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CONCLUSION : MAINE DE BIRAN ET LA QUIÉTUDE

 

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Au cours de la synthèse sommaire que nous venons de construire, nous n'avions pas encore à défendre la philosophie de la quiétude. Nous passerons bientôt la parole à ses adversaires et nous verrons alors ce que pèsent leurs critiques. Mais avant d'assister au procès de la quiétude, il était indispensable de déterminer aussi clairement que possible l'enjeu de ce débat mémorable. Il me semble, d'ailleurs, que pour se défendre, cette philosophie n'a qu'à se montrer. Elle a certes sa part de mystère et nous n'avons pas essayé de l'atténuer. Le scandale serait plutôt qu'elle ne l'eût pas. Mais avec cela, quelle simplicité, quelle cohérence ! Même si, d'aventure, l'esprit géométrique leur résistait, le coeur voudrait qu'ils eussent raison. En guise de récapitulation, je verserai à notre inépuisable dossier une page de Maine de Biran qui, sans rien nous apprendre de nouveau sur la quiétude, en fera peut-être mieux sentir l'actualité éternelle, si j'ose ainsi m'exprimer. Elle est dans son « Journal intime », à la date du 16 mars 1820. Déjà quelques jours plus tôt, il avait noté, pour la faire sienne, cette prière de Fénelon « O mon Dieu, que votre esprit devienne le mien et que le mien soit détruit à jamais. » « Voilà, continuait-il, la véritable, l'unique paix intérieure ; on trouve en soi un autre point d'appui que soi-même (1). »

Le 16, ayant transcrit ces autres lignes de Fénelon : « Un moment de recueillement, d'amour et de présence de Dieu

 

(1) Journal intime (édit. La Valette-Monbrun), Paris, 1931, II, p. 204.

 

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fait plus voir et entendre la vérité que tous les raisonnements des hommes. »

 

La présence de Dieu, écrit-il, s'annonce par cette lucidité d'idées, cette force de conviction, ces intuitions vives, pures et spontanées auxquelles s'attache, non pas seulement la vue, mais le sentiment intime de la vérité.

 

Son vocabulaire est presque tout discursif - lucidité, vérité, etc... - mais il semble s'appliquer à rappeler qu'il ne peut s'agir ici d'une expérience discursive.

 

Ce n'est pas seulement une conception (lucide), une entente de paroles, c'est de plus une suggestion intérieure de leur sens le plus profond et le seul vrai, sans aucun mélange de sensible ou d'imaginaire...

A en juger par ce que j'éprouve, et ne considérant que le fait psychologique seulement, il me semble qu'il y a en moi un sens supérieur et comme une face de mon âme, qui se tourne par moments... vers un ordre de choses ou d'idées, supérieures à tout ce qui est relatif à la vie vulgaire.

J'ai alors le sentiment intime, la vraie suggestion de certaines vérités qui se rapportent à un ordre invisible, à un mode d'existence meilleur, et tout autre que celui où nous sommes. Mais ce sont des éclairs qui ne laissent aucune trace dans la vie commune, ou dans l'exercice des facultés qui s'y rapportent. Je retombe après m'être relevé. Or, qu'est-ce qui m'élève ? Comment le voile ordinaire qui couvre mon intelligence se trouve-t-il écarté par moments pour retomber aussitôt? D'où me vient enfin cette suggestion extraordinaire de vérités, dont les expressions sont mortes pour mon esprit, même quand il les connaît à la manière ordinaire,

 

c'est-à-dire discursive ?

 

Il est évident que ce n'est pas moi, ou ma volonté qui produit cette intuition vive et élevée d'un autre ordre de choses. Un sourd qui aurait par moments la perception des sons, un aveugle qui aurait le sentiment subit et instantané de la lumière, ne pourraient croire qu'ils se donnent à eux-mêmes de telles perception», ils attribueraient ces effets singuliers, et hors de leur mode d'existence (ou d'activité) accoutumé, à quelque cause

 

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mystérieuse ; et celui qui lirait dans leur organisation trouverait cette cause dans quelque sens obtus, altéré, que le mouvement vital dégage ou éclaircit par moments.

 

Si fugitive qu'elle soit, nul doute que la réanimation, pour ainsi dire, de ce sens obtus et altéré qui nous met en contact avec le divin, ne soit une grâce infiniment précieuse. Cette « disposition », je dirais, cette faculté de quiétude, est ce qu'il y aurait de plus essentiel à cultiver en nous si nous pouvions en connaître les moyens.

 

Les anciens philosophes, comme les premiers chrétiens et les hommes qui ont mené une vie vraiment sainte, ont plus ou moins connu et pratiqué ces moyens. Il y a un régime physique, comme un régime moral qui s'y approprie :

 

soulignons ce dernier mot qui rejoint ce que nous avons tant répété et ce que Maine de Biran vient de redire à sa manière, sur la passiveté essentielle de la quiétude. « Ce n'est pas moi, ni ma volonté qui produit cette intuition. » Sans doute, mais je puis écarter les obstacles qui l'empêcheraient de se produire : je puis me mettre en état de recevoir ce don, de capter la réalité qu'il me présente.

 

 

La prière, les exercices spirituels, la vie contemplative ouvrent ce sens supérieur

 

ou plutôt le libèrent, l'éclaircissent

 

par moments développent cette face de notre âme tournée vers les choses du ciel et ordinairement si obscurcie.

 

Et il conclut en redisant avec Fénelon,

 

alors nous avons la présence de Dieu et nous sentons ce que tous les raisonnements des hommes ne nous apprendraient pas (1).

 

(1) Journal intime, II, pp. 209-210. Je retranche les dernières lignes, d'ailleurs prodigieusement intéressantes, mais qui nous transportent dans une atmosphère intellectuelle que nos maîtres n'ont pas connue. « Est-ce parce que Dieu se rend présent par sa grâce, que nous sommes dans cet état élevé ? Ou bien la présence de Dieu n'est-elle qu'un résultat de telles dispositions intellectuelles spontanées, et des efforts que nous faisons, ou des moyens indirects que nous prenons pour nous donner ces dispositions ? Voilà un grand problème ! » Certes oui! c'est même là, pour nous du moins, tout le problème mystique. En face de ce problème se heurtent deux philosophies, celle de M. Delacroix, par exemple, et celle du R. P. Maréchal que Maine de Biran eût faite sienne. Et nous voilà bien loin des objections enfantines que nous feront bientôt Segneri et Nicole.

 

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Et voilà qui justifierait, sans plus attendre, et qui élèverait au rang des plus grands bienfaiteurs de l'humanité, nos maîtres du XVII° siècle. La philosophie toute pratique que nous venons d'exposer, où va-t-elle, en effet, sinon à cultiver en nous, ce qu'il y a « de plus essentiel à cultiver » d'après Maine de Biran, à savoir l'introversion, la grâce de la quiétude. Ces bienheureux et trop courts « moments », où se trouve écarté « le voile ordinaire qui couvre notre intelligence »; ces « éclairs » dont la nuit nous fait sentir « la présence de Dieu », nos maîtres nous apprennent les « moyens » de les prolonger et de les fixer. Si la quiétude fugitive est déjà si précieuse, combien un état, une « oraison de quiétude » ne le sera-t-elle pas davantage ?

 

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