actuellement le sacrifice s'accomplit dans le parvis, c'est-à-dire dans le monde; car l'amour des choses divines est changé en incontinence et en vanité mondaine. Tel est l'état de Rome que tes yeux contemplent aujourd'hui ; car beaucoup d'autels sont ravagés et le sacrifice est consommé dans les tavernes. Ceux qui offrent le sacrifice servent le monde plus que leur Dieu. Tu sauras cependant que, depuis le temps de l'humble Pierre jusqu'au moment où Boniface fit asseoir l'orgueil sur le trône, une quantité innombrable d'âmes est montée au ciel. Maintenant encore les amis de Dieu ne manquent pas à Rome ; et, si on les aidait, ils

 

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élèveraient leurs voix vers le Seigneur, et il aurait pitié d'eux (1). »

Bientôt après, notre Sainte fut honorée d'une apparition de la Très-Sainte Vierge, dont les lèvres laissèrent échapper ces paroles terriblement sévères ; « Rome est comme un champ où l'ivraie a poussé en abondance. C'est pourquoi elle doit être purifiée, premièrement, par le tranchant du fer, puis par le feu, et enfin, la charrue devra y passer. J'agirai avec vous comme quelqu'un qui transplante des plantes. Tel sera le châtiment de cette ville ; c'est comme si le Juge prononçait la sentence suivante : Que toute sa peau soit arrachée, que tout le sang soit retiré de son corps, que son corps soit coupé en morceaux et que ses os soient brisés de telle sorte que la moelle puisse s'en échapper (2). »

Pour conjurer ces terribles menaces d'un châtiment qui ne devait éclater que trop tôt, Brigitte offrait ses larmes et ses ferventes prières en faveur de la pauvre Rome délaissée : « O Mère de miséricorde, implorait-elle

 

(1) Révélations. III, 27.

(2) Révélations, IV, 57,

 

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sans cesse, ayez pitié d'eux, intercédez pour eux (1). O mon Dieu très doux, je vous supplie pour les pécheurs au nombre desquels je compte aussi, afin que vous daigniez les prendre en pitié (2).»

Alors le Seigneur la consola de nouveau en lui promettant d'admettre les pénitents à la réconciliation et en l'assurant qu'il avait toujours la même volonté de sauver les pécheurs, comme au jour où il mourut pour eux sur la croix ; il rappela enfin qu'il était toujours Celui qui avait pardonné et ouvert le ciel au larron qui demandait miséricorde (3).

C'est ainsi que la crainte et l'espérance, la douleur et la joie alternaient dans le cœur de sainte Brigitte; la joie, à cause des grandes indulgences, qu'elle pouvait gagner à Rome, et des reliques innombrables des saints martyrs au milieu desquelles elle vivait maintenant ; la douleur, lorsqu'elle voyait combien peu étaient honorées ces saintes reliques, objet de sa plus profonde vénération, combien même elles

 

(1) Révélations, III, 29.

(2) Révélations, III, 23.

(3) Révélations, IV, 10.

 

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étaient méprisées et honteusement profanées. Dans son profond chagrin, elle se tournait avec une confiance d'enfant vers  la Très-Sainte Vierge, et lui ouvrait ainsi son cœur : « O Marie, bien que moi-même j'aie souvent manqué de miséricorde, j'appelle cependant votre miséricorde à mon aide et je vous supplie de vouloir bien intercéder pour la sainte ville de Rome, comblée de tant de faveurs. Je vois que plusieurs églises où reposent des ossements de Saints, sont désertes. D'autres sont encore visitées, mais les cœurs et les mœurs de ceux qui y sont préposés, sont bien loin de Dieu. Obtenez qu'ils apprennent à aimer, car j'ai lu que Rome peut compter jusqu'à sept mille martyrs pour chaque jour de l'année. Et bien que leurs âmes ne jouissent pas d'une moindre gloire au ciel, alors même que leurs ossements sont méprisés sur la terre, je vous supplie cependant de faire en sorte que vos Saints et leurs reliques soient plus honorés en ce monde, et qu'ainsi la piété du peuple soit réveillée. » La Mère de Dieu répondit à la Sainte : a Si tu mesurais sur la terre cent pieds en longueur et autant en largeur, si tu ensemençais cet espace avec des grains de

 

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froment si rapprochés les uns des autres qu'il n'y eût que l'intervalle d'un doigt d'un grain à un autre, et que chaque grain donnât du fruit au centuple, le nombre des martyrs et des confesseurs de Rome, depuis le jour où Pierre y entra avec humilité, jusqu'à celui où Célestin quitta l'orgueil du trône pour retourner à sa vie solitaire (1) serait plus grand encore que celui de tous, ces grains. » Marie raconta ensuite à Brigitte, que du temps de Romulus, le fondateur de Rome, il y avait déjà dans cette ville des âmes justes et bonnes qui s'efforçaient d'aimer Dieu, le Créateur de toutes choses, et de le servir autant qu'il était en leur pouvoir ; que plus tard, après l'expansion du christianisme, des

 

(1) Après la mort de Nicolas IV, on éleva au trône pontifical Pierre Morone, un pauvre et saint moine, sous le nom de Célestin V. Accoutumé à, une vie toute contemplative, ce Pape ne tarda pas à se croire incapable de diriger la barque de saint Pierre pendant les tempêtes du treizième siècle; il renonça donc à une charge qui lui parut trop lourde à porter.

Le 13 décembre 1291, le saint Père réunit les Cardinaux en un Consistoire; il parut au milieu d'eux revêtu des vêtements pontificaux et lut lui-même l'acte de son abdication. Il déposa ensuite ses insignes, reprit le grossier habit d'ermite et quitta l'assemblée, qui l'accompagna de ses larmes et recommanda aux prières de Pierre Morone l'Église restée orpheline. On raconte qu'au moment de descendre du trône pontifical, il guérit un paralytique. (Card. S. Georgie Op. met., liv, III, c. XII Rubeo. Vila Bonifocie VIII. p. 13.)

 

 

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âmes en quantité innombrable étaient arrivées, dans cette ville, à une vertu, à une perfection et à une sainteté de plus en plus élevée (1). L'expression « siège d'orgueil » dont Jésus et Marie s'étaient servis à plusieurs reprises pour désigner le Siège de saint Pierre, exprime le déplaisir que Dieu éprouvait de l'éclat et de la magnificence dont s'entourait le Pape alors régnant. Ces paroles pénétrèrent profondément dans l'âme de Brigitte ; car elle ne comprenait que trop bien le contraste qui existait entre le palais d'Avignon, la splendeur de la Cour de Clément VI, et la simplicité apostolique qui devait distinguer les successeurs de saint Pierre. A la vérité, elle priait, mais elle était non moins résolue d'agir et de faire tout ce qui dépendait d'elle pour déterminer le Pape h revenir à Rome, En même temps son âme si humble vit combien il lui serait difficile d'exercer une action décisive sur les événements du monde ; elle ne voulait point devenir l'institutrice des peuples ni l’Ange-gardien des Papes d'Avignon, chargé de les avertir et de les exhorter ; et si, néanmoins, fidèle à la voix du Sei-

(1) Révélations III, 27.

 

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gneur, elle accepta ce rôle, la mission qui lui fat imposée correspondait si peu à ses désirs et à ses penchants naturels, qu'elle n'adressa jamais aux Vicaires de Jésus-Christ les révélations qu'elle avait reçues pour eux, sans y avoir été contrainte par un ordre exprès du Seigneur.

Bientôt après son arrivée à Rome, Brigitte écrivit au Pape Clément, sur l'ordre et au nom de Jésus, ce qui suit : « Je t'ai élevé et laissé monter au faîte de tous les honneurs. Lève-toi donc pour mettre la paix entre les rois de France et d'Angleterre, qui sont semblables a des bêtes féroces et qui trahissent les âmes. Viens ensuite en Italie prêcher la parole de Dieu et annoncer l'année du salut et de l’amour divin ; viens fouler de nouveau sous tes pas les rues arrosées du sang de mes martyrs, et je te donnerai une récompense qui n'aura pas de fin. Rappelle-toi les temps passés où, tandis que tu m'excitais témérairement à la colère, je me taisais ; où tu faisais ce que tu voulais et non ce que tu devais, tandis que moi-même je suis resté patient, semblable a un juge qui ne juge pas. Mais mon heure approche, et je viens te demander compte du mauvais emploi de ton temps et de ton au-

 

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dace. De même que je t'ai laissé monter tous les degrés, de même je te ferai descendre d'autres degrés d'un ordre spirituel ; tu en feras l'expérience dans ton corps et dans ton âme, si tu n'obéis pas à mes paroles. Ta langue verbeuse se taira, et le nom que tu portes sur terre, sera en oubli et en opprobre devant ma face et celle de mes Saints. Je te demanderai compte aussi de ton indignité avec laquelle, bien qu'avec ma permission, tu as parcouru tous les degrés des honneurs ; ce dont je me souviens mieux que ta conscience si négligente. J'examinerai encore jusqu'à quel point tu as été lâche pour rétablir la paix entre les rois et quelle injuste faveur tu as accordée à un parti. Je n'oublierai pas que de ton temps l'ambition et la cupidité florissaient dans l'Église et s'y multipliaient, et que tu aurais pu réformer et améliorer beaucoup de choses. Mais toi, qui aimes la chair, tu n'as pas voulu agir. Lève-toi donc avant que ta dernière heure ne vienne à sonner, et efface maintenant par ton zèle les négligences des temps passés. Que si tu as des doutes sur la nature de l'esprit qui a dicté ces paroles, sache que la personne qui te les transmet et que le royaume

 

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d'où elle vient sont connus ; il s'y est opéré par elle des prodiges et des choses terrifiantes; la justice et la miséricorde que je t'annonce vont venir de tous les points de la terre. Ta conscience te dit également que mes exhortations sont sages, et que mes efforts pour te persuader sont pleins de charité. Si ma patience ne t'avait supporté, tu serais déjà descendu plus bas qu'aucun de tes prédécesseurs. Scrute donc le livre de ta conscience et vois si je dis la vérité (1). »

Brigitte envoya cet écrit par un Évêque de ses amis, à Clément VI, à Avignon. La situation de ce Pape était des plus difficiles sous le rapport politique, car l'Europe tout entière se trouvait dans des embarras inextricables. En Espagne, les rois de Castille et d'Aragon préparaient des événements terribles, par leur cruauté et leur ambition; l'Angleterre et la France recommençaient leurs anciennes hostilités, et, en Allemagne, l'irritation contre la cour d'Avignon allait grandissant, à la suite de la querelle de Louis de Bavière avec la curie. Clément VI, loin de dédaigner les avertissements de la princesse du

 

(1) Révélations, VI, 63.

 

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Nord, dont il connaissait depuis longtemps les merveilleuses révélations et les rares vertus, s'entremit avec le plus grand zèle pour rétablir peu à peu la paix. Mais, malgré ses efforts et son habileté, il ne parvint pas à ramener la paix entre les partis. Les Anglais l'accusèrent de partialité envers la France; ce reproche n'était pas sans fondement, et Jésus-Christ lui-même le lui avait fait dans la lettre de Brigitte. Tout ce qu'on put obtenir ce fut une trêve de trois ans, qui ne fut même pas respectée (1). Quant à son retour à Rome, Clément ne voulut pas en entendre parler ; il chercha toujours à éluder cette question, et enchaîna de plus en plus la Papauté à la France en nommant des Cardinaux français.

Brigitte qui voyait empirer le triste état des choses à Rome, écrivit à Alphonse, Évêque de Jaen, pour l'engager à faire part au Pape de la condition misérable où se trouvait plongée la ville sainte. Sa lettre commençait ainsi : « Vénéré Père, entre autres communications qu'il y a lieu de faire à Notre Très-Saint Seigneur, le

 

(1) Baluze, Vitœ Pap. Avenn., t. III, p. 284.

 

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Pape, il importe de l'instruire de la situation déplorable dans laquelle se trouve la ville, qui, tant au spirituel qu'au temporel, était autrefois si heureuse,

« Aujourd'hui elle est au comble du malheur moral et matériel. Elle est malheureuse matériellement, parce que ses princes temporels, qui devraient être ses défenseurs, sont devenus ses plus cruels spoliateurs. C'est pourquoi ses maisons sont dévastées, et la désolation règne dans beaucoup d'églises où reposent les ossements bénis des Saints, de ces Saints qui opèrent d'amirables prodiges, et dont les âmes sont magnifiquement couronnées dans le royaume de Dieu. Ses temples aussi, après avoir vu s'écrouler leurs dômes et violer leurs portes, ont été transformés en étables. Cette ville est malheureuse au spirituel, parce qu'un grand nombre d'ordonnances, que de saints Papes avaient établies sous l'inspiration du Saint-Esprit, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, sont aujourd'hui abolies. En revanche, une foule d'abus se sont introduits à l'instigation de l'Esprit mauvais, pour déshonorer Dieu et pour perdre les âmes. »

 

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Brigitte cite ensuite avec la plus grande précision différentes lois ecclésiastiques, et montre de quelle manière elles ont été transgressées et par quels abus elles ont perdu leur force. Elle peint tout cela avec les couleurs les plus vives, se plaint amèrement de la décadence des Ordres religieux et de la mauvaise foi avec laquelle une masse de laïques foulent aux pieds les commandements de Dieu et de sa sainte Église, et elle termine enfin en disant: « Ne soyez donc pas étonné, vénérable Père, si j'appelle Rome une ville malheureuse, à cause des abus que je vous signale et de tant d'autres encore. Il est à craindre que la foi catholique ne disparaisse dans un avenir prochain, s'il ne vient un homme qui, aimant ouvertement Dieu par-dessus tout et le prochain comme lui-même, abolisse tous les abus. Ayez donc compassion de l'Église et de son clergé, que Dieu aime de tout son cœur, en même temps qu'il a en horreur les coutumes pernicieuses. Devenus orphelins, pour ainsi dire, par l'absence du Pape, l'Église et le clergé n'en ont pas moins défendu le siège du Père commun comme il convient à des fils, et ils ont résisté avec sa-

 

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gesse aux traîtres en restant fermes au milieu de grandes tribulations (1). »

Tout en restant en France, Clément fit tout ce qu'il put pour améliorer la situation de Rome ; mais il refusa obstinément la seule chose que Brigitte et le monde entier espéraient de lui, c'est-à-dire son retour à Rome ; et ce fut en vain que la Sainte lui adressa sans cesse la même supplication : «  Quittez Avignon ; revenez dans la ville des Apôtres. » Pour la consoler de l'insuccès de ses efforts, le premier et le plus saint de tous les Papes, saint Pierre daigna lui apparaître. Il lui parla avec une affection toute paternelle, et ranima ses espérances en lui disant : « Je te certifie que tu seras encore en vie, quand on entendra crier ici : Vive le Vicaire de Jésus-Christ! Et tu le verras de tes yeux; car je minerai la montagne des délices, et ceux qui y sont assis en descendront. Quant à ceux qui ne voudront pas en descendre de bon gré, ils y seront contraints contre l'attente de tous. Car Dieu veut être exalté avec vérité et avec miséricorde (2). »

 

(1) Révélations IV, 33.

(2) Révélations IV, 4.

 

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Brigitte que son inclination naturelle portait toujours à la prière et à la contemplation, et qui vivait presque exclusivement dans les extases et les visions, ressentit une profonde douleur de ne pouvoir visiter, à cause du peu de sécurité des rues de Rome, les quelques églises qui étaient encore consacrées à l'exercice du culte divin.

Dieu ne voulut pas laisser plus longtemps stériles les désirs de la Sainte. Dès la première année de son séjour à Rome, cette ville devint le théâtre d'une révolution aussi inattendue qu'étrange, révolution qui eut pour résultat d'anéantir la puissance despotique des barons, et de rétablir, pour quelque temps du moins, la tranquillité, l’ordre et la sécurité.

 

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CHAPITRE XVI - Cola de Rienzo. — Brigitte visite les églises de Rome. Nouvelles grâces (1347-1350).

 

L'état misérable de Rome réveilla chez quelques nobles âmes de ce temps-là le souvenir de l'ancienne Rome, jadis si glorieuse et si déchue alors. Il y avait des coeurs généreux qui frémissaient d'horreur à la vue de ces ruines qu'une poignée de tyrans se disputait, et ils songeaient très sérieusement à une restauration. Un homme surtout se crut appelé à remplir cette tâche : c'était Nicolas Gabrini, connu sous le nom de Cola di Rienzo, abréviation de Nicolas Lorenzo (1).

Cola était de basse origine, mais doué d'une rare intelligence; il s'occupait beaucoup de l'étude de l'antiquité. Sa brillante imagination

 

(1) Cristophe, Histoire de la papauté t. VIII, p. 112.

 

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le persuadait qu'il était capable de faire renaître le passé de Rome, et qu'en cas d'insuccès, il parviendrait au moins à opérer une étonnante révolution dans l'état présent. Rienzo possédait le talent, rare alors, d'exprimer sa pensée avec facilité et sans préparation, d'une manière saisissante et passionnée ; ce qui lui donnait une grande influence sur le peuple. Néanmoins il ne joua point de rôle politique avant 1344. A cette époque, un de ses frères fut assassiné. Il poursuivit en vain le châtiment de ce crime, et pour se venger, il résolut de se jeter dans la vie publique et de délivrer sa patrie de la tyrannie qui l'accablait. Une occasion favorable s'offrit bientôt. Les treize citoyens ou seigneurs à bannière qui administraient les treize quartiers de la ville, envoyèrent une seconde députation à Clément VI, pour le supplier de nouveau de revenir dans la capitale de la chrétienté. Rienzo réussit à en faire partie et se rendit à Avignon. Dans une des nombreuses audiences que le Pape lui accorda, il dépeignit avec une éloquence si brillante et des couleurs si vives les injustices, les brigandages et les cruautés de la noblesse romaine et la ruine so-

 

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ciale qui en était résultée, que Clément, saisi d'indignation contre les barons; nomma Rienzo, qui paraissait si dévoué au bonheur de Rome, Notaire du Siège Apostolique dans la Ville-Sainte. Peu après, celui-ci retourna à Rome et y exerça sa nouvelle charge avec beaucoup de désintéressement et de justice. Sa protestation courageuse contre la corruption générale ne tarda pas à lui gagner la faveur du peuple, dont il s'efforçait d'attiser la haine contre la noblesse par d'ardents discours. En 1347, il se sentit assez puissant pour oser frapper un coup décisif. Il avait su mettre le peuple complètement de son parti, tandis que l'orgueilleuse noblesse de Rome l'estimait peu et le craignait encore moins.

La révolution était déjà accomplie dans les esprits; il ne restait plus qu'à la faire passer dans les faits. L'occasion favorable ne tarda pas à se présenter. La plupart des barons étaient hors de Rome vers la fin du mois d'avril (1), Cola di Rienzo mit à profit l'absence de ses adversaires ; il rassembla le peuple au Capitole

 

(1) Les Romains ont encore aujourd'hui l'habitude d'aller se distraire à la campagne aux mois d'avril et de mai.

 

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et lui fit donner lecture des articles de la nouvelle Constitution, qui devait ramener Tordre dans la république. On le couvrit d'applaudissements et personne n'osa protester, car l'exaltation du peuple eût brisé toute résistance. Rienzo était devenu maître de Rome ; il mit la main sur tous les quartiers de la ville et reçut du peuple les titres de Tribun et de Libérateur, qu'il partagea avec Raymond d'Orvieto, le représentant du Pape.

Clément était trop prudent pour ne pas reconnaître qu'il devait se contenter de ce qu'on voulût bien soumettre à son approbation un changement qui s'était produit à son insu,

Dans l'intervalle, Rome avait complètement changé d'aspect; l'ordre, la tranquilité et la justice y régnaient de nouveau. Les barons, rendus responsables de leurs crimes, n'avaient plus le courage de troubler la paix publique. La sécurité était rendue à la ville et les lois avaient repris leur empire. On établit dans tous les quartiers des greniers remplis de blé pour les besoins des habitants. Les églises furent restaurées, les nobles furent obligés de veiller à ]a sûreté des rues, et les pèlerins chrétiens

 

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purent de nouveau visiter les sanctuaires de Rome sans être molestés.

Notre Sainte fut extrêmement heureuse de ce revirement inespéré. Les reliques bénies des Saints de Dieu, qui lui étaient si chères, n'étaient plus livrées à la profanation. Brigitte pouvait visiter les sanctuaires et donner satisfaction aux aspirations de son cœur : « Sans faire attention au froid rigoureux, ni à l'ardeur du soleil, ni aux difficultés d'un chemin fatigant, ni à la neige, ni à la pluie, ni à la grêle, elle faisait chaque jour les stations déterminées par l'Église et visitait divers autres sanctuaires, allant toujours à pied, bien que sa position lui eût permis de monter à cheval et que la marche excédât les forces de son corps épuisé (1). » .

C'est en cela qu'elle trouvait son bonheur, sa joie la plus douce, et toute occupation qui l'en détournait lui devenait un fardeau.

Suivant le désir exprimé par son confesseur, Brigitte, dès son arrivée à Rome, s'était mise à l'étude de la langue latine. Pierre d'Alvastra la lui enseigna, et non seulement, elle parvint

 

(1) Bulle da canonisation.   .

 

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à la comprendre en peu de temps, mais elle sut encore la parler facilement et correctement. Cependant l'étude aride de la grammaire, à laquelle Pierre l'astreignait, n'était point du goût de cette âme tout extatique, et elle aimait bien mieux visiter les églises que de s'occuper des règles de la langue latine. Un jour qu'elle s'en affligeait, la Mère de Dieu lui dit : « Pourquoi, ma fille, es-tu si abattue? » Brigitte répondit en toute simplicité : « Ma chère Dame, je suis triste parce que je ne visite pas les lieux saints qui sont à Rome. » Et Marie repartit : « Il t'est bien permis de les visiter avec humilité et une pieuse vénération ; car à Rome, les Indulgences que les Saints de Dieu ont obtenues de mon Fils par leur sang glorieux et leurs prières, sont plus grandes que les hommes ne peuvent le croire. Cependant, ma fille, n'abandonne pas pour cela l'étude de la grammaire, ni l'obéissance envers ton père spirituel (1). »

Si toute âme chrétienne trouve déjà une si grande joie à prier sur les tombeaux des Princes des Apôtres, à visiter les églises de Rome et à vénérer pieusement les glorieuses reliques

 

(1)   Révélations VI, 105.

 

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des Saints de Dieu, nous pouvons comprendre ou du moins deviner les délices inexprimables que goûtait notre Bienheureuse dans la Ville éternelle, et avec quelle force elle était sans cesse attirée vers ces lieux saints, où l'attendaient des grâces si merveilleuses.

Brigitte s'était assimilée d'une façon spéciale toute la sainte mystique de Tannée ecclésiastique, et il est historiquement prouvé que beaucoup d'apparitions de Saints dont elle fut honorée, coïncidaient avec leurs fêtes. De même, ses visions et ses révélations sur les mystères de la vie de Jésus et de Marie, venaient habituellement la réjouir aux jours où l'Église célèbre ces mystères dans son Office et sa liturgie.

Nous ne citerons ici que quelques-unes des grâces et des faveurs innombrables dont Dieu comblait sa fidèle servante.

Lors d'une visite à l'église de Saint-Laurent hors-les-murs, sur la route de Tivoli, pendant que la Sainte, plongée dans le recueillement, priait devant le sépulcre en marbre qui renferme les reliques de saint Laurent et de saint Etienne, ce dernier lui apparut environné d'une lumière céleste. Il lui raconta que dès sa jeunesse il

 

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avait aimé le Seigneur, et lui parla de la magnificence de la couronne qu'il possédait maintenant. Brigitte était tout heureuse de l'éclat rayonnant du martyr, quand celui-ci la quitta en lui disant : « Parce que tu te réjouis de ma gloire, tu arriveras, par ma prière, à une plus haute connaissance de Dieu, et l'Esprit de Dieu restera avec toi. Tu iras aussi à Jérusalem, le lieu de ma passion (1). »

Une fois qu'elle priait dans l'église de Sainte-Marie-Majeure, au jour même delà fête de la Purification de la Très-Sainte Vierge, elle fut soudainement ravie en esprit et vit le ciel ouvert, tout préparé comme pour une grande fêle. Elle aperçut ensuite un temple d'une rare beauté, où se tenait le vénérable vieillard Siméon, prêt à recevoir dans ses bras TEnfant-Jésus, avec un ardent désir et une joie indicible. Elle vit aussi la Très-Sainte Vierge s'approcher dans une admirable humilité, portant son divin Fils sur les bras pour l'offrir au Temple, d'après la loi du Seigneur. Puis elle aperçut une grande multitude d'Anges et de Saints; des vierges et des femmes saintes précédaient la

 

(1) Révélations, VI, 403.

 

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Mère de Dieu et l'entouraient avec une joyeuse vénération. Un Ange portait devant elle une épée longue et très large ; cette épée symbolisait les extrêmes douleurs que Marie avait endurées à la mort de son Fils bien-aimé, douleurs figurées à l'avance par le glaive dont Siméon avait dit qu'il transpercerait son âme. Tandis qu'absorbée dans la prière, l'épouse du Seigneur contemplait la joie des Bienheureux, il lui fut dit : «Vois quel honneur et quelle gloire sont rendus à la Reine du ciel en cette fête, à cause du glaive de douleur qui l'a frappée à la Passion de son cher Fils (1). » Et la vision disparut, laissant Brigitte inondée d'une félicité céleste.

Un prêtre célébrait sa première messe, un jour de Pentecôte dans une église de monastère. Brigitte qui assistait à l'Office divin, vit au moment de l'élévation du corps de Notre-Seigneur, descendre du ciel un feu qui se répandit sur tout l'autel. Elle aperçut un pain entre les mains du prêtre, dans le pain un agneau vivant, et dans l'agneau une face humaine, tout enflammée. Elle entendit alors une voix qui lui dit : « De même que tu as

 

(1) Révélation, VII, 2.

 

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vu descendre le feu sur l'autel, de même, le Saint-Esprit,» en un jour semblable à celui d'aujourd'hui, descendit sur mes Apôtres et enflamma leurs cœurs. Par la parole sacramentelle, le pain devient un agneau vivant, ce qui est mon Corps. Et la face est en l'agneau et l'agneau en la face, parce que le Père est dans le Fils, et le Fils dans le Père, et le Saint-Esprit en tous deux. » Et l'épouse du Seigneur vit encore, en la main du prêtre, à l'élévation de la sainte Eucharistie, un jeune homme d'une beauté admirable qui lui dit : « Je vous bénis, vous qui croyez, et je serai un juge pour ceux qui ne croient pas (1), »

Dans ses prières mystiques et ses révélations, Brigitte fut éclairée, dès cette époque, sur les mystères dont toute la grandeur et la suavité ne devaient être dévoilées que dans les siècles postérieurs au sien. Au sujet de l'Immaculée-Conception de la Très-Sainte Vierge Marie, le Fils de Dieu lui dit : «  Ma Mère a été si belle à sa naissance, qu'il n'y eut aucune tache en elle. Les mauvais esprits s'en aperçurent bien et en eurent un tel dépit, que du fond des enfers re-

 

(1) Révélations, VI, 108.

 

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tentit la voix unanime des démons, pour dire : « Une vierge s'avance si riche de vertus, si merveilleuse, qu'elle surpasse tous les hommes qui sont sur la terre et au ciel, et qu'elle arrivera jusqu'au trône de Dieu. Si nous nous élevons contre elle avec tous nos pièges, elle les déjoue tous ; ils se rompent comme de l'étoupe et ils se disjoignent comme de vieilles cordes. Si nous nous avançons contre elle avec toute notre malice et notre impureté, elle nous abat, comme le faucheur coupe le foin. Que si nous cherchons à lui inspirer le goût des jouissances sensuelles et des plaisirs du monde, elle rejette ces suggestions plus vite que ne s'éteint une étincelle dans un torrent impétueux (1). »

La Très-Sainte Vierge dévoila ensuite à Brigitte l'aimable mystère de l'adoration et de la vénération du divin Cœur de Jésus. Et de même qu'au treizième siècle la glorieuse sainte Gertrude avait reçu des révélations célestes sur le Cœur adorable du Fils de la Vierge Immaculée, de même ce Cœur béni devait se montrer à la nouvelle épouse du Seigneur avec son inexpri-

 

(1) Révélations, IV, 103.

 

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mable richesse d'amour et de compassion, afin qu'elle pût y trouver un refuge assuré au milieu des souffrances, des peines et des combats de la vie. La Mère de Dieu dit à Brigitte : « Le Cœur de mon Fils est suave comme du miel et immaculé comme la source la plus pure, parce que toute vertu et toute bonté procèdent de lui comme de leur source. Il est aussi tout ce qu'il y a de plus aimable et de plus doux ; car qu'est-ce qui est capable de réjouir l'homme autant que le souvenir de l'amour extraordinaire que Jésus nous a témoigné, dans l'œuvre de la Rédemption, par ses labeurs, sa doctrine, sa douceur et sa patience? Sa charité ne s'écoule pas comme l'eau : elle reste, elle dure, et embrasse tout, parce qu'elle demeure avec les hommes jusqu'au dernier moment, à tel point que le pécheur qui serait aux portes de la perdition, mais qui de là implorerait du secours, avec la volonté de s'amender, serait arraché à sa perte (1). »

Une des églises préférées de sainte Brigitte était la célèbre Basilique de l’Apôtre saint Paul

 

(1) Révélations, IV, 101.

 

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située sur la route d'Ostie. Du côté droit du chœur de ce temple, si splendide autrefois (1), se trouvait un crucifix au pied duquel notre Sainte aimait particulièrement à prier.

Un jour que, prosternée à terre, elle priait avec ferveur devant ce crucifix, Jésus lui adressa la parole du haut de la croix et promit une riche récompense à quiconque réciterait avec dévotion les quinze prières de la Passion et de la mort de Notre-Seigneur qui lui avaient été révélées au couvent d'Alvastra. C'est dans cette église surtout qu'elle aimait à contempler et à pleurer la Passion et la mort de Jésus-Christ, Abîmée dans la douleur et l'amour, elle songeait à son arrestation, à ses liens, à sa flagellation, à ses humiliations, à ses cruelles souffrances, au portement de la croix, à sa mort sur le bois ignominieux de la croix. Depuis longtemps elle désirait connaître le nombre des plaies que le corps adorable du Sauveur avait reçues. Sa piété devait être satisfaite sur ce point à Rome. Un jour que le Christ daigna parler de nouveau à Brigitte du haut de cette

 

(1) Dans la nuit du 15 au 16 juillet 1S23, ce temple magnifique devint la proie des flammes.

 

 

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croix (1), il lui dit de joindre un Pater et un Ave à chacune des quinze prières de la Passion, ajoutant que si durant une année, elle récitait journellement ces quinze Pater et Ave, elle aurait à la fin de l'année honoré de la prière dominicale et de la Salutation angélique chacune de ses plaies sacrées. A partir de ce moment et jusqu'à l'heure de sa mort, Brigitte n'a cessé de réciter chaque jour quinze Pater et quinze Ave. D'après cette révélation, le nombre des plaies de Notre-Seigneur se monte à cinq mille quatre cent soixante-quinze (2).

Lors d'une de ses nombreuses visites à la même église, le sacristain du monastère de de Saint-Paul attenant au temple, lui fit don de quelques reliques de sainte Anne, la mère de la Très-Sainte Vierge Marie. Pendant que Brigitte se demandait dans sa joie comment elle pourrait les enchâsser et les vénérer pieusement, sainte Anne lui apparut et lui dit: « Mes reliques, que vous venez de recevoir, seront

 

(1) Jusqu'à notre époque, le peuple romain avait coutume d'honorer avec dévotion cette image vénérable du crucifix, sous le nom de : Crucifix qui a parlé à sainte Brigitte.

(2) Clarus, Vie et révélations de sainte Brigitte; préface des prières révélées, t. IV, 113 et 114.

 

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une source de consolations pour ceux qui aiment, en attendant qu'il plaise à Dieu de les glorifier davantage encore à la résurrection du dernier jour (1). »

C'est ainsi que presque chaque visite d'église, chaque exercice de piété était marqué pour Brigitte d'une grâce nouvelle, d'une nouvelle faveur de la part de Dieu et de ses Saints.

 

(1) Révélations, VI, 104.

 

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CHAPITRE XVII - La peste noire. — Amour de sainte Brigitte pour le prochain. — Guérison et conversions miraculeuses. Lettres de Brigitte.

 

Pendant que Clément VI appliquait tous ses soins à arrêter la guerre qui ravageait comme un incendie la France, l'Angleterre, l'Espagne, l'Italie et l'Allemagne, l'Orient envoyait en Europe le plus terrible des fléaux, la peste. Elle avait déjà décimé la plus grande portion de l'Asie, sans que rien n'eût annoncé son arrivée en Europe, lorsqu'elle apparut tout à coup à l'embouchure du Don et dans les îles de l'Archipel. Les navires italiens qui se trouvaient dans les ports du Levant, s'effrayèrent de la violence de l'horrible épidémie et mirent aussitôt à la voile pour échapper à son influence ; mais ils n'étaient pas à mi-chemin de la traversée que déjà une grande partie des équipages avait suc-

 

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combé. Ils relâchèrent en Sicile pour y laisser leurs malades, et la mortalité se mit immédiatement à sévir dans cette île. A leur entrée dans les ports de Pise et de Gênes, les navires ne comptaient plus que quelques hommes, qui moururent aussi, dès leur débarquement. L'épidémie éclata incontinent dans ces deux villes et se répandit de là avec une rapidité effrayante en Toscane, dans la Romagne, dans le royaume de Naples et les Marches de la Lombardie. Elle franchit ensuite les montagnes, et s'étendit sur la Savoie, la Provence, le Dauphiné et la Bourgogne. En 1349, elle parcourut tous les pays situés sur le littéral de l'océan Atlantique, et en 1350, elle ravagea l'Allemagne, la Frise et la Hongrie. Elle pénétra enfin jusque dans les régions glaciales et dévasta la Russie, le Danemark, la Norwège et la Suède (1). Ce dernier pays vit ainsi dans le terrible fléau de Dieu l'accomplissement des menaces que, dans une inspiration prophétique, la princesse de Néricie avait fait entendre quelques années auparavant.

 

(1) Chron. de Piza, t. XV , p. 1020. Pétri Azarii Chron. t. II, c.3.

 

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Les épidémies du temps de Pharaon, de David, de Périclès, de saint Grégoire n'étaient rien à côté de celle-ci. Aucune de celles qui l'ont précédée ou suivie n'a immolé autant de victimes, ni enlevé aussi rapidement (1). En Allemagne et dans les pays du Nord, on l'appela la mort noire ; en Italie, on la nomma la mort violente ; toutefois elle ne sévit guère au delà de cinq mois dans le même pays.

Durant les années 1348 et 1349, ce terrible mal occupa si exclusivement la scène du monde, que bien peu d'autres événements y trouvèrent place, et que même le retour du Pape à Rome n'éveilla qu'une médiocre attention.

Durant tout le cours de l'épidémie, Clément VI fit généralement preuve de courage, de zèle et de charité, comme on pouvait l'attendre du Père commun des fidèles. Quelque précieuse que pût être à l'Église la vie de son Chef, quelque épouvantables que fussent les ravages de la maladie à Avignon, il ne songea pas à fuir. A l'exemple du bon Pasteur, il de-

 

(1) Gui de Cauliaco chirurgia, Ludgini, 1507, tract, de apost., fol. 35. Hist. Cortus, t. XII, lib IX, c. 14. Petrarch. ep. farn., lib. VIII, ep. 7, ad Socratem.

 

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meura à la tête de son troupeau. Il envoya des médecins aux pauvres, pourvut à l'alimentation publique et s'occupa de la sépulture des morts ; à cette fin il acheta un champ situé hors de la ville, et y fit construire une chapelle sous le vocable de Notre-Dame de Champfleuri, en la dotant d'un bénéfice annuel pour perpétuer le souvenir de la fondation. Il dépensa également des sommes considérables pour le transport et l'ensevelissement des cadavres, et entretint une police vigilante pour prévenir la propagation delà maladie (1). Mais la mortalité était trop grande pour permettre au Pape d'étendre ces mesures salutaires au-delà des limites de sa résidence. Il compléta ces mesures, en conférant à tous les Métropolitains le pouvoir d'accorder par eux-mêmes ou parleurs suffragants et curés une absolution générale à tous les moribonds, victimes de la peste ; il y ajouta les plus riches Indulgences pour les prêtres et les fidèles qui se dévoueraient au service corporel et spirituel des malades (2). La peste éclata à Avignon au mois de janvier et dura plus de six mois ; sept Cardi-

 

(1) Fantoni, istoria della città d'Avignone, t. II, lib. II, p. 200

(2) Baluze, Vitœ papar, t. I; p. 294.

 

 

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naux succombèrent, et, plus de cent vingt mille personnes périrent dans la ville papale et le Comtat-Venaissin. Ce que le Pape fut pour Avignon, Brigitte le fut pour Rome. Dans ce temps de désolation, sa charité et sa compassion envers les malheureux pestiférés ne connut pas de bornes; elle n'eut jamais la pensée d'abandonner la ville sainte et elle s'exposa courageusement au danger. Pierre Olafson et les deux autres prêtres suédois partagèrent avec un charitable dévouement les périls et les mérites de sainte Brigitte et, comme elle, ils furent épargnés par l'épouvantable fléau.

En Italie, la moitié environ de la population succomba. Pétrarque dit que la peste dépeupla le monde et le laissa presque sans habitants (1). On estime que, dans plus de deux cent mille villages et châteaux, il ne resta pas un être vivant.

Quand la pauvre Rome eut été ainsi, comme une terre d'ivraie, purifiée par le fer et par le feu, suivant les avertissements de la Mère de Dieu, et que la terrible épidémie se fut éloignée, un vaste champ s'offrit à la charité misé-

 

(1) Mundum omnem gentibus spoliavit... universus fere orbis sine habitatore remansit. Fam., lib. VIII, ep. 7, ad Socratem,

 

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ricordieuse de notre Sainte. On la vit parcourir les rues de la Ville éternelle en faisant le bien, comme autrefois le divin Sauveur lui-même, dont elle suivait les traces avec une si admirable fidélité (1).

Brigitte se mit à visiter les hôpitaux et à servir les malades avec un tel dévouement, que les grandes dames romaines, peu habituées à rencontrer tant d'humilité et d'abnégation chez une princesse, en demeuraient remplies d'étonnement et d'admiration. Notre Sainte rendit aux pauvres tous les services que la tendresse d'une mère peut prodiguer à ses enfants. Non seulement elle les caressait et consolait avec une bonté et une douceur inexprimables, mais elle leur préparait encore leurs aliments, lavait et racommodait leurs vêtements. Elle portait l'amour des pauvres à ce point que parfois elle se mêlait, inconnue, à la foule des pauvres pèlerins du couvent de Saint-Laurent in panis et pernât de l'Ordre de Sainte-Claire, demandait l'aumône et baisait avec gratitude le morceau de pain sec qui lui était tendu (2).

 

(1) Révélations, IV, 57.

(2) Bulle de canonisation.

 

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Surius nous raconte le trait suivant de sa charité envers les malheureux. Un jour que, selon son habitude, elle faisait les stations, elle vint à passer devant l'église de Sainte-Praxède et aperçut à l'entrée une pauvre femme qui gisait à terre sans connaissance. Brigitte essaya de la relever et de la rappeler à la vie; mais ne pouvant y réussir, elle pria le prêtre suédois, Magnus Pedersson, qui l'accompagnait, de l'aider à porter la malade à l'hospice voisin de Saint-Antoine. Magnus s'y prêta volontiers; et tous deux portèrent la pauvre femme à travers les rues de Rome, jusqu'à l'hôpital. Brigitte laissa ensuite une somme d'argent à l'administrateur de l'établissement et recommanda la malade à sa sollicitude personnelle. La sainte veuve visita souvent cette femme, qui était Norvégienne, et, après son rétablissement, elle lui donna pendant quelque temps l'hospitalité dans sa propre maison. On découvrit bientôt que cette malheureuse était sujette à de fréquents accès d'épilepsie. Brigitte, pénétrée de compassion, pria pour elle, et lui passa son rosaire autour du cou ; le terrible mal disparut instantanément et sans retour (1).

 

(1) Surius in vit. S. Birgittae, § 27.

 

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A cette époque déjà, Dieu glorifiait sa fidèle servante par de nombreux miracles, dont nous relaterons encore le suivant. A la suite d'une longue maladie, un fils de Latinos d'Orsini, à Rome, était à la mort. Les médecins l'avaient abandonné, et l'on attendait sa fin. La mère, désolée, se tenait au chevet de son fils moribond, lorsque tout à coup elle se dit à elle-même : « Oh ! si dame Brigitte venait et qu'elle pût toucher mon enfant, il guérirait! » Quelques instants après, notre Sainte entra, contre toute attente, dans la chambre du malade. Elle consola la mère affligée, et l'invita ensuite à la laisser seule avec le moribond. Quand tous les assistants se furent retirés, Brigitte pria longtemps et avec ferveur auprès du lit de l'agonisant. Puis, le touchant du bord de son vêtement, et approchant son visage de celui du malade, elle dit : « Dors, mon enfant, dors. » Elle rappela alors la mère et lui dit : « L'enfant ne mourra pas ; il repose tout doucement » Brigitte s'éloigna. Le jeune garçon se réveilla peu après, gai et content, et assura qu'il n'éprouvait plus la moindre douleur. Il raconta à ses parents que la dame étrangère venue de la

 

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Suède avait prié près de lui, qu'elle l'avait touché et guéri. Il se leva ensuite en pleine santé et alla jouer avec ses frères et sœurs.

Brigitte ne possédait pas seulement la science de guérir les maux du corps ; sa prière et sa parole étaient aussi un remède céleste pour les maladies de l'âme bien autrement graves et douloureuses.

Un baron romain qui jouissait d'une grande considération et qui ne s'était, dit-on, jamais confessé, fut atteint d'une maladie mortelle. L'épouse du Seigneur eut compassion de lui, et pria pour sa conversion. Le divin Sauveur apparut à Brigitte et lui dit : «Dis à ton confesseur d'aller visiter ce malade et de le confesser. » Pierre Olafson se hâta de se rendre auprès de lui mais il fut éconduit par le malade, qui assura qu'il n'avait besoin ni de lui ni de son ministère et qu'il s'était confessé assez fréquemment.

Le lendemain, sur l'ordre de Notre-Seigneur, Pierre retourna auprès du baron, qui lui réitéra sa réponse. Brigitte, ayant alors connu par révélation l'état d'âme de ce malheureux, envoya une troisième fois auprès de lui son confesseur, qui lui dépeignit cet état tel que Jésus-

 

283

 

Christ l'avait montré à la Sainte : «  Faites pénitence au plus tôt, lui commanda cette fois Olafson au nom de Dieu, car le Seigneur veut bien avoir pitié de vous et vous faire grâce. »

Le malade pénétré de douleur et de repentir, répondit alors : « Comment pourrez-vous me persuader que Dieu me pardonnera les crimes énormes que j'ai commis? » Le confesseur répliqua : « Votre repentir vous sauvera, je vous le jure, eussiez-vous commis des péchés plus grands encore. » Et le malade reprit : « Je désespère de mon salut, parce que je me suis livré au démon, qui a souvent conversé avec moi ; voilà pourquoi je ne me suis jamais confessé durant les soixante années de ma vie, et que je n'ai jamais reçu la Sainte Communion ; mais je veux maintenant me confesser à vous, mon Père, car je n'ai pas souvenir d'avoir jamais versé des larmes comme celles que je répands en ce moment. » Ce jour-là donc le pénitent se confessa quatre fois, et le lendemain il communia après une nouvelle confession. Le sixième jour il mourut d'une sainte mort. A son entrée dans l'éternité, Jésus

 

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fut pour lui un juge miséricordieux; car le Seigneur dit à son épouse : « Cet homme est déjà purifié ; le repentir qu'il a montré a sa mort est le signe de sa délivrance. Mais tu me demanderas peut-être : « Comment un homme souillé de tant de crimes a-t-il pu obtenir ainsi, aux derniers moments, la grâce d'une vraie contrition? » Je te réponds : a Ii la doit à mon amour d'.abord, car j'attends la conversion des hommes jusqu'à la dernière heure, puis aux mérites de ma Mère. Bien que le cœur de cet homme fût sans affection pour Marie, il avait toutefois l'habitude d'éprouver une certaine compassion pour ses douleurs, lorsqu'il y pensait, ou lorsqu'il entendait prononcer son nom. Voilà pourquoi il est arrivé au salut par un chemin court, et il sera sauvé (1). »

Peu après, sur l'ordre de Jésus-Christ, Brigitte se mit à la recherche d'un Frère convers, qui habitait un couvent de Rome et qui gardait sur la conscience un péché grave qu'il n'avait jamais voulu confesser. La Sainte lui dit : « Examinez votre conscience avec plus de soin ;

 

(1) Révélations VI, 97.

 

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vous cachez quelque chose, et vous ne pourrez mourir, jusqu'à ce que vous l'ayez confessé. » Le Religieux répartit : « Je ne sache pas que j'aie rien dissimulé en confession. » Mais Brigitte lui répliqua avec douceur et gravité : « Mon Frère, sondez-vous, et voyez dans quelle intention vous êtes entré au couvent, dans quelle intention vous y avez vécu jusqu'à ce jour, et vous trouverez la vérité dans votre cœur. » Alors le Frère fondant en larmes lui dit : « Loué soit Dieu qui vous a envoyée vers moi. Maintenant que vous avez parlé de mon secret, je dirai la vérité à ceux qui m'entendent. Oui, j'ai tenu en mon cœur quelque chose que jamais je n'ai osé ni pu déclarer; toutes les fois que je confessais mes autres fautes, ma langue demeurait comme liée par rapport à ce péché; sous l'empire d'une fausse honte, j'essayais toujours d'étouffer les remords de ma conscience. Chaque fois que je faisais l'aveu de mes fautes, j'inventais une nouvelle formule pour clore ma confession : Mon Père, disais-je, je me reconnais coupable de tout ce que j'ai dit et aussi de tout ce que je n'ai pas dit; et ainsi je me persuadais que mes péchés cachés m'étaient

 

 

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pardonnés. Mais aujourd'hui, Dame Brigitte, pour plaire à Dieu, je voudrais avouer devant le monde entier le péché que j'ai si longtemps célé dans mon cœur. C'est pourquoi je vous remercie et vous demande de prier pour moi. » Le Frère se confessa ensuite avec une entière sincérité, et il expira dans la nuit même (1).

Brigitte avait également acquis un grand pouvoir sur les mauvais esprits ; et d'une seule parole ou au moyen d'une courte prière, elle délivra un grand nombre de possédés.

Une femme, revenue à Dieu après une vie de désordre et de crimes, se disposait à reprendre son existence coupable, parce que, jour et nuit, le démon la torturait dans son corps et dans son âme, au point de lui ôter tout courage pour persévérer dans le bien. Brigitte apercevant un jour cette malheureuse en son pitoyable état, s'approcha d'elle et, en présence de nombreux témoins dignes de foi, elle dit d'un ton d'autorité : « Arrière d'ici, Satan ; assez longtemps tu as molesté cette créature de Dieu. » De ce moment cette femme fut délivrée, non

 

(1) Révélations IV, 93

 

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seulement des terribles attaques du démon, mais même de toute tentation et de toute mauvaise pensée. Elle exprima sa reconnaissance à la Sainte et fit une bonne fin (1).

Un Religieux était, depuis douze ans, cruellement tenté, lorsqu'il recevait la Sainte-Communion, et même lorsqu'il prononçait les doux noms de Jésus et de Marie. Il fut complètement délivré de toutes ses tentations par une courte prière que Brigitte fit à son intention ; et son cœur ne goûtait plus d'autre joie que celle de recevoir le Corps adorable du Sauveur et de prononcer les saints noms de Jésus et de Marie (2).

Ces événements, et plus encore la haute vertu et l'admirable piété dont Brigitte donnait l'exemple dans ses visites aux églises stationnâtes, lui valurent bientôt à Rome la réputation d'une grande Sainte. On la recherchait, on se recommandait à ses prières, on la consultait de vive voix et par écrit, et son nom n'était prononcé qu'avec admiration et respect.

Brigitte condescendait à toutes les demandes

 

(1) Révélations I, 16.

(2) Révélations VI, 3.

 

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avec la simplicité d'une enfant. Elle touchait et guérissait les malades; elle priait sans relâche ; elle donnait le conseil qu'on lui demandait, et néanmoins elle restait toujours l'humble et modeste servante du Seigneur, à qui il ne vint jamais à la pensée de s'enorgueillir des dons qu'elle avait reçus du dispensateur de tous les dons. Alphonse de Jaen, qui a eu pendant plusieurs années le bonheur de vivre auprès de notre Sainte et d'être avec elle en relations journalières, dépeint en ces mots sa profonde humilité : « Elle n'était pas seulement humble à l'extérieur, en présence des hommes; au dedans d'elle-même et devant Dieu, elle se regardait comme une pécheresse si grande et si indigne des grâces du ciel, qu'elle demeurait saisie d'étonnement à l'endroit des faveurs merveilleuses et des paroles dont Jésus-Christ l'honorait dans ses prières ; parfois même elle allait jusqu'à blâmer le Seigneur de l'avoir choisie, elle la plus indigne des créatures, pour ouïr et voir des choses célestes et recueillir ses divines paroles. Jamais elle ne s'enorgueillit des grâces dont Dieu la comblait; au contraire, elle s'humiliait sans cesse avec d'abondantes larmes,

 

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ainsi qu'il m'a été donné de le voir moi-même. Elle se considérait comme une grande débitrice envers Dieu et redoutait d'autant plus son jugement. Elle eût préféré demeurer dans l'ombre et tenir cachées les lumières et révélations qu'elle recevait d'en haut, pour n'exposer à aucun péril la vertu d'humilité si précieuse à ses yeux (1).» Un témoin plus grave encore que l'Évêque de Jaen, le Pape Boniface XI, affirme que l'humilité de notre Sainte fut « admirable et éprouvée (2), »

Cette disposition d'âme se manifeste également dans les lettres de Brigitte. Les passages où elle instruit et enseigne sont d'un style magistral ; mais, les conseils donnés, sa parfaite modestie réapparaît aussitôt. Nous ne citerons que deux de ses lettres. La première est adressée à un clerc qui, après une vie fort imparfaite, s'efforçait de toute son âme de se consacrer à Dieu et à la pratique de la vertu. Désirant l'éclairer sur les écueils qu'il pouvait rencontrer dans la vie spirituelle, Brigitte lui écrivit dans les termes suivants :

(1) Lettres, chap. III.

(2) Bulle de canonisation.

 

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« Louange et honneur au Dieu tout-puissant pour toutes ses œuvres !

« Que celui-là aussi soit honoré éternellement, qui a fait agir sa grâce en vous. Dans le temps des neiges et des glaces, la semence confiée à la terre ne lève qu'aux rares endroits exposés aux rayons du soleil ; maïs quand vient la saison chaude, on voit surgir de la verdure et des fleurs. C'est alors que se révèlent la nature et la qualité des semailles. Le monde me semble de même engourdi et glacé par le froid de l'orgueil, de la convoitise et de la luxure, parce qu'il y a hélas! très peu d'âmes dont les paroles et les œuvres témoignent d'un véritable amour de Dieu. Aussi, de même que jadis les amis de Dieu se sont réjouis en voyant la résurrection glorieuse de Lazare, ainsi encore les amis de Dieu se réjouissent à la vue d'une âme qui se dégage des trois vices susdits, lesquels conduisent en toute vérité à la mort éternelle.

« En outre, après sa résurrection, Lazare eut deux sortes d'ennemis : les ennemis de son corps, et les ennemis de son âme. Les juifs, qui haïssaient Dieu, en voulaient à son corps

 

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ressuscité ; et les démons, qui ne cessent de s'obstiner dans leur révolte contre Dieu, en voulurent à son âme.

« II en est de même encore aujourd'hui : celui qui, une fois sorti triomphant de la mort du péché, se propose de garder la chasteté, et de fuir l'orgueil et la convoitise, se trouve immédiatement en face de deux sortes d'adversaires : les hommes qui haïssent Dieu cherchent à lui nuire en son corps, pendant que les démons s'efforcent de perdre son âme. Et les uns et les autres s'y emploient de deux manières. Les mondains le blâment d'abord en paroles ; puis ils font volontiers tout ce qu'ils peuvent pour lui faire abandonner la bonne voie et l'amener bientôt à reprendre la funeste habitude de vivre comme eux-mêmes. Or, un homme de Dieu qui débute ainsi dans la vie spirituelle, ne saurait mieux triompher de la méchanceté de ces ennemis, qu'en supportant d'abord avec patience leurs paroles blessantes, et en redoublant ensuite, sous leurs yeux mêmes, de zèle et de ferveur dans l'exercice des bonnes et saintes œuvres spirituelles, ce Les démons tentent à leur tour de tromper

 

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de deux manières celui qui a commencé une vie nouvelle. Ils cherchent par tous les moyens à faire retomber le nouveau serviteur de Dieu dans ses anciens péchés. S'ils n'y peuvent réussir, ils s'efforcent de le pousser à des bonnes œuvres déraisonnables et imprudentes, telles que jeûnes excessifs, veilles et pénitences exagérées, dans le but d'épuiser ses forces corporelles et de l'amener ainsi à se relâcher dans le service de Dieu,

« Contre la première tentation il n'est pas de meilleure défense qu'une ' confession humble, sincère et fréquente, avec une véritable et profonde contrition des fautes passées. Le remède le plus efficace contre la seconde tentation, c'est une profonde humilité, qui porte, dans l'exercice des œuvres et des mortifications, à préférer à son propre sentiment la direction spirituelle d'une personne âgée. Ce remède sera d'autant plus salutaire que le conseil émanera de quelqu'un qui sera moins digne que celui auquel il s'adressera ; car alors il y aura lieu de compter, en toute assurance, sur le secours de Dieu, si toutefois celui qui donne le conseil, comme celui qui le reçoit, se préoc-

 

293

 

cupe de l'honneur et de la gloire de Dieu.

« Et maintenant, cher ami, comme tous deux, vous et moi, nous sommes ressuscites du péché, nous allons ensemble supplier Dieu de nous accorder sa divine assistance, à moi, pour parler, et à vous, pour obéir. Et nous devons l’implorer d'autant plus, que vous, qui êtes considéré, noble et sage, vous avez daigné prendre conseil de moi, créature misérable, ignorante et ignorée. J'espère, en effet, que Dieu, en considération de votre humilité, fera tourner au salut de votre âme et de votre corps ce que je vous ai écrit à son honneur,

« Brigitte (1). »

Un Évêque, qui administrait la Marche d'An-cône au nom de la sainte Église romaine, demanda conseil à Brigitte. Sa conscience s'inquiétait de demeurer éloigné de son diocèse et de ne pouvoir, à raison de ses fonctions administratives, diriger les âmes confiées à sa garde. Il pria la Sainte de lui dire s'il serait plus agréable à Dieu qu'il retournât dans son diocèse pour

 

(1) Révélations IV, 79.

 

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s'occuper de ses brebis ou qu'il continuât à remplir sa charge.

Brigitte lui fit par écrit la réponse suivante : ccLouange éternelle à Dieu pour tous ses biens. Amen ! Mon Seigneur et mon Révérend Père, je vous présente tout d'abord mon humble salutation. Bien que je vous sois inconnue, vous m'avez demandé en toute humilité, de prier instamment Dieu pour vous. Je suis tenue en conscience de vous dire que je suis, hélas ! une grande pécheresse, et tout à fait indigne de prier pour vous. Vous réclamez aussi quelques conseils spirituels pour le salut de votre âme. Dieu ayant égard à l'humilité de votre foi a voulu répondre paternellement à vos désirs; et, au lieu de considérer mes péchés, il lui a plu de ne voir que l'humble demande de votre cœur. Hier en effet, pendant que je priais pour vous, mon Seigneur Jésus-Christ apparut en esprit à sa très indigne pécheresse, et me dit : a Toi, à qui il est donné de voir et d'en-« tendre des choses spirituelles, écoute et sache « que tous les Évêques, Abbés et autres Prélats de l'Église qui abandonnent leurs églises « et les brebis commises à leur garde pour

 

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exercer d'autres fonctions, dans le but d'arriver à des charges plus élevées et d'être estimés des hommes sont, lors même qu'ils ne se rendent coupables d'aucune injustice dans leur administration, semblables à des animaux immondes qu'on a revêtus d'habits pontificaux ou d'ornements sacerdotaux.....»

J'en ai conclu, mon Révérend Père et Seigneur, que vous devez vous demander, dans l'intime de votre conscience, si vos diocésains, ces brebis du Christ qui vous sont confiées, sont gouvernés avec sollicitude en votre absence. Si les âmes ne sont pas négligées et si vous avez la conviction de pouvoir travailler, dans votre charge administrative, bien plus que dans votre diocèse, à la gloire de Dieu et au salut des âmes, alors, demeurez dans vos fonctions, selon la volonté de Dieu, à la condition toutefois de n'y point rester par recherche des honneurs et d'une vaine célébrité. Que si votre conscience vous dit le contraire, n'hésitez pas à résigner vos fonctions dans la Marche, à rejoindre votre église et à résider dans votre diocèse pour gouverner vos brebis, qui sont -celles de Jésus-Christ, et les paître par la parole,

 

296

 

par l'exemple et par l'action, non comme un mercenaire négligent, mais comme un pasteur diligent et fidèle. Pardonnez-moi, mon Seigneur et Père, d'oser vous écrire ces choses, moi qui suis une femme ignorante et une misérable pécheresse. Je prie notre bon et vrai Pasteur, qui a daigné mourir pour ses brebis, de vous donner la grâce du Saint-Esprit afin que vous gouverniez dignement son troupeau et que vous fassiez jusqu'à la mort sa volonté très glorieuse et toute sainte.

« Brigitte (1). »

 

(1) Révélations VII, 29.

 

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CHAPITRE XVIII - Le Jubilé. — Zèle de sainte Brigitte pour les âmes. Persécutions. — L'Ave Maris Stella (1350).

 

Dans le paganisme, on célébrait par de grandes fêtes le passage d'un siècle à un autre ; à dater de l'ère chrétienne, on le célébra par des prières, des Offices solennels et des Indulgences. Mais l'inexprimable bienfait du jubilé proprement dit ne devait être accordé à l'Église et au peuple fidèle que vers la fin du moyen âge, sous le Pontificat de Boniface VIII. Le 18 janvier 1300, jour de la fête de la Chaire de Saint-Pierre, le saint Pape monta en chaire et annonça le premier jubilé. Se fondant sur la tradition de l'Église sur les Indulgences accordées aux pèlerins de Rome, il publia, en vertu de sa charge de Pasteur suprême, une Indulgence plénière pour ceux qui, dans le courant de

 

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l'année, viendraient, de loin ou de près,, visiter la Basilique des Apôtres, et confesseraient leurs péchés avec une vraie contrition. Les habitants de Rome devaient consacrer un mois, et les étrangers quinze jours à ces exercices de piété. L'affluence des pèlerins fut énorme; la foi parut animée d'une nouvelle vie à la suite des luttes qui avaient pénétré du terrain politique dans celui de la vie intérieure. La Papauté apparaissait de nouveau dans toute sa grandeur et sa puissance universelle, et Boniface avait lieu de se réjouir lorsqu'il ferma solennellement le jubilé la veille de Noël (1),

Ce fut une des dernières joies de ce grand Pape, auquel le monde présenta bientôt un calice d'amères souffrances en retour du bienfait qu'il lui avait accordé. Boniface vida la coupe avec l'héroïsme d'un Saint, et quelques années plus tard, il devait apprendre, dans les joies éternelles du ciel, les grandes et nombreuses bénédictions que les jubilés, inaugurés par lui, apporteraient aux hommes dans tous les siècles.

Cinquante années s'étaient écoulées depuis,

 

(1) Reumont. Histoire de Rome t. II, p„ 650 •

 

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années d'immenses souffrances pour la sainte Église, à laquelle l'exil de Babylone, comme on appelle à juste titre les soixante-dix ans que les Papes ont passés à Avignon, et la démoralisation d'un grand nombre de ses fils, même dans le clergé, causèrent de profondes blessures. Néanmoins cette Mère miséricordieuse, oubliant ses propres souffrances, ouvrit derechef le riche trésor des Indulgences, afin d'octroyer aux justes de nouvelles grâces et le pardon et le salut aux pécheurs. La situation de Rome était très différente de ce qu'elle avait été lors du premier jubilé ; elle paraissait en effet s'opposer à toute amélioration durable. Cola de Rienzo était apparu dans le domaine politique et en avait disparu comme un météore brillant; il n'avait pas justifié les grandes espérances que les Romains avaient fondées sur lui, et, après une paix de courte durée, la ville éternelle s'épuisait de nouveau dans une agitation confuse et anarchique. Annibal de Ceccano, Légat du Pape, déploya toute la magnificence d'un Prince de l'Église lorsqu'il publia le jubilé; mais il ne réussit pas à se faire bien venir du peuple. Toutefois l'affluence des pèlerins fut plus con-

 

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sidérable* encore que cinquante ans auparavant ; il y eut comme une migration des peuples des régions occidentales vers Rome. Le bienfait tout spirituel de cette année jubilaire, qui s'ouvrit au moment où la fureur de la peste commençait à s'apaiser, fut alors ce que l'arc-en-ciel avait été autrefois après le déluge, un signe de réconciliation du ciel avec la terre, et une source de consolations célestes pour ceux que la maladie avait épargnés. Les fidèles en général virent approcher cette époque avec une joie inexprimable, et chacun s'empressa d'en profiter pour le salut de son âme. Il fallait, pour gagner l'Indulgence, visiter les églises des Apôtres Saint-Pierre et Saint-Paul à Rome. Malgré les difficultés du voyage provenant du mauvais état des routes, du danger des brigands et des frais de transport à cette époque, le nombre des pèlerins que leur piété conduisit à Rome fut tellement extraordinaire, que tous les historiens le citent comme un fait étonnant. En voyant ces torrents d'hommes qui se pressaient dans les rues de la ville éternelle, on n'aurait pas cru que depuis trois ans une épouvantable épi-

 

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démie avait changé la surface de la terre en un désert. Les rues étaient si encombrées qu'on était poussé en avant, qu'on fût à pied ou à cheval. A partir de la fête de Noël, jour de l'ouverture du jubilé, jusqu'au 28 mars, jour de Pâques de cette année-là, il y eut quelquefois 1.200.000 pèlerins, et jamais moins d'un million. De Pâques à la Pentecôte, le chiffre le moins élevé fut de 800.000. Durant l'été, l'affluence diminua un peu, à cause de la chaleur et des travaux des champs. Mais vers la fin de l'année et à mesure qu'approchait la fin du jubilé, les pèlerins arrivèrent de nouveau en aussi grand nombre qu'aux premiers jours. Les gens du peuple étaient venus d'abord ; les gens de condition vinrent pour la clôture. Il était touchant de voir toutes les classes de la société arriver l'une après l'autre pour embrasser les autels du protecteur de l'Église et pour implorer la grâce du Dieu qui frappe et qui guérit, qui châtie et qui pardonne.

Il serait difficile de décrire l'allégresse qui remplit le cœur de notre Sainte lorsqu'elle vit affluer dans la ville éternelle ces grandes masses de pieux pèlerins. Il serait non moins

 

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difficile de décider en quoi le zèle de Brigitte éclata davantage, si ce fut en gagnant les saintes Indulgences ou en excitant par ses paroles et son exemple les fidèles à les gagner.

L'ardeur et la dévotion avec lesquelles cette femme délicate visitait les églises stationnales malgré la glace et la neige, malgré les torrents de pluie qui tombèrent d'une façon extraordinaire à cette époque, puis la piété toute céleste qui illuminait son visage pâli par les souffrances et la mortification, ne manquaient pas de produire une profonde impression sur les pèlerins. Ce premier sentiment faisait place à la plus vive admiration lorsqu'ils apprenaient que la pieuse pénitente, qu'ils voyaient souvent demander l'aumône au milieu d'eux, était la princesse de Néricie, autrefois si puissante et proche parente de la maison royale de Suède.

Dieu se servit, pendant le jubilé, de sa fidèle servante pour arracher un grand nombre d'âmes à leur perte et les gagner au ciel. Elle reçut quelques révélations sur la préparation et la disposition de conscience nécessaires pour gagner l'Indulgence du jubilé ; sur l'ordre de Jésus-Christ, elle les fit connaître au peuple fi-

 

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dèle. Elle exhortait les pèlerins à se confesser sincèrement, avec un véritable repentir, et à recevoir dignement le très saint sacrement de l'autel, comme condition première et indispensable, pour gagner le trésor de grâces qu'offrait aux âmes l'amour compatissant de Dieu ; elle était encore admirablement éloquent à faire voir comment la véritable pénitence est capable de reconquérir la grâce perdue, d'effacer le péché, et de retrouver toutes les richesses de la miséricorde divine.

Brigitte reçut et publia la révélation suivante sur les grandes Indulgences qu'on peut gagner à Rome :

« Les Indulgences des églises de Rome sont plus grandes qu'on ne le suppose ; car les hommes qui recherchent ces Indulgences avec un cœur parfait, c'est-à-dire avec un cœur purifié par la pénitence, n'obtiennent pas seulement le pardon de leurs péchés, mais aussi la gloire éternelle. Quand l'homme donnerait mille fois sa vie pour Dieu, il ne mériterait pas encore la moindre des gloires accordées aux Saints. Les fautes sans nombre qu'il commet méritent aussi des châtiments innombrables,

 

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et dut-il vivre mille ans, il ne parviendrait pas à satisfaire à la justice de Dieu ni à payer ses dettes. Mais, par le moyen des Indulgences, beaucoup de peines sont totalement remises, et les plus longues et les plus rigoureuses se trouvent extrêmement diminuées. Eniin ceux qui quittent la terre après avoir gagné les Indulgences dans un esprit de parfait amour et de contrition sincère, sont dispensés de tout châtiment, parce que moi Dieu, je n'accorde pas seulement à mes Saints et à mes élus l'objet de leurs demandes, mais je leur donne encore au double et au centuple par pur amour (1). »

Pendant l’année du jubilé, on exposait, les dimanches et jours de fête, dans l'église de Saint-Pierre, le suaire que sainte Véronique avait présenté à Jésus-Christ sur la voie douloureuse, et la foule y devenait si compacte qu'il y eut des jours où plusieurs personnes y trouvèrent la mort (2). Un chevalier: hollandais osa une fois, en présence de notre Sainte, mettre en doute l'authenticité de cette précieuse relique. Peu après, Jésus-Christ parlant à Brigitte,

 

(1) RévélationsVI, 102.

(2) Reumont, Histoire de Rome, tome II, page 885.

 

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lui dit : « Quant à mon suaire, qu'il sache que de même que la sueur de mon sang ruissela de mon corps sur le sol, dès le début de ma Passion, de même la sueur coula de mon visage pour la consolation des générations à venir (1). »

Grâce à la publication de toutes ces révélations et aux admirables exemples qu'offrait la vertu de sainte Brigitte, le zèle et la dévotion des fidèles s'accrurent à tel point qu'on ne pouvait trouver assez de prêtres à Rome pour recevoir les confessions des pieux pèlerins. Cette pénurie de confesseurs obligea à confier ce saint office à plusieurs prêtres qui n'étaient pas des meilleurs ni des plus zélés ; il fallut donner ainsi satisfaction aux dévots pèlerins qui ne se lassaient pas d'assiéger les confessionnaux jour et nuit, afin d'obtenir le pardon de leurs péchés et de participer ensuite à l'Indulgence si enviée du jubilé.

Mais bientôt des doutes s'élevèrent parmi les fidèles sur la validité de l'absolution donnée par les prêtres absolument indignes d'une fonction si éminente. Il s'agissait tout particulière-

 

(1) Révélations IV, 81.

 

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ment du Pénitencier nommé par le Pape, et dont les mœurs et la vie n'étaient rien moins qu'édifiantes. Dieu montra à Brigitte le lamentable état d'âme de ce Prélat, et lui dit en même temps : « Sache que l'absolution qu'il donne, en vertu de sa fonction et de son rang ecclésiastique, à ceux qui se confessent à lui, est agréée de Dieu, aussi bien que celle des prêtres les plus justes (1). » Brigitte calma les craintes des fidèles, que ces scrupules avaient rendus perplexes, et alla trouver ensuite le Pénitencier indigne pour lui reprocher sa conduite avec une franchise tout apostolique et l'exhorter à s'amender. De la part de Jésus-Christ elle lui dit ces paroles sévères, dont elle-même ne saisissait pas alors la signification : a Vous aurez ce que vous désirez, mais vous ne le posséderez pas ; d'autres s'empareront de ce que vous aurez amassé. » L'orgueilleux Prélat méprisa l'avertissement de la servante de Dieu. Bientôt après, il obtint un archevêché qu'il avait vivement sollicité depuis longtemps, et mourut le même jour (2).

 

(1) Révélations VI, 73.

(2) Révélations VI, 73.

 

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De nombreux pèlerins de la Suède et de la Norwège vinrent à Rome pour y puiser au trésor de grâces de l'Église, Le terrible châtiment de la peste, qui avait éclaté en Suède au commencement de Tannée jubilaire, avait rendu humbles les orgueilleux enfants de la Scandinavie ; ils se rendirent en foule à la Ville sainte, afin d'implorer sur les tombeaux des Princes des Apôtres la grâce et la miséricorde divines pour eux et leur patrie. Brigitte donnait la plus cordiale bienvenue aux pèlerins du Nord ; elle leur prodiguait ses secours et ses conseils dans tous leurs besoins, et offrait volontiers un asile dans sa modeste demeure à ceux d'entre eux qui étaient pauvres, Pierre Olafson, qui s'était acquis à Rome une haute estime par son zèle pour les âmes et par sa vie exemplaire, fut nommé par le représentant du Pape, l’Évê-que d'Orvieto, Pénitencier de la nation suédoise et confesseur à l'église de Saint-Pierre, avec des pouvoirs extraordinaires (1).

Parmi les pèlerins suédois se trouvait le grand maréchal du roi Magnus. Il alla voir

 

(1) Révélations VI, 71.

 

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Brigitte, qui réussit bientôt à embraser ce courtisan, adonné jusqu'alors aux plaisirs et aux jouissances du monde, d'un tel amour de Dieu, qu'après s'être confessé avec une grande contrition, il fit chaque jour à pied et tête nue, la visite des églises stationnales, demandant avec instance à Dieu de mourir et de ne jamais revoir sa patrie, plutôt que de retomber dans ses péchés d'autrefois. Dieu exauça cette pieuse requête; car en s'en retournant, il tomba malade à Montefiascone, où il mourut. Le Seigneur manifesta à Brigitte l'heure de sa mort et lui dit : « Vois, ma fille, ce que peut la bonne volonté, et combien grande est la miséricorde de Dieu. Cette âme avait été dans la gueule du lion, mais sa bonne volonté l'arracha des dents de la bête, et maintenant elle est en la voie qui conduit à la vraie patrie, et elle participera à tout le bien qui se fait dans l'Église de Dieu (1). »

Un chevalier de Schonen, que Brigitte avait également converti par ses prières et ses exhortations, mourut quelque temps après avoir gagné l’indulgence du jubilé et apparut à la Sainte.

 

(1) Révélations IV, 34.

 

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Elle vit le défunt couvert d'un vêtement écarlate mais parsemé de quelques taches noires. Après qu'elle se fut bien laissé voir à la Sainte, l'apparition s'évanouit, A trois jours de là, le défunt lui apparut une seconde fois, et son vêtement rouge était orné de quelques pierres précieuses resplendissantes. Tandis que la Sainte cherchait en sa pensée la signification de tout ceci, le Seigneur lui dit : «  Cette âme était enveloppée dans les affaires du monde ; mais comme elle avait vraiment la foi, elle vint à Rome pour gagner l'Indulgence et obtenir l'amour de Dieu, ainsi que la grâce de ne plus jamais l'offenser par un péché volontaire. Le vêtement écarlate dont était revêtue l'âme du défunt symbolise l'amour divin qu'elle a reçu bien qu'imparfaitement avant sa mort corporelle. Les taches noires signifient l'affection naturelle qu'elle éprouvait pour ses parents et sa patrie, affection qui l'agitait encore trop puissamment et l'enchaînait à cette vie périssable. Néanmoins elle a résigné sa volonté à la mienne, et par là elle a mérité d'être purifiée et préparée à des choses plus sublimes. Les pierres éclatantes que tu as remarquées au vêtement du défunt, dans la se-

 

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conde apparition, annoncent que, par l'effet de sa bonne volonté et de l'Indulgence jubilaire, son âme est déjà plus près de la couronne tant désirée. Vois donc, ma fille, et juge combien de grâces les Indulgences de la ville de Rome procurent aux hommes, pourvu qu'ils y viennent en pèlerinage avec une intention pure et sainte; car c'est vraiment à cause des Indulgences, méritées et acquises par le sang de mes Saints, que l'amour et la grâce de Dieu sont accordés aux fidèles, et appliqués dans la plus large mesure (1). »

Brigitte porta également cette révélation à la connaissance du peuple fidèle, afm d'exciter davantage encore les pieux pèlerins à profiter du trésor inépuisable des Indulgences, et à louer et glorifier avec elle ce Dieu qui accordait aux hommes un moyen si facile et si aimable d'écarter les châtiments dus au péché, et d'arriver à la gloire de la bienheureuse éternité-Tous les compatriotes de Brigitte ne vinrent pas à Rome avec des intentions pures. Parmi ces pèlerins indignes se trouvait un avocat de la Gothie orientale, que Brigitte reçut avec

 

(1) Révélations IV, 81.

 

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une cordialité sincère, et que, sur sa prière, elle hébergea dans sa propre demeure. Il se montra très dévot et chercha à gagner la confiance de la Sainte ; mais il n'avait d'autre but que d'épier sa manière de vivre et de lui faire une mauvaise réputation. Marie apparut alors a sa fidèle servante et l'avertit des sentiments de ce traître : « Pourquoi, lui dit-elle, as-tu donné l'hospitalité à cet homme qui tient des  discours trompeurs et dont la vie et les mœurs ne te sont pas connues ? » Brigitte répondit : « Si j'avais su déplaire à Dieu en cela, je ne l'aurais pas plus reçu qu'un serpent. » Marie continua : « Ta bonne volonté fa préservée et a retenu le cœur et la langue de cet impie, pour l'empêcher de te nuire, à toi et aux tiens. Car le démon, dans sa malice, a amené parmi vous un loup revêtu d'une peau de brebis, pour vous préparer une grande affliction (1). » Bien qu'effrayée par cet avertissement, notre Sainte ne put cependant se résoudre à éloigner cet hypocrite de sa maison. Elle continua à exercer envers lui la vertu d'hospitalité, et employa tous les moyens que

 

(1) Révélations IV, 16.

 

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sa charité et son zèle envers les âmes purent imaginer pour amener son hôte à de meilleures dispositions. Mais ni ses exhortations ni ses prières ne parvinrent à briser l'obstination du pécheur endurci. Il retourna en Suède et eut une fin déplorable : il mourut subitement la nuit, sans avoir reçu les sacrements de l'Église et en maudissant Dieu et ses Saints (1). »

Pierre Olafson se vit à regret revêtu d'une dignité ecclésiastique; mais en fils humble et soumis de Saint-Bernard, il accepta avec joie les peines et les travaux qui se rattachaient à à sa nouvelle fonction, et rendit d'importants services à l'Église durant l'année jubilaire. Sa grande science et sa piété lui avaient gagné depuis longtemps déjà la confiance du Vicaire du Pape, qui se réjouissait d'avoir trouvé un appui solide dans le Religieux suédois.

Il arriva qu'un jour un pèlerin, appartenant à la plus haute noblesse de Suède, vint trouver Pierre pour se confesser à lui. Le malheureux s'était souillé d'une manière si épouvantable du péché dont l'Apôtre dit qu'il ne doit pas même être nommé parmi les chrétiens, que

 

(1) Révélations I, 32.

 

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Pierre n'osa pas, malgré ses pleins pouvoirs, lui donner l'absolution. Le lendemain le pauvre pécheur revint au confessionnal et demanda l'absolution. Le Religieux, pénétré d'horreur devant des crimes si monstrueux, n'osa pas encore le délier de ses péchés. Le pauvre pénitent se rendit alors auprès de Brigitte, lui avoua ses crimes avec des torrents de larmes, et lui raconta en gémissant que le confesseur lui refusait la grâce de l'absolution, Brigitte cacha le dégoût que lui inspirait le récit de tels vices, consola avec de douces paroles le pécheur repentant, et promit de prier pour lui et pour le confesseur. Lors donc qu'elle se fut prosternée à terre, demandant miséricorde pour le pauvre pécheur, et conseil et lumière pour Pierre Olafson, le Fils de Dieu lui dit : « Dis à ce bon confesseur d'absoudre tous les pécheurs qui viendront à lui avec une vraie contrition, jusqu'à ce qu'il s'en présente un duquel je dirai qu'il ne devra pas être absous. Qu'il se garde néanmoins de prévenir le jugement public de l'Église (1). » Lorsque Pierre eut connaissance

 

(1) Révélations VI, 71.

 

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de ces paroles, il n'hésita plus à prononcer l'absolution désirée; et notre Sainte se réjouit, avec les Anges du ciel, de la conversion d'un pécheur qui fit véritablement pénitence.

D'après l'ordre du Seigneur, Brigitte s'employa également à faire accorder à tous les confesseurs, pendant le jubilé, le privilège d'absoudre des cas réservés, qui sont habituellement de la juridiction des Évêques. Ainsi que Jésus-Christ le dit lui-même, cette exception à la règle devait empêcher que les pauvres pécheurs ne fussent renvoyés de l'un à l'autre, soumis à des interrogatoires répétés, rebutés de la confession et de cette façon exposés au danger de mourir avec leurs péchés (1).

C'est ainsi que l'épouse du Seigneur était devenue, en réalité, le canal par lequel de nombreuses grâces devaient être accordées au monde, la conversion aux pécheurs et une grande consolation à l'Église. Elle fut en quelque sorte le centre de toute la vie spirituelle, et son influence sur toutes les classes de la société était extraordinaire.

Le peuple et les pauvres affluaient vers elle,

 

(1) Révélations VI, 72.

 

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car ils voyaient en elle une mère, une fidèle compagne de leur propre vie, qui demeurait avec eux et qui aimait à demander l'aumône. Les princes et la noblesse allaient la voir, parce qu'ils considéraient comme de leur devoir de visiter la princesse de Néricie, si proche parente de la maison royale de Suède, et de lui rendre les hommages dûs a sa position. Le concours de ces circonstances valut à Brigitte de devenir une des Saintes les plus populaires que nous honorons dans l'Église.

Mais bientôt une terrible persécution devait s'élever contre elle dans cette Rome même qui estimait si hautement la servante de Dieu,

La licence du peuple romain formait un vif contraste avec la dévotion des pèlerins. Le Légat du Pape, le Cardinal Annibal de Ceccano, était un Prélat qui unissait à une grande piété une rare prudence dans l'administration de l'État, Il s'efforça avec le plus grand zèle de pourvoir la Ville sainte, pendant le jubilé, de tout ce dont elle avait besoin, de veiller à la sûreté des routes et d'agir en toute chose avec la douceur et la charité qui conviennent à un gouvernement ecclésiastique. Craignant le man-

 

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que de vivres pour les masses de peuple qui affluaient à Rome, et voulant permettre aux plus pauvres pèlerins de gagner l’indulgence du jubilé, il réduisit peu à peu le nombre des jours déterminé pour les exercices de dévotion, et le limita finalement à un seul jour. Cette sage disposition mécontenta un grand nombre de Romains, qui ne songeaient qu'à s'enrichir par la prolongation du séjour des pèlerins. Ils excitèrent une émeute contre le Cardinal,, et la fureur du peuple s'accrut encore lorsqu'Annibal un jour jeta aux Romains ces paroles sévères : «  Vous êtes vous-mêmes la cause de ce que le Pape reste éloigné de Rome (1). » Le peuple égaré alla jusqu'à dévaster son palais, blesser ses serviteurs et même attenter à sa vie.

Brigitte, pénétrée de douleur à la vue de ces crimes, reprocha leur impiété aux Romains et les exhorta à la pénitence et à de meilleurs sentiments. A cette occasion elle publia quelques-unes de ses révélations, dans lesquelles les abus et les vices alors régnants étaient sévèrement réprimandés. Elle s'adressa aussi au Vicaire du

 

(1) Reumont, Histoire de Rome, t. 11, p. 885.

 

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Pape, l'Évêque d'Orviéto, pour le prier d'intervenir avec plus de résolution, afin de comprimer l’émeute et de châtier les crimes commis contre le Cardinal. Mais les efforts de la Sainte restèrent cette fois sans résultat, L'Évêque d'Orviéto tint peu de compte de ses exhortations ; il refusa de croire à ses révélations et chercha à se persuader qu'elles n'étaient que le fruit de la vive imagination d'une femme exaltée. Cependant le peuple, chaque jour plus irrité, ne cessa de persécuter le Cardinal que parce qu'il crut trouver dans Brigitte un objet plus digne de sa haine. La Sainte supporta toutes ces adversités avec patience, sans murmure ni plainte, avec l'humilité la plus profonde et en louant le Seigneur (1), Elle s'affligea néanmoins de ce que même le représentant du Pape, l'Évêque d'Orviéto, n'accordait aucune foi aux paroles du Seigneur. Jésus-Christ la consola alors en lui disant : «  Pourquoi te troubler de ce que cet homme prétend que mes paroles sont fausses? Le blâme de ce Prélat m'a rendu moins bon, ou deviendrai-je meilleur s'il me donne sa louange? Je suis

 

(1) Bulle de canonisation.

 

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immuable ; ma béatitude ne peut être ni augmentée ni diminuée, et je n'ai nul besoin de louange (1). Sache cependant que cet Evêque n'obtiendra jamais ce qu'il recherche de toute la force de son âme ; bien au contraire, il abandonnera tout ce qu'il a amassé et mourra loin de sa maison (2). » Brigitte communiqua ces paroles à l'Évêque, qui n'en tint pas plus compte que de celles du passé. Quelques jours plus tard il quitta la Ville sainte pour se rendre à Avignon, où peu après son arrivée, il mourut d'une façon imprévue. La haine des gens malintentionnés contre Brigitte n’en subit aucune diminution. On se mit à la tourner publiquement en dérision, à la railler et à l'insulter ; enfin, le peuple complètement égaré, alla jusqu'à l'appeler vagabonde, sorcière, diseuse de bonne aventure, et à la menacer de mort. Le cri horrible : « Au feu, au feu l'hérétique ! » retentissait à ses oreilles lorsqu'elle se hasardait dans la rue. La servante de Dieu demeura toujours calme et résignée en face de si grandes insultes ; toutefois, lorsque la rage du peuple pa-

 

(1) Révélations II, 28.

(2) Extravag., 102.

 

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rut être à son comble, elle songea à quitter Rome pour un temps, afin que ses compagnons ne fussent pas exposés au même danger qu'elle, et que les faibles, parmi les pèlerins suédois, n'en prissent point de scandale. Elle ne put cependant arrêter aucune résolution, parce qu'elle s'était promis, en quittant sa patrie, de ne jamais changer de lieu sans un ordre direct de Jésus-Christ ou de son confesseur.

Tandis qu'elle était en prière pour demander à Dieu le conseil et la lumière nécessaires, Jésus lui apparut et lui dit : « Tu désires savoir, d'après ma volonté, si tu dois rester à Rome, où tu as tant d'ennemis qui veulent ta mort, ou bien si tu dois pour quelque temps te soustraire à leur méchanceté. Je réponds que, si tu me possèdes, tu n'as personne à craindre. Je saurai contenir leur malice par ma puissance, afin qu'ils ne soient pas en état de te nuire. Et bien que j'aie laissé un jour à mes ennemis la permission de me crucifier, ils ne pourront pas aujourd'hui te nuire ou te mettre à mort. » Le même jour Brigitte fut encore honorée et grandement consolée par une apparition de la Bienheureuse Vierge Marie, qui lui dit : « Mon

 

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Fils, qui a pouvoir sur les hommes, sur les démons et sur toutes les créatures, contient d'une manière invisible toute tentative de malice de tes ennemis. Moi-même je serai le bouclier protecteur pour toi et les tiens contre toutes les attaques de tes ennemis corporels et spirituels. A cet effet, je veux que chaque soir tu réunisses toute ta maison et que vous chantiez l'hymne Ave maris Stella, et je vous viendrai en aide dans toutes vos peines et dans toutes vos nécessités (1). »

Pénétrée de reconnaissance pour Jésus et pour Marie, ses puissants protecteurs, Brigitte n'eut plus la pensée de quitter Rome. Dès le même soir, elle rassembla sa petite communauté, lui fit part de l'ordre de la Sainte-Vierge, et chanta chaque jour avec les siens l'hymne si gracieuse de la sainte Mère de Dieu (2).

A partir de ce moment, les persécutions contre Brigitte cessèrent; Y Ave maris Stella était

 

(1) Extravag., 8.

(2) En souvenir de cette circonstance, Pierre Olafson et sainte Catherine de Suède introduisirent l'usage, dans l'Ordre de Sainte-Brigitte, de chanter chaque jour l’Ave maris Stella ; et cette coutume a été suivie jusqu'à notre époque avec la plus grande fidélité par les filles spirituelles de Sainte-Brigitte

 

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devenu pour elle un rempart protecteur. Marie veilla sur la vie de sa fille bien-aimée et rendit sa voie sûre jusqu'au jour où Brigitte devait contempler Jésus dans le ciel, et chanter les louanges de sa puissante protectrice dans les joies éternelles du Paradis.

 

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CHAPITRE XIX - Voyage de sainte Brigitte à l'abbaye de Farsa et à Bologne. Réforme de couvents. Catherine de Suède visite sa mère à Rome. Rencontre des deux Saintes.

 

Le Seigneur avait ordonné a sa fidèle servante de ne pas abandonner Rome aussi longtemps que la tempête de la persécution y sévirait contre elle; elle devait apprendre à se confier toujours plus fermement en Lui et à faire l'expérience de sa puissante protection. Mais à peine l'affection et la vénération du peuple pour Brigitte eurent-elles repris le dessus, que Jésus-Christ lui donna l'ordre de partir sans retard pour Castelnuovo, localité appartenant à l'abbaye de Farsa, où il lui tenait prête une chambre. La Sainte, toujours disposée à obéir, se mit aussitôt en route, accompagnée de

 

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son confesseur Pierre Olafson et de deux matrones suédoises qui étaient venues avec elle à Rome.

Farsa, une des trois abbayes les plus célèbres de l’ltalie au moyen âge (Mont-Cassin 5 Nonantula et Farsa), située sur la petite rivière Farsa, dans la Sabine, existait déjà avant les incursions des Lombards ; elle fut détruite par eux avec un grand nombre d'autres abbayes et couvents ; mais elle fut reconstruite en 681 par un prêtre, Thomas de Maurienne, qui vint à Farsa à son retour de Terre-Sainte, et bientôt elle eut une grande réputation. Richement dotée par les rois lombards d'abord, puis parles Carlovingiens, ainsi que par d'autres bienfaiteurs; comblée ensuite par les Papes de privilèges et d'immunités, elle garda pendant longtemps une bonne et sévère discipline selon la règle de Saint-Benoît. Il y avait entre autres une ordonnance remarquable, qui fut octroyée en 750 par le duc de Spolète, Lupo, à la requête de l’abbé Fulcoald, et qui défendait aux personnes du sexe d'entrer dans l'abbaye ou dans les cellules en dépendant, et de suivre, tout le long du monastère, d'autres chemins que

 

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celui  qui leur était spécialement réservé.

Dans le cours des siècles, l'abbaye subit des vicissitudes fort nombreuses. Après avoir été l'asile de la vertu et de la science, elle tombait quelquefois dans une décadence déplorable. Alors l'immoralité et l'orgueil y régnaient à la place de la forte et sévère discipline d'autrefois, et les richesses du monastère devinrent souvent une cause de perdition pour les moines. Puis apparaissaient de nouveau des hommes distingués qui réussissaient à opérer une heureuse révolution avec l'aide de quelques moines bien intentionnés. Ce changement se produisit en particulier au commencement du onzième siècle, sous l'humble et zélé abbé Hugues. Celui-ci fît venir successivement à Farsa des moines de Subiaco, de Cassino et de Ra-venne; mais ils n'obtinrent qu'un médiocre résultat. Dans l'intervalle arriva en Italie le célèbre abbé Odilon de Cluny, avec son ami, l'abbé Guillaume de Saint-Bénigne de Dijon. L'abbé Hugues en profita pour introduire, sous leur direction, la réforme de Cluny dans son monastère. A travers des destinées diverses, l'abbaye de Farsa s'est maintenue jusqu'à notre époque.

 

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Lorsque Brigitte arriva à Castelnuovo, distant de vingt milles environ de Rome, elle alla, accompagnée de son confesseur, frapper à la porte du splendide monastère, et demanda humblement l'hospitalité pour quelques jours. On la repoussa avec dureté, en alléguant l'ancien usage qui en défendait l'accès aux femmes, bien que hélas! une pratique tout opposée se fût introduite sous l'Abbé de cette époque. Tout ce que Brigitte put obtenir à force d'instances, et encore à grand'peine, ce fut d'être autorisée à se loger avec ses compagnons dans une cabane de berger délabrée, située dans le voisinage de l'abbaye, et ressemblant à une caverne. Sereine et contente, la princesse de Néricie se rendit à ce gîte pour s'y reposer un peu des fatigues du voyage. Alors le divin Sauveur lui apparut brillant d'un éclat céleste, et lui dit, en souriant doucement:

« C'est ici la chambre que je t'ai préparée; elle sera pour toi Técole du salut, dans laquelle tu pourras amasser des mérites et apprendre des choses sublimes. Toi qui as vécu autrefois dans de grandes et belles maisons, tu pourras maintenant connaître par l'expérience ce que

 

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mes Saints ont souffert en habitant dans les cavernes (1). »

La docile élève du Seigneur profita de cette exhortation et y fut très fidèle. Tout absorbée en Dieu, elle contemplait la vie des premiers chrétiens, leurs Offices de nuit dans les catacombes, leur vie de mortification et de renoncement, leur martyre, avec la cruauté des bourreaux et des tyrans, et leurs ardents soupirs vers Dieu et vers le ciel, martyre non sanglant, qui brisait leurs cœurs, et auquel Brigitte savait si bien compatir. Elle n'interrompait ces chères méditations que pour obéir fidèlement au Seigneur, et travailler à atteindre le but de son voyage.

L'intention de Jésus-Christ, en envoyant son épouse à Farsa, était de réformer cette abbaye, dans laquelle la discipline monastique avait presque complètement disparu à cette époque. Après avoir eu quelques entretiens avec l’indigne Abbé, Brigitte reconnut en lui un homme totalement livré à la vanité et à l'ambition. Deux choses surtout la frappaient : d'abord elle ne le voyait jamais dire la Messe dans

 

(1) Extravag., p. 97.

 

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l'église du monastère, puis il n'était pas vêtu avec cette simplicité et cette pauvreté qui régnaient dans les Ordres de Saint-Benoît et de Citeaux. Mais c'est la Bienheureuse Vierge qui devait bien lui apprendre en quel misérable état se trouvait l'âme de ce Religieux.

Tandis que Brigitte réfléchissait sur ce qu'il convenait de faire pour obtenir la réforme de l'abbaye, Marie lui apparut et lui demanda : «  Que vois-tu en cet Abbé qui soit répréhensible? » Brigitte répondit : « Je vois qu'il dit rarement la sainte Messe. » Marie répliqua : «  Ce n'est pas ce qui le rend condamnable, car il y en a un grand nombre qui, se souvenant de leur passé, s'abstiennent, par humilité, de célébrer chaque jour les saints mystères, et qui, malgré cela, ne me sont pas moins agréables. Mais que vois-tu encore en lui? » Et Brigitte répondit : «  II ne porte pas l'habit prescrit par saint Benoît. » Marie excusa encore l'Abbé de ce chef en disant : «  II arrive souvent qu'une coutume vient à s'établir; et bien qu'on doive blâmer tous ceux qui savent qu'elle est mauvaise, cependant il ne faut point s'empresser de condamner ceux qui n'ont aucune notion des

 

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vraies règles, et qui pratiqueraient volontiers la pauvreté si la coutume contraire ne prévalait depuis longtemps. Écoute-moi, et je te montrerai les trois points par lesquels il est réellement en faute. D'abord son cœur, où Dieu devrait reposer, est rempli d'une affection coupable pour les créatures; en second lieu, après avoir renoncé au peu qu'il possédait, il désire maintenant avec ardeur le bien d'autrui ; puis il a promis de se renoncer lui-même , et pourtant il s'abandonne complètement à sa propre volonté ; enfin Dieu a créé son âme aussi belle que celle d'un Ange, et il devrait en conséquence mener une vie angélique; mais, hélas! son âme ressemble aujourd'hui à celle de l'ange qui renia Dieu par orgueil. Il est grand devant les hommes; mais qu'est-il devant Dieu? Dieu seul le sait (1). »

Brigitte mit par écrit les paroles de cette révélation et les envoya au Religieux indigne. Dans une entrevue qu'elle eut avec lui bientôt après, elle le supplia avec larmes et instances d'amender sa vie et de sauver son âme. Enfoncé et perdu dans la vanité des joies et des biens

 

(1) Révélations, III, 22.

 

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de ce monde, auxquels il ne voulait pas renoncer, le moine orgueilleux méprisa les supplications et les exhortations de la Sainte. Lorsqu'elle le vit pour la dernière fois, avant son départ de Farsa, elle lui dit, au nom de Jésus-Christ, ces sévères et terribles paroles ; « En votre qualité de Supérieur et d'Abbé de ce monastère, vous devriez servir de miroir aux Religieux; mais vous n'êtes connu que par vos péchés et par vos crimes. Vous devriez être la consolation des pauvres et dispenser des aumônes à ceux qui sont dans le besoin ; au lieu de cela, vous êtes devenu un grand seigneur par les aumônes d'autrui ; ce qui le prouve, c'est que vous êtes plus souvent dans les châteaux que dans votre abbaye. Vous devriez être un docteur et une mère pour vos Religieux, et vous êtes devenu pour eux un père dénaturé et une marâtre. Vous vivez dans la luxure et la magnificence, et eux ils sont dans l'affliction et murmurent tout le long du jour. Si donc vous ne vous corrigez pas, je vous enlèverai votre charge, je vous chasserai de vos châteaux, et vous n'aurez plus rien de commun avec le dernier de vos Frères. Vous ne retournerez pas non plus dans votre patrie,

 

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ainsi que vous l'espérez, et vous n'entrerez jamais dans ma patrie céleste (1). » Sur ces paroles, Brigitte quitta le hautain Prélat, qui se railla de ses menaces, mais qui ne devait les voir s'accomplir que trop tôt. Il fut déposé de son rang par l'assemblée conventuelle de l'abbaye de Farsa, fit une terrible maladie et mourut misérablement (2).

Notre Sainte retourna triste et accablée à Rome. Elle pleura sur le sort du malheureux Abbé de Farsa, qui avait méprisé la voix de Dieu, et elle s'efforça, par ses prières et ses larmes, d'obtenir de Dieu la grâce d'une réforme complète pour le monastère. Sa prière ne fut pas vaine, car bientôt après la mort de cet Abbé, Farsa vit refleurir la discipline monastique et la fidèle observance de la sainte règle.

Tandis que Brigitte, peu de jours après son retour à Rome, était, selon son habitude, plongée dans une profonde contemplation, elle reçut de nouveau l’ordre du Seigneur de partir pour Bologne, afin d'y réformer le couvent des

 

(1) Extravag., 105.

(2) Révélations, III, 22.

 

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Dominicains, dont l'esprit et la discipline se trouvaient également dans de fâcheuses conditions. Découragée par l'insuccès de sa dernière mission, elle s'effraya de cet ordre, et devint encore plus triste ; car elle ne pouvait s'empêcher de penser que ses efforts resteraient aussi infructueux qu'à Farsa. Elle sentait de -plus toute la difficulté qu'il y avait pour une femme de se poser en réformatrice d'un couvent de l'Ordre des Frères-Prêcheurs. Ainsi qu'elle le raconte elle-même, dans ses révélations, elle pensait et repensait sans cesse : si tu es toi-même bonne et vertueuse, cela suffît certainement. Que t'importe de redresser et de convertir les autres, ou d'instruire les bons? Cela n'est pas l'affaire d'une personne de ton rang.

Mais, en même temps, Brigitte sentait très bien, ainsi qu'elle en convient, que ces raisonnements rendaient son cœur dur, augmentaient la raideur de son caractère et affaiblissaient l’amour de Dieu dans son âme. Cette fois encore, la Mère de Dieu vint à son aide, lui reprocha de nourrir des pensées si égoïstes et si dénuées de toute charité, et l'exhorta à travailler sans relâche et avec un nouveau zèle au salut et à la

 

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sanctification des âmes (1). Elle lui dit aussi ces paroles consolantes : « Sache, ma fille, que, pour chaque parole ou action inspirée par l'amour de Dieu et l'amendement des âmes, ainsi que pour chaque heure de tribulation endurée par amour de Dieu, les amis de Dieu seront récompensés, qu'ils aient ou non fait de nombreuses conversions (2). »

La Sainte, fortifiée et encouragée de nouveau, se mit en route, en compagnie de son confesseur et de deux femmes suédoises, prête à tout faire pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, quand même elle ne devrait pas obtenir de résultats plus favorables qu'à son premier voyage. Arrivée à Bologne, elle visita aussitôt l'église de Saint-Nicolas, afin de prier sur le tombeau de saint Dominique, d'honorer les reliques de ce grand fondateur d'Ordre, et de demander à lui-même conseil et assistance pour la réforme de son monastère. Tandis qu'elle était prosternée avec la plus profonde dévotion devant le magnifique mausolée du glorieux patriarche, la Sainte-Vierge, Patronne spéciale de saint

 

(1) Révélations, IV, 21. (2) Révélations, IV, 31.

 

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Dominique, lui apparut et lui raconta combien F Ordre des Frères-Prêcheurs lui tenait à cœur, de quelle manière il avait été fondé sous l'inspiration du Saint-Esprit, et tout le bien qu'il avait déjà opéré et opérerait encore (1).

Remplie de consolation céleste, Brigitte quitta le tombeau du Saint, pour commencer sa délicate mission sous la protection de tla Bienheureuse Vierge. Elle se dirigea avec ses compagnons de voyage vers le monastère où, contre son attente, elle fut reçue avec un grand respect par le Supérieur et par la Communauté tout entière. Le Prieur, qui depuis longtemps avait entendu parler des révélations merveilleuses de notre Sainte et de ses vertus plus admirables encore, s'estima heureux d'apprendre à la connaître, et lui fit donner un logement convenable dans les dépendances intérieures !du couvent.

A la suite de quelques entretiens avec le Prieur, Brigitte sut combien d'abus s'étaient glissés dans le couvent, et combien peu les moines paraissaient disposés à se soumettre à une réforme quelconque. Elle-même ne savait

 

(1) Révélations, III, 17.

 

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trop que décider sur quelques points. Certains adoucissements avaient été apportés à la règle; mais le Pape les avait approuvés, et Brigitte se demandait, si, dans le cas d'une réforme, ils devraient être maintenus ou supprimés de nouveau. Afin d'être éclairée à cet égard, elle s'adressa par une prière fervente à la Mère de Dieu, qui lui apparut, et Brigitte lui dit alors : « Ne vous mettez pas en courroux, ô ma Souveraine, si je vous interroge. Ces moines, en faveur desquels le Pape a mitigé l'austérité de la règle, sont-ils donc à reprendre s'ils mangent de la viande et d'autres mets qu'on leur sert? » Marie répondit que le Pape avait permis cet adoucissement à cause delà faiblesse humaine et afin de rendre les Frères plus dispos à prêcher, en sorte que ni le Vicaire de Jésus-Christ ni ceux qui vivaient selon cette règle plus douce n'étaient à blâmer. » L'épouse du Seigneur, continuant à interroger, dit : « Dominique a prescrit que les habits ne fussent faits ni du meilleur ni du plus mauvais drap ; faut-il blâmer les Religieux parce qu'ils portent des vêtements plus fins? Marie répliqua : « Dominique, à qui la règle a été inspirée par l'Esprit

 

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de mon Fils, a ordonné de ne point porter d'habit précieux, afin que les Frères ne pussent être accusés de vanité. Il ordonna aussi de ne pas employer du drap le plus mauvais et le plus dur, afin qu'ils ne fussent pas trop incommodés par sa rudesse, quand ils voudraient dormir après le travail. Nous louons Dominique d'avoir édicté ces règles, mais nous blâmons ses Frères qui portent l'habit par vanité et non par besoin, et qui s'écartent de la règle tant pour l'étoffe que pour la forme. » Brigitte demanda encore : « Peut-être y a-t-il lieu de reprendre les Frères qui élèvent à votre Fils de grandes et somptueuses églises ; sont-ils condamnables parce qu'ils mendient beaucoup pour construire de tels édifices? » La Bienheureuse Vierge répondit: «  Quand l'église est assez spacieuse pour contenir ceux qui y viennent ; quand les murailles s'élèvent assez pour ne point incommoder ceux qui sont entrés; qu'elles sont assez solides pour n'être pas renversées par un vent violent; quand, enfin, la toiture est fortement assemblée, cela doit leur suffire ; car un cœur humble, dans une église modeste, est plus agréable à Dieu que des

 

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murs élevés qui ne renferment que les corps de ceux qui prient tandis que leurs cœurs restent en dehors. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que les Frères remplissent les coffres d'or et d'argent pour les constructions; car il ne servit non plus de rien à Salomon d’avoir élevé de splendides édifices, lorsqu'il en vint à ne plus aimer Celui en l'honneur de qui ils avaient été construits (1).

Brigitte, cependant, hésitait toujours à faire le pas décisif; les représentations et les exhortations bienveillantes restaient sans le moindre effet sur le frivole Prieur, et elle ne pouvait se décider à agir avec sévérité ni à menacer des terribles jugements de Dieu, comme à Farsa, parce qu'elle croyait avoir été envoyée auprès de pécheurs endurcis (2). L'hospitalité et le profond respect, dont elle était l'objet au monastère, l'empêchaient encore davantage d'agir avec énergie et décision. Elle pensait en elle-même : « Si mon Dieu, qui est tout-puissant et le Seigneur de tous, a supporté avec patience celui qui l'a trahi, pourquoi ne devrais-je pas

 

(1) Révélations, III, 18.

(2) Révélations, IV, 76.

 

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moi, sa créature, supporter bien plus encore ceux chez qui je demeure, afin qu'ils ne deviennent pas pires par mes reproches et mes blâmes. » Jésus-Christ montra à son épouse que cette pensée, qui procédait, à la vérité, de la crainte de Dieu, ne répondait nullement au zèle qu'elle devait avoir pour son honneur; puis il. ajouta : «  Parle maintenant avec assurance des transgressions de ceux qui me sont devenus insupportables par leurs péchés non interrompus. Si le blâme que tu leur infligeras les endurcit contre moi, il ne te sera pas imputé à péché d'avoir parlé; au contraire, ta récompense n'en sera que plus grande. Les Apôtres aussi prêchèrent à beaucoup d'hommes, et, bien qu'ils ne les aient pas tous convertis, leur récompense n'en fut pas moindre ; il en sera de même pour toi. Dis leur donc que s'ils ne s'amendent pas, je les visiterai tout à coup avec une telle sévérité que tous ceux qui en entendront parler en gémiront d'effroi, et ceux qui l'éprouveront en seront anéantis. Car je les jugerai comme des voleurs, les couvrant d'une confusion inexprimable devant les Anges et les Saints, pour n'avoir pas pris l'habit religieux

 

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afin de mener une sainte vie. Ils sont devant mes yeux comme des brigands possédant des biens qui ne leur appartiennent pas, mais qui sont destinés à ceux qui vivent pieusement. Et je les jugerai comme des trompeurs avec mon glaive qui mettra en morceaux tous leurs membres, de la tête aux pieds. Je les remplirai également d'un feu ardent qui ne s'éteindra jamais, car je les ai avertis comme un père plein de bonté, et ils n'ont pas écouté. Je leur ai fait connaître les paroles de ma bouche, comme cela n'était jamais arrivé auparavant, et ils les ont méprisées. Si j'avais envoyé mes paroles aux païens, ils les auraient peut-être accueillies et se seraient repentis de leurs péchés. C'est pourquoi je ne les épargnerai pas, et je ne recevrai en leur faveur ni les prières de ma Mère bien-aimée ni celles de mes Saints ; mais aussi longtemps que je demeurerai dans ma gloire, qui est sans fin, ils resteront eux-mêmes dans les tourments. Néanmoins, tant que leur âme sera enfermée dans leur corps, la porte de ma miséricorde leur sera ouverte (1). Lorsque Brigitte eut entendu ces menaçantes

 

(1) Révélations, VI, 8.

 

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paroles, elle n'hésita plus un instant à tout entreprendre pour le salut des moines égarés. Elle se rendit en toute hâte au monastère, fît appeler le Prieur et lui communiqua mot pour mot ce que Jésus-Christ lui avait révélé sur l'état déplorable de la Communauté. Le courage et le zèle de notre Sainte s'étaient de nouveau ranimés, et, après qu'elle eut annoncé au fils dévoyé de Saint-Dominique les châtiments qui l'attendaient, elle le supplia avec une éloquence si entrainante.de ne pas mépriser le pardon et la miséricorde que Dieu lui offrait encore une fois, que, touché par un rayon de la grâce, il tomba à ses pieds se déclarant prêt à faire tout ce qu'elle lui demanderait de la part de Dieu. Brigitte, remplie d'une joie inexprimable par ce changement inespéré, lui ordonna de purifier avant tout son âme dans le sang de l'Agneau divin, par une sincère et humble confession, de modifier ses mœurs, d'amender sa vie, et de travailler ensuite avec le plus grand zèle à la réforme de son monastère. Elle lui promit aussi de l'aider dans cette sainte œuvre par ses conseils et ses prières.

Lorsque, à quelques jours delà, le Prieur eut

 

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confessé ses péchés à Pierre Olafson, en versant des torrents de larmes, et qu'il se fut réconcilié avec Dieu, il alla trouver Brigitte et lui fit part de sa résolution de renoncer aux pouvoirs et au titre de Prieur, afin d'expier sa vie dans l'humilité et l'obéissance, comme le dernier des Frères, Brigitte refusa de l'approuver, fermement convaincue qu'en sa qualité de Supérieur il contribuerait d'une manière efficace à la réforme de toute la Communauté. Elle lui ordonna de conserver sa charge ; de même qu'il avait été autrefois un objet de scandale pour ses subordonnés, de même il devait désormais devenir pour eux un modèle éclatant de toutes les vertus. La servante de Dieu ne s'était pas trompée; l’exemple du Prieur agit merveilleusement sur tous les Frères; la discipline intérieure fut rétablie, les abus cessèrent, et Brigitte vit bientôt refleurir les vertus monastiques, la mortification et le renoncement dans une maison dont les habitants se distinguaient à peine jadis, par leurs mœurs et leurs sentiments, des enfants du siècle.

La complète réforme du couvent rendit nécessaire pour quelque temps encore le séjour de

 

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notre Sainte à Bologne. Tandis qu'elle travaillait avec un zèle infatigable à cette œuvre si importante, Pierre Olafson vint un jour, d'une façon tout imprévue, lui demander la permission de retourner à Rome. Pour expliquer sa demande, il n'alléguait d'autre raison qu'une impulsion secrète qui le poussait extraordinairement à partir pour cette ville aussi promptement que possible. Brigitte s'effraya à la pensée de rester seule au monastère ; mais elle n'osa élever aucune objection; elle demanda la bénédiction de son confesseur, et ne lui montra même pas combien il lui était dur d'être privée de lui.

Pierre accéléra son voyage, et, dès son arrivée à Rome, il alla à l'église de Saint-Pierre, prier sur le tombeau du Prince des Apôtres, pour Brigitte et ses peines. En approchant du saint tombeau, il y aperçut une jeune femme qui, tout en larmes, priait avec effusion. Pris de compassion il s'avança vers l'étrangère, pour la consoler et s'informer du motif de son chagrin, lorsque, à sa grande surprise, il reconnut en elle Catherine, l'aimable fille de notre Sainte. Les larmes de Catherine furent bientôt séchées lorsqu'elle vit près d'elle Pierre Olafson, le confesseur de

 

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cette mère qu'elle cherchait en vain depuis huit jours par toute la ville. Après une courte mais fervente action de grâce, ils sortirent ensemble de la Basilique. Pierre connut alors le motif pour lequel le Seigneur l'avait appelé à Rome, et Catherine lui raconta qu'ayant ressenti un extrême désir de revoir sa mère, elle avait obtenu de son mari la permission d'aller à Rome pour y gagner l'Indulgence jubilaire; qu'elle s'était informé, durant huit jours, de la demeure de Brigitte ; mais qu'elle n'avait pu rien apprendre, sinon que celle-ci avait quitté la ville quelques semaines auparavant avec son confesseur, sans avoir fait connaître ni le but ni le motif de son voyage. Catherine et Pierre louèrent Dieu dont ils venaient d'expérimenter d'une manière si évidente la miséricordieuse Providence, et partirent ensemble le lendemain pour Bologne.

Les deux Saintes se revirent avec un bonheur indescriptible, Brigitte reconnut dans l'arrivée de Catherine l'accomplissement de la prédiction du Seigneur, qui avait promis, à plusieurs reprises, de lui envoyer une compagne pour ses pénibles travaux et ses déplace-

 

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ments (1). Catherine, qui avait toujours vénéré sa mère comme une Sainte, fut extrêmement heureuse de la revoir, de recevoir sa bénédiction et d'entendre sa voix bénie.

Catherine fut reçue et hébergée avec beaucoup d'affection et de respect par le Prieur désormais si pieux du couvent de Saint-Nicolas. Mais Brigitte, qui avait accompli à Bologne sa pieuse tâche, résolut de retourner à Rome aussitôt que possible, pour y visiter les sanctuaires avec sa fille. Elle quitta donc le monastère avec les siens au milieu des prières et des bénédictions des moines qui, par elle, étaient redevenus de véritables fils de Saint-Dominique ; et se dirigea tout épuisée de corps, mais l'âme pleine de reconnaissance et d'allégresse, vers la ville aux sept collines.

 

(1) Vita S. Catarinœ, cap. IV.

 

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CHAPITRE XX - Catherine de Suède. Arrivée des deux saintes femmes à Rome. Souffrances et tentations.

 

Nous interrompons ici la biographie de notre Sainte pour jeter un regard rapide sur la vie de Catherine de Suède, que nous verrons, à partir de ce moment, inséparablement unie à sa mère.

Catherine montrait déjà, comme enfant, un amour admirable pour la pureté, et une répulsion non moins vive pour ceux qui avaient perdu cette aimable vertu. Brigitte avait confié l'enfant, sans le savoir, à une nourrice qui menait une vie très légère. Chaque fois que cette femme la prenait dans ses bras pour lui donner à manger, Catherine se détournait d'elle avec horreur et étendait en souriant ses petites mains vers sa mère et d'autres per-

 

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sonnes vertueuses, ne voulant recevoir sa nourriture que d'elles. Lorque Catherine fut, à l'âge de cinq ans, confiée pour son éducation, à la pieuse Abbesse de Risaberg, elle parut si illuminée des rayons de la grâce divine, que toutes les Religieuses crurent voir en elle un petit Ange.

En avançant en âge, Catherine s'adonna aux exercices de piété avec une ardente dévotion. Elle récitait tous les jours les heures de la Très-Sainte Vierge, et, depuis son enfance, les sept psaumes de la pénitence, avant de se coucher. A genoux sur la terre nue, elle consacrait quatre heures de la journée à méditer la douloureuse Passion et la mort de son divin Sauveur ; elle paraissait toujours si totalement absorbée en Dieu que son seul aspect enflammait tous les cœurs de l'amour divin.

De retour au foyer paternel, elle fut mariée à Edgard, un jeune et vertueux gentilhomme.

Toute à Dieu et à sa Mère virginale, la pieuse vierge fit si bien par ses saintes exhortations et ses prières instantes, qu'avec l'assistance de Celui qui met dans le cœur de ses élus toute pensée chaste et toute pureté, elle décida son

 

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époux à faire avec elle vœu de virginité. S’étant ainsi engagés, par un serinent sacré, à garder une chasteté perpétuelle, les deux nouveaux mariés s'aimèrent tendrement dans le Seigneur, et, sous les apparences d'une splendeur mondaine tout extérieure, ils trompèrent l'ennemi de la chasteté par un saint artifice. Ce vœu fut agréable à Dieu, ainsi que le prouve le petit incident suivant qui mérite d'être mentionné. Un jour que, selon l'usage de ce temps, le pieux gentilhomme était à la chasse, et poursuivait avec sa meute un daim, il arriva que Catherine dut, pour faire un petit voyage, traverser avec une de ses femmes la forêt dans laquelle l'animal avait cherché un refuge. La pauvre bête s'approcha sans crainte de la jeune femme, comme pour lui demander protection, et posa doucement sa tête fatiguée sur les genoux de la chaste vierge. Lorsque Edgard et les autres chasseurs arrivèrent près d'elle, elle demanda humblement la liberté de son prisonnier qu'elle tenait caché sous son manteau. Il va sans dire que la requête fut accordée ; et le daim s'élança joyeux dans la forêt, pendant que le jeune époux et ses amis, pleins de joie et de consolation,

 

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rendirent grâces à Celui qui dompte et apprivoise les animaux de la forêt.

Le pieux couple se soumettait aux plus grandes austérités. Après avoir passé la majeure partie de la nuit en prières et en exercices de pénitence, ils dormaient étendus sur le plancher de l'appartement, n'ayant qu'une couverture et un traversin. En hiver même, ils n'apportaient aucun adoucissement aces rigueurs, car plus ils se privaient, pour l'amour de Dieu, de toutes les aises de la vie, plus ils se sentaient pénétrés et embrasés de l'amour divin. Catherine s'efforça d'amener son mari à adopter les pieux exercices que dans sa jeunesse elle avait vu pratiquer à sa sainte mère Brigitte ; car elle avait un extrême désir de conformer sa vie à l'éminent modèle qui lui était si cher. Aux veilles et aux prières les pieux époux unirent donc des jeûnes rigoureux, afin de faire épanouir dans leurs âmes toutes les vertus. Ils s'adonnèrent, par amour de Dieu et pour leur propre salut, à une foule d'abstinences sévères; car ils avaient reconnu que l'abstinence prolonge la vie, préserve la chasteté, réconcilie avec Dieu assure la victoire sur les mauvais

 

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esprits, éclaire l'intelligence, fortifie l'âme, dompte le vice, et attire le cœur vers Dieu en le remplissant d'ardeur. Leur union fut bienheureuse, parce qu'ils s'efforcèrent, en se confiant au miséricordieux amour de Dieu, d'imiter, autant que possible, la sainte union de la Bienheureuse Vierge Marie et de saint Joseph. Ils étaient dans l'état du mariage, comme deux lis odoriférants dans le jardin du Seigneur ; devant Dieu, ils resplendissaient de l'éclat de la pureté virginale, et, devant les hommes, ils répandaient par l'exemple de leur vertus, un parfum des plus agréables.

Cependant quelques-uns de leurs parents, irrités de la vie spirituelle qu'ils menaient et dont le sens leur échappait, cherchèrent bientôt l'occasion de rendre Catherine suspecte à son frère, le prince Charles, en l'accusant, auprès de lui, de singularité et de toutes les folies imaginables. Charles, encore trop étranger aux choses d'en haut, accabla sa sœur et son mari d'injures et d'offenses, mais ceux-ci les supportèrent avec une humble patience et ne changèrent rien à leur vie journalière.

Catherine se mit à renoncer peu à peu aux

 

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vêtements précieux, si contraires aux anciennes et louables coutumes de sa patrie. Elle dédaigna le luxe des vêtements, si fort à la mode alors dans la noblesse suédoise, ainsi que toute parure superflue. A son exemple, plusieurs de ses amies quittèrent les habillements luxueux et les vaines parures. Il en fut de même de Gydda, la seconde femme de Charles, qui d'abord avait opiniâtrement repoussé les conseils de Catherine, et qui, à la suite d'un avertissement divin, s'abandonna à la direction de sa pieuse parente. Un jour que Gydda s'était trouvée dans une chapelle de la Très-Sainte Vierge, à Colmar, et qu'elle y avait prié avec Catherine devant une image de la Mère de Dieu, elle était tombée tout à coup dans un léger sommeil. Il lui avait semblé alors que Marie regardait avec un doux sourire la sœur de son mari, tandis qu'elle lui jetait à elle-même un regard sévère et menaçant. Troublée par cette vision et fondant en larmes, Gydda avait prié la Mère de Dieu et, dans son chagrin, elle lui avait dit : « Pourquoi, ô ma chère Souveraine, me regardez-vous d'un air si sévère ? » La Bienheureuse Vierge lui répondit : « Et toi, pourquoi ne te rends-tu

 

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pas au conseil de ma chère Catherine? Si tu voulais changer ton habillement et tes mœurs, selon ses avis et son exemple, je te regarderais également avec joie et bonté. » A son réveil, Gydda renonça joyeusement au luxe et aux parures, et s'appliqua, avec un zèle persévérant, à imiter en tout la pieuse Catherine. Lorsque Charles, encore très mondain à cette époque, s'aperçut de ce changement admirable, il gronda vivement sa sœur en lui disant : « Il ne te suffit pas de faire toi-même la nonne, il faut encore que tu transformes ma femme en Religieuse, et que tu la rendes ridicule aux yeux du monde ! » Catherine supporta ces nouvelles injustices avec une grande sérénité ; elle ne s'affligeait que des louanges qu'on donnait à ses grandes vertus; et lorsque quelqu'un la louait, elle suppliait aussitôt, au nom de la miséricorde de Jésus-Christ, qu'on voulût bien ne rien dire ni rien penser de semblable.

Lorsque Brigitte quitta la Suède ce fut Catherine qui eut le plus de peine à se séparer de sa mère bien-aimée. Elle s'en ouvrit elle-même plus tard à Catherine de Sienne, en lui disant: « Aussitôt que ma mère fut partie, le sourire

 

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quitta mes lèvres, mes yeux baignés de larmes demeurèrent tournés vers l'Orient, vers la route sur laquelle ma bonne mère avait laissé la dernière trace de ses pieds. Il n'y eut plus de joie pour moi, et même l'amour de mon Edgard ne parvint pas à me consoler (1). »

Près de quatre années s'étaient écoulées depuis le jour où Brigitte avait quitté sa patrie pour se rendre à Rome, quand Catherine fut saisie d'un désir si intense de l'y suivre, qu'elle en était toute consumée. Elle, autrefois si resplendissante de fraîcheur et de beauté, devint pâle et languissante. Lorsque son pieux époux s'en aperçut, il la pria de lui faire connaître la cause de ses soupirs et de son chagrin. Pleine de confiance en la bonté d'Edgard, Catherine lui ouvrit tout son cœur. Cet homme sage et prudent qui connaissait la perfection de la vie de son épouse, pensa aussitôt que ce désir pouvait venir du Seigneur, en sorte qu'il n'osa pas le contredire d'une manière péremptoire. Il craignit néanmoins d'exposer aux dangers d'un si long voyage une vierge si belle et si jeune, car Catherine avait à peine dix-neuf ans ; il hésita,

 

(1) Surius, Vita S. Catarinœ.

 

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pour ce motif à donner son consentement. Mais vaincu enfin par la crainte de Dieu, et n'osant pas résister à la volonté d'en haut, il céda aux vives instances de sa femme. On s'occupa aussitôt des préparatifs du départ, et Catherine attendait impatiemment le jour où elle pourrait quitter sa patrie. Cependant l'antique persécuteur de toute vertu, qui n'a d'autre pensée que d'anéantir les saints projets, ou du moins d'en retarder l'exécution, inspira au prince Charles une si violente colère contre le dessein de sa sœur, qu'il écrivit à son beau-frère Edgard pour le menacer de mort s'il permettait à sa femme de sortir de sa patrie. Cette lettre arriva aux mains de Catherine, en l'absence de son époux.

Devinant ce qu'elle contenait, elle l'ouvrit, la lut, puis la remit à son oncle Israël, prince aussi puissant que pieux. Celui-ci consola affectueusement sa nièce, l'engagea à ne pas se laisser détourner de son pieux dessein par les menaces de son frère, et lui promit de protéger son mari contre tout danger. Il lui fit ensuite de riches présents et ne chercha plus qu'à hâter le départ. Catherine, de son côté, ne perdit pas un instant; elle se sépara de son

 

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mari, pleine de gratitude et d'affection, et s'embarqua en compagnie du maréchal de Suède, Gorstago Thunasson, et de deux dames suédoises d'un certain âge.

Après avoir éprouvé de grandes fatigues et de grandes difficultés sur mer et sur terre, Catherine et ses compagnons franchirent, avec une joie inexprimable, les portes de la Ville sainte, au mois d'août de l'année 1350. Nous venons de voir avec quelle aimable attention la providence de Dieu aida Catherine à retrouver sa chère mère. Dans les premiers jours de septembre, les deux saintes femmes revinrent à Rome. Le voyage, et surtout les peines spirituelles que Brigitte venait d'endurer, avaient complètement épuisé ses forces. Néanmoins, comme elle ne pouvait se résoudre à diminuer, si peu que ce fût, ses veilles et ses jeûnes rigoureux, elle en arriva à un tel état de faiblesse que son esprit ne pouvait plus saisir ni comprendre exactement le sens des révélations célestes, dont elle était toujours honorée. Alors Jésus lui dit: «  Donne à ton corps la nourriture dont il a besoin. Car ce que j'aime, c'est que le corps reçoive le nécessaire pour que l'esprit ne

 

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soit pas dans l'impossibilité de saisir et de comprendre les choses divines, à cause de l'affaiblissement exagéré des forces physiques (1). » La sainte Mère de Dieu exhorta également Brigitte à modérer quelque peu son zèle, en lui disant : « Tu dois agir avec prudence et soumission en tout ce que tu fais. Car il est plus agréable à mon Fils de voir manger que de voir jeûner contre l'obéissance. Ainsi donc, ma fille, pratique le jeûne avec prudence ; et lorsque tu seras malade, tu devras être un peu plus indulgente pour ton corps, et en avoir quelque pitié comme d'une créature déraisonnable, afin qu'il ne succombe pas sous le poids. Proportionne tes jeûnes à ta vigueur, et mets en tout temps ta confiance en la miséricorde de mon Fils (2). »

Brigitte obéit, et, grâce aux soins affectueux que lui prodigua sa fille, les forces lui revinrent rapidement. Catherine raconta à sa mère ce qui s'était passé en Suède et lui parla de l'épouvantable peste qui avait ravagé la pauvre Scandinavie. Mais Brigitte, bien qu'éloignée de sa patrie depuis longtemps, ne savait que trop bien

 

(1) Révélations VI, 91.

(2) Extravag. 56.

 

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ce qui était arrivé à tous ceux qui lui étaient chers; du centre de Rome, son regard de voyante apercevait les faits qui se passaient dans le Nord. C'est ainsi qu'elle annonça un jour à sa fille que maître Mathias était décédé la nuit précédente, car pendant sa prière, elle avait entendu une voix qui disait : « O maître Mathias, que tu es heureux de recevoir au ciel une si belle couronne ! Viens maintenant auprès de la Sagesse qui n'aura jamais de fin (1). » Des pèlerins suédois, qui vinrent à Rome vers la fin de l'année jubilaire, apportèrent des détails précis sur le jour et l'heure de la mort de Mathias; c'était bien l'heure où notre Sainte avait entendu les paroles ci-dessus.

Brigitte visita avec Catherine les églises stationnâtes et tous les saints lieux de la Ville éternelle. Puis, après quelques semaines de séjour à Rome, Catherine songea à retourner en Suède avec ses compagnons de voyage. Le jour du départ était déjà fixé, lorsque, sur l'ordre du Seigneur, Brigitte demanda inopinément à sa fille si, pour plaire à Dieu, elle ne consentirait pas à rester auprès d'elle à Rome, et à accepter,

 

(1) Révélations.

 

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pour l'amour de Jésus-Christ, les peines et les fatigues d'une vie entièrement consacrée au Seigneur. Catherine, tout embrasée de l'amour divin, répondit avec une sainte fermeté que, si Dieu le désirait, elle quitterait volontiers non seulement ses amis et ses parents, sa chère patrie, ses richesses et ses joies, mais encore son époux, qui lui était plus cher que sa propre vie. Après qu'elle eut ainsi consenti à demeurer pour toujours auprès de sa mère, Jésus dit à Brigitte : « Ta fille Catherine est la compagne que je t'ai promise depuis longtemps. C'est une belle plante, que je veux soigner moi-même, afin qu'elle devienne un arbre aux fruits abondants. Et comme elle a besoin de la rosée de ma grâce, je l'arroserai de ma Sagesse. Je veux agir envers elle comme un père envers sa fille, recherchée et demandée en mariage par deux prétendants. L'un d'eux est pauvre et l'autre riche. Mais la jeune fille les aime tous deux. Le père, homme sage et prudent, voyant l'affection de son enfant se porter vers le prétendant sans fortune, dorme à ce dernier des vêtements et des cadeaux ; mais, au riche, il accorde la fille elle-même. C'est ainsi que je ferai. Catherine

 

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m'aime ; mais elle aime aussi son époux. Comme je suis le plus riche et le Seigneur de toutes choses, je comblerai celui-ci de mes dons. Je lui donnerai ce qui sera le plus utile à son âme; j'ai résolu de le prendre près de moi ; la maladie dont il souffre en ce moment est un indice de sa mort prochaine (1). »

Après avoir partagé pendant quelque temps les peines et les austérités de sa sainte mère, Catherine fut subitement prise d'effroi à la pensée de continuer ce genre de vie si sévère. Elle songea à la patrie, à sa liberté d'autrefois, au tendre amour de son mari, et, comme elle ne repoussa pas ces pensées, elle tomba bientôt en une tristesse si inquiète qu'elle supplia sa mère de l'autoriser à retourner en Suède. Brigitte, reconnaissant dans ce désir une tentation, se mit à prier avec ferveur pour sa fille. Jésus alors lui apparut et lui dit ; ce Dis à cette jeune vierge qu'elle est veuve, et que je lui conseille de demeurer auprès de toi. Désormais je prendrai moi-même soin d'elle (2). »

Bien que Catherine se fût soumise humblement à l'ordre de Dieu, elle continua de nourrir

 

(1 et 2) Révélations, VI, 118.

 

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le désir de revoir sa chère patrie ; sa pensée et ses vœux restaient tournés vers le lointain Septentrion. Elle lutta de toute la force de sa vaillante âme contre la tentation, sans parvenir à la vaincre. S'adressant alors à sa mère, elle la pria de lui indiquer un remède qui pût apaiser la tempête de son âme. Brigitte, qui avait déjà triomphé de toutes les tentations de ce genre, proposa à sa fille un moyen salutaire, en lui conseillant de se soumettre avec humilité à une pénitence corporelle. Catherine fit selon l'avis de sa mère ; elle condamna son corps aux plus rudes flagellations, et dompta ainsi toutes les tentations.

La sainte année jubilaire touchait a sa fin. Du fond de sa résidence d'Avignon, Clément VI fit tout ce qui était en son pouvoir pour faciliter le gain des Indulgences aux innombrables pèlerins qui affluèrent de toutes parts à Rome, dans les dernières semaines du jubilé. Il nomma une Congrégation de quatre Cardinaux, qui devait examiner l'état déplorable de la ville et y porter remède. (1). Mais cette mesure n'atteignit pas non plus son but. Les rues de Rome

(1) Reumont, Histoire de Rome T. II. p. 892

 

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continuèrent à n'offrir que peu de sécurité ; les jeunes filles en particulier n'osaient se hasarder à paraître en public. Aussi Brigitte défendit-elle a sa fille de visiter les églises stationnales si ce n'est en nombreuse compagnie de pèlerins et sous bonne escorte. Ce fat un douloureux sacrifice pour Catherine, qui ne connaissait pas de plus grand bonheur que de prier dans les églises et de puiser au trésor des Indulgences. Elle pleura souvent amèrement lorsqu'elle voyait partir sa mère pour les stations avec Pierre Olafson, tandis qu'elle-même devait demeurer au logis avec les servantes. Un jour que Brigitte lui réitéra le refus de l'emmener, elle s'en affligea et pensa en elle-même : «Malheureuse que je suis ! quelle vie misérable je mène ici ! Il est facile aux autres de faire leur salut et d'amasser sans cesse de nouveaux trésors spirituels en visitant les lieux saints et en assistant à la célébration des saints mystères. Quant à moi, je suis privée de toutes ces grâces. Combien sont heureux mes frères et mes sœurs qui servent Dieu dans ma chère patrie, tandis que je languis ici misérablement. Ne vaudrait-il pas mieux ne pas vivre du tout que de mener une

 

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existence si inutile?» Tandis que Catherine avait l’âme remplie de tristesse et d'amertume, et pleurait dans sa petite chambre solitaire, sa mère et Pierre Olafson y entrèrent à leur retour des stations. Ils lui demandèrent affectueusement la cause de sa tristesse; mais la douleur l'empêchait de proférer aucune parole. Brigitte réclama alors une réponse au nom de l'obéissance, et lorsque Catherine entendit le mot d'obéissance, elle dit en poussant un profond soupir : « Ma mère, je ne puis parler! » Elle ressemblait à une mourante; son visage était pâle et ses yeux éteints; sa respiration s'arrêta sous la violence de l'émotion qu'elle ressentait et qu'elle ne parvenait pas à dominer .Brigitte, profondément affligée, n'opposa que la patience, la douceur et la prière à ce singulier état de sa fille. La nuit suivante, Catherine rêva que le monde entier était en flammes ; elle se vit elle-même seule dans une petite plaine, tremblant de peur et ne sachant de quelle manière échapper à ce redoutable incendie. La Bienheureuse Vierge Marie lui apparut alors, et Catherine lui dit aussitôt en la suppliant : « O chère Dame, secourez-moi ! »

 

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Marie lui répondit : «  Comment puis-je t'aider puisque tu désires avec tant d'ardeur retourner dans ta patrie, auprès de tes amis et de tes parents ? Tu méprises les promesses que tu as faites à Dieu ; tu lui désobéis ainsi qu'à moi-même, à ta mère et à ton père spirituel. » Catherine s'écria avec effroi : «  Ah ! ma très douce Souveraine! je veux bien volontiers faire tout ce que vous demanderez de moi. » Et la Très-Sainte Vierge dit encore : « Obéis donc à ta mère et à ton père spirituel, qui tiennent ma place auprès de toi ; c'est là ce que je désire de toi, ce qui seul me sera agréable. » Lorsque Catherine sortit de son sommeil, elle courut pleine d'humilité vers sa mère, se jeta à ses genoux et la supplia de lui pardonner son opiniâtre désobéissance, qui avait si profondément affligé Dieu, la glorieuse Vierge Marie, et elle-même. Après avoir raconté très sincèrement à sa mère sa vision nocturne, elle lui fit la promesse de lui obéir jusqu'à la mort, et de rester la fidèle compagne de ses pénibles travaux et de ses voyages loin de la patrie bien-aimée. Brigitte se réjouit de cette conversion merveilleuse, et, dans sa reconnaissance, elle s'écria : « Ce chan-

 

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gement est l'œuvre de la droite du Très-Haut (1); loué soit Celui qui fait que tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu (2). »

Brigitte résolut alors de réduire davantage sa fille sous le doux joug de l'humilité et de l'obéissance. Elle appela donc le P. Pierre d'Al vas-tra, son maître de langue, prêtre très expérimenté dans la conduite des âmes, et le supplia de recevoir le vœu d'obéissance de sa fille. Pierre se rendit au désir de la pieuse et prudente mère ; Catherine lui fit ce vœu et l'observa si fidèlement qu'elle n'osait rien faire sans sa permission.

Notre Sainte fut très heureuse en voyant les rapides progrès que sa fille faisait dès lors dans la vertu ; sa joie s'accrut encore en entendant, dans une de ces célestes extases, l'éloge de sa fille tomber des lèvres bénies de la Bienheureuse Vierge Marie.

Un jour que Brigitte suppliait naïvement la Mère de Dieu de développer de plus en plus-1 dans son cœur l'amour de Jésus-Christ, Marie l'engagea à se dérober à son doux entretien, et

 

(1) Psaumes LXXVI, 10.

(2) Rom. VIII 28.

 

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à terminer là sa céleste contemplation pour vaquer à ses soins maternels envers sa pieuse fille. Puis la Très-Sainte Vierge loua l'amour de Catherine pour la sainte pauvreté, amour si grand qu'on lui procurait la joie la plus vive en lui permettant de porter les vêtements les plus vieux et les plus misérables. Marie ajouta ensuite : « Heureuse celle qui a renoncé si volontairement au monde ! Elle a quitté son mari, ses parents et ses amis selon la chair, afin de pouvoir les assister selon l'esprit, et elle ne s'est pas inquiétée de ses biens terrestres. C'est pourquoi tous ses péchés lui sont remis, et, en échange de ses possessions d’ci-bas, elle recevra le royaume du Ciel, et Jésus-Christ lui-même pour Époux, Et tous ceux qui l'aiment obtiendront, à cause d'elle, de se rapprocher de Dieu (1). »

 

(1) Extravag, 69.

 

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CHAPITRE XXI - Genre de vie de sainte Brigitte et de ses compagnons. Assistance merveilleuse dans le besoin. Mort du Pape Clément VI. (1351-1353).

 

La petite communauté de notre Sainte menait une vie toute monastique. Pierre Olafson resta le confesseur habituel de Brigitte, tandis que le P. Pierre d'Alvastra était à la fois son maître et l'administrateur de la petite maison ; il s'occupait des affaires temporelles, et tous lui obéissaient. Catherine partageait avec sa mère les leçons de grammaire et récitait avec elle les heures canoniales. La douceur et l'amabilité de la pieuse vierge tempéraient un peu la rigoureuse austérité que sainte Brigitte avait communiquée à son entourage.

Jésus-Christ lui-même prescrivit à Brigitte le

 

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genre de vie qu'elle devait suivre avec les siens durant son séjour à Rome : « Je vous conseille, dit-il, de consacrer au sommeil quatre heures avant minuit et autant après. Néanmoins, celui qui pourra raisonnablement se contenter d'un repos moins long, sans trop épuiser ses forces, en aura plus de mérite et une plus belle récompense. Vous donnerez ensuite quatre heures à la prière et à d'autres exercices de piété, afin que chacune de vos heures soit fructueuse pour le ciel. Vous pourrez employer deux heures pour les repas et la récréation ; mais si vous abrégez ce temps, Dieu vous en récompensera. Vous emploierez six heures au travail, pour faire vos devoirs de toute nature. Vous prendrez ensuite deux heures pour les vêpres, les compiles et d'autres prières pieuses. Le soir, vous accorderez également deux heures au repas et à une innocente distraction pour le soulagement du corps. Le matin, au réveil, vous garderez un silence de quatre heures, que vous ne devrez rompre qu'avec une permission et pour le strict nécessaire. Ce temps écoulé, vous pourrez prendre un léger rafraîchissement corporel.

 

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« J'ai dit dans mon Évangile que celui qui donnerait un verre d'eau froide en mon nom recevrait sa récompense. Je récompenserai également toute mortification, même la moindre, si vous la pratiquez en mon honneur et avec une vraie piété. Vous savez déjà que vous devez observer vos jeûnes en voyage, La vie conventuelle vous offrirait peut-être plus de repos et d'abondance. Usez donc avec une prudente discrétion des choses nécessaires au corps ; prenez un seul potage soit aux herbes, soit à tout autre apprêt, mais, par amour de Dieu, n'en prenez pas davantage. Quanta la viande et au poisson, je vous autorise à en avoir de deux espèces à table, vous engageant à vous abstenir du reste par amour de moi. Pour le pain, mangez ce qui vous sera servi, et s'il vous en faut plus, demandez-en à votre maître en mon nom. Agissez pour l’eau comme pour le pain. N'oubliez pas qu'un malade ne peut suivre la règle comme un autre qui se porte bien ; il manifestera donc son besoin, et Ton pourra lui donner ce-qui se trouvera ; en outre, puisque vous avez résolu de ne rien posséder, vous ne devrez non plus rien donner ni rien recevoir sans permis-

 

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sion. Je vous avertis que le démon vous dresse des pièges à toute heure. Je vous conseille, pour ce motif, de veiller scrupuleusement sur vos paroles inutiles pendant les temps de silence. Confessez-vous-en sincèrement, et faites-en une juste pénitence. La pénitence sera plus sérieuse, si votre parole était irréfléchie ou indiscrète. Mais si quelqu'un avait parlé avec impatience ou colère, il devra au plus tôt chercher un lieu convenable pour y réciter à genoux un Ave Maria en demandant humblement pardon à Dieu. Enfin, chaque vendredi, vous devrez venir au chapitre (1) avec la ferme volonté de ne cacher aucune de vos fautes et la résolution de ne pas retomber; vous devrez vous acquitter volontiers de la pénitence imposée et vous appliquer sérieusement à vous corriger (2). »

Ce genre de vie ne suffit pas au zèle ardent de Brigitte ; elle ajoutait au précepte en consacrant une grande partie de la nuit à la prière et à la contemplation : au point du jour elle se

 

(1) On entend ici, par chapitre, l'accusation qu'on a coutume de faire en public, dans les couvents, des fautes commises contre la sainte règle.

(2) Extravag., 05.

 

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confessait à Pierre Olafson, qui se soumettait également à toutes les austérités de la règle de son Ordre. Tous deux ensuite quittaient la maison, à l'aube, pour visiter les églises stationnais, et ne rentraient que vers neuf heures. Brigitte avait un tel soin de la pureté de son âme, qu'elle recourait souvent deux fois et même trois fois par jour à la confession. Elle pleurait alors les petites fautes inhérentes à la fragilité humaine si amèrement aux pieds de son confesseur, que celui-ci avait parfois de la peine à la consoler et à la calmer. Le fait suivant prouve à quel point Dieu a pour agréable l'ardent désir de la grâce de l'absolution. Durant une des confessions de Brigitte, son confesseur fut réclamé par un prêtre de Rome. Pierre oublie, en se levant, de donner l'absolution à sa sainte pénitente. Le soir de ce même jour, au moment où Brigitte se disposait à prendre son repos, le Saint-Esprit lui dit : « Lève-toi, ma fille, fais un acte de contrition, puis agenouille-toi humblement pour recevoir l'absolution; car ton confesseur ne te l'a point donnée aujourd'hui.» Après la lui avoir accordée, le Saint-Esprit ajouta : « Celui qui ne prend pas garde aux

 

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petites choses, sera bientôt en défaut dans les grandes ; car même un péché véniel deviendra mortel, si, malgré les remords de la conscience, on y persévère sans souci (1). »

Brigitte observait les vœux monastiques avec la consciencieuse rigueur d'une sainte Religieuse. Son amour pour la sainte pureté était si vif qu'il lui valut, à elle qui avait été mariée, le titre et les droits d'épouse de Jésus-Christ. Son obéissance envers les Prélats, son Supérieur et son confesseur était si parfaite, si constante, qu'elle osait à peine lever les yeux sans la permission de son directeur (2). Lorsqu'elle visitait les églises stationnales ou quelque autre saint lieu de Rome, en compagnie d'un des prêtres que Dieu avait préposés à sa garde, elle ne leva pas une seule fois les yeux sans en avoir obtenu l'autorisation de son père spirituel. Elle craignait néanmoins toujours de ne pas atteindre à la perfection de cette vertu; et même après l'humble et fidèle accomplissement d'un ordre, elle s'inquiétait du moindre mouvement d'opposition qui avait pu s'élever dans son âme en le recevant.

 

(1) Révélations, VI, 114.

(2) Bulle de la canonisation.

 

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Un jour qu'elle témoignait à Notre-Seigneur sa peine d'avoir obéi avec quelque impatience, Jésus-Christ daigna la consoler lui-même en lui disant : « Je suis en celui à qui tu dois obéir ; aussi seras-tu récompensée et obtiendras-tu la rémission de tes péchés en retour de ta bonne intention d'obéir malgré les résistances de la chair (1),

Brigitte pratiquait la pauvreté avec une fidélité inébranlable à l'exemple de son Père séraphique saint François, qui avait coutume de nommer la pauvreté sa chère épouse. Elle demandait à genoux à Pierre d'Alvastra ce dont elle avait besoin pour elle-même ou pour les siens. Habituellement elle ajoutait avec humilité : « Je vous prie, mon Père, au nom de Jésus-Christ, de m'accorder ce que je vous demande; je crois en avoir besoin. » A l’entendre, il eût semblé qu'elle n'avait jamais rien possédé en propre, et que le mince patrimoine qui servait à elle et aux siens ne lui appartenait pas. Sa grande préoccupation était de pourvoir aux besoins des autres, n'hésitant pas à se refuser tout, pour leur éviter une privation; quand

 

(1) Révélation VI. 43.

 

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le nécessaire même lui manquait, elle savait le dissimuler aux regards attentifs de l'affectueuse Catherine. Le Seigneur paraissait se plaire à mettre son épouse aux prises avec la pauvreté, comme il l'avait été lui-même durant sa vie mortelle ; aussi lui en fit-il sentir souvent l'aimable fardeau.

Brigitte se trouva dans une grande pénurie d'argent, vers la fête de tous les Saints, en l'année 1351. Ne recevant depuis trois ans aucun envoi de fonds de la Suède, elle avait dû faire divers emprunts qui la mirent dans un grand embarras lorsque les prêteurs vinrent à lui réclamer leurs avances. Jésus-Christ lui dit alors : « Emprunte sans crainte les sommes nécessaires, tranquillise tes créanciers et promets-leur de les rembourser intégralement le premier dimanche après l'Octave de l'Epiphanie, lejour de l'exposition du saint suaire. » Brigitte se conforma à l'ordre du Seigneur, et, dans l'après-midi du dimanche indiqué, arriva un messager de Suède, porteur d'une somme si considérable, qu'elle lui permit d'acquitter, le jour même, toutes ses dettes (1). Il lui resta

 

(1) Extravag. 103.

 

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peu de chose en mains pour l'entretien de sa communauté, et elle se trouva bientôt réduite de nouveau à la plus extrême pauvreté. Dans cette extrémité, elle envoya Catherine, en compagnie de plusieurs pieuses Romaines, à l'église de Saint-Pierre, pour implorer le secours de Dieu devant l'autel de saint Jean l’Évangéliste. En entrant dans le temple, la fille de Brigitte aperçut une pèlerine étrangère, portant un ample vêtement blanc avec un manteau noir, le visage caché par un voile blanc. L'inconnue s'empressa d'aborder Catherine, de la saluer par son nom, et de lui demander de vouloir bien prier pour l'âme d'une Norvégienne. Sur les questions de Catherine, l'étrangère répondit qu'elle arrivait de Suède, et que Gydda, la femme de Charles, était décédée récemment. La jeune vierge l'invita alors à l'accompagner auprès de Brigitte, qui lui offrirait volontiers l'hospitalité. Mais l'étrangère déclina l'offre en s'excusant de ne pouvoir s'arrêter davantage; puis elle reprit: « Priez pour la Norwégienne, car Gydda vous a légué la couronne princière en or qu'elle portait habituellement dans les grandes cérémo-

 

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nies. » A ces mots, la pèlerine disparut. Catherine, toute surprise, se tourna vers les femmes qui priaient près d'elle, pour leur demander ce qu'était devenue l'étrangère avec laquelle elle venait de s'entretenir . Elles répondirent : « Nous vous avons bien entendu parler avec quelqu'un, mais nous ignorons à qui vous vous adressiez, car nous n'avons point vu de pèlerine étrangère. » Catherine, saisie de crainte, se hâta de rentrer à la communauté, et de faire part à sa mère de ce qu'elle avait vu et entendu. Sans répondre, Brigitte se retira aussitôt dans sa chambre pour prier. Dieu lui révéla alors que l'âme de Gydda était apparue à Catherine pour lui demander secours contre les peines du purgatoire où elle était retenue pour l'expiation de quelques fautes légères (1). Peu de temps après, la nouvelle de la mort de la pieuse femme de Charles fut confirmée à Brigitte par l'un de ses amis, Ingwald d'Admundsson, qui arrivait de Suède. Il lui apportait, en vertu du legs de la défunte, le cercle d'or qu'elle ceignait de son vivant, selon la coutume du pays. La vente de ce bijou produisit une somme si con-

 

(1) Vita S. Catharinœ. cap, X

 

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sidérable, qu'elle pourvut à la subsistance de Brigitte et des siens durant une année entière.

Dieu glorifia aussi par des miracles l'admirable pauvreté de sa fidèle servante.

Durant une maladie qui retenait Catherine au lit, un ami de Brigitte, da nom de Ludovic, riche baron romain, fit témoigner à notre Sainte le désir de visiter sa fille. Brigitte n'y consentit qu'à regret, car elle avait à cœur de dissimuler aux yeux du monde la sainte pauvreté qui se pratiquait dans sa demeure. La vue de la couche misérable sur laquelle reposait la malade, et qui se composait d'une paillasse, d'un petit traversin et d'un vieux manteau en guise de couverture, ne pouvait manquer de révéler à l’éminent visiteur à quel degré de privation se trouvaient réduites les deux princesses suédoises. Mais Jésus-Christ qui, en revêtant lui-même les livrées de la pauvreté, a couvert d'honneur et de gloire l'indigence de ses pauvres, releva ici la bassesse de la pauvreté volontaire en déployant aux yeux du riche et puissant Ludovic les ineffables richesses de sa grâce. En entrant avec sa suite dans l'appartement de la jeune vierge, le baron vit un

 

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lit décoré avec splendeur et tout recouvert d'or et d'écarlate. A sa sortie, le noble seigneur témoigna sa surprise à son entourage : « Ces' princesses suédoises passent pour pauvres parce qu'elles contractent souvent des emprunts d'argent pour faire face aux premières nécessités. Elles feraient mieux de vendre, pour subvenir à leurs besoins, la pourpre précieuse et le riche ameublement que nous venons de voir, plutôt que de se priver des aliments et des vêtements nécessaires (1).

Après son rétablissement, Catherine fit, avec la permission de sa mère, une promenade hors des murs de la ville sainte, en compagnie de quelques dames romaines. Quand on fut arrivé dans les belles vignes qui sont aux portes de Rome, une des dames pria Catherine, qui était de haute taille, de lui cueillir une belle grappe de raisin qu'il lui était impossible d'atteindre. Catherine portait sous son simple et pauvre manteau des vêtements vieux et usés; aussi rougit-elle légèrement en rejetant son manteau pour exaucer le désir de sa compagne. A ce moment, Catherine parut vêtue d'unerobe de soie précieuse de

 

(1) Vita S. Catharinœ, cap. X.

 

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couleur hyacinthe, et Tune des Romaines s'écria dans sa surprise : «  Mais Catherine ! qui aurait jamais cru que vous vous seriez décidée à porter des vêtements aussi magnifiques?» Les serviteurs présents rendirent témoignage de ce fait, ainsi que Pierre d'Alvastra, le confesseur de sainte Catherine (1).

L'entretien suivant, que Brigitte eut avec la Mère de Dieu, au sujet de ses affaires temporelles, témoigne des embarras domestiques dans lesquels elle se trouva parfois engagée pour assurer aux siens l'indispensable. Nous laisserons la parole à la Sainte elle-même. Marie avait rappelé à sa fille qu'elle ne devait pas se mettre en souci du lendemain, mais se confier en Dieu qui donne la nourriture aux passereaux, et qui a un soin tout particulier de ceux qu'il a rachetés de son sang précieux. Je lui répondis : « O aimable Souveraine, qui êtes riche et belle, riche parce que vous êtes aimée de Dieu, belle, parce que vous n'avez jamais péché, écoutez-moi, moi qui suis pauvre de vertus et riche de péchés. Aujourd'hui, nous avons encore le nécessaire, mais tout nous fera défaut demain. Comment

 

(1) Vita S. Catharinae, cap XI.

 

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donc ne serions-nous pas en soucis?» La Sainte-Vierge répondit : « Si vous possédez des choses dont vous puissiez vous passer, vendez-les, afin de pouvoir vivre sans inquiétude.» Je répondis : « Nous avons les vêtements indispensables et quelque peu de vaisselle pour notre table. Le prêtre a ses livres, et nous possédons un calice, ainsi que les ornements nécessaires pour la sainte Messe. » La Sainte-Vierge répliqua : « Le prêtre ne doit point demeurer sans livres, ni vous sans Messe ; puis aussi pour le saint sacrifice, il vous faut un calice et des ornements; toutes ces choses vous sont donc indispensables. » Je repris alors : «  Peut-être devrais-je engager ma parole, et emprunter de l'argent pour quelque temps ? » La Mère de Dieu répondit : « Si tu es assurée de pouvoir rembourser à l'échéance, emprunte; sinon, ne le fais point.» Et moi, je lui dis : « Dois-je recourir aux travaux manuels pour gagner le pain des miens?» Marie reprit : « Que faites-vous actuellement de vos journées ? » Je répondis : a J'apprends la grammaire, je prie et j'écris. » Alors la Mère de Dieu dit : « Il ne convient pas que tu renonces à ces occupations pour t'adonner à des soins

 

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matériels. » Et moi : « Mais de quoi vivrons-nous demain? » La bonne Mère répondit : « Si Vous n'avez plus rien, demandez l'aumône au nom de Jésus-Christ (1). » Brigitte se soumit avec joie, et toutes ses préoccupations temporelles disparurent à la consolante pensée de pouvoir se mêler aux pauvres pour mendier l'obole de la charité.

Dieu envoya d'autres épreuves encore à sa servante. Depuis son arrivée, Brigitte occupait la maison du Cardinal Hugues Roger, située non loin de l'église de Saint-Laurent in Damaso En l'année 1351, le représentant du Cardinal lui donna congé, avec injonction d'abandonner les lieux dans le délai d'un mois. Cette nouvelle affligea vivement Brigitte ; elle craignait de nepas trouver aisément une demeure qui fût dans les mêmes conditions de convenance pour elle et sa fille, dont la beauté éblouissante commençait à faire sensation à Rome. Elle implora avec larmes le secours divin ; mais le Seigneur voulant éprouver sa fidélité, lui dit : « Parcours la ville, durant ce mois, avec ton confesseur, et tâche de découvrir une maison qui puisse te

 

(1) Révélations VI, 46.

 

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convenir ainsi qu'aux tiens, » Brigitte par obéissance, s'en alla par toute la ville, en compagnie de son confesseur ou de son maître-Pierre d'Alvastra, mais sans rencontrer d'habitation convenable. Deux jours avant l'expiration du terme, elle fit plier ses hardes et son modeste bagage, pour quitter la maison et aller s'installer dans une hôtellerie publique. Accablée de chagrin et de souci, elle se mit en prières, demandant avec larmes le secours du ciel pour elle et pour sa fille. Jésus-Christ lui apparut alors et lui dit avec la douceur la plus aimable : « Tu t'inquiètes de n'avoir pu trouver une demeure convenable. Apprends maintenant que j'ai permis cette épreuve pour embellir ta couronne céleste. Tu devais faire par toi-même l'expérience des embarras et des souffrances qu'endurent les pauvres pèlerins hors de leur patrie, afin d'apprendre à compatir à leur situation. Sache que tu ne seras pas chassée de cette maison; bientôt le propriétaire t'informera que tu peux y rester, avec les tiens, tranquillement et en paix, comme jusqu'à présent. » Brigitte, tout heureuse, courut à Pierre Olafson, pour lui faire partager sa joie,

 

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après l’avoir associé à ses peines. Elle lui parlait encore quand arriva un messager qui lui remit une lettre du Cardinal Hugues Roger, frère du Pape Clément VI, auprès duquel il résidait à Avignon. Le Cardinal consolait la Sainte et rengageait avec une grande amabilité à user de sa maison aussi longtemps qu'il lui plairait (1). L'heureuse issue de cette affaire remplit le cœur de Brigitte de reconnaissance et de joie.

Au milieu des incidents journaliers de la vie, notre Sainte demeura toujours fidèle à deux grandes préoccupations : ses communications intimes avec Dieu dans la prière et la contemplation, et son zèle ardent pour le salut des âmes et le bien-être de l'Église. Les plus petites choses comme les plus élevées portaient Brigitte à converser familièrement avec Jésus et Marie, de même que Jésus et Marie se servaient de tout pour instruire leur fidèle servante, la consoler et la réjouir de faveurs célestes. La nature avec ses ornements, les objets sensibles, l'habillement de Brigitte, son modeste mobilier, ses occupations, tout, en un mot, devenait pour le divin

 

(1) Extravag., 307.

 

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Époux et sa sainte Mère, une occasion de faire connaître la vérité à notre Sainte et de la diriger dans la voie de la grâce. Ainsi, le Sauveur lui dit un jour : « Tu as rencontré aujourd'hui dans la grammaire le proverbe : Il vaut mieux prévenir que d'être prévenu : c'est ainsi que moi, je t'ai prévenue par la douceur de ma grâce, pour empêcher le démon de régner sur ton âme (1).)) Dans une de ses prières extatiques, elle entendit ces paroles consolantes de la bouche de la Mère de Dieu : « Je suis la Mère de la miséricorde et je prépare les vêtements de ma fille pendant qu'elle dort, sa nourriture pendant qu'elle s'habille, et sa couronne et tous les biens pendant qu'elle travaille (2). »

Les joies célestes et les extases dont ses prières étaient favorisées ne firent jamais perdre de vue à Brigitte le salut des âmes et la prospérité de l'Église. Son regard se portait sans cesse vers la France, où le successeur de saint Pierre vivait dans un regrettable exil ; et, bien que son espoir dans le retour de Clément VI diminuât chaque jour, elle ne cessait de redire ces sup-

 

(1) Révélations VIII, 31.

(2) Révélations IV, 38.

 

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pliantes paroles : « Saint Père, revenez à Rome, qui, sans vous, n'a ni centre ni soleil ! »

Le pape Clément VI avait acquis Avignon en l'année 1348. Cette ville était, à la vérité, enclavée dans les propriétés de l'Église, qui, depuis 1229, se trouvait en possession des magnifiques plaines du Comtat-Venaissin, mais elle appartenait encore aux Souverains de Naples. Il négocia avec Jeanne, l'infortunée reine de Naples, dont le trésor était complètement épuisé et il obtint Avignon pour la faible somme de 80,000 ducats. Mais ce Pape ne devait pas jouir longtemps de son acquisition.

Depuis la fin de l'année 1351, Clément VI était très souffrant. La maladie, toutefois, dans ses intermittences autorisait l'espoir d'une guéri-son. Mais dans les derniers jours de 1352, l'état du malade empira; il reçut les sacrements de l'Église dans les sentiments d'une grande humilité et d'une profonde dévotion, et mourut subitement le 3 décembre de la même année.

C'est à bon droit qu'on dit de Clément VI qu'il fut une noble et belle apparition dans l'histoire du quatorzième siècle (1). On lui a reproché

 

(1) Christophe, Histoire de la papauté, t. IX, p. 167.

 

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d'avoir dilapidé les biens de l'Église, mais il le fit pour consoler les pauvres (1) ; pour mener à bonne fin d'utiles entreprises et pour porter secours à la France, sa patrie, que la guerre avait épuisée (2). Pouvait-on en faire un meilleur usage? Pétrarque lui-même, si sobre de louanges envers les Papes d'Avignon, rend justice à la douceur et à la bonté de Clément VI (3).

Mais comment concilier ces appréciations d'une incontestable justesse avec les jugements sévères que portait sur le compte de ce Pontife la Vérité éternelle elle-même dans les inspirations que recevait Brigitte? La réponse est aisée. Sous bien des rapports, Clément VI fut certainement une personnalité éminente ; mais de tous les Papes d'Avignon, il fut le seul qui ne tenta rien pour briser les chaînes que la politique française imposait aux Successeurs de saint Pierre; son séjour aux bords du Rhône le liait publiquement à un parti; il n'apparut plus aux regards de l'univers comme le Père

 

(1) Thessger, Histoire de la ville d'Avignon, t. II, p. 14.

(2) Baluze. Vitœ pap. avenn., p. 264 et 278.

(3) Nulli major inest elementa; nomen ab ipsis dignum rébus abit, Carmen cardin. Joannie de Columna, édi. Basil., p. 100.

 

 

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commun de la chrétienté, et, dès lors, il devint un objet de scandale pour un grand nombre de fidèles, Jésus-Christ qui avait dit , durant le cours de sa vie mortelle, cette sévère parole : « Malheur à l'homme par qui le scandale arrive (1); » Jésus-Christ, qui ne fait acception de personne (2), blâme et punit le scandale même en celui qui porte la tiare ; il châtie avec d'autant plus de rigueur que celui qui a scandalisé les faibles et les petits a été plus élevé en dignité. A l'approche de sa fin, Clément se tourna vers son Sauveur avec un redoublement d'amour et de repentir, et il mourut en union avec Celui dont il avait été le Vicaire sur la terre ; et ainsi son Juge vint au-devant de lui, comme un père affectueux, pour le recevoir au seuil de l'éternité.

 

(1) Matthieu XVIII, 17.

(2) Matthieu, XXII, 16.

 

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CHAPITRE XXII - Le Pape Innocent VI. — Le Cardinal Egidius Albornoz. Saint Sébastien. — Protection dans le danger. Pèlerinage à Assise. — L'Indulgence de la Portioncule. (1353 & 1354)

 

Le savant et chaste Innocent VI succéda à Clément VL Naturellement économe de son propre bien, et convaincu qu'il fallait l'être encore davantage de celui de l'Église, il bannit toute magnificence de sa cour, réduisit les dépenses de sa maison et congédia les serviteurs inutiles; les Cardinaux durent imiter l'exemple du Pape et rétablir la simplicité dans leur train de maison (1).

Sainte Brigitte, étant en oraison, reçut la révélation suivante sur Innocent VI : « Ce Pape, dit Jésus à sa servante, est de meilleure trempe que ses prédécesseurs et d'une étoffe

 

(1) Baluze, Vitae Pap. Avenn. T. I,p. 357

 

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à recevoir les meilleures couleurs. Mais la malice des hommes veut qu'il vous soit bientôt enlevé; sa bonne volonté lui sera comptée au ciel pour orner sa couronne et augmenter sa gloire. Néanmoins, s'il avait connaissance des révélations que je t'ai faites, il croîtrait en perfection, et ceux qui les lui porteraient en seraient plus magnifiquement récompensés (1).

Notre Sainte n'eut point de rapports directs avec Innocent ; elle ne fit que prier pour lui. Elle ne lui écrivit jamais et ne lui demanda point de revenir en Italie. Elle reconnut que le nouveau Pape nourrissait au fond de son cœur le projet de ramener le Saint-Siège à Rome., mais qu'il ne serait donné qu'à son successeur de l'accomplir.

L'Europe se trouvait, à la mort de Clément VI, dans de graves complications politiques, et Innocent VI eut à résoudre une foule de questions importantes et difficiles. La situation des domaines du Saint-Siège, presque entièrement aux mains des tyrans, était fort critique. Depuis le jour de la défaite des comtes de la Romagne, l'autorité temporelle des Papes

 

(1) Révélations IV, 13.

 

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y était méconnue; les villes de Montefiascone et de Montefalcone étaient seules à la reconnaître encore (1). Il ne s'agissait donc de rien moins que d'entreprendre une guerre de conquête et le Pape y était résolu. Mais pour mener à bonne fin cette entreprise, il lui fallait, avant tout, un homme capable qui joignît le talent d'un capitaine à celui d'un homme d'État. Fort heureusement que cet homme se trouvait dans le Sacré-Collège même. C'était Egidius Alvarez d'Albornoz, Cardinal fort remarquable du quatorzième siècle.

Le 30 juin 1353, Innocent VI choisit Albornoz pour son Légat en Italie, avec les pouvoirs les plus étendus, en soustrayant toutefois Naples et la Sicile à son gouvernement. Il ne pouvait mettre à sa disposition aucun moyen matériel ; le trésor papal était épuisé, et de toutes les puissances auxquelles des subsides furent demandés, l'Allemagne fut la seule à répondre à l'appel du Père commun des fidèles. Mais la rare habileté du Légat suppléa à tout ce qui manquait.

Le Cardinal Albornoz remporta d'éclatantes

 

1) Baluze, Vitae Pap. Avenn. T. I, p. 323.

 

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victoires. En 1354, il avait, dans le court espace de quatre mois, soit par d'habiles négociations, soit par la force des armes, reconquis au profit de l'Église romaine tout le patrimoine de Saint-Pierre et le duché de Spolète, et lorsque, trois ans plus tard, il fut rappelé à la Cour du Pape à Avignon, Innocent VI lui conféra le titre de Père de l'Eglise, aux applaudissements unanimes des Cardinaux et du peuple (1).

Les saintes filles du Nord, Brigitte et Catherine, accompagnèrent de leurs prières le pieux général dans toutes ses conquêtes. La ville sainte toutefois se trouvait toujours dans un état désolant ; des émeutes de tout genre tenaient Rome dans une agitation continuelle, et, en 1353, il y eut un nouveau soulèvement contre les barons soupçonnés d'avoir vendu des grains à l'étranger. L'explosion du mécontentement populaire fit ouvrir tous les greniers, sans ramener le calme. En cet état de choses, le séjour de Rome n'était pas sans embarras pour Brigitte et sa fille Catherine, dont la beauté attirait de plus en plus tous les regards. Sous

 

(1) Baluze, Vitae. Pap. Avenn. T. I p., 359

 

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la direction de sa sainte mère, la jeune vierge faisait de rapides progrès dans la voie de la perfection ; elle avait, d'ailleurs, des manières pleines de grâce, une conversation des plus aimables, une intelligence vive et un brillant savoir. Aussi beaucoup de grands barons de Rome briguèrent la main de la belle Suédoise, comme on avait coutume d'appeler Catherine, et les offres les plus magnifiques lui furent faites. La vierge répondit avec une humble fermeté qu'elle avait fait vœu de chasteté perpétuelle et qu'elle ne contracterait jamais d'union avec un époux mortel. Aveuglés par la passion, les prétendants résolurent d'arracher par la menace et la violence ce qu'ils n'avaient pu obtenir à force de promesses et de flatteries. Catherine put se convaincre, à la façon dont son refus fut accueilli, qu'elle n'avait pas de pires ennemis que ceux qui rampaient à ses pieds, en protestant de leur amour. Elle comprit que son innocence avait besoin d'un protecteur dévoué, et elle le chercha dans la glorieuse phalange des soldats du Christ dont le front a déjà reçu le laurier de l'éternelle victoire.

 

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Le premier samedi de l’année 1353, Catherine se rendit à l'église de Saint-Sébastien hors les murs, pour y recevoir la sainte communion ; comme l'heure du Saint-Sacrifice n'était point sonnée, ses suivantes la quittèrent au seuil de l'antique et célèbre sanctuaire. L'église était encore déserte ; seul, un prêtre, que Catherine ne pouvait apercevoir, était agenouillé derrière l'autel, abîmé dans sa prière. La vierge, se croyant seule et sans témoins, se prosterna devant l'autel, et dit assez haut pour être entendue du prêtre : « O mon 1res cher Sauveur, vous qui avez pris votre corps adorable dans le sein de la Vierge immaculée et qui avez permis qu'il fût étendu douloureusement sur la croix, je viens, moi pécheresse indigne, supplier votre ineffable miséricorde de daigner me garder, afin que je ne tombe pas dans le péché. Et puisque j'avais, par votre grâce, un époux, choisi mais mortel, comme protecteur de ma pureté, il me faut, à présent, dans mon veuvage, un autre défenseur de ma chasteté ; or je veux choisir, à cet effet, saint Sébastien, le combattant très valeureux  et le propagateur de vos saints commandements ;  confiez-moi, ô mon ai-

 

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mable Jésus, à sa garde et à sa sollicitude. »

Catherine entendit ensuite la sainte Messe et reçut le très saint Corps du Seigneur, à la fois comme gage de la divine protection de Jésus en cette vie et de sa béatitude future dans la vie éternelle (1). Nous apprendrons bientôt à quel point cette protection extraordinaire lui était nécessaire et dans quelle large mesure elle lui fut accordée.

Quelques semaines plus tard, le 20 janvier, jour de la fête de son glorieux Patron, Catherine entreprit de faire, avec la permission de sa mère et en compagnie de plusieurs dames romaines, un nouveau pèlerinage à l'église de Saint-Sébastien, située à environ deux milles de Rome. L'un des orgueilleux barons, qui avaient osé prétendre à la main de Catherine, se tint caché, avec une suite nombreuse, dans les vignes qui bordaient le chemin que devaient suivre les pèlerins. En apercevant Catherine avec ses compagnes, il donna ordre à sa troupe de se tenir prête à l'enlever. Il crut d'autant plus à la facile exécution de son impie projet

 

(1) Vita S. Catharinae, cap. VI

 

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qu'il n'aperçut point, dans le groupe, Brigitte, que d'importantes affaires avaient retenue en ville. Les mercenaires sortirent de leur embuscade pour s'emparer de l'innocente enfant; mais leur malice fut déjouée par le Seigneur qui protège et défend toujours ceux qui mettent en lui leur espérance. Au moment où les lâches sicaires allaient fondre sur leur proie, ils virent accourir dans leur direction un cerf et se précipitèrent à sa poursuite. Catherine et les dames profitèrent de cette diversion pour rebrousser chemin en toute hâte vers la ville ; elle échappa ainsi aux embûches de son persécuteur, comme un daim échappe au chasseur, comme un oiseau échappe à l'oiseleur. A sa rentrée, Brigitte, qui avait vu en esprit le danger qu'avait couru sa fille, s'écria : « Béni soit le cerf qui t'a délivrée aujourd'hui des poursuites de l'ennemi ! car la glorieuse Mère de Dieu a daigné me révéler, durant l'oraison, le péril auquel tu as échappé. »

A partir de ce jour, Catherine, n'osant plus franchir les murs de Rome, ne se rendait en pèlerinage aux sanctuaires situés hors de la ville, que lorsque sa sainte mère avait reçu par

 

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révélation l'assurance d'une protection d'en haut.

C'est ainsi que, dans la même année, la veille du 10 août, jour de la fête de saint Laurent, Brigitte dit à sa fille : « Demain nous irons, avec la grâce de Dieu, en pèlerinage à Saint-Laurent. » Catherine répondit : « Je crains que le baron que vous connaissez ne vienne m'enlever en route. » Mais Brigitte lui répliqua avec le calme et l'assurance qui n'appartiennent qu'aux Saints : «Je mets ma confiance en Notre-Seigneur Jésus-Christ et je crois fermement qu'il nous délivrera des mains de cet homme, et que, dans sa grande miséricorde, il nous gardera de tout péril. » Catherine s'en remit aux lumières surnaturelles de sa mère, bannit toute crainte de son cœur, et vit approcher, avec la joie sereine d'un enfant, l'heure d'aller prier au tombeau du glorieux martyr, dont l'amour envers Dieu fut plus fort que les flammes qui, en lui donnant la mort, lui avaient procuré la vie éternelle.

Le jour même de la fête, les deux saintes femmes se mirent en route de grand matin, sans autre compagnie que celle de leurs saints

 

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Anges-Gardiens, Brigitte fit sur elle-même, et sur Catherine cinq fois le signe de là croix, en mettant sa chère fille sous la protection des cinq Plaies du divin Sauveur, et en la recommandant à la garde de saint Laurent. Elles se trouvèrent bientôt hors de Rome, sur la route de Tivoli, et atteignirent, en priant et en chantant des hymnes pieuses, la basilique du Saint, située à un mille de la ville. Personne ne les avait importunées durant ce trajet assez long, personne ne les avait dérangées dans leur dévotion. Le baron cependant, qui poursuivait Catherine avec tant d'acharnement, avait été informé du projet des pieuses femmes, et s'était caché avec ses serviteurs dans une vigne, tandis qu'il faisait sombre encore, afin d'enlever la jeune vierge lorsqu'elle passerait à l'aube du jour. Mais Dieu l'humilia lui-même dans le piège qu'il avait tendu à l'innocente Catherine. Longtemps après le lever du soleil, alors qu'une grande partie de la journée était écoulée, les serviteurs du baron, las d'une si longue attente, demandèrent : « Seigneur, qu'attendons-nous si longtemps en ce lieu ? » Le baron répondit: «  Nous attendons la ravis-

 

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santé dame que nous avons l’intention d'enlever aujourd'hui, » Les serviteurs répliquèrent: « Il y a longtemps qu'elle a passé ; elle doit être arrivée maintenant à l'église de Saint-Laurent. Pourquoi ne nous avez-vous pas donné le signal de nous en emparer? Elle n'était accompagnée que d'une seule femme au visage pâle et sévère. » Le baron s'informa alors si le jour avait déjà paru : « Certainement, seigneur; il fait grand jour, et le soleil est déjà bien haut dans le ciel, » Alors seulement le malheureux reconnut que sa malice avait attiré sur lui la main de Dieu. En vain il ouvrit les yeux : son regard ne rencontrait que d'épaisses ténèbres. Avec la lumière de la grâce avait aussi disparu pour lui la clarté de la lumière terrestre. Saisi de crainte et d'épouvante, il commanda qu'on le conduisît immédiatement à l'église de Saint-Laurent ; en y entrant, il demanda à ses gens s'ils voyaient Brigitte et sa fille. Après les avoir distinguées dans la foule, ils en informèrent leur maître qui se fit conduire vers Brigitte. Celle-ci toute recueillie dans la prière aux côtés de Catherine, se montra surprise d'être entourée de tant de

 

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monde. Le coupable se jeta aux pieds des princesses suédoises, qui se tenaient là tremblantes et les yeux modestement baissés ; confondu par son malheur, il leur avoua sa méchanceté, les supplia humblement de lui pardonner son crime pour l'amour de Dieu, et ajouta avec serment que dorénavant il voulait être leur protecteur et leur défenseur le plus zélé contre tous ceux qui oseraient les poursuivre ou attenter à leur innocence. Touchée de reconnaissance pour l'assistance que Dieu leur avait accordée, et toute joyeuse à la vue des sentiments de componction du pauvre pécheur, Brigitte invita sa pieuse fille à s'unir à elle pour supplier Dieu en sa faveur. Elle-même se mit à genoux et pria pendant quelques instants avec cette confiance et cette ferme espérance que Dieu ne refuse jamais d'exaucer ; elle supplia son divin Epoux de vouloir bien rendre la lumière des yeux au coupable dont le cœur venait d'être touché des rayons de la grâce. A peine eut-elle cessé sa prière, que le pécheur repentant, plein d'amour et de vénération, saisit sa main et la pressa contre ses lèvres ; car la demande de Brigitte avait été exaucée. Quand les deux

 

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saintes femmes eurent achevé leurs dévotions, le baron les accompagna jusqu'en ville, et, depuis lors, il leur voua un profond respect et les combla de bienfaits. Dans la suite, il glorifia le Dieu tout-puissant en témoignant de la réalité du miracle, dont il avait été l'objet, devant le Pape Urbain V et ses Cardinaux (1).

Cet incident fit une grande sensation à Rome. La vénération dont Brigitte jouissait de nouveau dans la ville sainte, s'en accrut au point que ceux-là mêmes qui avaient voulu autrefois la brûler comme une diseuse de bonne aventure et une trompeuse, la proclamaient maintenant une vraie servante de Dieu et une grande Sainte. Brigitte n'ayant en vue que la gloire de Dieu mit à profit cette heureuse disposition des esprits pour publier un grand nombre de ses révélations. Le peuple et les grands reçurent avec un sentiment d'humilité les écrits de la Sainte, bien que leurs vices y fussent impitoyablement flagellés. Ces écrits furent-répandus jusque dans les provinces les plus éloignées de l'Italie.

La vie de Brigitte était un labeur incessant.

 

(1) Vita S. Catharina, cap. VI.

 

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Les travaux pénibles auxquels elle se livrait, les pénitences et l'épuisement de ses forces menacèrent souvent d'abattre son âme; mais son amour était fort comme la mort, et sa lampe était toujours pleine d'huile. Au sein des souffrances et des difficultés, l'admirable femme resta calme, courageuse et résolue, semblable au rocher contre lequel viennent se briser les vagues furieuses de la mer, sans parvenir à l'ébranler. De célestes consolations venaient souvent interrompre cette vie si pénible à la nature ; elles succédaient à de grandes épreuves comme une récompense agréable, ou comme une préparation à de nouvelles souffrances. Un jour que l'épouse du Seigneur était ravie en extase et priait avec allégresse, le Fils de Dieu lui dit: « Dis-moi donc quelle est ta volonté ? Bien que je sache toutes choses, je veux néanmoins que tu me le dises dans ta propre langue. » Brigitte se tut ; il lui sembla qu'elle n'avait plus de volonté, que la volonté de Dieu était devenue la sienne. Mais n'y avait-il point là une illusion ? et ne s'exposait-elle pas à mentir ainsi à l'éternelle Vérité ? Cette pensée d'humilité tint ses lèvres closes. Son Ange-Gar-

 

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dien, prenant alors la parole, répondit pour elle : « Sa volonté est selon qu'il est écrit : que votre volonté se fasse sur la terre comme au Ciel. » Et le Seigneur répliqua : « Voilà ce que je cherche et ce que je veux ; voilà l'obéissance qui me plaît le plus (1).» Mais l'Ange-Gardien, continuant de converser avec le Seigneur, dit : « Que toute l'armée céleste célèbre vos louanges, ô Seigneur, pour votre amour inénarrable! Vous avez confié votre épouse à ma garde. Voici que je vous la rends, car je l'attirais déjà à vous alors qu'elle n'était encore que jeune enfant. D'abord je lui ai donné une pomme, et lorsqu'elle l'eut mangée, je lui dis : «  Ma fille, suivez-moi encore, et je vous donnerai du vin très doux ; car, dans la pomme, il n'y a qu'une faible saveur, tandis que le vin renferme une grande douceur et réjouit l'âme. Après qu'elle eut goûté le vin, j'ajoutai: «  Avancez encore, suivez-moi toujours, je vous donnerai ce qui dure toujours et ce qui contient tout bien. » Quand l'Ange eut cessé de parler le Seigneur expliqua ses paroles ; il fit comprendre à son épouse qu'en suivant son bon Ange,

 

(1) Révélations VI, 30.

 

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elle était entrée dans une union toujours plus intime avec Lui, au point de mériter, par un abandon complet de sa volonté propre, de devenir sienne à juste titre et toute à lui. Ensuite Jésus la confia de nouveau à son Ange-Gardien, en disant à celui-ci : « Tu m'a remis mon épouse, mais je veux que tu la gardes encore jusqu'à ce qu'elle soit fort avancée en âge. Veille sur elle, afin que le démon ne lui dresse pas des embûches sans qu'elle s'en aperçoive : orne-la de vertus et pare-la de beauté. Nourris-la de ma parole, nourriture exquise qui remplit l'âme d'une joie céleste (1). » Ces visions, dont sainte Brigitte fut comblée, inondaient son cœur d'une félicité inexprimable. Mais en lui envoyant parfois, de plus dures épreuves au lendemain même de cruelles souffrances, Dieu récompensait sa fidèle servante d'une manière plus mystérieuse encore. Brigitte s'en réjouissait parce qu'elle connaissait la valeur merveilleuse des tribulations ; son âme avait atteint ce degré mystique, inconcevable pour le vulgaire, où elle n'a plus d'autre désir que celui de souffrir et d'être méprisée pour Dieu.

 

(1) Révélations, VI, 14.

 

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Elle goûtait la joie jusque sous le fardeau de la croix ; c'est qu'elle savait que le signe de la croix est le signe de la victoire et qu'après les quelques années de cette vie, les hommes perdent pour toujours le glorieux privilège, refusé aux Anges de souffrir pour Jésus, objet de leur ardent amour.

Le 4 octobre de l'année 1354 devait procurer à notre Sainte une grande joie spirituelle. Le jour de la fête de son Père séraphique, Brigitte visita l'église de Saint-François à Ripa; ainsi nommée â raison de la proximité du Tibre, sur les rives duquel les fils de Saint-François avaient établi leur demeure depuis 1229. Le séraphin d'Assise y apparut à l'épouse de Jésus-Christ et lui dit : «  Viens dans ma cellule, pour manger et boire avec moi (1). » Dès qu'elle fut de retour à sa maison, Brigitte se hâta de faire ses préparatifs pour se rendre à Assise, dans un esprit de prompte obéissance. Elle se méprenait comme autrefois saint François lui-même, qui, sur l'invitation reçue de Dieu de préserver la maison du Seigneur d'une ruine imminente, avait voulu rebâtir la vieille église de Saint»

 

(1) Révélations, VII, 13.

 

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Damien à Assise. Elle entendit les paroles du Saint suivant le sens naturel, comme cela lui arriva parfois lorsque Jésus et sa glorieuse Mère lui parlaient, et lui demandaient de recueillir le sens spirituel de leurs paroles (1).

Brigitte se disposa donc au pèlerinage d'Assise, et Jésus lui ordonna d'emmener Catherine, qui désirait depuis longtemps aller prier dans la célèbre chapelle de la Portioncule. Il promit à sa servante de la protéger, elle et sa fille, contre tout danger, et il l'encouragea à partir sans crainte. Les deux Saintes se mirent donc en route, en compagnie du confesseur de Brigitte, du Père Pierre d'Alvastra et de deux pieuses matrones. Les chemins étaient sillonnés de troupes armées ; la reprise du duché de Spolète par le Cardinal Albornoz ne datait que de quelques semaines. Afin d'éviter la rencontre des soldats, nos pèlerins abandonnèrent la route de Spolète et prirent un sentier qui passait à travers un pays montagneux ; à la chute du jour, ils se trouvèrent au sommet d'une montagne, ne sachant plus s'orienter. La pluie tombait à torrents, et aucun abri ne s'offrait aux pèlerins

 

(1) Lettres d'Alphonse, chap. IV.

 

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épuisés de fatigue. Tout à coup retentit à leurs oreilles le son d'un cor de berger ; c'était l'indice du voisinage d'une métairie. Ils marchèrent dans la direction du son et atteignirent bientôt une habitation perdue dans l'épaisseur d'une forêt de chênes, où on leur offrit l'hospitalité. Le lieu n'invitait pas au repos, car l'intérieur et ses habitants présentaient un aspect peu rassurant. Brigitte et ses compagnons résolurent de passer la nuit en prières. Vers minuit, la maison fut envahie par une nombreuse bande de brigands, qui allumèrent des torches et qui examinèrent les pèlerins de très près. Eblouis par la beauté de Catherine, ils se disposaient à s'emparer de la jeune vierge, qui se serrait toute tremblante contre sa mère, lorsqu'on entendit tout à coup au dehors un cliquetis d'armes : on frappait contre la porte à coups d'écus et de lances, pour l'enfoncer , et des milliers de voix criaient dans le silence de la nuit : « Mort aux bandits. » Se voyant dépistés, les brigands s'enfuirent, avec tous les habitants de la maison, par un passage secret, et ils n'osèrent plus se montrer de toute la nuit. Brigitte et les siens demeurèrent donc seuls dans la ferme ;

 

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après s'être remis de leur premier saisissement, ils sortirent pour reconnaître à qui ils étaient redevables de cette délivrance inespérée- Mais ils ne virent personne, la nuit était calme, la pluie et le vent avaient cessé, et l'on n'entendait qu'une légère brise qui chantait doucement dans les cimes des chênes comme une hymne de reconnaissance. Dieu avait envoyé ses Anges pour défendre et protéger les saintes femmes, Brigitte engagea alors ses compagnons a chercher, dans un court repos, des forces pour continuer, le lendemain, leur pèlerinage. Ils obéirent tous ; seulement Catherine redisait souvent encore, en priant à voix basse : « Je vous rends grâce., ô mon puissant Patron ; ô saint Sébastien, priez pour nous ! »

Tout péril cependant n'était pas écarté. Les scélérats, après l'épouvante de la nuit, avaient repris leur criminel dessein, et pour le réaliser, ils s'étaient postés, de grand matin, des deux côtés de la route que devaient nécessairement suivre les pèlerins.

Ceux-ci s'étaient remis en marche en se recommandant à Dieu ; ils aperçurent bientôt les brigands qui en voulaient à leur vie, mais

 

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sans être vus d'eux. Le jour éclairait la terre, et cependant les bandits étaient plongés dans une nuit noire, image des ténèbres de leurs âmes. Les pieux pèlerins échappèrent ainsi aux mains de leurs ennemis et continuèrent au nom du Seigneur, leur voyage vers Assise. Parvenus enfin au sanctuaire du bienheureux patriarche des pauvres, ils chantèrent les merveilles de Dieu et purent vaquer sans trouble à la prière et à la contemplation (1).

Les pèlerins demeurèrent cinq jours à Assise. Brigitte, qui avait plus souffert que ses compagnons des fatigues du voyage, reçut aussi de plus grandes consolations et des grâces plus signalées. Un jour elle entra triste et abattue dans l’église de Saint-François ; on avait mis en doute, en sa présence, l'authenticité de l'Indulgence de la Portioncule, et l'on était allé jusqu'à prétendre que c'était un produit de l'imagination de saint François. Tandis que la Sainte songeait avec douleur à la gravité du péché que commettaient ceux qui refusaient d'admettre une Indulgence approuvée par l'Église, le Seigneur lui apparut et s'entretint avec elle de

 

(1) Vita S. Catharinœ, cap. IX. • 23.

 

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saint François et de son Ordre. Brigitte prêta une oreille attentive aux paroles de Jésus, mais son âme ne se relevait pas de son abattement; le Sauveur alors lui dit avec une douceur ineffable : « Bien que je sache toutes choses, dis-moi pourquoi ton cœur est si affligé, » Brigitte répondit : « Je suis triste parce que plusieurs soutiennent que saint François a imaginé l'Indulgence de la Portioncule et qu'elle n'est, par conséquent, qu'une chimère.» Jésus répliqua : « Celui qui invente est comme un roseau qui se balance au gré des flatteurs. Mais mon serviteur François a été comme une pierre rougie au feu, parce qu'il me possédait en lui, moi le feu divin. Et de même que le feu et la paille ne peuvent coexister ensemble, de même le mensonge n'a point de place là où sont la vérité et l'ardeur de l'amour divin. Or, mon serviteur a possédé et dit la vérité. La vue de l'indifférence des hommes envers Dieu et de leur attachement aux biens de la terre remplit son cœur de douleur. C'est alors qu'il me demanda un gage de mon amour pour exciter les hommes à m'aimer et à se détacher de la terre. Ce que l'amour lui faisait demander, je ne pouvais, moi l'A-

 

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mour éternel, le lui refuser; je lui garantis donc que tous ceux qui viendraient dans cette église les mains vides, seraient comblés de mes bénédictions et emporteraient la rémission de leurs péchés. »

Là-dessus Brigitte demanda : « Le successeur de saint Pierre peut-il donc révoquer, ô mon Seigneur, ce que vous, le Dispensateur de tout pouvoir et de tout bien, avez accordé ? » Jésus répondit : « J'ai dit à Pierre et à ses successeurs : Ce que vous lierez sera lié. Cette parole demeure. Néanmoins beaucoup de grâces sont retirées à cause de la malice des hommes, et d'autres déjà accordées se trouvent augmentées en raison de la foi et des mérites (1). » Sur ces mots, le Seigneur disparut, et Brigitte s'empressa de les communiquer à ceux qui avaient mis en doute l'authenticité de l'Indulgence accordée par le Pape.

Au jour projeté pour le départ, Brigitte voulut visiter une dernière fois l'église de la Portioncule et s'y recommander, avec les siens, à la protection de son Père séraphique. Tout à coup le grand serviteur de Dieu, marqué des

 

(1) Extravag., 90.

 

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glorieuses plaies de Notre-Seigneur, apparut à ses côtés et lui dit en souriant : « Soyez la bienvenue, ma fille ! je vous ai conviée à venir dans ma cellule, pour y manger et y boire avec moi. Mais apprenez à présent que cette église n'est pas la cellule dont je parlais; ma cellule est la vraie obéissance, que j'ai toujours gardée fidèlement, à tel point que j'ai toujours voulu me trouver sous quelque obédience ; c'est ainsi que j'ai eu sans cesse près de moi un prêtre auquel j'obéissais en toutes choses, et c'était là ma cellule. Faites de même, car cela plaît à Dieu. La nourriture qui me réconfortait grandement, c'était mon zèle à arracher le prochain aux vanités de la vie terrestre pour le porter à aimer Dieu de tout son cœur ; et je goûtais cette joie comme le mets le plus exquis. Ma boisson, c'était le bonheur que j'éprouvais à voir les âmes, après leur conversion, donner à Dieu tout leur amour, se livrer à la méditation et à la prière, donner aux autres l'exemple de la piété, pratiquer et chérir la vraie pauvreté ! Voyez, ma fille, ce breuvage délectait mon âme au point de me dégoûter de tout ce qui était du monde. Allez donc en cette cellule, mangez cette nour-

 

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riture et buvez avec moi ce breuvage, de manière à en être éternellement réconfortée (1). »

Encouragée par la céleste apparition et le conseil de son glorieux Père, Brigitte sentit croître en son âme un plus vif désir de la gloire de Dieu et du salut des âmes ; aussi devait-elle s'appliquer, à partir de ce moment, aux œuvres de charité et de piété avec un zèle si ardent qu on eût dit que jusqu'alors elle n'avait encore fait aucun bien. Elle rendit grâces à saint François, le pria de la bénir et reprit avec les siens la route de Rome, le cœur rempli de consolations et de gratitude.

Les pieux pèlerins rentrèrent à Rome, sains et saufs, louant Dieu des grâces et des faveurs reçues. Brigitte ne se contenta pas de communiquer ses révélations à ses chères Clarisses de Panisperna et aux fils de Saint-François ; elle s'appliqua aussi à répandre parmi le peuple chrétien la révélation relative à l'authenticité de l'Indulgence de la Portioncule, et elle contribua ainsi à ranimer et à augmenter la vénération des fidèles envers le grand Saint d'Assise, en même temps que leur zèle pour les Indulgences.

 

(1) Révélations VII, 3.

 

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CHAPITRE XXIII - Zèle de sainte Brigitte pour l'amélioration du clergé, des couvents et des mœurs des femmes romaines.

 

L'état de dépendance dans lequel se trouvait le Saint-Siège vis-à-vis de la France, l'immixtion des Souverains temporels dans les affaires intérieures de l'Église, et en particulier la nomination d'hommes indignes à d'importantes fonctions ecclésiastiques avaient amené dans la discipline un grand relâchement, dont les tristes effets frappaient les yeux de sainte Brigitte, Un vaste champ s'ouvrit alors à son zèle pour les âmes., et, comme son labeur était toujours accompagné de ferventes prières et de pénitences sévères, elle réussit bientôt à opérer dans la vie des prêtres un changement presque miraculeux.

Connaissant la puissance que les premiers

 

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Pasteurs exercent par l'exemple et la parole sur l'esprit et la vie du clergé inférieur, Brigitte s'appliqua tout d'abord à réformer les mœurs des Évêques. Elle reprit et blâma avec une impitoyable sévérité les fautes des Prélats et des Princes de l'Église, Son courage obtint les résultats les plus complets. Un Évêque avait béni une union illégale, en prétextant que le Saint-Siège ne manquerait pas d'accorder la dispense nécessaire, Brigitte lui reprocha la légèreté de sa conduite, et le menaça des plus grands châtiments s'il ne tentait pas tout ce qui serait en son pouvoir pour séparer les nouveaux mariés et réparer sa faute par la pénitence. L'Évêque obéit et chercha immédiatement à faire cesser le scandale occasionné par sa faiblesse (1).

Au sujet d'un autre Évêque tout à fait indigne de sa charge, Brigitte reçut différentes communications de saint Laurent, qui lui apparut pendant qu'elle était en prière. Le glorieux martyr du Christ lui dit : «  Durant ma vie terrestre, j'ai particulièrement pratiqué trois vertus, le

 

(1) Révélations IV, 125,

 

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renoncement et la mortification pour mon compte, la miséricorde envers le prochain et l'amour de Dieu. C'est pourquoi j'ai prêché avec zèle la parole de Dieu, distribué avec sagesse les biens de l'Église, et souffert avec joie les coups, le feu et la mort. Mais cet Evêque tolère et dissimule l'incontinence et la vie immortifiée des clercs ; il prodigue follement les biens de l'Église aux riches et n'aime que les siens. Je l'en avertis donc : une légère nuée vient de monter au ciel ; mais deux torches l'enveloppent d'une fumée noire, pour la cacher aux yeux de plusieurs. Or, cette nuée, c'est la prière que fait la Mère de Dieu pour l'Église; les torches, ce sont la cupidité et l'indifférence, qui couvrent cette prière, de telle sorte que la douce miséricorde de ma Mère ne peut pas pénétrer dans les cœurs des hommes. Que cet Évêque se convertisse donc sans retard, qu'il se livre à l'amour divin, qu'il change de vie et excite ses inférieurs à la vertu par la parole et par l'exemple. Sinon, la main du Juge s'appesantira sur lui, et son Église sera purifiée par le glaive et le feu, et si cruellement livrée au pillage et à la tribulation, qu'elle restera

 

(1) Vita S. Catharinae, cap. VI

 

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longtemps sans trouver personne qui la console (1).»

Notre Sainte se chargea de la pénible et difficile mission de communiquer mot à mot à cet Évêque la révélation reçue par elle à son sujet. Le Prélat ajouta foi aux avertissements de Brigitte, se corrigea et lui demanda de l'aider de ses prières et de ses conseils, afin de pouvoir, à l'avenir, remplir dignement sa charge.

Eclairée parle Saint-Esprit et enseignée par la Mère de Dieu, Brigitte écrivit pour les Évêques une suite d'instructions célestes, qui se répandirent bientôt partout, avec ses autres révélations, et provoquèrent d'importants changements dans la vie des Prélats. Dans ces entretiens, elle s'adressait tantôt à des Évêques en particulier, tantôt à l'Épiscopat entier; son enseignement portait en détail sur l'emploi du temps et proposait une règle de vie toute pratique et vraiment marquée de l'esprit de la vraie sagesse (2).

Brigitte recommandait spécialement aux Évêques la prédication de la parole divine et

 

(1) Révélations, I, 23.

(2) Révélations III, 1, 2, à, 4; IV, 125, 126, etc.

 

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ramenait leurs pensées vers cette félicité éternelle promise à ceux qui remplissent fidèlement le labeur de chaque jour. Elle écrivait donc :

« Puisque l'Évêque remplit les fonctions d'un berger, il doit avoir dans ses mains un bouquet de fleurs dont le parfum attire les brebis éloignées, comme celles qui sont proches ; un bon berger, en effet, se fait suivre par ses brebis, en leur tendant des fleurs et du foin. Ici le bouquet de fleurs, c'est la prédication de la parole divine, qui incombe à l'Évêque ; les bras symbolisent la double activité qui porte à faire les bonnes œuvres publiquement, afin d'exciter le zèle du prochain, et à faire également du bien en secret par crainte de Dieu et pour l'édification de l'entourage? Si la prédication est unie à ces deux activités, il en résultera un très beau bouquet, dont le parfum attirera bien vite les brebis qui ne sont pas loin. Quant aux autres, elles entendront faire son éloge, et auront un vif désir de le voir et de l'entendre, non seulement à cause de ce qu'il dit, mais encore à cause des œuvres saintes qui accompagnent sa parole. Or les fleurs qui charment et qui

 

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attirent les brebis, ce sont la pratique des bonnes œuvres et l'initiation du prochain à ces œuvres ; et cela se fait, non point avec une science verbeuse, mais en peu de paroles pleines de charité. Car il ne convient pas qu'un héraut de Dieu soit muet ni qu'un gardien de Dieu soit aveugle,

« Après cela, il ne manque plus qu'une chose à l'Évêque, pour être complet. Comme, en se présentant devant le souverain Roi, il devra lui offrir nn don, nous lui conseillons d'offrir au Roi le vase le plus précieux, mais vide et orné de son mieux. Or le vase particulièrement cher à l'Évêque, c'est son propre cœur ; qu'il l'offre donc et le sacrifie à Dieu, enrichi de vertus et vide de volonté propre et d'amour terrestre. En récompense de son holocauste, l'Évêque sera reçu à la porte du ciel par une armée brillante. Le Dieu-Homme lui-même l'accueillera, et les Anges diront : O Seigneur, voici l'Évêque qui a été pur en son corps, sans tache dans le sacerdoce, apostolique dans la prédication, vigilant en son office, puissant en ses œuvres et humble dans sa puissance. C'est lui que nous avons appelé de nos vœux, à cause de sa pu-

 

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reté ; nous vous le présentons, parce qu'il a soupiré après vous à cause de votre amour. Alors les âmes saintes qui sont dans le ciel, diront à leur tour : Seigneur Dieu, notre joie est en vous ; néanmoins nous nous réjouissons aussi en cet Évêque ; car il a porté en sa bouche une fleur qui a attiré un grand nombre de brebis, et dans ses mains une autre fleur dont il rafraîchissait les brebis accourues à lui ; enfin il envoyait à celles qui étaient au loin des fleurs dont le parfum réveillait les agneaux endormis. Nous nous réjouissons donc en lui, parce que la fleur de sa parole a augmenté le nombre des élus. Réjouissez-vous aussi, Seigneur, en votre serviteur, parce qu'il vous a aimé par-dessus tout. Alors le Seigneur, qui dispense toute gloire, dira à l’Évêque : Mon ami, tu es venu me présenter le vase de ton cœur, vide de toi-même, et tu as désiré que je le remplisse de moi-même. Viens donc et j'accomplirai tes vœux. Tu seras en moi et moi en toi ; car ta gloire et ta joie n'auront point de fin (1). »

Brigitte qui savait combien la perfection d'un prêtre dépend de sa fidélité et de sa dévotion à

 

(1) Révélations IV, 126.

 

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dire son bréviaire, s'efforçait de ramener à ce devoir sacré les clercs qui le négligeaient. Elle révéla à un Prélat, alors prévôt de l'église de Saint-Pierre, que s'il n'apportait pas plus de zèle à la récitation des heures canoniales, l'éternité lui réservait un jugement terrible, et, qu'après sa mort, il aurait à rendre un compte beaucoup plus rigoureux sur ce point que sur maints autres péchés qui chargeaient sa conscience. Elle lui dit que Jésus-Christ appelait le brévaire son livre; et elle l'avertit que, s'il voulait appartenir au Seigneur, il devait chaque jour lire dans ce livre avec une grande dévotion. Elle ranima ainsi le zèle de ce Prélat qui s'était laissé aller à la négligence (1).

Jésus-Christ se plaignait souvent à sa servante de l'immense douleur que l'immoralité du clergé d'alors causait à son cœur (2) ; il lui rappelait les grâces extraordinaires qu'il avait accordées à ceux qui devaient desservir son sanctuaire, ce Vois, ma fille, disait-il, je suis comme un homme, qui, sur le point de mourir, confie à ses amis ce qu'il a de plus précieux.

 

(1) Révélations VI, 15.

(2) Révélations I, 47; IV, 76.

 

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Ainsi, après avoir choisi les prêtres parmi les hommes, de préférence à tous les Anges, je leur ai confié., en quittant la terre, ce que j'ai de plus cher, et je leur ai laissé cinq dons, savoir : ma foi, deux clés, celle du ciel et celle de l'enfer, le pouvoir de faire d'un ennemi de Dieu un ange, le pouvoir de consacrer mon très saint Corps, ce qui est chose impossible aux Anges, enfin le privilège de toucher de leurs mains mon Corps très pur. Mais aujourd'hui ils en agissent avec moi comme les Juifs qui prétendaient que je n'avais point ressuscité Lazare, et qui répandaient le bruit que je voulais me faire roi, que j'avais défendu de payer le tribut et que je rebâtirais le temple en trois jours.-. Ces prêtres sont plus méchants que Judas ; ils me trahissent comme des voleurs et des traîtres (1). » Ces plaintes de l'éternel Grand-Prêtre transmises aux prêtres par une Sainte, ne pouvaient manquer d'impressionner les cœurs les plus endurcis ; et ce que Brigitte ne parvenait pas toujours à obtenir par ses révélations célestes, elle l'obtenait infailliblement

 

(1) Révélations IV, 132.

 

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par les ardentes prières qu'elle offrait sans cesse au ciel pour l'Église et pour le clergé.

Notre Sainte rédigea aussi, pour un certain ecclésiastique, une instruction qui lui avait été révélée sur la manière de pratiquer dévotement les actions et les exercices qui remplissent habituellement la journée d'un clerc (1). Cette instruction, où l'on supprima le nom du premier destinataire, se répandit bientôt parmi le clergé et y opéra le plus grand bien.

Le zèle des âmes qui consumait Brigitte ne se borna pas à l'amélioration du clergé; il s'occupa également, mais avec deux fois plus d'ardeur encore, des personnes qui, sorties du monde pour échapper à ses périls, servaient Dieu derrière les murs sacrés du cloître. Sa situation et sa rare piété lui facilitaient l'accès des innombrables couvents de Rome, qui offraient un vaste champ à son ardent désir de gagner tous les cœurs à Dieu.

Un prêtre de l'Ordre de Citeaux, qui avait abandonné son couvent depuis dix-huit ans, y était rentré plein de repentir, après de longs et fâcheux égarements. Sur la fin de sa vie, il osa

 

(1) Révélations IV, 30.

 

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émettre l'opinion que la damnation était impossible, que Dieu ne communiquait avec personne en ce monde, et que nul ne pouvait voir la face de Dieu avant le jour du jugement. Lorsque Brigitte en eut été informée, le Saint-Esprit lui dit : « Va vers ce Frère et dis-lui : O mon Frère, vous ne voyez pas, comme moi, que le démon demeure encore en votre cœur malgré votre âge, et qu'il tient votre langue enchaînée ; Dieu est éternel, et éternelle aussi est sa récompense. Tournez-vous donc avec un cœur parfait vers Lui et la vraie foi ; car vous ne vous lèverez plus de cette couche, et vous mourrez bientôt. Le jour où vous aurez la vraie foi, vous serez un beau vase qui glorifiera Dieu, » Le moine, fondant en larmes, remercia Brigitte de lui avoir fait part des paroles du Saint-Esprit, et il amenda si complètement sa vie, qu'à l'approche de sa mort, il fit réunir autour de lui ses Frères et leur dit : « O mes Frères, je suis assuré que le Dieu miséricordieux a agréé mon repentir et qu'il me pardonnera tous mes péchés. Priez pour moi; je crois tout ce que croit la sainte Église ». Puis, après avoir reçu les sacrements des mourants, il s'endormit

 

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doucement et paisiblement dans le Seigneur (1).

La servante de Dieu employa de préférence ses soins à corriger la vie des Supérieurs de Communautés religieuses, et lorsque cela n'était pas nécessaire, elle s'attachait à les porter à une perfection de plus en plus grande. Elle ne savait que trop combien sont vaines les exhortations des Supérieurs qui n'y joignent pas l'exemple d'une vie édifiante. Elle réussit ainsi à faire un bien inexprimable ; et tout couvent où Brigitte était la bienvenue, ne tardait pas à devenir un foyer de vraie piété et de sainteté. En révélant les jugements terribles dont certains Religieux avaient été frappés, et dont ses visions lui avaient dévoilé jusqu'aux moindres détails (2), la servante de Dieu retirait les paresseux et les négligents de leur assoupissement. Quant à ceux que le feu de l'amour divin n'était point capable d'embraser, elle les exhortait vivement à considérer les terribles flammes de l'enfer, afin que la vue de cet épouvantable brasier les décidât enfin à ne pas mener plus longtemps une vie contraire à la sainteté de leur état.

 

(1) Révélations IV, 23.

(2) Révélations VI, 19 et 35,

 

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En visitant un jour un couvent de femmes, la Sainte aperçut parmi les Religieuses un nègre hideux, revêtu de l'habit de l'Ordre et couvert d'un voile noir. Comme elle s'en étonnait, Jésus-Christ lui dit : « II est écrit dans mon Évangile qu'on doit se garder de ceux qui sont vêtus de peaux de brebis et qui sont, au dedans, des loups ravisseurs. Sache donc que ce nègre, qui paraît au milieu des Religieuses avec l'habit de l'Ordre, est le démon de la cupidité ; il leur persuade d'amasser des domaines, des châteaux et des trésors, afin de pouvoir vivre plus largement et faire plus d'aumônes ; et ainsi, elles abandonnent, sous les apparences de la perfection, la pauvreté qui m'est si agréable ; elles se relâchent spirituellement, et en viennent jusqu'à violer leur règle et à perdre leurs âmes. Apprends que si elles ne se prémunissent pas soigneusement contre ce loup de la cupidité, et si elles ne se contentent pas de ce qu'elles possèdent, les meilleures brebis de ce troupeau seront entraînées à leur perdition et, comme les autres, impitoyablement dévorées par les loups. Il m'est plus agréable qu'elles vivent tranquillement dans

 

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la pauvreté, dont elles ont fait vœu, que de s'embarrasser des soins temporels, même avec la pensée de faire avec leurs richesses de plus abondantes aumônes (1). »

Brigitte s'empressa de faire connaître aux Religieuses l'hôte étrange qui habitait sous leur toit; et, à partir de ce moment, elles renoncèrent à tout désir des biens terrestres, pour ne plus chercher leur richesse qu'en la vraie pauvreté,

Brigitte menaça également d'un jugement terrible l’Abbesse d'un couvent de Bénédictines, si elle ne renonçait pas à ses vêtements délicats et à tout bien personnel, pour revenir à la fidèle observation de sa sainte règle. Elle annonça à cette fille dénaturée de Saint-Benoît que sa mort était proche, et elle ajouta : « Alors les corbeaux vous déchireront en enfer, parce que vous n'avez pas voulu vous élever au ciel avec les âmes chastes et humbles. »

Pleine de respect pour notre Sainte, l'Abbesse reçut cet avertissement sévère avec humilité et avec toutes les marques d'un véritable repentir. Elle s'abandonna à la direction de Bri-

 

(1) Révélations VI, 99.

 

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gitte et mourut peu après d'une sainte mort, en donnant l'exemple d'une pénitence parfaite. La servante de Dieu priait pour cette âme avec une sainte ardeur, lorsqu'une nuit celle-ci lui apparut couverte d'un vêtement blanc, mais entourée d'un filet de fer rouge. Sa langue brûlait comme du feu, ses mains et ses pieds semblaient de plomb, et d'abondantes larmes coulaient de ses yeux. Brigitte tressaillit à la vue de cette effrayante apparition; mais celle-ci lui dit : «  Vous vous étonnez de me voir en ce cruel état ; telle est la rétribution de la justice divine. Si je porte un vêtement blanc, je ne le dois qu'à ma virginité, que j'ai gardée intacte, avec la grâce de Dieu. Le filet en fer qui m'enlace vous indique que je n'ai pas gardé les observances de notre sainte règle ni acquis le précieux trésor de la patience. De même qu'un filet contient un grand nombre de mailles reliées les unes aux autres, de même il me faudra endurer de nombreux tourments pour avoir omis beaucoup de bonnes œuvres, bien que je n'aie manqué ni de temps ni d'occasions pour les faire. Il est juste que ma langue paraisse de feu, parce que j'en ai mésusé, con-

 

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trairement à ma sainte profession, pour parler trop souvent avec vanité et légèreté. Mes mains et mes pieds paraissent de plomb, parce que mes œuvres, qui sont symbolisées par les mains, au lieu de resplendir comme l'or, ressemblent à un plomb vil. Mes pieds aussi, qui auraient dû me faire marcher devant mes Sœurs pour leur donner le bon exemple, étaient engagés dans les sentiers glissants de la mondanité et ont toujours été lâches dans la voie du bien. C'est à bon droit que mes yeux sont noyés de larmes; car je me gardais de pleurer lorsque je devais et que je pouvais ainsi effacer toutes les négligences de ma vie. Je suis néanmoins en état de grâce et j'ai obtenu miséricorde ; je suis dans l'attente de la félicité éternelle, en considération de tout ce qui se fait dans l'Église de Dieu, à cause de l'intercession des Saints et du sang de Jésus-Christ (1). »

Brigitte cita aux Religieuses ce terrifiant exemple, afin de leur montrer à quel point les jugements de Dieu sont inexorables envers ceux qui remplissent avec négligence les devoirs de leur saint état et qui s'adonnent à une vie molle

 

(1) Révélations VI, 98.

 

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et immortifiée. Elle ne manqua pas de signaler, en même temps, aux épouses du Christ la valeur éminente de la virginité, qui avait mérité à cette pauvre âme d'être revêtue de la robe blanche, gage de la gloire à venir.

Tandis que sa rare sainteté et son merveilleux don de prophétie ouvraient à Brigitte la porte des couvents et la demeure des Prélats, la couronne princière qui ornait ses armes lui procurait l'entrée des palais des dames romaines ; Dieu voulait que la sainte veuve s'y présentât également en réformatrice, et opérât par la parole et l'exemple une amélioration sérieuse dans les mœurs des matrones romaines. Un luxe et une magnificence exagérés dans les vêtements constituaient le vice dominant des riches matrones de cette époque. Ce vice ne causait pas seulement la ruine matérielle de beaucoup de familles nobles, mais il amenait encore, chose plus grave, leur ruine morale. L'humble et modeste princesse de Néricie s'appliqua donc, avant tout, à combattre ce mal avec une grande énergie.

Vers cette époque mourut à Rome une très riche dame qui avait été, dans sa jeunesse,

 

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d'une grand beauté, mais qui avait malheureusement abandonné le chemin de la vertu pour vivre dans la vanité et l'immoralité. Elle avait une fille qui était, il est vrai, mieux disposée et avait du goût pour la piété ; mais, gâtée par une mauvaise éducation, elle ne manqua pas de marcher bientôt sur les traces de sa mère. Dieu voulut arracher cette âme égarée •à la perdition éternelle dont elle était menacée. Il révéla donc à son épouse bien-aimée que la mère de cette Romaine orgueilleuse était damnée, et il lui ordonna de porter à la survivante cette épouvantable nouvelle. La nuit suivante, pendant que Brigitte veillait en priant, la pauvre réprouvée lui apparut sous une forme terrifiante ; l’infortunée avait à ses côtés sa petite-fille, qui était également morte depuis peu, et souffrait en Purgatoire de cruels tourments, par suite de la funeste éducation que lui avaient donnée sa mère et sa grand'mère ; elle n'avait été arrachée à la perdition éternelle que par un miracle de la miséricorde divine, comme elle le raconta elle-même à notre Sainte. Brigitte aperçut ensuite dans la même vision la fille qui vivait encore, et elle entendit les terribles im-

 

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précations et les malédictions dont sa mère l'accablait. Profondément ébranlée par tout ce qu’elle avait vu et entendu, la princesse de Néricie se rendit le lendemain au palais de cette dame pour lui en faire part. Celle-ci, saisie de terreur, quitta le monde, entra dans un Ordre sévère et termina sa vie dans la pénitence et la sainteté (1).

La nouvelle de Cette effrayante révélation se répandit bientôt dans Rome, et, comme elle .concernait des personnes très connues, elle fît sur les dames romaines une impression profonde. D'ailleurs, en ce qui concernait l'amélioration des mœurs, Brigitte trouvait une aide puissante dans Catherine, dont la grâce et l'amabilité gagnaient rapidement tous les cœurs.

Catherine avait obtenu de sa mère la permission de se mettre en relation avec les matrones romaines et de recevoir leurs visites; la pieuse vierge était douée d'une grande éloquence et de très bonnes manières ; elle était gracieuse dans toute sa personne. Elle savait parler des choses spirituelles avec tant de charme que tous ses auditeurs en étaient édifiés

 

(1) Révélations VI, 52.

 

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et consolés. Elle visitait souvent les malades dans les hôpitaux, en compagnie de sa mère; toutes deux alors remplissaient les offices les plus bas et soignaient les infirmes avec un si grand zèle et une joie si visible, que les fières Romaines tinrent bientôt à honneur d'imiter l'admirable conduite des princesses suédoises.

La Ville éternelle demeurait toujours orpheline. Le Vicaire de Jésus-Christ languissait dans un exil qui semblait sans terme. Mais Dieu avait envoyé a la Rome délaissée deux Saintes, qui la parcouraient comme deux bons Anges occupés à consoler, bénir et sauver une foule d'âmes qu'elles arrachaient à leur-perte pour les conduire au ciel.

 

FIN DU TOME PREMIER