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VINGT-TROISIÈME TRAITÉ.

DEPUIS CES PAROLES DE L’ÉVANGILE: « SI JE RENDS TÉMOIGNAGE DE MOI », JUSQU’À CES AUTRES : « ET VOUS NE VOULEZ PAS VENIR A MOI, AFIN D’AVOIR LA VIE ». DANS CE TRAITÉ, IL EST ENCORE QUESTION DES PASSAGES DÉJÀ EXPLIQUÉS PRÉCÉDEMMENT, À PARTIR DE CELUI-CI : « EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS LE FILS NE PEUT RIEN FAIRE DE LUI-MÊME, ETC. » (Chap. V, 19-40.)

LES OEUVRES DU CHRIST.

 

Saint Jean, les Prophètes, les Apôtres, n’étaient pas la véritable lumière, ils n’étaient que des lampes; leur témoignage en faveur du Christ avait donc moins de prix que celui du Christ lui-même et de ses oeuvres. Les âmes trouvent leur vie uniquement en Dieu; le Père les crée et les fait sortir du tombeau du péché par le Fils, car il lui montre ce qu’il doit faire, le Fils le voit; de cette démonstration du Père et de cette intuition du Fils, qui n’ont aucune analogie avec une démonstration et une intuition humaines, résultent la création et la résurrection des âmes. Comme Dieu, le Christ produit donc, dans  le domaine des âmes, d’admirables opérations : comme homme, il ressuscitera les corps, et, en ce pouvoir, il puise un droit imprescriptible à notre foi et à notre respect.

 

1. Si nous suivons le conseil que le Sauveur nous donne en un certain endroit de

l'Evangile, nous comparerons l’homme, qui écoute sa parole avec soin, au constructeur prudent d’une maison : ce constructeur creuse des fondations assez profondes pour asseoir les murs sur une base solide, sur la pierre, et les rendre capables de résister à la violence des eaux du torrent : par là, au lieu d’être miné et renversé par l’inondation, l’édifice se trouve solide au point de briser les flots qui l’assaillent (1). Considérons les divines Ecritures comme un terrain où nous voulons construire un édifice; n’épargnons pas nos peines; ne nous arrêtons pas à la surface, creusons assez profondément pour rencontrer la pierre. « Mais la pierre était le Christ (2)».

2. Le passage que nous venons de lire a trait au témoignage que le Sauveur se rend à lui-même. Il n’a pas besoin que les hommes rendent témoignage en sa faveur, car les preuves de sa divinité lui viennent de plus haut. En quoi consistent-elles? Le voici: « Les oeuvres que je fais » , dit-il, « rendent témoignage de moi » ; puis il ajoute: « Et le Père, qui m’a envoyé, me rend aussi témoignage ». Quant à ses oeuvres elles-mêmes, il reconnaît avoir reçu de son Père le pouvoir de les faire. Elles lui rendent donc témoignage, et il en est de mène de son Père. Mais saint Jean ne lui en a-t-il rendu aucun? Pardon. Mais il était

 

1. Matth. VII, 24, 25. — 2. I Cor. X, 4.

 

comme une lampe destinée plutôt à couvrir de confusion les ennemis du Seigneur Jésus, qu’à réjouir les yeux de ses amis; car le Père éternel avait déjà dit auparavant par la bouche d’un Prophète: « J’ai préparé une lampe à mon Christ; je couvrirai ses ennemis d’un vêtement de confusion; mais sur lui resplendira l’éclat de ma sainteté (1) ». Supposons donc que tu es enveloppé de profondes ténèbres: tu aperçois cette lampe; sa lumière te jette dans l’admiration; à sa vue, la joie s’empare de ton âme; mais cette lampe t’avertit de l’existence d’un soleil, en présence duquel tu devras tressaillir. Sans doute, elle brille au milieu des ombres de la nuit, mais elle te recommande d’attendre le jour, Il est donc impossible de dire que le témoignage de cet homme était inutile; car, s’il en eût été ainsi, pourquoi l’envoyer et lui confier une mission? Toutefois, afin que personne ne se contente de la lumière de cette lampe, et ne la croie suffisante, le Sauveur ne nous en parle ni de façon à nous la faire regarder comme inutile, ni de manière à ce que nous nous en contentions. La sainte Ecriture fait allusion à un autre témoignage : elle nous dit positivement ici que Dieu lui-même a rendu témoignage à son Fils; et les Juifs avaient placé leur espérance dans cette Ecriture, c’est-à-dire dans la loi que Dieu leur avait donnée par le ministère de Moïse, son serviteur. « Examinez à fond le sens de

 

1. Ps. CXXXI, 17, 18.

 

502

 

l’Ecriture », leur dit le Sauveur; scrutez-la, « puisque vous y voyez la source de la vie éternelle; elle me rend témoignage, et, pourtant, vous ne voulez point venir à moi pour avoir la vie ». Pourquoi pensez-vous trouver la vie éternelle dans l’Ecriture? Interrogez-la donc; demandez-lui à qui elle rend témoignage, et sachez quelle est la vie éternelle. A cause de Moïse, ils voulaient renier le Christ, comme si le Christ était l’ennemi des institutions et des commandements de Moïse. Aussi, pour les réduire au silence, en appelle-t-il comme à la lumière d’une autre lampe.

3. A vrai dire, tous les hommes sont des lampes susceptibles d’être allumées et d’être éteintes; si la sagesse les dirige, ils répandent autour d’eux la lumière et la chaleur; mais ils ne doivent pas l’oublier: au moment où ils projettent le plus vif éclat, leurs rayons peuvent tout à coup faire place aux plus profondes ténèbres. Si, en effet, les serviteurs de Dieu n’ont pas cessé d’être des lampes ardentes, ç’a été, chez eux, un effet de la miséricorde du Seigneur, et non une suite de leurs propres efforts; car la grâce du Tout-Puissant, qui est gratuite, est l’huile avec laquelle s’entretiennent les lampes dont nous parlons. « J’ai travaillé plus que les autres », dit l’une de ces lampes; mais afin qu’on n’attribue point à ses propres forces l’éclat dont elle brille, il ajoute: « Non pas moi néanmoins, mais la grâce de Dieu avec moi (1) ». Aussi devons-nous regarder comme des lampes toutes les prophéties qui ont été faites avant l’avènement du Sauveur. Voilà pourquoi l’apôtre saint Pierre s’exprime ainsi, en parlant d’elles : « Nous avons, d’ailleurs, encore une preuve plus frappante dans les oracles des Prophètes sur lesquels vous faites bien d’arrêter vos regards comme sur un flambeau qui luit, dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour commence à paraître, et que l’étoile du matin se lève dans vos coeurs (2)». C’est pourquoi tous les Prophètes sont des lampes, et toutes les prophéties un immense faisceau lumineux. Et les Apôtres? Qu’étaient-ils eux-mêmes, sinon des lampes? Oui, certes, ils étaient des lampes : Jésus-Christ seul n’en était pas, car il ne pouvait ni être allumé ni s’éteindre. Celui qui disait: « Comme mon Père a la vie en lui-même, ainsi a-t-il donné à son Fils d’avoir aussi

 

1. I Cor. XV, 10. — 2. II Pierre, I, 19.

 

en lui la vie ». Les Apôtres étaient donc des lampes : et encore les voyons-nous rendre grâces à Dieu d’être éclairés des rayons de la vérité, de brûler des ardeurs de l’Esprit de charité,- d’être pourvus de l’huile de la grâce céleste. S’ils n’étaient pas vraiment des lampes, le Sauveur leur dirait-il : « Vous êtes la lumière du monde? » Toutefois, après leur avoir tenu ce langage : « Vous êtes la lumière du monde », il veut leur faire comprendre que leur éclat n’est point pareil à celui dont il est question dans le passage suivant . « Celui-là était la véritable lumière, qui éclaire tout homme venant en ce monde ». L’écrivain sacré avait ainsi parlé de Notre-Seigneur, pour le distinguer nettement de saint Jean-Baptiste; quant au Précurseur, voici ce qu’en disait l’Evangéliste : « Il n’était pas la lumière, mais il était venu pour rendre témoignage à Celui qui était la lumière (1). — Comment, me diras-tu, il n’était pas la lumière? Jésus-Christ n’a-t-il pas affirmé qu’il était une lampe? — Non, si on le compare au Sauveur, il n’était pas la lumière; car, « celui-là était la véritable lumière, qui éclaire tout homme venant en ce monde ». Notre-Seigneur dit donc à ses apôtres : « Vous êtes la lumière du monde » ; et, afin qu’ils ne pussent s’attribuer à eux-mêmes ce qui s’appliquait au Christ seul, afin que le vent de l’orgueil ne vînt point éteindre leur lampe, il ajouta aussitôt à ces paroles : « Vous êtes la lumière du monde », ces autres paroles : « Une ville, placée sur une montagne, ne peut être cachée, et l’on n’allume pas cane lampe pour la placer sous le boisseau, mais sur un chandelier, afin qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison ». — Mais Jésus-Christ a-t-il donné à ses Apôtres le nom de lampes? Peut-être ne leur a-t-il confié que la mission d’allumer la lampe destinée à être placée sur le candélabre. — Non, il les a positivement désignés sous le nom de lampes ; j’en trouve la preuve dans ces propres paroles : « Ainsi, que votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes oeuvres et qu’ils glorifient votre Père , qui est dans les cieux (1) ».

4. Donc, et Moïse, et saint Jean, et les autres Prophètes, et les autres Apôtres ont rendu témoignage au Christ; et néanmoins, à tous

 

1. Jean, I, 9, 8. — 2. Matth. V, 11-16.

 

ces témoignages il préfère celui de ses propres oeuvres. Ces hommes apportaient au Fils de Dieu l’appui de leur paro1e; mais ils n’étaient, à proprement parler, que les organes de Dieu lui-même. Le Très-Haut emploie un autre moyen pour attester la divinité de son Fils il fait connaître son Fils par ce Fils même, et il se fait connaître lui-même par son Fils. Si l’homme peut parvenir jusqu’à Jésus-Christ, il n’aura plus besoin de lampes pour être éclairé, et, en creusant des fondations profondes, il assoira sûrement son édifice sur la pierre.

5. Mes frères, d’après ce qui précède, il est facile de saisir le sens de la leçon d’aujourd’hui. Hier, je suis resté en dette avec vous, je ne l’ignore pas; mais si je ne vous ai pas tout dit, l’occasion de le faire a été différée et nullement perdue , et le Seigneur a bien voulu me permettre de m’acquitter à votre égard, et de vous adresser aujourd’hui la parole. Rappelez-vous donc ce que vous êtes en droit d’exiger de moi; ranimons en nous les sentiments de piété et de salutaire humilité que nous avions conçus peut-être jusqu’à un certain point, afin de nous étendre non pas contre Dieu, mais jusqu’à Dieu, et d’élever nos âmes jusqu’à lui, en les répandant sur nous, selon cette expression du Psalmiste: « Où est ton Dieu? Je repassais ces paroles dans mon coeur et je répandais mon âme sur moi-même (1) ». Elevons donc notre âme sers Dieu, mais non contre Dieu. Le Prophète nous y exhorte encore en ces termes : « J’ai élevé mon âme vers vous, Seigneur (2)». Et, pour l’élever ainsi, réclamons le secours de Dieu; car elle est bien appesantie. Mais d’où lui vient sa pesanteur? De ce que le corps, qui se corrompt, alourdit l’âme, et de ce que cette habitation terrestre abat l’esprit capable de beaucoup de pensées (3). Oui, demandons le secours d’en haut, dans la crainte de ne pouvoir isoler notre esprit de la multitude de ses pensées pour l’appliquer à nu seul objet, ni relever vers Dieu seul une âme abaissée par une foule de préoccupations étrangères; car, je viens de le dire, la grâce divine est seule capable de produire ce mouvement ascensionnel vers lui, que le Seigneur veut nous soir opérer. Par là seulement, nous pourrons comprendre, dans une certaine mesure comment le Verbe divin, Fils unique du

 

1. Ps. XLI, 4-5. — 2. Id. XXIV, 1. — 3. Sag. IX, 15.

 

Père, coéternel et égal à Celui qui l’a engendré, ne fait rien que ce qu’il a vu faire à son Père, tandis que le Père ne fait rien que par ce Fils qui le voit. En cet endroit, Notre-Seigneur Jésus a voulu, ce me semble, enseigner aux personnes attentives un grand mystère, le faire pénétrer dans les intelligences suffisamment développées, et exciter à l’étude celles qui ne le sont pas assez, afin que, si elles ne sont point perspicaces, elles méritent du moins, par la pratique de la vertu, de recevoir la vérité. Il nous a donc appris que l’âme humaine, l’intelligence raisonnable, qui nous anime et nous distingue de la bête, ne peut trouver ni son aliment, ni son bonheur, ni son illumination que dans une certaine participation de la substance divine cette âme agit par le corps et avec le corps; elle le tient sous sa dépendance; les objets matériels avec lesquels il se trouve en rapport, peuvent procurer à ses différents sens du plaisir ou de la douleur; aussi, et précisément en raison de l’union intime qui existe entre l’âme et le corps, à cause de leur étroite alliance pendant le cours de cette vie, l’une partage les plaisirs et les souffrances éprouvés par les sens de l’autre; mais, pour elle, la science du véritable bonheur se trouve uniquement dans la jouissance de cette vie toujours nouvelle, à l’abri de toute vicissitude, et éternelle, qui fait le propre de la substance divine; comme le corps, qui est inférieur à l’âme, puise sa vie dans son union avec l’âme, qui est elle-même inférieure à Dieu, ainsi l’âme puise son vrai bonheur, sa véritable vie, dans le seul Etre qui est au-dessus d’elle. De même, en effet, que l’âme est supérieure au corps, de même est-elle inférieure à Dieu; elle prête son appui à son inférieur, elle reçoit sa force de son supérieur; pour dominer son esclave et ne pas se laisser écraser par lui, elle doit donc se soumettre à Dieu et lui obéir. Voilà, mes frères, en quoi consiste cette religion chrétienne qui se prêche dans le monde entier au grand désespoir de ses ennemis, qui excite leurs murmures dès qu’elle les domine, qui subit leurs persécutions dès qu’ils se voient les plus forts. Elle consisté à adorer un seul Dieu, et non à en adorer plusieurs; car l’unique Maître de l’univers peut seul rendre heureuse l’âme humaine. Le principe de sa félicité, c’est de participer à la nature divine. En se [504] communiquant à une âme faible, une âme sainte ne peut pas la rendre heureuse; il en est ainsi encore de l’ange par rapport à une âme juste; la première doit donc aller puiser sa joie à la même source que la seconde, tu ne peux devenir heureux par ton union avec un ange; vous le serez l’un et l’autre par votre union avec Dieu.

6. De ces notions préliminaires, solidement établies, il résulte que l’âme raisonnable trouve en Dieu seul son bonheur, comme le corps ne tire que de l’âme sa propre vie: et, ainsi, l’âme sert comme d’intermédiaire entre Dieu et le corps. Veuillez me prêter votre attention et vous rappeler avec moi, non pas la leçon d’aujourd’hui, que nous avons suffisamment expliquée, mais celle d’hier, qui nous occupe, que nous examinons et creusons depuis trois jours, afin d’arriver jusqu’à la pierre. Le Christ était le Verbe, le Christ-Verbe de Dieu était en Dieu, le Christ-Verbe était Dieu-Verbe, le Christ Dieu et Verbe était un seul Dieu. Elève-toi jusque-là, âme de l’homme : détourne tes regards de toutes les créatures, prends ton vol, dépasse-les, élève-toi jusqu’à ces sublimes hauteurs. Y a-t-il rien au monde d’aussi puissant que cette créature à laquelle on donne le nom d’âme raisonnable? Y a-t-il rien d’aussi grand? Non, rien n’est au-dessus d’elle, si ce n’est le Créateur lui-même.

Je le disais donc: le Christ est le Verbe, le Verbe de Dieu, le Dieu-Verbe; mais il n’est pas seulement Verbe, car « le Verbe s’est fait chair, et il a, habité parmi nous (1)». Il est donc aussi, et par conséquent, Verbe et homme tout ensemble : car, « ayant la nature de Dieu, il n’a point cru que ce fût de sa part une usurpation de s’égaler à Dieu ». Notre faiblesse nous forçait de ramper à terre: elle nous empêchait de nous élever jusqu’à Dieu; mais nous a-t-il abandonnés en cet état de bassesse et d’infirmité? Oh non ! car « Il s’est anéanti lui-même, en prenant la forme d’esclave (2) ». Il ne s’est nullement dépouillé de la nature divine. Tout Dieu qu’il était, il s’est fait homme, prenant ce qu’il n’était pas, ne perdant point ce qu’il était : en un mot, il est devenu homme-Dieu. En lui se rencontre ce qui convient à la partie faible de toi-même, comme à la partie la plus noble. Que le Christ, en tant qu’homme, te relève du sein de ta

 

1. Jean, X, 14. — 2. Philipp. II, 6, 7.

 

faiblesse; qu’il te conduise, en tant que Dieu. homme, et que comme Dieu il te fasse parvenir jusqu’à lui! La fin, l’unique fin de la prédication évangélique, et de la dispensation des grâces divines par les mérites du Christ, c’est la résurrection des âmes et celle des corps Le corps et l’âme de l’homme étaient également morts, l’un par suite de sa faiblesse, l’autre par l’effet du péché. Puisque tous les deux étaient morts, ils doivent donc ressusciter aussi tous les deux. Qu’est-ce à dire : Tous les deux? L’âme et le corps. Mais qu’est-ce qui ramènera l’âme à la vie, si ce n’est le Christ-Dieu? Où le corps retrouvera-t-il le principe de son existence, sinon dans le Christ. homme?

Dans le Christ il y avait une âme, mais une âme dans son entier: non-seulement le principe purement animal de la vie, mais encore ce principe capable de raisonner, auquel on donne le nom d’intelligence. Certains hérétiques d’autrefois se sont vus chassés de l’Eglise pour avoir pensé qu’au lieu d’être animé par un esprit raisonnable, le corps du Christ l’était seulement par un principe de vie pareil à celui des bêtes; car privez l’homme de son intelligence, II ne lui reste plus que ce principe. Ils ont donc été retranchés du corps de l’Eglise, et cela par la force même de la vérité : de là, tu dois conclure que le Christ est parfait, c’est-à-dire qu’il se compose du Verbe, d’une âme raisonnable et d’un corps : cet ensemble forme le Christ, Que ton âme sorte donc du tombeau du péché, par cela même que ton sauveur est Dieu ; que ton corps s’échappe des étreintes de la corruption, par cela qu’il est homme. Aussi, mes bien chers frères, considérez autant que je puis vous la découvrir l’étonnante profondeur du mystère contenu dans les paroles de cette leçon : voyez de quel sujet le Christ nous y entretient ; il nous y apprend qu’il est venu en ce monde uniquement pour délivrer les âmes de la mort du péché et les corps de la corruption. Je l’ai déjà dit : les âmes reviennent à la vie de la grâce, en entrant en participation de la substance de Dieu; et les corps trouvent le principe de leur résurrection dans l’incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

7. « En vérité, en vérité, je vous le dis: le Fils ne peut rien faire par lui-même, qu’il ne le voie faire au Père; quelque chose que [505] celui-ci fasse, le Fils aussi le fait comme lui». Le ciel, la terre, la mer et tout ce que le ciel, la terre et la mer renferment ; les animaux qui vivent sur la terre, les plantes qui croissent dans les champs, les poissons qui nagent dans l’eau, les oiseaux qui volent dans les airs, les astres du firmament, et, pardessus tout cela, les Anges, les Vertus, les Trônes, les Dominations, les Principautés, les Puissances, «toutes choses », en un mot « ont été faites par lui ». Dieu a-t-il fait toutes ces créatures, et, après leur avoir donné l’existence, les a-t-il montrées à son Fils, afin que celui-ci fît sortir du néant tin autre monde rempli d’êtres pareils? Evidemment non; alors, pourquoi dire : « Quelque chose que le Père fasse, le Fils fait cela », non pas autre chose, mais « cela pareillement », et non d’une manière différente; « car le Père aime le Fils et lui montre ce qu’il fait lui-même ». Le Père enseigne au Fils la manière de ramener les âmes à la vie, parce qu’elles y reviennent par le Père et le Fils, et qu’elles ne peuvent vivre sans puiser en Dieu le principe de la vie. Si donc elles vivent à la seule condition de trouver dans le Seigneur la source de leur existence, comme les corps ne vivent qu’à la condition d’être animés par elles, le Père fait par son Fils ce qu’il lui apprend à faire, c’est-à-dire ce qu’il fait lui-même. En effet, ce n’est pas en agissant qu’il apprend à son Fils la manière d’agir; mais en l’apprenant à son Fils, il se sert de lui pour le faire De la sorte, le Fils reçoit l’enseignement du Père avant d’en voir l’action, et de la démonstration du Père, comme de la perception intellectuelle du Fils, résulte ce que le Père fait par le Fils. De là il est facile de coin prendre comment les âmes reviennent à la vie, si l’on peut se faire une idée de cette unité d’action qui existe entre le Père et le Fils. Le Père enseigne, le Fils comprend, et l’effet de la démonstration du Père et de la perception intellectuelle du Fils, c’est la formation de la créature; conséquemment, le Père agit par le Fils, et son oeuvre est la suite nécessaire de l’enseignement du Père et de l’intelligence qu’en a le Fils ; et cette oeuvre n’est ni le Père ni le Fils ; elle leur est bien inférieure : c’est une créature. Me coin prenez-vous?

8. J’en reviens à un ordre de choses qui

 

1. Jean, I, 3.

 

frappent vos sens : je m’abaisse, et redescends jusqu’à vous, si toutefois je me suis pour quelques instants élevé un peu au-dessus de vous. Tu veux apprendre à ton fils à faire ce que tu fais ; tu commenceras par agir toi-même, et ton enseignement ressortira de ta manière d’agir. Par conséquent, ce que tu feras pour instruire ton fils, tu ne le feras point par son intermédiaire; tu agiras seul, il te regardera, et alors il agira de la même manière que toi. li n’en est pas de même ici. Pourquoi vouloir trouver en toi-même un point de ressemblance avec Dieu, en effaçant en toi l’image de Dieu? Car il n’y a, dans le cas présent, aucune similitude à établir. Une idée se présente à mon esprit : Comment peux-tu, avant d’agir, apprendre à ton enfant la manière dont tu agiras, de façon à te servir de lui pour faire ce que tu fais, et conformément aux leçons que tu lui auras données antérieurement? La même idée se présente peut-être aussi à toi. La voici, me dis-tu : Mon intention est de bâtir une maison; je veux que mon fils lui-même la construise. Avant d’entreprendre cette bâtisse, je lui en donne le plan; alors il se met à l’oeuvre, mais, à vrai dire, il me fait l’office d’intermédiaire, puisque je lui ai préalablement fait l’exposé de nues vues. Je le vois, il y a déjà une différence entre cette comparaison et la précédente, mais tu te trouves encore à une grande distance de la vérité. En effet, avant de construire ta maison, tu indiques à ton fils tes intentions, tu lui fais connaître tes projets ta volonté est, par là, de lui apprendre avant d’agir toi-même , à mettre fidèlement tes ordres à exécution, et de travailler ainsi par son intermédiaire; mais il faut que tu lui adresses la parole , il faut qu’il intervienne entre vous deux une conversation; pour lui expliquer tes plans et pour qu’il les comprenne, pour lui parler et pour qu’il t’entende, il est nécessaire d’articuler des sons ; or, ces sons n’ont absolument rien de commun ni avec toi ni avec lui : ils s’échappent de tes lèvres, font vibrer l’air, viennent frapper les oreilles de ton fils, et après avoir impressionné chez lui le sens de l’ouïe, lui communiquent ta pensée; ils sont donc, à vrai dire, étrangers à toi et à lui. Ton intelligence a donné un signe à son intelligence ; mais ce signe n’est ni ton intelligence, ni la sienne : c’est autre chose. Pouvons-nous croire que le Père ait [506] parlé au Fils de cette manière? Y a-t-il eu échange de paroles entre Dieu et le Verbe ? Comment l’enseignement a-t-il été donné à l’un par l’autre? Le Père voulant instruire son Fils, qui est son propre Verbe, et se servir pour cela du Verbe, a-t-il employé le Verbe pour s’entretenir avec le Verbe? On bien le Fils de Dieu étant la grande Parole , le Père et le Fils se sont-ils entretenus au moyen de paroles moindres? Un son quelconque, une sorte de créature volante et de peu de durée est-elle sortie de la bouche du Père pour aller toucher l’oreille du Fils ? Dieu a-t-il un corps, et par conséquent des lèvres qui laissent échapper de pareils sons? Le Verbe a-t-il des oreilles où ils puissent aboutir?Ecarte de ton esprit toute idée matérielle ; vois les choses dans leur simple réalité, si toutefois tu es simple toi-même. Mais comment seras-tu simple? En ne t’engageant point dans les idées et les affections du monde, en te dégageant des choses de la terre ; par là tu acquerras la simplicité. Considère donc, si tu le peux, les vérités dont je parle, et si tu n’en es pas capable, crois, du moins, ce que tu ne peux comprendre. Tu t’adresses à ton fils, et pour cela tu emploies la parole; mais, ni toi ni ton fils, vous n’êtes cette parole qui se fait entendre.

9. J’ai, dis-tu, un autre moyen d’expliquer cette divine opération, j’instruis mon fils de telle manière que je lui communique ma pensée sans prononcer une seule parole d’un signe je lui apprends ce qu’il doit faire. Si tu emploies un signe pour manifester ce que tu veux, il est sûr que ton esprit prétend faire connaître ses pensées cachées. D’où vient ce signe? De ton corps, c’est-à-dire de tes lèvres, de ton visage, de tes paupières, de tes yeux, de tes mains. Tout cela est parfaitement étranger à ton esprit; ce sont des intermédiaires par lesquels on fait comprendre quelque chose; mais les signes dont ils sont le principe, ne sont un ni avec ton esprit ni avec celui de ton fils; car ils sont l’un et l’autre bien supérieurs à tous ces mouvements de ton corps : d’ailleurs, ton fils serait incapable de pénétrer tes intentions, si tu ne lui donnais d’abord aucun de ces signes extérieurs. Pourquoi donc essayer de ce genre d’explication? Il n’en est pas encore ainsi dans le cas présent les choses s’y passent simplement. Le Père montre au Fils ce qu’il fait, et par cette démonstration même, il l’engendre. Je sais ce que je dis; mais parce que je sais aussi à qui je m’adresse, je souhaite que vous parveniez à me comprendre toujours. Toutefois, si vous ne pouvez avoir l’idée de ce qu’est Dieu, puissiez-vous du moins savoir ce qu’il n’est pas; vous serez déjà beaucoup avancés, si vous ne vous le représentez pas différent de ce qu’il est en réalité. Tu es incapable de t’imaginer ce qu’il est; cherche à bien comprendre ce qu’il n’est pas: Dieu n’est pas un corps, il n’est ni la terre, ni le ciel, ni la lune, ni le soleil, ni les étoiles, ni rien de matériel, Et puisqu’il est différent des astres du firmament, il l’est, à bien plus forte raison, des choses de la terre. Fais donc ici abstraction de tout être corporel; puis écoute encore cette autre remarque: Dieu n’est pas non plus un esprit sujet au changement. Sans doute, je l’avoue, et il faut l’avouer : l’Evangile dit que « Dieu est un esprit ». Mais élève-toi au-dessus de tout esprit variable; élève-toi au-dessus de tout esprit qui sait aujourd’hui, qui ignorera demain; qui se souvient maintenant, et qui tout à l’heure oubliera; qui veut ce qu’il ne voulait pas précédemment, et qui ne veut plus ce qu’il voulait; il ne s’agit point ici d’esprits aussi inconstants ou sujets à le devenir; éloignes-en ta pensée. En Dieu, rien qui puisse se modifier, rien qui soit maintenant différent de ce qu’il était tout i l’heure; car, où tu vois tantôt une manière d’être, et tantôt une autre, il y a une sorte de mort, puisque mourir, c’est cesser d’être ce qu’on était. On dit que l’âme est immortelle: oui, sans doute, puisqu’elle vit toujours, puisqu’elle est douée d’une vie qui ne finit pas; mais sa vie est sujette au changement; en raison des innombrables modifications qu’elle subit dans le cours de son existence, on peut dire qu’elle est mortelle : en effet, qu’elle vive selon les règles de la sagesse, bientôt elle déchoit et meurt en devenant moins bonne; si, au contraire, elle s’inspire d’abord de principes mauvais, et qu’elle en adopte ensuite de plus conformes au bien, elle meurt encore, puisqu’elle devient meilleure. Qu’il y ait une mort du côté du mal, et une mort du côté du bien, l’Ecriture nous l’atteste. Evidemment, il en est qui meurent parce qu’ils deviennent mauvais; car c’est d’eux qu’il est écrit : « Laissez les morts ensevelir leurs morts (1) »; et encore : « Lève-toi, toi qui

 

1. Matth. VIII, 22.

 

507

 

dors, et sors d’entre les morts; et Jésus-Christ t’éclairera (1) » ; et aussi dans cette leçon: « Quand les morts entendront, et ceux qui auront entendu vivront ». Ils étaient morts du côté du mal, c’est pourquoi ils reviennent à la vie. En redevenant vivants, ils meurent du côté du bien, parce qu’ainsi ils ne sont plus ce qu’ils étaient. N’être plus ce qu’on était d’abord, c’est mourir. Mais peut-être ne doit-on pas donner le nom de mort à cette transition du mal au bien ? L’Apôtre la désigne sous le nom de mort : « Si donc vous êtes morts avec Jésus-Christ à ces premiers éléments du monde, pourquoi vous en faites-vous encore des lois, comme si vous viviez dans le monde (2) ? » Il dit ailleurs : « Car vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ (3) ». II veut que nous mourions pour arriver à la vie, parce que nous avons vécu de manière à mourir. Tout ce qui passe du bien au mal, mu du mal au bien, tout ce qui meurt, par conséquent, Dieu y est étranger, parce que l’infinie bonté ne peut devenir plus miséricordieuse, parce que la véritable éternité ne peut rien perdre de son étendue. Le titre de véritable appartient sans aucun doute à l’éternité qui ne subit aucune des variations du temps. Eprouver tantôt une manière d’être, et tantôt une autre, c’est le propre du temps, et là où se trouve une fois le temps, là n’est plus l’éternité. Remarque donc bien que Dieu ne ressemble pas à une âme humaine. L’âme est indubitablement immortelle. Mais pourquoi l’Apôtre, en parlant de Dieu, dit-il « qu’il possède seul l’immortalité (4)? » Par là, il a certainement voulu dire : il possède seul l’immortalité, parce qu’il possède seul la véritable éternité. Donc, en lui ne se trouve aucune variation.

10. Reconnais en toi-même une chose dont je veux te parler : elle est au dedans de toi, dans la partie la plus intime de ton être. Et quand je parle de toi, il n’est pas question de ton corps, quoiqu’on puisse dire qu’il est toi. Tu jouis d’une bonne santé, tu es parvenu à tel âge, mais c’est par rapport à ton corps tuas encore des pieds et des mains ; le mot: en toi, peut donc s’entendre de deux choses très-différentes, ou de la portion la plus secrète de ton être, ou de celle qui lui sen comme de vêtement. Mais laisse au dehors

 

1. Ephés. V, 14.— 2. Coloss. II, 20.— 3. Id. III, 3. — 4. I Tim. VI, 16

 

cette enveloppe mortelle, ce corps matériel descends au dedans de toi-même, pénètre jusqu’au sanctuaire de ton âme, et découvre là, si tu en es capable, ce que je veux t’y montrer. Si, en effet, tu restais éloigné de toi-même, comment serais-tu à même de t’approcher de Dieu? Je te parlais de Dieu, et tu pensais pouvoir me comprendre: maintenant je te parle de Ion âme, de toi-même; comprends-moi donc : c’est ici que je veux te mettre à l’épreuve. Tu le vois, je ne vais pas bien loin chercher un exemple, puisque je prétends te montrer dans ton âme elle-même une sorte de ressemblance avec ton Dieu; et, de fait, si l’homme a été créé à l’image de Dieu, cette image est gravée, non dans son corps, mais dans son âme. Cherchons donc Dieu dans sa ressemblance; reconnaissons le Créateur dans son image; efforçons-nous autant que possible de trouver au dedans de nous-mêmes la solution du problème qui nous occupé, à savoir, comment le Père montre au Fils, et commuent le Fils voit ce que lui montre le Père, même avant que le Père fasse quelque chose par le Fils. Lorsque je t’aurai donné mon explication et que tu m’auras compris, ne t’imagine pas que ma comparaison soit parfaite: tu dois conserver le sentiment de la piété, comme je le dire et te le recommande particulièrement : c’est-à-dire, si tu ne peux comprendre ce qu’est Dieu,tu ne regarderas pas, néanmoins, comme un mince avantage de savoir ce qu’il n’est pas.

11. Je vois, dans ton âme, deux facultés, la mémoire et la pensée: ce sont en quelque sorte comme la pointe et l’oeil de cette âme. Tu aperçois un objet: tes yeux t’aident à le bien connaître, et la connaissance que tu en acquiers, tu la confies à ta mémoire. Ce que tu lui as ainsi confié, reste là, au dedans de toi-même, caché en lieu secret, comme le grain est enfermé dans un grenier, comme un trésor dans un coffre : il y demeure comme dans un endroit retiré, caché, à l’abri de tout regard profane. Tu penses à autre chose, ton attention se porte ailleurs: ce que tu as aperçu, l’objet dont tu as gravé l’image dans ta mémoire, tu ne l’aperçois pas. Car tes pensées se fixent sur d’autres objets. En voici la preuve: je m’adresse à des personnes qui me comprennent. Je nomme Carthage; aussitôt tous ceux qui la connaissent, rentrent en eux-mêmes et l’y aperçoivent. Y a-t-il [508] autant de villes de ce nom, qu’il y a ici d’âmes pour sen souvenir? Il a suffi de la nommer, et déjà vous l’aviez vue tous en vous-mêmes. Quatre syllabes, bien connues de vous, sont sorties de ma bouche: elles sont allées frapper vos oreilles et, par l’intermédiaire de votre corps, elles ont éveillé l’attention de votre âme, et vôtre esprit, se détournant de pensées étrangères, s’est reporté vers les souvenirs qu’il tenait enfermés en lui, et il a vu Carthage. Cette ville s’y est-elle alors formée? Non, car elle s’y trouvait déjà, mais elle y était cachée; et pourquoi y était-elle cachée? parce que ton esprit portait ailleurs son attention; mais dès que ta pensée s’est retournée vers ce que tu avais précédemment confié à ta mémoire, Carthage est devenue présente à ton âme, et ton âme l’a en quelque sorte aperçue clairement. Un instant auparavant, cette vision n’existait pas en elle mais la mémoire s’y trouvait: en sorte que ses pensées s’étant reportées du côté de sa mémoire , elle a vu nettement Carthage. Ta mémoire a donc montré cette ville à ta pensée ; ce qu’elle tenait cachée en elle-même , avant que tu y fisses attention, elle te l’a fait voir au moment où tu as tourné vers elle ta pensée. Par ta mémoire, une manifestation a donc eu lieu à l’égard de ta pensée, et celle-ci s’en est aperçue: entre l’une et l’autre aucune parole n’a été échangée, aucun signe n’a été fait par n’importe quelle partie du corps: tu n’as donné nul assentiment, tu n’as rien écrit, tu n’as fait entendre aucun bruit, et, pourtant, ta pensée a vu ce que ta mémoire lui montrait. Et, néanmoins, c’était le même être qui montrait et voyait tout à la fois. Mais pour rappeler à ton esprit l’image, de Carthage, il t’a fallu d’abord la voir, et en graver le souvenir dans ta mémoire; tu l’as, en effet, considérée préalablement, afin d’en conserver intacte l’idée. Pourquoi as-tu gardé la mémoire de cet arbre, de cette montagne, de ce fleuve, des traits de cet ami, de cet ennemi, de ton père, de ta mère, de ton frère, de ta soeur, de ton enfant, de ton voisin? Parce que tu les as vus: ainsi en est-il des lettres écrites dans ce livre, de ce livre lui-même, de cette basilique; tu as considéré tout cela, et, parce que tu l’as considéré, tu l’as confié à ta mémoire: tu as enfermé en elle ce que tu voudrais revoir, quand tu jugerais opportun d’y penser, même au moment où tu ne serais plus à même de le considérer avec les yeux du corps. En effet, tu as vu Carthage, lorsque tu étais dans cette ville: par l’intermédiaire de tes yeux, ton âme en a reçu l’image: cette image s’est gravée dans ta mémoire. Pendant que tu habitais corporellement Carthage, tu en as placé au dedans de toi le souvenir, afin de pouvoir, sans sortir de toi, la considérer encore, même quand tu n’y serais plus. Le principe de toutes les opérations de ton âme se trouve donc en dehors de toi; mais ce que le Père montre au Fils, il ne le voit point en dehors de lui. même: tout se plaît au dedans de lui, parce qu’au dehors aucune créature n’existerait si le Père ne l’avait faite par son Fils. Toute créature a été faite par Dieu; avant de sortir de ses mains, elle n’existait pas. Le Père n’a donc pu la considérer comme faite, ni confier à sa mémoire le souvenir de son image, pour montrer cette image à son Fils de la même manière que notre mémoire représente à notre pensée certains objets. Le Père l’a montrée et le Fils l’a vue avant qu’elle fût faite, et le Père l’a créée en la montrant; car, il l’a créée par son Fils qui la voyait. Il ne faut donc point s’étonner que l’Evangéliste ait dit: « qu’il ne l’ait vu faire au Père », au lieu de dire: qu’il ne l’ait vu montrer au Père; car, en s’exprimant ainsi, il a voulu nous faire entendre que faire et montrer sont une même chose pour le Père, et, par là, que le Père fait toutes choses par le Fils, qui le voit. Cette démonstration de la part du Père et cette intuition de la part du Fils n’ont pas une durée qui puisse se mesurer comme le temps; la raison en est facile à saisir: c’est par le Fils que se font tous les temps: il ne peut donc y avoir un seul instant où, avant leur création, ils puissent lui être montrés par le Père. Mais, quant à la démonstration du Père, elle engendre l’intuition du Fils de la même manière que le Père engendre le Fils: c’est, en effet, la démonstration qui engendre l’intuition , et ce n’est pas l’intuition qui engendre la démonstration. S’il nous était possible de saisir plus nettement et plus parfaitement la vérité, nous verrions qu’entre le Père et sa démonstration, il n’y a aucune différence, comme il n’en existe aucune catie le Fils et sa vision. Nous avons éprouvé une si grande difficulté à comprendre et à expliquer la manière dont notre mémoire représente [509] à notre pensée les images qui sont venues du dehors se graver en elle! N’en éprouverons-nous pas une plus grande encore à comprendre et à expliquer la manière dont Dieu le Père montre à son Fils des images qu’il n’a point reçues du dehors, mais qu’il trouve en lui, parce qu’elles ne sont autres que lui-même? Nous ne sommes que des enfants: je vous dis ce que Dieu n’est pas, et je ne vous montre pas ce qu’il est: aussi, pour nous faire une idée de ce qu’il est, quel moyen prendre? Est-ce à moi qu’il faut s’adresser? Est-ce par moi que vous y arriverez? Je vais vous le dire comme à des enfants; car vous et moi, nous en sommes tous. Nous avons tout à l’heure chanté et entendu chanter ces paroles: « Dépose le fardeau de tes misères dans le sein du Seigneur, et il te nourrira (1) ». O homme, tu es réduit à l’impuissance, puisque tu n’es qu’un enfant: puisque tu es petit, il te faut prendre de la nourriture: avec une alimentation abondante, tu deviendras grand, et ce que tu ne peux voir à cause de ta petitesse, l’élévation de ta taille te permettra de le considérer à loisir; mais afin de trouver la nourriture qui te fera grandir, « dépose le fardeau de tes misères dans le Seigneur, et il te nourrira ».

12. Maintenant donc, examinons brièvement ce qui reste, et voyez ici comment le Seigneur maous dit ce que j’ai déjà signalé à votre attention : « Le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait ». Il ressuscite lui-même les âmes, mais par le Fils, afin que, revenues à la vie, elles entrent en participation de la substance de Dieu, c’est-à-dire, du Père et du Fils. « Et il lui montrera des oeuvres plus grandes que celles-ci ». Plus grandes que quelles autres oeuvres ? Que la guérison des corps. Précédemment déjà, nous avons parlé sur ce sujet: il est donc inutile de nous y arrêter encore. La résurrection éternelle des corps est évidemment une oeuvre plus considérable que la guérison pour le temps de cette vie, opérée en faveur d’un corps malade, « Et il lui montrera des oeuvres plus grandes que celles-ci, et vous en serez dans l’admiration ». — « Il lui montrera », comme d’une manière transitoire, et par conséquent, comme à un homme créé dans le temps; car le Verbe Dieu, par qui ont été faits tous les temps,

 

1. Ps. LIV, 23. — 2. Trait. XIX, n. 4, 5; XXI, n. 5-10.

 

n’a pas lui-même été fait; mais le Christ-homme a été fait dans le temps. Nous savons sous quel consul , et quel jour la Vierge Matie a mis au monde le Christ conçu du Saint-Esprit: le Dieu, par qui tous les temps ont été faits, s’est donc fait homme dans le temps. C’est pourquoi le Père lui montrera, comme dans le temps, des oeuvres plus grandes que celles-ci, c’est-à-dire, la résurrection des corps, et ainsi vous serez dans l’admiration de lui voir opérer par son Fils la résurrection des corps.

13. Il en revient ensuite à la résurrection des âmes: « Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut », mais selon l’esprit. Le Père vivifie, et le Fils aussi: le Père vivifie ceux qu’il veut, et le Fils pareillement; et le Père vivifie ceux-là mêmes que vivifie le Fils, parce que toutes choses ont été faites par le Fils. « Comme, en effet, le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut ». Ce passage a trait à la résurrection des âmes. Pour celle des corps, comment le Sauveur en parle-t-il? Il y revient, et il dit: « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement au Fils ». Les âmes ressuscitent en entrant en participation de la substance éternelle, immuable, du Père et du Fils : la résurrection des corps est la conséquence du don que le Fils nous a fait de son humanité, dans le temps, et non pas co-éternellement au Père. Aussi, en nous rappelant ce jugement, pour lequel aura lieu la résurrection des corps, il nous dit: « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement à son Fils». Quant à celle des âmes, il s’était exprimé ainsi: « Comme le Père ressuscite les morts « et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il veut ». Le Père et le Fils y coopèrent donc en même temps. Il n’en est pas de même du retour des corps à la vie; « car le Père ne juge personne, mais il a donné tout jugement à son Fils, afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père ». Ces dernières paroles: « Afin qu’ils honorent le Fils », se rapportent à la résurrection des âmes. Et comment doivent-ils honorer le Fils? « Comme ils honorent le Père ». En effet, le Fils opère la résurrection des âmes comme le Père; il les vivifie de la même manière que lui. Il est donc juste que, pour cette [510] résurrection des âmes, « tous honorent le Fils comme ils honorent le Père». Mais est-il question d’honneurs à lui rendre à l’occasion de la résurrection des corps? En quel sens? Le voici : « Celui qui n’honore pas le Fils, n’honore pas le Père, qui l’a envoyé». Il ne s’agit pas d’honneurs semblables, mais « d’honneurs » et « d’honneurs ». Car si le Christ-homme est honoré, il ne l’est pas de ta même manière que le Père-Dieu. Pourquoi? Parce que, sous ce rapport, il l’a dit lui-même: « Mon Père est plus grand que moi (1) ». Quand le Fils est-il honoré comme le Père? Quand on peut lui appliquer ces paroles: « Au commencement était le Verbe,  et le Verbe était en Dieu, et toutes choses ont été faites par lui (2) ». Aussi voici ce qu’il dit de la seconde sorte d’honneurs, qui lui est due: « Celui qui n’honore pas le Fils, n’honore pas le Père qui l’a envoyé ». Et le Fils n’a été envoyé, que parce qu’il s’est fait homme.

14. « En vérité, en vérité, je vous le dis ». Il revient encore une fois à la résurrection des âmes, afin de nous aider, par son insistance, à le bien comprendre: parce que nous n’aurions pu suivre un raisonnement rapide, en quelque sorte, comme le vol de l’oiseau, la parole de Dieu s’arrête avec nous et semble habiter avec notre faiblesse. Il rappelle à nouveau notre attention sur cette résurrection des âmes. « En vérité, en vérité, je vous le dis: celui qui écoute ma parole et croit à Celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle », mais comme s’il la recevait du Père. « Celui qui écoute ma parole et croit à Celui qui m’a envoyé, a », de la part du Père, « la vie éternelle », parce qu’il croit en Celui qui a envoyé le Fils; « et il ne sera point condamné, mais il est passé de la mort à la vie »; mais il est vivifié par le Père, à qui il a cru. Eh quoi ! ô Fils de Dieu, ne le vivifiez-vous pas aussi? Remarque bien que « le Fils vivifie aussi ceux qu’il veut. En vérité, en vérité, je vous le dis : l’heure vient, et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’entendront, vivront ». Il n’a pas dit en ce passage : Ils croiront à Celui qui m’a envoyé, et, par cela même, ils vivront; mais il a dit: Ils entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui « l’auront entendue », c’est-à-dire,

 

1. Jean, XIV, 28. — 2. Id. I, 1, 3.

 

ceux qui auront obéi au Fils de Dieu, «vivront ». Ils recevront donc la vie du Père, lorsqu’ils croiront au Père, et ils la recevront du Fils, lorsqu’ils auront entendu la voix du Fils de Dieu. Et pourquoi recevront-ils la vie du Père et du Fils? Parce que, « comme le Père a la vie en soi, ainsi a-t-il donné au Fils d’avoir en soi la vie ».

15. C’en est fini avec la résurrection des âmes; reste à parler plus positivement de la résurrection des corps. « Et il lui a donné la puissance de rendre les jugements». Non-seulement de ressusciter les âmes par la foi et la sagesse, mais encore de rendre les jugements. Pourquoi cela? « Parce qu’il est le Fils de l’homme ». Il y a donc des choses que Je Père fait par son Fils, sans les faire au moyen de sa substance, en laquelle ce Fils lui est égal: ainsi, naître, subir le supplice de la croix, mourir, ressusciter comme son Fils; car rien de tout cela ne s’est vu dans le Père. De même en est-il de la résurrection des corps. Pour celle des âmes, le Père la fait de sa substance par la substance de son Fils, substance en laquelle celui-ci lui est égal; car lus âmes entrent en participation de cette immuable lumière, tandis que les corps n’y participent pas. Mais la résurrection des corps est l’oeuvre du Père par le Fils de l’homme. « Et il lui a donné la puissance de rendre les jugements, parce qu’il est le Fils de l’homme » : ce passage est d’accord avec cet autre qui le précède : « Car le Père ne juge personne »; et afin de montrer qu’il a voulu parler de la résurrection des corps, il ajoute: «Ne vous en étonnez pas, l’heure vient». Il ne dit pas: « l’heure est venue », mais: « l’heure vient, où ceux qui sont dans les sépulcres (hier, nous avons plus que suffisamment traité ce sujet devant vous (1) ) entendront sa voix et en sortiront». Pour quoi faire? Pour être jugés : « Et ceux qui auront bien fait, en sortiront pour la résurrection de la vie; mais ceux qui auront mal fait, pour la résurrection du jugement». Et ce jugement, Seigneur Jésus, vous le ferez seul; car le Père a donné tout le jugement au Fils, et il ne juge lui-même personne. — C’est moi qui le ferai, dit-il. — Mais comment le ferez-vous? — « Je ne puis rien faire de moi« même: je juge ainsi que j’entends, et mon n jugement est juste ». Quand il s’agissait de la

 

1. Trait. XXII, n. 13.

 

511

 

résurrection des âmes, il disait, non pas: « J’écoute », mais, « je vois». Car «j’écoute » implique le commandement de mon Père, comme s’il m’intimait un ordre. Ces paroles: « Comme j’entends, je juge, et mon jugement est juste », s’appliquent au Christ en tant qu’homme, en tant qu’inférieur au Père, en tant que revêtu de la forme d’esclave, et non en tant que partageant avec son Père la nature divine. D’où vient que ce jugement de l’homme est juste? « C’est que je ne cherche point ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé ».

 

 

 

 

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