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LETTRE CLIII. (Année 414.)

 

Saint Augustin, répondant à Macédonius, expose toute la pensée de notre religion sur la punition des crimes; cette lettre mérite d'être lue et relue par tous ceux qui sont chargés de la justice humaine en ce monde. Elle fait aussi beaucoup penser à la question de la peine de mort dans les sociétés chrétiennes. Cette lettre qui va au fond de tant de choses est un monument du génie miséricordieux de l'Évangile.

 

AUGUSTIN ÉVÊQUE, SERVITEUR DU CHRIST ET DE SA FAMILLE, A SON CHER FILS MACÉDONIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. Nous ne devons ni laisser sans réponse ni retenir par un exorde un homme aussi occupé que vous dans l'État, aussi appliqué que vous l'êtes non point à vos intérêts mais aux intérêts d'autrui, un homme que nous félicitons d'être ce qu'il est, tant pour lui que pour les affaires humaines. Recevez donc ce que vous m'avez demandé, soit pour l'apprendre de moi, soit pour vous assurer si je le savais. Si le sujet vous avait semblé petit ou superflu, vous n'auriez pas jugé à propos d'y donner votre attention au milieu des grandes et nécessaires occupations de votre charge.

Vous me demandez pourquoi nous disons « qu'il est du devoir de notre sacerdoce d'intervenir pour les coupables » et pourquoi « nous nous blessons d'un refus comme si l'obtention de la grâce était attachée à notre ministère. » Vous dites que « vous doutez beaucoup que cela soit dans l'esprit de la religion. » Vous donnez ensuite les raisons qui vous font douter à cet égard. « Si le Seigneur défend les péchés, dites-vous, au point  (383) qu'après la première pénitence on n'y soit pas admis une seconde fois, comment pouvez-vous prétendre au nom de la religion qu'un crime, quel qu'il soit, doive être pardonné? » Pressant davantage, vous ajoutez « c'est l'approuver que de ne pas vouloir qu'on le punisse. Et s'il est certain qu'il y ait autant de mal à approuver un péché qu'à le commettre, il est certain que nous nous associons à une faute, toutes les fois que nous désirons que le coupable demeure impuni. »

2. Voilà des paroles qui épouvanteraient quiconque ne connaîtrait pas votre douceur et votre humanité. Mais nous qui vous connaissons et qui ne doutons pas que vous n'ayez écrit ceci comme on pose une question et non point comme on rend une décision, nous répondrons à ces paroles par d'autres paroles de vous. Comme si vous n'aviez pas voulu que nous eussions hésité dans cette question, vous avez prévu ce que nous dirions; vous nous avez averti de ce que nous devions dire , et vous avez continué en ces termes : « Outre cela quelque chose de plus grave arrive. Car tout péché paraît plus pardonnable si le coupable promet de se corriger. » Avant de discuter ce que vous entendez par ce quelque chose de plus grave, dans la suite de votre lettre, je recevrai ce que vous m'avez donné et je m'en servirai pour écarter la difficulté qui semble s'opposer à nos intercessions. Autant que nous le pouvons, nous intercédons pour tous les péchés, parce que tous les péchés paraissent pardonnables, lorsque le coupable promet de se corriger. Voilà votre sentiment, c'est aussi le nôtre.

3. Nous n'approuvons donc en aucune manière les fautes dont nous voulons qu'on se corrige; ce n'est point parce que le mal nous plaît que nous en voulons l'impunité : mais nous avons pitié de l'homme en détestant le crime; plus le vice nous déplaît, moins nous voulons que le vicieux périsse avant de s'être amendé. Il est aisé et tout simple de haïr les méchants parce qu'ils sont méchants; mais il est rare et pieux de les aimer parce qu'ils sont hommes, de façon à blâmer la faute et à relever la nature dans une même personne; ainsi vous haïrez le mal avec d'autant plus de justice qu'il aura souillé cette nature que vous aimez. Poursuivre le crime et vouloir délivrer l'homme, ce n'est pas s'engager dans le lien de l'iniquité, mais c'est marcher dans le lien de l'humanité. Il n'y a pas d'autre endroit que ce monde où l'on puisse se corriger; car après cette vie, chacun n'aura que ce qu'il y aura amassé. C'est donc l'amour des hommes qui nous force à intervenir pour les coupables, de peur que leur vie ne se termine par un supplice qui aboutirait à un supplice sans fin.

4. Ne doutez donc point que ce bon office de la part des évêques ne soit dans le véritable esprit de la religion, puisque Dieu, en qui il n'y a pas d'iniquité, dont la puissance est souveraine, qui voit l'état intérieur de chacun et même ce que chacun sera un jour, qui seul ne peut pas faillir dans ses jugements parce qu'il ne peut pas se tromper, fait cependant, comme parle l'Evangile, « lever son soleil sur les bons et les méchants et pleuvoir sur les justes et sur les injustes. » Le Christ Notre-Seigneur, pour que nous imitions son admirable bonté, nous a dit : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et les méchants et pleuvoir sur les justes et les injustes (1). » Qui ne sait que plusieurs abusent pour leur perte de cette indulgence et de cette douceur divines ? C'est à ceux-là que l'Apôtre adresse ces reproches sévères . « O homme, qui que tu sois, qui condamnes ceux qui commettent ces actions et en commets de pareilles, penses-tu échapper à la justice de Dieu? méprises-tu les trésors de sa bonté, de sa patience, de sa longanimité ? ignores-tu que la bonté de Dieu te convie à la pénitence? Mais par ta dureté et ton coeur impénitent, tu amasses un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres (2). » Parce que ceux-là persévèrent dans leur iniquité, Dieu ne persévérera-t-il pas dans sa«patience? Il punit peu en ce monde, assez, seulement, pour qu'on ne doute pas de sa divine providence, et réserve beaucoup de choses pour le dernier examen afin de donner plus de grandeur au jugement futur.

5. Je ne pense pas que ce Maître céleste nous prescrive d'aimer l'impiété lorsqu'il nous commande d'aimer nos ennemis, de faire du bien à ceux qui nous haïssent, de prier pour ceux qui nous persécutent; si néanmoins nous sert

 

1. Matth. V, 44, 45. — 2. Rom. II, 3-6.

 

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Dieu pieusement, nous ne pouvons avoir que des impies pour ennemis, pour persécuteurs acharnés. Faut-il donc aimer les impies, leur faire du bien, prier pour eux? Oui certainement, c'est Dieu qui l'ordonne. A cause de cela cependant il ne nous fait pas contracter alliance avec les impies, pas plus que lui-même ne fait alliance avec eux en les épargnant, en leur conservant la vie et la santé. L'Apôtre expose son dessein autant qu'il est donné à un homme pieux de le connaître : « Ignores-tu que la patience de Dieu te convie à la pénitente ? » C'est à cette pénitence que nous voulons conduire ceux pour qui nous intercédons; nous n'épargnons ni ne favorisons leurs mauvaises actions.

6. En effet, lorsqu'il nous arrive de dérober des coupables à votre sévérité, nous leur interdisons les approches de l'autel, afin qu'en faisant pénitence et en se punissant eux-mêmes, ils puissent apaiser celui qu'ils avaient méprisé par leurs péchés. Le but de toute sincère pénitence est de ne pas laisser impuni ce qu'on a fait de mal; c'est de cette manière que celui qui ne s'épargne pas est épargné par ce Dieu dont nul contempteur n'évite le profond et juste jugement. Si parmi les méchants et les scélérats qu'il épargne et dont il conserve la vie et la santé, il en est plusieurs qu'il sait ne pas devoir faire pénitence et auxquels pourtant il ne refuse pas sa patience, à plus forte raison faut-il que nous soyons nous-mêmes miséricordieux envers ceux qui promettent de se corriger et dont les promesses nous laissent des doutes, et que nous essayions de fléchir votre rigueur en intercédant pour ces mêmes hommes dont le Seigneur connaît toute la conduite future, et pour lesquels cependant nous prions sans l'offenser, car c'est lui-même qui nous l'a commandé.

7. Parfois il arrive que , dans une croissante iniquité, des hommes, après avoir fait pénitente et s'être réconciliés avec l'autel, commettent les mêmes fautes et de plus graves encore; et pourtant Dieu fait encore lever sur eux son soleil et leur accorde avec la même libéralité qu'auparavant les biens de la vie et de la santé. Et quoique dans l'Eglise il n'y ait plus pour eux place pour les humiliations de la pénitence, Dieu cependant n'oublie pas sa patience envers eux. Si quelqu'un d'entre eux nous disait : « Ou admettez-moi encore une fois à la pénitence, ou permettez à mon désespoir de faire tout ce qui me plaira dans la mesure de mes richesses et de la liberté que laissent les lois humaines; que je me plonge dans la débauche et dans toute espèce de désordres condamnés par le Seigneur, mais applaudis de la plupart des hommes. M'empêcherez-vous de tomber dans cette perversité? Mais en quoi pourra-t-il me servir, pour la vie future, de mépriser en ce monde les douceurs de la volupté, de brider mes passions, de me refuser même beaucoup de choses permises pour châtier mon corps, de me condamner à une plus rigoureuse pénitence qu'auparavant, de gémir avec plus de douleur, de répandre plus de larmes, de mener une vie meilleure, de faire aux pauvres une plus large part, de brûler plus ardemment du feu de la charité qui couvre la multitude des péchés (1)? » Qui d'entre nous répondrait à cet homme : « Rien de tout cela ne vous servira dans l'avenir; allez, jouissez du moins de la douceur de cette vie ? » Que Dieu nous préserve d'une folie si cruelle et si sacrilège ! Quoique, par une sage et salutaire disposition, on ne soit admis dans l'Eglise qu'une seule fois aux humiliations de la pénitence, de peur que la fréquence du remède ne lui fasse perdre de son efficacité, (car il est d'autant plus salutaire qu'il est moins méprisé) , qui oserait dire à Dieu: Pourquoi pardonner encore une fois à cet homme qui, après une première pénitence, s'est de nouveau engagé dans les liens de l'iniquité ? Qui oserait dire que ces paroles de l’Apôtre ne leur sont pas applicables: « Ignores-tu que la patience de Dieu te convie à la pénitence ? » ou qu'ils sont exclus du bénéfice de celle-ci : « Heureux tous ceux qui se confient en lui (2)? » ou que cet autre passage ne les regarde pas : « Agissez courageusement, et que votre coeur se réconforte, vous tous qui espérez dans le Seigneur (3)? »

8. Telle est la patience de Dieu, telle est sa miséricorde envers les pécheurs, que leur repentir en cette vie les sauve dans l'éternité; cependant il n'attend la miséricorde de personne, parce que nul n'est plus heureux, plus puissant, plus juste que lui. Et nous, hommes, que devons-nous être envers les hommes, nous qui, de quelque louange que nous comblions notre vie , ne disons jamais que nous sommes sans péché ? « Si nous disons cela, nous nous trompons nous-mêmes, comme il est écrit, et la vérité n'est pas en nous (4). » Aussi quoi

 

1. I Pierre, VIII, 4. — 2. Ps. II, 13. — 3. Ps. XXX, 25. — 4. I Jean, I, 8,

 

385

 

que l'accusateur, le défenseur, l'intercesseur, le juge soient autant de personnages différents dont il serait trop long et inutile de marquer ici les devoirs particuliers; toutefois la terreur du jugement de Dieu doit demeurer présente à la pensée de ceux même qui punissent les crimes, non pour suivre les mouvements de leur colère, mais pour obéir aux lois; non pour venger leurs propres injures, mais les injures d'autrui après mûr examen, comme il convient à des juges; il faut qu'ils songent qu'ils ont besoin de la miséricorde de Dieu pour leurs péchés, et que, de leur part, ce n'est pas une faute que la pitié envers ceux sur lesquels ils ont une puissance légitime de vie et de mort.

9. Quand les Juifs conduisirent auprès du . Seigneur Jésus-Christ la femme surprise en adultère et que, pour le tenter, après lui avoir dit que, d'après la loi, elle devait être lapidée, ils lui demandèrent ce qu'il voulait qu'on en rit, il leur répondit : « Que celui qui d'entre vous est sans péché lui jette la première pierre (1). » Ainsi le Seigneur n'improuva point la loi qui punissait de mort ces sortes de crimes, et par la terreur il rappela à la miséricorde ceux qui auraient pu faire mourir la femme coupable. Après une telle; parole du Sauveur, je crois que si le mari qui demandait la punition de la foi conjugale outragée était présent, il dût lui-même, saisi d'effroi, passer du désir de la vengeance à la volonté du pardon. Comment l'accusateur n'aurait-il pas renoncé à poursuivre le crime qui l'offensait, lorsque les juges eux-mêmes renoncèrent ainsi à la vengeance, eux qui, dans la punition d'une femme adultère, n'étaient pas poussés par un ressentiment personnel, mais exécutaient simplement la loi? Quand Joseph, le fiancé de la Vierge, mère du Seigneur, s'aperçut d'une grossesse à laquelle il était étranger et crut à un adultère, il ne voulut pas punir Marie; il ne se montra pas non plus l'approbateur du crime. Et cette volonté lui est imputée à justice, car il a été dit de lui : « Comme c'était un homme juste et qu'il ne voulait pas la déshonorer, il résolut de la renvoyer secrètement. Pendant qu'il avait cette pensée, un ange lui apparut (2) » pour lui apprendre que ce qu'il croyait un crime était une œuvre de Dieu.

10. Si donc la seule idée de la faiblesse commune à tous brise le ressentiment de celui qui accuse et la rigueur de celui qui

 

1. Jean, 8, 7. — 2. Matth. I, 18-20.

 

juge, que pensez-vous que doivent faire pour les coupables le défenseur et l'intercesseur ? Vous tous hommes de bien qui maintenant êtes juges, et qui autrefois vous êtes chargés de causes au barreau, vous savez que vous aimiez mieux défendre que d'accuser. Et cependant il y a loin d'un défenseur à un intercesseur; car l'un s'attache principalement à justifier et à cacher la faute; et l'autre, en présence d'un crime prouvé, cherche à écarter ou à diminuer la peine. C'est ainsi que les justes intercèdent auprès de Dieu pour les pécheurs, et l'on exhorte les pécheurs eux-mêmes à faire cela entre eux, car il est écrit : « Confessez vos péchés les uns aux autres, et priez les uns pour les autres (1). » Tout homme, quand il le peut, remplit envers l'homme ces devoirs d'humanité. Ce qu'on punirait chez soi, on veut le laisser impuni dans la maison d'autrui. Soit que l'on s'emploie auprès d'un ami, soit que devant nous un homme s'emporte contre quelqu'un qu'il a la puissance de frapper, ou soit que l'on arrive à l'improviste au milieu d'une scène de colère soudaine, on sera regardé, non pas comme très juste, mais comme très-inhumain si l'on n'intervient point. Je sais que vous-même, avec quelques amis, vous avez intercédé dans l'Eglise de Carthage pour un clerc dont l'évêque avait raison d'être mécontent; il n'y avait pas à craindre que le sang coulât sous une discipline qui ne le répand jamais, et quand vous vouliez qu'on ne punit point une faute qui vous déplaisait aussi, nous n'avons pas pensé que vous fussiez des approbateurs du délit, mais nous vous avons écoutés comme des intercesseurs pleins d'humanité. Si donc il vous est permis .d'adoucir par l'intercession la réprimande ecclésiastique, pourquoi ne le serait-il pas à l'évêque d'intercéder pour détourner votre glaive? La discipline ecclésiastique frappe pour qu'on vive bien , votre glaive frappe pour qu'on cesse de vivre.

11. Enfin le Seigneur lui-même a intercédé auprès des hommes pour qu'une femme adultère ne fût point lapidée, et par là il nous a recommandé le devoir de l'intercession : ce qu'il a fait par une sainte terreur, nous devons le faire par nos demandes. Car il est le Seigneur, nous sommes ses serviteurs; et il a effrayé pour nous inspirer à tous de la crainte.

 

1. Jacques, V, 16.

 

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Car qui de nous est sans péché? Quand le Seigneur eut adressé cette parole aux hommes qui lui avaient amené la pécheresse à punir; quand il eut dit que celui qui se croirait sans péché lui jetât la première pierre, la fureur tomba par le tremblement de la conscience; ceux qui demandaient le châtiment se retirèrent et laissèrent seule à la miséricorde du Sauveur cette femme digne de compassion. Que la piété des chrétiens s'incline devant cet exemple qui fit fléchir l'impiété des juifs; que l'humanité des coeurs soumis cède à ce qui a brisé l'orgueil des persécuteurs; que ceux qui confessent fidèlement Jésus-Christ cèdent à ce qui a vaincu la ruse hypocrite des tentateurs. Homme de bien, pardonnez aux méchants; soyez d'autant plus doux que vous êtes meilleur, et d'autant plus humble par la piété que vous êtes plus élevé par la puissance.

12. Et moi, considérant vos moeurs, je vous ai appelé homme de bien; mais vous, considérant les paroles du Christ, dites-vous à vous-même : « Il n'y a de bon que Dieu seul (1). » Cela étant vrai, car c'est la Vérité qui l'a dit, on ne doit pas m'accuser de vous avoir flatté ni de m'être mis en contradiction avec ces paroles de l'Evangile pour vous avoir appelé homme de bien. Le Seigneur lui-même ne s'est pas contredit lorsqu'il a parlé ainsi

« L'homme de bien tire de bonnes choses du bon trésor de son cœur (2). » Dieu est singulièrement bon et ne peut pas ne pas l'être; sa bonté ne tient point à une participation à aucun bien, car le bien par lequel il est bon, c'est lui-même : mais c'est par Dieu même que l'homme est bon lorsqu'il est bon; il ne peut pas l'être de lui-même. Ceux qui deviennent bons le deviennent par l'esprit de Dieu; notre nature a été créée capable de recevoir ce divin esprit au moyen de notre volonté propre. Pour que nous soyons bons, il nous faut donc recevoir et posséder les dons de celui qui est bon de lui-même; quiconque les néglige devient mauvais de son propre fond. C'est pourquoi l'homme est bon en tant qu'il agit bien, c'est-à-dire qu'il fait le bien avec connaissance, amour et piété; il est mauvais en tant qu'il pèche, c'est-à-dire qu'il s'éloigne de la vérité, de la charité et de la piété. Qui dans cette vie est sans quelque péché? Mais nous appelons bon celui dont les bonnes actions l'emportent sur les mauvaises, et nous

 

1. Marc, X, 18. — 2. Luc, VI, 45.

 

appelons très-bon celui qui pèche le moins.

13. C'est pourquoi ceux que le Seigneur lui-même appelle bons à cause de leur participation à la grâce divine, il les appelle mauvais à cause des vices de la faiblesse humaine; cet état doit durer jusqu'à ce que, guéris de tout penchant au mal, nous passions à l'autre vie où l'on ne pèche plus. C'est aux bons et non pas aux mauvais qu'il enseignait à prier lorsqu'il leur prescrivait de dire : « Notre Père qui êtes aux cieux. » Car s'ils sont bons, c'est parce qu'ils sont enfants de Dieu, non pas engendrés tels de sa nature, mais devenus tels par sa grâce, comme ceux qui le reçoivent et à qui il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (1). Cette génération spirituelle est nommée adoption dans l'Ecriture pour la distinguer de cette génération d'un Dieu naissant d'un Dieu, d'un Eternel engendré par l'Eternel et dont l'Ecriture a dit : « Qui racontera sa génération (2) ? » Jésus-Christ a donc déclaré bons ceux qu'il a autorisés à dire véritablement à Dieu : « Notre Père qui êtes aux cieux. » Il a voulu cependant qu'ils disent dans la même oraison : « Remettez-nous nos dettes comme nous remettons à ceux qui nous doivent. » Quoiqu'il soit évident que ces dettes sont les péchés, le Seigneur l'a dit plus clairement par ces paroles : « Car si vous remettez aux hommes les péchés qu'ils ont commis contre vous, votre Père vous remettra vos propres péchés (3). » Les baptisés répètent cette prière ; cependant il n'y a pas de péchés passés qui ne soient remis dans la sainte Eglise aux baptisés. Si ensuite dans la mortelle fragilité de cette vie, ils ne contractaient pas des souillures pour lesquelles il faille le pardon, ils ne diraient pas avec vérité : « Remettez-nous nos dettes. n Ils sont donc bons en tant qu'ils sont enfants de Dieu; mais ils sont mauvais en tant qu'ils pèchent, et c'est ce qu'ils attestent par un aveu qui n'est pas menteur.

14. Dira-t-on que les péchés des bons et les péchés des mauvais sont différents? Cela a toujours été probable. Cependant le Seigneur Jésus, sans aucune ambiguïté, a appelé mauvais ceux-là même dont il disait que Dieu était le Père. Dans un autre endroit du même discours où il nous a appris à prier, il nous exhorte à l'oraison en ces termes: « Demandez, et vous recevrez; cherchez et vous trouverez; frappez, et l'on vous ouvrira. Car tout homme

 

1. Jean, I, 12. — 2. Is. LIII, 8. — 3. Matth. VI, 9, 12, 14.

 

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qui demande reçoit, et qui cherche trouve; « et l'on ouvre à qui frappe ; » et un peu après

« Si donc vous qui êtes mauvais, vous savez donner à vos enfants ce qui est bon, à combien plus forte raison votre Père qui est aux cieux donnera ce qui est bon à ceux qui le lui demandent (1) ! » Dieu est-il donc le Père des méchants ? Non, sans doute. Pourquoi donc le Seigneur parle-t-il de leur Père céleste à ceux qui sont mauvais, sinon parce que la Vérité nous fait voir en même temps ce que nous sommes par la bonté de Dieu, et ce que nous sommes par le vice de notre nature, nous recommandant de recourir à l'un, pendant qu'il nous aide à nous relever de l'autre? Sénèque qui a vécu au temps des apôtres et dont on lit quelques lettres (1) adressées à l'Apôtre Paul, a dit avec raison : « Celui qui hait les méchants hait tous les hommes. » Et cependant on doit les aimer pour qu'ils ne soient plus méchants, de même qu'on aime les malades, non pas pour qu'ils demeurent malades, mais pour qu'ils soient guéris.

15. Tous les péchés que nous commettons en cette vie après la rémission qui s'obtient dans le baptême, quoi qu'ils ne soient pas d'une gravité à nous faire écarter des divins autels, doivent s'expier, non point par une douleur stérile, mais par des sacrifices de miséricorde. Ce que nous vous demandons dans nos intercessions auprès de vous, sachez donc que nous l'offrons à Dieu pour vous; car vous avez besoin de la miséricorde que vous exercez, et croyez celui qui a dit : « Remettez, et il vous sera remis, donnez et l'on vous donnera (3). » Quand même nous vivrions de façon à ne pas avoir à dire : « Remettez-nous nos dettes, » plus notre coeur serait pur, plus la clémence devrait y trouver place; et si nous ne sommes pas émus de la parole où le Seigneur invite « celui « qui est sans péché à jeter la première pierre, » nous devons suivre au moins l'exemple du Seigneur qui, étant sans péché, dit à la femme qu'on lui avait laissée avec terreur : « Ni moi je ne vous condamnerai point, allez et ne péchez plus (4). » La femme coupable aurait pu craindre qu'après l'éloignement de ceux que la pensée de leurs péchés avait amenés à

 

1. Matth. VII, 7, 8, 11.

2. A l'époque de saint Augustin , on croyait, comme on le voit ici, à l'authenticité des quatorze lettres de Sénèque à saint Paul que la critique moderne a déclarées apocryphes ; mais cela ne prouverait point que des rapports n'aient pas existé entre le précepteur de Néron et l'Apôtre des Gentils.

3. Luc, VI, 37, 38. — 4. Jean, VIII, 11.

 

lui pardonner sa faute, elle n'eût été condamnée par celui qui était sans péché. Mais lui, tranquille dans sa conscience et la clémence au coeur, après que la femme eût répondu que personne ne l'avait condamnée, «Ni moi, dit le Sauveur, je ne vous condamnerai pas. » C'est comme s'il eût dit : La malice a pu vous épargner, pourquoi craignez-vous l'innocence? Et de peur qu'on ne crût pas qu'il pardonnait mais qu'il approuvait, « Allez, dit-il, et ne péchez plus. » Par là il montrait qu'il pardonnait à la faiblesse humaine, mais que la faute lui déplaisait. Vous reconnaissez maintenant que les intercessions sont dans le véritable esprit de la religion, que nous ne faisons pas cause commune avec les criminels, quand nous intercédons souvent pour des scélérats sans être des scélérats, mais que ce sont des pécheurs intercédant pour des pécheurs, et j'oserai dire, auprès de pécheurs, sans que nulle intention injurieuse se mêle à mes paroles.

16. Sans doute ce n'est pas en vain qu'ont été institués la puissance du roi, le droit du glaive de la justice, l'office du bourreau, les armes du soldat, les règles de l'autorité, la sévérité . même d'un bon père. Toutes ces choses ont leurs mesures, leurs causes, leurs raisons, leurs avantages; elles impriment une terreur qui contient les méchants et assure le repos des bons. On ne doit pas appeler bons ceux que la crainte seule des supplices empêcherait de mal faire, car nul n'est bon par la peur du châtiment, mais par l'amour de la justice; toutefois il n'est pas inutile que la terreur des lois retienne l'audace humaine, afin que l'innocence demeure en sûreté au milieu des pervers et que dans les méchants eux-mêmes la contrainte imposée par la peur des supplices détermine la volonté à recourir à Dieu et à devenir meilleure. Mais les intercessions des évêques ne sont pas contraires à cet ordre établi dans le monde ; bien plus il n'y aurait aucune raison d'intercéder si ces choses n'existaient pas. Les bienfaits de l'intercession et du pardon ont d'autant, plus de prix que le châtiment était plus mérité. Autant que je puis en juger, les sévérités racontées dans l'Ancien Testament n'avaient d'autre but que de montrer la justice des peines établies contre les méchants; et l'indulgence de la nouvelle alliance nous invite à leur pardonner, afin que la clémence devienne, ou un moyen de salut même pour nous qui (388) avons péché, ou une recommandation de mansuétude, afin qu'au moyen de ceux qui pardonnent, la vérité n'inspire pas seulement de la crainte, mais encore de l'amour.

17. Mais il importe beaucoup de considérer dans quel esprit chacun pardonne. De même qu'on punit quelquefois avec miséricorde, on peut pardonner avec cruauté. Pour me faire mieux comprendre par un exemple, qui ne regarderait comme un homme cruel celui qui pardonnerait à un enfant voulant obstinément jouer avec des serpents ? Qui ne rendrait hommage à la miséricorde de celui qui, dans ce cas, aurait recours même aux verges pour se faire écouter ? Et toutefois la correction ne devrait pas aller jusqu'à faire mourir l'enfant, pour qu'elle pût lui être profitable. Et lors même qu'un homme est tué par un autre homme, il y a une grande différence entre la mort donnée dans le but de nuire ou d'arracher injustement quelque chose, comme le fait un ennemi ou un voleur ; et la mort donnée pour punir ou pour exécuter les arrêts de la justice, comme le fait le juge, comme le fait le bourreau; et la mort donnée pour se sauver ou pour se défendre, comme le fait un voyageur à l'égard d'un brigand qui l'attaque et un soldat envers l'ennemi. Et parfois celui qui a été cause de la mort est plutôt en faute que celui qui tue, comme si quelqu'un trompe sa caution et que celui-ci subisse la peine légitime à sa place. Cependant on n'est pas coupable toutes les fois qu'on est cause de la mort d'autrui; c'est ce qui arriverait si un homme, mal reçu par une femme dans une sollicitation criminelle, se tuait de désespoir; si un fils, craignant les verges dont son père se serait affectueusement armé, se jetait dans un précipice, ou si quelqu'un se donnait la mort parce que tel homme aurait été mis en liberté ou dans la crainte qu'il ne fût mis en liberté. En vue d'éviter à autrui ces causes de mort, faudrait-il consentir au crime, empêcher les châtiments qui se proposent, non le mal, moins la correction du coupable, empêcher même les punitions paternelles, et arrêter les oeuvres de miséricorde ? Quand ces choses arrivent, il faut les déplorer comme on déplore d'autres malheurs humains, mais nous n'avons rien à changer à nos volontés honnêtes dans le but de les prévenir.

18. Nos intercessions en faveur d'un criminel ont quelquefois aussi des suites que nous  ne voudrions pas. Il peut arriver qu'entraîné par la passion et insensible à l'indulgence, celui que nous avons sauvé redouble d'audace cruelle en raison de son impunité et que plusieurs périssent de la main de celui que nous avons arraché à la mort; il peut arriver encore que l'exemple d'un coupable gracié et revenu à une vie meilleure éveille des espérances d'impunité et en fasse périr d'autres qui se laisseront aller à de semblables ou à de plus mauvaises actions. Je ne crois pas que nos intercessions soient responsables de ces maux; on doit nous attribuer plutôt le bien que nous avons en vue et que nous cherchons, je veux dire la mansuétude qui fasse aimer la parole de la vérité, et le désir que ceux qui sont sauvés d'une mort temporelle vivent de façon à ne pas tomber dans l'éternelle mort, pour laquelle il n'y a plus de libérateur.

19. Votre sévérité est donc utile : elle aide au repos public et au nôtre; notre intercession est utile aussi : elle tempère votre sévérité. Que les requêtes des bons ne vous déplaisent pas; car les bons ne sont pas fâchés que les méchants vous craignent. Ce n'est pas seule. ment de là pensée du jugement futur que l'apôtre Paul effraye les hommes pervers; il les effraye aussi de la hache que vous faites porter devant vous et la considère comme appartenant au gouvernement de la divine providence « Que toute personne, dit-il, soit soumise aux puissances supérieures, car il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu; toutes celles qui sont établies l'ont été par lui. C'est pourquoi celui qui résiste à la puissance résiste à l'ordre de Dieu, et ceux qui y résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation : les princes ne sont point à craindre lors« qu'on ne fait que de bonnes actions, mais « lorsqu'on en fait de mauvaises. Veux-tu donc ne pas craindre la puissance ? Fais le bien, et tu obtiendras d'elle des louanges elle est envers toi le ministre de Dieu pour le bien. Mais si tu fais le mal, crains, car ce n'est pas en vain qu'elle porte le glaive; elle est le ministre de Dieu, chargée de sa vengeance contre celui qui agit mal. Il est donc nécessaire de vous y soumettre, non-seulement par crainte de sa colère, mais encore par conscience. C'est pour cela aussi que vous  payez aux princes des tributs, car ils sont les ministres de Dieu, persévérant dans l'accomplissement de ces devoirs. Rendez à tous (389) ce qui leur est dû: à l'un le tribut, à l'autre l'impôt, à celui-ci la crainte, à celui-là l'honneur. Ne devez rien à personne, si ce n'est l'amour qui doit vous un les uns aux autres (1). » Ces paroles de l'Apôtre montrent combien votre sévérité est utile. C'est pourquoi, de même que ceux qui ont la crainte de l'autorité lui doivent aussi de l'amour, de même l'autorité doit avoir de l'amour pour ceux que contient la terreur de ses menaces. Que rien ne se fasse par le désir de nuire, mais qu'un sentiment de charité préside à tout; jamais rien de cruel, jamais rien d'inhumain. On craindra le juge, mais le devoir de l'intercession ne sera pas méprisé, parce que, dans le châtiment comme dans le pardon, il n'y a de bon que la pensée de rendre meilleure la vie des hommes. Si telles sont la perversité et l'impiété des coupables que ni la punition ni la grâce ne leur servent de rien, les bons n'en ont pas moins rempli leur devoir d'amour par leur sévérité et leur mansuétude ; car ils ont eu l'intention de remplir ce devoir et l'ont fait avec une conscience que Dieu voit.

20. Vous ajoutez dans votre lettre : « Mais maintenant telles sont nos moeurs que les hommes désirent à la fois la remise de la peine du crime et la possession de la chose pour laquelle le crime a été commis. » Vous parlez ici de la pire espèce d'hommes, celle pour laquelle la pénitence n'est qu'un remède inutile. Si on ne restitue pas, lorsqu'on le peut, le bien d'autrui, on ne fait qu'un semblant de pénitence; si elle est sincère, il n'y a pas de rémission sans restitution; mais, ainsi que je l'ai dit, il faut que la restitution soit possible. Car bien souvent celui qui dérobe perd, soit qu'il tombe entre les mains d'autres méchants, soit qu'il mène lui-même mauvaise vie; et il ne lui reste plus rien pour restituer. Nous ne pouvons dire à cet homme : rendez ce que vous avez pris, que quand nous croyons qu'il l'a et qu'il refuse. Il n'y a pas injustice à presser par la rigueur celui qui ne rend pas et qu'on croit en mesure de restituer, parce que, n'eût-il pas de quoi rembourser l'argent dérobé, il expie ainsi par des souffrances corporelles le tort d'avoir volé. Mais il n'est pas sans humanité d'intercéder même en de tels cas, comme on le fait pour des criminels; l'intercession n'aurait point ici pour but d'empêcher qu'on ne restituât à autrui, mais d'empêcher

 

1. Rom. XIII, 1-8.

 

qu'un homme ne sévît contre un autre homme je parle surtout de celui qui, ayant remis la faute, cherche l'argent et qui, renonçant à se venger, craint seulement qu'on ne le trompe. Si alors nous pouvons persuader que ceux pour lesquels nous intervenons n'ont pas ce qui leur est demandé, les tourments cessent aussitôt. Mais parfois des gens miséricordieux veulent épargner à un homme des supplices certains quand la possibilité de restituer leur paraît incertaine. C'est à vous-mêmes à nous pousser et à nous convier à ces actes de compassion; car mieux vaut perdre son argent, si le voleur l'a encore, que de le torturer ou même de le tuer s'il ne l'a plus. Cependant il convient alors d'intercéder bien plus auprès des réclamants qu'auprès des juges; de peur que ceux-ci, ayant la puissance de faire rendre et n'y forçant pas, n'aient l'air de dérober; et du reste, dans l'emploi de la force pour obtenir les restitutions, ils doivent rester toujours humains.

21. Mais je dis en toute assurance que celui qui intervient auprès d'un homme pour qu'il ne restitue pas ce qu'il a volé, et qui, si le coupable se réfugie auprès de lui, ne le pousse pas le mieux qu'il peut à la restitution, devient le complice de sa fraude et de son crime. Avec de tels hommes il y aurait plus de miséricorde à refuser qu'à prêter secours ; ce n'est pas secourir que d'aider au mal, mais plutôt c'est perdre et accabler. S'ensuit-il que nous puissions ou que nous devions jamais punir ou livrer .pour punir? Nous agissons dans la mesure du pouvoir épiscopal, en menaçant quelquefois du jugement des hommes, mais surtout et toujours du jugement de Dieu. Lorsque nous sommes en présence de coupables que nous savons avoir dérobé et avoir de quoi rendre, nous accusons, nous reprenons , nous détestons, tantôt en particulier, tantôt en public, selon l'utilité qui peut en résulter pour les personnes, et nous prenons garde de pousser à de plus grandes folies qui deviendraient pour d'autres un malheur. Parfois même, si de plus importantes considérations ne nous retiennent, nous privons les coupables de la sainte communion de l'autel.

22. Il arrive souvent qu'ils nous trompent, soit en niant qu'ils aient dérobé, soit en affirmant qu'ils n'ont pas de quoi rendre; souvent vous êtes trompés vous-mêmes, en croyant que nous ne faisons rien pour qu'ils restituent ou (390) en croyant qu'ils ont de quoi restituer; tous tant que nous sommes, ou presque tous, nous aimons à croire ou à faire croire que nos soupçons sont des connaissances, lorsque nous pensons reconnaître une apparente vérité, ' oubliant que des choses croyables peuvent être fausses, et que quelques-unes d'incroyables peuvent être vraies. C'est pourquoi, parlant de certains coupables « qui désirent à la fois la remise de la peine du crime et la possession de la chose pour laquelle le crime a été commis, » vous avez ajouté : « Pour ceux-là aussi votre sacerdoce croit devoir intervenir. » Il peut se faire en effet que vous sachiez ce que je ne sais pas, et que je croie devoir intervenir, pour quelqu'un qui peut me tromper, sans pouvoir vous tromper vous-même, en me faisant croire qu'il n'a pas ce que vous savez qu'il a. Nous ne penserons pas de même sur le coupable, mais ni l'un ni l'autre nous n'aimerons que la restitution ne se fasse pas. Hommes, nous différons d'opinion sur un homme , mais nous n'avons qu'un même sentiment sur la justice. De la même manière, il peut se faire que je sache que quelqu'un n'a pas, et que vous n'en soyez pas sûr vous-même et que vous le soupçonniez seulement; à cause de cela je vous paraîtrais intervenir « pour celui qui désirerait à la fois la remise de la peine de son crime et la possession de la chose pour laquelle le crime a été commis. » En résumé donc je n'oserais jamais dire, penser, décider qu'il fallût intervenir pour demander que quelqu'un restât maître, par l'impunité, de ce qu'il aurait dérobé par un crime; je ne l'oserais jamais auprès de vous, ni auprès d'hommes tels que vous, s'il en est qui aient le bonheur de vous ressembler, ni auprès de ceux qui convoitent ardemment les biens d'autrui, bien inutiles à leur bonheur, toujours même dangereux et funestes; je ne l'oserais jamais dans mon coeur où j'ai Dieu pour témoin. Ce que je puis demander, c'est qu'on pardonne l'injure, mais que le coupable restitue ce qu'il a ravi, si toutefois il a ce qu'il a volé ou de quoi rendre autrement.

23. Tout ce qui est pris à quelqu'un malgré lui ne l'est pas injustement. Beaucoup de gens ne veulent payer ni les honoraires du médecin, ni le salaire de l'ouvrier; pourtant le médecin et l'ouvrier reçoivent en toute justice ce qu'on leur donne par force, et c'est à ne pas leur donner qu'il y aurait injustice. Mais de ce que l'avocat vend sa défense et le jurisconsulte son conseil, le juge ne doit pas vendre un équitable jugement ni le témoin une déposition véritable; car le juge et le témoin ont à considérer l'intérêt des deux parties, et les autres l'intérêt d'une seule. On ne doit pas vendre les jugements justes ni les témoignages vrais; mais quand le juge vend l'injustice et le témoin la fausseté, c'est un bien plus grand crime, car ceux qui en paient le prix, quoique de leur pleine volonté, le font avec scélératesse. Toutefois celui qui achète un jugement faste a coutume de se regarder comme volé et de réclamer, parce que la justice qu'il obtient n'aurait pas dû être vénale; et celui qui a payé pour un jugement inique redemanderait volontiers son argent , si son marché n'était pas nu sujet de crainte ou de honte.

24. Il est des personnes de bas lieu qui reçoivent des deux parties, comme les employés dans les offices subalternes et ceux qui les commandent; on leur redemande ce qu'ils ont extorqué par une coupable cupidité; on leur laisse ce qu'on leur a donné par une coutume qu'on tolère; nous blâmerions plus ceux qui réclameraient dans ce dernier casque ceux qui se seraient fait payer selon l'usage; parce que c'est en vue de ces profits que ces gens-là entrent ou restent dans ces emplois inférieurs dont les affaires humaines ont besoin. Et lorsque ces gens viennent à mener un autre genre de vie ou à s'élever à un haut degré de sainteté, ils donnent aux pauvres comme leur propre bien ce qu'ils ont acquis de cette façon, et ne le restituent pas à ceux de qui ils l'ont reçu comme on ferait du bien d'autrui. Quant à celui qui a pris par vol, rapine, calomnie, oppression, violence, celui-là, nous voulons qu'il restitue et non pas qu'il donne. C'est l'exemple évangélique que donne le publicain Zachée ayant tout à coup changé sa vie en une sainte vie après avoir reçu le Seigneur dans sa mai. son, lui dit : « de donne aux pauvres la moitié de mes biens, et si j'ai dérobé quelque chose à quelqu'un, je lui rends le quadruple (1). »

25. Cependant si on regarde de plus près à ce que commande la justice, on aura bien plus raison de dire à l'avocat : rendez ce que vous avez reçu pour vous être élevé contre la vérité, pour être venu en aide à l'iniquité, pour avoir trompé le juge, opprimé une cause juste et triomphé par la fausseté (et que

 

1. Luc, XIX, 8.

 

391

 

d'hommes éloquents, qui passent pour très-honnêtes, foulent ainsi les droits de la vérité, non-seulement sans tomber sous les coups de la loi, mais même en se faisant honneur de ces iniques victoires !). On aura, dis-je, bien plus raison de tenir à l’avocat ce langage que de dire à n'importe quel agent du pouvoir judiciaire : rendez ce que vous avez reçu pour avoir arrêté, par ordre du juge, un homme qu'on avait besoin d'entendre quelle que fût sa cause, pour l'avoir garotté de peur qu'il ne résistât, pour l'avoir enfermé de peur qu'il ne s'échappât, pour l'avoir fait comparaître durant le procès ou l'avoir renvoyé après le jugement. Mais chacun sait pourquoi on ne dit pas de pareilles choses à l'avocat; un homme ne veut pas redemander à son défenseur ce qu'il lui a donné pour lui faire avoir injustement gain de cause; de même qu'il ne voudrait pas rendre ce qu'il aurait reçu de la partie adverse après sa victoire de mauvais aloi. Trouverait-on aisément un avocat ou quelqu'un assez homme de bien pour dire de la part de l'avocat à son client : Reprenez ce que vous m'avez donné après que j'ai eu parlé pour vous au mépris de la justice, et restituez à votre adversaire ce que vous lui avez injustement enlevé sous le coup des efforts de ma parole? C'est néanmoins ce que doit faire celui que le repentir ramène à une vie plus droite. Si donc l'homme qui a plaidé injustement refuse , après avoir été averti, la réparation qu'il doit, l'avocat ne peut consentir à garder le prix de cette iniquité. On restitue ce qu'on a secrètement volé, et l'on ne restituerait pas ce qu'on aurait acquis, en trompant les lois et le juge, devant les tribunaux même où les crimes sont punis ! Que dirai-je de l'usure pour laquelle et les lois et les juges ordonnent restitution? Y a-t-il plus de cruauté à soustraire ou à prendre de force quelque chose à un riche que de ruiner le pauvre par l'usure? Voilà différents genres d'injustices dont je voudrais la réparation; mais à quel juge aurait-on recours pour cela ?

26. Si nous comprenons sagement l'endroit du livre des Proverbes où on lit que « le monde avec toutes ses richesses appartient à l'homme fidèle et que pas une obole n'est due à l'infidèle (1), » ne prouverons-nous pas que tous ceux qui mènent joyeuse vie avec des biens légitimement acquis et qui ne savent pas en faire usage, possèdent le bien d'autrui? Car ce

 

1. Livre des Proverbes, XVII, version des Septante.

 

qu'on a le droit de posséder n'appartient pas certainement à autrui; or on possède par le droit ce qu'on possède avec justice, et avec justice ce qu'on possède bien. Donc tout ce qu'on possède mal est à autrui, et celui-là possède mal qui use mal. Vous voyez ainsi que de gens devraient rendre le bien d'autrui, puisqu'il en est peu à qui on puisse faire restitution; mais n'importe ou ceux-ci se rencontrent, ils méprisent d'autant plus ces richesses qu'ils pourraient les posséder avec plus de justice. Car personne ne possède mal la justice, et celui qui ne l'aime pas ne l'a pas. Quant à l'argent, les méchants ont une mauvaise manière de le, posséder; les bons le possèdent d'autant mieux qu'ils l'aiment moins. Mais on tolère l'iniquité de mauvais possesseurs des biens humains, et parmi eux on a établi des droits qu'on appelle civils; ils ne font pas à cause de cela un meilleur usage de ce qu'ils ont, mais ce mauvais usage devient moins dédommageable pour autrui. Les choses vont ainsi jusqu'à ce que les fidèles et les pieux auxquels tout appartient de droit, et dont les uns se sont sanctifiés dans les rangs des mauvais riches, et les autres, en vivant quelque temps au milieu d'eux, ont été éprouvés mais non souillés par leurs injustices, arrivent à cette cité où les attend l'héritage de l'éternité : c'est là qu'il n'y a de place que pour le juste, de rang élevé que pour le sage; c'est là qu'on ne possédera que ce qui est véritablement à soi. Cependant, même ici, nous n'intercédons pas pour que les biens d'autrui ne soient point restitués d'après les moeurs et les lois de la terre; lorsque nous demandons que vous vous adoucissiez envers les méchants, ce n'est pas pour qu'on les aime et pour qu'ils demeurent ce qu'ils sont, c'est parce que tous ceux qui sont bons le deviennent en cessant d'être méchants et qu'on apaise Dieu par un sacrifice de miséricorde : si Dieu n'était pas indulgent à ceux qui sont mauvais, il n'y aurait personne de bon.

        Voilà une trop longue lettre qui vous fait perdre votre temps, quand peu de mots auraient suffi à un homme aussi pénétrant et aussi instruit que vous. Il y a. longtemps que j'aurais fini si j'avais cru que vous seul dussiez lire ma réponse. Vivez heureux dans le Christ, mon très-cher fils.

 

 

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