CHAPITRE II
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CHAPITRE II : L'ANNÉE CHRÉTIENNE DE LETOURNEUX ET LA PROPAGANDE LITURGIQUE

 

I. La Liturgie sous l'ancien régime. Trois mouvements qui intéressent l'histoire proprement religieuse : études critiques ; réformes ; propagande. - Les réformateurs et leur préoccupation foncièrement religieuse. - Urbain VIII et les quatre jésuites. - Les nouveaux offices : sainte Marie l'Egyptienne.

II. Nicolas Letourneux et l'Académie française. - Persécuté et calomnié. - L'Année chrétienne à l'Index. - Si l'Année chrétienne est une oeuvre janséniste. - Letourneux et le réquisitoire passionné du P. de Colonia. - Letourneux est-il presbytérien ? - Ou socinien ? - Le trouble du Christ ; Letourneux et Bossuet. - Orthodoxie foncière de l'Année chrétienne.

III. De Letourneux à Dom Guéranger. - Un même dessein : initier les fidèles aux choses de la Liturgie. - In populo gravi laudabo te.

IV. Succès prodigieux de l'Année chrétienne, peu à peu délaissée par les catholiques. - Et remplacée par celle du P. Croiset. - Les trois Années: Letourneux; Croiset; Guéranger. - Que le livre du P. Croiset n'est pas un manuel d'initiation liturgique, mais un recueil de « méditations ». - Deux dimanches de Croiset.

 

Dans l'évolution liturgique du XVII° siècle - progrès ou décadence? nous verrons bien, - on peut distinguer trois mouvements : 1° Le glorieux renouveau des études liturgiques, Mabillon, Martène, D'Achery, Thomassin, Chardon, Guyet, Morin, Habert, Th. Raynauld, Renaudot, Le Brun, de Vert, J.-B. Thiers... ; 2° Les réformes : rituels, missels, bréviaires; 3° La propagande par où les simples fidèles sont initiés à la vie liturgique. Science ; réformes ; vulgarisation, il va sans dire que de l'un à l'autre de ces mouvements, les échanges sont constants. C'est à des spécialistes que les autorités diocésaines confient la préparation des réformes, et d'un autre côté la propagande met à profit les recherches des

 

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savants. Nombreux les spécialistes qui font aussi figure de vulgarisateurs, Lazare Bocquillot par exemple. De ces trois mouvements, le dernier seul, lequel, du reste, est le moins connu, fait l'objet des présents chapitres. Les deux autres, bien qu'ils appartiennent également à l'histoire religieuse, échappent à ma compétence. Ni Mabillon, ni Thomassin, ni même l'abbé Thiers ne sont en effet de simples savants, de simples curieux : la science de la prière antique ajoute une poésie ou une ferveur particulière à leur science personnelle; un liturge sec ou pur, si l'on peut dire, est déjà, comme il le sera toujours, une exception. Heureuse science qui emprisonne ses adeptes dans le Saint des Saints. Aussi, pour être complet, devrais-je étudier d'un point de vue tout mystique ces in-folio érudits qui tournent d'eux-mêmes à la lecture spirituelle, comme aussi bien les livres plus abordables de nos Cabrol, nos Morin, nos Willmart, nos Guardini... Mais je ne saurais prétendre à être complet.

On en peut dire autant des réformateurs. C'est ici un point sur lequel, si chétif que je sois, je dois résister à l'autorité infiniment vénérable et à la séduction véhémente de Dom Guéranger. Non que je veuille défendre une à une les innovations que malmènent si rudement ses Institutions liturgiques. Peut-être en exagère-t-on quelque peu l'horreur, s'il est vrai, comme il me semble, que la récente réforme de Pie X s'inspire souvent des principes qui ont présidé aux réformes dites gallicanes. Mais je n'entends goutte à ces choses-là. Ce sont les mobiles premiers de ce mouvement, son inspiration dominante, son âme profonde que Dom Guéranger, si je ne me trompe, a cruellement méconnus. A l'origine de ces diverses tentatives, comment n'a t-il pas discerné un ferment tout religieux, voire tout dévot : cette inquiétude liturgique, si l'on peut dire, qui, depuis la Contre réforme, travaillait la conscience catholique, et qui, grâce à Dieu et à Dom Guéranger lui-même, la travaille encore aujourd'hui : un tel amour pour la prière officielle de l'Église qu'on voudrait adapter l'essentiel et immobile

 

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de cette prière aux besoins légitimes, voire à certains caprices du présent. Cette inquiétude, les commissaires choisis par M. de Harlay, étaient-ils donc les premiers à

l'éprouver? Quignones était-il gallican, et les Pères de Trente jansénistes? Pie V, Clément VIII nourrissaient-ils le dessein de tarir dans l'Église les sources de la piété ?

Ou, ce pauvre Urbain VIII, réformateur lui aussi – vous ne le savez que trop - avec ses quatre jésuites. Urbain VIII qui osa substituer à la strophe éblouissante d'autrefois

 

Protecti Paschæ vespere

A devastante Angelo,

Erepti de durissimo

Pharaonis imperio,

 

celle-ci, que certains humanistes, païens, bien entendu ! moi par exemple, nous persistons à trouver et plus poétique et plus religieuse :

 

Sparsum cruorem postibus

Vastator horret Angetus,

Fugitque divisum mare,

Merguntur hontes fluctibus.

 

Enfantillages, penserez-vous et qui montrent que ces pédantesques stoppeurs ignoraient jusqu'aux éléments de la poétique médiévale? Comme il vous plaira. Je veux dire simplement qu'à ces corrections, si ridicules qu'elles paraissent, ils n'attacheraient eux-mêmes qu'une importance médiocre si l'esthétique seule les leur commandait. La religion n'y est pas. moins intéressée que le goût. Ou plutôt,

ils prient tels qu'ils sont, tels que l'éducation contemporaine les a faits. A devastante Angelo - qui, pour moi, du moins, n'a rien perdu avec les années de sa mauvaise grâce originelle - gêne leur prière parce que d'abord il choque leur goût. Que le nôtre soit plus fin ou plus rustique, peu importe. C'est la prière de leur temps, et non celle du nôtre qu'ils ont mission de nourrir. Voilà ce que l'on oublie toujours,

 

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bien que la Bulle Divinam psalmodiam (1631) se soit expliquée à ce sujet avec un rare bonheur.

 

Il est de toute convenance, écrivait Urbain VIII, que la divine psalmodie de l'Epoux, se consolant dans son exil de l'absence de l'Epoux céleste, soit sans ride et sans tache. Fille de cette hymnodie qui se chante sans cesse devant le trône de Dieu et de l'Agneau, elle ne doit, afin d'être plus semblable à sa mère, rien offrir, autant que possible, qui puisse DISTRAIRE OU CHOQUER LES ESPRITS DE CEUX QUI LA CHANTENT, tout attentifs qu'ils doivent être à Dieu et aux choses divines, comme cela se produirait si l'on y rencontrait, d'ici de là, dans ses sentences ou dans ses paroles, des choses disposées avec moins d'art et d'harmonie que ne le demande un Office voué à un si noble ministère (1).

 

Plût à Dieu, écrivait Bourdaloue à Santeul, que toutes les hymnes « du bréviaire romain fussent de votre façon, car il y en a qui ne sont pas soutenables, quoiqu'elles aient le mérite de l'antiquité! » Humanisme pédantesque? Non. Qui est moins frivole que Bourdaloue ? ou que l'abbé de Rancé ? « J'ai vu les hymnes (de Santeul) pour le jour de saint Bernard. écrivait celui-ci à Nicaise. Elles valent beaucoup mieux que les anciennes, et si la plus grande partie de celles que nous avons étaient changées et faites avec autant

 

(1) Je cite, en la retouchant à peine, la traduction de Bonnetty, Annales de philosophie chrétienne, novembre 1854, p. 374. Il va bien sans dire que je n'entends pas justifier par là toutes les corrections d'Urbain VIII. Il en est d'impardonnables et que seul a pu dicter l'esprit de vertige. Ainsi, dans la pièce que nous venons de citer, remplacer le Ad coenam Agni du premier vers par Ad regias Agni dapes ; ne pas sentir la différence entre le chrétien coenam et le virgilien dapes! Mais, de bonne foi, comment trouver et plus poétique et plus religieux le ructare musti crapulam (Hymne de la Pentecôte) que le madere musto sobrios d'Urbain VIII ! Cette seule énormité ructare crapulam justifierait le Pape et ses quatre complices. J'en parle, non en savant, mais en simple fidèle. Qu'on me pardonne ce ridicule, mais il me semble qu'on est injuste envers cette équipe, ce quadrige poétique. Je suis persuadé qu'ils n'étaient pas moins sensibles que nous au charme de ces vieux poèmes. Ils partent d'une théorie que nous savons fausse, mais, dans l'application, quel respect, quelle souplesse, et que de précieuses trouvailles ! Malheur à qui ne sent la beauté du sparsum cruorem postibus ! et n'oublions pas, quoiqu'on s'obstine à l'escamoter, qu'il y a, parmi les rameurs de la galère urbanienne, un incontestable et très grand poète, Sarbiewski. Cf. Ch. Daniel, Des études classiques dans la société chrétienne, Paris, 1853, pp. 418, seq.

 

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de succès, IL Y AURAIT BEAUCOUP PLUS DE PIÉTÉ A LES DIRE (1). »

Des préoccupations du même ordre, je veux dire religieuses d'abord, expliqueraient plusieurs des réformes qui furent ainsi rêvées ou tentées chez nous, pendant les XVII° et XVIII° siècles. Certaines légendes, par exemple, qui, aujourd'hui, grâce au romantisme, ne peuvent plus que nous attendrir, les agaçaient, et d'autant plus que leur qualité de légende était alors moins universellement reconnue.

La critique venait à peine de naître; elle les grisait un peu, comme plus tard nous éblouiront de confiance les plus plates cantilènes du moyen âge. Ajoutez à cela que l'expression du sentiment religieux varie avec les époques ; les sermons de Bourdaloue leur semblaient plus dévots que ceux de Bossuet et ils trouvaient de l'onction jusque dans les Essais de Nicole. Plus encore, j'espère, dans le bréviaire de Harlay. Car il y a là de très belles prières dignes d'être comparées aux anciennes. Ainsi l'Office de Marie l'Égyptienne, composé par M. Letourneux, et qui passa longtemps pour une merveille liturgique. Cette pécheresse était une de leurs saintes préférées. On sait qu'après sa conversion, claquemurée dans une cellule, et se croyant indigne de s'entretenir avec Dieu, une courte prière et toujours la même faisait toute son oraison. D'où une des antiennes que Letourneux a empruntée au livre de Judith : « Prosternens se Domino, clamnabat dicens : Subveni, quæso, te mihi, Domine Deus meus. » C'est presque l'oraison jaculatoire de l'Égyptienne : Qui plasmasti me, miserere mei. Imagine-t-on rien de plus ingénieusement - et liturgiquement - délicieux? Les antiennes des vêpres sont du même goût : Venit Filius hominis quærere... Vadit ad ovem quæ perierat... Cum invenerit..., etc., etc. Fête de la pénitence - et pourquoi pas? serait-ce là une vertu janséniste? - mais aussi de la confiance. L'hymne des Vêpres, qui est

 

(1) Cf. Vissac, La poésie latine en France au siècle de Louis XIV, p. 145.

 

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de Santeul chante même le salut facile aux femmes perdues.

 

Et monstrat faciles prævia port us

Passis naufragium triste pudoris.

 

Si un jésuite s'était permis ce faciles, tout le jansénisme aurait injurié cet ennemi de la « voie étroite » ; et si, contraint par la mesure du vers, Santeul avait mis difficiles, de l'autre côté on aurait crié au jansénisme. Beaucoup des critiques doctrinales que l'on prodigue à nos bréviaires gallicans sont de cette force. Que, du reste, il se soit glissé parmi les réformateurs, des esprits inquiets, excessifs ou maniaques de nouveautés, c'est fort possible ; mais que, dans l'ensemble, on ait eu pour objet principal de janséniser sournoisement la prière des fidèles, non certainement, quoiqu'en ait pensé le fougueux auteur des Institutions liturgiques. « Il faut voir dans l'ouvrage de Dom Guéranger, écrit Sainte-Beuve, le curieux chapitre où tout ce travail de diffusion de la prière et de l'instruction chrétienne au dix-septième siècle est présenté comme le résultat d'une grande conspiration qui se tramait contre la foi des fidèles (1). » Et, en effet, ce n'est là qu'une vision. Comment Dom Guéranger ne s'est-il pas aperçu que son propre et magnifique idéal, le XVII° siècle l'a poursuivi, lui aussi? Comment n'a-t-il pas reconnu les siens? Parmi ces prétendus conspirateurs, comment a-t-il choisi pour tête de turc, si j'ose dire, celui-là même qu'il aurait épargner plus que tous les autres. « Avec l'ensemble de ses pieux et prudents écrits, dit encore Sainte-Beuve de plus en plus déconcerté, (M. Letourneux) est surtout l'objet d'attaques singulières (2). » Letourneux, le Dom Guéranger de ce temps-là; plus grave et plus gris que le nôtre - il est d'une époque où Lacordaire s'appelait Bourdaloue - mais non moins fervent (2).

 

(1) Port-Royal, V, p. 233.

(2) Cf. Encore une fois, il ne saurait être question ici de faire, - pas même d'esquisser - l'histoire critique de ces réformes : vaste et veau sujet qui devrait tenter un jeune chercheur. Que les chapitres hâtifs des Institutions liturgiques soient à reprendre, personne, je crois, n'en doute aujourd'hui. Il n'est pas moins évident que, dans l'ordre disciplinaire, la cause est finie ; mais non pas dans l'ordre religieux, littéraire, poétique, ni même peut-être liturgique. On trouvera un rapide résumé de Dom Cabrol dans Liturgia, Liturgies néo-gallicanes, pp. 864-871. Ai-je besoin de dire que je ne me donnerai pas le ridicule de discuter les conclusions d'un tel maître, d'ailleurs beaucoup plus nuancées que celles de Dom Guéranger. Je ne songe pas davantage à justifier les erreurs qui furent alors commises. Je persiste néanmoins à croire que, dans l'ensemble, l'inspiration des réformateurs fut sérieusement, et même dévotement religieuse; et à ne pas croire que dans l'ensemble, les réformateurs se soient servi « des nouveaux textes pour insinuer leurs erreurs » (Dom Cabrol, p. 87o). Il y a là un fait qui domine tout, me semble-t-il : c'est que la plupart des prélats qui ont pris l'initiative et la responsabilité de ces réformes, Harlay, Vintimille, entre autres, étaient nettement anti-jansénistes.

Le P. Vigier, qui eut la haute main sur le bréviaire de Vintimille, était-il, comme on l'a cru, teinté de jansénisme ? Non, me semble-t-il. Les Lettres sur le Nouveau Bréviaire ne sont qu'un furieux pamphlet, et la réponse qu'y fit Vigier parut alors décisive (Cf. Picot, Mémoires pour servir à l'Histoire ecclésiastique du XVIII° siècle, Paris, 1853, II, pp. 397, seq. Picot gallicanise peu ou prou, mais on ne l'a jamais soupçonné de janséniser). - Enfin, et quoi qu'il en soit des critiques de détail, pourquoi semble-t-on oublier toujours qu'au moins dans ses grandes lignes - et notamment pour l'emploi exclusif des textes scripturaires - la réforme du Bréviaire romain, telle que l'aurait voulue et que ne put l'exécuter Benoit XIV, coïncidait avec la réforme gallicane. Cf. la fameuse lettre du cardinal de Tencin, citée par A. Chevalier, Poésie liturgique des Eglises de France, Paris, 1913, pp. 87, seq. « Que les rédacteurs des nouveaux bréviaires aient emprunté leurs antiennes au texte pur de l'Ecriture, on ne saurait leur en faire un reproche sérieux; et il est à noter que Pie VI, en autorisant et encourageant l'Ordinaire de Cambrai à rééditer et à corriger son antique liturgie, lui donnait précisément cette règle. » Léonce Couture, Revue de Gascogne, novembre 1891, p. 517.

Quant à l'exploitation ou au maniement liturgique, si l'on peut dire, des textes scripturales, il faut vraiment être plus que prévenu pour ne pas reconnaître que nos réformateurs y excellent. J'ai donné plus haut un exemple de cette dextérité dans l'office de Marie l'Egyptienne. Mais il suffit de parcourir ces bréviaires. Cette virtuosité y éclate à chaque page. Et comment s'en étonner, quand on se rappelle que le figurisme - dans la première moitié du XVIII° siècle surtout - était devenu, chez plusieurs, une véritable passion et qui allait parfois jusqu'à la manie. « Nous conviendrons.., écrit Dom Guéranger qui n'a pu se dérober tout à fait à une telle évidence, qu'un nombre assez (très) considérable des nouveaux Répons et des nouvelles Antiennes présente des accidents d'une haute poésie; mais on doit l'attribuer à la divine magnificence des Livres saints, dont les fragments, si mutilés qu'ils soient, gardent souvent encore une partie de leur éclat. C'est donc à l'inspiration de l'écrivain sacré qu'il faut en faire honneur, et non au goût de nos docteurs, qui en EST DEMEURE TOTALEMENT INNOCENT M. Ib.p. 422. C'est exactement comme si l'on disait que le goût de Fénelon est innocent des poétiques beautés qui se trouvent rassemblées - par on ne sait quel accident - dans la Lettre à l'Académie.

 

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II. On peut dire presque sérieusement et, j'espère, sans désobliger ni compromettre personne, que l'Année chrétienne de Nicolas Letourneux a eu l'Académie Française pour marraine. C'est, en effet, le prix d'éloquence qui, en

 

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1675, a tiré de l'ombre ce jeune prêtre, dont ni la Cour, ni la ville, ni la province ne savaient le nom. Comme on le décernait alors pour la troisième fois, ce prix avait encore tout son lustre, et, si parva licet.., l'efficace de ce prix contemporain qui impose l'inconnu de la veille aux regards de l'univers. Mais il y a plus : en distinguant ainsi M. Letourneux, l'Académie lui révélait son propre génie, cette maîtrise clans la paraphrase des textes liturgiques, épîtres et évangiles des dimanches, que nul, au XVII° siècle, ne contestait à l'auteur de l'Année chrétienne, et qui fait la nouveauté bienfaisante de cet ouvrage. Ce génie ne se laissait qu'entrevoir dans les premiers essais de Letourneux, une traduction de l'Office de la semaine sainte (1673), et une Histoire de la Vie de Jésus-Christ (1673). Or il se trouva, précisément que le concours académique de 1675 donnait à paraphraser un texte de l'Évangile : Marthe, Marthe, vous vous empressez trop... Une seule chose est nécessaire... Bienheureuse étincelle! Le don de Le Tourneux était mûr et il éclata. Aussi bien l'Académie fit-elle ce jour-là coup double, si elle me permet de parler ainsi, puisqu'elle aidait aussi Letourneux à prendre conscience de sa vocation oratoire, préparant ainsi à la France un prédicateur qui, si qua fata aspera... ! eût égalé, dépassé même peut-être Bourdaloue, ou plutôt qui aurait ramené chez nous l'éloquence de la chaire à l'ancienne simplicité. Tout comme l'Année chrétienne, le fameux carême prêché par Letourneux à Saint-Benoît en 1682, et qui, hélas! ne devait pas avoir de lendemain, tant il avait réussi ! sonnait le triomphe de la paraphrase homilétique. Quel est donc, demandait un jour Louis XIV à Boileau, un prédicateur nommé Letourneux? On dit que tout le monde y court. Est-il si habile? - Sire reprit Boileau, Votre Majesté sait qu'on court toujours à la nouveauté; c'est un prédicateur qui prêche l'Évangile. Et comme le roi insistait pour avoir son sentiment, il répondit: « Quand il monte en chaire, il fait si peur par sa laideur qu'on voudrait l'en voir sortir; et, quand il a commencé à parler, on craint qu'il n'en

 

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sorte.» Jusqu'à ce qu'il revienne un homme, disait La Bruyère en pensant à Letourneux, « qui avec un style nourri des Saintes Écritures, explique au peuple la parole divine uniment et familièrement, les orateurs et les déclamateurs seront suivis (1). » N'est-il pas beau qu'en le couronnant l'Académie de 1675 ait invité Nicolas Letourneux à exterminer l'académisme ?

Et c'est encore l'Académie qui, en la personne de l'académicien modèle, idéal, a conseillé à son lauréat d'entreprendre l'Année chrétienne. « Enhardi par ses succès, nous dit-on encore, et encouragé par Pellisson dont il était devenu l'ami, (Letourneux) donna son Carême chrétien (1682), tout composé des Épîtres, Évangiles et pièces récitées dans l'Église en ce saint temps, avec des explications saines, instructives et populaires. C'est par là qu'il débuta dans son Année chrétienne, continuée depuis avec un succès croissant, et à laquelle est resté attaché son nom (2) ». C'était tin de ces hommes envers qui on peut tout se permettre. On est sûr qu'ils ne se rebifferont jamais. Deux fois irritants d'ailleurs, parce qu'on n'arrive pas à les prendre en faute. Sans défense et sans ambition; d'une piété et d'une douceur invincibles. Cédant de lui-même aux influences ennemies qui avaient juré de l'éteindre, il se retira dans la solitude, suivi de quelques jeunes gens qu'il façonnait aux saintes Lettres et aux Offices liturgiques. Il mourut bientôt du reste, à peine âgé de quarante-sept ans (1686), et n'ayant achevé que les six premiers volumes de l'Année chrétienne (3). Je n'ai pas à en dire plus long sur le détail de cette vie innocente et persécutée. Le chapitre, justement incolore, mais affectueux et vengeur, que Sainte Beuve a consacré dans son Port-Royal (t. V) à M. Le Tourneux, me semble parfait. Seul, d'ailleurs, nous intéresse présentement la propagande liturgique à laquelle

 

(1) Cf. Port-Royal, V, pp. 213, 214.

(2) Port-Royal, p. 212.

(3) Les autres volumes sont de M. de Ruth d'Ans.

 

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s'est consacré ce prêtre excellent et où il a magnifiquement réussi.

L'année chrétienne ayant été mise à l'index, neuf ans après la mort de son auteur (1695), ai-je le droit d'aller plus avant? Non, si j'entendais protester par là contre un acte du Saint-Siège, ou si l'idée saugrenue me venait de préparer une édition nouvelle de l'ouvrage condamné. - Ruineuse spéculation, soit dit en passant, et qui ne séduirait aucun éditeur, notre Année chrétienne à nous, je veux dire, l'Année liturgique de Dom Guéranger étant, grâce à Dieu,entre toutes les mains. - Oui, si comme l'exige le titre même de mon propre volume, et comme je l'ai déjà fait pour tels autres écrivains qui tiennent compagnie à Letourneux dans le catalogue de l'Index - Surin, Bernières, Canfeld, Boudon, par exemple, et le P. de Colonia - je me borne à raconter l'Année chrétienne, à en décrire le caractère, à m'en expliquer le succès. Sur le fait de Letourneux, l'Église nous laisse libres. Il en va tout autrement pour le fait de Jansénius ou pour celui de Quesnel. Entre la Bulle Unigenitus - qui anathématise les Réflexions morales - document solennel, infaillible, cent et une fois motivé, de toute façon irréfragable et la mise à l'index de l'Année chrétienne, il n'y a pas de comparaison possible. En vérité nul ne connaît les raisons doctrinales de cette dernière mesure, et il me parait presque certain qu'elle a voulu d'abord et surtout frapper la traduction en français de l'Ordinaire de la messe, qui figure en tête de chaque volume (1) : mesure de pure discipline, que nous avons étudiée jadis, et qui, très certainement, n'engageait pas l'avenir, puisque aujourd'hui l'Église permet la traduction du Canon. Toutefois, pour n'être aucunement brûlante, la question où nous entrons n'en est pas moins fort compliquée. Au moins doit la juger telle le paresseux que

 

(1) « Le Nonce du Pape dit un jour au P. de La Chaise que Sa Sainteté demandait qu'on supprimât quelques lignes et, entre autres, l'Année chrétienne, parce que la Messe y est traduite en français.. ». De là défense de l'archevêque (Harlay) au libraire Elie Josset de ne plus vendre dorénavant des Années Chrétiennes » Port-Royal, V, p. 221.

 

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je suis. Il faut savoir que, réunis en un seul paquet, les dix ou douze volumes de l'Année chrétienne ne sauraient peser beaucoup moins que le rocher de Sisyphe. Plus de six cents pages par volume, et d'une impression très dense. A la vingtième page, Sainte-Beuve dormait déjà; dès avant la vingtième, Dom Guéranger n'était plus maître de ses nerfs. Quoique plus habitué que le premier aux choses de la dévotion, et moins impétueux que le second, je ne puis me vanter de les avoir tous lus ligne à ligne. Non que je les aie trouvés aussi accablants que je l'aurais cru d'abord. La grâce d'état sans doute. De l'ennui, certes, mais assez délectable. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas le droit d'affirmer que dans tel ou tel des passages qui m'ont échappé, ne se cache pas le venin d'une des propositions janséniennes. Mais après tout je m'en rapporterai sur ce point à un détective professionnel, à l'auteur de la Bibliothèque janséniste, qui a fureté de tous ses yeux dans les derniers recoins de l'Année chrétienne, passionnément désireux d'y trouver enfin, comme cette femme de l'Évangile, la drachme perdue, c'est-à-dire de prendre son homme en flagrant délit d'hérésie. Qui réussirait dans cette battue si le P. de Colonia s'y est escrimé en vain?

Il est vrai que le plus sûr des experts en ce qui touche à l'histoire du jansénisme, Sainte-Beuve semble donner raison à Colonia. « M. Letourneux, écrit-il, bien que venu tard, toujours contrarié et si vite emporté, est une des vraies figures de Port-Royal; il en a tous les caractères, y compris la persécution. » C'est fort juste. Mais n'oubliez donc pas que le Port Royal de Sainte-Beuve est celui de M. de Saint-Cyran, que Rapin lui-même reconnaît n'être pas janséniste; de Tillemont; de M. Ramon, de M. du Fossé, non celui d'Arnauld. Ni de près ni de loin, Letourneux ne s'est mêlé soit aux querelles doctrinales soit aux intrigues du parti.

Si j'ai des amis qui me louent, écrit-il, et qui en me louant

 

(1) Port-Royal, V, p. 229.

 

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en blâment d'autres, c'est à mon insu et sans mon aveu qu'ils le font... Je n'approuverais point dans mes amis ce que je n'approuverais point dans moi-même. On ne m'a pas ouï parler avec aigreur ni avec mépris de ceux qui me paraissent contraires, et si je savais quelqu'un qui en usât autrement que moi, je l'en empêcherais s'il m'était possible (1).

 

Aussi bien tenons-nous la preuve la plus irréfutable de sa correction parfaite, à savoir le choix qu'a fait de lui, en 1681, l'archevêque de Paris, comme confesseur des religieuses de Port-Royal. Harlay, le courtisan à l'état pur, si l'on peut dire, et de ce chef « le bon chien de chasse », enfin le persécuteur que l'on sait, eût-il introduit au coeur de la place un prêtre qui n'eût pas signé le formulaire et dont la pleine soumission à l'Église eût été suspecte.

Reste donc le réquisitoire de la Bibliothèque janséniste, accablant, je l'avoue, mais encore plus délirant.

 

Tout ce qui vient de Letourneux écrit le P. de Colonia, ne doit pas être regardé d'un autre oeil que ce qui porte le nom de Quesnel, d'Arnauld, de Saint-Cyran, de Jansenius, de Bains et de Calvin (2).

 

Ainsi parti, pourquoi ne pas ajouter à cette macédoine quelques piments de haut goût, Arius, Luther, par exemple? Car évidemment s'il regarde l'Année chrétienne de cet oeil-là, il trouvera, sans trop de peine, dans ces dix mille pages, de

quoi se justifier à lui-même sa propre fureur. C'est ainsi, par exemple, qu'il déniche, au fond du tome IX un Letourneux

 

(1) Port-Royal, V, p. 226. Letourneux, écrit le P. de Colonia « devint fameux... par son audace à professer hautement les dogmes janséniens, et à les semer dans les écrits dont il a empoisonné le public. » Dictionnaire, I, p. 9o. Autant de mots, autant de... contre-vérités.

(2) Dictionnaire des livres jansénistes, I. p. 203. C'est à l'article, non pas de l'Année Chrétienne - celui-ci va nous occuper - mais du Bréviaire Romain en Latin et en Français, traduction posthume de Letourneux : « Le Bréviaire français, dit Colonia, est un livre presque aussi dangereux que L'année Chrétienne. » Ib. p. 203. Si l'Année Chrétienne est à peine plus dangereuse qu'une simple traduction de Bréviaire, nous voici déjà plus que rassurés. Il est vrai que ce Bréviaire français fut condamné en 1688 par le servile archevêque, mais à la stupeur, et au scandale de tous, Bossuet comprit. Cf. Correspondance de Bossuet. III, 5o6, 507, 518.

 

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plus presbytérien que les soldats de Cromwell.

 

L'autorité épiscopale est combattue ou plutôt anéantie par Letourneux... en voici la preuve :

T.9. Saint Appollinaire, 23 juillet. « Il n'est pas permis dans l'Église de commander par autorité; c'est-à-dire en sorte que l'autorité seule soit la raison qui fasse obéir »...

Ibid. « Les rois commandent à ceux qui ne veulent pas obéir et les évêques à ceux qui le veulent »

Ibid. « Un véritable Pasteur ne commande qu'à ceux qui veulent bien obéir. »

Comment les évêques pourraient-ils souffrir de si rudes atteintes portées à leur autorité ?

 

 

Comment? C'est bien simple : en relisant dans saint Luc le statut du commandement chrétien. « Scitis quia hi, qui videntur principari gentibus, dominantur eis..., non ita est autem in vobis (1). Mais continuons :

 

Letourneux, après les avoir ainsi réduits à la seule autorité de persuasion, veut encore que ce pouvoir n'ait pas été donné en propre au premier Pasteur.

« On défère un coupable à l'Église..., soit qu'on le défère à toute l'assemblée des fidèles, soit qu'on le défère seulement aux Pasteurs » (T. IV, p. 6o) (2).

 

Ce dernier texte, où Letourneux se borne à constater un usage primitif, montrerait, à lui tout seul, qu'il fait une différence entre les pasteurs et les simples fidèles. Mais qu'est-il besoin de discuter des affirmations pareilles? On prouverait aussi bien que le bonhomme ne croit pas à la divinité de Jésus-Christ. C’est bien là du reste où l'on voudrait nous conduire.

 

Il y a des choses indécentes et qui tiennent du blasphème. Par exemple, t. IV, p. 396. Evang. du sam. de la sem. de la Passion, p. 6, on lit ces paroles: « J.-C. délibéra s'il prierait son Père de le dispenser de mourir, ou peut-être même qu'il lui fit en effet

 

(1) Luc, X. 42, seq,

(2) Dictionnaire, pp. 65, 66.

 

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cette prière; mais il se corrigea aussitôt ». Dire que J.-C. délibéra, c'est supposer en lui de l'ignorance. Dire qu'il se corrigea, c'est supposer qu'il avait fait une faute (1).

 

Et tant d'autres textes qui rendent le même son.

Voici le passage, assurément difficile, qu'il s'agissait d'expliquer :

 

Maintenant mon âme est troublée. Et que dirai-je? Mon Père., délivrez-moi de cette heure. Mais c'est pour cela que je suis venu (1)

 

c'est-à-dire, ajoute Letourneux, pour mourir. N'y a t-il pas là tous les dehors d'une délibération? Quid dicam? Le mais semble y couper court. Mieux aurait valu peut-être : « feignit de se corriger », et mieux encore, « de se reprendre ». Mais enfin le vrai sens que Letourneux donne à ces mots, il vient de l'éclairer dans les lignes précédentes, que le P. de Colonia, qui sait son métier, s'est bien gardé de citer. « Le Fils de Dieu, avait-il écrit, se troubla volontairement, afin de nous apprendre à nous soumettre, comme lui, à la volonté de Dieu, malgré toutes les répugnances de la nature. » Et peu après : « Il renouvela en lui le même trouble. » Il n'y a là de blasphème que celui qu'on est bien décidé, per fas et ne fas, à y glisser. Aussi bien un plus grand que Letourneux n'a t-il pas craint de souligner, tout de même l'apparence de délibération et de revirement que présentent, bon gré mal gré, les propres paroles de Notre-Seigneur

 

Le trouble de l'âme, écrit Bossuet, consiste principalement dans la diversité des pensées qui nous montent dans l'esprit... Les pensées dont l'âme est agitée, en sorte qu'elle ne sait quel parti prendre et à quoi se déterminer, c'est ce qui trouble : elle ne se possède plus, elle n'est plus maîtresse d'elle-même.

 

Quelle joie pour Colonia que ces coups de plume, s'il avait eu la bonne fortune de les trouver dans l'Année Chrétienne.

 

(1) Bibliothèque, p. 64.

 

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Oserons-nous dire, poursuit Bossuet, qu'il y a eu quelque chose de semblable dans l'âme sainte de Jésus? « Maintenant mon âme est troublée et que dirai-je?... Voilà cette diversité de pensées : on voit une espèce de perplexité dans ces paroles : Que dirai-je? une sorte d'irrésolution clans celles-ci : Que demanderai-je à mon Père? qu'il me délivre de tant de maux? Mais tout se termine enfin par s'abandonner tout entier à Dieu.

Y a t-il eu une véritable irrésolution dans la sainte âme de Jésus? A Dieu ne plaise... ! Mais encore qu'il n'y eût point une véritable irrésolution dans une âme si ferme et éclairée, il y eut quelque chose de semblable.

 

Suivent cinq nouvelles pages sur le « trouble de Notre-Seigneur. » « Ce trouble était volontaire en Notre-Seigneur et nécessaire pour nous (1) ». De l'un à l'autre, la différence paraît-elle si considérable? Letourneux n'est pas Bossuet; il ne dispose que de quelques lignes ; enfin il s'adresse à des lecteurs qui n'ont pas besoin qu'on les entraîne à scruter bien avant de tels mystères. Mais s'il blasphème dans ce passage, condamne Bossuet au même bûcher.

Bref voilà un homme perdu! « On est même allé, écrit Sainte-Beuve, car la calomnie de ce côté est prompte et la bêtise s'y mêle aisément, jusqu'à incriminer sa foi en Jésus-Christ. Des écrivains catholiques, sans aucune critiqué, ont reproduit une odieuse insinuation de Feller contre la sincérité de M. Letourneux : « La manière dont il a parlé de la prière de Jésus-Christ dans le Jardin des Oliviers a répandu des doutes sur ses sentiments à l'égard de la divinité du Sauveur des hommes (2) ». Feller a une excuse, si c'en est une. Il n'a lu de l'Année Chrétienne - dix milles pages - que les huit découpures, qu'en cite l'auteur de la Bibliothèque janséniste (3). Excusable après tout, lui aussi, Dom Guéranger de leur avoir fait confiance à l'un ou à l'autre.

 

(1) Méditations sur l'Evangile, La Cène, Ière partie, 13e , 14e, 15e et 16e jour.

(2) Port-Royal, V, p. 233.

(3) Et ces quelques pages, Feller ne les a lues qu'au galop. Le texte blasphémateur, auquel manifestement il fait allusion, ne se trouve pas dans l'explication de l'Agonie, mais dans la paraphrase du ch. XIIe de saint Jean.

On comprendra que je ne discute pas ici, un à un, les textes de Letourneux dénoncés par le P. de Colonia, Il me suffit d'avoir pris en flagrant délit la méthode critique de ce dernier : méthode où sombrerait l'orthodoxie de saint Thomas lui-même, et plus vite encore, celle de saint Augustin. Ainsi pour les « deux amours », ou pour les différents motifs de nos actions « qui se réduisent tous à deux, celui de la cupidité et celui de la charité ». Sur la question de la grâce, tout se ramène à prétendre que l'Année Chrétienne ne se distingue des Réflexions Quesnelliennes que par le titre. Que si l'on en doute, en voici la preuve : « L'auteur des N.N. E.E. (Nouvelles ecclésiastiques) dans sa feuille du 12 Décembre 1747, fait lui-même cet aveu important : Nous convenons... que la doctrine de M. Letourneux est la même que celle du P. Quesnel ». Mais, bien entendu ! Les Nouvelles ne conviennent-elles pas également, et avec elles, tout le jansénisme du XVIII° siècle que toutes les propositions de Quesnel, condamnées par la bulle Unigenitus, reproduisent parfaitement et exclusivement la doctrine de saint Paul, de saint Augustin et de saint Thomas, en un mot de toute l'Eglise avant Molina.

 

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III. J'estime donc, sous les réserves de droit, que les théologiens, auxquels appartient le dernier mot en ces matières, ne trouveraient pas l'Année Chrétienne beaucoup plus authentiquement janséniste que les sermons de Bourdaloue : ni même beaucoup plus jansénisante, ce qui est tout autre chose. Je n'ai pas d'ailleurs l'impression que ces lourds volumes soient d'une lecture décourageante. Rigide plus que rigoriste; grave plutôt que triste. La passion moralisante et l'incompréhensible sérieux du grand siècle. C'est la marque du classicisme dévot. Mais, si curieux que cela nous semble, cette morne littérature les mettait en dévotion. Ai-je besoin d'avertir que Nicolas Letourneux n'avait pas lu le Génie du Christianisme. Moins fermé néanmoins que nous ne pourrions le croire à la splendeur de nos offices. Pas besoin non plus de répéter que je préfère, et de beaucoup, les carillons de Dom Guéranger à la crécelle de Letourneux. Mais quand tout est dit, la propagande liturgique de celui-ci, puisqu'elle n'eut pas moins de succès que l'autre, reste un événement mémorable dans l'histoire que nous racontons.

Religieuse d'abord et plus que tout, cette crécelle est aussi quelque peu cartésienne ; ce qui ne veut pas dire rationaliste. Quand on reproche à ces vulgarisateurs de la piété liturgique de n'avoir pas eux-mêmes et de ruiner

 

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chez les autres le sens du mystère, on les calomnie, comme nous l'avons longuement montré dans notre chapitre sur la messe. Mais ils veulent que, dans la participation à la prière publique de l'Église, l'intelligence des plus simples ne soit pas condamnée à l'inertie. Elle s'agenouillera devant le mystère comme l'intelligence des savants, mais, comme celle-ci, elle peut et doit comprendre le sens des cérémonies qui se déroulent devant elle, et des paroles qui sont récitées. « Que voulait M. Letourneux? écrit admirablement Sainte-Beuve, que voulaient ses amis (Pellisson, en tête) par l'ensemble des travaux qu'ils réclamaient de lui avec instance et auxquels il était si propre ? Par ses traductions de l'Office de la Semaine Sainte, puis par son Carême où il ne traduisait plus seulement, mais où il ajoutait un commentaire abrégé, une explication des Épîtres, et Évangiles que l'Église en ce saint temps donne toujours nouvelles pour chaque jour, puis dans son Avent et dans ce qu'il a fait des dimanches d'après Pâques, M. Letourneux essayait, au sein d'une société encore chrétienne, de faire participer les fidèles, par l'intelligence comme par le coeur, à tous les actes de la vie chrétienne. Il les voulait mettre à même d'apporter le plus de raison et de réflexion possible dans l'usage des choses incompréhensibles (et qui ne le sont pas moins pour les savants que pour les simples). L'Église, tout en se réservant le latin comme langue sacrée dans le service public, n'interdisait pas aux fidèles en particulier de prier en leur langue et de goûter intelligemment la parole de Dieu. Donner cours à des publications pareilles, c'était faire le meilleur appel et opposer la plus excellente réponse aux protestants, alors très invités à se convertir et sollicités d'entrer; c'était leur montrer ce que c'était que la messe, tant décriée et insultée par eux, et les forcer à la respecter. Cela n'était propre qu'à faire honneur, comme disait Arnauld, à la religion catholique... Quand on a lu Letourneux, on se rend compte, si l'on est croyant, des motifs de sa foi et de son culte, des diverses formes et des appropriations de la prière

 

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de la composition et de l'ordonnance que l'Église a données à l'Année chrétienne, et de l'appui qu'y trouve une âme chrétienne à chaque instant; de la station qu'elle y peut faire à chaque degré; on s'en rend compte par le sens moral et pratique, en restant Français, et paroissien de son temps et du XVII° siècle, si l'on était du XVII° siècle (1). » « Il faut insister sur ce point, écrit de son côté un docteur ès sciences liturgiques, Ulyse Chevalier ; ce fut la grande et pieuse pensée de Letourneux de populariser le culte, de mettre la liturgie à la portée de tous (2). » Par des routes différentes, l'un dans la paix, l'autre dans la joie ; l'un tout populaire et classique, l'autre patricien et romantique, les deux frères ennemis, Letourneux et Guéranger, poursuivent une seule et même fin, chantant aux modes près le même cantique : l'un : Confitebor tibi in ecclesia magna; in populo gravi laudabo te; l'autre : Laudate eum in cymbalis bene sonantibus (3).

 

(1) Port-Royal, V. pp. 231, 232.

(2) Poésie liturgique des Eglises de France, Paris, 1913, p. LXV.

(3) Psaume 34, 18; 15o, 5.

D'Avrigny parle de Letourneux avec beaucoup d'aigreur et de mépris. « Cet ouvrage (Année chr.) a été et est encore (172o) fort à la mode parmi les femmes d'une certaine dévotion (janséniste apparemment). Celles qui ne se piquent pas de beaucoup d'esprit en font leur lecture ordinaire..; les autres en font l'ornement de leurs bibliothèques. Une douzaine (13) de volumes bien reliés (et, en effet, la reliure de mon exemplaire est belle) a quelque chose qui plaît à la vue... Quelque cours que l'on ait donné à cet ouvrage, ceux qui ont connu le sieur Letourneux ont sujet de s'étonner... (qu'on) le mette au rang des savants distingués de son temps (allusion, je crois, à l'article Letourneux dans le t. XVIII de la Nouvelle Bibl. Ecclés. d'Ellies du Pin). On est docte à bon marché quand on sait s'étayer de gens qui ont l'art, etc., etc. Quelques pieuses réflexions qui ne coûtent guère à l'esprit, etc., etc. » (Mém. chron.), IV, (1685). Malveillance et perfidie. D'autres plus tard ne se priveront pas de déprécier, et, en partie, pour les mêmes raisons, saint Alphonse de Liguori, doctor rudium. Le jugement tout contraire de Mme de Sévigné est assez connu. Au tome III des Mémoires de du Fossé (édit. Bouquet, Rouen) se trouvent recueillis les nombreux passages des Lettres où est célébré M. Letourneux. « Un sérieux et une solidité qui me plaît fort... Il fait grand bruit... Il faut songer à sa conscience, lire M. Letourneux et se recueillir. » Ce n'était pas pour elle une lecture à moitié profane, ou du moins divertissante, comme les Essais de Nicole, mais de pénitence. Il est curieux que Chaudon, (plus ou moins jansénisant), tout en mettant très haut M. Letourneux, le trouve un peu sec. « On y désirerait seulement un peu plus de cette chaleur douce et pénétrante qui fait lire les écrits pieux de Fénelon avec tant de plaisir. » (Nouveau Dict. hist. 1804). Qui songe à les comparer? Mais il ne faut pas oublier que Letourneux écrit d'abord pour les plus humbles, uniquement soucieux. de mettre à leur portée l'explication qu'il donne des textes liturgiques. Ce n'est pas, à proprement parler, un livre de dévotion; mais plutôt une sorte de catéchisme liturgique. - La bibliographie de l'Année chrétienne serait à suivre de près.

 

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IV. On voudrait pouvoir suivre, avec la fortune tourmentée de ce livre mémorable, les variations de la piété liturgique pendant les XVII° et XVIII° siècles : curieux sujet que dom Guéranger n'a pas effleuré, n'imaginant pas, semble-t-il, qu'on ait jamais pu demander à cet insignifiant Letourneux autre chose qu'une théologie suspecte et que des leçons de révolte contre l'Église. Il est vrai sans doute que, pendant la guerre implacable entre constitutionnaires et appelants, quelques furies des deux sexes ont dû manipuler avec fracas le gros volume de l'Année qu'elles portaient aux Offices, comme d'autres insurgés arboreront plus tard l'églantine du 1er mai. Mais je crois que la plupart - de ceux, veux-je dire, qui tenaient de près ou de loin au parti - lisaient Letourneux dans le même esprit que leurs arrière-neveux ou nièces lisent aujourd'hui Dom Guéranger. La carte de ce petit monde n'a pas encore été dressée par l'histoire impartiale, ni leur psychologie creusée avec l'attention qu'elle mérite. Les appelants, même les plus farouches, n'appellent pas du soir au matin, à chaque fois que sonnent les heures. Quand ils récitent leur chapelet, ils prient bonnement la Sainte Vierge, à peu près comme nous faisons et sans penser au futur Concile. Quoi qu'il en soit, j'imagine, que dès le début du XVIII° siècle, l'Année Chrétienne, tant dénoncée comme toute pernicieuse dans les ouvrages de controverse et jusque dans les sermons, ne figure plus que, par aventure dans la bibliothèque des catholiques soumis. Je l'ai rencontrée plusieurs fois, en compagnie des Essais de Nicole et de la Prière de Duguet, chez de pauvres couventines qui ne pouvaient s'offrir les livres modernes, et qui lisaient innocemment ces maudits qu'elles prenaient sans doute pour des Révérends Pères. Latet anguis in herba. Tout est

 

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sain aux saints. Je crois néanmoins qu'on y a mis bon ordre. Mais enfin, soit que certains, dans les milieux les plus orthodoxes, aient souffert de la privation qu'on leur imposait, soit que l'expérience de la direction ait montré aux maîtres de l'époque le bienfait de cette propagande liturgique, fas est ab hoste doceri, une autre Année Chrétienne parut bientôt qu'on pourrait conseiller à tous, puisqu'elle avait pour auteur un pieux jésuite, le P. Croiset. Pour éviter qu'on ne prît la mauvaise Année pour la bonne, ou par un sentiment de courtoisie littéraire, les volumes du P. Croiset eurent d'abord pour titre, non pas l'Année Chrétienne, mais Exercices de piété pour tous les jours de l'année, contenant l'explication du mystère, ou la vie du saint de chaque jour, avec des réflexions sur l'Épître et une méditation sur l'Évangile de la messe et quelques pratiques de piété propres à toutes sortes de personnes. Première édition, Lyon 1712-1720; douze volumes. Le titre Année chrétienne ne paraîtra qu'après la tourmente révolutionnaire (1). L'oeuvre fut extrêmement goûtée comme elle méritait de l'être, et on n'a cessé de la réimprimer jusqu'à ces dernières années.

Ce n'était pas là, d'ailleurs, comme certains l'ont affirmé, la première rencontre entre la Compagnie de Jésus et la chose liturgique; - j'entends sur le terrain proprement dévot, car pour la science pure, qui ne connaît Maldonat, Bellarmin, Tamburini, Sirmond, Oudin, l'ami charmant du président Bouhier, et tant d'autres (2)?

L'année même où le pauvre Letourneux venait au monde, y venait aussi - et plus robuste que lui, car il est énorme - le premier tome en deux volumes de l'Année Chrétienne du Père Jean Suffren : L'Année chrétienne ou le saint et

 

(1) Cependant, soit pour activer la vente, soit pour tendre l'hameçon aux jansénistes, les relieurs gravaient sur le dos des volumes, non pas le titre imprimé, qui eût d'ailleurs tenu beaucoup de place, mais tout simplement Année chrétienne. Je n'ai pas manié tous les exemplaires et je m'en rapporte au mien propre, qui est de 1735.

(2) Cf. une liste imposante chez le R. P. Cavallera, Ascétisme et Liturgie, Paris, 1914, pp. 93-96.

 

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profitable emploi du temps pour gagner l'éternité, où sont enseignées diverses pratiques et moyens pour saintement s'occuper durant tout le cours de l'année, conformément à l'ordre de l'année, inspiré par le Saint-Esprit à l'Église chrétienne -. Mais cette oeuvre monumentale - quatre in-quarto, de plus de mille pages chacun - est bien plutôt une encyclopédie dévote, - pleine d'intérêt pour l'historien, car il y est question absolument de tout - qu'une année chrétienne ou liturgique proprement dite. On ne la lisait d'ailleurs plus, et pour cause, et depuis longtemps, lorsque parut le Carême Chrétien de Letourneux (1). Revenons au P. Croiset.

L'Année chrétienne de Letourneux étant à classer parmi les livres dangereux, « on' souhaitait depuis plusieurs années - écrivent les Pères de Trévoux en 1713 - qu'un livre pareil nous vînt d'une main catholique. Le Père Croiset remplit avantageusement ce pieux souhait. Son ouvrage renferme la vie du saint de chaque jour, ou un discours historique et moral sur le mystère qu'on solennise, l'Épître qu'on lit à la messe traduite avec des réflexions, l'Évangile aussi traduit suivi d'une courte méditation, l'oraison du jour en français (grande hardiesse en ce temps-là!), quelques aspirations tirées de l'Écriture, quelques pratiques de piété propres à la fête ». Je souligne les mots intéressants. « Le même Évangile, poursuivent-ils, et la même Épître reviennent assez souvent; mais (chiquenaude à Letourneux) (2) les mêmes réflexions ne reviennent pas. L'auteur a eu soin de les varier; il a eu encore plus de soin de lier entre eux les exercices de piété de chaque jour et de les rapporter à une

 

(1) Le vrai titre du premier tome (de Suffren) devrait être La journée chrétienne, voire le mois chrétien ; ou encore Pratique de la vie dévote. Avec un peu de bonne volonté, on peut aussi comparer à l'Année de Letourneux, le Journal des Saints ou méditation pour tous les jours de l'année, oeuvre du P. Grosez, S. J., publiée à Lyon en 1670; cf. Cavallera, op. cit. p. 98. Il est difficile d'imaginer un livre dévot qui, par une brèche ou par une autre, ne rentre dans le cadre de l'Année liturgique.

(2) Quand revient, au cours de l'Année liturgique, un évangile qu'il a déjà paraphrasé, Letourneux recopie la première paraphrase. Et le moyen de varier, quand on se borne à rendre un texte accessible à tous.

 

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même fin... C'est partout un caractère de sagesse, d'intelligence, d'onction, de piété qu'il est plus aisé de sentir, quand on n'est pas mal disposé, que de le faire sentir aux autres » (1).

Rien de plus juste. Sans être original - pour le fond ou pour la forme - ce livre me semble excellent. Une piété grave et prenante, une érudition ecclésiastique des plus aimables; en un mot, très supérieur comme lecture spirituelle à celui de Letourneux ; au moins comparable, de ce point de vue, à celui de Guéranger (2). Mais est-ce là vraiment une Année chrétienne, ou liturgique, au sens que nos deux frères ennemis, Letourneux et Guéranger, donnent à ce mot? Pour ma part, j'en doute fort. « On a raison, écrit à ce sujet, un savant jésuite, de louer l'Année liturgique. Il ne faudrait pas cependant prendre trop à la lettre la déclaration publiée par (Guéranger) dans la préface des Institutions liturgiques : Nous indiquons seulement ici le projet d'une Année liturgique, travail destiné à mettre les fidèles en état de profiter des secours immenses qu'offre à la piété chrétienne la compréhension des mystères de la liturgie. Cet ouvrage n'aura rien de commun avec les diverses Années chrétiennes qui ont été publiées jusqu'ici. Il sera destiné à aider les fidèles dans l'assistance aux offices divins ; on pourra le porter à l'église et il y tiendra lieu de tout autre livre de prières. » Ce que nous allons dire des PP. Suffren, Grosez, reprend le R. P. Cavallera, et surtout du P. Croiset, montrera « que la parenté entre les Années chrétiennes et l'Année liturgique est moins éloignée qu'on ne le soupçonnerait d'après ces indications, et qu'elles apportent un témoignage

 

(1) J'emprunte ces divers extraits des Mémoires de Trévoux au R. P. Cavallera, op. cit. p. 99-100.

(2) Je note, en passant, comme assez curieuse pour l'époque, une adhésion éclatante au figurisme. « Les prophéties d'Isaïe sont pleines de menaces et de promesses; et toutes ses peintures se trouvent fausses et outrées, si on les borne à ce qui est arrivé dans l'Etat des Juifs. On ne peut les appliquer que figurément. Jésus-Christ, sa passion, sa mort, ses victoires, son Eglise; c'est là où se vérifient toutes les grandes expressions d'Isaïe. » (1er  samedi de Carême). Duguet n'aurait pas mieux dit. Mais en ce temps-là, plus ils sont d'accord, plus ils s'exterminent.

 

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qui n'est pas à négliger, sur l'attitude pratique des jésuites à l'égard de la liturgie (1). »

On mêle ici, me semble-t-il, deux choses bien différentes : la docilité pratique aux observances liturgiques, et la vie liturgique elle-même, liturgiquement vécue, si j'ose ainsi m'exprimer. Dom Guéranger n'a l'intention ni de déprécier ni de subtiliser les Exercices de Croiset; il les goûte fort, il leur fera même, nous assure-t-on, plus d'un emprunt. Il sait donc fort bien que ce Père ne place pas le Mercredi des Cendres après l'Ascension, et ne profite pas de Pâques pour méditer sur les abaissements du Sauveur. On imagine difficilement un livre de dévotion catholique dont l'auteur ait

fait table rase de la Liturgie, Guéranger connaissait peut-être aussi l'ouvrage, longtemps populaire, d'un saint mauriste, Dom Firmin Rainssant, beaucoup plus vieux que les Exercices de Croiset et qui a pour titre : Méditations pour tous les jours de l'année tirées des Évangiles qui se lisent à la messe et pour les fêtes principales des saints avec leurs octaves, 1647. Croiset n'est qu'un Rainssant en dix-huit volumes. L'un et l'autre, et avec eux une infinité de spirituels, ils transforment en oraison mentale proprement dite, c'est-à-dire en méditation méthodique, la prière publique de l'Église. Prenez par exemple le sixième dimanche après l'Épiphanie. Vient d'abord, chez Croiset, ce qu'il appelle d'un mot charmant, mais trop prometteur : l'Histoire du sixième dimanche après l'Épiphanie. Cette histoire étant un peu courte, il en comble les vides avec une dissertation sur le sénevé dont parle l'Évangile de ce jour-là. On y apprend de si jolies choses qu'on risque fort, si on me ressemble, de passer toute la messe à les savourer.

 

Le grain de senevé devient arbre. Rien n'était plus connu aux gens du pays que cette comparaison. Dans les pays chauds, les plantes deviennent d'une hauteur fort au-dessus de tout ce qu'on voit dans nos climats. On lit dans le Talmud de Jérusalem

 

(1) R. P. Cavallera, op. cit. pp. 96-97.

 

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et de Babylone, c'est-à-dire dans les deux recueils des traditions judaïques qui furent faits l'un à Jérusalem et l'autre à Babylone, qu'un juif nommé Simon avait une tige de sénevé, qui devint si haute, si forte qu'un homme aurait pu monter dessus sans 'a rompre. On y trouve aussi qu'un autre pied de sénevé avait trois branches, dont l'une servait d'ombrage à quelques potiers de terre qui travaillaient dessous, pendant l'été, pour se garantir des ardeurs du soleil.

 

A cette invitation au voyage, s'accroche, comme elle peut, l'oraison, où l'on demande à Dieu de nous remplir « de pensées saintes et raisonnables » - rationabilia meditantes. Puis l'Épître et les quelques réflexions qui la suivent nous font cingler sur Thessalonique. Le senevé reparaît avec l'Évangile. Enfin, enfin, après tous ces préludes, l'opus diei ! On sonne le branlebas des trois puissances, et on nous propose une « méditation ». Sur quoi? sur le sénevé, le levain, la collecte, ou bien sur la ferveur dont les Thessaloniciens viennent de nous donner l'exemple? Non : sur la Mort! Rien que deux points, mais pleins de très belles choses, qui peut-être nous feront oublier les deux Talmud. Celle-ci par exemple : « Considérez qu'à la mort chacun a l'esprit chrétien. » Suit le bouquet spirituel : des « Aspirations dévotes durant le jour » - memorare novissima - et des « pratiques de piété » : penser constamment à la mort ; ne passer aucun mois sans méditer plusieurs fois sur une vérité si intéressante ». Le dimanche suivant ne nous comblera pas moins : « Le savant Alcuin, si célèbre dès le temps de Charlemagne, demande pourquoi on a donné le nom de septuagésime à ce dimanche si privilégié... » Quatre pages pour lui répondre : Le savant Théodulphe, etc., etc... C'est d'ailleurs le plus encyclopédique des dimanches. L'Épître nous invite aux jeux olympiques. Cinq espèces de combats. Apprenons, en passant, des Anciens que « le vrai moyen de vivre en santé, de vivre longtemps, est de vivre de régime ».

 

Un seul remportait le prix, et ce prix qu'on savait bien qu'un seul pouvait remporter, n'était qu'une couronne faite de branches

 

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de quelques arbres, ou de quelques plantes, comme d'olivier, de myrte, de chêne, de laurier, ou d'ache, qui est une espèce de persil qui croît dans les marais et qui a des fleurs blanches ou jaunes au bout de la tige.

 

J'en passe, j'en passe ; car il développe, et le mieux du monde, le symbolisme de tous ces détails, n'oubliant - et je le regrette - que celui de l'ache. Ce ne sont là, du reste, que des « réflexions », toutes convergentes vers la méditation finale : Des divertissements du carnaval.

Bien que j'aie l'air de m'en amuser, est-ce que je réprouve ce pieux tumulte? A Dieu ne plaise ! Feuilletant ces dix-huit volumes, je suis touché, au contraire, d'y trouver la confirmation d'une de mes idées les plus chères, à savoir l'influence profondément civilisatrice de cette vieille littérature, qui, tout en les formant d'abord à bien vivre, faisait suivre aussi aux plus humbles fidèles un vrai cours d'Humanités. Un bachelier d'aujourd'hui, si j'en juge par mon expérience personnelle, et peut-être même un docteur ès-lettres, y apprendrait beaucoup de choses, mais enfin il ne s'y façonnerait d'aucune façon aux disciplines spéciales de l'esprit liturgique (1). La liturgie n'intervient ici que pour prêter ses cadres à l'oraison discursive, qui reste libre de s'y maintenir ou de s'en évader comme il lui plaît. Les activités que celle-ci met en branle ne sauraient s'accorder avec les mouvements de la prière publique; l'une subordonne tout à la louange divine; avec l'autre, la louange elle-même tourne

 

(1) Pas davantage dans l'Année chrétienne de Suffren. Qu'on en juge sur « les adresses et pratiques » pour le mois de juin. Deux séries parallèles de films discursifs. Dans la première, les « Entretiens de l'âme sur l'état de Jésus au Saint-Sacrement ». (Remarquons en passant que le P. Suffren ne dédaigne pas de s'approprier la spiritualité de son grand ami Bérulle). Soit huit méditations, où ce mystère est « considéré… en soi » ; huit autres, où Jésus dans l'hostie « est considéré comme un Maître en sa chaire, enseignant les vertus évangéliques » ; huit enfin, où « il est considéré comme un miroir dans lequel paraissent dix principales perfections divines. ». Dans la seconde série, qui s'adaptera, comme elle pourra, à la première, on demande aux saints du mois de juin « quelques pratiques et instructions particulières de ce jour-là ». (Volume second du tome II, pp. 365-485). Avouez qu'entre l'Année de Suffren et celle de Letourneux, il n'y a de commun que le titre.

 

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vite à l'introspection. La fièvre imaginative ou spéculative qui tourmente d'abord la méditation méthodique, cherche le repos : arrêtez-vous, lui commande saint Ignace, dès qu'une pensée dévote commence à vous remuer; laissez-vous longuement pénétrer par elle, si loin qu'elle vous entraîne du mystère que la fête de ce jour-là vous est l'occasion de méditer. La liturgie court, elle vole. Pourquoi m'attarder à ces évidences? Il n'est pas question d'exalter l'une de ces deux activités aux dépens de l'autre; mais simplement de mettre en lumière l'originalité du mouvement religieux - ancien et nouveau - qui s'ébauche, encore très confus du reste, lourd et massif, avec l'Année chrétienne de Letourneux et dont le grand abbé de Solesme doit reprendre un jour la direction avec une maîtrise incomparable (1).

 

(1) Je borne mon enquête sur la propagande liturgique de cette époque à ce qui me paraît l'essentiel, les formules mêmes, laissant de côté les rites. Sur le renouveau rituel, inauguré par Bourdoise, et secondé si efficacement par Saint-Sulpice et par l'Oratoire (n'oublions pas que Malebranche était un maître des cérémonies modèle), sur les messes solennelles, les processions, sur les « saluts s, la vie canoniale, les enfants de choeur, etc., il y aurait tout un volume à écrire, mais non omnia possumus omnes. Sur la ferveur liturgique de l'Oratoire, nombreux détails dans les trois volumes de Cloyseault publiés par le P. Ingold.

 

 

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