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SERMON XX. Trois sortes d'amours dont nous aimons Dieu.

1. Afin de commencer ce discours par les paroles d'un maître : « Que celui qui n'aime point le Seigneur Jésus, soit anathème (I. Cor. XV, 22). » Véritablement je suis bien obligé d'aimer celui qui est l'auteur de mon être, de ma vie, et de ma raison; et je ne puis être ingrat sans indignité. Certes, il faut reconnaître Seigneur Jésus, que celui qui refuse de vivre pour vous est digne de la mort, et qu'il est mort; que celui dont les sentiments ne sont pas conformes à vos maximes est insensé ; et que celui qui n'a pas soin de n'être au monde que pour vous, n'y est que pour un néant, et n'est lui-même qu'un néant. Après tout, en quoi l'homme est-il quelque chose., sinon en ce que vous lui faites la grâce de vous connaître? C'est pour vous seul, ô mon Dieu, que vous avez créé toutes choses, et celui qui ne veut être an monde que pour soi, non pour vous, commence à n'être plus rien, parmi tous les Êtres. « Craignez Dieu et observez ses commandements : c'est là tout l'homme, dit le Sage. » Si donc tout l'homme est là, hors de là tout l'homme n'est rien. Faites-moi la grâce, Seigneur, que le peu qu'il vous a plu que je sois par votre bonté, ne soit pas à moi, mais tout à vous. Recevez, je vous en conjure, les restes de ma misérable vie; et pour toutes les années que j'ai perdues, parce que je les ai employées à me perdre, ne rejetez pas un cœur contrit et humilié. Mes soins se sont évanouis comme l'ombre, et se sont écoulés sans aucun fruit. Il est impossible que je les rappelle, faites donc au moins, s'il vous plaît, que je les repasse devant vous, dans l'amertume de mon âme. Vous voyez quel est l'objet de tous mes désirs, vous pénétrez tous les desseins que je ferme dans mon cœur. Si j'avais quelque sagesse, vous ne doutez point que je ne l'employasse pour vous. Mais, mon Dieu, vous connaissez mes égarements et ma folie; c'est déjà un commencement de sagesse de reconnaître qu'on n'en a point; cela même est un don de votre grâce. Augmentez-la moi, je vous en supplie. Je ne serai pas ingrat de ce peu que vous me donnerez, je tâcherai d'acquérir encore ce qui me manque. C'est donc pour tous ces bienfaits que je vous aime de toutes mes forces.

2. Mais il y a quelque chose qui m'excite davantage, qui me presse davantage, qui m'enflamme davantage. Le calice que vous avez bu, l'œuvre de notre rédemption, fait que je vous trouve encore tout autrement aimable, ô bon Jésus. Voilà ce qui achève de me gagner; ce qui attire. mon amour avec pais de douceur, l'exige avec plus de justice, le serre avec des noeuds plus étroits, et l'embrase avec plus de force et de véhémence. Car ce fut l'objet des travaux infinis de ce Sauveur, et toute la machine du monde ne lui a pas tant coûté de peine. En effet, il n'a dit qu'un mot, et tout a été créé, et il a tout formé par son seul commandement (Psal. XXXII, 9). Mais ici il a eu à souffrir des personnes qui contrariaient ses paroles, observaient ses actions, insultaient à ses tourments et à sa mort même. Voilà quel a été son amour. Ajoutez encore pour comble de faveurs que ce n'est pas pour payer notre amour, mais pour nous donner le sien qu'il nous a aimés ainsi. Car qui est-ce qui lui a donné le premier et qui l'a prévenu? «Nous n'avons pas aimé Dieu les premiers, dit l'apôtre saint Jean, mais c'est lui au contraire qui nous a aimés le premier (Joan, IV, 10). » Il nous a même aimés lorsque nous n'étions pas encore; il a fait plus; il nous a aimés, lorsque nous nous opposions à lui, et lui résistions, selon cette parole de saint Paul: « Lorsque nous étions encore les ennemis de Dieu, nous avons été immolés avec lui par la mort de son fils (Rom. V, 10).» D'ailleurs, sil ne nous avait point aimés quand nous étions ses ennemis, il ne nous aurait pas maintenant pour amis: de même que s'il n'avait point aimé ceux qui n'étaient pas encore, «il n'y en aurait point à présent qu'il pût aimer comme il l'a fait.

3. Or, son amour a été tendre, sage et fort. Tendre, dis-je, car il s'est revêtu de notre chair; sage, il n'en a pas pris le péché; et fort, il a souffert la mort. Ceux qu'il a visités dans la chair, il ne les a pas aimés charnellement ; mais dans la prudence de l'Esprit. Car notre Seigneur Jésus-Christ est un Esprit qui s'est rendu présent à nous (Thren. IV, 40), étant animé envers nous d'un zèle de Dieu, non d'un zèle humain, et d'un amour mieux réglé que celui dont le premier Adam fut touché envers Ève son épouse. Ainsi il nous a cherchés dans la chair, aimés en esprit, et rachetés par sa force et son courage. C'est une chose pleine d'une douceur ineffable, de voir homme le Créateur des hommes? Mais en séparant, par sa sagesse, la nature d'avec le péché, il a aussi, par sa puissance, banni la mort de la nature. En prenant ma chair, il a usé de condescendance envers moi; en évitant le péché, il a pris conseil de sa gloire; en souffrant la mort, il a satisfait à son Père; et ainsi il a été tout ensemble un bon ami, un conseiller prudent, et un puissant protecteur. Je m'abandonne en toute confiance à lui, il veut me sauver, il en sait les moyens, il en a le pouvoir. Après avoir appelé par sa grâce celui qu'il a cherché, le rejettera-t-il quand il viendra à lui? Mais je ne crains point que ni la violence, ni l'artifice, puissent jamais m'arracher d'entre les bras du vainqueur de la mort qui vainc tout, et a trompé le serpent par un plus saint artifice que celui dont il s'était servi lui-même. Il s'est montré plus prudent que celui-ci, et plus puissant que celle-là. Il a pris la vérité de la chair, mais seulement la ressemblance du péché; dans l'une, donnant une douce consolation à l'homme malade et infirme, et dans l'autre, cachant prudemment le piège qu'il voulait tendre au démon. Et pour nous réconcilier à son Père, il a souffert généreusement et dompté la mort, et répandu son sang pour le prix de notre Rédemption. Si donc cette souveraine majesté ne m'avait aimé tendrement, il ne m'aurait plus cherché dans ma prison. Bien plus, il a joint à cet amour la sagesse, pour décevoir notre tyran, et la patience pour apaiser la colère de Dieu son Père. Voilà les règles que je vous ai promis de vous donner; mais j'ai voulu vous les faire voir auparavant en Jésus-Christ, afin que vous les eussiez en plus grande estime.

4. Chrétiens, apprenez de Jésus-Christ comment vous le devez aimer. Apprenez à l'aimer tendrement, à l'aimer prudemment, à l'aimer fortement. Tendrement, de peur que vous ne soyez attirés par les charmes des plaisirs sensuels. Prudemment, de peur que vous ne soyez séduits. Fortement, de peur que vous ne soyez vaincus et détournés de l'amour du Seigneur. Pour que la gloire du monde, ou les voluptés de la chair ne vous entraînent point, que la sagesse, qui est Jésus-Christ, ait pour vous des attraits et des douceurs infiniment plus grandes. Si vous voulez n'être point séduits par l'esprit de mensonge et d'erreur, que la vérité qui est Jésus-Christ répande en vous une lumière éclatante. Pour n'être point abattus par les adversités, que la vertu de Dieu, qui est Jésus-Christ, vous fortifie. Que la charité embrase votre zèle, que la science le règle, que la constance l'affermisse. Qu'il soit exempt de tiédeur, plein de discrétion, éloigné de toute timidité. Ces trois choses ne vous ont-elles point été prescrites par la Loi, quand Dieu dit : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme, et de toutes vos forces (Deut. VI, 5) ? » Il me semble, si vous n'avez quelque autre sens meilleur à donner à cette triple distinction, que l'amour du cœur se rapporte au zèle d'affection, l'amour de l'âme à l'adresse ou su jugement de la raison, et l'amour des forces, à la constance ou à la rigueur de l'esprit. Aimez donc le Seigneur votre Dieu d'une affection de cœur pleine et entière; aimez-le de toute la sagesse et de toute la vigilance de la raison; aimez-le de toutes les forces de l'esprit, en sorte que vous ne craigniez pas même de mourir pour l'amour de lui, ainsi qu'il est écrit : « L'amour est fort comme la mort., et le zèle fervent, inflexible comme l'enfer (Cant. VIII, 6). » Que le Seigneur Jésus soit à votre cœur un objet de douceur infinie, pour détruire la douceur. criminelle des charmes de la vie de la chair; qu'une douceur en surmonte une autre, comme un clou chasse un autre clou. Qu'il soit à votre entendement une lumière qui le guide, et qu'il serve de conducteur à votre raison, non-seulement pour éviter les embûches que les hérétiques vous dressent malicieusement, et pour garder votre foi pure de leurs finesses et de leurs artifices, mais aussi afin que vous ayez soin d'éviter ce qu'il peut y avoir d'excessif et d'indiscret dans votre conduite. Que votre amour soit encore constant et généreux, qu'il ne cède point à la crainte, et ne succombe point au travail. Aimons donc avec tendresse, avec circonspection et avec ardeur; car il faut savoir que si l'amour affectif du cœur est doua, il est trompeur, à moins qu'il ne soit accompagné de celui de l'âme; et que celui-ci pareillement, sans l'amour de force et de courage est sage, mais faible et fragile.

5. Reconnaissez par des exemples clairs, que ce que je dis est véritable. Les disciples avaient entendu avec peine leur maître, qui devait monter au ciel, parler de son départ. Ils méritèrent qu'il leur adressât ces paroles : « Si vous m'aimiez, vous seriez bien aises de ce que je vais à mon père (Joan. XIV, 28). » Quoi donc ? ils se plaignaient de ce qu'il les allait quitter, ils ne l'aimaient pas? Ils l'aimaient sans doute dans un sens, et pourtant on peut dire qu'ils ne l'aimaient pas. Ils l'aimaient avec tendresse ; mais cet amour n'était pas accompagné de prudence. Ils l'aimaient charnellement, non raisonnablement. Enfin ils l'aimaient de tout leur cœur, mais non pas de toute leur âme. Leur amour était contraire à leur salut; c'est pourquoi il leur disait: « Il vous est avantageux que je m'en aille (Ibid. XVI, 7) ; » en blâmant leur défaut de sagesse, non pas leur manque d'affection. De même, lorsque parlant de sa mort, il reprit et réprima saint Pierre qui l'aimait tendrement, et voulait l’empêcher de mourir, reprit-il autre chose en lui, que l'imprudence et l'indiscrétion ! Car, que veut dire cette parole : « Vous ne goûtez pas les choses de Dieu (Marc VIII, 33) ; » sinon vous n'aimez pas avec sagesse, parce que vous suivez une affection humaine qui va elle-même contre un dessein de Dieu. Et il l'appela Satan, parce qu'il. s'opposait à son salut, quoique sans le savoir, en voulant empêcher le Sauveur de mourir. C'est pourquoi, s'étant corrigé, il ne s'opposa plus à sa mort, lorsqu'il vint à parler de nouveau de ce triste sujet, mais il promit qu'il mourrait avec lui. S'il n'accomplit pas alors sa promesse, c'est qu'il n'avait pas encore atteint le troisième degré d'amour, qui consiste à aimer Dieu de toutes nos forces. Il était instruit à aimer Dieu de toute son âme, mais il était encore faible. Il savait bien ce qu'il devait faire, mais il manquait de secours pour le faire ; il n'ignorait pas le mystère, mais il redoutait le martyre. Cet amour sans doute n'était pas encore fort comme la mort, puisque la mort le fit succomber. Mais il le devint ensuite lorsque, selon la promesse de Jésus-Christ, étant revêtu de la force d'en haut, il commença enfin à aimer avec tant de courage, que quand le conseil des Juifs lui défendit de prêcher le nom adorable de Jésus, il répondit courageuse ment à ceux qui lui faisaient cette défense : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes (Act. V, 29). » C'est alors qu'il aima de toutes ses forces, puisqu'il n'épargna pas même sa propre vie pour l'amour. « Car l'amour ne peut pas aller plus loin, que de donner sa vie pour ses amis (Joan. XX, 43). » Et bien, qu'il ne la donnât pas encore, néanmoins il l'exposa. Ne se laisser donc point attirer par les caresses, ni séduire par les artifices, ni abattre par les injures et les outrages , c'est aimer de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces.

6. Remarquez que l’amour du cœur est en quelque façon charnel, il inspire en effet plus d'affection au cœur de l'homme pour la chair de Jésus-Christ, et pour les choses qu'il a faites durant qu'il en était revêtu. Celui qui est plein de cet amour est aisément touché et attendri à tous les discours qui concernent ce sujet. Il n'entend rien plus volontiers, il ne lit rien avec plus d'ardeur, il ne repasse rien plus souvent dans sa mémoire, il n'a point de méditation plus douce et plus agréable. Les sacrifices de ses prières en reçoivent une nouvelle perfection, et ressemblent à des victimes aussi grasses que belles. Toutes les fois qu'il fait oraison, l'image sacrée de l'homme-Dieu se présente à ses yeux, naissant, suspendu aux mamelles de sa mère, enseignant, mourant, ressuscitant, et montant au ciel ; or toutes ces images ou autres semblables qui se présentent à l'esprit, animent nécessairement l'âme à l'amour des vertus, chassent les vices de la chair, en bannissent les attraits, et calment les désirs. Pour moi, je pense que la principale cause, pour laquelle Dieu, qui est invisible, a voulu se rendre visible par la chair qu'il a prise, et converser comme homme parmi les hommes, était d'attirer d'abord à l'amour salutaire de sa chair adorable les affections des hommes charnels qui ne savent aimer que charnellement, et de les conduire ainsi par degrés à un amour épuré et spirituel. Ceux qui disaient : « Vous voyez que nous avons quitté toutes choses pour vous suivre (Matth XIX, 27), » n'en étaient-ils pas encore à ce premier degré de l'amour? Ils ne les avaient sans doute quittées que par le seul amour de la présence corporelle de Jésus-Christ, quoiqu'il leur parlât seulement de sa passion salutaire et de sa mort, et qu'ensuite la gloire de son ascension les touchât d'une tristesse très-vive. C'est aussi ce qu'il leur reprochait. « Parce que je vous ai dit ces choses, la tristesse s'est saisie de votre cœur (Joan. XVI, 6). » Ainsi d'abord il les retira de tout autre amour charnel, par la seule grâce de la présence de son corps.

7. Mais il leur montra ensuite un degré d'amour plus élevé, lorsqu'il leur dit : « C'est l'esprit qui donne la vie, la chair ne sert de rien du tout (Joan. VI, 6). » Je crois que celui qui disait : « Quoique nous ayons connu Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaissons pas polir cela (II, Cor. V,16), » était déjà parvenu à ce degré d'amour. Peut-être le Prophète y était-il aussi monté lorsqu'il disait : «Jésus-Christ notre Seigneur est un esprit présent à nos yeux (Thren. IV, 20). » Car quant à ce qu'il ajoute : «Nous vivrons parmi les nations sous son ombre (1bid.); » je crois qu'il parle au nom de ceux qui commencent, pour les exhorter à se reposer au moins à l'ombre, puisqu'ils ne se sentent pas assez forts pour porter l'ardeur du soleil ; et à se nourrir de la douceur de la chair, puisqu'ils ne sont pas encore capables de goûter les choses de l'esprit de Dieu; car je crois que l'ombre de Jésus-Christ, c'est sa chair ; et c'est de cette ombre que Marie a été environnée, afin qu'elle lui servit comme d'un voile pour tempérer la chaleur et l'éclat de l'esprit. Que celui-là donc se console, cependant dans la dévotion envers la chair de Jésus-Christ, qui n'a pas encore son esprit vivifiant, qui du moins ne l'a pas encore de la façon que le possèdent ceux qui disent : « Le Seigneur Jésus-Christ est un esprit présent devant nous (Thren. IX, 20). » Et, « encore que nous ayons connu Jésus-Christ selon la chair, nous ne l'avons pas connu véritablement (II Cor. V, 16). » Ce n'est pas qu'on puisse aimer Jésus-Christ dans la chair, sans le Saint-Esprit, mais on ne l'aime pas avec plénitude. Et toutefois, la me sure de cet amour, c'est que la douceur qui en naît occupe tout le cœur, le retire tout entier à soi de l'amour des créatures sensibles, et l'affranchit des charmes et des attraits de la volupté charnelle, car c'est là aimer de tout son cœur. Autrement, si je préfère à la chair de Jésus-Christ mon Seigneur, quelqu'autre que ce soit, quelque proche qu'elle me puisse être, on quelque plaisir que j'en puisse recevoir, en sorte que j'en accomplisse moins les choses qu'il m'a enseignées par ses paroles et son exemple, quand il demeurait en ce monde, n'est-il pas clair que je ne l'aime pas de tout mon cœur, puisque je l'ai divisé, et que j'en donne une partie à l'amour de sa chair sainte, et réserve l'autre pour la mienne propre ! car il dit lui-même : « celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n'est pas non plus digne de moi (Matth. X, 37). » Donc, pour le dire en deux mots, aimer Jésus-Christ de tout son cœur, c'est préférer l'amour de sa chair sacrée à tout ce qui nous peut flatter dans la nôtre propre, ou dans celle d'autrui. En quoi je comprends aussi la gloire du monde, parce que la gloire du monde est la gloire de la chair, et il est indubitable que ceux qui y mettent leur plaisir sont encore charnels.

8. Mais bien que cette dévotion envers la chair de Jésus-Christ soit un don et un grand don du Saint-Esprit, néanmoins on peut appeler cet amour charnel, au moins à l'égard de cet autre amour, qui n'a pas tant pour objet le Verbe chair, que le Verbe sagesse, le Verbe justice, le Verbe vérité, le Verbe sainteté, piété, vertu, et toutes les autres perfections quelles qu'elles soient. Car Jésus-Christ est tout cela; il nous a été donné de Dieu, pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification, et notre rédemption. Vous semble-t-il que celui qui compatit avec piété aux souffrances de Jésus-Christ, en ressent une vive douleur, et s'attendrit aisément au souvenir des choses qu'il a endurées, qu'il se repaît de la douceur de cette dévotion, et en est fortifié pour toutes les œuvres salutaires, saintes et pieuses, est touché des mêmes sentiments d'amour que celui qui est toujours embrasé du zèle de la justice, qui brûle partout d'amour pour la vérité, qui a une passion ardente pour la sagesse, qui aime par dessus tout une vie sainte, des mœurs réglées, qui a honte de toute ostentation, abhorre la médisance, ne sait ce que c'est que l'envie, déteste l'orgueil, non-seulement fuit toute gloire humaine, mais n'a même que du dégoût et du mépris pour elle, a en abomination et s'efforce de détruire en soi toute impureté de la chair et du cœur, et enfin rejette, comme naturellement, tout ce qui est mal, et embrasse tout ce qui est bon ? N'est-il pas vrai que si on compare ensemble l'amour de l'un et de l'autre, on reconnaîtra que le premier au prix du second, n'aime en quelque façon que charnellement.

9. Néanmoins cet amour charnel ne laisse pas d'être bon, puisque, par lui, la vie de la chair est bannie, le monde est méprisé et vaincu. Dans cet amour, on avance lorsqu'il devient raisonnable, et on est parfait lorsqu'il devient spirituel. Or il est raisonnable, lorsque dans tous les sentiments qu'on doit avoir au sujet de Jésus-Christ, on se tient tellement attaché à la raison de la foi, qu'on ne s'éloigne de la pure créance de l'Église, par aucune vraisemblance contraire, ni par aucune séduction du diable, ou des hérétiques. Comme aussi, lorsque dans sa propre conduite, on se sert d'une circonspection si grande, qu'on ne passe jamais les bornes de la discrétion, soit par superstition ou par légèreté, soit par la ferveur d'un zèle immodéré et excessif. Or c'est là aimer Dieu de toute son âme, comme nous l'avons dit auparavant. Si à cela se joint une si grande force, et un secours si puissant de l'Esprit-Saint, que ni les peines, ni les tourments, quelque violents qu'ils soient, ni la crainte même de la mort ne soient pas capables de nous faire départir de la justice ; alors on aime Dieu de toutes ses forcés, et c'est là l'amour spirituel. Et je crois que ce nom convient spécialement à cet amour, à cause de la plénitude de l'Esprit qui le distingue tout particulièrement; mais en voilà assez sur ces paroles de l'Épouse : « C'est pourquoi les jeunes filles vous aiment avec excès. » Je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ de nous ouvrir les trésors de sa miséricorde, car il en est le gardien, afin que nous puissions expliquer les paroles suivantes, lui qui étant Dieu vit et règne avec le Père dans l'unité du saint Esprit par tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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