I - CHAPITRE II
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CHAPITRE II : LES ILLUMINÉS DE SÉVILLE (1823)

 

Dans le courant de 1624, la France catholique apprit avec une horreur qui ne devait se dissiper de longtemps qu'une nouvelle hérésie venait de naître de l'autre côté des Pyrénées, si abominable qu'il avait fallu pour l'étouffer recourir aux moyens violents. On pouvait lire en effet dans « le neuvième tome du Mercure français ou suite de l'histoire de notre temps, sous le règne du très chrétien roi de France et de Navarre, Louis XIII », les nouvelles suivantes :

 

Arthur écrit en son Mercurius Gallo-Belgicus qu'en ce temps il se forma une nouvelle hérésie en Espagne, les sept premiers auteurs de laquelle furent brûlés, et leur hérésie condamnée par édit... Voici l'édit :

« Edit de grâce avec terme de trente jours concédé aux coupables des Frères de la Confraternité de los Alumbrados ou Illuminés de l'archevêché de Séville et évêché de Cadix...; Dom André Pacheco..., Inquisiteur apostolique général, avons été informés par diverses personnes..., craignant Dieu et jalouses de notre sainte foi catholique » qu' « un grand nombre de gens, portés d'un courage dépravé, qui se disent Congrégés, Illuminés, Bienheureux et Parfaits »

 

enseignaient, et qui plus est vivaient les pires erreurs. Cet « Edit », auquel nous allons bientôt revenir, est pour nous d'une importance majeure. Un des très rares flambeaux qui jettent quelque lumière parmi les ténèbres qui nous attendent. Dès ce temps-là, en effet, on répétera communément chez nous que, chassés d'Espagne, les survivants du procès de Séville s'étaient réfugiés dans les Flandres, d'où

 

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ils avaient infecté bientôt, d'abord la Picardie, Paris ensuite et toute la France.

A la vérité, cette secte, ou confrérie des Alumbrados était beaucoup moins jeune que ne le croyaient le Mercure. Cent ans plus tôt l'Espagne les brûlait déjà. Nous les avons rencontrés, du reste, sur notre chemin, quand il nous a fallu expliquer le coup de barre anti-mystique, si j'ose ainsi dire, que crurent devoir donner les jésuites de la seconde et de la troisième génération, soupçonnés eux-mêmes d'appartenir à la secte ou d'en favoriser les tendances (1). Mais, pour les raisons que je viens de rappeler, on ne saurait trop s'arrêter à ces origines, vraies ou fantaisistes, de l'illuminisme et du quiétisme français.

« Comment dire en peu de mots ce que furent les Alumbrados de Nouvelle Castille, se demande un de nos meilleurs hispanisants, M. Marcel Bataillon? Les chemins en ce difficile sujet ne sont pas frayés... Rien ne serait plus faux que de considérer les Illuminés comme une secte et de chercher à l'origine un hérésiarque. On voit apparaître des cas sporadiques d'illumination dans les premières décades du siècle. N'en trouverait-on pas d'autres en remontant plus haut encore?... Vers 151o, l'état général des consciences est tel qu'une contagion est possible... Illumination est un terme trop vague pour ne pas recouvrir les inspirations et les contagions spirituelles de la qualité la plus inégale (2) ».

Tendances plus que systèmes. Quand il s'agit de définir ce mouvement ou ces mouvements, les théologiens qui le ou les combattent paraissent aussi embarrassés que nous, plus peut-être. « Le trait qui ressort le plus nettement du procès d'Alcaraz, continue M. Bataillon, celui qui domine les quarante-huit propositions « hérétiques », «périlleuses» « injurieuses » OU « folles » que l'Inquisition en dégage pour fulminer son Edit de 1525 contre les soi-disant

 

(1) Cf. mon tome VIII, La métaphysique des saints, XX, p. 193, seq.

(2) Juan de Valdes, Dialogo de Doctrina cristiana, introduction et notes de Marcel Bataillon, Coïmbre, 1925, pp. 32-34.

 

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« Alumbrados, dexedos e perfectos », c'est l'abandon, dejamiento (1). Qu'était-ce à dire? Dejamiento ne parait pas moins vague qu'Alumbrados; il peut signifier l’ « indifférence » toute sainte qu'ont prêchée Ignace et François de Sales et que les spirituels les plus orthodoxes, Caussade, par exemple, appelleront « abandon » ; ou, au contraire, la non résistance aux tentations charnelles. Ou bien le « laissez-vous faire à Dieu » tant répété par François de Sales, ou bien le « laissez-vous faire au diable » qui sera, on l'assure du moins, une des consignes de Molinos. Pour M. Bataillon, la question ne se pose même pas. Dire que la religion des Alumbrados « n'est faite que pour couvrir le désordre moral, ce serait ne pas comprendre ». Certains, Menendes y Pelayo, par exemple, et son disciple Cejador, les accusent d'avoir essayé d'acclimater dans la saine, robuste et pratique Espagne, les « nebulosidades... de Taulero » et les rêveries panthéistes de Ruysbroek, de Suso, de Herp ou de Denis le Chartreux. A nos yeux ce ne serait pas là des ancêtres bien déshonorants. Mais, quoi qu'il en soit, des savants, mieux informés que l'historien des Heterodoxos espagnols, ont prouvé récemment que cette construction n'est pas sérieuse (3). Tout ce que nous savons du mouvement nous invite à croire qu'il ne présentait d'abord rien de « mystique » ni au sens noble, ni au sens trouble de ce mot. Il ressemblait plutôt à tant de nobles initiatives, tumultueuses certes, mais foncièrement saines et orthodoxes, qui devançaient alors par toute l'Europe, et la Contre-Réforme officielle ou Tridentine qu'elles ont rendue facile, et même la réforme luthérienne dont elles prévoyaient les prochains ravages et qu'elles auraient voulu étouffer dans l'oeuf. Révolte contre des abus qui avilissaient l'Église ; retour au sérieux de la vie chrétienne.

 

(1) Ib., p. 34.

(2) Ib., p. 36.

(3) Cf. Pierre Groult, Les Mystiques des Pays-Bas et la littérature espagnole du XVI° siècle, Louvain, 1927, p. 146 seq. Trop peu connu encore chez nous, c'est là un ouvrage capital.

 

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Ainsi Morus et Colet en Angleterre; l'évangélisme français; les érasmiens de la Philosophia Christi. Ni visionnaires, ni prophètes; peu de contemplatifs ; pas d'illuminés proprement dits. A l'origine de toutes ces agitations particulières, on retrouve presque toujours l'influence immédiate, et toujours l'esprit d'Erasme, le moins frénétique des réformateurs. En Espagne notamment, comme M. Bataillon l'a fort bien vu. Dans la pensée de ces divers groupes « l'évangile de l'abandon rend leur vrai sens aux antiques évangiles... ; il leur semble vivre maintenant le mystère de régénération proclamé par saint Paul. La relation n'est pas douteuse entre cette contagion de l'abandon à Dieu et l'avidité qui accueille - quoi donc ? les livres de Ruyesbroch ou de Tauler? Non, mais - l'Enchiridion militis christiani... » ; livre qui les a tous pétris et auquel l'auteur des Exercices lui-même - suspect d'ailleurs, lui aussi, d'illuminisme - n'a pas craint d'emprunter la méditation fondamentale qui ouvre son livre (1). « L'Inquisition le sent si bien que, lorsqu'elle se décide à ;endiguer l'influence d'Erasme, devenu le symbole de la liberté intérieure, elle reproche aux érasmisants les erreurs luthériennes (2) ». - Que propagé au soleil des Espagnes, le calme message d'Erasme - moins froid qu'on ne l'a dit, mais si loin de l'exaltation -, se soit chargé d'une électricité nouvelle, comment ne pas s'y attendre? De Rotterdam à Pampelune, le Miles christianus sera devenu le chevalier des Exercices. Que, parmi cette fermentation où la vraie ferveur domine, quelques cervelles mal faites aient quelque peu chaviré, quoi encore de plus naturel? C'est le climat où les visions naissent d'elles-

 

(1) Cf. La Vie spirituelle, juin 1929, pp. I48-15o. Il s'agit d'une des vues fondamentales d'Ignace, à savoir de « l'indifférence ». L'identité entre la 4° règle des Miles Christianus et la conclusion du Fundamentum ignatien n'est Eas contestable. Mais l' « abandon » prêché par Erasme, est déjà quasi tout bérullien et ceci encore est remarquable : « La vie religieuse selon Erasme consiste essentiellement à s'incorporer au Christ seul vainqueur du démon... L'accent est mis sur l'adhésion de l'homme à la volonté divine, sur l'assimilation qui la fait membre du Christ. » Bataillon, op. cit., p. 131.

(2) Bataillon, op. cit., pp. 4o, 41.

 

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mêmes, où toutes les formes de la névrose religieuse tendent à s'épanouir. Sans compter les pêcheurs en eau trouble et les tartufes professionnels, comme il s'en glisse partout.

Suivre du XVI° siècle commençant au XVII° l'évolution de ces mouvements serait d'un extrême intérêt. De ces « illuminations » sporadiques s'est-il insensiblement formé une vaste école, consciente, organisée qui aurait eu ses chefs, sa doctrine, sa littérature ? Nous n'en savons rien. Plusieurs écoles peut-être et aussi distinctes les unes des autres que Zwingle l'est de Luther. Sauf pour quelques épisodes plus éclatants - le procès de Carranza, par exemple - nous n'avons pour nous éclairer que les sentences successives de l'Inquisition. Ni des condamnés, ni des suspects, ni des avocats, la voix n'est parvenue jusqu'à nous. Nous n'entendons qu'une cloche, le tocsin. Tout au plus pouvons-nous conjecturer que dans la vie souterraine où la peur du bûcher les avait réduits, l'Illuminisme espagnol aura fait de plus en plus figure de petite église, de secte. Ainsi plus tard, aux premières générations jansénistes succéderont les convulsionnaires. Encore une fois, c'est en de tels milieux que se développent fatalement les faux mysticismes et il me paraît fort probable que l'Illuminisme de Séville, qui seul présentement nous intéresse, n'aura pas échappé à cette loi.

L'Edit de 1623, qui va fixer pour longtemps dans l'imagination populaire l'image de l'Illuminisme pur - ou de ce qu'on appellera bientôt le quiétisme - est une pièce aussi décevante que tantalisante, si l'on peut s'exprimer ainsi. « Edit de Grâce », notez-le bien, adressé aux affiliés de la secte qui ont échappé jusque-là aux perquisitions. Plainte contre inconnus, qui invite ces inconnus à se dénoncer eux-mêmes en dénonçant leurs complices. Nous vous mandons

 

que, dedans trente jours, après la publication des présentes.... vous vous présentiez dans le Saint-Office de Séville et son ressort... et là dire et déclarer ponctuellement

 

ce qui pèse sur votre propre conscience,

 

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et toutes les personnes qui peuvent avoir dit, fait, tenu et cru la moindre des erreurs de la mauvaise doctrine mentionnée

 

dans le présent Édit,

 

et, par conséquent, manifestant ainsi vos péchés ou de ceux que vous saurez d'autres personnes, nous vous offrons et assurons, au nom de Sa Majesté, qu'il ne se procédera contre aucun par prison, ni pénitence publique, ni confiscation de biens, ni autre peine qui infâme vos successeurs; au contraire, l'on vous expédiera secrètement et bénignement, sans marque aucune, vous absolvant et vous donnant des pénitences spirituelles.

 

Au collège, il y a longtemps, impliqué dans quelque complot dont l'autorité avait eu vent - il ne s'agissait certainement pas d'oraison mentale - je me rappelle la question foudroyante que me posa, les yeux dans les yeux, notre surveillant : Henri, je sais tout, dites-moi le reste ! Elle aussi, l'Inquisition de Séville, aurait bien voulu savoir « le reste », et non seulement les ravages, mais peut-être la vraie nature du fléau qu'on lui avait dénoncé. Evidemment ils croient avoir affaire à de très dangereux hérétiques, puisqu'ils viennent d'en brûler sept, à des possédés, mais de quel démon, ou de quels ? Ils semblent se le demander encore. Ce n'est pas que les pistes leur manquent, mais il y en a trop et le recoupement en est si difficile qu'ils ne l'ont même pas tenté. L'étrange questionnaire auquel auront à répondre ceux qui tremblent pour leur vie ne compte pas moins de « septante-six erreurs ». Voici la première :

 

Si aucun sait ou a entendu dire à quelques personnes vives ou défuntes que la secte des Alumbrados et Bienheureux soit très bonne, spécialement que l'oraison mentale est de précepte divin et qu'avec icelle tout s'accomplit.

 

C'est la somme bariolée des premières enquêtes, je veux dire des délations qui ont donné l'éveil aux inquisiteurs, et des aveux que l'on a obtenus par les moyens ordinaires : enquête vaguement conduite, comme a priori, par l'idée

 

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préalable qu'on se faisait alors, non seulement des Alumbrados du XVI° siècle, mais des ancêtres sans nombre qu'on leur donnait : albigeois, béguards, hésycastes, béguomilles, carpocratiens, gnostiques, etc., etc. Dans un beau désordre qui frise l'incohérence, le greffier du Saint-Office a transcrit les dépositions, à mesure qu'on les arrachait aux accusés ou aux témoins, presque tous de très petites gens, semble-t-il.

Aucune de ces réponses - dont l'Edit a fait autant de questions - ne nous renseigne clairement sur l'organisation de la secte. Un des suspects aurait avoué q qu'ils ont des assemblées et conventicules au détriment de la République, avec sermons de nuit, devisant de choses spirituelles à la même heure » (67). Réunions fort rares sans doute, puisqu'on semble ne les avoir connues que par les dépositions des accusés (1).

Des prêtres de l'endroit dirigeaient et jalousement ce petit monde. « Généralement » on ne pouvait se confesser qu'à eux (7) ; car « nul ne peut obtenir le secret de la vertu s'il n'est disciple des maîtres qui enseignent la dite mauvaise doctrine » (5). Même si l'évêque les excommunie, ils n'ont pas à s'abstenir « de célébrer et d'administrer les autres sacrements » (55, 56). Un de ces malheureux avoue « qu'ils

 

(1) Tout cela est bien mystérieux. Les conclusions de l'Edit donneraient en effet à penser que les faits et gestes des Alumbrados étaient connus de tout le monde : « Et pour ce que noms avons avis certain qu'en icelle ville de Séville et son ressort, y a beaucoup de personnes, qui, sans cause ni raison..., s'habillent en habits de dévotes et de béates, de divers ordres de religions, au grand déshonneur.... d'icelles, et sous cette hypocrisie trompent le peuple chrétien, s'assemblent et font des congrégations de jour et de nuit, d'où résultent plusieurs scandales... ; mandons, sur peine d'excommunication majeure, que les dites dévote» ni les dits confrères illuminés, n'aient plus à s'assembler, ni de jour ni de nuit, ni faire congrégation, pratiques spirituelles, ni sermons, ni. de traiter de leurs règles de doctrine. » Comment concilier ces affirmations avec la teneur même de l'Edit : « Si aucun sait ou a entendu dire... qu'ils font des assemblées... de nuit » (I, 67), qu'il se hâte de nous le faire connaître. Tant d'affiliés, tant de réunions, et même diurnes, tant de délations soit avant soit pendant le procès, tant d'interrogations et de « questions », puis, la sentence rendue, les Inquisiteurs en sont encore à demander au « peuple chrétien » de les renseigner sur la nature et le détail d'un délit aussi public. N'oubliez pas que l'édit est un questionnaire, et qu'en tête de chacun des articles, il faut ajouter les premières lignes du premier : Savez-vous directement ou avez-vous entendu dire que..., que...?

 

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donnent obédience à des femmes, lesquelles ils tiennent pour maîtresses d'esprit et de doctrine » (20). J'imagine une sorte de tiers ordre féminin qui servait d'agent de liaison entre les chefs et le commun des initiés. Elles faisaient voeu de ne se confesser qu'à eux (22) ; elles les appelaient « leurs pères » et ne possédaient rien sans leur permission (26) ; après quoi ils leurs donnaient ce qu'ils appellent « l'obédience » et leur déléguaient certains de leurs pouvoirs (26). S'il en faut croire l'article 26, « les confesseurs révèlent les confessions à la personne à qui ils ont donné obédience, et les uns aux autres et disent qu'il est licite de le faire. » Évidemment ce serait là une énormité ; mais, au sujet de ce chef d'accusation, comme aussi bien de tous les autres, nous devons nous demander d'abord si le témoin a bien compris les propos qu'il rapporte ; puis s'il ne les travestit pas plus ou moins délibérément, en vue de s'attirer l'indulgence du tribunal; enfin si de tels propos reflètent la doctrine commune de la confrérie, ou simplement les extravagances de quelques-uns. Au demeurant est-il extrêmement difficile de se reconnaître dans ce pot-pourri de délations. Il y en a que je n'arrive pas à comprendre (44) (1) ; c'est peut-être la faute du traducteur. Mais il y en a aussi que nous ne nous expliquons pas qu'on ait pu trouver scandaleuses. Ainsi l'anathème porté contre les modes : « Que les braveries répugnent à la vertu et à la salvation » (36) ; ainsi l'article 43 : « Que les actes sont plus mr;toires tant moins il y a de dévotion sensible ». Ne sont-ce pas là des truismes? J'ai peine à croire, du reste, qu'ils aient communément permis de battre leurs mères aux filles qui reconnaissaient en elles « quelques défauts et légèretés » (24). Quand ils enseignent qu' « au temps qu'on élève le sanctissime sacrement... on doit fermer les yeux » (12), au lieu de courir à l'autel et de s'écarquiller les yeux pour ne pas perdre la vue de l'hostie, ils font écho, non seulement à Erasme, mais à Gerson et à

 

(1) « Que seulement on doit entendre ce que Dieu entend qui est de soi-même et en soi-même et aux choses de soi-même ».

 

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nombre de spirituels orthodoxes, justement désireux de mettre fin à une pratique devenue nettement superstitieuse (1). Qui voyait l'hostie chaque matin, pensait-on, n'aurait jamais d'ophtalmie. Qu'on l'approuve ou non, l'état d'esprit que révèle l'article sur l'élévation, s'accorderait mal avec la théologie abracadabrante qu'on leur prête sur les « formes » de l'Eucharistie, c'est-à-dire sur les parcelles consacrées :

 

Quelques personnes au temps qu'ils reçoivent le Saint-Sacrement dans la communion, s'ils ont reçu beaucoup de formes ensemble, disent qu'ils reçoivent plus de grâce et plus de goût et même assurent qu'avec pain cuit ils peuvent communier. Que, quand ils communient, ils disent qu'il est besoin avoir beaucoup de foi, parce que, avec peu de formes, ils reçoivent peu Dieu (3o)... Que ceux qui communient avec plus de formes, sont plus parfaits (32).

 

Trois articles consacrés à ces niaiseries. Et c'est là ce que trois témoins, dûment harcelés par le tribunal, ont trouvé ou imaginé de plus sinistre, parmi les souvenirs de leur commerce avec les Alumbrados! Ne faut-il pas d'ailleurs que l'Inquisition ait pris ces « erreurs » très au sérieux, puisqu'elle leur a fait une telle place dans son Edit?

L'article 31 paraîtrait plus inquiétant : « Permis aux parfaits de communier encore qu'ils ne soient pas à jeun »; et le 28 : « Qu'ils disent et prêchent qu'ils ont autorité d'absoudre de toutes sortes de péchés réservés au Saint-Siège... et à la sainte Inquisition ». Mais aussitôt vient le 29 qui a trait au même sujet et qui, s'il ne contredit pas le 28, n'a rien du moins qui respire l'Illuminisme. Il y est question d'une

matière délicate, denunciatio complicis (sacerdotis) sur laquelle je n'ai pas à m'arrêter. Leurs idées sur le mariage seraient plus intéressantes.

 

Qui disent des paroles qui offensent le mariage (-6)... Que les maîtres de la dite méchante doctrine de los Alumbrados

 

(1) Cf., t. IX, p.

 

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conseillent et commandent généralement que tous leurs disciples fassent voeu de ne se marier, leur persuadant (d'un autre côté) de n'entrer en religion, d'autant qu'ils ne les tiennent bonnes, leur disant que les serviteurs de Dieu doivent reluire vivant dans le monde, hors de religion (14)... Qu'ils obligent les filles à faire voeu de chasteté et de n'être religieuses (21).,. Qu'ils persuadent aux femmes mariées qui se confessent à eux de n'obéir à leurs maris, leur refusant le devoir (24).

 

Ni le mariage, ni le couvent. A la bonne heure! Voici du moins, veux-je dire, une piste moins douteuse que la plupart des précédentes, peu fraîche, d'ailleurs, puisque l'Église a toujours eu à défendre le mariage. Par quelles infiltrations cet ascétisme morbide s'était-il insinué parmi les alumbrados de Séville? Les savants nous le diront. Aussi bien ignorons-nous si l'ensemble de leurs maîtres auraient reconnu leur propre doctrine dans les propositions qu'on vient de lire,

Avec cela ce qu'ils reprochent surtout à la vie conventuelle, et, de même, à la vie conjugale, c'est de gêner la contemplation des parfaits : « Que, dans les couvents, à cause des occupations et offices on n'y peut acquérir perfection » (34). Je donnerais la même portée, assez nettement quiétiste, celle-ci, à l'article 19 : « Et qu'étant en oraison ou en l'église, ils doivent oublier toutes les obligations que chacun a de sa

maison et état », proposition, à laquelle, du reste, on trouverait sans peine un sens innocent. La troisième paraît moins équivoque : « Les serviteurs de Dieu ne doivent travailler ni s'occuper en exercices corporels ». Était-ce donc une congrégation de rentiers? Cela parait fort peu vraisemblable. Cette condamnation du travail manuel, ajoutée à d'autres indices, nous ferait croire plutôt que les Alumbrados authentiques, bien qu'en communion avec la foule, ne formaient, qu'un petit troupeau de Parfaits, comme on les appelait dans d'autres sectes, ou de Bienheureux, comme on disait à Séville, ou de contemplatifs pour parler chrétien.

De cette élite d'initiés - et ici, manifestement, nous tenons, si j'ose dire, le vrai filon - l'oraison mentale est le

 

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gros souci, l'occupation dominante et qu'ils voudraient exclusive. « Elle est de précepte divin et... avec icelle tout s'accomplit » (1). « L'oraison est un sacrement» ; la mentale seule, car « la vocale importe peu » (2). « Faisant l'oraison mentale, ils se peuvent passer d'ouïr messe, encore que ce fût un jour de fête » (18). De quelque manière qu'ils les interprètent, ils ont reçu - serait-ce par Thérèse ou Jean de la Croix? - les consignes que donnait alors l'unanimité des mystiques orthodoxes.

 

Que pour se retirer dans l'oraison, il n'est nullement besoin d'images, car ce ne sont qu'attraits et allèchements (66).

Qu'en l'oraison ils se retirent en la présence de Dieu, et disent que là ne se doivent faire discours, ni méditer, encore que ce fût en la Passion de N.-S. J.-C., ni moins s'arrêter en pensées, touchant la Sainte Humanité (17).

 

Il y aurait là de quoi inquiéter des juges moins prévenus que Bossuet. Mais ce ne sont aussi peut-être que des propos ou mal compris ou mal retenus. Il arrive que tel article en corrige un autre. Si le 37 veut que « dans les extases et ravissements de joie divine, qu'ils appellent entre eux raptos, ils voient Dieu clairement comme il se voit en sa gloire », le 61 nous fait prendre garde que « cela est demi-vue entre foi et gloire ». Une ou deux fois le quiétisme pur étincelle :

 

Que la vue claire de Dieu communiquée une fois en cette vie à l'âme, demeure à perpétuité en icelle, à la volonté de la personne à qui elle a été (58). A toutes heures, ce qu'il a une fois vu, quand il le voudra, il le verra toujours (59).

 

En revanche, si l'article 8 nous assure que « les parfaits n'ont besoin de faire oeuvres vertueuses », le 6o enseigne, au contraire, « que pour acquérir l'union en cette vie avec Dieu, il faut la même pureté que pour voir Dieu », dans le

ciel.

En général, les nerfs tenaient bon, ce qui prouverait peut-être qu'on ne les surexcitait pas à l'excès. Quelques

 

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flamboiements névropathiques, sans doute, mais, chose extrêmement curieuse! au lieu de faire sonner ces expériences, comme on l'aurait fait cent ans plus tôt, on dirait qu'ils éprouvent le besoin de les excuser : « Que certaines ardeurs, tremblements et pamoisons qu'ils souffrent sont signe d'être en grâce et d'avoir le Saint-Esprit. » (8) Ils avaient, au milieu d'eux, une stigmatisée; bien loin de l'arborer, pour ainsi dire, comme un signe éclatant des prédilections divines, ils la cachaient sous le boisseau. C'était un de leurs secrets; lorsqu'il filtra au cours des interrogations, le tribunal s'en montra fort choqué. D'où l'article 68 : « Que certaine personne tient imprimées les plaies de N.-S. J.-C., et sue sang et se sustente seulement avec le Saint-Sacrement,

et parle avec Dieu le Père. » On se serait bien passé de ces faveurs épuisantes, et on faisait le nécessaire pour y mettre le holà. Aujourd'hui ils doucheraient leurs extatiques ; en 1623, ils les suralimentaient.

 

Que l'oraison et l'abstinence ne peuvent subsister ensemble longtemps, si ce n'est par miracle, pour ce que l'oraison et l'amour de Dieu atténuent beaucoup et par ainsi il est besoin manger de bonnes viandes afin que l'on soit mieux disposé pour l'oraison (16).

 

Sous ce régime succulent, si les Inquisiteurs ont flairé de l'illuminisme, leur esprit n'était pas fait comme le nôtre. Du thélémisme plutôt. J'ai gardé pour la fin les propositions formellement quiétistes au sens le plus odieux, qui va devenir le sens le plus populaire de ce mot. Les « propositions », disons-nous, car notre interrogatoire ne roule que sur les principes. L'Édit de 1623 somme les intéressés de dénoncer devant l'Inquisition non pas les attentats contre les moeurs qu'on pourrait reprocher à tel ou tel de la confrérie, mais, parmi tout un faisceau d' « erreurs », les leçons théoriques d'immoralité qu'auraient données, soit en public, soit en particulier, soit explicitement, soit implicitement les dirigeants de la secte. Distinction capitale, que

 

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les historiens perdent trop souvent de vue, et quelquefois les tribunaux eux-mêmes. Il n'est pas juste d'interpréter un enseignement quelconque par la conduite privée de celui qui le propose. « Faites comme ils vous disent, ne faites pas comme ils font. » Des pires dévergondages de Mme Guyon, même si, par impossible, ils étaient prouvés, on n'aurait pas le droit de conclure que le Moyen Court est un manuel d'impudicité. Quelle que soit, d'ailleurs, sa conduite, est quiétiste, au sens qui nous occupe, celui-là seul qui professe en termes exprès ou qui insinue délibérément que, dans certains états prétendus parfaits, on n'est plus soumis aux obligations de la morale commune; quiétistes, par exemple, l'illuminé, ou les illuminés, de Séville qui aurait, ou qui auraient, soutenu l'article 32 de l'Édit : « Que certains, par une grâce particulière, peuvent tout se permettre sans jamais pécher. »

Était-ce là vraiment la doctrine, je ne dis pas de tel mauvais berger comme on en peut rencontrer partout, mais de la confrérie elle-même ? Je n'en sais naturellement rien, mais j'inclinerais fort à croire que non. A lui seul, le nombre relativement petit des monstruosités qu'on leur prête inviterait un tribunal d'aujourd'hui à suspendre son jugement. Il n'y en a que douze sur soixante-seize ; douze dénonciations qui vraisemblablement auront été suivies de douze aveux. C'est beaucoup trop, certes, mais, pour bien des raisons qui sautent aux yeux, on pouvait s'attendre à plus de quarante. C'est en effet sur ce point que l'enquête aura été poussée avec le plus de vigueur; et le moins de peine. Les scrupuleuses qu'obsèdent les tentations charnelles, retrouveront spontanément quelques paroles extrêmes, impatientes, par où le confesseur aura tâché de les rassurer, et qui parfois n'auront fait que redoubler leur tourment : « Allons ! allons ! ces misères «ne sont que babioles pourvu qu'on n'en vienne peu à l'effet » (52). D'autres, plus malins, pour bien montrer qu'ils ne cachent rien et pour s'attirer l'indulgence des juges, grossiront, envenimeront à plaisir, s'ils ne les

 

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inventent de toutes pièces, des gestes, des propos que, loin du tribunal, ils auraient trouvés sans conséquence. Il y a là, sans doute, quelques maximes (33, 46, 49, 5o), deux fois troublantes, puisque, non contentes d'excuser ou d'innocenter, elles vont jusqu'à sanctifier en quelque sorte d'immondes pratiques. Une autre néanmoins paraît bientôt, celle, par exemple, que je viens de citer (52) qui enlève à ces prétendues maximes le plus clair de leur poison. Au demeurant, ces Espagnols, criminels peut-être, mais peut-être aussi victimes d'une erreur judiciaire, ne sont pas mes clients. J'en ai assez d'autres chez nous de 163o à 1699. Si je me suis étendu si longuement sur l'Édit qui les stigmatise, c'est qu'une fois traduite et répandue de ce côté-ci des Pyrénées, cette bizarre pièce, fumeuse, mais fulgurante, va présider, pour ainsi dire, à toute l'histoire de l'illuminisme, ou du quiétisme, ou du semi-quiétisme français, pendant tout le XVII° siècle, comme du reste, le souvenir toujours présent de Clément et de Ravaillac passionnera et détraquera, pendant cette même période, les théologiens du gallicanisme. La notion abstraite de quiétisme va se réaliser en un mannequin puant, barbouillé de soufre, épouvantail aux gestes obscènes, que les furieux tireront de sa boite quand ils voudront perdre un homme d'Église ou une dévote, et que les Docteurs eux-mêmes inviteront gravement à leurs discussions sur l' « abandon » ou sur l'oraison de simple regard.

 

 

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