Chapitre III
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CHAPITRE III : FRANÇOIS DE SALES ET PIERRE DE BÉRULLE. DE LA « FINE POINTE » AUX « ÉTATS »

 

Condren ou Séguenot? - Une Somme bérullienne de la Prière. - Une maladie nouvelle dans les milieux dévots. - Idées fausses que l'on se forme de l'oraison. - On « s'en imagine des merveilles ».

§ 1. De l'activité divine et de l'humaine dans la prière. - L'activité humaine incapable de nous « référer à Dieu ». - Seule nous y réfère la grâce. - Une action « si peu nôtre ». - « Soumettre » notre esprit à l'Esprit de Dieu. - Les « belles pensées ».

§ 2. Les « actes » et les « états ». - « Il se passe en vous des choses que vous ne connaissez pas. » - Zone secrète de l'âme « où la grâce réside principalement ». - Passage de la « fine pointe aux états ». - Adhérence, par état, au « repos de Dieu ». - Identité foncière de la philosophie salésienne et de la bérullienne.

 

François de Sales, Bérulle : du point de vue, strictement doctrinal où nous nous sommes placés, ces deux maîtres se ressemblent plus que des frères. Également convaincus l'un et l'autre de la primauté de la prière sur l'ascèse, ou, en un mot, également théocentristes, ils fondent également toute leur philosophie de la prière sur le dogme de la grâce sanctifiante. Mêmes principes théoriques, mêmes directions pratiques. Chacun des deux a son génie propre, qui sans doute ne rappelle que d'assez loin celui de l'autre, son esprit, sa manière, son langage même; mais ces diverses particularités, que doit retenir l'historien ou le moraliste, s'effacent, pour le philosophe, que présentement nous devons être, devant l'unité foncière que nous avons dite, et sur laquelle les chapitres qu'on vient de lire, rapprochés de notre -volume sur l'École française, ne permettent pas l'ombre d'un

 

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doute. Comme c'est ici néanmoins une affirmation capitale, et comme du reste le volume, déjà ancien, auquel je fais allusion a pu ne laisser dans l'esprit de plusieurs qu'une trace un peu confuse, nous allons demander à un petit livre, jadis très répandu dans les milieux oratoriens, un clair et vif et bref exposé de la philosophie bérullienne de la prière. Ce livre, publié pour la première fois en 1634, et qui a pour titre : Conduite d'oraison pour les âmes qui n'y ont pas facilité, a été publié par le P. Claude Séguenot, qui en a signé l'épître dédicatoire - à Mme de la Ville-aux-Clercs - et qui est expressément nommé dans l'approbation des docteurs. Batterel, très sûr d'ordinaire, l'attribue pourtant au P. de Condren, d'où l'on petit conclure presque sans témérité que Séguenot aura mis à contribution quelques manuscrits de ce grand homme, comme fera plus tard le P. Quesnel, dans son livre sur le Sacrifice. Je ne veux pas cacher que le P. Séguenot a eu maille à partir avec la police de Richelieu. A tort ou à raison, on le soupçonnait de Saint-cyraniser plus qu'il n'est permis. Mais cela, pour l'instant, nous importe peu, et si, d'ici de là, je crois remarquer chez lui, comme aussi bien chez tant d'autres, une tendance à exagérer la corruption de l'homme déchu, je laisserai allégrement de côté dans l'analyse de son livre les quatre ou cinq pages qui de ce chef eussent déplu à François de Sales. Ses idées personnelles, s'il en a, nous laissent indifférent. Esprit fort distingué, mais peu original, il n'est ici pour nous que le témoin avoué de la tradition oratorienne en matière d'oraison. Si je l'ai choisi de préférence à tels autres, au P. Bourgoing, par exemple, c'est que, grâce peut-être aux leçons de Condren, il utilise plus expressément qu'on ne le fait d'ordinaire une des vues Ies plus neuves, les plus profondes, de la métaphysique bérullienne, la théorie des « États ».

Un fait désolant lui a mis la plume à la main, une sorte d'épidémie que, sans doute, le monde spirituel a toujours connue, mais qui sévit avec une acuité et une persistance

 

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alarmante, depuis que la méditation quotidienne et méthodique s'est imposée aux âmes pieuses.

 

C'est chose bien étrange que de tant de personnes qui pratiquent l'oraison, il y en ait si peu qui y réussissent et même qui croient y réussir. Car tout le monde s'en plaint, chacun y trouve de la difficulté, et quelque satisfaction que nous ayons â être satisfaits de nous-mêmes et de nos oeuvres, on en voit toutefois fort peu qui le soient de leur oraison.

 

Ce fait, plus « étrange » encore que douloureux, Séguenot n'est pas seul à le constater. De quelque côté qu'on se tourne, les échos de ce temps-là, pour ne rien dire des siècles qui vont suivre, nous renvoient la même plainte et crient la même détresse. Heureuse, d'ailleurs, en quelque manière, cette détresse, puisqu'elle a stimulé nos spirituels à creuser la philosophie de la prière plus profondément qu'on ne l'avait fait avant eux. Il ne leur paraît pas normal que la diffusion merveilleuse et manifestement providentielle de la méditation méthodique, ait créé et rendu chronique parmi les fervents, comme une souffrance nouvelle, une malaria des milieux dévots. Ils ne se refusent ni à souffrir, ni même à voir souffrir autour d'eux, mais ils ne peuvent admettre une souffrance injustifiable, absurde, comme serait la torture d'un prisonnier, mis en demeure, chaque matin, par un despote en délire, de dessiner un cercle carré. Non, reprend Séguenot, puisque le mal ne saurait venir de l'oraison elle-même, il faut bien l'imputer aux idées fausses qu'on se forme de l'oraison. Si elle était « ce que l'on pense, c'est-à-dire ce que plusieurs pensent », nous devrions la regarder comme une perte de temps et comme un fléau. L'illusion première et désastreuse est qu'on « s'en imagine des merveilles » un feu d'artifice quotidien, ou, du moins, une vive et chaude flambée « de belles pensées », d' «ouvertures faciles sur les choses de Dieu », de ferveurs, de goûts et de résolutions cornéliennes : exercice athlétique, pour

 

(1) Conduite, pp. 1-3.

 

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lequel sans doute le concours de la grâce actuelle est indispensable, mais où nos activités naturelles doivent rendre leur maximum, le succès de l'aventure se mesurant au nombre, à la splendeur, à l'intensité de nos « actes ». Que, d'ailleurs, on l'entende bien de la sorte, la détresse même que nous avons dite le prouve. De quoi se plaint-on, en effet, sinon de n'avoir pas « fait des merveilles » ? Le remède est de comprendre enfin que nous n'avons pas à en faire : un autre les fera en nous, non pas, à la vérité, sans nous, mais très souvent à notre insu, et telles du reste que nos actes les plus héroïques n'en sauraient produire. D'où la critique de la notion même d'activité, à quoi peut se ramener tout le livre de Séguenot.

 

§ 1. - De l'activité divine et de l'humaine dans la prière.

 

Le fondement de toute la doctrine est

 

que les actions chrétiennes, c'est-à-dire les actions qui se passent entre Dieu et nous, et dans lesquelles nous lui rendons nos devoirs de religion et d'amour, doivent de leur nature être référées à Dieu et nous y référer, doivent aller à Dieu et nous y porter.

 

Remarquez bien ces deux éléments : « être référé » et « nous référer ». Toute prière, ou, pour mieux dire, toute velléité, ou essai de prière, ou, en d'autres termes, la prière telle qu'un philosophe se la représente, se réfère nécessairement à Dieu, en ce sens qu'elle a Dieu pour terme; c'est à cela qu'elle prétend par définition. Mais en vain si.. en se référant à Dieu, elle reste fatalement impuissante à nous y référer, à l'atteindre, à établir un minimum de contact entre lui et nous.

 

Or il n'y a rien qui puisse aller à Dieu que Dieu même; il n'y a rien qui puisse porter à Dieu que Dieu.

 

Car il ne s'agit pas ici d'un contact conceptuel, semblable à celui qui s'établit entre nous et les divers objets de nos connaissances.

 

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J'entends aller à Dieu, non simplement selon ce qu'il est dans les créatures, et selon cet éclat extérieur qu'il a en toutes les choses créées, car c'est en cette qualité qu'il est l'objet de la philosophie ;

 

il y a une connaissance philosophique de Dieu, il n'y a pas à proprement parler de prière philosophique (1) ;

 

mais selon ce qu'il est en lui-même, c'est-à-dire selon toutes ses grandeurs et perfections..., car c'est en cette qualité qu'il est l'objet de notre foi et de notre religion,

 

lesquelles n'atteignent pas seulement un reflet, une idée de Dieu.

 

Et c'est en ce sens que je dis que nous ne pouvons aller à lui que par lui... Dieu est si élevé au-dessus de nous, Dieu est si peu proportionné à la créature, Dieu, quant à ce qu'il est en lui-même, est si éloigné et si séparé de toutes choses, qu'il n'y a rien au monde qui puisse atteindre jusques à lui... Afin donc que nous puissions aller à lui par nos actions de religion et de piété, il nous donne son Esprit, par lequel nous les faisons, ou, pour mieux dire, qui les fait lui-même, les référant à Dieu, et par elles nous y référant aussi. Personne, dit le Fils de Dieu, ne peut venir à moi, si mon Père ne le tire. Or c'est par le Saint-Esprit que le Père nous tire, c'est par lui qu'il nous appelle, par lui qu'il nous lie et nous unit à soi.

 

« Référer », lier, unir, c'est la mission même du Saint-Esprit. « Étant produit par voie de retour », il est « en sa propriété personnelle et par la vertu de sa production, comme un retour divin et subsistant en Dieu, par lequel Dieu retourne en soi-même », au lieu que « l'action par laquelle (le Père) engendre son Fils, s'exprime très bien par le terme d'issue et de sortie. Exivi a Patre ». Que Séguenot

 

(1) En bon augustinien, il se peut que Séguenot soit rétif à admettre la possibilité d'un état de nature pure. Mais, même en admettant, comme je fais, certes, cette possibilité, on peut dire, je crois, qu'une prière strictement philosophique, au sens où l'entend Séguenot, est inconcevable. Quelle serait exactement la prière dans l'état de nature pure, je n'en sais rien, mais nul effort de la raison raisonnante n'y suffirait à établir le contact que nous avons dit. Au demeurant, nous nous plaçons ici avec Séguenot dans l'ordre historique.

 

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propose, et si clairement,de tels mystères à la « petite âme pour qui ces choses furent tout d'abord écrites, n'est-ce pas bien remarquable? Et comment assez louer l'école spirituelle qui fait aimer aux plus humbles, et qui leur apprend à utiliser, si j'ose dire, les dogmes les plus sublimes de notre foi ? (1).

 

De même aussi nous sortons de Dieu par la création, qui est attribuée au Père par le Fils; nous retournons à lui, par la grâce, qui est attribuée au Saint-Esprit,

 

et que le Fils nous a méritée. Ce retour, c'est la prière même (2). « Dieu est en nous par la grâce », telle est la « vérité qui tient lieu de principe et de fondement dans ce discours » (3). « Principium sive fundamentum », les Exercices de saint Ignace commencent aussi par le rappel d'une vérité fondamentale, mais, de l'une à l'autre, qui ne voit la différence ? Le fondement des Exercices est une vérité strictement philosophique. Homo creatus est le fait de la création, et les devoirs qu'impose cette vérité à tout homme raisonnable, croyant ou non ; le fondement du bérullisme

est un dogme, le fait de la rédemption, le don de la grâce sanctifiante.

Il n'en faut pas davantage pour mettre fin à l'angoisse des âmes pieuses. Agir leur est difficile dans la prière, presque impossible parfois. Qu'importe :

 

Si nous avons Dieu, que pouvons-nous désirer davantage? Vous n'avez point de pensées, vous n'avez point de sentiments de Dieu; si vous avez Dieu, qu'avez-vous à faire de toute autre chose ? Certainement, je dirais avec la bonne Sœur Marie de l'Incarnation (Acarie) : Le coeur est trop avare à qui Dieu ne suffit.

 

(1) Par où l'on voit, disons-le en passant, une fois pour toutes que nos métaphysiciens ne méprisent pas l'intelligence. Ils disent simplement que la spéculation en soi n'est pas prière, mais ils entendent aussi la mettre au service de la prière.

(2) Conduite, pp. 143-147.

(3) Ib., p. 126.

 

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Dieu est en nous par la grâce : pensez-vous que ce soit pour y être inutile..., pour n'y rien faire?... Si Dieu est en nous, c'est pour y opérer incessamment et pour y opérer des choses grandes, parce que Dieu opère toujours... et dans la Divinité et dans les âmes... Si cela est..., qu'avons-nous à faire de vouloir opérer nous-mêmes, c'est-à-dire en telle sorte que nous empêchions l'opération de Dieu, ou que la nôtre n'en soit pas dépendante (1)?

 

Cela étant vrai » de toutes les actions chrétiennes du chrétien, combien plus encore de l'action chrétienne par excellence, à savoir de la prière ?

 

Puisque... le Saint-Esprit est celui qui opère toutes les unions qui se font avec Dieu, toutes les unions où Dieu entre ; puisqu'il est cette eau vive inséparablement conjointe à sa source, et qui monte aussi haut que sa source; c'est-à-dire qu'il est celui qui seul nous peut porter à Dieu et nous unir à lui, il est aisé de juger le besoin que nous avons de son secours.., en nos oraisons,

 

et combien peu doivent nous inquiéter les impuissances de notre activité propre.

 

Car quel moyen que cela se puisse faire par l'action naturelle de notre esprit? Quel rapport, quelle proportion de nous à Dieu pour cela?... Le Saint-Esprit... nous apprend à prier; ce n'est pas assez dire : il prie lui-même en nous, il élève notre esprit, il excite noué volonté, il donne des soupirs à notre coeur, et nous fait rendre à Dieu nos devoirs..., ou plutôt les lui rend lui-même pour nous (2).

Il est celui qui doit prier en vous et non pas vous. L'oraison n'est pas une oeuvre de l'esprit humain... Moins nous y avons de part et mieux nous faisons oraison. L'eussions-nous cru? Pour vous rendre facile cette vérité, souvenez-vous toujours de ce que nous avons dit que Dieu est en nous par la grâce, et qu'il y est pour opérer (3).

 

Et comme toute prière est parole, comme toute prière

 

(1) Conduite, pp. 126-128.

(2) Ib., pp. 151-154.

(3) Ib., p. 140-141.

 

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est pensée, cette grâce fera vôtres la prière, la pensée, la parole même, la « parole unique de Dieu,

 

qui n'est autre que Jésus-Christ, qui est la pensée et la parole du Père éternel et qui devrait être aussi la nôtre pour jamais. Je dis parole et pensée, prenant ce mot de pensée, non pour l'action de l'entendement, mais pour le terme de l'action. Parole donc et pensée subsistante en la Divinité, et qui doit remplir elle seule les âmes de pensées divines, et d'elle-même, qui est la plus divine pensée qui les puisse remplir.

 

Vous haletez à chercher « de bonnes et belles pensées ». Offrez donc à Dieu

 

celles de l'âme sainte de Jésus... ; offrez-lui les pensées éternelles et divines de la Divine Personne. Offrez-lui encore cette même Personne, puisqu'il est pensée en sa propriété personnelle, et pensée digne de Dieu et qui veut être par nous offerte à Dieu... Cela vous suffira pour bien faire oraison, et vous n'aurez pas besoin... de chercher des pensées en vous-même, ni ne serez pas en danger de prendre vos ténèbres pour des lumières... Car alors vous ferez oraison, non plus avec vos propres pensées et lumières, mais avec celles de Jésus-Christ... Et vous apprendrez à ne faire plus tant de cas des vues, des sentiments et des lumières . qui peuvent venir de vous (1).

 

« Que pensez-vous (donc) qu'il y ait tant à faire dans l'oraison? Il y a plus à écouter qu'à parler :

 

Le Fils de Dieu est en nous : et il y est pour parler, car il est parole.

 

(1) Conduite, pp. 11-15. «Faire oraison avec les pensées de Jésus-Christ » peut avoir deux sens. 1° Faire, ou tâcher de faire nôtres les pensées de l'Homme-Dieu, en les repensant à notre manière, en réglant l'activité de notre esprit sur la sienne, et cela par des actes intellectuels précis, successifs, par une série de pensées, au sens ordinaire du mot. Excellente occupation, certes, et que Séguenot est loin de déconseiller, mais qui précisément se heurte, dans la pratique, à ces difficultés mêmes, à cette quasi-impuissance de « penser », d'où naît la détresse que Séguenot a présentement pour but d'apaiser. 2° Il s'agit donc surtout de s'approprier, non pas les pensées distinctes de l'Homme-Dieu, mais sa personne même, en tant que pensante, ou mieux encore, en tant que Verbe, Parole, et Pensée substantielle : appropriation qui nous rend, en quelque manière, riches de cette Pensée subsistante et de toutes les pensées actuelles du Christ, mais qui n'est pas elle-même acte de pensée. Nous verrons bientôt par quels actes se fait cette appropriation. C'est là, d'ailleurs, la distinction fondamentale entre « imiter » et « adhérer ».

 

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Il y est peur parler à notre place, et en même temps,

 

pour parler à nous..., car cette parole est pour exprimer les pensées et les conseils de Dieu, est pour exprimer l'essence même divine (1).

 

« Dans une action si sainte, si divine, et véritablement si peu nôtre », quel besoin de contraindre à tant d'efforts notre faculté de penser (2)? « L'oraison est un effet et un usage », non pas de nos activités naturelles, mais « de la société que nous avons avec Dieu par Jésus-Christ ». Remarquez bien les deux éléments de cette définition magnifique : « un effet et un usage » de la grâce sanctifiante. C'est la grâce qui nous rend l'oraison possible, elle en est le fondement et pour ainsi dire l'amorce, mais un trésor ne suffit pas à qui néglige de l'exploiter. Cette activité divine, ainsi mise à notre disposition, et qui ne demande qu'à diviniser notre activité propre, encore faut-il que nous en fassions librement « usage » ; cette oraison qui sera, en réalité, « Si peu nôtre », encore faut-il que, pour si peu que ce soit, nous la fassions nôtre, et pour cela qu'intervienne de notre part une activité proprement dite, et assez intense même, bien que différente de ces activités naturelles dont nous nous promettions en vain « des merveilles » et dont l'inertie nous fait tant de peine. Activité spéciale, mystérieuse, inconnue aux philosophes, activité propre à la prière, ou plutôt qui est la prière même, et que les maîtres de l'École française ont expliquée, sinon définie - car elle est indéfinissable - ont rendue sensible comme nul peut-être ne l'avait fait avant eux.

Car il est encore plus sot qu'injuste d'imaginer que tant et tant de bons esprits - la fleur des Lettres chrétiennes - se sont mis d'accord un beau matin pour enseigner un évangile de paresse, comme on voudrait le donner à croire.

 

Quand vous aurez fait avec (Notre-Seigneur) ce qui est de vous,

 

(1) Conduite, pp. 74-75.

(2) Ib., p. 67.

 

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il fera après sans vous tout ce qui est de lui. Mais il veut auparavant que votre labeur corresponde à sa grâce, et que toute votre puissance soit épuisée dans votre concours et votre coopération à la sienne, avant qu'il laisse agir la sienne toute seule... Je ne veux pas dire que nous fassions quelque chose sans lui - cela ne se peut, non pas la moindre chose du monde - mais je veux dire qu'il fait quelque chose sans nous, et que, quand nous avons fait avec lui et par son secours ce qui a proportion avec notre capacité, il fait puis après sans nous, quoiqu'en nous-mêmes, les choses dont nous ne sommes pas capables. Derechef, je ne veux pas dire qu'il faille laisser faire tout à Dieu, sans y mettre la main, car il faut au contraire travailler avec lui, non toutefois selon notre propre vertu, mais selon la vertu de Dieu qui est en nous..., parce que la grâce, comme dit la bienheureuse Catherine de Gênes, ne vivifie que ce qui est accompli par l'action (1).

 

Comment dire plus expressément, et que l'activité humaine est ici nécessaire, et qu'elle doit se proportionner à l'oeuvre très spéciale, et plus divine qu'humaine, qu'il s'agit d'accomplir?

 

Quoi donc, faut-il être tout à fait oisif et inutile à l'oraison, laissant opérer le Saint-Esprit sans rien faire de notre côté ? Non, mais il faut soumettre notre esprit au Saint-Esprit, et le prier de faire en telle manière qu'il lui plaira. Même il faut renoncer à notre esprit, et à toutes les activités de la nature et de la raison, puisque nous sommes mus par un plus haut et meilleur principe, qui est le Saint-Esprit, et afin que, par la soumission parfaite que nous lui rendons, l'action en soit plus sienne que nôtre : car autant de part que nous avons en nos oeuvres propres par nous-mêmes, c'est autant d'imperfection qui y est.

 

Imperfection, non pas d'abord proprement morale, mais métaphysique. Du point de vue naturel, à la juger par la qualité du travail intellectuel et par l'excellence rationnelle de ses résultats, une méditation d'Aristote serait parfaite ; du point de vue surnaturel, qui exige que toute prière soit plus l'oeuvre de Dieu que la nôtre, cette méditation n'a rien d'une vraie prière.

 

(1) Conduite, pp. 135-135.

 

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Cela ne veut pas dire que nous ne devions point agir du tout, mais que nous ne devons pas agir par nous-mêmes, ains par Esprit et principe de Dieu, duquel nous tenons et recevons non seulement la puissance d'agir,

 

et la grâce actuelle qui invite à l'action,

 

mais aussi l'action et l'agir même, s'il est permis de parler ainsi. L'enfant qui apprend à écrire..., tout ce qu'il peut faire de mieux, c'est de suivre la main qui le conduit. Car s'il suit à point nommé la main de son maître, il écrira sans doute aussi bien que lui, et alors à vrai dire ce sera le maître qui écrira et non l'enfant. Mais, s'il y a en sa main quelque mouvement propre et particulier, qui empêche qu'elle ne soit parfaitement soumise à celle du maître..., alors il ne fera chose qui vaille; et autant de fois qu'il donnera lieu à ce mouvement propre et particulier de sa main,

 

peut-être, si c'est un petit Raphaël, esquissera-t-il d'admirables figures, mais

 

ce sera de mauvaises lettres qu'il formera.

 

Aucune initiative propre, simplement une activité de soumission. C'est le « laisser-faire » salésien :

 

Souvenez-vous donc, autant de fois que vous allez à l'oraison, de renoncer à votre propre esprit, c'est-à-dire de n'en faire non plus d'usage par vous-même que si vous n'en aviez point, et le laisser tout à fait en la puissance et en la dépendance du Saint-Esprit..., vous donnant, vous offrant, vous exposant ainsi à l'oeuvre de Dieu, pour tout ce qu'il veut faire en vous, sans y prendre d'autre part que celle qu'il vous y donne, en vous séparant de vous pour vous tirer en lui (1).

 

C'est ce qu'ils appellent encore se lier, ou se donner « à la force de Jésus-Christ » (2).

Nul besoin donc de se mettre martel en tête pour trouver de belles pensées. « Cela peut bien être utile pour prêcher, pour enseigner, et bien parler de Dieu, mais ne sert

 

(1) Conduite, pp. 155-158.

(2) Ib., p. 216.

 

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guère pour bien faire oraison ». Non pas que l'on puisse prier à vide ou dans une nuit totale. Mais la lumière confuse et globale de la foi suffit à éclairer l'oraison.

 

Une âme qui a la foi du mystère qu'elle veut honorer, que lui importe-t-il d'y voir autre chose que le mystère même,

 

 

puisqu'il s'agit ici, non d'enrichir notre intelligence, mais de nous approprier la réalité du mystère?

 

Une simple vue du mystère l'applique autant au mystère que toutes les vues qu'on en peut avoir ; et elle adore aussi bien Dieu en la simple vue qui lui en est donnée par la foi, et se lie aussi bien à la grâce et à l'esprit du mystère, que dans toutes les connaissances du monde.

 

« Le premier accès que nous avons » à Dieu, c'est de croire en lui : acte de foi qui implique nécessairement une « pensée » : mais « les autres lumières », et celles-là précisément que nous nous acharnons à chercher, que nous nous désolons de ne pas trouver,

 

ne sont pas nécessaires, j'entends toujours quant à l'usage principal et quant aux principes d'agir, parce que la foi nous instruit suffisamment de tout ce que nous devons savoir pour bien prier Dieu.

 

Je crois à l'Incarnation,

 

n'est-ce pas assez, pour me mettre en mes devoirs au regard de ce mystère, sans pénétrer les secrets que la lumière de la grâce et de sapience y découvre.

 

Quel besoin que je sache « toutes ces merveilles qui s'en disent, ces raisons, ces rapports, ces convenances, ces excellences, que les âmes de grâce y trouvent tous les jours » ?

 

Les mystères de la religion nous sont proposés simplement et comme à nu par la lumière de la foi, sans éclaircissement, intelligence, ni satisfaction quelconque, mais seulement avec une certaine force divine qui soumet et captive l'esprit pour le faire consentir à ces choses (1).

 

(1) Conduite, pp. 29-33.

 

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Y consentir, non plus seulement par un acte formel de foi, mais par l'adhésion de toute l'âme. Nous nous plaignons de nos distractions, et nous ne prenons pas garde que c'est bien souvent l'activité même de notre esprit qui les fait naître :

 

L'esprit humain... ne peut s'appliquer aux choses qu'en sautant de l'une à l'autre, pour en tirer sa ratiocination... En cette diversité, il se perd, il s'oublie, il ne sait plus ce qu'il devient. Le remède à cela est de n'agir pas par son propre esprit en l'oraison, mais par l'Esprit de Dieu... ; Esprit d'unité, qui ramasse toutes les choses éparses, et nous tire de la multiplicité de la nature, pour nous mettre dans l'unité même de Dieu : Qui adhæret Domino anus spirites. Donnez-vous à cette unité et à cet esprit d'unité, et ne vous partagez point à tant de choses (1).

 

Si ce n'est toutefois que la grâce elle-même vous invite, en quelque manière, à cette multiplicité, en fécondant, comme elle sait faire, les spéculations de votre esprit. Dieu n'exige pas de nous de belles pensées, il n'entend pas que nous nous fatiguions à en produire, mais s'il veut que nous en ayons, il les « produira » de lui-même dans notre esprit. Pensées, où circulera, pour ainsi dire, le fluide céleste de la prière et qui feront bloc avec la prière. Elles « seront en vous, mais ne seront pas de vous », elles « joindront la ferveur à la lumière, l'amour à la connaissance ». Telle autre méthode nous dit : méditez, pensez de tout votre effort, et les affections suivront, allumées, en partie du moins, par cette méditation elle-même. Les bérulliens, au contraire, et les salésiens : unissez-vous, liez-vous d'abord ; appliquez-vous, adhérez à un mystère, car c'est en cela que consiste l'essence de la prière, et puis, s'il plaît à Dieu, de cette

adhérence pourront naître de belles pensées, qui vous aideront, en retour, à rendre l'adhérence plus étroite.

 

En toutes les actions qui se passent entre Dieu et nous, l'amour nous est beaucoup plus nécessaire que la lumière, et... il vaut

 

(1) Conduite, pp. 2o8-209.

 

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bien mieux essayer toujours d'entrer par amour dans les lumières, que par les lumières dans l'amour (1).

 

C'est qu'aussi bien les réflexes spontanés de l'activité intellectuelle tendent fatalement à retarder, et même à suspendre la véritable activité de prière, qui est une activité d'amour :

 

La raison a cela de propre qu'elle veut discerner, juger et examiner ce qu'elle fait,

 

afin, ou de le réformer « si elle y connaît quelques défauts dans la ratiocination ou de s'y complaire si elle en est satisfaite ».

 

Les animaux qui n'ont point de raison, et les enfants qui n'en ont pas l'usage, n'ont que le mouvement direct... Ils ne font pas... réflexion pour examiner ce qu'ils ont fait, ni ne se séparent pas de l'application qu'ils ont à leur action, pour s'appliquer à voir et à considérer comme elle est faite et comme elle leur réussit, qui est ce qu'on appelle retour, parce que l'esprit dans ce mouvement est comme laissant la pointe de son objet pour se retourner sur soi-même.

 

Or, « c'est de quoi, il faut se donner garde dans l'oraison », car si notre esprit se laisse aller à ce mouvement rétrograde, ou bien il se complaira dans son action, ou bien, « si elle ne lui plaît pas », il se troublera. « Effets d'amour-propre et d'imperfection. » Et puis cela est contraire à la simplicité que nous devons apporter à la prière, et qui consiste en deux choses :

 

Premièrement : ne voir que ce qu'il plaît à Dieu de nous manifester, c'est-à-dire ne recevoir de pensées que celles que Dieu nous donne..., n'adhérer à connaissances qu'à celles qu'il met en nous. Secondement : nous fier à lui de la conduite de notre action... ; n'avoir mouvement ni connaissance que pour aller où il nous porte..., imitant en cela l'assujettissement et la simplicité de l'enfant, qui fait ce qu'on lui fait faire, sans savoir pourquoi ni comment.

 

(1) Conduite, pp. 15-16.

 

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Il n'ajoute pas, ce qui est d'ailleurs, assez évident, que, de toute manière, le « retour » détend notre application à Dieu, puisqu'il fixe notre attention sur nos propres actes. Et, sans doute., il est mortifiant pour notre esprit de couper court à ses réflexions; il perd ainsi

 

la moitié de son action, et ce qu'il aime le mieux de son action, savoir le discernement qu'il en veut faire, et le jugement qu'il en veut porter, mais il renonce à tout cela par respect et par déférence à l'Esprit de Dieu, qui le conduit, et il se captive volontairement dans la fidélité qu'il apporte à cette conduite, marchant toujours ainsi devant soi, sans regarder ni çà ni là, dans la voie qui lui est ouverte, et se laissant aller comme un pauvre aveugle, que l'on mène où l'on veut, à l'instinct et au mouvement de la grâce qui agit en lui.

 

Après quoi, abondance de pensées ou pénurie, consolations ou désolations, s'inquiéter de ce qui nous arrive dans la prière est absurde, contradictoire,

 

car il ne vous peut pas être permis de vous troubler de ce que vous y faites, puisqu'il ne vous est pas seulement permis de le considérer (1).

 

Je n'ai pas besoin de faire remarquer avec quelle vigueur subtile est menée cette analyse de la self-consciousness, - tourment des âmes délicates, fléau de toute vie intérieure, sacrée ou profane. A quoi bon, d'ailleurs, tant de retours

sur nous-mêmes, puisque, des deux activités qui se mêlent si étroitement dans la prière, la principale échappe nécessairement aux prises de la conscience. « Les vrais et naturels effets de la grâce », il veut dire ceux qui appartiennent à l'essence même de la prière,

 

ne sont pas (immédiatement) sensibles, comme par exemple la justification..., l'incorporation en Jésus-Christ..., l'appartenance à Jésus-Christ et à ses mystères... Les vertus chrétiennes aussi, tant les habitudes que les actes, ne le sont pas, comme la foi, la charité, l'humilité et les autres; et par effet nous ne sentons

 

(1) Conduite, pp. 81-86.

 

127

 

pas quand nous les avons, et ne pouvons nullement discerner leurs actions et leurs mouvements en nous d'avec ceux de la nature. Ni la grâce même, qui en est comme le fond et le principe, n'est pas sensible aussi ; ains est un état spirituel et divin, par lequel la créature est élevée au-dessus d'elle-même et sanctifiée, non dans son être propre, et dans ses propres dispositions, mais dans. l'être et les dispositions divines de Jésus-Christ.

 

« Fait et formé selon Dieu », « l'homme spirituel », « l'homme de Jésus-Christ », est

 

invisible..., et insensible à l'homme extérieur et charnel, issu du vieil Adam.

 

A la vérité, « comme Dieu ne s'est pas contenté de donner à l'homme la raison pour être le principe de ses actions, ains y a encore ajouté un certain instinct qui lui donne du plaisir à les faire », de même il lui plaît souvent d'ajouter à la grâce qu'il nous donne, et par laquelle nos actions deviennent saintes et chrétiennes,

 

une certaine suavité et comme un certain goût qu'il rend quelquefois sensible à ceux qui ont besoin de cela, pour être excités ou pour n'être pas découragés dans la pratique de la vertu.

 

 

Mais comme un vrai philosophe se porte « à ses actions par le seul principe de la raison », celui « qui veut agir comme chrétien et par esprit de grâce » ne s'attache pas à « ces petites tendresses et facilités », qui, d'ailleurs, ne lui sont pas toujours données; content « d'opérer seulement dans la force, dans la vertu, dans la puissance de la grâce » (1).

 

§ 2. - Les « actes y et les « états ».

 

Ayant ainsi réduit à ces actes semi-passifs de liaison ou d'adhérence la part de l'activité humaine dans la prière, il semble qu'on ne puisse aller plus loin, sous peine de sombrer dans le quiétisme. Si néanmoins on se rappelle notre

 

(1) Conduite, pp. 114-118.

 

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point de départ, c'est-à-dire la recherche d'une philosophie de la prière qui apaise l'angoisse que nous savons, rien n'est fait encore. De l'essence de la prière nous avons éliminé certains actes, mais nous n'avons pas touché aux actes pris en eux-mêmes, à leur invincible attrait. Bon gré, mal gré, adhérer est encore un acte, et donc une de ces « merveilles » qu'il semble que nous devions faire, et dont précisément on nous avait laissé croire qu'on allait nous dispenser. Nous comprenons bien que, pour nous appliquer la vertu d'un mystère, il ne soit pas besoin d'approfondir ce mystère, mais encore faut-il que nous nous l'appliquions, ce qui suppose de notre part des efforts positifs, une dépense actuelle d'énergie. Or, ce qui nous désole n'est-ce pas précisément la paralysie de nos facultés actives? Et, de même, on ne demande pas à prendre conscience de l'activité divine à laquelle on s'abandonne; encore voudrait-on et la force de faire cet acte d'abandon, et une certaine conscience de l'avoir fait. Bref, aussi longtemps que votre critique, si hardie en apparence, en réalité si timide encore, ne s'en prend pas à la notion même d'acte, laisse subsister en son entier le prestige, pour nous infiniment douloureux, des actes, vous justifiez, vous exagérez notre détresse, au lieu de la dissiper. François de Sales et Bérulle accepteront-ils ce défi?

Oui, sans aucune espèce de doute, appuyés qu'ils se trouvent sur leurs splendides prémisses, d'une part le dogme de la grâce sanctifiante, d'autre part la théorie des mystiques sur la fine pointe de l'âme : deux philosophies, qui s'appellent et se confirment l'une l'autre, qui naissent, en quelque manière l'une de l'autre, qui, saisies de haut, ne se distinguent pas l'une de l'autre. Et Bérulle, encore plus triomphalement, s'il est possible, que François de Sales, grâce à l'interprétation plus lumineuse qu'il donne de la théorie de la fine pointe. Revenons à Séguenot, et commençons par le beau chapitre, plus salésien que bérullien, qui â pour titre : D'une voie d'oraison où l'action de l'entendement

 

159

 

et de la volonté n'est pas employée. C'est bien déjà, n'est-il pas vrai ? le défi que nous avons dit, la cognée à la racine même des actes.

 

Ce qui vous trompe, c'est qu'il vous semble que, si vous ne faites toujours quelques actes d'entendement ou de volonté, ou si vous ne sentez quelque chose qui occupe actuellement l'une ou l'autre de ces deux facultés, vous ne faites pas oraison.

 

 

On voit qu'il ne craint pas de prendre le taureau par les cornes, si j'ose ainsi m'exprimer.

 

Ne le croyez pas : il se passe en vous des choses que vous ne connaissez pas, et Dieu fait en vous des choses que vous n'entendez pas, et, bien souvent, quand vous ne les sentez pas, quand vous ne les connaissez pas, c'est lors qu'elles sont meilleures. Il y a une partie en notre âme qui nous est inconnue, et qui n'est nullement en notre puissance, c'est le fond et l'essence de l'âme. Nous savons bien ce qui se passe en notre entendement..., en notre volonté; mais ce qui se passe en cet endroit nous est caché..., et c'est toutefois où la grâce réside principalement, et où elle dépose ce qu'elle met de plus grand et de plus saint en nous.

 

Voilà par où - peut-être ne le remarque-t-on pas assez - par où se rejoignent, s'illuminent, s'électrisent, allais-je dire, leurs deux prémisses. La distinction entre le fond et la surface de l'âme, ou, ce qui revient au même, comme nous allons

dire, entre les « actes » et les « états », est en soi d'ordre philosophique. En dehors même de l'ordre historique de la Rédemption, la nature de l'âme veut ces deux étages, mais le dogme de la grâce les exige de son côté, et de telle façon, que si la raison seule n'arrivait pas, ou ne songeait pas à les distinguer, la foi nous presserait de le faire.

 

C'est là le domaine de l'empire de Dieu ; c'est là où il est... présent par la grâce... mansionem apud eum faciemus ; L'esprit malin même, suivant l'opinion des Docteurs, n'y a pas entrée ; il n'y a que Dieu qui occupe cette place... C'est là où s'accomplit l'union mystique, et cette insinuation de Dieu en l'âme que saint Denis a si doctement expliquée.

 

13o

 

Toujours leur belle unanimité : la même résistance à faire du don mystique un je ne sais quoi d'anormal, le privilège de quelques surhommes ; pour eux, état de grâce, état mystique, c'est fondamentalement la même chose.

 

Car il est certain que la grâce rend Dieu présent en l'âme ; et c'est en cette partie de l'âme qu'elle le rend présent, d'où il vient puis après à se répandre par ses opérations divines dans les autres parties qui en peuvent être capables, allumant dans l'entendement des lumières de sapience..., dans la volonté des brasiers d'amour, et passant même quelquefois jusqu'à la partie sensitive... Cor meum et caro mea...

 

En occupant ce qu'il y a en nous « de plus intime, de plus secret, de plus haut, de plus divin », ou de plus capable de lui, Dieu « veut disposer (l'âme) à l'entière possession et jouissance » qu'il en aura « dans l'état de la gloire, où il y a unité parfaite de la créature avec lui ». Aussi arrive-t-il quelquefois que l'usage qu'il fait dès ici-bas de l'âme, est si simple

 

que toute la puissance de la créature demeure anéantie, et même son être réduit (en apparence) à rien par l'union de l'Etre infini..., qui le perd et l'abîme dans son infinité. De sorte qu'en cet état, elle opère plus par les mouvements de Dieu que par les siens propres, et, sans discernement, elle fait beaucoup de choses dans ces mouvements là, sans en connaître ni la fin ni la cause...

 

Il semble que « toute action » lui soit ôtée. Dieu

 

la tient tellement cachée dans le secret de sa face, et il la possède si absolument, qu'elle ne peut pas même se voir là-dedans, et n'est qu'une pure capacité de l'opération divine, qui la fait subsister en Dieu (1).

 

Ce sont là, sans doute, des états extrêmes, et réservés à un petit nombre, mais qui nous aident à comprendre qu'une coopération constamment actuelle n'est pas indispensable à la continuation, et, par suite, n'appartient pas à l'essence de la prière.

 

(1) Conduite, pp. 89-97.

 

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Quand vous avez fait votre heure d'oraison... sans avoir eu pensée ni application aucune,

 

et par conséquent sans avoir formé un acte positif d'adhérence,

 

pourvu qu'il n'y ait point de votre faute... vous... avez fait

 

une véritable oraison. Point de votre faute, qu'est-ce à dire? Simplement,

 

quand vous vous êtes bien disposée, quand vous y avez apporté ce que vous pouvez..., et que ce n'est ni par paresse ni par légèreté d'esprit que vous êtes divertie et désoccupée, mais seulement faute que Dieu ne vous donne rien,

 

ne vous mettez pas en peine de cette pauvreté, de cette inertie. « C'est conduite et voie de Dieu sur vous..,

 

c'est une manière d'occupation et d'oraison, où vous n'avez nul besoin ni de pensées ni de paroles. Les paroles sont pour exprimer les pensées, les pensées sont pour exprimer le fond et la disposition de l'âme; mais Dieu connaît l'un et l'autre..., tellement que quand l'âme est bien disposée..., il suffit qu'elle s'expose devant lui ; son état et sa disposition parle, prie, et fait tout.

 

Et voici qu'insensiblement nous avons passé de François de Sales à Bérulle, de la fine pointe aux « états ».

 

Nous apprenons de Monseigneur le Cardinal de Bérulle, en cet œuvre divin des Grandeurs de Jésus, duquel on peut dire que l'Eglise a été enrichie, nous apprenons, dis-je, de lui qu'il y a deux voies et deux manières d'honorer Dieu, l'une par état, l'autre par action. Et, à son jugement, la première est plus noble et spirituelle et plus parfaite que l'autre, parce que l'action passe et l'état demeure. Et cette manière d'honorer Dieu par état, est non simplement dans les facultés de l'esprit, comme dépendante des pensées et des actions de l'entendement et de la volonté, mais dans toute la capacité de la créature, solide, permanente, indépendante des puissances et des actions, et comme imprimée dans le fond de l'âme. C'est pourquoi l'âme qui est disposée en cette sorte, et qui porte ainsi quelque état

 

135

 

particulier devant Dieu à l'oraison, et s'y comporte fidèlement, rend plus d'honneur à Dieu et fait mieux oraison que si elle s'en acquittait par sa propre action. Or c'est porter un état particulier devant Dieu à l'oraison, que d'entrer par grâce et par vertu dans cette inutilité apparente où l'on se voit, dans ce dégoût que l'on sent, et dans toutes ces autres infirmités que l'on y éprouve quelquefois, quand on n'y a pas grande facilité. Et tout cela honore par état, quoique non par action, ou quelque perfection en Dieu à laquelle ces choses ont rapport, ou quelque état que le Fils de Dieu a porté en sa sainte Humanité.

 

Ce qui fait assez comprendre que le prestige des actes, au sens étroit que les fidèles donnent à ce mot, est fondé sur une illusion et

 

que nous sommes bien trompés de rechercher avec tant de soin l'action de l'esprit en nos oraisons, puisque l'on peut prier par état et disposition où l'action n'est pas nécessaire, si ce n'est pour nous offrir à Dieu là-dedans (1).

 

Car il va de soi que ces états, notre volonté les aura amorcés et solidifiés d'abord pour sa part, ce qui n'a pu se faire que par des actes, au sens rigoureux du mot : il va également de soi que cette adhérence actuelle, nous devons essayer de la renouveler au cours de l'oraison. Mais que l'on réussisse ou non dans cet effort de redoublement, non seulement l'état demeure, puisque nous n'avons pas travaillé à le changer, il demeure, dis-je, et, qui plus est, il nous maintient, il nous expose à Dieu en posture de prière, il prie véritablement, nous donnant ainsi le moyen de rendre persévéramment à Dieu l'honneur que nous lui devons, et de rester unis à lui par une adhérence qui, pour ne plus être actuelle, n'en produit pas moins son plein effet. D'où il suit enfin que, si longtemps qu'elle se prolonge, et serait-ce pendant toute

 

(1) Tout cela demanderait des précisions que nous trouverons, en cours de route, chez d'autres maîtres. Rappelons, d'ores et déjà, que l'opposition entre « acte » et « état » n'est pas absolue, comme certaines affirmations de Séguenot le donneraient à croire. Les vrais « états » sont « agissants ». Opposition non pas entre activité et passivité; mais entre deux ordres d'activité,

 

133

 

l'heure de l'oraison, l'impuissance de nos facultés à produire des actes ne doit pas nous tourmenter.

 

Nous sommes bien trompés de nous donner tant de peine pour avoir quelque chose dans l'oraison, puisque la privation et la pauvreté

 

où nous nous voyons réduits, et que nous avons acceptées une fois pour toutes,

 

n'honore pas moins Dieu que l'abondance, et puisque, en un mot, il n'est pas besoin de tant de choses pour traiter avec Dieu, mais suffit seulement de lui exposer (de lui tenir exposé) notre coeur avec ce qu'il lui plaît d'y mettre, qui est après tout ce qu'il demande et regarde le plus (1).

 

Il ne s'agit donc pas comme les anti-mystiques s'obstinent à le croire, d'opposer le repos à l'action ; mais un mode d'activité à un autre ; l'activité intense, mais sans actes, solide, massive, continue, des états, aux actes intermittents et successifs des puissances. Ce qui n'est du reste qu'une nouvelle façon moins métaphorique, plus profonde, me semble-t-il, et en même temps plus lumineuse, d'opposer la fine pointe ou cime de l'âme aux activités de surface. Les états se forment à la fine pointe, ils sont les attitudes de la fine pointe. Si jusqu'ici, à ma connaissance du moins, on n'a pas assez mis en relief l'identité foncière de ces deux notions, c'est apparemment qu'elle saute aux yeux. Dès qu'on les rapproche l'une de l'autre, on voit qu'elles tendent à se confondre. Il me semble aussi que, dans le développement de la théologie mystique, la théorie bérullienne marque un véritable progrès. Nous la retrouverons bientôt du reste, dans le chapitre consacré au bérullien François de Clugny (2).

 

(1) Conduite, pp. 159-170.

(2) J'ai déjà touché la théorie des « états » dans mon Ecole française, et ici même nous aurons souvent l'occasion de la saluer en passant. Mais, pour en suivre le développement et pour en développer les richesses indéfinies, il me faudrait quelque mille pages et la compétence qui me manque soit de l'historien, soit du philosophe. On voudrait savoir comment l'auteur des Grandeurs de Jésus ruminant tout ensemble la tradition des mystiques et sa propre expérience de l'intérieur, est arrivé à cette heureuse formule. Mais ne dirait-on pas qu'il était prédestiné plus que d'autres à la trouver? Elle le traduit si bien lui-même, génie puissant et pesant, moins agile que massif, et dont les intuitions elles-mêmes semblent garder le caractère des états qui les ont couvées. Si la construction est nouvelle, - et la formule - l'idée, si étroitement associée qu'elle est à la notion de fine pointe, doit se trouver chez nombre de mystiques antérieurs à Bérulle. Elle n'est certainement pas étrangère à François de Sales. Il faudrait aussi montrer plus expressément que je ne l'ai fait dans mon tome III que cette idée maîtresse commande les diverses applications du bérullisme, et par exemple la dévotion à Jésus enfant, à l'état d'enfance. Cf. à ce sujet les premiers mots du roman de Conrad, The Shadow line : « Seule, la jeunesse a de tels moments. Je ne veux pas dire l'enfance. Non. L'enfance à proprement parler n'a pas de moments. Son privilège est de vivre en dehors du temps et dans l'heureuse continuité d'une espérance qui ne connaît pas d'intermittences et qui se refuse à l'introspection. » The very young have, properly speaking, no moments. The beautiful continuity of hope which knows no pauses and no introspection. Newman a effleuré la théorie bérullienue, mais sans l'approfondir assez et sans la construire, dans son magnifique sermon : Christ manifested in remembrance (Parochial S. IV) (Cf. le chapitre de mon Newman, essai de biographie pyschologique : Mémoire et dévotion). La fameuse distinction newmanienne entre Real et Notional assent, implique, du reste, la théorie des états. En effet, la connaissance réelle ne se termine pas, en tant que réelle, à une série d'actes distincts et successifs. Elle est déjà une connaissance d'état. Cf. le grand chapitre de Maurice Blondel sur la « connaissance réelle » dans le Procès de l'intelligence (Paris, 1924) ; La Religio Poetæ de Coventry Patmore, passim, et l'entretien de Hugo von Hofmannsthal sur la Poésie (Ecrits en Prose, dans la collection des Ecrits intimes, publiés chez Schiffrin, 1927). Cf. aussi dans les Cahiers verts mon livre sur Poésie et Prière, et dans la Revue de France, 15 juillet 1927, mon article sur réaliser. « Pensée poétique », est une alliance de mots à peu près vide de sens. La poésie est d'abord un état, l'état poétique. L'inspiration n'est pas la dictée d'une belle pensée, elle est d'abord un état, duquel surgissent de belles pensées, etc., etc.

 

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Le sublime est le pays natal des bérulliens. Tout les y ramène et pour le leur reprocher, il faut être bien prosaïque ou bien étourdi. Plus en effet ils s'abîment dans leurs spéculations éperdues, plus ils sont pratiques. Agents de liaison entre la grande théologie et la foule dévote, ils ont inventé, pour le traitement des plus humbles, une thérapeutique du sublime.

 

Pour éclaircir ce point, il le faut prendre de plus haut, poursuit Séguenot, et remarquer que nous n'adorons pas seulement en Dieu la parole et l'opération, mais aussi le repos et le silence. Dieu est silence et repos en lui-même, et il opère dans les âmes conformément à cela, et le silence et le repos des âmes honore le silence et le repos de Dieu.

 

Dieu « ne sort pas de son repos pour opérer, il ne laisse

 

135

 

pas son opération pour se reposer ». Au lieu que, chez nous, « le repos et l'action sont contradictoires au regard de même chose,

 

tellement que, pour honorer ces deux choses qui sont conjointes... en Dieu, nous sommes contraints de les diviser en nous-mêmes, et d'offrir quelquefois à Dieu des oeuvres et des actions, en l'honneur des siennes ; quelquefois demeurer en repos et nous abstenir de toute oeuvre, par dévotion à son repos et à sa cessation d'opérer.

 

C'est ainsi que le dimanche est consacré au « repos de Dieu ». Pourquoi pas également l'oraison de certaines âmes?

 

Si Dieu veut que son repos soit honoré par une sorte de repos privant l'âme de toute action, et qu'il y ait des âmes... établies dans ces voies par sa conduite, et s'il veut que vous soyez de ce nombre... n'est-ce pas faveur et avantage pour vous d'être consacrée à chose si sainte... ? Et si Dieu choisit le temps de votre oraison..., pour faire rendre cet honneur au repos de son Fils, voudriez-vous pour votre satisfaction particulière, vous opposer à ce dessein... de Dieu sur vous ? Prenez que tout le reste de la journée soit les six jours de votre semaine, et que cette heure soit le jour de votre Sabbat... spirituel et mystique..., où vous avez seulement à honorer le repos de Jésus-Christ en Dieu..., et où, par hommage à cela, vous avez à vous priver par grâce et par vertu de l'activité propre de votre esprit (1).

 

Repos mortifiant pour nous, certes, et beaucoup plus que n'importe quelle prouesse ascétique. La quiétude mystique n'est délicieuse que par accident, lorsqu'il plaît à Dieu de la rendre telle. Il n'importe du reste, « quelles choses » (Dieu opère en nous),

 

parce que l'âme ne doit pas être attachée à ce que Dieu opère en elle, mais à Dieu opérant en elle (2).

 

(1) Conduite, pp. 173-179. Il y a là d'admirables développements sur les repos de Jésus-Christ.

(2) Conduite, p. 256.

 

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Nous devons, et, soit par acte, soit par état, nous pouvons toujours rendre

 

un hommage de correspondance à tout ce qui est de Dieu, à toutes ses perfections, à toutes ses opérations..., à tous ses vouloirs et pouvoirs tels qu'ils puissent être, connus et inconnus, et en quelque manière qu'ils nous puissent être appliqués... Nous n'y devons pas si absolument hommage d'adoration expresse et formelle, parce que l'adoration est un acte d'entendement,

 

que les épreuves de la vie intérieure peuvent nous rendre ou difficile ou presque impossible;

 

encore moins hommage d'imitation, parce qu'il y a beaucoup de choses en Dieu que nous ne saurions imiter,

 

et parce que l'imitation actuelle des perfections divines n'est pas toujours immédiatement possible :

 

mais hommage de correspondance, parce que nous devons toujours être tellement disposés, que tout ce qui est en Dieu opère en nous à la manière qu'il y doit opérer, et que tout ce qui est en nous soit soumis à l'opération et à la conduite de Dieu dans une parfaite dépendance et continuelle relation de nous à lui..., et dans une sainte adhérence aux divins effets qu'il veut produire en nous... Et ainsi, dans ces peines mêmes que vous souffrez à l'oraison,

 

sécheresses, privations, impuissances, délaissements, qui, en apparence vous éloignent de Dieu, en ne permettant pas à vos facultés de prendre avec lui un contact actuel,

 

et vous mettent en doute de son secours et de sa Providence vers vous, vous pouvez et devez.., prendre liaison nouvelle à lui et à ses perfections divines, et rendre là-dedans des honneurs et des hommages très particuliers et très agréables à sa divine Majesté (1).

 

Adhérence par état, si toutes les facultés de l'âme se trouvent tellement liées qu'on ne puisse obtenir d'elles aucun acte : exposition inerte, massive à la grâce qui opère

 

(1) Conduite, I, pp. 251-252.

 

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elle-même cette impuissance, mais adhérence qu'on devra renouveler par des actes, dès qu'un souffle d'énergie active se fera sentir (1). Bref une abnégation totale : il vous faut renoncer

 

à votre esprit, parce que c'est en l'Esprit de Dieu que vous devez prier... ; à votre propre personne et à vous-même, parce que ce n'est pas en votre propre personne que vous faites oraison, mais en celle de Jésus-Christ... ; à votre goût et satisfaction, parce que si vous adhérez à cela, c'est justement référer votre oraison à vous-même..., faire servir Dieu à vous, et non vous à lui (2).

 

Abnégation totale, autant dire pur amour :

 

Grand éloignement de la recherche de nous-mêmes, et de notre bien et intérêt, non seulement temporel, mais aussi spirituel et éternel ; c'est-à-dire, en n'opérant pas..., ni pour quelque utilité ou profit... temporel, ni pour l'enfer, ni pour le paradis, ni pour la grâce, ni pour être aimés de Dieu... mais purement et simplement pour la gloire de Dieu (3).

 

On le trouvera, j'imagine, quelque peu tendu. Les bérulliens de l'âge d'or ont rarement le sourire, c'est peut-être la rançon de leur sublime ; mais au fond la manière qu'ils ont tous, comme dit Séguenot, de « prendre les choses de

haut » parait moins accablante que tonique. Pour leur doctrine même, que peut-on imaginer de plus libérateur, de plus dilatant?

 

L'Esprit que vous avez reçu, dit l'Apôtre, n'est pas un Esprit de servitude, mais de liberté, qui ne doit pas être contraint ni borné par la petitesse de l'esprit humain. Quand je dis liberté d'esprit, je ne dis pas légèreté..., vacuité..., évagation ou dissipation..., mais liberté, qui est un terme apostolique, une vertu évangélique, une qualité divine, de laquelle nous sommes rendus participants par Jésus-Christ... Liberté, qui dit un certain

 

(1) Conduite, I, p. 241. « S'il ne vous est pas permis de rien faire..., je ne demande rien de vous. » Nous retrouverons ces cas extrêmes dans le chapitre sur le P. Piny.

(2) Conduite, pp. 289-29o.

(3) Ib., p. 362. Il n'entend manifestement conseiller qu'un « éloignement » négatif : l'absence d'un retour formel sur le propre intérêt.

 

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état d'indifférence, d'illimitation et d'indépendance, au regard de toutes choses, fondé sur la parfaite union et adhérence que nous avons à Dieu.

 

Liberté à l'égard même de nos maîtres :

 

Usez-en ainsi de toute multitude d'enseignements qui vous sont donnés dans les livres, et même encore de ceux que je vous expose ici le plus simplement qu'il m'est possible. Ne vous y liez qu'en tant qu'ils vous portent à Dieu (1).

 

Au demeurant, n'allez pas vous imaginer « de grandes difficultés dans les voies de Dieu et en l'exercice de la dévotion. Tout ce qu'il y a à faire est chose qu'on fait très facilement, car il n'y a qu'à aimer une chose qui est infiniment aimable ». On aime si aisément « tant de petites choses qui ne méritent pas que nous y pensions; un cheval, un chien, un tableau, une fleur..., une pièce de cabinet». Comment se pourrait-il qu'aimer Dieu fût plus difficile (2)? Enfin que notre lexique n'aille pas vous épouvanter.

 

Quand vous entendez parler si souvent aux personnes spirituelles de la destruction et de l'anéantissement de l'amour-propre et de la nature en nous, que cela ne vous fasse pas peur. Ce n'est pas qu'ou veuille en effet détruire et anéantir ni l'un ni l'autre en cette vie, car nous avons besoin de notre nature pour être , et de quelque amour de nous-mêmes, prenant ce mot généralement pour la conservation de notre être. Mais c'est qu'il y a de la corruption et du dérèglement en l'un et en l'autre à quoi il faut remédier... Comme une lame faussée, quand on la veut redresser, on lui donne un tour de l'autre côté, non afin qu'elle demeure ainsi, mais afin qu'elle devienne droite ; de même quand il est question de remettre et de régler cet amour, ce soin et cette inclination que nous avons vers nous-mêmes, il faut faire comme si on le voulait entièrement ruiner, non afin qu'il ne soit plus, mais afin qu'il soit comme il faut (3).

 

Aveu deux fois remarquable sous la plume d'un augustinien

 

(1) Conduite, pp. 68-69.

(2) Ib., pp. 334-335.

(3) Ib., pp. 336-337.

 

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aussi décidé. François de Sales n'eût pas mieux dit. C'est qu'aussi bien ces deux philosophies de la prière - celle de François de Sales, celle de Bérulle - nous l'avons assez montré en les exposant côte à côte, se rejoignent, se recouvrent de point en point.

 

 

 

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