JÉSUS-CHRIST SEUL
MÉDIATEUR.
1.
Que je vous connaisse, intime connaisseur de l’homme! que je vous
connaisse comme vous me connaissez ( I Cor. XIII, 12)! Force de mon âme,
pénétrez-la, transformez-la, pour qu’elle soit vôtre et par vous possédée sans
tache et sans ride (Ephés. V, 27)! C’est là tout mon espoir, toute ma parole!
Ma joie est dans cet espoir lorsqu’elle n’est pas insensée. Quant au reste des
choses de cette vie, moins elles valent de larmes, plus on leur en donne; plus
elles sont déplorables, moins on les pleure ! Mais, vous l’avez dit, vous
aimez la vérité, Seigneur (Ps, L, 8); et celui qui l’accomplit vient à la
lumière (Jean, III, 21): qu’elle soit donc dans mon coeur qui se confesse à
vous, qu’elle soit dans cet écrit qui me confesse à tous!
2.
Et quand même je vous fermerais mon coeur, que pourrais-je vous
dérober? Vos yeux, Seigneur, ne voient-ils pas à nu l’abîme de la conscience
humaine? C’est vous que je cacherais à moi-même, sans me cacher à vous. Et
maintenant que mes gémissements témoignent que je me suis en dégoût, voilà
qu’aimable et glorieux vous attirez mon coeur et mes désirs, afin que je
rougisse de moi, que je me rejette et vous élise; afin que je ne trouve grâce
devant moi-même, comme devant vous, que grâce à vous.
Quel que j e sois, vous me connaissez donc toujours,
Seigneur; et j’ai dit cependant quel fruit je recueillais de ma confession. Je
vous la fais, non de la bouche et de la voix, mais en paroles de l’âme, en
cris de la pensée qu’entend votre oreille. En effet, suis-je mauvais, c’est me
confesser à vous que de me déplaire à moi-même; suis-je pieux, c’est me
confesser à vous que de ne pas m’attribuer les bons élans de mon âme. Car
c’est vous, mon Dieu! qui bénissez le juste ( Ps. V, 13), mais vous l’avez
d’abord justifié comme pécheur ( Rom. IV, 5).
Ma confession en votre
présence, Seigneur, est donc explicite et tacite: silence des lèvres, cris
d’amour! Que dis-je de bon aux hommes que vous n’ayez d’abord entendu au fond
de moi-même, et que pouvez-vous entendre de tel en moi-même que vous ne m’ayez
dit d’abord?
3.
Pour entendre mes Confessions comme s’ils devaient, eux! guérir toutes
mes langueurs, qu’y a-t-il donc des hommes à moi? Race curieuse de la vie
d’autrui et paresseuse à redresser la sienne: Pourquoi s’informent-ils de ce
que je suis, quand ils refusent d’apprendre de vous ce qu’ils sont? Et d’où
savent-ils, lorsque c’est moi qui leur parle de moi, que je dis vrai, puisque
pas un homme ne sait ce qui se passe dans l’homme, si ce n’est l’esprit de
l’homme qui est en lui ( I Cor. II, 11)? Mais qu’ils vous écoutent parler
d’eux-mêmes, ils ne pourront dire: Le Seigneur a menti. Qu’est-ce en effet que
vous écouter, sinon se connaître? Et (452) qui nierait ce qu’il sait ainsi, ne
mentirait-il pas à lui-même?
Mais comme entre ceux qu’elle
unit des liens de sa fraternité, la charité croit tout ( I Cor. XIII, 7); je
me confesse à vous, Seigneur, de sorte que les autres m’entendent. Je ne puis
leur démontrer la vérité de ma confession, et toutefois ceux dont la charité
ouvre les oreilles croient à ma parole.
4.
Cependant, ô Médecin intérieur, montrez-moi bien l’utilité de ce que je
vais faire. Car la confession de mes iniquités passées, que vous avez remises
et couvertes ( Ps. XXXI, 1) pour béatifier en vous cette âme transformée par
la foi et par votre sacrement, peut ranimer les coeurs contre
l’engourdissement et le: Je ne puis! du désespoir; les éveiller à l’amour de
votre miséricorde, aux douceurs de votre grâce, cette force des faibles à qui
elle a révélé leur faiblesse! Et pour les justes, c’est une consolation
d’entendre les péchés de ceux qui en sont affranchis, non pour ces péchés
eux-mêmes, mais parce qu’ils ont été et ne sont plus.
Mais de quel fruit, Seigneur mon Dieu, à qui chaque jour
se confesse ma conscience, plus assurée en l’espoir de votre miséricorde qu’en
son innocence; de quel fruit est-il donc, je vous le demande, que par ces
lignes je confesse aux hommes devant vous, non ce que j’ai été, mais ce que je
suis aujourd’hui? Quant au passé, j’en ai reconnu et signalé l’avantage. Et
maintenant beaucoup de ceux qui me connaissent ou ne me connaissent pas, qui
m’ont entendu ou bien ont entendu parler de moi, désirent savoir ce qu’il en
est au temps même de ces confessions; ils n’ont pas l’oreille à mon coeur où
je suis tel que je suis; ils veulent donc m’entendre avouer ce que je puis
être au fond de moi-même où l’oeil, ni l’oreille, ni l’intelligence ne peuvent
pénétrer. Ils sont prêts à me croire sans plus de preuve; la charité, qui les
sanctifie, leur dit que je ne mens pas en leur parlant de moi, et c’est elle
en eux qui me donne créance.
5.
Mais dans quel intérêt le désirent-ils? Veulent-ils se réjouir avec moi
en apprenant combien l’impulsion de votre grâce m’a rapproché de vous, et
sachant combien je suis retardé par le poids de moi-même, prier pour moi? A
ceux-là je me révélerai. Car il n’est pas d’un faible intérêt, Seigneur mon
Dieu, que grâces vous soient rendues par plusieurs à mon sujet, et que vous
soyez par plusieurs sollicité pour moi. Que le coeur de mes frères aime en moi
ce que vous leur enseignez d’aimable; qu’il plaigne en moi ce que vous leur
enseignez à plaindre. Mais ces sentiments, je ne les demande qu’au coeur de
mes frères, et non pas à l’étranger,. « non pas au fils de l’étranger dont «la
bouche parle le mensonge, dont la main « est une main d’iniquité ( Ps. CXLIII,
8). » Je ne les demande qu’au coeur fraternel, qui, s’il m’approuve, se
réjouit de moi, s’il m’improuve, s’attriste pour moi, et, dans la louange et
le blâme, m’aime toujours.
C’est à ceux-là que je veux me
dévoiler qu’ils respirent à la vue de mes biens, qu’ils soupirent à la vue de
mes maux. Mes biens sont votre ouvrage et vos dons; mes maux sont mes crimes
et votre justice. Qu’ils respirent là, qu’ils soupirent ici! Que les hymnes,
que les larmes s’élèvent en votre présence de ces âmes fraternelles, vos
vivants encensoirs ( Apoc. VIII, 3)! Et vous, Seigneur, touché des parfums de
votre temple saint, «ayez pitié de moi, selon a grandeur de votre miséricorde
( Ps. L. 1), » pour la gloire de votre nom; poursuivez votre oeuvre; consommez
mes imperfections.
6.
Voilà le fruit de ma confession présente, c’est l’aveu même, non plus
en présence de vous seul, dans le secret de la joie qui appréhende et de la
tristesse qui espère ( Philip. II, 12), mais publié à la face des enfants des
hommes, associés à ma foi et à mon allégresse, hôtes comme moi de la
mortalité, citoyens de ma cité, voyageurs comme moi, prédécesseurs,
successeurs et compagnons de mon pèlerinage.
Ceux-là sont vos serviteurs,
mes frères, que vous avez faits vos fils; mes maîtres, que vous m’avez
commandé de servir, si je veux vivre de vous avec vous. Et votre Verbe ne
s’est pas contenté d’enseigner comme précepteur, il a pris les devants comme
guide. Et je l’imite d’action et de parole, je l’imite sous vos ailes, à
travers de grands périls. Mais sous ce voile protecteur mon âme vous est
soumise, et mon infirmité vous est connue.
Je ne suis qu’un petit enfant,
mais j’ai un Père qui vit toujours; j’ai un tuteur puissant. Et celui-là même
m’a donné la vie, qui me prend sous sa tutelle; et celui-là, c’est vous, ô mon
tout-bien! ô tout-puissant! qui êtes avec moi dès avant que je sois avec vous!
Je révélerai donc à ceux que vous m’ordonnez de servir, ce que je suis
aujourd’hui, ce peu que je suis encore. « Mais je ne me juge pas (I Cor. IV,
3). »Qu’on m’écoute dans l’esprit où je parle.
7.
C’est vous, Seigneur, qui êtes mon juge, parce que,
«
bien que nul
homme ne sache rien de l’homme que l’esprit de l’homme qui est en lui (I
Cor. II, 11), » cependant il est quelque chose de l’homme que ne sait pas même
l’esprit de l’homme qui est en lui. Mais vous savez tout de lui, Seigneur, qui
l’avez fait. Et moi, qui m’abaisse sous votre regard, qui ne vois en moi que
terre et que cendre, je sais pourtant de vous une chose que j’ignore de moi.
Et certes, ne vous voyant pas encore face à face, mais eu énigme et au miroir
( Ibid. XIII, 12), dans cet exil, errant loin de vous, plus présent à moi-même
qu’à vous, je sais néanmoins que vous êtes inviolable, et j’ignore à quelles
tentations je suis ou ne suis pas capable de résister.
Et j’ai l’espérance que, fidèle comme vous l’êtes, ne
permettant pas que nous soyons tentés au delà de nos forces, vous nous donnez
la puissance de sortir vainqueurs de la tentation, afin que vous puissiez
persévérer ( I Cor. X, 13). Je confesserai donc, de moi, ce que je sais, et
aussi ce que j’ignore. Car ce que je connais de moi, je le connais à votre
lumière, et ce que j’ignore de moi, je l’ignore jusqu’à ce que votre face
change mes ténèbres en midi ( Isaïe, LVIII, 10).
8.
Ce que je sais, de toute la certitude de la conscience, Seigneur, c’est
que je vous aime. Vous avez percé mon coeur de votre parole, et à l’instant je
vous aimai. Le ciel et la terre et tout ce qu’ils contiennent ne me disent-ils
pas aussi de toutes parts qu’il faut que je vous aime? Et ils ne cessent de le
dire aux hommes, « afin qu’ils demeurent sans excuse ( Rom. I, 20). » Mais le
langage de votre miséricorde est plus intérieur en celui dont vous daignez
avoir pitié, et à qui il vous plaît de faire grâce (Ibid, IX ; 15); autrement
le ciel et la terre racontent vos louanges à des sourds.
Qu’aimé-je donc en vous
aimant? Ce n’est point la beauté selon l’étendue, ni la gloire selon le temps,
ni l’éclat de cette lumière amie à nos yeux, ni les douces mélodies du chant,
ni la suave odorance des fleurs et des parfums, ni la manne, ni le miel, ni
les délices de la volupté.
Ce n’est pas là ce que j’aime
en aimant mon Dieu, et pourtant j’aime une lumière, une mélodie, une odeur, un
aliment, une volupté, en aimant mon Dieu; cette lumière, cette mélodie, cette
odeur, cet aliment, cette volupté, suivant l’homme intérieur; lumière,
harmonie, senteur, saveur, amour de l’âme, qui défient les limites de
l’étendue, et les mesures du temps, et le souffle des vents, et la dent de la
faim, et le dégoût de la jouissance, Voilà ce que j’aime en aimant mon Dieu.
9.
Et qu’est-ce enfin? J’ai interrogé la terre, et elle m’a dit: « Ce
n’est pas moi. » Et tout ce qu’elle porte m’a fait même aveu. J’ai interrogé
la mer et les abîmes, et les êtres animés qui glissent sous les eaux, et ils
ont répondu: « Nous ne sommes pas ton Dieu; cherche au-dessus de nous. » J’ai
interrogé les vents, et l’air avec ses habitants m’a dit de toutes parts: « Anaximènes
se trompe; je ne suis pas Dieu. » J’interroge le ciel, le soleil, la lune, les
étoiles, et ils me répondent: « Nous ne sommes pas non plus le Dieu que tu
cherches. » Et je dis enfin à tous les objets qui se pressent aux portes de
mes sens: « Parlez-moi de mon Dieu, puisque vous ne l’êtes pas; dites-moi de
lui quelque chose. » Et ils me crient d’une voix éclatante: « C’est lui qui
nous a faits ( Ps. XCIX, 3). »
La voix seule de mon désir
interrogeait les créatures, et leur seule beauté était leur réponse. Et je me
retournai vers moi-même, et je me suis dit : Et toi, qu’es-tu? Et j’ai
répondu: « Homme. » Et deux êtres sont sous mon obéissance; l’un
extérieur, le corps; l’autre en moi et caché, l’âme. Auquel devais-je plutôt
demander mon Dieu, vainement cherché, à travers le voile de mon corps, depuis
la terre jusqu’au ciel, aussi loin que je puisse lancer en émissaires les
rayons de mes yeux? (454)
Il valait mieux consulter
l’être intérieur, car tous les envoyés des corps s’adressaient au tribunal de
ce juge secret des réponses du ciel et de la terre et des créatures qui
s’écriaient Nous ne sommes pas Dieu, mais son ouvrage. L’homme intérieur se
sert de l’autre comme instrument de sa connaissance externe; moi, cet homme
intérieur, moi esprit, j’ai cette connaissance par le sens corporel. J’ai
demandé mon Dieu à l’univers, et il m’a répondu : Je ne suis pas Dieu, je suis
son oeuvre.
10.
Mais l’univers n’offre-t-il pas même apparence à quiconque jouit de
l’intégrité de ses sens? Pourquoi donc ne tient-il pas à tous même langage?
Animaux grands et petits le voient, sans pouvoir l’interroger, en l’absence
d’une raison maîtresse qui préside aux rapports des sens. Les hommes ont ce
pouvoir afin que les grandeurs invisibles de Dieu soient aperçues par
l’intelligence de ses ouvrages ( Rom. I, 20). Mais ils cèdent à l’amour des
créatures; et, devenus leurs esclaves, ils ne peuvent plus être leurs juges.
Et elles ne répondent qu’à
ceux qui les interrogent comme juges; et ce n’est point que leur langage, ou
plutôt leur nature, varie, si l’un ne fait que voir, si l’autre, en voyant,
interroge; mais dans leur apparente constance, muettes pour celui-ci, elles
parlent à celui-là, ou plutôt elles parlent à tous, mais elles ne sont
entendues que des hommes qui confrontent ces dispositions sensibles avec le
témoignage intérieur de la vérité. Car la Vérité me dit : Ton Dieu n’est ni le
ciel, ni la terre, ni tout autre corps. Et leur nature même dit aux yeux:
Toute grandeur corporelle est moindre en sa partie qu’en son tout. Et tu es
supérieure à tout cela; c’est à toi que je parle, ô mon âme, puisque tu donnes
à ton corps cette vie végétative, que nul corps ne donne à un autre. Mais ton
Dieu est la vie même de la vie.
11.
Qu’aimai-je donc, en aimant mon Dieu? Quel est Celui qui domine de si
haut les sommités de mon âme? Mon âme elle-même me servira d’échelon pour
monter à lui. Je franchirai cette force de vitalité qui me lie à mon corps et
en remplit les organes de sa sève. Elle ne peut me faire trouver Dieu;
autrement elle le ferait trouver « au cheval, au mulet qui « n’ont pas la
raison ( Ps. XXXI, 9), » et dont les corps vivent du même principe.
Il est une autre puissance
qui, non-seulement donne la vie, mais la sensibilité à cette chair que Dieu
m’a faite; défend à l’oeil d’entendre, à l’oreille de voir, ordonne à l’un de
se tenir prêt pour que je voie, à l’autre pour que j’entende, et maintient
tous les sens chacun à son poste et dans sa fonction, pour qu’ils prêtent la
diversité de leur ministère à l’active unité du moi, de l’homme esprit. Mais
je franchirai encore cette puissance qui m’est commune avec le cheval et le
mulet, également doués de la sensibilité corporelle.
12.
Je franchirai donc ces puissances de mon être, pour monter par degrés
jusqu’à Celui qui m’a fait. Et j’entre dans les domaines, dans les vastes
palais de ma mémoire, où sont renfermés les trésors de ces innombrables images
entrées par la porte des sens. Là, demeurent toutes nos pensées, qui
augmentent, diminuent ou changent ces épargnes thésaurisées par nos sens; et
enfin tout dépôt, toute réserve, que le gouffre de l’oubli n’a pas encore
enseveli.
Quand je suis là, je me fais représenter ce que je veux.
Certains objets paraissent sur-le-champ, d’autres se font chercher davantage;
il faut les tirer comme d’un recoin obscur; d’autres s’élancent en essaim, et
tandis que l’on demande l’un d’eux, accourant tous à la fois, ils semblent
dire : N’est-ce pas nous ? Et la main de mon esprit les éloigne de la face de
mon souvenir, jusqu’à ce que l’objet désiré sorte de ses ténèbres et de sa
retraite. D’autres enfin se suggérant sans peine au rang où je les appelle,
les premiers cèdent la place aux suivants, pour rentrer à leur poste et
reparaître à ma volonté. Ce qui arrive exactement lorsque je fais un récit de
mémoire.
13.
Là se conservent, distinctes et sans mélange, les espèces introduites
chacune par une entrée particulière: la lumière, les couleurs, les figures
corporelles, par les yeux; tous les sons, par l’oreille; toutes les odeurs,
par le passage des narines; toutes les saveurs, par la voie du palais; et par
le sens universel tout (455) objet dur ou mol, chaud ou froid, doux ou rude,
grave ou léger, qui affecte le corps, soit au dehors, soit au-dedans. La
mémoire les reçoit toutes à son vaste foyer, où, au besoin, je les compte et
lès passe en revue. Ineffables replis, dédale profond,.où tout entre par le
seuil qui l’attend et se range avec ordre! Et ce n’est pas toutefois la
réalité, mais l’image de la réalité sentie, qui entre pour revenir au rappel
de la pensée.
Qui pourrait .dire comment se
forment ces images? et l’on sait tôutefois par quel sens elles sont
recueillies et mises en réserve. Car, alors que je demeure dans les ténèbres
et le silence, ma mémoire me représente à volonté les couleurs, distingue le
blanc du noir, et les sons ne font pas incursion sur les réminiscences de mes
yeux, et, quoique présents, ils semblent se retirer et se tenir à part: je les
demande, si je veux, et ils viennent aussitôt. Parfois encore, la langue
immobile et le gosier silencieux, je chante comme il me plaît, sans que
l’image des couleurs qui cohabite, me trouble ni m’interrompe quand je revois
le trésor que l’oreille m’a versé. Ainsi, je visite au caprice du souvenir,
ces magasins approvisionnés par les sens; et je distingue, sans rien odorer,
la senteur des lis de celle des violettes; et je préfère le miel au vin chaud,
le poli à l’aspérité, par réminiscence du palais et de la main. Et tout cela
se passe en moi, dans l’immense galerie de ma mémoire.
14.
J’y fais comparaître le ciel, la terre, la mer, avec toutes les
impressions que j’en ai reçues, hors celles que j’ai oubliées. Là, je me
rencontre moi-même, je me reprends au temps, au lieu, aux circonstances d’une
action et au sentiment dont j’étais affecté dans cette action. Là résident les
souvenirs de toutes les révélations de l’expérience personnelle ou du
témoignage; de cette trame du passé j’ourdis le tissu des expériences et les
témoignages accueillis sur la foi de mon expérience, des événements et des
espérances futures, et je forme de tout cela comme un présent que je médite;
et dans ces vastes plis de mon intelligence, peuplés de tant d’images, je me
dis à moi-même : Je ferai ceci ou cela, et il s’ensuivra ceci ou cela. Oh! si
telle ou telle chose pouvait arriver! Plaise à Dieu! à Dieu ne plaise! Et je
me parle ainsi, et les images des objets qui m’intéressent sortent du pécule
de ma mémoire; car en leur absence il me serait impossible d’en parler.
15.
Que cette puissance de la mémoire est grande! Grande, ô mon Dieu!
sanctuaire lin-pénétrable, infini! Eh! qui pourrait aller au fond? Et c’est
une puissance de mon esprit, une propriété de ma nature, et moi-même je ne
comprends pas tout ce que je suis. L’esprit est donc trop étroit pour se
contenir lui-même? Et où donc déborde ce qu’il ne peut contenir de lui?
Serait-ce hors de lui? ou plutôt, n’est-ce pas en lui? Et d’où vient ce défaut
de contenance?
Ici je me sens confondu
d’admiration et d’épouvante. Et les hommes vont admirer les cimes des monts,
les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de l’Océan, et le
mouvement des astres; et ils se laissent là, et ils n’admirent pas, chose
admirable! qu’au moment où je parle de tout cela, je n’en vois rien par les
yeux; incapable d’en parler pourtant, si tout cela, montagnes, vagues,
fleuves, astres que j’ai vus, Océan, auquel je crois, n’offrait intérieurement
à ma mémoire les mêmes immensités où s’élanceraient mes regards. Et toutefois
lorsque ma vue s’est portée sur ces spectacles, elle ne les a pas engloutis;
et les réalités ne sont pas en moi, mais seulement les images, et je sais par
quel sens chaque impression est entrée.
16.
Là, ne s’arrête pas l’immense capacité de ma mémoire. Elle porte en ses
flancs tout ce que j’ai retenu de la science, et que l’oubli ne m’a pas encore
dérobé. Et ces perceptions, je les garde à l’écart plus intérieurement, non
pas en lieu, ni en images, mais en réalité, Car ce que je sais de la grammaire
et de la dialectique, du nombre et de l’espèce des questions, n’est pas entré
dans ma mémoire comme l’image, qui laisse la réalité à la porte, évanouie
aussitôt qu’apparue; comme la voix imprimant à l’ouïe une trace qui la fait
vibrer encore lorsqu’elle a cessé de raisonner; comme l’odeur qui, dans son
passage, dissipée au vent, pénètre l’odorat et porte à mémoire d’une image qui
se reproduit au désir de la réminiscence; comme l’aliment qui n’a plus de
saveur qu’au palais de la mémoire; ou comme l’objet que la main a touché, dont
l’éloignement n’efface pas l’empreinte : car les réalités de cet ordre ne sont
pas présentées à la mémoire, (456) mais leurs seules images, qui, saisies avec
une étonnante rapidité , sont rangées dans des cellules merveilleuses, d’où
elles sont tirées merveilleusement par la main du souvenir.
17.
Quand j’entends dire qu’un objet comporte trois sortes de questions,
savoir : s’il est, ce qu’il est, quel il est, je m’empare bien de l’image des
sons dont ces paroles se forment, je sais qu’ils ont traversé l’air avec
bruit, et qu’ils ne sont plus. Mais les réalités mêmes, exprimées par ces
sons, je ne les ai perçues par aucun sens corporel; je ne les ai nulle part
que dans mon esprit, et c’est elles-mêmes, non leur image, qui habitent dans
ma mémoire. Par où sont-elles entrées en moi? qu’elles le déclarent, si elles
peuvent. Je visite toutes les portes de ma chair, et je n’en trouve pas une
qui leur ait donné passage.
Les yeux disent : Si elles
sont colorées, nous les avons annoncées; si elles sont sonores, disent les
oreilles, nous les avons introduites; si elles sont odorantes, disent les
narines, c’est par nous qu’elles ont passé. Le goût, dit encore : S’il n’est
pas question de saveur, ne me demande rien. Et le tact : S’il ne s’agit pas de
corps, je n’ai point touché, et, partant, je n’ai rien dit. Par où et comment
se sont-elles glissées dans ma mémoire? je l’ignore : car, en les apercevant,
ce n’est pas sur le témoignage d’une intelligence étrangère que je les ai
crues, mais j’ai reconnu leur vérité dans mon esprit, je les lui ai remises
comme un dépôt, pour me les rendre à mon désir. Elles étaient donc en moi
avant que je ne les connusse, sans être dans ma mémoire; mais où donc, et
comment, quand on m’en a parlé, les ai-je reconnues, en disant : Il est ainsi,
c’est vrai; si elles n’étaient déjà dans ma mémoire, mais ensevelies au loin,
et à de telles profondeurs, que peut-être, sans indication, ma pensée ne les
eût jamais exhumées?
18.
Ainsi, obtenir les notions qui ne se communiquent point à nos sens par
image, mais dont nous percevons en nous la réalité même, par intuition
directe, n’est après tout que rassembler dans l’esprit ce que ht mémoire
contient çà et là, en recommandant à la pensée de réunir ces fragments épars
et négligés pour les placer sous la main de l’attention.
Et combien ma mémoire mortelle
en son sein de notions de cet ordre, déjà toutes trouvées et comme rangées
sous ma main; ce qui s’appelle apprendre et connaître? Que je cesse de les visiter de temps en temps, elles s’écoulent et
gagnent le fond des plus lointains replis, où il faut que la pensée , les
retrouve comme si elle les découvrait de nouveau, et les rassemble du même
lieu (car elles ne changent pas de demeure), afin de les connaître,
c’est-à-dire de les rallier dans leur dispersion; d’où vient l’expression de
COGITARE, fréquentatif de COGERE, rassembler, comme AGITO l’est d’AGO, et
FACTITO de FACIO. Mais l’intelligence s’est approprié ce verbe, et l’emploie à
la désignation exclusive de ces ralliements intérieurs dont elle forme sa
pensée.
19.
La mémoire renferme aussi les propriétés et les lois innombrables du
nombre et de la mesure ; et nulle d’elles ne lui a été transmise par
impression sensible, car elles ne sont ni colorées, ni sonores, ni odorantes,
ni savoureuses, ni tangibles. J’ai bien entendu le son des mots qui les
désignent quand on en parle; mais autre est le son, autre la réalité; l’un est
grec ou latin; l’autre n’est ni grec ni latin; elle ne connaît aucune langue.
J’ai vu tirer des lignes aussi
déliées qu’un fil d’araignée; mais il est un autre ordre de lignes, qui se
présentent sans image, sans que l’oeil charnel les annonce. Elles sont
évidentes à l’esprit qui les reconnaît, en l’absence de toute préoccupation
corporelle. Les sons m’ont encore signalé les nombres nombrés; mais il n’en
est pas ainsi des nombres nombrants qui sont sans images, et partant d’une
réalité absolue. Rie de moi qui n,e me comprend pas; rieur, tu me feras pitié.
(457)
20.
Et il me souvient de toutes ces notions; et il me souvient comment je
les ai obtenues. Et il me souvient de tous les faux raisonnements élevés
contre elles. Et le souvenir de ces erreurs est vrai; et le discernement que
j’ai fait du faux et du vrai sur ces points controversés est présent à mon
souvenir.
Et je vois encore qu’il faut
faire différence entre ce discernement actuel, et le souvenir de ce même
discernement, souvent réitéré dans les opérations de ma pensée. Il me souvient
donc d’avoir exercé souvent cet acte d’intelligence; et ce discernement
actuel, cette intellection d’aujourd’hui, je les serre dans ma mémoire pour me
les rappeler à l’avenir tels qu’à cette heure je les conçois. J’ai donc
souvenir de m’être souvenu, et c’est encore par la force de ma mémoire que je
me souviendrai de mon présent ressouvenir,
MÉMOIRE DES AFFECTIONS DE L’ÂME.
21.
Et la mémoire conserve aussi les passions de mon esprit, non pas comme
elles y sont lorsqu’il en est affecté; elle les conserve dans les conditions
de sa puissance. Car je me remémore mes joies, mes tristesses, mes craintes
d’autrefois, mes désirs passés, libre en ce moment de tristesse et de joie, de
désir et de crainte. Et parfois, au contraire, je me rappelle mes tristesses
avec joie, et mes joies avec tristesse.
Qu’il en arrive ainsi à
l’égard des affections sensibles, rien d’étonnant; l’esprit est un être, et le
corps un autre. Que je me souvienne avec joie d’une douleur que mon corps ne
souffre plus, j’en suis donc peu surpris. Mais la mémoire n’est autre que
l’esprit. En effet, si je recommande une chose au souvenir d’un homme, je lui
dis : Mets-toi bien dans l’esprit. S’il m’arrive d’oublier, ne dirai-je pas :
Je n’avais pas à l’esprit...., il m’est passé de l’esprit..., donnant à la
mémoire même le nom d’esprit?
Cela étant, d’où vient donc
qu’au moment où je me rappelle avec joie ma tristesse passée, la joie est dans
mon esprit et la tristesse dans ma mémoire; que l’esprit se réjouit de cette
joie, sans que la mémoire s’attriste de cette tristesse? Est-ce que la mémoire
est indépendante de l’esprit? Qui l’oserait dire ? En serait-elle comme
l’estomac, et la joie et la tristesse comme des aliments doux et amers qui
passent et séjournent dans ses cavités, mais dépourvus de saveur ? Il serait
ridicule de presser davantage cette similitude, qui n’est pas toutefois sans
vérité.
22.
Or, quand je dis que l’âme est troublée par quatre passions, le désir,
la joie, la crainte et la tristesse, c’est à la mémoire que j’emprunte tous
mes raisonnements sur ce sujet, et toutes mes divisions et définitions selon
le genre et la différence; et ce souvenir des passions ne m’affecte d’aucun
trouble passionné. Et il m’eût été impossible de les rappeler, si pourtant
elles n’eussent été présentes au trésor où je puise.
Mais la mémoire ne serait-elle
pas la rumination de l’esprit? Pourquoi donc alors la réminiscence de la joie
ou de la tristesse serait-elle sans amertume ou sans douceur au palais de la
pensée ? Est-ce donc ce point de différence qui exclut toute similitude? Qui
se résignerait, en effet, à proférer ces mots de tristesse et de crainte, s’il
fallait autant de fois qu’on en parle s’attrister ou craindre? Et cependant il
nous serait impossible d’en parler, si nous ne trouvions dans notre mémoire
non seulement l’image que le son de ces mots y grave par les sens, mais encore
les notions des réalités introduites sans frapper à aucune porte charnelle, et
sur la foi de sentiments antérieurs confiés par l’esprit à la mémoire, qui
souvent elle-même les retient sans mandat.
23.
Est-ce par image ou non? qui pourrait le dire? Je nomme une pierre, je
nomme le soleil, en l’absence des objets, mais en présence de leur image. Je
nomme la douleur du corps sans en éprouver aucune, et pourtant si son image ne
la représente dans ma mémoire, je ne sais de quoi je parle; je ne la distingue
plus du plaisir. Je nomme la santé du corps, lorsque mon corps est sain,
pénétré de la réalité même; et toutefois, si son image n’était fixée dans ma
mémoire, le son de ce mot n’éveillerait aucun sens à mon souvenir. Et ce nom
de santé ne serait, pour les malades, qu’un emprunt à un vocabulaire inconnu,
si (458) la puissance de leur mémoire ne retenait l’image de la réalité
absente. Je nomme les nombres nombrants, et les voilà dans ma mémoire,
eux-mêmes et non leur image. Je nomme l’image du soleil, et elle est dans ma
mémoire; et ce n’est pas l’image de l’image que je me représente, mais l’image
elle-même toujours docile à mon rappel. Je nomme la mémoire et je reconnais ce
que je nomme. Et où puis-je le reconnaître, sinon dans la mémoire? Serait-ce
donc par son image, et non par son essence, qu’elle serait présente à
elle-même?
24.
Mais quoi! lorsque je nomme l’oubli, je reconnais ce que je nomme; et
comment le reconnaîtrais-je, si je ne m’en souvenais? Et je ne parle pas du
son de ce mot, je parle de l’objet dont il est le signe, qu’il me serait
impossible de reconnaître si la signification du son m’était échappée. Ainsi,
quand il me souvient de la mémoire, c’est par elle-même qu’elle se représente
à elle-même; quand il me souvient de l’oubli, oubliance et mémoire viennent
aussitôt à moi; mémoire, qui me fait souvenir; oubliance, dont je me souviens.
Mais qu’est-ce que l’oubli,
sinon une absence de mémoire? Comment donc est-il présent, pour que je me
souvienne de lui, lui dont la présence m’interdit le souvenir? Or, s’il est
vrai que, pour se rappeler, la mémoire doive retenir, et que faute de se
rappeler l’oubli, il soit impossible de reconnaître la signification de ce
mot, il suit que la mémoire retient l’oubli. La cause de l’oubli comparaît
donc en nous pour le prévenir? N’en faut-il pas inférer que ce n’est point par
elle-même, mais par image, qu’elle revient à la mémoire? Que, si elle était
présente elle-même, elle ne nous ferait pas souvenir, mais oublier, Qui pourra
pénétrer, qui pourra comprendre ces phénomènes?
25.
J’y succombe, Seigneur, et c’est sous moi que je succombe. Et me voilà
pour moi-même un sol ingrat, qui rit de ma peine et boit mes sueurs. Et je ne
sonde pas maintenant la profondeur des voûtes célestes, je ne mesure pas les
distances des astres, je ne recherche pas la loi de l’équilibre terrestre;
non, c’est dans ma mémoire qui n’est que moi, c’est dans mon esprit qui n’est
que moi, que je me perds. Que tout ce que je ne suis pas soit loin de moi,
rien d’étonnant; mais quoi de plus près de moi que moi-même? Et voilà que je
ne puis comprendre la puissance de ma mémoire, moi qui, sans elle, ne pourrais
pas même me nommer!
Je me souviens donc de l’oubli
j’en suis certain; et comment l’expliquer? Dirai-je que dans ma mémoire ne
réside pas ce dont je me souviens? Dirai-je que l’oubli n’y réside que pour
m’empêcher d’oublier? Egale absurdité. Dirai-je encore que ma mémoire ne
conserve que l’image de l’oubli, et non l’oubli même? Le puis-je, s’il est
nécessaire que l’impression de l’image dans la mémoire soit devancée par la
présence de l’objet même dont se détache l’image? C’est ainsi que je me
souviens de Carthage, et des lieux que j’ai parcourus, et des visages que j
‘ai vus, et de tous les rapports que m’ont transmis les sens: ainsi de la
douleur, ainsi de la santé. Ces réalités étaient là quand ma mémoire s’empara
de leur image, et me la réfléchit en leur présence, pour les reproduire,
absentes, à mon souvenir.
Que si l’oubli demeure dans ma
mémoire, non par lui-même, mais en image, il a donc fallu sa présence pour que
son image lui fût dérobée? Et s’il était présent, comment a-t-il pu graver son
image, là où sa présence efface toute empreinte? Et pourtant, si
incompréhensible et inexplicable que soit ce mystère, je suis certain de me
souvenir de l’oubli, ce meurtrier du souvenir.
26. C’est quelque chose de grand que la puissance de la
mémoire. Une sorte d’horreur me glace, ô mon Dieu, quand je pénètre dans cette
multiplicité profonde, infinie ! Et cela, c’est mon esprit; et cela, c’est
moi-même. Que suis-je donc, ô mon Dieu? quelle nature suis-je? Variété
vivante, puissante immensité!
Et voilà que je cours par les
champs de ma mémoire; et je visite ces antres, ces cavernes innombrables,
peuplées à l’infini d’innombrables espèces, qui habitent par image, comme les
corps; par elles-mêmes, comme les sciences; par je ne sais quelles notions,
quels signes, comme les affections morales qui, n’opprimant plus l’esprit,
restent néanmoins captives de la mémoire, quoique rien ne soit dans la mémoire
qui ne soit dans l’esprit. Je vais, je cours, je vole çà et là, et pénètre
partout, aussi avant (459) que possible, et de limites, nulle part! Tant est
vaste l’empire de ma mémoire! tant est profonde la vie de l’homme vivant de la
vie mortelle.
Que faire, ô ma vraie vie, ô
mon Dieu? Je franchirai aussi cette puissance de mon être, qui s’appelle
mémoire, je la franchirai pour m’élancer vers vous, douce lumière. Que me
répondez-vous? Et voilà que, montant par mon esprit jusqu’à vous, qui demeurez
au-dessus de moi, je laisse au-dessous cette puissance qui s’appelle mémoire,
jaloux de vous atteindre où l’on peut vous atteindre; de m’attacher à vous, où
l’on peut s’attacher à vous. Car les brutes et les oiseaux ont la mémoire pour
retrouver leurs tanières, leurs nids, leurs habitudes. Sans la mémoire ils
n’auraient aucune faculté d’accoutumance.
Je passe donc par delà ma
mémoire pour arriver à Celui qui m’a séparé des animaux, et m’a fait plus sage
que les oiseaux du ciel. Je passe par delà ma mémoire. Mais où vous
trouverai-je, bonté vraie, sécurité de délices? où vous trouverai-je? Si je
vous trouve hors de ma mémoire , votre souvenir m’est donc échappé. Et, si je
vous oublie, comment vous trouver?
27.
La femme qui a perdu sa drachme et l’a cherchée avec sa lampe ( Luc, XV, 8), s’en souvient pour la trouver; autrement
pourrait-elle, en la trouvant, la reconnaître? Je me rappelle d’avoir cherché
et retrouvé beaucoup d’objets perdus. Mais commet le sais-je? Quand j’étais en
quête de ma perte, on me disait : N’est-ce pas cela? Et je répondais non, tant
que l’objet ne m’était pas représenté; et vainement, échappé à ma mémoire,
m’eût-il été remis sous les yeux, je ne l’eusse pas retrouvé, faute de le
reconnaître. Et il en est toujours ainsi toutes les fois qu’on cherche et
recouvre ce qu’on avait perdu.
C’est que, s’il s’agit d’un objet visible, pour être
soustrait au regard, il ne l’est pas à la mémoire qui le retient par son
image, et, sur cette image intérieure, le reconnaît en le retrouvant; car nous
ne pouvons retrouver sans reconnaître, ni reconnaître sans nous souvenir: la
mémoire garde l’objet, perdu pour les yeux.
28.
Mais quoi ! si la mémoire elle-même laisse échapper l’objet; quand, par
exemple, nous l’avons oublié et le cherchons pour nous en souvenir, où le
cherchons-nous, sinon dans la mémoire ? Nous en présente-t-elle un autre, nous
le repoussons, et ce n’est qu’en présence de l’objet même de notre recherche
que nous disons: Le voici. Et, pour cela, il faut le reconnaître; pour le
reconnaître, il faut se souvenir, et pourtant nous l’avons oublié. Il n’est
donc pas entièrement perdu; c’est donc à l’aide de ce qui nous reste, que nous
cherchons ce qui nous échappe. La mémoire se sent dépourvue de son lest
ordinaire, et, comme disloquée par l’absence d’un membre, elle réclame ce qui
lui manque.
Ainsi qu’à nos yeux ou à notre
pensée s’offre un homme connu de nous, dont le nom nous fuit, tout nom qui ne
se lie point à l’idée de la personne est rejeté, jusqu’à ce que se représente
enfin celui qui s’adapte naturellement à cette image de connaissance. Mais
d’où revient-il, sinon de la mémoire? Car, le reconnaissons-nous sur l’avis
d’un tiers, c’est encore elle qui le reproduit. Ce nom, en effet, n’est pas un
étranger qui sollicite notre créance, mais un hôte de retour, dont nous
constatons l’identité. Autrement, quel avis pourrait éveiller un souvenir
entièrement effacé dans notre esprit? Ce n’est donc pas tout à fait oublier
une chose que de se souvenir de l’avoir oubliée; et nous ne pourrions
c’hercher un objet perdu, si aucun souvenir ne nous en était resté.
29.
Est-ce ainsi que je vous cherche, Seigneur? Vous chercher, c’est
chercher la vie bienheureuse. Oh! que je vous cherche, pour que mon âme vive.
Elle est la vie de mon corps, et vous êtes sa vie. Est-ce donc ainsi que je
cherche la vie bienheureuse? Car je ne l’ai pas trouvée, tant que je n’ai pas
dit là où il faut le dire : C’est assez! Est-ce ainsi que je la cherche?
Est-ce par souvenir, comme si je l’eusse oubliée, (460) avec conscience de mon
oubli ? Est-ce par désir de l’inconnu? soit que je n’en aie jamais rien su,
soit que j’aie tout oublié jusqu’à la mémoire de mon oubli.
Mais n’est-ce pas cette vie
heureuse après laquelle tous les hommes soupirent et que nul ne dédaigne? Où
l’ont-ils connue pour la désirer ainsi ? où l’ont-ils vue pour l’aimer? Il
faut donc qu’elle soit avec nous; comment? je l’ignore; il faut qu’elle soit
en nous; mais à différentes mesures. L’heureux en espérance la possède, moins
que l’heureux en réalité, plus que celui qui est déshérité et de la réalité et
de l’espérance. Mais celui-là même la possède à certain degré, puisqu’il la
désire, et d’un désir incontestable.
Quelle est donc cette notion
dans l’homme? je ne sais. Réside-t-elle dans sa mémoire ? c’est le problème
qui m’intéresse; car alors, il faut que nous ayons été autrefois heureux.
Est-ce individuellement , est-ce dans ce premier homme, premier pécheur, en
qui nous sommes tous morts, premier père de nos misères?
C’est ce que je n’examine pas
maintenant, je ne veux que savoir si la vie heureuse est dans la mémoire. Elle
ne peut nous être entièrement inconnue, puisque nous l’aimons; puisqu’à ce
nom, il n’est personne qui ne confesse le désir de la réalité. Est-ce donc le
son qui nous en plaît? Qu’importe au Grec ce mot latin dont il ignore le sens;
mais le synonyme grec ne le laisse pas indifférent. Car elle ne connaît ni la
Grèce, ni Rome, celle qu’envient et Grecs et Latins, et tout homme en toute
langue; elle est donc connue de tous les hommes. Trouvez un mot compris de
tous pour leur demander s’ils veulent être heureux : oui, répondront-ils sans
hésiter. Ce qui serait impossible, si ce nom n’exprimait une réalité conservée
dans leur mémoire.
30.
Mais en est-il de ce souvenir comme de celui de Carthage que l’on a
vue? Non. La vie heureuse n’est pas un corps; les yeux ne l’ont pas aperçue.
S’en souvient-on comme des nombres? Non : leur notion ne laisse pas d’autre
désir. Mais la notion de la vie heureuse nous inspire l’amour et le désir de
sa possession.
S’en souvient-on comme de
l’éloquence? Non. Quoique ce mot suggère à plusieurs qui ne sont pas
éloquents, le souvenir et le désir de la chose même, preuve qu’elle existe
dans leur esprit, c’est néanmoins par les sens qu’ils ont remarqué l’éloquence
d’autrui, avec un plaisir qui leur en a donné le goût; goût dérivé du plaisir;
plaisir, d’une notion intérieure mais nul de nos sens ne nous révèle en autrui
la vie heureuse.
En est-il donc comme du
souvenir de la joie? Peut-être. Car si je me souviens de la joie dans la
tristesse, je puis me souvenir de la vie heureuse dans ma misère. Et cette
joie ne me fut jamais sensible, ni à la vue, ni à l’ouïe, ni à l’odorat, ni au
goût, ni au toucher; pur sentiment de l’esprit, dont l’impression, conservée
dans ma mémoire, réveille en moi le dédain ou le désir, suivant la diversité
des objets qui l’ont fait naître. Il fut un temps où je me réjouissais de la
honte, et mon coeur ne se souvient de ces joies qu’avec horreur; j’ai parfois
goûté le plaisir du bien, et je m’en souviens avec un désir, qui, sevré de
l’occasion, me rappelle avec tristesse ma joie passée.
31.
Mais où, mais quand ai-je vécu ma vie heureuse pour m’en souvenir, pour
l’aimer, pour la désirer? Et il ne s’agit pas ici de mon désir ou du voeu de
quelques hommes; car en est-il un qui ne veuille être heureux? Une notion
moins sûre permettrait-elle une volonté si certaine?
Demandez à deux hommes s’ils
veulent porter les armes , peut-être l’un dira oui l’autre non; demandez-leur
s’ils veulent être heureux, tous deux répondront sans hésiter que tel est leur
désir, et le même désir appelle l’un aux armes et en détourne l’autre. Ne
serait-ce pas que, trouvant leur plaisir, l’un ici, l’autre là, tous deux
s’accordent néanmoins dans leur volonté d’être heureux, comme ils
s’accorderaient dans la réponse à la question s’ils veulent avoir sujet de
joie; et cette joie même, c’est ce qu’ils appellent bonheur, l’unique but
qu’ils poursuivent par des voies différentes. Or, comme la joie est chose que
tout homme, un jour, a ressentie, il faut que ce nom de bonheur en représente
la connaissance à la mémoire. (461)
32.
Loin, mon Dieu, loin du coeur de votre serviteur humilié devant vous;
de trouver son bonheur en toutes joies! Car il en est une refusée aux impies (
Isaïe, XLVIII, 22), connue de vos serviteurs qui vous aiment; cette joie,
c’est vous. Et voilà la vie heureuse, se réjouir en vous, de vous et pour
vous; la voilà, il n’en est point d’autre. La placer ailleurs, c’est
poursuivre une autre joie que la véritable. Et cependant, la volonté qui s’en
éloigne s’attache encore à son image.
CHAPITRE XXIII.
AMOUR NATUREL DES HOMMES POUR LA VÉRITÉ
ILS NE LA HAÏSSENT QUE LORSQU’ELLE CONTRARIE
LEURS PASSIONS.
33.
Tous les hommes ne veulent donc pas être heureux, car il en est qui,
refusant de se réjouir en vous, seule vie bienheureuse, refusent leur
félicité. Serait-ce plutôt que, malgré leur désir, les révoltes de la chair
contre l’esprit, et de l’esprit contre la chair, les réduisent à l’impuissance
de leur vouloir ( Galat. V, 17), les précipitent dans la faiblesse de leur
force, dont ils se contentent, faute d’une volonté qui prête la force à leur
faiblesse?
Je leur demande à tous s’ils
ne préfèrent pas la joie de la vérité à celle du mensonge. Et ils n’hésitent
pas plus ici que pour la réponse à la question du bonheur. Car la vie heureuse
c’est la joie de la vérité; c’est la joie en vous, qui êtes la vérité ( Jean,
XIV, 6), ô Dieu! ma lumière, mon salut ( Ps. XXVI, 1), mon Dieu. Nous voulons
tous cette vie bienheureuse, nous voulons tous cette vie, seule bienheureuse;
nous voulons tous la joie de la vérité.
J’en ai vu plusieurs qui
voulaient tromper, nul qui voulût l’être. Où donc les hommes ont-ils pris
cette connaissance du bonheur, si ce n’est où ils ont pris celle de la vérité?
car ils aiment la vérité, puisqu’ils ne veulent pas être trompés. Et ils ne
peuvent aimer la vie heureuse, qui n’est que la joie de la vérité, sans aimer
la vérité. Et ils ne sauraient l’aimer, si la mémoire n’en avait aucune idée.
Pourquoi donc n’y cherchent-ils pas leur joie, pour y
trouver leur félicité? C’est qu’ils sont fortement préoccupés de ces vanités
qui leur créent plus de misères que ce faible souvenir ne leur laisse de
bonheur. Il est encore une faible lumière dans l’âme de l’homme. Qu’il marche,
qu’il marche, tant qu’elle luit, de peur d’être surpris par les ténèbres
(Jean, XII, 31).
34.
Mais d’où vient que la vérité engendre la haine? D’où vient que l’on
voit, un ennemi dans l’homme qui l’annonce en votre nom, si l’on aime la vie
heureuse qui n’est que la joie de la vérité? C’est qu’elle est tant aimée, que
ceux même qui ont un autre amour veulent que l’objet de cet amour soit la
vérité; et refusant d’être trompés, ils ne veulent pas être convaincus
d’erreur. Et de l’amour de ce qu’ils prennent pour la vérité vient leur haine
de la vérité même. Ils aiment sa lumière et haïssent son regard. Voulant
tromper sans l’être, ils l’aiment quand elle se manifeste, et la haïssent
quand elle les découvre; mais par une juste rémunération, les dévoilant malgré
eux, elle leur reste voilée.
C’est ainsi, oui c’est ainsi que l’esprit, humain, dans
cet état de cécité, de langueur, de honte et d’infirmité, prétend se cacher et
que tout lui soit découvert; et il arrive, au contraire, qu’il n’échappe pas à
la vérité qui lui échappe. Et néanmoins dans cet état de misère, il préfère
ses joies à celles du mensonge. lisera donc heureux lorsque, sans crainte
d’aucun trouble, il jouira de la seule Vérité, mère de toutes les autres.
35.
Ai-je assez dévoré les espaces de ma mémoire à vous chercher, mon Dieu?
et je ne vous ai pas trouvé hors d’elle! Non, je n’ai rien trouvé de vous que
je ne me sois rappelé, depuis le jour où vous m’avez été enseigné. Depuis ce
jour, je ne vous ai pas oublié.
Où j’ai trouvé la vérité, là
j’ai trouvé mon Dieu, la vérité même, alors connue, dès lors présente à. ma
mémoire. Et, depuis que je vous sais, vous n’en êtes pas sorti, et je vous y
trouve toutes les fois que votre souvenir me convie à vos délices. Voilà mes
voluptés saintes, don de votre miséricorde, qui a jeté un regard sur ma
pauvreté. (462)
36.
Mais où demeurez-vous dans ma mémoire, vous, Seigneur? où y
demeurez-vous? Quelle chambre vous y êtes-vous faite? Quel sanctuaire vous
êtes-vous bâti? Vous lui avez fait cet honneur d’habiter en elle, je le sais;
mais c’est votre logement que j’y cherche. Lorsque mon coeur s’est rappelé mon
Dieu, j’ai traversé toutes ces régions de souvenir qui me sont communes avec
les bêtes; ne vous trouvant pas entre les images des objets sensibles, je vous
ai demandé à la résidence où je mets en dépôt les affections de mon esprit;
mais vainement : j’ai pénétré au siège même de l’esprit, hôte de ma mémoire,
car l’esprit ‘se souvient aussi de soi-même; et vous n’y étiez pas, parce que
vous n’êtes ni une image sensible, ni une affection du principe vivant en
nous, comme la joie, la tristesse, le désir, la crainte, le souvenir, l’oubli,
ni l’esprit lui-même, mais le Seigneur, Dieu de l’esprit.
Instabilité que tout cela, et pourtant vous, éternel et
immuable, vous avez daigné demeurer dans ma mémoire depuis que je vous ai
connu. Et je demande encore où vous habitez en elle, comme si elle était lieu?
Mais certes vous habitez en elle, puisque je me souviens de vous depuis
l’heure où je vous ai connu, et c’est en elle que je vous retrouve, lorsque
votre souvenir se représente à mon coeur.
37.
Mais où donc vous ai-je trouvé pour vous apprendre? Vous n’étiez pas
dans ma mémoire avant de m’être connu. Où donc vous ai-je trouvé, sinon en
vous, au-dessus de moi? Entre vous et nous le lieu n’existe pas, et nous nous
approchons, nous nous éloignons de vous sans distance. Vérité, oracle
universel, vous siégez partout pour répondre à ceux qui vous consultent; vos
réponses fournissent en tous lieux à tant de consulteurs divers! Vous parlez
clairement, mais tous n’entendent pas de même. Tous conforment leurs demandes
à leurs volontés, mais vous n’y conformez pas toujours vos réponses. Celui-là
seul est votre zélé serviteur, qui a moins en vue d’entendre de vous ce qu’il
veut, que de vouloir ce qu’il a entendu de vous.
38.
Je vous ai aimée tard, beauté si ancienne, beauté si nouvelle, je vous
ai aimée tard. Mais quoi! vous étiez au dedans, moi au dehors de moi-même; et
c’est au dehors que je vous cherchais; et je poursuivais de ma laideur la
beauté de vos créatures. Vous étiez avec moi, et je n’étais pas avec vous;
retenu loin de vous par tout ce qui, sans vous, ne serait que néant. Vous
m’appelez, et voilà que votre cri force la surdité de mon oreille; votre
splendeur rayonne, elle chasse mon aveuglement; votre parfum, je le respire,
et voilà que je soupire pour vous; je vous ai goûté, et me voilà dévoré de
faim et de soif; vous m’avez touché, et je brûle du désir de votre paix.
39.
Quand je vous serai uni de tout moi-même, plus de douleur alors, plus
de travail; ma vie sera toute vivante, étant toute pleine de vous. L’âme que
vous remplissez devient légère; trop vide encore de vous, je pèse sur moi.
Mes joies déplorables
combattent mes tristesses salutaires, et de quel côté demeure la victoire? je
l’ignore. Hélas ! Seigneur, ayez pitié de moi. Mes tristesses coupables sont
aux prises avec mes saintes joies; et de quel côté demeure la victoire? je
l’ignore encore. Hélas! Seigneur, ayez pitié de moi! pitié, Seigneur! vous
voyez ; je ne vous dérobe point mes plaies. O médecin, je suis malade! ô
miséricorde, vous voyez- ma misère! Ah! n’est-ce pas une tentation continuelle
que la vie de l’homme sur la terre (Job, VII, 1) ?
Qui veut les afflictions et
les épreuves? Vous ordonnez de les souffrir, et non de les aimer. On n’aime
point ce que l’on souffre, quoiqu’on en aime la souffrance. On se réjouit de
souffrir, mais on choisirait de n’avoir pas tel sujet de joie. Dans le
malheur, je désire la prospérité; heureux, je crains le malheur. Entre ces
deux (463) écueils, est-il pour la vie humaine un abri contre la tentation?
Malheur, oui, malheur aux prospérités du siècle livrées à la crainte de
l’adversité et aux séductions de la joie! Malheur, trois fois malheur aux
adversités du siècle, livrées au désir de la prospérité! dures à souffrir,
écueil où la patience fait naufrage ! N’est-ce pas une tentation continuelle
que la vie de l’homme sur la terre?
40.
Et toute mon espérance n’est que dans la grandeur de votre miséricorde.
Donnez-moi ce que vous m’ordonnez, et ordonnez-moi ce qu’il vous plaît. Vous
me commandez, la continence. « Et je sais, dit votre serviteur, que « nul ne
peut l’avoir, si Dieu ne la lui donne. Et savoir même d’où vient ce don en est
un de la sagesse ( Sag. VIII, 21).» La continence nous recompose et ramène à
l’unité les fractions multiples de nous-mêmes. Car ce n’est pas assez vous
aimer que d’aimer avec vous quelque chose que l’on n’aime pas pour vous. O
amour toujours brûlant sans jamais s’éteindre; amour, mon Dieu, embrasez-moi!
Vous m’ordonnez la continence; donnez-moi ce que vous m’ordonnez, et
ordonnez-moi ce qu’il vous plaît.
41.
Vous m’ordonnez formellement de proscrire la concupiscence de la chair,
la concupiscence des yeux, et l’ambition du siècle (Jean, II, 16).Vous
défendez l’amour illégitime; et, quant au mariage, si vous l’avez permis, vous
avez conseillé mieux. Et vous m’avez donné de faire selon votre désir, avant
même d’être appelé au ministère de vos sacrements.
Mais elles vivent encore dans
ma mémoire, dont j’ai tant parlé, ces images qu’une triste accoutumance y a
fixées. Faibles et pâles, tant que je veille, elles attendent mon sommeil pour
m’insinuer un plaisir, pour me dérober une ombre de consentement et d’action.
Vaines illusions, assez puissantes toutefois sur mon âme et sur ma chair pour
obtenir de moi, quand je dors, ce que les réalités demandent en vain à mon
réveil. Suis-je donc alors autre que moi-même, Seigneur mon Dieu? Et cependant
quelle différence entre moi et moi, dans cet instant de passage au sommeil, de
retour à la veille!
Où est cette raison vigilante
contre de telles séductions? Supérieure aux atteintes des réalités mêmes, se
ferme-t-elle avec les yeux? s’assoupit-elle avec les sens? D’où vient donc que
souvent nous résistons endormis, fidèles au souvenir de nos bonnes
résolutions? Nul attrait flatteur ne triomphe alors de notre chaste
persévérance. Et toutefois, quand il en arrive autrement, nous sommes si
absents de nous-mêmes que nous retrouvons, au réveil, le repos de notre
conscience: la douleur de ce qui s’est passé en nous n’est point un remords
pour la volonté qui dormait.
42.
Mais votre main, Dieu tout-puissant, n’a-t-elle pas le pouvoir de
guérir toutes les langueurs de mon âme, et de verser une grâce abondante sur
les mouvements impurs de mon sommeil? Une nouvelle effusion de miséricordes,
Seigneur, pour que mon âme, dégagée des appâts de la concupiscence, me suive,
et que je vous l’amène; qu’elle ne se révolte. plus contre soi; que, loin de
se livrer, endormie, aux imaginations impures et brutales, jusqu’à séduire la
chair, elle refuse la moindre adhésion ! Eloignez de moi toute surprise, la
plus faible même, celle qui fuirait devant un souffle de chasteté exhalé dans
mon sommeil: il vous en coûtera peu de m’accorder cette grâce en cette vie, à
l’âge où je suis; ô vous, qui êtes assez puissant pour nous, exaucer au delà
de nos prières, au delà de nos pensées ( Ephés. III, 20).
Et j’ai dit à mon bon Maître ce que je suis encore dans
ces ressentiments de ma misère; et, pénétré d’une joie craintive (Ps. II, 11),
je me réjouis, Seigneur, de ce que vous m’avez donné, et je m’afflige de
rester inachevé, et j’espère que vous accomplirez en moi votre oeuvre de
clémence, jusqu’à la paix définitive que mes puissances intérieures et
extérieures feront avec vous, au jour où la mort sera engloutie dans la
victoire ( I Cor. XV, 54). (464)
43.
Le jour me suggère un autre ennemi; et plût à Dieu qu’il pût lui
suffire! Nous réparons, par le boire et le manger, les ruines journalières du
corps, jusqu’au moment où, détruisant l’aliment et l’estomac, vous éteindrez
mon indigence par une admirable plénitude, et revêtirez cette chair
corruptible d’une éternelle incorruptibilité (I Cor. XV, 53). Aujourd’hui
toutefois, cette nécessité m’est douce, et je combats cette douceur pour ne
pas m’y laisser prendre: guerre de tous les instants que je me fais par le
jeûne, et les rigueurs qui réduisent le corps en servitude (Cor. IX, 27); et
pourtant je ne puis éviter le plaisir qui chasse les douleurs du besoin: car
la faim et la soif sont aussi des douleurs, brûlantes et meurtrières comme la
fièvre, si les aliments ne les soulagent; et votre bonté consolante mettant à
la disposition de-nôtre misère les tributs du ciel, de la terre et des eaux,
nos angoisses deviennent des délices.
44.
Vous n’avez enseigné à ne prendre les aliments que
comme des remèdes. Mais quand je passe de l’inquiétude du besoin au
repos qui eh suit la satisfaction, le piége de la concupiscence m’attend au,
passage; car ce passage lui-même est un plaisir; et il n’est pas d’autre voie,
et c’est la nécessité qui m’y pousse. L’entretien de la vie est la seule
raison du boire et du manger, et néanmoins un dangereux plaisir marche de
compagnie; esclave qui trop souvent cherche à devancer son maître,
revendiquant pour lui-même ce que je prétends n’accorder qu’à l’intérêt
légitime. Et puis, les limites de l’un ne sont pas celles de l’autre; ce qui
suffit à la nécessité ne suffit pas au plaisir; et parfois, il devient
difficile de reconnaître si nous accordons un secours à la requête du besoin,
ou un excès aux perfides sollicitations de la convoitise. Notre pauvre âme
sourit à cette incertitude, charmée d’y trouver une excuse pour couvrir, du
prétexte de la santé, une complaisance coupable. A ces tentations, je résiste
chaque jour avec effort, et j’appelle à mon secours votre bras salutaire; et
je vous remets toutes mes perplexités: car je n’ai pas encore sur ce point la
stabilité du conseil.
45.
J’entends la voix de mon Dieu: « Ne laissez pas appesantir vos coeurs
par l’intempérance et l’ivrognerie (Luc, XXI, 34). » Ce dernier vice est loin
de moi; votre miséricorde ne lui permettra jamais de m’approcher. Mais la
sensualité s’insinue quelquefois chez votre serviteur. Que votre miséricorde
la tienne éloignée de lui. Nul ne peut être continent, si vous ne lui en
donnez la grâce. Vous accordez beaucoup à nos prières; le bien même que nous
avons reçu avant de vous prier, c’est vous qui nous l’avez donné, c’est de
vous que nous tenons encore de nous savoir redevables. Je n’ai jamais été
sujet à l’intempérance, mais j’ai connu des intempérants que vous avez rendus
sobres. Vous faites les uns ce qu’ils ont toujours été, les autres ce qu’ils
n’ont pas été toujours, pour qu’ils sachent, les uns et les autres, à qui ils
doivent rendre grâces.
Vous me dites encore: « Ne
marche pas à la suite de tes convoitises, et détourne-toi de ta volonté (Ecclési.
XVIII, 30).» Votre grâce m’a fait entendre cette autre parole que j’aime : «
Que nous mangions, ou ne mangions pas, rien de plus pour nous, rien de moins (
I Cor. VIII, 8), » c’est-à-dire que je ne trouverai là ni mon opulence, ni ma
détresse. Et cette parole encore : « J’ai appris à me contenter de l’état où
je suis; je sais vivre dans l’abondance, et je sais souffrir le besoin. Je
peux tout en celui qui me fortifie (Philipp. IV, 11-13). » Voilà comme parle
un soldat du ciel; est-ce notre langage, poussière que nous sommes? Mais
souvenez-vous, Seigneur, que nous sommes poussière; que c’est de poussière que
vous avez fait cet homme, perdu et retrouvé (Ps.
CII, 14 ; Gen. III, 19 ; Luc, XV,
24, 32.). Et ce n’est pas en lui qu’il a trouvé sa force, celui-là,
poussière comme nous, qui darde au souffle de votre inspiration ces paroles
brûlantes dans mon coeur : « Je peux tout en celui qui me fortifie. »
Oh! fortifiez-moi, pour que je puisse ! Donnez-moi ce que vous m’ordonnez; et
ordonnez-moi ce qu’il vous plaît. Et il confesse, lui, qu’il a tout reçu, et
que toute sa gloire est dans le Seigneur (I Cor. I, 30, 31). Il veut recevoir
aussi, cet autre, que j’entends vous adresser cette prière : « Délivrez-moi
des désirs de la sensualité (Ecclés. XXIII, 6).» N’est-il pas évident, ô Dieu
saint, que vous donnez tout, jusqu’à l’obéissance à vos commandements?
46.
Vous m’avez enseigné, ô bon Père, « que tout est pur pour les coeurs
purs; » mais que c’est un mal de se mettre à table au scandale de son frère
(Rom. XIV, 20); que toutes vos créatures sont ( 465) bonnes; « qu’il ne faut
rien refuser de ce que l’on peut recevoir en action de grâces (I Tim. IV, 4);
»que ce n’est point « notre aliment qui nous rend recommandables à Dieu ( I
Cor. VIII, 8), que l’on se garde de juger sur le manger et le boire ( Coloss.
II, 16); que celui qui mange ne méprise pas celui qui s’abstient; que celui
qui s’abstient ne méprise pas celui qui mange (Rom. XIV, 3). » Grâces à vous
de tous ces enseignements que j’ai retenus; louanges à vous, mon Dieu, qui
avez frappé à mon oreille pour introduire la lumière dans mon coeur.
Délivrez-moi de toute tentation.
Non que je craigne l’impureté
de l’aliment, je crains l’impureté de la convoitise. Je sais qu’il a été
permis à Noé de se nourrir de toute chair (Gen. IX, 2,3); qu’Hélie a demandé à
la chair l’apaisement de sa faim (III Rois, XVII, 6); que l’abstinence
admirable de Jean n’a pas été souillée de sa pâture de sauterelles ( Matth.
III, 4); je sais aussi qu’Esaü s’est laissé surprendre par un désir de
lentilles (Gen. XXV, 34); que David s’est accusé lui-même d’avoir désiré un
peu d’eau ( II Rois, XIII, 15-17); que notre Roi a été tenté, non de chair,
mais de pain (Matth. IV, 3). Aussi le peuple, dans le désert, mérita-t-il
d’être réprouvé, non pour avoir eu désir de la chair, mais parce que ce désir
le fit murmurer contre le Seigneur (Nomb. XI).
47.
Entouré de ces tentations, je lutte chaque jour contre la concupiscence
du boire et du manger. Car ce n’est pas chose que je puisse me retrancher pour
jamais, comme le désir de la femme. Il me faut donc tenir à ma bouche un frein
qui se relâche et se retire à propos. Et, Seigneur, quel est celui qui ne
s’emporte quelquefois au delà des barrières de la nécessité? S’il en est un,
il est grand, qu’il vous glorifie de sa perfection! Moi, je ne suis pas cet
homme ; je suis un pécheur, et je glorifie pourtant votre nom, assuré que
Celui qui a vaincu le siècle (Jean, XVI, 33) intercède auprès de vous pour mes
péchés ( Rom. VIII, 34), qu’il m’a compté entre les membres infirmes de son
corps, dont vos yeux ne dédaignent pas les imperfections, et qui sont tous
inscrits au livre de vie( Ps. CXXXVIII, 16).
48.
Les odeurs me hissent assez indifférent à leur charme. Absentes, je ne
les recherche pas, je ne répudie pas leur présence; je suis disposé à m’en
passer. Du moins me semble-t-il ainsi, et je me trompe peut-être. Car ne
faut-il pas gémir sur cette nuit profonde qui, nous voilant les ressorts de
notre être, interdit à l’esprit, lorsqu’il se consulte lui-même sur sa
puissance, toute créance facile à ses réponses, parce qu’il ignore d’ordinaire
ce qu’il recèle en lui, si l’expérience ne le lui découvre? Et nul homme ne
doit être en sécurité dans cette vie qui n’est, tout entière, qu’une tentation
( Job, VII, 1); de mauvais devenu meilleur, rien ne garantit que de meilleur
il ne devienne pire. Il n’est qu’un espoir, qu’une confiance, qu’une promesse
sûre, votre miséricorde.
49.
Les voluptés de l’oreille m’avaient captivé par des liens plus forts;
mais vous les avez brisés; vous m’avez délivré de cet esclavage. Cependant, je
l’avoue, aux accents que vivifient vos paroles chantées par une voix douce et
savante, je ne puis me défendre d’une certaine complaisance, impuissante
toutefois à me retenir quand il me plaît de me retirer. Suaves mélodies,
n’est-ce pas justice qu’admises avec les saintes pensées qui sont leur âme, je
leur fasse dans la mienne une place d’honneur? mais j’ai peine à garder une
juste mesure.
Car il me semble que je leur accorde parfois plus qu’il
ne convient, sentant que par cette harmonie, les paroles sacrées pénètrent mon
esprit d’une plus vive flamme d’amour; et je vois que les affections de l’âme
et leurs nuances variées retrouvent chacune sa note dans les modulations de la
voix, et je ne sais quelle secrète sympathie qui les réveille. Mais le charme
sensible, à qui il ne faut pas laisser le loisir d’énerver l’âme, me trompe
souvent, quand la sensation se lasse de marcher après la raison, et prétend
autoriser de là faveur d’être admise à sa suite, ses efforts pour la précéder
et la conduire. C’est là que je pèche sans m’en apercevoir, mais bientôt je
m’en aperçois.
50.
D’autres fois, un excès de précautions (466) contre de telles surprises
me jette dans un excès de rigidité, et je voudrais éloigner de mon oreille et
de l’Eglise même ces touchantes harmonies, compagnes ordinaires des psaumes de
David. Il me parait alors plus sûr de s’en tenir à ce que j’ai souvent ouï
dire d’Athanase, évêque d’Alexandrie, qu’il les faisait réciter avec une
légère inflexion de voix, plus semblable à une lecture qu’à un chant.
Et cependant quand je me
rappelle ces larmes que les chants de votre Eglise me firent répandre aux
premiers jours où je recouvrai la foi, et qu’aujourd’hui même je me sens
encore ému, non de ces accents, mais des paroles modulées avec leur expression
juste par une voix pure et limpide, je reconnais de nouveau la grande utilité
de cette institution. Ainsi je flotte entre le danger de l’agréable et
l’expérience de l’utile, et j’incline plutôt, sans porter toutefois une
décision irrévocable, au maintien du chant dans l’Eglise, afin que le charme
de l’oreille élève aux mouvements de la piété l’esprit trop faible encore.
Mais pourtant, lorsqu’il m’arrive d’être moins touché du verset que du chant,
c’est un péché, je l’avoue, qui mérite pénitence: je voudrais alors ne pas entendre chanter.
Voilà où j’en suis. Pleurez
avec moi, pleurez pour moi, vous qui sondez en vous-mêmes la source vive des
bonnes oeuvres; car, pour vous, qui la négligez, ces plaintes ne vous ton
client guère. Mais, Seigneur mon Dieu, témoin de cette laborieuse étude de
moi-même, ma langueur est sous vos yeux; voyez, entendez-moi; donnez-moi un
regard de pitié, guérissez-moi.
51.
Reste la volupté des yeux de ma chair, dont je vais publier les
confessions à l’oreille de votre temple , des âmes fraternelles et pieuses;
ainsi j’aurai parlé de toutes les tentations charnelles qui me frappent
encore, tandis que je gémis, « et soupire après cette habitation céleste dont
Je brûle d’être revêtu comme d’un second vêtement (II Cor. V, 2). »
La beauté, la variété des formes, l’agrément et la
vivacité des couleurs charment les yeux. Que mon âme ne demeure pas attachée à
ces objets; que Dieu la retienne, Dieu leur auteur, «dont toutes les oeuvres
sont bonnes ( Ecclési. XXXIX,39); » mais lui seul est mon bien, et non pas
elles. Et elles me sollicitent, tant que je veille pendant la durée du jour;
et il ne m’est pas donné de m’en reposer, comme je me repose des chants qui
ont cessé, quelquefois de tout bruit, dans un profond silence. Car la reine
des couleurs elle-même, cette lumière qui inonde tout ce que nous voyons, se
glisse partout où je suis pendant le jour, me pénètre par mille insinuations
charmeresses, alors même que je porte ailleurs l’activité de ma pensée. Elle
s’insinue si profondément, qu’à sa disparition soudaine nous la recherchons
avec inquiétude; et son absence prolongée nous attriste l’âme.
52.
O lumière que voyait Tobie l’aveugle, lorsqu’il enseignait à son fils
le chemin de la vie, et, sans s’égarer, y marchait devant lui d’un pied sûr,
du pied de la charité ( Tob. IV) ! Lumière que voyait Isaac, malgré la nuit
pesante dont la vieillesse avait voilé ses yeux! lumière par laquelle il sut
connaître, en les bénissant, ses fils qu’il bénissait sans les connaître (Gen.
XXVII) ! Lumière que voyait Jacob, dont le grand âge, aussi, avait éteint la
vue, quand son coeur, rayonnant de clartés, mesura d’un regard toutes les
générations du peuple futur, désignées dans ses fils; quand ses mains
mystérieusement croisées sur les enfants de Joseph, se refusèrent à l’ordre
extérieur que leur père voulait rétablir ; car elles étaient imposées selon le
discernement intérieur ( Gen.
XLIXX).
Voilà la lumière même; elle
est une ; elle ne fait qu’un de tous ceux qui la voient et qui l’aiment. Mais
cette lumière corporelle, dont je parlais, assaisonne la vie pour les aveugles
amants du siècle, d’enivrantes et perfides douceurs. Et à ceux toutefois qui
savent vous en rendre hommage, ô Dieu créateur de toutes choses, elle sert de
degré pour monter à votre gloire, et non pour descendre au fond de leur
sommeil. C’est ainsi que je veux être.
Je lutte contre les séductions des yeux, de peur que mes
pieds ne s’y embarrassent à l’entrée de vos voies; et j’élève vers vous mes
yeux invisibles, afin que les noeuds qui arrêtent mes pas soient rompus (Ps.
XXIV).Vous les dégagez souvent, car souvent ils s’engagent. Vous ne cessez de
me délivrer, et je ne cesse de me prendre aux piéges semés partout; vigilant
défenseur d’Israël, vous ne dormez, vous ne sommeillez jamais (Ps. CXX, 4).
(467)
53.
Que de séductions sans nombre dans les oeuvres de l’art et de
l’industrie, vêtements, vases, tableaux, statues; abus d’une nécessité, abus
même d’une intention pieuse; nouveaux enivrements que les hommes ajoutent aux
convoitises des yeux; répandus au dehors à la suite de leurs oeuvres, oubliant
en eux-mêmes Celui qui les a faits, ils gâtent en se défigurant le
chef-d’oeuvre divin.
Ici même, ô mon Dieu! ô ma
gloire! ici je trouve à glorifier votre nom; ô mon sanctificateur! je vous
offre un sacrifice de louanges! car ces beautés que vous faites passer de
l’âme à la main de l’artiste, procèdent de cette beauté, supérieure à nos
âmes, et vers laquelle mon âme soupire nuit et jour. Mais ces amateurs, ces
fabricants de beautés extérieures, empruntent à l’invisible la- lumière qui
les leur fait agréer, et non la règle qui en dirige l’usage. Elle est
présente, et ils ne la voient pas. C’est en vain qu’elle leur dit de ne pas
aller plus loin, et de vous conserver toute leur force (Ps. LVIII, 10), au
lieu de la dissiper dans ces délices énervantes.
Et moi qui en parle ainsi, qui
en parle avec discernement, j’engage encore mes pas aux filets de ces beautés;
mais vous me délivrez, Seigneur, vous me délivrez, « parce que votre
miséricorde est toujours présente à mes « yeux (Ps. XXV,3).» Ma
faiblesse se laisse prendre, votre miséricorde me délivre ; parfois sans
souffrance, quand je tombe par mégarde; parfois avec douleur, quand le lien
s’est resserré.
54.
Ajoutez une autre tentation qui nous environne de périls multipliés.
Outre la concupiscence de la chair, mêlée à toutes les impressions sensibles,
à toutes les voluptés dont le fol amour consume ceux qui se retirent de vous,
il se glisse encore dans l’âme, par les sens, un nouveau désir, ne demandant
plus du plaisir à la chair, mais des expériences; vaine curiosité qui se
couvre du nom de connaissance et de savoir. Or, comme elle consiste dans
l’appétit de connaître, et que la vue est le premier organe de nos
connaissances, l’Esprit-Saint l’a nommée concupiscence des yeux (I Jean, II,
16).
Voir appartient aux yeux, mais
nous attribuons cette expression aux autres sens, quand nous les appliquons à
connaître. Car nous ne disons pas d’un objet : Ecoute comme il rayonne, sens
comme il brille, goûte comme il resplendit, touche comme il éclate. Un seul
mot pour tout cela, vois; et non-seulement, vois quelle lumière, ce qui est
exclusivement du ressort des yeux, mais encore, vois quel son, vois quelle
odeur, vois quelle saveur, vois quelle dureté. Aussi l’expérience générale des
sens, avons-nous dit, est-elle nommée concupiscence des yeux. Quoique, en
effet, la vision soit leur fonction particulière, les autres sens l’usurpent
néanmoins, quand, à l’exemple des yeux, ils explorent quelque vérité.
55.
Or, on discerne sans peine si l’intérêt du plaisir ou celui de la
curiosité fait agir les sens. Le plaisir recherche la beauté, l’harmonie, les
odeurs, les saveurs, les doux attouchements, la curiosité veut essayer même de
leurs contraires, non pour affronter une impression pénible, mais par
fantaisie d’éprouver et de savoir. Quel plaisir, en effet, peut nous offrir
l’aspect d’un cadavre déchiré, qui fait horreur? En est-il un gisant, tous
accourent pour rapporter de cette vue la consternation, la pâleur. Ils
craignent maintenant de le revoir dans leur sommeil. Eh! qui les a contraints,
éveillés, de le voir? Quel ouï-dire leur a donné l’espérance d’y trouver
quelque beauté? — Ainsi des autres sens; mais il serait trop long de
poursuivre.
C’est cette maladie qui
invente les raffinements des spectacles; c’est elle qui prétend pénétrer les
secrets les plus cachés de la nature, inutiles à connaître, et dont les hommes
ne désirent rien que la connaissance; c’est elle qui sollicite les efforts
prévaricateurs de la magie; c’est elle enfin qui, dans la religion même, va
jusqu’à tenter Dieu, et lui demande des prodiges par fantaisie, et non par
charité.
56.
Dans cette immense forêt, remplie d’embûches et de périls, combien de
coupes n’ai-je pas déjà faites? que n’ai-je pas retranché dans mon coeur?
grâce à votre assistance, ô Dieu de mon salut! Et cependant, la vie de chaque
jour étant assaillie de ces essaims d’objets qui bourdonnent autour d’elle,
quand oserai-je dire que nul d’entre eux ne fixe mon regard, et que je défie
tous les pièges d’une vaine curiosité? .A cette heure, il est vrai, je suis
indifférent au plaisir du théâtre; je me soucie peu de connaître le cours des
astres; jamais mon âme n’a interrogé les ombres; et j’abhorre tout (468) pacte
sacrilége. Mais, ô Seigneur mon Dieu, à qui je dois le service du plus humble
esclave, par quelles insinuations perfides l’ennemi ne me suggère-t-il pas de
vous demander quelque miracle? Et je vous conjure, par notre Roi, par notre
patrie sainte, la chaste et pure Jérusalem, qu’un coupable consentement,
jusqu’à présent éloigné de mon âme, s’en éloigne de plus en plus chaque jour.
Mais quand je vous sollicite pour la santé d’un frère, le but de mes instances
est bien différent; vous faites comme il vous plaît, et vous me donnez la
grâce, vous ne me la refuserez jamais, d’embrasser votre volonté.
57.
Et cependant combien de bagatelles et de frivolités méprisables
séduisent encore chaque jour notre curiosité? Qui pourrait compter nos
tentations et nos chutes? Combien de fois souffrons-nous, par certaine
condescendance pour les faibles, de vains récits que, peu à peu, nous écoutons
avec plaisir? Je ne vais plus au cirque voir un chien courir après un lièvre;
mais que le hasard dans le champ où je passe, m’en donne le spectacle, me
voilà peut-être détourné d’une méditation profonde ; cette chasse inattendue
m’attire; elle ne m’oblige pas de tourner bride, mais de laisser courre mon
coeur. Et si, en me donnant la preuve de ma faiblesse, vous ne m’inspirez
aussitôt de ramener mon esprit de cette vue à une pensée qui m’élève jusqu’à
vous, ou bien de passer outre avec mépris, je reste amusé de cette puérile
distraction.
Que dis-je? sans sortir de ma
maison, un lézard, qui prend des mouches, une araignée, qui les enveloppe de
ses fils, n’est-ce pas assez pour captiver mes yeux? La petitesse de ces
animaux diminue-t-elle donc l’action de ma curiosité ? Je passe de là à vous
louer, Créateur, ordonnateur admirable de toutes choses; mais cette fin
n’était pas le principe de mon attention : autre chose est de se relever
prompte, ment ou de ne tomber jamais. Et toute ma vie est pleine de faux pas;
et la grandeur de votre clémence est mon unique espoir. Car, dès lors que
notre âme, prostituée à ces vains objets, se remplit de conceptions frivoles,
il arrive que nos prières sont souvent interrompues et troublées; et en votre
présence, la voix de notre coeur veut-elle monter jusqu’à vous, une irruption
de pensées misérables, accourues je ne sais d’où, vient traverser un acte si
important.
58.
Et ceci, est-ce pure bagatelle dont il faille tenir peu de compte? Et
notre espérance peut-elle être ailleurs que dans la miséricorde bien connue,
qui a commencé l’oeuvre de notre conversion?
Et vous savez à quel point vous m’avez changé, me
guérissant d’abord de la passion de la vengeance, pour devenir secourable à
mes autres iniquités, dissiper toutes mes langueurs, racheter ma vie de la
corruption, pour me donner la couronne de grâce et de miséricorde, et
prodiguer vos biens à la merci de mes désirs ( Ps. CIII, 3-5). Vous m’avez
inspiré votre crainte, qui éteint l’orgueil, et apprivoisé ma tête à votre
joug. Et je le porte aujourd’hui, et ce fardeau m’est doux; vous me l’aviez
promis, vous tenez votre promesse (Matth. XI, 30) et il était en effet léger,
à mon insu, quand je craignais de m’y soumettre. Mais dites-moi, Seigneur,
seul dominateur exempt d’orgueil, parce que vous êtes le seul Maître
véritable, et qui n’en connaît point d’autre, dites-moi, suis-je délivré, ou
pourrai-je l’être jamais dans cette vie, de ce troisième genre de tentation?
59.
Vouloir être craint et aimé des hommes, sans autre raison que le désir
d’une joie qui n’est pas vraie, c’est une vie misérable, c’est une honteuse
insolence. Et voilà pourquoi notre coeur est sans amour pour vous , et notre
crainte sans pureté. Aussi, vous répandez sur les humbles la grâce que vous
refusez aux superbes (I Pierre, V,5); vous tonnez sur les ambitions du siècle
, et les fondements des montagnes tremblent.
Or, comme l’intérêt de la société humaine y fait un
devoir de l’amour et de la crainte, l’ennemi de notre véritable félicité nous
presse, et par tous les piéges qu’il sème sous nos pas, il nous crie :
Courage, courage! Il veut que notre avidité à recueillir nous laisse
surprendre; il veut que nos joies se déplacent et quittent votre vérité pour
se fixer au mensonge des hommes; il veut que nous prenions plaisir à nous
faire aimer et craindre, non pour vous, mais au lieu de vous. Et, nous rendant
semblables à lui-même, il veut nous gagner, non pas à l’union de la charité,
mais au partage de son supplice, lui qui a mis son trône sur l’aquilon, afin
que vos coupables et difformes imitateurs (469) tombent dans ses fers (Isaïe,
XIV, 13-15) ténébreux et glacés. Mais nous, Seigneur, nous sommes votre petit
troupeau (Luc, XII, 32); nous voilà; prenez votre houlette. Etendez vos ailes
sur nous; que leur ombre soit notre asile. Soyez notre gloire; que l’on ne
nous aime que pour vous; que votre Verbe seul se fasse craindre en nous. Celui
qui veut être loué des hommes, malgré votre blâme, ne trouvera pas d’homme
pour le défendre à votre tribunal, ni pour le soustraire à votre arrêt. Et il
ne s’agit point d’un pécheur flatté dans les mauvais instincts de son âme, ni
d’un impie dont on bénit l’iniquité (Ps. X, 13), mais d’un homme loué pour
quelque grâce reçue de vous; s’il jouit plutôt de la louange que de cette
faveur divine qui, en est l’objet, votre blâme accompagne ces louanges; et
celui qui les donne vaut mieux que celui qui les reçoit; l’un aime dans
l’homme le don de Dieu, l’autre préfère au don de Dieu celui de l’homme.
60.
Voilà les tentations dont nous sommes assaillis,
Seigneur, chaque jour, sans relâche. Chaque jour la langue humaine est la
fournaise de notre épreuve. C’est, encore ici que vous nous commandez la
continence. Donnez-moi ce que vous m’ordonnez; ordonnez-moi ce qu’il vous
plaît. Vous savez ici les gémissements que mon coeur exhale, et les torrents
de larmes que roulent mes yeux. Inhabile à discerner jusqu’à quel point je
suis allégé de ce fardeau de corruption, je tremble pour mes maux secrets (
Ps. XVIII, 3), connus de votre regard, et que le mien ignore.
Les autres tentations me
laissent toujours quelque moyen de m’examiner, celle-ci presque jamais; car
pour les voluptés charnelles, pour les convoitises de la vaine science, je
vois l’empire que j ‘ai gagné sur mon esprit, par la privation volontaire ou
l’absence de ces impressions. Et je m’interroge alors, en mesurant le degré de
vide que j’éprouve. Quant à la richesse, que l’on ne poursuit que pour
satisfaire l’une de ces trois concupiscences, ou deux ou toutes ensemble,
l’esprit se trouve-t-il dans l’impossibilité de deviner s’il la méprise en la
possédant, qu’il la congédie pour s’éprouver. Est-ce à dire que, pour nous
assurer de notre
force à supporter le jeûne de la louange, il faille vivre mal, et en venir à
un tel cynisme, que personne ne puisse nous connaître sans horreur? Qui
pourrait penser ou dire pareille extravagance? Mais si la louange est la
compagne ordinaire et obligée d’une vie exemplaire et de bonnes oeuvres, il ne
faut pas plus renoncer à la vertu qu’à son cortège. Et cependant, sans
privation et sans absence, puis-je avoir le secret de ma résignation?
61.
Que vais-je donc ici vous confesser, Seigneur? Eh bien! je vous dirai
que je me plais à la louange, mais encore plus à la vérité qu’à la louange.
Car s’il m’était donné de choisir la louange des hommes pour salaire d’erreur
ou de démence, ou leur blâme pour prix de mon inébranlable attachement à la
vérité, mon choix ne serait pas douteux.
Je voudrais bien, toutefois, que le suffrage des lèvres
d’autrui n’ajoutât rien à la joie que je ressens de ce peu de bien qui est en
moi. Mais, je l’avoue, le bon témoignage l’augmente et le blâme la diminue. Et
quand cette affliction, d’esprit me trouble, il me vient une excuse; ce
qu’el1e vaut, vous le savez, mon Dieu; pour moi, elle me laisse dans le doute.
Or, vous ne nous avez pas seulement ordonne la continence qui enseigne ce dont
notre amour doit s’abstenir, mais encore la justice qui lui montre où il se
doit diriger; et vous nous commandez d’unir à votre amour celui du prochain,
Il me semble donc que c’est l’avancement de l’un de mes frères que j’aime ou
que j’espère, quand je me plais aux louanges intelligentes qu’il donne, et que
c’est encore pour lui que je m’afflige quand je l’entends prononcer un blâme
ignorant ou injuste.
Quelquefois même, je
m’attriste des témoignages flatteurs que l’on me rend, soit que l’on approuve
en moi ce qui me déplaît de moi-même, soit que l’on estime au delà de leur
valeur des avantages secondaires. Eh! que sais-je? Ce sentiment ne vient-il
pas de ma répugnance aux éloges en désaccord avec l’opinion que j’hi de moi?
Non qu’alors je sois touché de l’intérêt du prochain; mais c’est que le bien
que j’aime en moi m’est encore plus agréable quand je ne suis pas seul à
l’aimer. Et, en effet, est-ce donc me louer que de contredire mes sentiments
sur moi, en louant ce qui me déplaît, en exaltant des (470) qualités
indifférentes? Suis-je donc ici un mystère pour moi-même?
62.
Mais ne vois-je pas en vous, ô Vérité, que l’intérêt seul du prochain
doit me rendre sensible à la louange? Est-ce ainsi que je suis? je l’ignore.
Et, en cela, je vous connais mieux que moi-même. Oh! révélez-moi à moi, mon
Dieu; que je signale aux prières de mes frères les secrètes blessures de mon
âme.
Encore un retour sur moi: je
veux me sonder plus à fond. Si la seule utilité du prochain me fait agréer la
louange, d’où vient que le blâme jeté à un autre m’intéresse moins que celui
qui me touche? Pourquoi suis-je plus vivement blessé du trait qui m’atteint
que de celui dont une même injustice frappe un frère en ma présence? Est-ce
encore là un secret qui m’échappe? Et que n’ai-je déjà pris mon parti de me
tromper moi-même, et de trahir devant vous la vérité et de coeur et de bouche!
Eloignez de moi, Seigneur, cette folie, de peur que mes paroles ne soient pour
moi l’huile qui parfume la tête du pécheur (Ps. CXL, 5)!
63.
Je suis pauvre et dénué, et tout ce que j’ai de
mieux, c’est cette déplaisance de moi-même dont le gémissement intérieur me
rend témoignage, et qui ne se lassera de poursuvre votre miséricorde, que vous
n’ayez soulagé mes défaillances, en consommant ma régénération dans la paix
ignorée de l’oeil superbe.
Les paroles de notre bouche,
nos actions qui se produisent à la connaissance des hommes, amènent la plus
dangereuse tentation, cet amour de la louange, qui recrute, au profit de
certaine qualité personnelle, des suffrages mendiés, et trouve encore à me
séduire par les reproches mêmes que je me fais. Souvent l’homme tire une
vanité nouvelle du mépris même de la vaine gloire; et la vaine gloire rentre
en lui par ce mépris dont il se glorifie.
64.
Il est encore en nous un autre ennemi, une tentation de même nature; cette
complaisance en soi qui se repaît de son inanité, se souciant peu de plaire ou
déplaire au prochain. Or, celui qui se plaît à lui-même, vous déplaît
souverainement, soit qu’il prenne en lui pour bien ce qui n’est pas bien, ou
qu’il revendique comme son bien propre celui qu’il tient de vous; soit que,
reconnaissant votre don, il l’attribue à ses mérites, ou qu’enfin il confesse
votre grâce, mais avec cette joie de l’égoïsme qui envie aux autres les mêmes
faveurs. Parmi tant de périls et d’épreuves, vous le voyez, mon coeur tremble;
et, si le mal s’est apaisé, c’est bien moins absence de blessures que célérité
de la main dont j’ai senti l’action salutaire.
65.
Dans ce long pèlerinage de ma pensée, où ne m’avez-vous pas accompagné, ô
Vérité? avez-vous cessé de m’enseigner ce qu’il fallait rechercher ou fuir,
quand je vous consultais, en vous communiquant selon mon pouvoir les
découvertes de l’oeil intérieur? J’ai voyagé hors de moi-même par le sens qui
m’ouvre le monde; j’ai observé la vie de mon corps et l’action de mes sens. Et
je suis entré dans les profondeurs de ma mémoire, dans ces nombreuses et
immenses retraites, peuplées d’une infinité d’images; et je les ai considérées
avec épouvante; et j’ai vu que je ne pouvais rien distinguer sans vous, et
j’ai reconnu que vous étiez fort différent de tout cela.
Fort différent aussi de
moi-même, de moi, qui, dans cette exploration intérieure, cherchais à faire le
discernement exact, et la juste appréciation de mes découvertes : soit que les
réalités me fussent transmises par les sens, soit que, mêlées à ma nature, je
les interrogeasse en moi-même; soit que je m’attachasse au nombre et au
signalement de leurs introducteurs, et que, repassant tous ces trésors
enfermés dans ma mémoire, ma pensée exhumât les uns et mît les autres en
réserve.
Oui, vous êtes fort différent
de moi, qui fais cela, et de la puissance intérieure par qui je le fais; et
vous n’êtes pas cette puissance, parce que vous êtes la lumière immuable que
je consulte sur l’être, la qualité, la valeur de toutes choses. Ainsi
j’écoutais, et j’écoute souvent vos leçons et vos commandements. Votre voix
fait mes délices, et, dans ce peu de loisirs que me laisse la nécessité de mes
travaux, cette joie sainte est mon asile. (471).
Et, dans tous ces objets que
je parcours à la clarté de votre lumière, je ne trouve de lieu sûr pour mon
âme qu’en vous; il n’est que vous, où mon être épars puisse se rassembler pour
y demeurer à jamais tout entier. Et parfois vous me pénétrez d’un sentiment
étrange, douceur inconnue, qui, devenant en moi parfaite et durable, serait je
ne sais quoi qui ne serait plus cette vie. Mais je retombe sous le poids de
ma chaîne, et le torrent m’entraîne, et je suis lié; et je pleure, et mes
larmes ne relâchent pas mes liens. Le fardeau de l’habitude m’emporte au fond.
Où je puis être, je ne veux; où je veux, je ne puis; double misère.
66.
Et j’ai reconnu dans cette triple convoitise la source de mes coupables
infirmités, et j’ai demandé mon salut à votre bras. Car j’ai vu votre gloire
avec un coeur blessé, et, tout ébloui, j’ai dit : Qui peut voir jusque-là? Et
j’étais rejeté loin de la splendeur de vos regards (Ps. XXX, 23). Vous êtes la
Vérité qui préside sur toutes choses. Et mon insatiable avarice ne voulait pas
vous perdre; elle voulait posséder le mensonge avec vous. Ainsi le menteur ne
veut pas que la vérité lui soit inconnue. Je vous avais donc perdu, parce que
vous ne souffrez pas qu’on vous possède sans répudier l’héritage du mensonge.
67.
Qui trouver, capable de me réconcilier avec vous? Devais-je solliciter
les anges? et par quelles prières? par quels sacrifices ? Plusieurs, ai-je ouï
dire, travaillant pour revenir à vous, et ne le pouvant d’eux-mêmes, ont tenté
cette voie, et, tombés bientôt dans un désir curieux de visions étranges, ils
ont mérité d’être livrés à l’illusion. Superbes, ils vous cherchaient avec
tout le faste de la science, le coeur haut et non contrit; la conformité
d’esprit a attiré sur eux lei complices de leur orgueil, les puissances de
l’air (Ephés. II, 2), dont les prestiges les ont égarés
lorsqu’ils cherchaient un médiateur, médecin de leur âme, sans le
trouver; car ils n’avaient devant eux que le diable transfiguré en ange de
lumière (II Cor. XI, 14).
Chair superbe, ce qui l’a
séduite, c’est que le séducteur n’était pas revêtu de chair! Hommes mortels et
pécheurs! Mais vous, Seigneur, dont ils cherchaient la paix avec orgueil, vous
êtes indépendant de la mort et du péché. Or, il fallait au médiateur entre
l’homme et Dieu ( I Tim. II, 5) une ressemblance avec Dieu et une ressemblance
avec l’homme. Entièrement semblable à l’homme, il était loin de Dieu;
entièrement semblable à Dieu, il était loin de l’homme -; il n’était plus
médiateur. Ainsi ce faux médiateur, à qui votre justice secrète permet de
séduire l’orgueil, a quelque chose de commun avec l’homme : c’est le péché; il
prétend quelque chose de commun avec Dieu : libre du vêtement charnel de la
mortalité, il se donne pour immortel. Mais, comme « la mort est la solde du
péché (Rom. VI, 23), il entre, par la communauté du péché, dans la communauté
de la mort.
68.
Mais le Médiateur de vérité, que le secret de votre miséricorde a fait
connaître aux humbles, et que vous avez envoyé pour leur enseigner, par son
exemple, l’humilité même, ce Médiateur de Dieu et des hommes, JÉSUS-CHRIST
homme, est apparu entre les pécheurs mortels et le JUSTE immortel, mortel avec
les hommes, Juste avec Dieu; et comme la vie et la paix sont la solde de la
justice, par la justice qui l’unit à Dieu, il est venu ruiner dans les impies
justifiés la mort dont il voulut être comme eux tributaire. C’est lui qui a
été montré de loin aux saints des anciens jours, pour qu’ils fussent sauvés
par la foi au sang qu’il devait répandre, comme nous le sommes par la foi en
son sang répandu. Car ce n’est qu’en sa qualité d’homme qu’il est médiateur;
en tant que Verbe, il n’est plus terme MOYEN, il est ÉGAL à Dieu, Dieu en
Dieu, et avec le Saint-Esprit un seul Dieu.
69.
Oh! de quel amour nous avez-vous donc aimés, Père infiniment bon? vous
n’épargnez pas votre Fils unique, vous le livrez pour nous, pécheurs que nous
sommes ( Rom. VIII, 32). De quel amour (472) nous avez-vous donc aimés ? Pour
nous, « Celui qui n’a point regardé comme une usurpation d’être égal à vous,
s’est rendu obéissant jusqu’à la mort de la croix ( Philip. II, 6), lui seul
libre entre les morts ( Ps. LXXXVII, 6-8), ayant la puissance de « quitter son
âme et la puissance de la reprendre (Jean, X, 18); » pour nous, en votre nom,
vainqueur et victime, et vainqueur parce qu’il est victime; pour nous, en
votre nom, sacrificateur et sacrifice, et sacrificateur parce qu’il est
sacrifice, lui qui, d’esclaves, nous fait vos enfants, parce qu’il est votre
Fils et pour nous esclave. Oh! c’est avec justice que sur lui repose cette
ferme espérance que vous guérirez toutes mes langueurs, par lui qui est assis
à votre droite, et sans cesse y intercède pour nous ( Rom. VIII, 34);
autrement je tomberais dans le désespoir; car nombreuses et grandes sont mes
infirmités, nombreuses et grandes! mais plus grande encore est la vertu de vos
remèdes. Nous eussions pu croire votre Verbe trop éloigné de l’alliance de
l’homme, et désespérer de nous s’il ne s’était fait chair, s’il n’eût demeuré
parmi nous.
70.
Plié sous la crainte de mes péchés et le fardeau de ma misère, j’avais
délibéré dans mon coeur et presque résolu de fuir au désert; mais vous m’en
avez empêché, me rassurant par cette parole: « Le CHRIST est mort pour tous,
afin que ceux qui vivent ne vivent plus à eux-mêmes, mais à celui qui est mort
pour eux ( I Cor. V, 15). »
Eh bien! Seigneur, je jette
tous mes soucis en votre sein, pour vivre, pour goûter les merveilles de votre
loi ( Ps. CXVIII, 18). Vous savez mon ignorance et ma faiblesse;
enseignez-moi, guérissez-moi. Ce Fils unique « en qui sont cachés tous les
trésors de la sagesse et de la science m’a « racheté de son sang (Coloss. II,
3). » Loin de moi les calomnies des superbes. Je médite ma rançon, et je la
mange, et je la bois, et je la distribue; pauvre encore, je désire en être
rassasié avec ceux qui la mangent et en sont rassasiés; qui louent le Seigneur
parce qu’ils le cherchent (Ps. XXI, 27). (473)