IV - 2° LETTRE à Mgr d'ORLÉANS

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DEUXIÈME  LETTRE
A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS

 

MDCCCXLVI

 

PRÉFACE

DEUXIÈME  LETTRE A  MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS

§ I.  Notions générales sur la  Tradition, dans la théologie catholique.

§ II. La Liturgie est le principal instrument de la Tradition de l'Église.

§ III. Les instruments de la Tradition de l'Église, appelés Lieux théologiques dans l'École, sont principalement l'autorité de l'Église universelle, l'autorité de l'Église romaine,

§ IV. L'Église, dans sa pratique, a reconnu et sanctionné ce principe, que la Tradition est contenue dans la Liturgie.

§ V. Continuation du même sujet.

§ VI. La valeur dogmatique de la Liturgie est attestée par les altérations que lui ont fait subir les hérétiques, pour l'accommoder à leurs erreurs.

§ VII. Première objection de Monseigneur l’évêque d'Orléans.

§ VIII. Deuxième objection de Monseigneur l’évêque d'Orléans.

§ IX. Troisième objection de Monseigneur l'évêque d'Orléans

§ X. Quatrième objection de Monseigneur l’évêque d'Orléans.

 

PRÉFACE

 

L'accueil favorable que le public a bien voulu faire à ma première Lettre me donne lieu d'espérer la même bienveillance pour la seconde.

J'ai été attaqué dans ma foi ; je n'ai d'autre but que de la justifier en écrivant cette Nouvelle Défense ; on ne doit donc pas être surpris de la constance que je mets à produire mon apologie.

Je n'ai point cherché cette polémique; je ne puis la suivre qu'au moyen d'une interruption à des travaux qui me sont chers ; ma seule consolation est donc de penser que je satisfais à une obligation en dissipant les nuages dont on a cherché à obscurcir mon orthodoxie. Peut-être aussi ressortira-t-il de cette controverse quelques lumières de plus sur la question liturgique, dont on commence enfin à sentir l'étendue et l'importance.

Un nouvel incident est venu me créer de nouveaux devoirs. Monseigneur l'archevêque de Toulouse a récemment publié un Examen de ma Défense; dans cette brochure, le Prélat adopte une partie des principes de Monseigneur l'évêque d'Orléans, et prétend maintenir et aggraver les accusations qu'il portait, en 1843, contre les Institutions liturgiques.

 

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Je dois à l'Église que j'aurais scandalisée les explications rendues nécessaires par le fait de cette dernière attaque. Je présenterai à Monseigneur l'archevêque de Toulouse ma réponse à ses objections, dans la dernière partie de cette Nouvelle Défense.

 

 

DEUXIÈME  LETTRE A  MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS

 

MONSEIGNEUR,

 

Après avoir justifié mon livre des reproches que vous avez cru devoir lui adresser, comme renfermant de fausses maximes sur la vertu de Religion ; j'ai à le défendre aujourd'hui de l'imputation que vous lui faites d'avoir enseigné des principes dangereux sur la Tradition. La matière est grave, et d'autant plus que je souscris complètement à votre avis, lorsque vous dites, Monseigneur, que « la théologie est un pays où il y a bien peu de découvertes à faire, et que si tout système, au dire d'un bel esprit, est un voyage vers une région non encore explorée, ce n'est point vers la théologie que les esprits voyageurs doivent prendre leur vol (1).

Dans cette conviction, je crois avoir constamment évité les systèmes, en écrivant les Institutions liturgiques, et c'est ce qui  fait  ma force,  aujourd'hui qu'il s'agit de

 

(1) Introduction, page VIII.

 

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défendre cet ouvrage. De votre côté,vous vous êtes proposé, Monseigneur, de montrer, à propos de mon livre, combien la science et l’érudition ont peu de profondeur parmi nous, et à quelles étranges nouveautés elles peuvent conduire (1). J'ai écouté la démonstration avec le public ; il en sera ce que l'on voudra de ma science et de mon érudition; mais j'en appelle à tous les théologiens dignes de ce nom pour prononcer de quel côté se trouvent les nouveautés étranges.

Dans le but de déprimer la Liturgie, vous avez enseigné, Monseigneur, que la Liturgie n'a aucun rapport nécessaire avec la vertu de Religion (2) ; que la vertu de Religion ne produisant que des actes intérieurs n'a rien à denteler avec la Liturgie (3); je crois avoir discuté suffisamment ces assertions dans ma première Lettre, et avoir démontré jusqu'à l'évidence la doctrine qui leur est opposée. Nous ne parlerons donc plus du catéchisme, auquel vous aviez la passion de me renvoyer sans cesse. Nous avons à traiter aujourd'hui d'une autre erreur capitale des Institutions liturgiques, erreur qui consiste à attribuer un caractère dogmatique à la Liturgie (4).

En effet, Monseigneur, telle est ma prétention, et c'est principalement parce que je reconnais, avec les Pères et les théologiens, ce caractère dogmatique à la Liturgie, que, dans l'introduction historique de mes Institutions, et dans ma Lettre à Monseigneur l'archevêque de Rheims, j'ai cru devoir relever un principe dont l'oubli a été la cause des tristes variations que la Liturgie a subies en France, depuis plus d'un siècle, au grand péril de la foi.

En ce moment où la question liturgique préoccupe de plus en plus,  mais toujours pacifiquement, le clergé et

 

(1)  Introduction page XLVIII.

(2)  Examen des Institutions liturgiques, page 36.

(3)  Ibid. page 40.

(4)  Ibid., page 36.

 

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les fidèles, on n'en est pas encore arrivé à sentir toute l'importance de la matière. On comprend, il est vrai, que, dans cette question, l'unité catholique est en jeu, puisqu'il s'agit d'un des liens principaux des églises avec le Siège apostolique, que la force des églises particulières étant en raison de leur union formelle avec Rome, la scission liturgique n'a pu qu'affaiblir le principe de vie et de conservation dans notre Église de France ; qu'une grave loi de discipline a été violée, et que l'intérêt de cette même église, autant que le vœu exprimé du Pontife romain, exigent que la réparation vienne en son temps ; mais le défaut d'études complètes sur les Lieux de la théologie, et sur l'histoire dogmatique de l'Église, a fait que jusqu'ici on s'est trop dissimulé le danger d'avoir éteint chez nous cette voix de la Tradition qui parle dans la Liturgie, et forme une des principales garanties de la foi.

Nos nouveaux théologiens ne songeaient plus guère à aller chercher leurs arguments dans leur bréviaire ou leur missel, selon le conseil de Bossuet (1), parce qu'ils sentaient que leur bréviaire et leur missel, devenus chose variable et diocésaine, ne renfermaient plus la parole de l'Église. Les fidèles, déshabitués de prendre une part directe au service divin, depuis les révolutions qu'il avait subies, cherchaient simplement à s'édifier isolément, en assistant à la messe et aux offices, et peu leur importait que le livre qu'ils tenaient en main se trouvât être un de ces manuels de méditations, fort utiles sans doute en toute autre circonstance, ou ce Paroissien du Diocèse qu'il leur fallait renouveler chaque fois qu'une circonstance les appelait à vingt ou trente lieues de leur résidence ordinaire.

On  semblait  assez généralement avoir oublié que le

 

(1) V. ci-dessus, page 323.

 

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principal instrument de la Tradition de l'Église est renfermé dans ses prières (1), et que quiconque porte atteinte à la Liturgie met la main sur la Tradition de l'Église. Je suis donc obligé, Monseigneur, de me défendre sur ce terrain, puisque vous m'y poursuivez. Je me réjouis de cette occasion qui se présente de relever la Liturgie dans sa valeur dogmatique, après avoir fait voir, dans ma première Lettre, qu'elle est le complément nécessaire, le moyen et la forme delà vertu de Religion, dans le Christianisme.

Une grande partie de votre Examen, Monseigneur, est employée à soutenir que la Liturgie n'est qu'une affaire de discipline, qu'elle ne peut jamais devenir la matière d'un jugement dogmatique, et qu'enfin l'erreur liturgique ne peut jamais violer que les lois de discipline (2). Assurément, la discipline est une chose très importante dans l'Église, et nous aurons occasion de nous en convaincre en discutant, dans une troisième Lettre, les principes canoniques émis dans l'Examen; mais, pour le moment, l'intérêt de la doctrine catholique exige impérieusement que nous mettions hors d'atteinte la Tradition divine et ecclésiastique qui se conserve par la Liturgie. La question est d'un intérêt fort élevé au-dessus de la chétive importance de mon livre et de ma personne; je regrette que les bornes de cet opuscule ne me permettent pas de la traiter avec l'extension qu'elle doit recevoir dans les Institutions liturgiques ; toutefois, la pureté de ma doctrine ayant été mise en suspicion dans votre Examen, Monseigneur, en ce que j'ai attribué une valeur dogmatique à la Liturgie, qui, selon vous, Monseigneur, ne possède qu'une valeur disciplinaire, j'aborde, sans plus tarder, la discussion, et j'énonce formellement cette proposition:

 

(1)  Bossuet. Etats d'Oraison. Livre VI. Edit. de Lebel.  Tome XXVII, page 208.

(2)  Examen, page 229.

 

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La Liturgie possède une valeur dogmatique.

En d'autres termes, avec  Bossuet, théologien si sûr -toutes les fois qu'il n'est pas en  contradiction avec  les doctrines du Siège apostolique :

Le principal instrument de la Tradition de l'Église est renfermé dans ses prières.

 

§ I.  Notions générales sur la  Tradition, dans la théologie catholique.

 

1° La Tradition, dans le langage de la théologie catholique, est une doctrine sacrée qui ne se trouve pas contenue, au moins expressément, dans l'Écriture sainte, mais qui fut donnée de vive voix par son divin auteur, et qui s'est transmise d'âge en âge, à l'aide de documents qui forment autorité dans l'Eglise, et auxquels l'Église emprunte la matière de ses décisions souveraines.

II° Dieu lui-même a inspiré, et son Esprit a dicté les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, ces livres sont donc la parole de Dieu, et la Tradition ne saurait leur donner cette qualité qu'ils ont par le fait même de leur existence et de leur origine ; mais la Tradition seule nous apprend qu'il existe des livres qui sont la parole de Dieu; seule elle nous apprend à les discerner de tous autres livres; seule elle les conserve ; seule elle en détermine le sens et les règles d'interprétation.

III° La Tradition, outre les vérités divines non écrites, renferme encore la doctrine et les institutions des Apôtres qui ne se trouvent pas contenues dans le Nouveau Testament ; elle comprend enfin les doctrines et les institutions dont l'Église s'est servie et se sert pour corroborer la foi et les mœurs, et qui dérivent plus ou moins immédiatement

 

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de l'enseignement des Apôtres et de Jésus-Christ lui-même.

IV° Cet ensemble des trois Traditions : Divine, Apostolique et Ecclésiastique, est conservé avec une fidélité inviolable, et dispensé aux fidèles, avec une complète infaillibilité, par l'Église catholique. Être catholique ou recevoir la Tradition de la main de l'Église, c'est une seule et même chose.

V° L'Église juge, discerne, promulgue la Tradition, selon le besoin des temps. Ses décisions ne sont et ne peuvent jamais être que la promulgation, le développement, ou l'application de la Tradition.

VI° Or, la Tradition, non écrite au commencement, peut être écrite, dans la suite des temps, sans perdre la qualité de Tradition; puisqu'on ne lui donne ce nom de Tradition que pour la distinguer de la parole de Dieu qui fut écrite sous l'inspiration même de Dieu, dans les Livres saints.

VII° La Tradition existe en trois états. Le premier état de la Tradition écrite est celui où nous la voyons spécialement définie dans des formules précises et promulguées par l'Église : par exemple, dans les symboles de Nicée et de Constantinople, dans la profession de foi de Pie IV, etc. La Tradition, dans ce premier état, est garantie par l'autorité de Dieu qui ne saurait permettre que l'Église enseigne directement l'erreur.

VIII° Le second état de la Tradition est celui où elle est professée par l'Église dans les formules dont elle se sert, comme Église; dans les coutumes et usages qu'elle suit et impose avec autorité, soit comme expression de sa croyance, soit comme règle des mœurs. La Tradition, dans ce second état, est garantie par l'autorité de Dieu qui ne saurait permettre que l'Église enseigne indirectement l'erreur. Or, la profession de l'erreur par l'Église serait un enseignement indirect de l'erreur, et dire que l'Église

 

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n'est infaillible que quand elle définit formellement, ce serait lui retirer la note de sainteté qui lui est essentielle d'une manière permanente. Il faut donc renoncer à la foi catholique, ou admettre cet axiôme célèbre de saint Augustin : Ecclesia, quœ sunt contra fidem vel bonam vitam, non approbat, nec facit, nec tacet (1).

IX° Le troisième état de la Tradition est celui où elle est conservée par l'Église dans les écrits des docteurs qu'elle a approuvés, qu'elle recommande comme de fidèles témoins et dépositaires de la vérité qui lui a été confiée, qu'elle interroge en cette qualité lorsqu'il s'agit de prononcer un jugement sur la foi ou les mœurs, et qui sont d'une si souveraine autorité qu'on ne saurait aller contre leur consentement unanime, sans encourir la note d'hérésie. La Tradition, dans ce troisième état, est garantie par l'autorité de l'Église, garantie elle-même par l'autorité de Dieu ; car l'Église ne pourrait honorer du titre de docteur orthodoxe un auteur dont la doctrine ne représenterait pas la vérité révélée, sans errer sur la Tradition, et par conséquent, sans professer ou enseigner l'erreur.

Après avoir considéré les trois états de la Tradition ; définie, professée  et conservée par  l'Église, nous concluerons, avec une évidence que nul catholique ne saurait contester, que :

I° Celui qui altérerait les écrits des saints docteurs, en . publiant des éditions infidèles, et substituerait à leur texte d'autres textes de sa façon, ou pris d'ailleurs, fussent-ils supérieurs en éloquence à ceux qu'il aurait retranchés; s'il parvenait à faire accepter ses éditions, au détriment des véritables, se rendrait gravement coupable contre l'Église, en tant qu'elle conserve la vérité révélée dans les écrits des docteurs orthodoxes, et porterait atteinte à la vérité révélée elle-même, en  tant qu'elle est contenue

 

(1) Epist. LV. ad inquisitiones Januarii, n° 19.

 

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dans de tels écrits, comme dans un dépôt approuvé, et que l'Eglise interroge lorsqu'il s'agit de rendre ses décisions dans les controverses de la foi et des mœurs.

Nous concilierons en second lieu, et a fortiori que :

II° Celui qui altérerait les formules, les rites, les usages dans lesquels l'Eglise, comme Eglise, professe publiquement sa doctrine, ou qui substituerait à ces formules, à ces rites, à ces usages, des formules, des rites, des usages différents, fussent-ils supérieurs en beauté, en correction, en convenance, se rendrait coupable contre l'Église, en tant qu'elle professe la vérité révélée, dans ses formules, ses rites et ses usages, et éteindrait, autant qu'il serait en lui, l'éclatant témoignage qu'elle rend publiquement, et, sans interruption, à l'Esprit divin qui l'anime.

Enfin, nous concluerons, en troisième lieu, que :

III° Celui qui altérerait le texte des décisions formelles de la foi, contenues dans les conciles œcuméniques, ou dans les jugements du Siège apostolique, se rendrait gravement coupable contre l'Église et contre la vérité révélée. Il est inutile, sans doute, de développer cette assertion, trop évidente par elle-même; mais on doit sentir que les atteintes portées à la Tradition purement conservée, ou simplement professée par l'Église, sont de même nature que celles qui seraient dirigées contre la Tradition formellement définie, bien que les premières n'atteignent pas la Tradition sous une forme aussi directe que les secondes.

Tels sont, Monseigneur, les principes de la Théologie catholique ;sur la Tradition : ce sont les vôtres comme les miens, et c'est parce que nous les admettons que nous sommes catholiques l'un et l'autre. Il s'agit maintenant d'en faire l'application à la Liturgie; permettez-moi de consacrer le paragraphe suivant à la démonstration de la proposition de Bossuet, qui formule d'une manière si précise la doctrine que j'ai soutenue dans les Institutions, sur la valeur dogmatique de la Liturgie.

 

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§ II. La Liturgie est le principal instrument de la Tradition de l'Église.

 

Comme vous m'avez reproché, Monseigneur, d'éprouver une sympathie trop exclusive pour les personnes et les choses d'au delà des monts, et de ne pas faire toujours assez de cas de ce que nous possédons en France , je me ferai un devoir de ne vous citer à l'appui de la proposition capitale qui fait le sujet de ce paragraphe que des auteurs français. Je laisserai donc pour le moment les théologiens et les liturgistes italiens ; j'omettrai même les espagnols, les allemands et les anglais. J'ouvrirai la série des docteurs qui m'ont enseigné la valeur dogmatique de la Liturgie, par le grand nom de Bossuet que certainement, Monseigneur, vous ne récuserez pas; il est le prince des controversistes français. Après Bossuet j'amènerai Fénelon, un peu ultramontain, il est vrai, mais assez entendu sur les matières ecclésiastiques. Viendra ensuite le Cardinal de Noailles, dans un mandement qu'il publia avant de se séparer de l'Église, et qui est cité avec éloge par Bossuet; l'archevêque Languet, plus orthodoxe que Noailles, le suivra pour rendre hommage à la  même doctrine. Descendant ensuite au second ordre, nous écouterons les auteurs de la Perpétuité de la foi, qui ne s'entendaient pas trop mal en théologie, dans ce livre dédié à Clément IX; Renaudot, qui savait la valeur de la Liturgie et même celle des Lieux théologiques; Mabillon, que vous aimez à me citer, Monseigneur, non seulement comme une des gloires de l'habit que j'ai l'honneur de porter, mais comme le modèle que j'aurais dû suivre; enfin, car il faut bien s'arrêter, Bergier, qui fut un de nos meilleurs

théologiens, au XVIII° siècle.

 

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Commençons donc cette intéressante revue, et voyons si ces docteurs français sont d'avis de ne voir dans la Liturgie qu'une affaire de discipline. L'Évêque de Meaux ouvrira la marche.

Ayant à combattre la doctrine Quiétiste qui excluait toute demande faite à Dieu, comme un acte imparfait qui ne convient point aux âmes parvenues à l'union, Bossuet fait voir combien ce principe est opposé au christianisme, et contraire à l'enseignement de l'Église. Voici un de ses arguments :

« Le principal instrument de la Tradition de l'Église est renfermé dans ses prières, et soit qu'on regarde l'Action de la Liturgie et le Sacrifice, ou qu'on repasse sur les hymnes, sur les collectes, sur les secrètes, sur les post-communions, il est remarquable qu'il ne s'en trouvera pas une seule qui ne soit accompagnée de demandes expresses (1). »

Bossuet pensait donc, en thèse générale, que la Liturgie est le dépôt de la Tradition et même le dépôt principal; dans la pratique, pour connaître la doctrine de l'Église, il croyait donc qu'on pouvait interroger l’Action de la Liturgie, les hymnes, les collectes, les secrètes et les postcommunions.

Ailleurs, dans les Instructions sur la version du Nouveau Testament de Trévoux, l'Évêque de Meaux ayant à soutenir contre Richard Simon, que les Mages adorèrent Jésus-Christ comme Dieu, en appelle directement à la collecte de la messe de l'Epiphanie, comme à un monument irréfragable de la Tradition.

« Dans mes remarques sur la préface de la nouvelle version, dit-il, j'ai fondé l'adoration de Jésus-Christ comme Dieu sur une tradition incontestable : elle est claire dans la collecte  du jour de l'Epiphanie,

 

(1) États d'Oraison. Loc. cit.

 

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puisqu'on y lit ces paroles : O Dieu ! qui avez révélé aujourd'hui votre Fils unique aux Gentils, sous la conduite d'une étoile ! Qui dit Fils unique, dit un Dieu de même nature que son Père; et si M. Simon ne le veut pas croire, l'Église le confondra par la conclusion ordinaire de la collecte, où il est porté que ce même Fils unique Jésus-Christ est un Dieu, qui vil et règne avec soit père dans l'Unité du Saint-Esprit. Cette collecte est de la première antiquité, et se trouve dans les plus anciens Sacramentaires. Nos critiques ne s'arrêtent pas à ces éruditions ecclésiastiques : elles ne sont pas assez savantes pour eux ; mais enfin l'Église ne change pas pour l'amour de M. Simon la maxime de saint Augustin, qui assure que la foi de l’Église se trouve dans ses prières; ni la règle inviolable du Pape saint Célestin, QUE LA LOI DE PRIER ETABLIT CELLE DE LA FOI (1). »

Vous avouerez, Monseigneur, que voilà un passage qui me vient vigoureusement en aide. Bossuet ne se contente pas de reconnaître, dans  une collecte du Missel, une tradition incontestable; mais le voici qui va jusqu'à compromettre saint Augustin comme fauteur de cette nouvelle théologie qui reconnaît une valeur dogmatique à la Liturgie. Et plus que tout cela encore, cet irrécusable théologien de l'Église gallicane s'avise d'entendre comme moi, et comme tout le monde, l'axiome de saint Célestin sur lequel vous avez joué si agréablement, comme nous le  verrons tout-à-l'heure : Legem credendi statuat lex supplicandi! Mais Bossuet ne se contente pas de la collecte du  missel, il passe à l'hymne du  Bréviaire, cette hymne romaine dont on a si bien su faire justice depuis; il ose en citer ce vers où elle confesse que les mages, par

 

(1) Lettres au sujet de la version du Nouveau Testament de Richard Simon. Edit. de Lebel. Tome IV, page 413.

 

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leurs présents, proclamèrent la divinité de Jésus-Christ:  Deum fatentur munere (1) !

Après avoir ainsi allégué à son adversaire le Missel et le Bréviaire, Bossuet, dans un autre traité, poursuivant encore Richard Simon, sur le pélagianisme de ses doctrines, le confond par l'autorité du Pontifical romain, qui contient aussi, selon l'Évêque de Meaux, la Tradition de l'Église : « Pour montrer, dit-il, que l'Église catholique n'a jamais dégénéré de cette doctrine, après avoir rapporté les anciennes prières, où elle se trouve si clairement établie, il ne sera pas hors de propos d'en réciter quelques-unes de celles qu'elle a produites dans les siècles postérieurs (2). » Il transcrit la prière composée en 1022, au concile de Selingstadt, pour être prononcée à l'ouverture des conciles, et qui, par l'adoption qu'en a faite l'Église romaine, est devenue la prière publique de ces saintes assemblées.  Elle commence par ces mots : Adsumus, Domine, sancte Spiritus.  On peut la voir au Pontifical, Titre Ordo ad Synodum.

Je ne multiplierai pas davantage ces citations de Bossuet, dont je pourrais couvrir vingt pages; mais il est assez probable que ce puissant théologien qui traitait si vertement les grands savants qui ne songent point à la prière, et méprisent les arguments qu'on tire du Bréviaire et du Missel (3), se fût montré peu disposé à adhérer à un livre où l'on fait profession d'enlever à l'Église le principal instrument de sa tradition.

Le grand Archevêque de Cambrai, pour avoir été, sur certaines matières, l'antagoniste de l'Évêque de Meaux, n'eut point une autre doctrine sur la valeur de la Liturgie, comme renfermant la foi de l'Église et la matière de ses

 

(1) Ibid.

(2) Défense de la  Tradition et des saints Pères. Œuvres de Bossuet. Edition de Lebel, Tome V, page 591.

(3) Ci-dessus, page 233.

 

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décisions. Dans sa Lettre à un théologien au sujet de ses Instructions pastorales, voulant donner la raison pour laquelle les fidèles sont obligés de recevoir la décision de certains conciles particuliers, tandis qu'ils doivent rejeter les décrets de certains autres conciles du même genre, Fénelon s'exprime ainsi : « La différence ne saurait venir de la nature de ces sortes de conciles particuliers, puisque les uns et les autres sont dépourvus de toute infaillibilité promise. Il est donc manifeste que la différence ne vient que d'un seul point. C'est que les conciles assemblés contre Anus et contre Pelage, décidèrent en faveur d'une doctrine que l'Église universelle autorisait actuellement par l'adoration publique de Jésus-Christ, par les cérémonies du baptême pour chasser le démon des enfants, et par les prières de la Liturgie, où la grâce intérieure était sans cesse demandée à Dieu pour accomplir ses commandements (1). »

Fénelon pensait donc que l'autorité de la Liturgie, manifestée dans les formules d'adoration, d'exorcismes, de prière, étant l'autorité même de l'Église, suffisait pour donner à un concile particulier, qui reproduisait dans ses décisions cette tradition de la Liturgie, l'autorité de l'Église elle-même dont la Liturgie, est l'organe permanent.

Le Cardinal de Noailles, dans son Instruction pastorale ] du 20 août 1696, développe longuement la même doctrine. Je me borne à citer son principe général, qui est le même que celui de Bossuet et de Fénelon : « C'a été en cette matière, dit le Prélat, dès les premiers temps, une règle invariable des saints Pères, que la loi de la prière établit celle de la foi, et que pour bien entendre ce que l'on croit, il n'y a qu'à remarquer ce que l'on demande, ut legem credendi lex statuat supplicandi (2). »

 

(1)  Œuvres de Fénelon. Tom. XII. page 397. Edit. de Versailles.

(2)  Cité par Bossuet dans l’Avertissement sur le Livre des  Réflexions morales. Œuvres. Edit. de Lebel. Tome IV, page 287.

 

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Ainsi, ce n'est plus uniquement, dit un prélat approuvé par Bossuet, saint Célestin qui promulgue l'axiome que la loi de la prière établit celle de la foi; cet axiome est la règle invariable des saints Pères : Bossuet avait dit la règle inviolable.

Le pieux et savant archevêque Languet, dans ses mandements contre le Missel de Troyes, publié par l'indigne neveu de Bossuet, avait tout naturellement à proclamer les principes de la théologie catholique sur la valeur dogmatique de la Liturgie, foulés aux pieds dans toutes ces refontes liturgiques; et il sut le faire avec autant de doctrine que d'éloquence. J'ai cité d'importants fragments de ces précieux mandements, dans les Institutions liturgiques; je me contenterai donc d'en rappeler ici quelques passages. Pour faire ressortir la témérité de l'auteur du nouveau Missel de Troyes, qui avait substitué aux formules du Missel romain d'autres formules qui n'étaient plus garanties que par l'autorité de l'évêque de Troyes, Languet s'exprime ainsi :

« Il n'a pas compris, cet auteur, quelle confirmation la foi orthodoxe retire de l'antiquité et de l'universalité de nos liturgies sacrées. Cependant les liturgies qui, dès les premiers siècles de l'Église, même longtemps avant saint Jérôme, se lisent dans toute l'Église, sont autant de monuments précieux de la tradition, qui étayent et confirment notre croyance. C'est leur témoignage que la foi catholique emploie comme une arme contre les novateurs ; cette foi qui est une, perpétuelle et universelle. Si donc une église particulière supprime ces monuments sacrés, elle dépose les armes qui lui servaient à combattre les novateurs, elle les enlève des mains des fidèles. Que notre faiseur orne, tant qu'il voudra, ses liturgies nouvelles de cantiques élégamment composés, de textes de l'Ecriture sainte ingénieusement trouvés, habilement adaptés aux fêtes et

 

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aux solennités; que sont toutes ces choses ingénieuses et élégantes, quelle est leur autorité, si on les compare aux formules  qui, employées et  chantées par  tout l'univers, depuis quinze siècles au moins, sont pour les fidèles un même enseignement de la même  foi ? Le dernier laïque, en quelque lieu du monde que ce soit, prêtant l'oreille aux  chants qui se font entendre dans l'église qu'il fréquente, connaît, sans aucun effort, qu'en tout lieu et toujours, les mêmes mystères et les mêmes jours de fête ont été et sont encore célébrés ; que le monde entier professe unanimement et a constamment professé par la tradition la plus ancienne, cette même foi, ces vérités capitales qui sont exprimées dans les liturgies. Ce  qu'on voudrait introduire de nouveau, dans une église particulière, au mépris de l'antiquité et de l'universalité, ne peut avoir d'autre autorité que celle d'un prélat particulier, homme sujet à erreur, et d'autant plus sujet à erreur qu'il est seul, qu'il introduit des choses nouvelles, qu'il méprise l'antiquité et l'universalité. Or, une chose consacrée par l'usage antique et universel, est  gardée  d'erreur par les  promesses mêmes de Jésus-Christ, qui assiste toujours son Épouse et lui garantit la foi par sa propre vérité, et la sagesse du gouvernement par sa propre prudence (1). »

Et ailleurs : « La Tradition n'est-elle donc pas aussi une parole de  Dieu, une règle de foi ? Mais en quel monument nous apparaît plus sûrement et plus efficacement cette  sainte  Tradition, que dans ces  prières composées dans l'antiquité la plus reculée, employées par la coutume la plus universelle, conservées dans la plus constante uniformité? Si ces prières ne sont pas formées des propres paroles de l'Écriture, les  fidèles ne leur doivent-ils pas la même révérence, proportion

 

(1) Œuvres de Languet, in-fol. Tome II, pag. 1231.

 

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gardée, qu'à l'Ecriture sainte? Il est plusieurs dogmes de notre foi dont nous ne pouvons prendre la connaissance distincte que dans la Tradition, et il n'y a pas de monuments à la fois plus précis et plus sûrs, pour défendre ces dogmes, que les prières mêmes de la messe. Trouve-t-on dans les Écritures saintes le dogme de la perpétuelle intégrité de la sainte Vierge, aussi clairement que dans les prières de l'Église, et principalement dans ces paroles que nous lisons dans les livres liturgiques de saint Grégoire : Post partum, Virgo, inviolata permansisti. N'est-ce pas dans la Liturgie qu'on trouve la preuve de la Tradition de l'Église sur la canonicité des Livres saints, et sur un grand nombre d'autres points ? (1) »

Vous connaissez mieux que moi, Monseigneur, le célèbre Traité de la Perpétuité de la foi de l'Église Catholique, touchant l’Eucharistie. Composé après la paix de Clément IX, ses auteurs s'attachèrent à s'y montrer irréprochables dans la doctrine, afin que le livre pût être offert au Pape, et leur méritât l'approbation de l'épiscopat français. On peut donc le regarder comme un ouvrage aussi orthodoxe que savant. Or, voyez comment le docteur qui a tenu la plume n'hésite pas à confondre l'autorité de la Liturgie avec l'autorité même de l'Église qui use de cette Liturgie.

« Il n'y a rien qui nous donne lieu de juger, avec plus de certitude, du sentiment d'une église sur l'Eucharistie, que les paroles mêmes dont elle s'est servie dans la célébration de ce mystère, et qui composent sa Liturgie. Tous les autres écrits sont en quelque sorte des écrits particuliers qui ne sont lus que par assez peu de personnes ; parce que le nombre de ceux qui s'appliquent à la lecture des livres n'est jamais fort

 

(1) Languet. Ibid. page 1332.

 

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grand. Mais le livre de la Liturgie est le livre général de tous les ecclésiastiques, de tous les religieux; et tous ceux qui le lisaient, le lisaient avec approbation, et en se tenant obligés de croire ce qui y est dit sur les mystères (1). »

Le savant Renaudot, ami et correspondant de Bossuet, dans sa magnifique collection des Liturgies orientales, expose avec plus de plénitude encore la valeur dogmatique de la Liturgie : « S'il est un point, dit-il, qui, dans la solution des questions qui concernent la foi et la discipline, présente une autorité supérieure, c'est assurément le témoignage de toutes les églises, enregistré dès les temps anciens, perpétué et renouvelé dans la succession des âges. En ce genre, l'ancienne Tradition est d'un grand poids, et aussi les écrits des saints Pères, quand ils s'accordent sur les principaux chefs de la foi et de la discipline, enfin les décrets des conciles, et les autres monuments ecclésiastiques. Mais entre ces documents, ceux-là ont la souveraine dignité, qui représentent comme la voix et le témoignage de toute l'Église, parce qu'ils ont été connus et éprouvés en tous lieux, et contiennent non-seulement le témoignage des évêques, mais encore celui des peuples. Telles sont les liturgies, desquelles nous avons traité jusqu'ici, et dont la principale importance provient non pas tant des noms de ceux à qui on les attribue, que de l'usage commun des églises, qui, depuis grand nombre de siècles, les emploient à l'autel (2). »

 

(1)  Perpétuité de la Foi. Livre VIII, chap. III page 563.

(2)  Si quidquam in iis quaestionibus quae fidem et disciplinam spectant elucidandis, gravissimam autoritatem habet, testimonium omnium Ecclesiarum est, perscriptum antiquitus, et temporum successione continuatum et renovatum. Magnum hoc in genere pondus habent vetusta traditio, et consentientium de  praecipuis fidei disciplinaeque capitibus sanctorum Patrum scripta, Decreta Conciliorum et reliqua ecclesiastica monumenta. Sed inter illa maximam dignitatem obtinent ea, quae totius quodammodo Ecclesiae vocem et testimonium exhibent, quia ubique cognita et probata sunt, et in illis non Episcoporum modo, sed plebis etiam suffragia continentur. Tales porro sunt Liturgiae, de quibus huc usque diximus, et quarum commendatio præcipua, non tam a nominibus eorum quibus tribuuntur, quam a communi usu Ecclesiarum, quae a multis sœculis ad altaria iis utuntur, petenda est. Renaudot. Liturgiœ Orientales. Tome I, page XLIX.

 

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Produisons, maintenant, une citation du traité de la Liturgie gallicane de Mabillon. Vous paraissez, Monseigneur, avoir une prédilection marquée pour ce savant et modeste Bénédictin ; je tiens à vous faire voir qu'il n'a pas douté non plus de la valeur dogmatique de la Liturgie. Voici donc ses paroles :

« Entre les nombreux arguments qui démontrent la réalité de la présence du corps et du sang de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, il faut placer dans un rang distingué les rites augustes et les prières solennelles dont les sociétés chrétiennes orthodoxes ont usé au Saint Sacrifice, en tout lieu et dès le commencement. En effet, l'Église, animée par le Saint-Esprit, agit en toutes manières pour attester publiquement la grandeur et la divinité qui sont contenues dans ce sacrifice (1). »

Dom Mabillon expose ensuite dans le détail les particularités de la Liturgie qui ont une autorité dogmatique pour prouver le dogme de la présence réelle; les lectures de l'Ancien et du Nouveau Testament, les rites de l'oblation, de la consécration et de l'adoration, ceux de la communion et de l'action de grâces, enfin la teneur

 

(1) Cum varia sint argumenta, quae veram in Eucharistia Christi corporis sanguinisque praesentiam probant; non inferiorem in his locum tenant augustissimi ritus ac solemnes illas preces, quibus Christianœ ubivis gentium legitima; Societates ab initio in re sacra usas sunt. Id enim modis omnibus agit Spiritu Sancto animata Ecclesia, ut magnum aliquid ac plane divinum hoc Sacrificio contineri palam protestetur. D. Mabillon. De Liturgia Gallicana. Lib. I, pag. 1.

 

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des prières de la Liturgie; d'où il conclut qu'il est d'un haut intérêt pour la république chrétienne, de conserver jusqu'aux fragments des anciennes liturgies qui ne sont plus en usage, parce qu'elles sont les monuments de la Tradition catholique pour les siècles dans lesquels elles ont régné.

Je terminerai cette série de témoignages par les passages suivants de Bergier, extraits de son Dictionnaire théologique ;

« Le degré d'autorité des liturgies est très différent de celle de tout autre écrit : quel que soit le nom qu'elles portent, c'est moins l'ouvrage de tel auteur que le monument de la croyance et delà pratique d'une église entière : il a l'autorité, non seulement d'un saint personnage, quel qu'il soit, mais la sanction publique d'une société nombreuse de pasteurs et de fidèles qui s'en est constamment servie. Ainsi, les liturgies grecques de saint Basile et de saint Jean Chrysostome ont non seulement tout le poids que méritent ces deux saints Docteurs, mais le suffrage des églises grecques qui les ont suivies et qui s'en servent encore. » « Le Pape saint Célestin proposait cette règle aux Évêques des Gaules, lorsqu'il leur écrivait : Faisons attention au sens des prières sacerdotales, qui, reçues par tradition des Apôtres dans tout le monde, sont d'un usage uniforme dans toute l'Église catholique; et par la manière dont nous devons prier, apprenons ce que nous devons croire. Ainsi ce pontife attestait l'authenticité et l'autorité des liturgies; elle n'est pas diminuée depuis douze cents ans : jusqu'à la fin des siècles elle sera la même. »

« C'est donc aujourd'hui un très grand avantage pour les théologiens de pouvoir consulter et comparer les liturgies de toutes les communions chrétiennes; il n'est aucune preuve plus convaincante de l'antiquité, de la

 

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perpétuité, de l'immutabilité de la foi catholique, non seulement touchant les dogmes contestés par les protestants, mais à l'égard de tout autre point de croyance (1). »

Il est indubitable, Monseigneur, que les témoignages que je viens de transcrire et que je pourrais aisément multiplier jusqu'à former un gros volume, sans y admettre d'autres auteurs que des auteurs français, n'étaient pas présents à votre mémoire, lorsque vous me faisiez l'honneur de me dire avec tant de confiance : « Les savants qui vous avaient précédé dans la même carrière, étaient restés en ce point bien au-dessous, mon Révérend Père. Persuadés que la Liturgie n'était que l'ensemble des formes extérieures du culte public, ils en avaient uniquement cherché les règles dans les lois de discipline relatives à l'exercice du culte extérieur, n'imaginant pas qu'on pût jamais attribuer un caractère dogmatique à des formes variables et sujettes à changement (2). »

Non, Monseigneur, je ne suis pas le seul, grâces à Dieu, qui ait reconnu la valeur dogmatique de la Liturgie, et, sur ce point encore, ma théologie n'est pas plus neuve qu'elle ne doit maintenant vous le paraître sur la vertu de Religion et sur le culte divin. Mais il est bien certain, Monseigneur, que vous êtes le seul des auteurs catholiques qui ait jamais contesté cette valeur dogmatique des prières de l'Eglise, et je manquerais trop gravement au respect que je vous dois, si j'osais ici produire la liste des écrivains qui ont combattu l'argument que les théologiens catholiques empruntent à la Liturgie, et par les mêmes raisons que vous faites valoir dans votre Examen.

J'avais donné la Liturgie comme un lieu théologique ;

 

( 1 ) Au mot Liturgie.

(2) Examen, page 69.

 

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Bossuet va plus loin encore en nous disant qu'elle est le principal instrument de la Tradition. Je vais maintenant rechercher avec vous, Monseigneur, les raisons scholastiques de la haute valeur attribuée à ce nouveau lieu théologique, auquel vous refusez jusqu'à l'existence, sous le prétexte que Melchior Cano ne l'a pas connu (1). Il vaudrait autant dire que, avant cet illustre théologien tous les autres lieux n'existaient pas davantage, puisqu'il est le premier à les avoir résumés, et qu'il se plaint même dans sa préface que les docteurs qui l'ont précédé, eussent négligé jusqu'alors de traiter à part cette introduction indispensable à la science théologique. Heureusement, l'Église n'avait pas besoin d'un théologien du XVI° siècle pour connaître les sources de la foi, fontes fidei selon l'expression consacrée qui a eu le malheur de vous paraître étrange, Monseigneur. L'Église avait su y puiser quinze siècles avant Melchior Cano; nous en verrons bientôt les preuves historiques, et depuis l'illustre Dominicain, de nombreux docteurs ont su produire à part le lieu de la Liturgie, qui d'ailleurs se trouve inclus dans ceux que l'Evêque des Canaries nous donne sous le titre de la Tradition, et sous celui de l'Église. Je vais donc essayer, Monseigneur la démonstration scholastique de ma proposition ; peut-être offrira-t-elle quelque intérêt et quelque utilité à nos lecteurs, si toutefois j'ai pu réussir à vaincre la nature de mon esprit, qui, d'après votre jugement, ne souffre pas les entraves de la précision et de la clarté (1).

 

§ III. Les instruments de la Tradition de l'Église, appelés Lieux théologiques dans l'École, sont principalement l'autorité de l'Église universelle, l'autorité de l'Église romaine,

 

(1)  Examen, page 255.

(2)  Ibid., page 24.

 

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l'autorité des églises particulières, l'autorité des saints Pères, l'autorité des Théologiens. Pour montrer que la Liturgie de l'Église est le principal instrument de sa Tradition, il est donc nécessaire de faire voir que l'autorité delà Liturgie se confond avec celle de l'Église universelle, avec celle de l'Église romaine et avec celle des églises particulières, en même temps qu'elle est supérieure à l'autorité des Pères et à celle des Théologiens; je me hâte de procéder à la démonstration.

L'autorité de la Liturgie se confond avec celle de l'Eglise universelle. Nous venons de voir que l'Église est garantie par l'autorité même de Dieu dans les formules dont elle se sert, dans les rites et les usages qu'elle suit et impose avec autorité : or, quelles sont ces formules sinon les prières de la Liturgie ? Quels sont ces rites, sinon ceux de la Liturgie ? Et parmi les usages qu'elle suit et impose avec autorité, ne trouvons-nous pas aussi les prescriptions de la Liturgie, tant celles qui regardent les ministres du culte divin, partie essentielle de la Religion, que celles qui regardent les fidèles comme devant y assister, y prendre part, et souvent les accomplir eux-mêmes ?

Si donc l'erreur pouvait se rencontrer dans ces formules, ces rites, ces usages de l'Église universelle, cette erreur se trouverait professée par l'Église universelle, et dès lors la foi serait renversée, l'Église anéantie, les promesses de Jésus-Christ violées; conclusions qu'on ne pourrait admettre même pour un seul jour, pour un seul instant, sans renoncer à la foi catholique.

Or, la Liturgie de l'Église universelle peut être considérée sous deux formes d'unité. La première, que nous appellerons unité physique, se compose de la réunion de toutes les formules, rites et usages qui sont observés dans toutes les églises catholiques, à quelque langue qu'elles appartiennent, et cette réunion de formules, rites et usages constitue déjà un ensemble considérable. Pour le

 

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Saint Sacrifice seulement, on peut voir les preuves de cette assertion dans les travaux de Renaudot, du P. Lebrun, d'Assemani, etc. Quant aux sacrements, à la célébration des fêtes, des jeûnes, des vigiles, des offices divins, à la vénération des saintes reliques, des saintes images, aux formes du culte divin, etc., la communauté de rites se montre aussi dans une proportion assez étendue. L'argument théologique qu'on déduira, de cet accord, sur telle ou telle question de dogme ou de morale, empruntera donc sa force à l'autorité de l'Église universelle.

Ceci suffit bien sans doute pour montrer d'une manière générale que l'autorité de la Liturgie universelle se confond avec l'autorité de l'Église universelle ; mais, afin de préciser de plus en plus la question sous son point de vue pratique, j'ajouterai que, par le fait, grâce aux efforts des Souverains Pontifes dans le but de procurer l'unité du culte divin et de protéger la foi des peuples, la Liturgie de l'Église romaine peut et doit être considérée comme étant non physiquement, mais moralement la Liturgie de l'Église universelle, et qu'elle participe, par conséquent, à l'autorité de l'Église universelle.

En effet, la Liturgie contenue dans le Bréviaire, le Missel, le Rituel, le Pontifical, le Martyrologe et le Cérémonial de l'Église romaine, est de fait la seule qui soit suivie et proclamée aujourd'hui dans la presque universalité de l'Église catholique. On la garde en Italie, dans une partie considérable de la France, en Espagne, en Allemagne, en Suisse, en Belgique, en Pologne, en Bohême, en Hongrie, dans toutes les Églises catholiques de l'Angleterre, de l'Ecosse, de l'Irlande, de la Hollande, du Danemark, de la Suède ; dans les deux Amériques, dans les diocèses et dans les vicariats apostoliques de l'Asie et de l'Afrique ; enfin, dans les chrétientés de l'Océanie. Cette unité est un fait si patent, qu'elle a été reconnue tout

 

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dernièrement encore par les Protestants de Berlin, dans la lettre de convocation de leur synode, où ils s'expriment ainsi : « En fait d'unité de culte et de Liturgie, le catholicisme a produit tout ce qu'il y a de plus grandiose et de plus parfait. Sur ce domaine, il manque à notre église ce qui donne au culte son principal prestige : l'antiquité immémoriale et le caractère traditionnel qui n'appartiennent qu'au catholicisme (1). »

Les exceptions se composent : D'environ soixante-trois diocèses de France partagés entre sept à huit autres liturgies nouvelles, dont la liturgie parisienne, qui est la plus répandue. Encore ces diocèses comptent-ils un certain nombre de paroisses, et de vastes corporations religieuses au sein desquelles la Liturgie romaine persiste toujours ;

Du diocèse de Milan et de plusieurs autres églises de cette métropole ; ce qui n'empêche pas que ces diocèses, et celui de Milan lui-même, ne renferment un grand nombre d'églises séculières ou régulières où l'on suit toujours la Liturgie romaine, en vertu de la discipline des conciles de saint Charles, qui se montra aussi zélé pour appliquer la Bulle de saint Pie V dans les églises de sa province qu'elle obligeait, que ferme à retenir la Liturgie ambrosienne dans celles que la bulle maintenait dans le droit de la conserver (2) ;

Des églises du rite grec-uni : dans le royaume de Grèce où elles sont si peu nombreuses, qu'un seul vicaire apostolique suffit à les régir; dans le royaume de Naples et dans la Sicile, où elles sont en général sous la juridiction des ordinaires latins ; encore faut-il ajouter qu'une partie

 

(1)  Voir l’Univers, 22 avril 1846.

(2)  Je ne parle pas des églises du rite mozarabe, puisqu'elles ne possèdent pas un seul évêque de ce rite, et qu'elles se réduisent à quelques chapelles pour toute l'Espagne, hors de laquelle ce rite ne s'étendit jamais.

 

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du clergé grec-uni de l'Italie méridionale a quitté la Liturgie grecque proprement dite pour se servir du Bréviaire et du Missel romains traduits littéralement en grec ; dans la Hongrie et les provinces slaves soumises à l'Autriche, où se trouvent encore quelques évêchés de ce rite traduit en langue slave ; dans la Lithuanie, où quelques populations uniates luttent héroïquement contre le schisme, dont l'instrument est la liturgie grecque slave exploitée avec perfidie par la politique de l'empereur Nicolas. Il n'y a plus lieu de parler de la Russie Blanche, dont la foi a succombé, par une trahison du même genre, sous les coups de ce tyran, comme la Russie Rouge avait été détachée du Saint-Siège, toujours à l'aide du même stratagème liturgique, par l'astuce violente de Catherine II. Enfin, dans le Levant, quelques rares églises avec quelques évêques entourés d'un peuple trop peu nombreux, à Constantinople, à Damas, dans l'Archipel, etc. ;

Des églises du rite syrien, qui sont toutes infectées du monophysisme, sauf l'héroïque nation des Maronites qui peuple le Liban, et certaines petites fractions de la population syrienne gouvernées par deux ou trois évêques orthodoxes ;

Des églises du rite arménien, dont l'immense majorité vit hors de la foi et de l'unité catholiques ; les arméniens-unis ont un Patriarche et quelques évêques ;

Enfin, des églises copte et éthiopienne, plongées dans l'hérésie eutychienne comme les églises syrienne et arménienne, et qui comptent à peine deux évêques catholiques de leur rite.

En résume, sur environ neuf cents évêques en communion avec le Saint-Siège, sept cent cinquante au moins suivent une même Liturgie, qui est celle de l'Eglise romaine. Les évêques orthodoxes qui en suivent une autre, tant en Orient qu'en Occident, ne s'élèvent pas au

 

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nombre de cent vingt-cinq; c'est-à-dire à un peu plus du dixième de l'épiscopat catholique. Un concile où il ne manquerait que cent vingt-cinq évoques sur tout l'épiscopat catholique ne serait-il pas le plus écuménique de tous les conciles ? On sait que celui de Trente, dont l'écuménicité n'est pas douteuse, ne réunit dans toute sa durée que deux cent soixante-dix évêques, et que les Orientaux n'y furent même pas représentés.

La doctrine professée dans la Liturgie qui est suivie par sept cent cinquante évêques sur neuf cents environ, peut donc, moralement, être considérée comme la doctrine de l'Eglise universelle, et cette Liturgie étant la Liturgie romaine, c'est avec une entière vérité qu'on doit conclure que l'autorité de la Liturgie romaine se confond avec celle de l’Eglise universelle.

Aussi les Souverains Pontifes, quand ils jugent à propos de publier de nouveaux offices pour être insérés dans la Liturgie romaine, comme l'ont fait, de nos jours, Pie VII, Léon XII, Pie VIII et Grégoire XVI, déclarent toujours, dans leurs décrets qu'ils étendent ces offices à l'Église universelle, ad Ecclesiam universam, bien qu'ils n'aient pas intention d'obliger le petit nombre d'églises que le droit et la coutume dispensent de recevoir ces offices. Ces églises ont la liberté de conserver leurs usages ; mais leur petit nombre permet au Siège apostolique de désigner l'ensemble des autres églises sous le nom général d'Eglise universelle. C'est dans le même sens que s'exprime Clément VIII, en sa bulle sur le Bréviaire romain, lorsqu'il dit : « Puisque, dans l'Église catholique qui a été établie par Jésus-Christ, sous un seul chef, son Vicaire sur la terre, on doit toujours garder l'union et la conformité dans tout ce qui a rapport à la gloire de Dieu et au devoir des personnes ecclésiastiques ; c'est surtout dans l'unique forme des prières contenues au Bréviaire romain que cette

 

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communion avec Dieu qui est un, doit être perpétuellement conservée ; afin, que, dans l'Église répandue par tout l'univers, les fidèles de Jésus-Christ invoquent et louent Dieu par les seuls et mêmes rites de chants et de prières (1). »

Concluons donc que, soit que l'on considère l'autorité de la Liturgie dans les formules, les rites et les usages qui sont communs à toutes les églises, de quelque langue qu'elles soient ; soit même qu'on examine l'autorité de la Liturgie dans les formules, les rites, les usages de l'Église romaine qui règnent dans les neuf dixièmes environ de l'Église catholique, l'autorité de la Liturgie se confond avec celle de l'Eglise universelle.

II° L'autorité de la Liturgie se confond avec celle de l'Église romaine.

Après avoir considéré l'Église universelle, permettez-moi, Monseigneur, de passer à l'Église romaine, dont l'autorité vient après, dans l'ordre des Lieux théologiques. Il n'est aucun catholique qui ne sache que l'Église de Rome, qui est la Pierre fondamentale de toute l'Église, a reçu de Jésus-Christ, dans ce qui tient à la doctrine, une autorité contre laquelle les portes de l'enfer ne sauraient prévaloir ; d'où il suit que l'Eglise universelle ne saurait être catholique, ni apostolique, si elle n'était pas romaine ; et que les églises particulières, les pasteurs, et les simples fidèles eux-mêmes, ne sauraient se flatter d'appartenir à l'Église de  Jésus-Christ,  s'ils

 

(1) Cum in Ecclesia catholica a Christo Domino nostro, sub uno capite, ejus in terris Vicario, instituta, unio et earum rerum quœ ad Dei gloriam et debitum ecclesiasticarum personarum officium spectant conformatio semper conservanda sit ; tum prœcipue illa communio uni Deo, una et eadem formula, preces adhibendi quae Romane; breviario continetur, perpetuo retinenda est, ut Deus, in Ecclesia per universum orbem diffusa, uno et eodem orandi et psallendi ordine, a Christi fidelibus semper laudetur et invocetur. Clemens VIII. Constitutio : Cum in Ecclesia.

 

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n'étaient  pas  unis, avec une véritable  dépendance,  à l'Église romaine, dans la foi et la doctrine.

C'est ce qu'enseigne, dès le deuxième siècle, le premier docteur de l'Église de France, saint Irénée, évêque de Lyon, quand il dit ces mémorables paroles pour lesquelles nous empruntons la traduction de Bossuet : « Quand nous exposons la tradition que la très grande, très ancienne et très célèbre Église romaine, fondée par les apôtres saint Pierre et saint Paul, a reçue des Apôtres, et qu'elle a conservée jusqu'à nous par la succession de ses évêques, nous confondons tous les hérétiques ; parce que c'est avec cette église que toutes les églises doivent s'accorder, à cause de sa principale et excellente principauté, et que ces mêmes fidèles répandus par toute la terre ont conservé la tradition qui vient des Apôtres (1). »

Ce n'est point ici le lieu de produire une suite nombreuse de textes pour prouver ce qu'aucun catholique ne conteste, l'autorité souveraine de l'Église romaine dans les choses de la doctrine et des mœurs ; mon but n'est pas ici d'établir la valeur des Lieux théologiques, mais seulement de faire voir leur rapport avec l'autorité de la Liturgie. Je rappellerai seulement que Sixte IV a condamné cette proposition de Pierre d'Osma : Ecclesia urbis Romœ errare potest, et qu'on ne la pourrait soutenir sans encourir de graves censures.

Or, l'autorité de l'Église romaine étant, par l'institution divine, d'une si haute valeur dans l'Eglise, il s'ensuit que les décrets qu'elle publie sur les matières de la foi obligent tous les fidèles à la soumission d'esprit et de cœur; mais il s'ensuit pareillement, et toujours d'après la garantie de Dieu même, que la Tradition qu'elle professe,

 

(1) S. Iren. adv. haeres. Lib. III. Traduit par Bossuet, dans le Sermon sur l'unité de l'Eglise.

 

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dans les formules, les rites et les usages qui témoignent de sa croyance, participe de toute l'autorité de cette même Église romaine; d'où il faut conclure que l'autorité de la Liturgie romaine qui renferme ces formules, ces rites, ces usages, se confond avec l'autorité de l'Église romaine elle-même. La conclusion est trop évidente pour que nous ayons à nous y arrêter plus longtemps.

III° L'autorité de la Liturgie se confond avec celle des Églises particulières.

La Liturgie de l'Église universelle, dans ses formules, ses rites et ses usages, étant l'expression de la Tradition de l'Église universelle, on doit dire de même que la liturgie des églises particulières renferme dans ses formules la Tradition des églises particulières ; rien n'est plus évident. Cette liturgie a donc une valeur dogmatique proportionnée à celle qu'on doit reconnaître dans les églises particulières.

On peut considérer les églises particulières sous cinq aspects différents, quant à leurs liturgies.

1° Une église particulière peut ne pas avoir de liturgie propre, mais user seulement de la Liturgie moralement universelle, que nous avons reconnu être la Liturgie romaine. Il est évident que, dans ce cas, l'autorité de cette église particulière, dans la Liturgie, se confond avec l'autorité même de l'Église universelle. Cette forme assure une grande sécurité à la doctrine, arrête les nouveautés, et a le grand mérite de fortifier par un nouveau degré d'unité la voix de l'Église catholique. C'était le vœu du concile de Trente quand il renvoya au Pontife romain la publication du Bréviaire et du Missel.

2° Une église particulière peut avoir une liturgie propre qu'elle a toujours conservée et réglée dans ses détails, comme l'Église de Milan, l'ancienne Église gallicane avant  Charlemagne, l'Église grecque,  etc. L'autorité

 

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d'une telle liturgie est plus ou moins grande, selon le degré d'antiquité auquel elle peut prétendre, selon le nombre des églises qui la suivent, enfin, selon l'importance des approbations qu'elle a reçues.

Si cette liturgie a traversé mille ans, par exemple, et qu'elle ait été suivie dans une église en communion avec toutes les autres par le Siège apostolique, l'autorité de cette liturgie croît en proportion de sa durée, puisqu'elle a réuni le suffrage des pasteurs et des peuples qui, durant de longs siècles, y ont cherché et y ont trouvé l'expression de leur foi.

Si cette liturgie est gardée par un nombre plus ou moins considérable d'églises, par dix, par vingt, par cinquante, etc., son autorité augmente en raison du nombre des évêques qui la suivent. Il est clair que plus elle réunit de pasteurs et de fidèles dans la confession de ses formules, dans la pratique de ses rites et de ses usages, plus elle est importante dans l'ensemble de l'Église catholique, plus son témoignage a de poids pour promulguer la Tradition.

Enfin si cette liturgie, après avoir été soumise à un examen, avait obtenu l'approbation formelle d'un Concile général, ou du Souverain Pontife ; quand bien même elle serait moins ancienne et moins répandue que d'autres liturgies qui n'ont pas reçu cette confirmation, et qui, par conséquent, ne représentent pas une autorité infaillible, cette liturgie pourrait réclamer pour les traditions qu'elle renferme une valeur proportionnée à celle de l'autorité souveraine qui l'aurait confirmée. Jusqu'ici aucune liturgie des églises particulières n'a reçu une semblable confirmation ; mais elle est possible. Ainsi, je suppose, Monseigneur, que vous puissiez obtenir pour le Bréviaire et le Missel d'Orléans, qui, comme vous le savez, ne remontent qu'à une époque très voisine de nous, et ne sont pas connus hors de votre diocèse, la confirmation

 

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d'un Concile général ou du Souverain Pontife, qui garantiraient conforme à la Tradition catholique toute la teneur de ces deux livres : le Bréviaire et le Missel d'Orléans pourraient dès lors être interrogés, dans les controverses de la foi, comme faisant partie, au plus haut degré, de cette Liturgie qui est, comme dit Bossuet, le principal instrument de la Tradition de l'Église.

3° Une église particulière, après avoir eu sa liturgie propre, ancienne, autorisée par ses pasteurs légitimes, peut quelquefois, soit librement, soit pour obéir à des ordres supérieurs, passer à la Liturgie romaine qui se trouve être aujourd'hui, moralement, la Liturgie de l'Église universelle, et qui est garantie directement par l'autorité de l'Église romaine. Dans ce cas, il est évident que l'église qui abandonne ainsi sa Liturgie propre pour adopter celle de l'Église romaine et de la généralité des églises, en sacrifiant une tradition locale et faillible, acquiert en retour une tradition universelle et revêtue du plus haut degré d'autorité qu'on puisse désirer. Le prélat qui accomplit cette œuvre mérite la reconnaissance de son église, non seulement pour le temps présent, mais pour les âges à venir ; car il préserve efficacement cette église du malheur de voir la Liturgie, source principale de la Tradition pour les autres églises, exposée à devenir pour elle un instrument d'erreur, par suite des changements auxquels demeure assujettie une liturgie particulière, laissée à la merci des passions et des intérêts humains.

4° Une église particulière qui était en possession d'une liturgie propre, ancienne, autorisée, peut venir à la changer pour adopter celle d'une autre église particulière. Pour juger cette mesure au point de vue du Lieu théologique de la Liturgie, il y a trois choses à considérer.

Ou l'église dont on adopte ainsi la liturgie est d'un rang  supérieur à celle qui  répudie en son honneur ses

 

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propres usages, ou elle lui est égale, ou enfin elle lui est inférieure.

Dans les trois cas, c'est toujours une autorité faillible qui s'incline devant une autre autorité faillible, et les traditions exprimées dans la liturgie nouvellement adoptée n'ont, relativement à celle qui était suivie précédemment, qu'une valeur de même genre, et dépendante du plus ou moins d'antiquité des textes et des rites, du plus ou moins de doctrine et d'autorité dans ceux qui en ont rédigé et approuvé les formules, enfin du nombre des églises qui l'observent.

Mais l'église qui renonce à sa liturgie propre pour adopter celle de sa métropole ou de sa primatiale, accroît dans une certaine proportion son autorité traditionnelle dans la Liturgie ; puisque d'isolée qu'elle était auparavant, elle devient unie à plusieurs autres ; il en résulte donc une augmentation de valeur dans le témoignage qu'elle rend désormais par la voix de ses formules, rites et usages sacrés. Nous examinerons ailleurs si, dans l'état actuel de la discipline de l'Église, un tel changement de Liturgie, au profit du rite de la métropole, serait légitime; mais, quoi qu'il en soit, on doit toujours convenir qu'une église qui sacrifierait sa liturgie propre pour embrasser celle de sa métropole, ne saurait obtenir le degré supérieur d'autorité, si léger qu'il soit, dont nous parlons, que dans le cas où cette liturgie métropolitaine serait elle-même déjà garantie par une orthodoxie irréprochable, par une antiquité respectable, par la qualité de ceux qui l'auraient rédigée et autorisée ; autrement, il pourrait arriver que l'église qui se serait abdiquée ainsi pour la gloire de sa métropole, eût descendu au lieu de monter : tout ceci est de simple bon sens, comme ce qui va suivre.

Si l'église qui renonce à sa liturgie propre est d'un rang égal à celle dont elle adopte les livres, on ne saurait

 

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expliquer un tel changement que par une supériorité d'autorité reconnue dans les traditions liturgiques de cette dernière. En droit, nous montrerons que ces échanges de complaisance ne sont pas licites ; mais au point de vue dogmatique, il faut bien aussi reconnaître que l'inconvénient de la mobilité dans des choses qui réclament une solidité particulière est dépassé encore par celui de la perte des traditions, dans le cas où l'église qui abdique sa liturgie au profit d'une autre, ne trouve pas une autorité égale ou supérieure dans la liturgie de cette église dont elle assume le servage, avec une si complète abnégation.

Enfin, si l'église qui renonce à sa liturgie propre fait cette cession en faveur d'une église qui lui est inférieure par le rang et l'autorité, on peut dire d'abord qu'elle montre peu de souci de sa dignité propre, dignité que les plus grands prélats des églises particulières ont toujours cherché à maintenir et accroître. De plus, elle confesse que les traditions contenues dans ses formules, ses rites et ses usages sacrés ont à ses yeux peu de valeur, et lui semblent même suspects, puisqu'elle les abdique si volontiers en faveur d'une autre église qui ne pouvait lui imposer cette démarche ni par autorité, ni par convenance. Quant à la valeur théologique de cette démarche, elle est en raison du degré d'autorité de celles des deux liturgies qui réunit à un plus haut degré l'antiquité, le nombre des églises, et la pureté de la foi.

5° Une église particulière qui était en possession d'une liturgie propre, ancienne et autorisée, peut venir à la changer pour accepter, non plus la liturgie d'une autre église de dignité supérieure, égale ou inférieure, mais pour adopter un missel ou un bréviaire rédigés et compilés, par un ou plusieurs individus, comme il est arrivé en divers lieux, sous prétexte de donner à la Liturgie plus d'élégance, plus de critique, plus de variété, et aussi plus de brièveté.

 

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Un tel changement ne saurait manquer d'avoir les conséquences les plus funestes pour l'autorité dogmatique de la Liturgie. En effet, ou l'église qui se résigne à abdiquer ainsi ses traditions pour accepter cette rédaction nouvelle qui l'a séduite, avait antérieurement une liturgie particulière antique et autorisée, ou elle suivait la Liturgie romaine. Dans le premier cas, elle dépouille volontairement le témoignage qu'elle rendait à la Tradition de la Foi, de toute l'autorité que lui donnaient l'antiquité et la profession de plusieurs siècles. Il faut donc qu'elle recommence sur de nouveaux frais pour assurer à ces récentes formules la valeur qu'avaient les anciennes, et d'ici à de longs siècles elle n'y parviendra pas. Encore est-il à craindre que l'œuvre moderne implantée si légèrement ne disparaisse à son tour pour faire place à d'autres compositions ; car il est d'expérience que les institutions séculaires une fois changées, on ne peut plus assurer de stabilité à celles qui les remplacent. C'est l'histoire des Constitutions politiques, et c'est aussi celle de la Liturgie en France depuis un siècle. Avec tout cela, que devient pour ces églises le principal instrument de la Tradition catholique renfermé dans la Liturgie? Il faut sur ce point dire adieu à la Tradition, et renoncer à tester dans les causes de la foi par des monuments dignes d'être avoués en présence des autres églises particulières qui ont gardé avec fidélité leurs traditions.

Dans le cas où la liturgie qui a fait place aux modernes compositions, était la Liturgie romaine et moralement universelle, le dommage causé à l'élément traditionnel dans cette église est bien autrement considérable. Les traditions des églises particulières, si respectables qu'elles soient, ne sauraient entrer en comparaison avec celles de l'Église romaine et des églises qui la suivent dans la Liturgie. Par cet échange malencontreux, la foi, que garantissaient les formules imposées par une autorité

 

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infaillible, perd l'appui qui l'avait sauvegardée jusqu'alors ; elle descend dans son expression jusqu'à la faiblesse et à l'incertitude de cet esprit individuel qui a trouvé bon de fabriquer les modernes formules, ou de les approuver comme préférables à celles dont use depuis tant de siècles le Siège apostolique, colonne et soutien de la vérité. La veille du jour où l'innovation a été promulguée, le prêtre pouvait instruire le peuple par les formules, les rites et les usages de la Liturgie. Il pouvait, comme dit Bossuet, citer son bréviaire et son missel, en disant : Voici ce que dit l'Église. Le lendemain, il ne le peut plus, à moins, qu'il ne veuille citer les rares fragments de la Liturgie romaine qu'on n'a pas jugé à propos de faire encore disparaître des livres modernes.

Les églises soumises à cette rude épreuve sont donc dépouillées non seulement d'un lien sacré de communion avec Rome, d'un des signes les plus imposants de la grande nationalité catholique ; mais elles ont perdu la sécurité de la foi dans les prières qui témoignent de leur religion. Elles sont déchues ; et quelle que soit d'ailleurs l'orthodoxie de fait dont jouissent leurs liturgies, leur fût-il accordé, par un prodige, de ne les plus voir changer désormais, il leur faut bien convenir que des siècles de stabilité et de pureté irréprochables ne leur rendront jamais complètement ce qu'elles ont perdu en répudiant la Liturgie de Rome et de tant d'autres églises. Jamais elles ne répareront l'outrage fait à la catholicité qui confessait d'une voix unanime les mêmes vérités, dans les mêmes termes et sous les mêmes symboles que ces églises, auxquelles un jour il sembla bon de se mettre à l'écart pour résoudre le problème de formuler, à elles seules et tout de nouveau, ce que tant de saints Pontifes avaient formulé avec doctrine et autorité, ce que tant de conciles et de docteurs avaient invoqué contre l'erreur, ce que tant d'hérétiques avaient redouté.

 

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Je ne m'appesantirai pas ici, Monseigneur, sur l'hypothèse malheureusement trop réelle, dans laquelle des hérétiques notoires auraient été les promoteurs et les instruments d'un changement si funeste à la conservation du dépôt de la foi-, nous en parlerons plus loin. Présentement je n'ai à examiner la question que sous le rapport de l'autorité du témoignage liturgique dans l'Église ; mais il est bien certain que si le mal est monté jusqu'à cet excès que vous soyez aujourd'hui obligé, pour défendre les nouveaux missels et bréviaires, de contester jusqu'à la valeur dogmatique de la Liturgie, une situation si extrême ne peut s'expliquer que par le succès qu'obtinrent au dernier siècle les théories audacieuses des hommes qui osèrent se faire les promoteurs de cette entreprise inouïe, En effet, la voix de l'Église dans la Liturgie était comptée pour bien peu de chose, à l'époque où Mésenguy pouvait publier cette définition du Bréviaire : « Le Bréviaire est un recueil de prières, de louanges, d'actions de grâces et d'instructions, publié par l'autorité épiscopale, et un ouvrage d'esprit, qu'un ou plusieurs particuliers ont composé suivant leur génie, leurs vues, leur goût, et certaines règles qu'ils se sont prescrites (1). »

Ainsi, le Bréviaire n'avait plus rien de commun ni avec l'Église romaine, ni avec l'Église universelle; la valeur de son témoignage était restreinte aux proportions d'un diocèse; la voix de l'Église était étouffée ; ce que Bossuet appelait l'Instrument principal de la Tradition, n'était plus qu'un ouvrage d'esprit composé par un ou plusieurs particuliers d'après les règles, non de l'Église, mais de leur génie propre; quant à leurs vues, l'histoire et les monuments en font foi. Et ce même Mésenguy, après avoir mis la main au Bréviaire de Paris, était admis  à

 

(1) Lettre sur les nouveaux Bréviaires, page 1.

 

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rédiger le Missel de cette église, et ce livre, trente ans après, avait détrôné l'antique Missel de l'Église romaine, dans un grand nombre d'églises dont ce recueil sacré avait exprimé la croyance pendant mille ans.

Parlerai-je du Père Vigier, de l'Oratoire, à qui il avait plu de composer, dans son cabinet, un nouveau bréviaire ouvrage de son esprit, puisque les formules antiques qu'il conserve n'en forment pas la vingtième partie ? Le montrerai-je offrant, avec une audace incroyable, son manuscrit à plusieurs évêques qui le repoussent, jusqu'à ce que Charles de Vintimille ait bien voulu l'accepter pour l'Église de Paris, d'où il devait se répandre au sein de tant d'autres églises, et remplacer l'antique office de l'Église romaine ? Rappellerai-je les réclamations des catholiques, l'opposition d'une partie des membres du conseil de l'archevêque, et des communautés de Saint-Sulpice et de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et les arrêts du Parlement sanctionnant la destruction violente du principal instrument de la Tradition ?

Et jusqu'où le vertige n'était-il pas déjà monté, lorsqu'on avait vu paraître, en 1720, à Paris, le livre de l'abbé Foinard, sous ce titre : Projet d'un nouveau Bréviaire, dans lequel l'Office divin, sans en changer la forme ordinaire, serait particulièrement composé de l'Ecriture sainte, instructif, édifiant, dans un ordre naturel, sans renvois, sans répétitions et très court? En 1744, l'abbé Robinet publiait, à son tour, sous le titre de Breviarium ecclesiasticum, une utopie liturgique dont il proposait l'adoption aux évêques auxquels il conviendrait mieux de confesser la foi de leur église par de nouvelles formules, que de continuer à joindre leur témoignage à celui du Siège apostolique et des autres églises. Telle était alors la distraction universelle en France, que des faits de cette nature furent bientôt acceptés  comme un  droit. D'un consentement

 

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presque général, on éteignit dans la plus grande partie de la France, la voix de la Tradition par la Liturgie, et le renversement des idées était devenu si complet, que, aujourd'hui encore, où vous n'avez pas craint, Monseigneur, de contester la valeur dogmatique de la Liturgie, c'est à peine si la partie si importante de votre Examen, dans laquelle vous formulez vos théories à cet égard, a été l'objet d'une remarque sérieuse de la part de ceux qui regrettent de ne pouvoir adopter les jugements et les idées émises dans ce livre.

On ne saurait donc le dire assez haut : Quand il s'agit de la liturgie d'une église, il s'agit de l'instrument de la foi de cette église ! Quand il s'agit de la Liturgie romaine, suivie par tant d'églises, il s'agit de l'instrument de la foi de l'Église romaine et de toutes les églises qui prient et confessent avec elle. Non, encore  une  fois, il n'est pas uniquement question ici d'un décret du concile de Trente en matière de discipline, des bulles de saint Pie  V, et des canons de  huit conciles provinciaux ; ce serait bien assez, sans doute. Il ne suffit pas, dans cette matière, de réclamer au nom de  la convenance violée, de la piété contristée; il faut crier sur les toits que des doctrines ont prévalu, qui compromettent la conservation du dépôt de la foi, et qu'il est temps d'en arrêter le cours. Tel est, je ne me le dissimule pas, tel est l'état de défaillance d'un grand  nombre d'esprits, que j'aurai été  heureux de pouvoir  produire,  en  faveur  des principes incontestables  et fondamentaux que  j'ai  à  défendre, l'autorité expresse de Bossuet; tant est profond l'oubli des principes ; tant sont immenses, chez nous, les périls de la doctrine.

IV° L'autorité de la Liturgie est supérieure  à celles des Pères et des Théologiens.

En effet, le principe de l'autorité que nous reconnaissons dans les  Pères,  consiste  dans  l'approbation que

 

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l'Église donne à la doctrine contenue dans leurs écrits. Or, l'Église, quand elle met un auteur au rang de ses docteurs, n'entend cependant pas se rendre propres toutes les pensées, ni toutes les assertions de cet auteur ; elle se contente d'affirmer par cette solennelle déclaration que ces écrits contiennent généralement la vraie Tradition de l'Église, se réservant de les interroger pour y puiser la matière de ses décisions futures. Elle ne pourrait même s'approprier toutes les sentences de ces grands docteurs, puisqu'il n'en est pas un seul qui, sur une matière ou sur l'autre, n'ait soutenu quelque sentiment moins approuvé. On ne peut donc jamais dire, en produisant le sentiment d'un Père, saint Augustin, par exemple, ou saint Bernard : l'Eglise dit ceci ; quoique l'Église ait mis au rang de ses docteurs saint Augustin, saint Bernard et les autres. Il en est tout autrement de la Liturgie. L'Église rédige elle-même la Liturgie ; elle impose les formules liturgiques ; elle les récite et les chante. L'autorité de l'Église est donc plus haute et plus sensible dans la Liturgie qu'elle ne l'est dans les écrits des Pères : l'erreur qui se rencontre quelquefois dans les écrits des Pères ne saurait donc se trouver dans la Liturgie, toutes les fois que cette Liturgie est proclamée par l'autorité souveraine dans l'Église.

Ce que nous disons de l'autorité des Pères doit s'entendre a fortiori de l'autorité des Théologiens, puisque l'argument qu'on tire de cette dernière est d'une valeur inférieure à celui qui résulte du consentement des Pères.

Nous avons comparé l'autorité de la Liturgie avec celle des principaux Lieux théologiques ; et je pense, Monseigneur, qu'il sera difficile d'attaquer les conclusions qui viennent d'être établies. Elles se réunissent dans le grand principe de Bossuet, qu'elles ne font que reproduire en détail. Permettez-moi donc de répéter encore une fois, en

 

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terminant ce paragraphe :  Le principal instrument de la  Tradition de l'Eglise est renfermé dans ses prières.

 

§ IV. L'Église, dans sa pratique, a reconnu et sanctionné ce principe, que la Tradition est contenue dans la Liturgie.

 

Il ne suffit pas à un théologien d'admettre l'existence et l'autorité de la Tradition ; il lui faut encore la connaître et savoir distinguer les sources où elle réside ; c'est pour cela que, réunît-on sur sa tête tous les grades en Théologie que vous m'invitez à prendre, Monseigneur (1), mais que l'Université ne saurait me conférer validement pas plus qu'à d'autres, il en faut toujours revenir à étudier sérieusement les matières dont on parle.

Or, il est de fait pour quiconque a scruté les monuments de la Tradition, sans lesquels il n'y a pas de science théologique, que l'Église a puisé souvent les éléments de ses décisions dans la Liturgie, comme dans le principal instrument de la Tradition, et que jamais elle n'a réformé la Liturgie pour la mettre en rapport avec ses décisions. L'Église a toujours senti que, pour trouver la solution des difficultés qui se sont élevées sur le dogme, et dirimer les controverses en produisant la vérité révélée dès le commencement, elle n'avait qu'à s'interroger elle-même, qu'à scruter sa pensée dans l'expression par laquelle elle la professe ; et très souvent elle l'a cherchée et l'a trouvée dans ses formules, dans ses rites, dans ses usages liturgiques. Ailleurs, j'aurai à faire l'histoire dogmatique de la Liturgie ; c'est une des divisions du plan des  Institutions ;

 

(1) Examen, page 22.

 

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dans cette Lettre, je dois me borner à quelques traits.

S'est-il agi de renverser l'Arianisme qui se leva, après trois siècles de persécutions, pour contester la divinité de Jésus-Christ ? Sans doute dans la controverse, les saints docteurs firent appel à l'Écriture sainte, et démontrèrent victorieusement que la Consubstantialité du Fils avec le Père s'y trouve clairement enseignée. Mais saint Athanase, saint Hilaire, saint Ambroise et les autres, n'en appelèrent-ils pas aussi au témoignage de l'Église elle-même, exprimé dans ses formules de confession, dans les rites de son adoration envers le Fils de Dieu ? L'Église a toujours cru ainsi, disaient-ils, parce qu'elle a toujours chanté à l'honneur du Christ des hymnes dans lesquelles il est proclamé Dieu, parce qu'elle lui a toujours rendu les hommages divins (1). Vous savez, Monseigneur, que les marques d'adoration liturgique données à l'Eucharistie et attestées dès lors par saint Hilaire et saint Ambroise, ont pu servir d'argument à deux époques de la controverse ; car elles ont fourni contre les ariens la preuve de la foi de l'Église dans la divinité de Jésus-Christ, puisque l'Église l'adorait comme un Dieu ; et contre les sacramentaires un argument de la foi permanente de la même Église dans la présence réelle, puisque cette Église rendait les hommages divins aux dons sacrés, après la prononciation des paroles mystiques.

Quand le Nestorianisme essaya de ravir à Marie son titre auguste de Mère de Dieu, renversant par là toute

 

(1)Arius avait eu ses précurseurs; l'un d'entre eux fut Artémon, dès le second siècle. Il enseigna que Jésus-Christ n'était qu'un homme; le témoignage de la Liturgie fut employé pour le confondre. Un auteur de la même époque qui ne nous est plus connu que par Eusèbe combattit les erreurs d'Artémon, en lui alléguant la foi de l'Eglise contenue dans certaines Hymnes composées par les fidèles, à une époque voisine du berceau du Christianisme, et qui célébraient Jésus-Christ comme un Dieu. (Euseb. Hist. Eccles. Lib.  V. cap, XXVIII. )

 

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l'économie du mystère de l'Incarnation, cette hérésie fut repoussée par le peuple même qui protesta dans l'église contre l'évêque qui souillait la chaire de vérité. Où donc ce peuple avait-il appris ce mot Theotocos, qui ne se trouve ni dans les saintes Écritures, ni dans les anciens Pères ? Le peuple l'avait entendu répéter, l'avait chanté lui-même dans les prières de la Liturgie; et fort de cette autorité, il criait anathème au loup qui dévastait la bergerie. On voulait enlever au peuple cette formule si chère qui contenait la Tradition ; il pouvait ne pas être assez habile pour réfuter les arguments du Patriarche ; mais il se sentait fort avec l'Église qui disait Theotocos, et saint Cyrille d'Alexandrie se trouva en mesure de réfuter Nestorius, non seulement par les arguments théologiques qu'il déduisait de l'Écriture qui ne contient pas cette mystérieuse parole, mais par la foi de l'Église qui la prononçait à l'autel.

Parlerons-nous du Pélagianisme ? On peut dire, selon la remarque de Bossuet et de Fénelon, qu'il a été foudroyé par la Liturgie. Les conciles d'Afrique et des Gaules qui l'ont condamné, et qui sont devenus règle de foi par la confirmation du Siège apostolique, ont brisé cette nouvelle erreur sous le poids de la solennelle confession que l'Église fait de la déchéance originelle de l'homme, par les exorcismes qui précèdent le baptême ; de la gratuité du salut et de la nécessité de la grâce pour le principe de la justification et pour la persévérance finale, dans le langage de ces sublimes collectes que nos plus anciens Sacramentaires ont recueillies, et qui remontent aux moins à l'époque de la paix de l'Église.

Aussi, saint Augustin écrivait-il au pélagien Vital : « Élève-toi donc aussi contre les Prières de l'Eglise ; et quand tu entends le prêtre de Dieu à l'autel, exhortant le peuple de Dieu à prier pour les incrédules, afin que le Seigneur les convertisse à la foi ; pour les catéchumènes,

 

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afin qu'il leur inspire le désir de la régénération; pour les fidèles, afin qu'ils persévèrent dans la voie où ils sont entrés par sa grâce ; insulte donc ces pieuses formules, dis que tu ne veux pas faire ce que l’Église t'exhorte à faire, etc. (1). »

Ailleurs le même saint docteur fait voir comment renseignement, par la Liturgie, est plus populaire que celui qui est donné par l'Ecriture sainte : « Combien je voudrais, dit-il, que ces coeurs lâches et infirmes, qui ne sauraient comprendre l'Écriture, ni les expositions qu'on en fait, qu'ils écoutent ou n'écoutent pas notre enseignement sur ces questions, considérassent bien plutôt leurs propres Prières, ces Prières que l'Église a toujours possédées depuis son commencement et qu'elle gardera jusqu'à la fin de ce monde. Ce point de doctrine que nous sommes obligés, non plus seulement de rappeler, mais de défendre et de protéger contre les nouveaux hérétiques, jamais l'Église ne l'a omis dans ses Prières, lors même qu'elle ne jugeait pas nécessaire d'y insister dans ses prédications, aucun opposant ne s'étant présenté. L'Eglise est née, elle a crû, elle croîtra dans ces Prières, comme dans cette foi qui consiste à croire que la grâce n'est pas donnée selon les mérites de ceux qui la reçoivent. Si donc l'Église demande à Dieu ces choses, et si elle pense en même temps qu'elle peut se les donner à elle-même, ses Prières ne sont donc plus des Prières vraies, mais des Prières insignifiantes ? Dieu nous préserve de dire pareille chose (2) ! »

 

(1)  Exsere contra orationes Ecclesia: disputationes tuas; et quando audis Sacerdotem Dei ad altare exhortantem populum Dei orare pro incredulis ut eos Deus convertat ad fidem, et pro catechumenis ut eis desiderium regenerationis inspiret, et pro fidelibus ut in eo quod esse cœperunt, ejus munere perseverent, subsanna pias voces, et die te non facere quod hortatur etc. Epistola ad Vitalem. Opp.  tom.  II, pag. 799.

(2)  Utinam tardi corde et infirmi, qui non possunt vel nondum possunt scripturas vel earum expositiones intelligere,  sic audirent vel non audirent in hac quaestione disputatione nostras, ut magis intuerentur orationes suas, quas semper habuit et habebit Ecclesia ab exordiis suis, donec finiatur hoc sacculum. De hac enim re quam nunc adversus novos hœreticos, non commemorare tantum, sed plane tueri et defendere compellimur, nunquam tacuit in precibus suis, et si aliquando in sermonibus exserendam nullo urgente adversario non putavit.... Sicut ergo in his orationibus, ita et in hac fide nata est, et crescrit et crevit Ecclesia, qua fide creditur, gratiam Dei non secundum merita accipientium dari... Nam si haec ab ipso quidem poscit Ecclesia, sed a se ipsa sibi dari putat, non veras, sed perfunctorias orationes habet ; quod absit a nobis. De dono perseverantiœ. Cap. XXIII, n° 63. Opp. Tom. X, page 855.

 

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Plus haut, le saint docteur avait dit : « L'Église n'a point à écouter de fatigantes disputes ; qu'elle fasse seulement attention à ses Prières. Elle prie pour que les incrédules croient : donc, c'est Dieu qui convertit à la foi. Elle prie pour que les croyants persévèrent; donc, c'est Dieu qui donne la persévérance jusqu'à la fin (1). »

Ce fut, Monseigneur, dans cette grande controverse, que le Siège apostolique, par l'organe d'un de ses Pontifes, qui paraît être saint Célestin, comme la plupart des savants l'ont toujours pensé, pressant l'argument de la Liturgie contre les Pélagiens, prononça cette belle maxime, si souvent répétée depuis : Legem credendi lex statuat supplicandi. « C'est, dit Bossuet, le principal argument dont saint Augustin appuie toute sa doctrine, et on le trouve proposé très nettement dans les Capitules attachés à la lettre de saint Célestin (2). »

Voici les paroles du Pontife : « Outre les décrets inviolables du Siège apostolique, dans lesquels des Pères remplis de charité, confondant l'orgueil de la nouveauté pestilentielle, nous ont appris à rapporter à la grâce de

 

 (1) Prorsus in hac re non operosas disputationes exspectet Ecclesia : sed attendat quotidianas orationes suas. Orat ut increduli credant ; Deus ergo convertit ad fidem. Orat ut credentes perseverent; Deus ergo donat perseverantiam usque in finem. Ibid. Cap. VII, n° 15,pag. 828.

(2) Défense de la Tradition et des saints Pères, page 551.

 

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Jésus-Christ le commencement de la bonne volonté, l'accroissement des saints désirs et la persévérance à les suivre jusqu'à la fin, considérons encore les mystères renfermés dans ces formules de prières sacerdotales qui, établis par les Apôtres, sont répétées dans le monde entier d'une manière uniforme par toute l'Église catholique ; en sorte que la règle de croire découle de la règle de prier ; UT  LEGEM CREDENDI LEX STATUAT  SUPPLICANDI (1). »

Permettez, Monseigneur, que nous nous arrêtions un peu sur ces paroles que vous appelez vous-même l'un des plus admirables monuments de l'histoire ecclésiastique (2). Vous prétendez que ce texte est le pivot sur lequel porte toute la force des arguments que je développe dans le reste de mon livre et dans ma Lettre à Mgr l'archevêque de Rheims (3) , vous venez de voir tout à l'heure que Bossuet n'est pas plus difficile que moi (4). Il dit franchement que « l'Église ne change pas, pour l'amour de M. Simon, la maxime de saint Augustin, qui assure que la foi de l'Eglise se trouve dans ses prières ; ni la règle inviolable du Pape saint Célestin, que la loi de prier établit celle de la foi. » Je ne fais donc pas un si grand mal en prenant pour pivot de mes arguments une règle inviolable que l'Église ne changera, certainement, pour l'amour de personne.

 

(1) Praeter has autem beatissimœ et Apostolicae Sedis inviolabiles sanctiones, quibus nos piissimi patres, pestiferae novitatis elatione dejecta, et bonae voluntatis exordia, et incremema probabilium studiorum, et in eis usque in finem perseverantiam ad Christi gratiam referre docuerunt ; obsecrationum quoque sacerdotalium sacramenta respiciamus, quas ab Apostolis tradita, in toto mundo atque in omni Ecclesia catholica uniformiter celebrantur ; ut legem credendi lex statuat supplicandi.

(2)  Examen, page 104.

(3)  Ibid.

(4)  Ci-dessus, page  320.

 

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Je laisse de côté les rapprochements singuliers (1) qu'il vous plaît de trouver dans ce précieux document. Il y est en effet parlé de certains prêtres brouillons, qui, pour troubler la paix des églises, agitent des questions indiscrètes, et prêchent opiniâtrement contre la vérité, qui enseignent tout ce qui leur passe par la tête, et dont les nouveautés attaquent l'ancienne doctrine (2).

A votre avis, Monseigneur, cette vigoureuse remontrance donne beaucoup à réfléchir par le temps qui court ; vous ajoutez même que les Evêques de France y trouvent l'obligation de repousser les nouvelles doctrines théologiques de l'Abbé de Solesmes (3). On ne s'en serait certainement pas douté ; car ne semble-t-il pas que vous vous pressez un peu trop, Monseigneur, de confondre parmi les prêtres brouillons qui agitent des questions indiscrètes pour la paix des églises, ceux qui défendent l'antiquité, l'autorité, et l'unité de la Liturgie ? Ceux-là se contentent de prêcher l'ordre et la subordination, ils ne troublent point la paix des églises, et loin de parler opiniâtrement contre la vérité, ils se bornent à soutenir les principes de l'Église catholique. Ils n'enseignent point tout ce qui leur passe par la tête; mais bien au contraire, les doctrines consignées dans les écrits des plus graves docteurs et dans les monuments de la Tradition catholique. Loin d'opposer des nouveautés à l'ancienne doctrine, ils défendent, avec quelque courage, l'antiquité contre des principes nouveaux et dangereux. Franchement, Monseigneur, l'allusion, toute piquante qu'elle peut être, n'est pas heureuse; et la plus simple inspection de la controverse actuelle sur la Liturgie, suffit déjà pour montrer que ce n'est pas au nom de l'ancienne doctrine qu'on  pourra jamais justifier les

 

(1)  Examen, page 106.

(2) Ibid.

(3) Ibid.

 

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modernes compositions liturgiques. Mais laissons de côté cette personnalité malheureuse.

Vous convenez, Monseigneur, que  ces prières, dont l'autorité est invoquée par saint Célestin, sont la voix même de la Tradition, divine comme l'Écriture (1). C'est déjà une assez belle concession. Mais bientôt vous me reprochez de généraliser le texte de saint Célestin, d'en faire une proposition absolue, un principe universel, un axiôme. Je pourrais vous répondre que la forme de cette sentence, legem credendi statuat lex supplicandi, est bien  celle d'une proposition absolue, d'un principe universel, d'un axiôme; mais j'aime mieux m'en rapporter à  Bossuet, que vous  ne  sauriez  récuser, Monseigneur , vous venez de voir qu'il y reconnaît une REGLE  INVIOLABLE.

C'est en vain que vous refusez l'application de cette règle aux formules ecclésiastiques admises dans l'usage romain (2) ; car l'Église, dans un siècle comme dans un autre, est constamment l'organe de la vérité, et la pureté de ses formes liturgiques est tout aussi divinement garantie, de nos jours, par l'Esprit-Saint, qu'elle le fut au temps de saint Célestin. Encore Bossuet vous fera-t-il remarquer, Monseigneur, que les oraisons auxquelles ce saint Pape faisait allusion dans cette lettre pour la rédaction de laquelle plusieurs ont pensé que saint Prosper avait tenu la plume, se lisent encore, présentement, au Missel romain : « Nous trouvons, dit l'Evêque de Meaux, les « Prières dont parle saint Prosper, ramassées dans l'office du vendredi-saint, où l'on demande à Dieu la conversion actuelle et effective des infidèles, des hérétiques, des pécheurs, non seulement dans le fond, mais encore dans le même ordre, de même style, et

 

(1)  Examen, page 110.

(2) Ibid.

 

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avec les mêmes expressions que ce saint  homme a remarquées (1). »

En vain chercherez-vous, Monseigneur, à échapper à la force de cet axiome protecteur des vérités de notre foi, en proposant de le changer en celui-ci : Legem  deprecandi statuat lex credendi, que vous prétendez être parfaitement opposé à la sentence de saint Célestin (2). Il ne s'agit pas ici de ce que saint Célestin n'a pas dit, mais bien de ce que saint Célestin a dit. Assurément tout le monde sait que l'on prie selon ce que l'on croit ; mais il s'agit ici d'un tout autre ordre d'idées; et Bossuet, ainsi que Benoît XIV, que vous citez gratuitement à l'appui d'une si étrange métamorphose de texte, n'ont point entendu abandonner la maxime de saint Célestin sur la valeur des prières ecclésiastiques pour appuyer la foi, contre les hérétiques, parce qu'ils enseignaient que, sous un autre point de vue, la foi est le principe de la prière. Ce sont là deux vérités qui marchent très bien ensemble ; seulement, dans la lettre de saint Célestin, comme dans la discussion présente, il n'est question que de la première. Oserais-je vous dire, Monseigneur, que dans une controverse si grave, il convient peu d'exposer un lecteur distrait ou superficiel, à prendre le change ; quant à ceux qui y regarderont de plus près, ils verront tout d'abord que l'axiome de saint Célestin vous gène, et cela se comprend.

Après cette évolution inattendue, vous concluez, Monseigneur, que « le Petit Cathéchisme doit me convaincre d'avoir donné aux paroles de saint Célestin un sens qu'elles n'ont pas » (3) ; je crois, Monseigneur, que vous ferez bien de convaincre préalablement Bossuet avec votre Petit Catéchisme : je me rendrai après;

 

(1)  Défense de la Tradition et des saints Pères, page 551.

(2)  Examen, page 113.

(3)  Examen, page 114.

 

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c'est trop juste ; mais vous savez mieux que moi que l'Évêque de Meaux ne cède pas facilement sur les règles inviolables.

Il est vrai que, quelques lignes plus bas, vous consentez à réhabiliter enfin l'axiome de saint Célestin ; mais c'est à une condition. Il faut pour qu'elles deviennent la règle  de  la foi, que  les formules ecclésiastiques soient d'institution apostolique, perpétuelles et universelles (1) ; ce principe irait bien loin, Monseigneur, car, il s'ensuivrait que l'Eglise ne pourrait plus répondre  de l'orthodoxie des prières qu'elle a composées dans le cours des siècles. Tout ce qui ne remonterait pas aux Apôtres, tout ce qui ne serait pas perpétuel, tout ce qui ne serait pas universel, ne pourrait plus être opposé aux hérétiques, et deviendrait de leur part l'objet d'une juste fin de non-recevoir. En vérité, c'est faire de trop grands sacrifices à ces bréviaires et missels modernes, qui, j'en conviens, ne remontent pas aux Apôtres et ne sont ni perpétuels ni universels.

En attendant, voici encore Bossuet qui s'avise de citer, comme nous l'avons vu plus haut (2), toujours en vertu de l'axiome  de saint Célestin, une prière du Pontifical romain qui  ne remonte qu'à l’an 1022. Il est  évident qu'elle ne remonte pas aux Apôtres; elle n'a pas non plus pour elle la perpétuité, puisqu'elle ne compte que huit siècles de durée ; elle n'est même pas universelle, car les églises d'Orient, unies et non unies, ne la récitent pas. Seulement, l'Église romaine la promulgue ;  les églises latines la récitent par obéissance  à leur Mère; et, enfin, cette prière est  la prière de l'Eglise. Vous avez donc encore ici, Monseigneur, une nouvelle occasion d'entreprendre la conversion de Bossuet ; en attendant, je m'en tiens, comme lui, à la règle inviolable de saint Célestin.

 

(1) Examen, page 115.

(2) Ci-dessus, page 320.

 

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Cette petite digression nous a tenus longtemps ; mais la matière était d'une trop haute importance pour être traitée légèrement. Parcourons encore quelques-uns des monuments de l'usage que l'Église a fait de la Liturgie pour la défense de la foi.

Personne n'ignore que le septième Concile général, ayant à définir un point de la foi catholique, la légitimité du culte des saintes Images, et condamnant comme hérétiques les iconoclastes, ne pouvait puiser, et ne puisa en effet ses arguments que dans la Tradition, et que cette Tradition il la chercha principalement dans la Liturgie. Les honneurs que l'Église rend aux saintes Images ne paraissent pas remonter immédiatement jusqu'aux Apôtres; et les hérétiques se plaisaient à dire que l'Ancien Testament prohibe les images, et que le Nouveau Testament n'y fait pas même allusion. Il serait impossible de prouver, par des monuments positifs, que leur culte remonte aux Apôtres ; la doctrine de l'Église sur ce point est donc purement traditionnelle , il est même plusieurs des anciens Pères qui présentent des difficultés sur ce sujet ; quelle autorité avait donc à invoquer le Concile pour asseoir sa décision ? Il recueillit les témoignages de quelques auteurs à partir du quatrième siècle,il s'attacha surtout à constater que telle était la pratique de l'Eglise, exprimée dans ses rites, et suppléa, par l'autorité de la Liturgie, au défaut de témoignages de l'Écriture et à la rareté des autorités des premiers Pères.

Lorsque l'hérésie des sacramentaires commença parles blasphèmes de Bérenger, les docteurs catholiques qui s'opposèrent à cet hérésiarque ne se contentèrent pas de faire appel à l'Écriture sainte et au témoignage des Pères. Lanfranc et Guitmond confondirent ce novateur par la Tradition de l'Église, exprimée dans les secrètes et post-communions du Missel romain.

Plus tard, le Siège apostolique voulant réchauffer la foi

 

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du peuple fidèle envers ce grand mystère, institua la fête du Saint-Sacrement; et afin que la règle inviolable de saint Célestin reçût une application plus solennelle et capable de réduire au silence les blasphémateurs qui bientôt allaient se lever, le Docteur Angélique reçut l'ordre de rédiger lui-même les formules liturgiques de cette grande fête. Sans doute, Monseigneur, la séquence Lauda, Sion, ne remonte pas aux Apôtres ; elle n'est ni perpétuelle, ni universelle ; malgré cela, elle est la parole de l'Église, la Tradition dans sa forme la plus haute comme la plus populaire. Le Docteur Angélique parle dans la Somme, mais l'Église même parle dans le Lauda, Sion, parce que le Lauda, Sion, est une formule liturgique approuvée. Si les Églises de France, qui ont renoncé à la Liturgie romaine, et ont cependant consenti à retenir cette séquence, se fussent moins laissé aller à l'amour des nouveautés, l'autorité de l'Église et de la Tradition garantirait encore leurs formules sacrées, et plût à Dieu que ce qu'elles ont mis à la place des prières antiques et autorisées fût du moins appuyé sur l'autorité des Pères et des docteurs !

Le saint Concile de Trente ne s'est pas montré moins persuadé de l’inviolabilité de la règle de saint Célestin. En la session VI°, ayant à établir la nécessité de la prière pour obtenir le progrès de la justice dans les âmes, il allègue le témoignage de l'Église par la Liturgie. Voici ses paroles : « Cette augmentation de la justice, la sainte Eglise la demande quand elle prie en cette manière : « Donnez-nous, Seigneur, l’accroissement de la foi, de l'espérance el de la charité (1). » Ces paroles qui se lisent dans la collecte du XIIIe Dimanche après la Pentecôte, au Missel romain, sont donc la parole de l'Église;

 

(1) Hoc justitiae incrementum petit sancta Ecclesia, cum orat : Da nobis, Domine, fidei, spei et charitatis augmentum. Conc. Trid. Sess. VI, cap. X.

 

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elles ont donc valeur pour établir le dogme. Cependant, Monseigneur, cette formule ne remonte point jusqu'aux Apôtres, elle n'est ni perpétuelle, ni universelle, dans un sens absolu. Les auteurs des nouveaux bréviaires et missels ont élagué un nombre immense de formules qui se trouvaient dans les mêmes conditions et qui formaient tout aussi bien la règle inviolable de la foi ; il est facile de comprendre, d'après cette donnée, l'étendue du service qu'ils ont rendu à nos églises.

Le même Concile de Trente exprime la valeur dogmatique de la Liturgie d'une manière non moins positive dans la session XXIIe, au sujet du Canon de la messe. « Comme il convient, dit-il, d'administrer saintement les choses saintes, et que ce Sacrifice est ce qu'il y a de plus saint, l'Église catholique, afin qu'il fût offert et qu'il y fût participé, avec dignité et révérence, a institué, depuis beaucoup de siècles, le sacré Canon, en sorte qu'il est pur de toute erreur et qu'il ne contient rien qui ne respire, à un très haut degré, la sainteté et la piété, et qui ne soit propre à élever vers Dieu les âmes de ceux qui offrent ce Sacrifice ; car ce Canon est composé des paroles mêmes du Seigneur, des traditions apostoliques, et des pieuses institutions des saints Pontifes (1). »

Dans la même session, au canon VI, le Concile confirme solennellement son jugement par une définition en forme : « Si quelqu'un, dit-il, enseigne que le Canon de

 

(1) Cura sancta sancte administrari conveniat, sitque hoc omnium sanctissimum Sacrificium, Ecclesia catholica, ut digne, reverenterque offerretur, ac perciperetur, sacrum Canonem multis ante saeculis instituit, ita ab omni errore purum, ut nihil in eo contineatur, quod non maxime sanctitatem ac pietatem quamdam redoleat, mentesque offerentium in Deum erigat : is enim constat cum ex ipsis Domini verbis, tum ex Apostolorum traditionibus, ac sanctorum quoque Pontificum piis institutionibus Conc. Trid. Sess. XXII, cap. IV.

 

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la messe contient des erreurs, et que pour ce motif il doit être abrogé, qu'il soit anathème (1). »

Permettez, Monseigneur, que nous pesions ensemble la portée de ces paroles du Concile. Vous savez mieux que moi que le Canon de la messe a été rédigé dans les premiers siècles de l'Église, mais qu'il est impossible de prouver que le texte de cette prière sacrée remonte jusqu'aux Apôtres; que s'il contient, outre l'Oraison dominicale, les paroles mêmes de Jésus-Christ pour la consécration de son corps et de son sang, ces paroles y occupent à peine quelques lignes ; que les traditions des Apôtres qu'il renferme, consistent dans certains rites qui sont communs à toutes les liturgies, même de l'Orient, tels que le récit de la dernière Cène pour amener les paroles de la consécration, l'élévation simultanée de l'hostie et du calice, la fraction mystérieuse de l'hostie, etc., mais non dans aucune formule positive ; que les formules positives du Canon, les douze oraisons qui le composent, ont été rédigées par l'autorité des anciens Papes qui y ont travaillé jusqu'à saint Grégoire le Grand inclusivement.

Il ne suffisait donc pas pour l'autorité du Canon, lequel ne remonte pas aux Apôtres, et n'est pas Écriture canonique, qui n'a pas été rédigé dans son entier dès l'origine, et, par conséquent, n'est pas perpétuel, dont l'usage n'est pas universel puisque les Anaphores des églises de l'Orient n'ont rien de commun avec lui, si ce n'est l'Oraison dominicale, les paroles de Jésus-Christ pour la consécration, et les rites apostoliques dont nous venons de parler ; il ne suffisait donc pas au Concile de Trente, pour asseoir l'autorité du Canon jusqu'à faire de cette autorité un article de foi, de reconnaître dans sa teneur

 

(1) Si quis dixerit Canonemmissœ errores continere, ideoque abrogandum esse, anathema sit. Conc. Trid. Sess. XXII, cap. VI.

 

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les paroles de Jésus-Christ et les rites apostoliques qui accompagnent les prières, il fallait principalement garantir ce que le Concile appelle les pieuses institutions des Pontifes, savoir les douze oraisons dont se compose le Canon, et qui renferment un enseignement si profond et si mystérieux. Or, vous voyez, Monseigneur, que le Concile fait entrer cette autorité des Papes comme rédacteurs du Canon parmi les motifs qui lui donnent sa valeur dogmatique ; le Concile garantit le corps entier de cette prière comme pur de toute erreur, et digne de son objet, parce qu'il se compose non seulement de la parole de Dieu et des rites apostoliques; mais parce qu'il a été écrit par l'autorité de ceux auxquels il appartient de formuler cette règle inviolable de la foi qui réside dans les prières de la Liturgie.

Mais, Monseigneur, si l'Église a fait appel à la Liturgie comme au dépôt de la Tradition, contre les erreurs qui s'élevaient dans son sein, elle ne l'a fait que parce qu'elle avait confié, par avance, à la Liturgie les traditions commises à son inviolable et infaillible fidélité. Je regrette, encore une fois, de ne pouvoir faire autre chose qu'effleurer cette importante et intéressante matière. Un tel sujet demanderait un volume; toutefois je veux en dire assez pour mettre à couvert l'orthodoxie des Institutions liturgiques, et pour donner quelques ouvertures à ceux qui liront ces lignes, et ne seraient point assez au fait de la matière des Lieux théologiques. Je continuerai donc à prouver par les faits que si la Liturgie est le principal instrument de la Tradition dans lequel l'Église conserve sa doctrine et à l'aide duquel elle confond les novateurs, la Liturgie est aussi le dépôt officiel dans lequel l'Église consigne ses jugements , inscrit ses victoires, impose directement son enseignement.

 

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 § V. Continuation du même sujet.

 

La Liturgie ayant pour une de ses fins principales de confesser publiquement la vérité que Dieu a donnée à l'Église, afin d'inculquer plus profondément dans l'esprit des peuples les dogmes révélés, il n'est pas étonnant que les formules sacrées contiennent la règle inviolable de la foi. L'Église n'a jamais guère fait de définitions doctrinales que pour confondre les hérétiques; mais avant ces décisions, elle croyait tout ce qui en fait l'objet ; elle le professait, les fidèles le croyaient, et c'est pour cela qu'ils se séparaient des hérétiques, comme enseignant une doctrine contraire à celle qu'ils entendaient confesser par l'Église.

L'Eglise ne se contente donc pas de répéter plusieurs fois par jour le symbole des Apôtres dans ses offices, de chanter le symbole de Nicée et de Constantinople, le dimanche dans la célébration du saint Sacrifice, de prescrire la lecture du symbole ou profession de foi de Pie IV, à l'ouverture des conciles, en la prise de possession des bénéficiers, et dans le rite prescrit pour l'abjuration des hérétiques; vous pourriez dire à cela, Monseigneur, et avec raison, que ces symboles n'empruntent pas leur autorité de la Liturgie; car ils avaient déjà toute leur valeur dogmatique lorsqu'ils y ont été admis. Il faut cependant reconnaître qu'ils reçoivent de leur emploi dans la Liturgie un plus haut degré de solennité et une promulgation plus éclatante.

Mais la force de la Liturgie, quant aux symboles, va plus loin encore ; j'en donnerai deux exemples.

Dans l'immortelle confession de foi rédigée à Nicée et

 

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à Constantinople, les conciles avaient seulement formulé la Procession du Saint-Esprit quant au Père, mais ils avaient omis d'exprimer que le Saint-Esprit procède aussi du Fils. L'Église latine suppléa cette omission dans l'usage liturgique du symbole, par l'addition Filioque. Aucun Concile n'intervint pour cette mesure, les églises d'Occident adoptèrent successivement le Filioque pour le chant du symbole, au saint Sacrifice ; le Siège apostolique, dans sa prudence paternelle, tarda longtemps à sanctionner cette addition; enfin, Rome se décida à chanter aussi Filioque; par ce seul fait, une nouvelle décision dogmatique fut rendue, et elle le fut par la voie de la Liturgie.

Le second exemple a rapport à un autre symbole, le plus complet de tous sur le mystère de la divine Trinité, un symbole d'une valeur souveraine dans l'Église, et dont le principe d'autorité se réduit uniquement à l'autorité de la Liturgie ; je veux parler du symbole de saint Athanase. Sa valeur dogmatique ne saurait lui venir du grand Évêque d'Alexandrie, dont il porte le nom, puisqu'il est douteux qu'il y ait même travaillé, et que cette formule est plus explicite sur plusieurs points que les écrits de ce saint docteur. Qui oserait cependant le déclarer d'autorité inférieure au symbole de Nicée sur les points que ce dernier ne traite pas ? Or, la raison de cette valeur dogmatique ne saurait être que l'emploi qu'en fait l’Église dans sa Liturgie, emploi qui le rend supérieur à l'autorité des Pères, et suffit à le ranger pour jamais au premier rang des confessions officielles de la foi. Ces deux exemples suffiraient assurément pour montrer la puissance de la Liturgie, quand il s'agit de consacrer les formules de doctrine.

Pour l'interprétation de l'Écriture, le trésor de la Liturgie renferme aussi des documents de la plus haute portée. D'abord, c'est par l'usage des Livres saints dans la Liturgie,

 

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que leur canonicité a été fixée. Les livres deutéro-canoniques ont tardé à être insérés au canon, parce qu'on ne les lisait pas dans toutes les églises ; plus tard ils ont été reconnus divins, parce que l'Eglise romaine y puisait ses lectures liturgiques, à la Messe et aux veilles de la nuit. Les livres apocryphes ont été repoussés, parce que l'Église romaine ne les lisait pas dans l'assemblée des fidèles.

Quant au sens de ces livres divins, c'est à l'Église seule qu'il appartient de le déterminer dans les controverses qui s'élèvent sur l'intelligence du texte; mais si l'Église exerce, à de longs intervalles, son droit de jugement sur les textes sacrés pour confondre les hérétiques, elle a un devoir de tous les jours à remplir à l'égard de ses fidèles : celui de leur expliquer la parole de Dieu.

Or, la clef de cette divine parole est surtout dans la Liturgie.

Les hommes du XVIII° siècle, qui ont fait tant de mal en France à la Liturgie, et porté un si terrible coup à l'intelligence des mystères, n'ont vu, pour l'ordinaire, que des sens accommodatices dans l'emploi que l'Église fait de l'Écriture dans le service divin : ils ont cru faire assaut avec elle dans ces compositions que Mésenguy, l'un d'entre eux, avoue si à propos n'être qu'un ouvrage d'esprit qu'un ou plusieurs particuliers ont composé suivant leur génie, leurs vues, leur goût, et certaines règles qu'ils se sont prescrites (1). On eut le malheur de s'y laisser prendre, et, dans un seul jour, on perdit cet ensemble harmonieux de textes réunis de toutes les parties de l'Écriture sainte par un lien sublime et caché, dans le Bréviaire, le Missel, le Rituel et le Pontifical. Qu'on aille maintenant rechercher péniblement, dans les écrits des Pères, ces harmonies que l'Église avait

 

(1) V. ci-dessus.

 

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rassemblées avec une si profonde doctrine et qui se prêtaient un si merveilleux appui. Chaque siècle avait apporté son tribut ; l'effort ne paraissait nulle part et l'autorité brillait partout. Rien n'était indifférent; le suc le plus pur de la parole divine était exprimé par des mains saintes et habiles ; le choix même des lectures, tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, était aussi profond que lumineux, les parties chantées se reliaient à l'ensemble avec un à-propos aussi admirable que simple ; enfin le sens d'une immense quantité de textes se trouvait fixé par l'emploi qu'en avait fait l'Église. On sentait qu'elle n'avait point procédé, dans ce travail séculaire, à coups de concordance, comme nos modernes fabricateurs ; elle n'avait point cherché à faire un livre, à dire tout à propos de tout; mais dominant l'ensemble des Écritures par l'œil de l'esprit qui est en elle, elle leur avait emprunté, sans effort, l'expression la plus noble, la plus fidèle de ses sentiments.

Je le répète, Monseigneur, un texte, qui paraît à quelques-uns commun ou banal, ou même simplement accommodatice, est allégué, dans la Liturgie romaine, comme l'expression de tel mystère, de tel sentiment, parce que la Tradition des Pères, que l'on consulte malheureusement bien peu aujourd'hui, l'a entendu formellement dans ce sens. Les livres romains avaient donc l'avantage de réunir, comme dans un abrégé publié par l'Église, la plus pure fleur de l'enseignement que donnaient les anciens docteurs sur la Bible, à une époque où les Livres saints ne sortaient jamais des mains des pasteurs et des fidèles.

Vous avez avancé, Monseigneur, qu'il n'est pas de Bréviaire dans lequel l’Êcriture soit plus morcelée, plus découpée, plus hachée, que dans le Bréviaire romain (1).

 

(1) Examen, page 202.

 

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J'oserai protester, au nom de l'Église romaine, contre cette assertion plus que gratuite. Dans le cours des Institutions liturgiques, où je dois exposer le texte des Offices divins,  j'aurai occasion de démontrer précisément le contraire. En attendant, je prendrai la liberté de vous faire observer que les  morcellements, les découpures et les hachures de l'Écriture sainte, ne pouvant avoir lieu que dans la composition des répons, antiennes et versets, le Bréviaire romain doit matériellement en contenir un moindre nombre, puisque le Bréviaire romain renferme beaucoup moins de répons, d'antiennes et de versets que les modernes bréviaires, dans lesquels on a eu pour système de multiplier les parties propres, afin d'éviter les répétitions; que les compositions dans lesquelles l'Ancien et le Nouveau Testament se trouvent combinés, au moyen de tant de tours de force, dans les bréviaires modernes, sont extrêmement rares dans le romain ; qu'en outre, un grand nombre de répons, antiennes et versets du Bréviaire romain, étant composés de  style ecclésiastique, l'Église n'a pas eu besoin de morceler, couper et hacher l'Écriture sainte pour fabriquer ceux-ci ; qu'enfin les Pontifes si éclatants d'autorité, si profonds de doctrine, qui  ont successivement travaillé à formuler la prière liturgique que l'Église a reçue d'eux et  qu'elle confirme  de son témoignage, étaient trop respectueux envers la Parole de Dieu, pour oser la traiter sans respect, et l'exposer à des contre-sens  blasphématoires, comme ceux qui résulteraient des morcellements, des découpures et des hachures que vous leur reprochez.

Saint Mathieu semblait aussi à quelques-uns hacher l'Écriture sainte, lorsqu'il citait ce verset d'Osée : Ex Aegypto vocavi filium meum, comme une prophétie du retour de l'Enfant Jésus de la terre d'Egypte. Saint Paul paraissait découper arbitrairement le Psaume XVIII°, quand il alléguait ces paroles : In omnen terram exivit

 

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sonus eorum, à propos de la prédication apostolique. Le même Apôtre eût pu être soupçonné de morceler bien librement le Deutéronome, quand il en tirait ces mots : Non alligabis os bovi trituranti, pour établir l'obligation où sont les fidèles de subvenir aux nécessités de leurs pasteurs. Saint Mathieu eût semblé aussi prendre une nouvelle liberté, quand il attribuait aux Prophètes cet oracle sur le Fils de l'Homme : Quoniam Nazarœus vocabitur, puisque ce texte ne se trouve, sous cette forme, dans aucun Prophète. Heureusement, l'Esprit des Prophètes résidait dans les Apôtres et conduisait leur plume.

Or, Monseigneur, le même Esprit habite dans l'Église, et s'il ne lui dicte pas de nouvelles Écritures saintes, du moins il l'assiste pour lui inspirer le respect de la Parole de Dieu et lui en assurer l'intelligence dans une mesure bien supérieure à celle que pourraient avoir reçue les Vigier, les Mésenguy, les Le Brun des Marettes, les Robinet, les Rondet et les Burluguay. Il est donc juste de préférer les sens, soi-disant accommodatices, de l'Église romaine, aux savantes élucubrations de tous ces hommes de goût, dont nous sommes d'autant plus en droit de juger les compositions, qu'il nous les donnent pour des ouvrages d'esprit. Ils ont jugé eux-mêmes l'Église romaine et ses Pontifes, tant d'églises, tant d'évêques qui avaient la simplicité de recevoir la Liturgie du Siège apostolique , ils ont cru avoir plus de lumière et d'autorité ; à notre tour, soyons assez justes pour les peser au poids du Sanctuaire.

Mais, Monseigneur, la Liturgie n'est pas seulement le guide que l'Église nous donne pour l'intelligence des mystères de l'Écriture ; elle est encore, par ses formules de style ecclésiastique, le dépôt de la doctrine catholique. Ces formules se composent de toutes les oraisons, des préfaces et allocutions, des hymnes, d'un grand nombre

 

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de répons, antiennes, versets, etc., qui forment une partie notable du Missel et du Bréviaire, et la presque totalité du Rituel et du Pontifical.

Les mystères de la Trinité et de l'Incarnation sont exposés dans ces formules, avec une abondance et une précision qui ajoutent une vive lumière aux symboles des

conciles.

C'est aussi et principalement à cette source qu'il faut aller puiser la doctrine des Sacrements. La plupart des décisions qui ont été rendues en cette matière, l'ont été d'après les textes liturgiques dépositaires de la Tradition de l'Église, sur la vertu de ces sept sources du

salut.

Le mystère de l'Eucharistie, défini d'une manière si précise par le Concile de Trente, est expliqué, dans sa substance et ses effets, avec plus de richesse encore dans un nombre immense d'oraisons qui accompagnent la célébration du saint Sacrifice.

S'il reste des obscurités sur la matière et la forme de certains Sacrements, si plusieurs questions de cette nature sont devenues d'une si difficile solution que l'Église s'est abstenue de prononcer, la raison en est que le Rituel et le Pontifical ne fournissaient pas les règles de discernement. Où la liturgie s'est arrêtée, la Théologie s'arrête aussi, et quand les docteurs se décident sur un parti ou sur l'autre, c'est qu'ils croient avoir en leur faveur les textes liturgiques. Si le Pontifical énonçait quelques mots de plus, on ne disputerait pas sur la question de savoir laquelle des deux, de l'onction du saint Chrême ou de l'imposition des mains, forme l'essence du sacrement de Confirmation ; il n'y aurait plus de controverse, pour le sacrement de l'Ordre, sur la valeur respective de l'imposition des mains et de la tradition des instruments. Si les anciens rituels eussent toujours porté la formule : Ego vos in matrimonium  conjungo,  il y aurait moins de

 

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doute sur le ministre du sacrement de Mariage ; en un mot, il ne faut qu'avoir feuilleté les grands ouvrages sur la doctrine des Sacrements, pour reconnaître que les théologiens qui les ont écrits sont dans une dépendance continuelle des formules liturgiques, et que toute leur science se borne la plupart du temps, à les interpréter, à les comparer, et à en déduire les conséquences doctrinales. Relisez, Monseigneur, Drouin, Trombelli, ou seulement pour échantillon le Père Morin sur les Ordinations, et vous vous convaincrez de l'importance doctrinale qu'ils mettent à toutes ces formules du Rituel et du Pontifiai, qui sont pour eux, comme pour Bossuet, le principal instrument de la Tradition de l'Eglise sur les Sacrements, bien qu'elles ne remontent pas jusqu'aux Apôtres, et qu'elles ne soient ni universelles, ni perpétuelles.

La virginité de Marie, après comme avant le divin ; enfantement, nous est garantie par l'Eglise, mais au moyen de la Liturgie : Post partum, Virgo, inviolata permansisti. Virgo prius ac posterius. Cette confession de tant de siècles et de tant d'églises, vaut la décision d'un concile écuménique.

Pourquoi l'Eglise romaine tarde-t-elle encore à définir la croyance à l'Immaculée Conception ? Parce que cette croyance, que la piété des fidèles cultive d'accord avec la science des théologiens, n'a point encore reçu la sanction de la Liturgie. On se rappelle avec quelle sévérité saint Pie V veilla à écarter du Bréviaire et du Missel toute formule qui tendait à imposer cette croyance aux fidèles, au nom de l'Église romaine. De nos jours, plusieurs églises de France ont sollicité la permission de se joindre à un grand nombre d'autres qui, dans les deux mondes, sont autorisées à confesser à l'autel la Conception sans tache de la Vierge immaculée. Rome accorde avec joie ces faveurs; mais, quel que soit le zèle de la mère et maîtresse des Églises pour l'honneur de la Vierge

 

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immaculée, elle tarde encore à faire usage du privilège qu'elle accorde à ses filles; car elle sait que, le jour où elle se joindra à elles dans la proclamation liturgique du privilège de Marie, la cause sera finie, et la décision souveraine suivra de près.

Le culte des saints, leurs mérites, leurs suffrages auprès de Dieu, les honneurs à rendre à leurs reliques; l'état des âmes dans le séjour d'expiation, la nature du ' soulagement que nous leur pouvons apporter ; toutes ces choses ne nous sont-elles pas connues, par la Liturgie, d'une manière incomparablement plus explicite que par les décisions formelles de l'Église?

Dans le cours des siècles, Dieu a suscité de nombreux défenseurs à la doctrine révélée; cependant l'Église, tout en recueillant les lumières de tous, ne les admet pas tous au rang éminent de ses Docteurs. Qui donc nous apprendra à distinguer les Docteurs avoués par l'Église, dans la foule des Pères et des écrivains ecclésiastiques ? Les discernerons-nous d'après leur siècle, ou d'après leur génie? La Liturgie nous épargne cette peine. Le Siège apostolique juge seul ces graves questions, et la Liturgie devient le dépôt de ses arrêts dans une matière d'une si haute valeur dogmatique. De nos jours encore, les décrets de Léon XII et de Pie VIII ont accru la liste glorieuse des Docteurs de l'Église des noms de saint Pierre Damien et de saint Bernard; le Bréviaire, le Missel, le Martyrologe ont été chargés de l'apprendre à l'Église universelle.

Si le mouvement de l'Esprit-Saint a porté plusieurs serviteurs de Dieu a écrire pour l'édification de l'Église, la Liturgie viendra encore, avec une souveraine autorité, apprendre que leurs livres contiennent la doctrine du salut. Quel catholique pourrait, en effet, s'opposer au témoignage de l'Église romaine, lorsqu'elle enseigne dans la Liturgie, et que tant d'églises répètent avec elle, que

 

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saint Jean de la Croix a écrit sur la Théologie mystique des livres remplis de la sagesse céleste : libros de mystica Theologia cœlesti sapientia refertos conscripsit; quand elle demande, pour ses enfants, d'être nourris de la doctrine céleste de sainte Thérèse ; cœlestis ejus doctrines pabulo nutriamur ; d'être dirigés par les enseignements de saint François de Sales; ejus dirigentibus monitis; enfin lorsque dans beaucoup d'autres endroits, elle propose à toute l'Eglise, comme un miroir fidèle de la plus pure doctrine, les écrits des saints qu'elle a examinés scrupuleusement et qu'elle désigne à l'admiration des églises, et que les églises acceptent de sa main par la Liturgie ? Qui ne comprend que, par une seule erreur en si grave matière, la foi universelle serait compromise ; et qui n'a entendu parler des soins, des précautions, de la maturité avec lesquels se préparent, se discutent et sont rédigées, mot par mot, ces formules dont les Pontifes romains ont enrichi successivement l'antique dépôt de la Liturgie (1) ?

Mais, Monseigneur, si la Liturgie conserve les traditions du dogme, elle n'en est pas moins le fidèle dépôt de morale chrétienne. La sainteté de l'Église brille de tout son éclat dans la canonisation des saints; or, la Liturgie

 

(1) En 1843, je demandai à Rome, à la sacrée Congrégation des Rites, l’Elogium de saint Alphonse-Marie de Liguori pour le Martyrologe ; on me répondit que la forme n'en était pas encore arrêtée, bien que le Saint eût été canonisé dès 1839. Il ne s'agissait pourtant que de deux ou trois lignes qui devaient énoncer, en quelques paroles, les titres de ce saint Pontife à la vénération de l'Église. La question avait été examinée plusieurs fois, de nombreux mémoires avaient été présentés au Saint-Siège. En France, on va plus vite, et nous avons des bréviaires entiers qui ont coûté moins de temps. Aussi faut-il convenir, en bonne théologie, que trois lignes du Martyrologe romain, publiées par le Souverain Pontife, et lues dans toutes les églises du rite latin, moins soixante ou quatre-vingts, ont plus d'autorité que toutes les légendes de tel bréviaire particulier, fussent-elles (ce qui est difficile) rédigées en plus beau latin que les légendes du Bréviaire romain.

 

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est l'instrument de la canonisation des saints. Les noms de ces amis de Dieu, proclamés au milieu d'une pompe auguste, sont inscrits au Martyrologe; et c'est cette inscription qui met les serviteurs de Dieu au rang des saints. Attaquer le livre liturgique qui porte le nom de Martyrologe, en contestant la sainteté des personnages que les décrets du Siège apostolique ont ordonné d'y inscrire, c'est porter la main sur l'Église elle-même, c'est l'accuser d'avoir trahi la morale chrétienne. La loi de la prière proclame donc la loi de la pratique, aussi bien qu'elle publie la loi de la croyance.

Le but de la canonisation des saints est de présenter aux fidèles des objets d'admiration et d'imitation, de leur apprendre, par des exemples solennels, comment ils doivent comprendre et pratiquer les préceptes et les conseils de Jésus-Christ, de faire voir au monde que la sainteté vit toujours au sein de la société catholique ; et, comme ces jugements solennels ne peuvent être portés que sur l'examen et l'approbation des prodiges opérés par les nouveaux amis de Dieu, de prouver à tous les hommes que le don des miracles, l'une des démonstrations de la sainteté de l'Église, n'a point cessé sur la terre.

Or, afin que ce haut enseignement pénètre plus avant dans les âmes, le Siège apostolique admet, en chaque siècle, quelques-uns de ces saints qu'il a glorifiés par le Martyrologe, à jouir des honneurs du Calendrier. Un office leur est consacré dans le Bréviaire, et le récit public et officiel de leur vie, contenant l'appréciation de leurs œuvres, est proposé à toute l'Eglise. C est alors que le Siège apostolique publie ce? légendes si admirables d'onction, si fortes de doctrine, dans lesquelles sont relatés les titres que les saints ont à la vénération des peuples. Nous parlerons tout à l'heure de la valeur historique de ces pièces; présentement, il ne s'agit que de

 

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l'enseignement qui ressort du texte de ces  solennelles formules.

Il est évident que si, dans ces légendes, des actions coupables, ou même contraires à la perfection, étaient recommandées et proposées à l'imitation et à l'admiration des fidèles, le Siège apostolique professerait l'erreur sur la morale de Jésus-Christ, et entraînerait avec lui dans cette erreur les nombreuses églises qui reçoivent de lui ces formules. L'Eglise aurait cessé d'être la règle des moeurs, le jour où la Liturgie serait devenue immorale. Un catholique ne pouvant admettre une hypothèse aussi impie, il s'ensuit donc que les exemples donnés dans les légendes du Bréviaire sont une lumière pour la conduite des fidèles, et que ces légendes sont le précieux instrument de la doctrine des mœurs dans l'Eglise.

Quelle moisson abondante les docteurs catholiques qui veulent étudier la morale de Jésus-Christ en action, ne trouveront-ils pas dans ces récits appuyés sur une si intègre et si sainte autorité ! Saint Thomas, si profond et si admirable sur la matière des Vertus, dans sa Somme, ne sera-t-il pas dépassé en autorité par la doctrine qui ressort de ces exemples, choisis et formulés de la main si pure et si infaillible de l'Église? Les voies spirituelles discernées avec le flambeau du divin Esprit n'apparaîtront-elles pas sûres et lumineuses, quand une main aussi ferme et aussi habile les aura tracées ? Les phénomènes de la Théologie mystique pourront-ils jamais être discernés des illusions de la nature et des pièges de Satan, avec autant d'exactitude qu'ils le sont dans ces pages où respire tant de science unie à tant d'autorité?

Concluons donc, Monseigneur, que si l'infaillibilité de l'Église dans la canonisation des saints importe tant à la sainteté de l'Épouse de Jésus-Christ, la pureté de la morale dans le récit liturgique de leurs actions ne lui importe pas moins-, d'où nous  tirerons ce corollaire

 

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facile, que la Liturgie, qui a une si grande valeur dogmatique, contient aussi à un très haut degré la morale de l'Église catholique; en un mot, qu'elle est pour le dogme et pour la morale le principal instrument de la Tradition.

Cette doctrine, qui n'avait jamais été contestée jusqu'ici par aucun théologien, a été regardée par tous les ennemis de l'Église comme un des plus fermes remparts de notre foi ; aussi ont-ils constamment travaillé à anéantir, à falsifier, à reconstruire la Liturgie, pour détruire le témoignage permanent qu'elle ne cesse de rendre contre toutes les erreurs. Nous consacrerons donc le paragraphe suivant à réunir les principaux traits de la conspiration que les hérétiques ont ourdie contre les formules liturgiques.

 

§ VI. La valeur dogmatique de la Liturgie est attestée par les altérations que lui ont fait subir les hérétiques, pour l'accommoder à leurs erreurs.

 

Si la Liturgie n'était pas la règle inviolable de la foi, le principal instrument de la Tradition, comment expliqueriez-vous, Monseigneur, l'empressement des hérétiques de tous les siècles à l'altérer, à la modifier, à la reconstruire sous mille formes favorables à leurs erreurs? Il ne faut pas être très versé dans l'histoire dogmatique de l'Église pour convenir de ce grand fait, qui se reproduit depuis l'apparition des hérésies gnostiques jusqu'aux ignobles sectes de Châtel et de Ronge. Tous les novateurs se sont trouvés mal à l'aise en face des formules liturgiques; tous ont cherché à faire taire cette grande voix de l'Eglise, à étouffer cette confession qui les écrasait de son

 

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autorité irréfragable. Franchement, nous aurions bien mauvaise grâce de mépriser une arme que nos adversaires redoutent et dont ils connaissent si bien la force.

L'hérésiarque Valentin, le plus audacieux des gnostiques, ne se contenta pas d'attaquer la doctrine chrétienne par ses systèmes; pour inculquer ses erreurs il eut tout aussitôt recours aux formes liturgiques. Avec une souveraine impudence comme parle Tertullien, il composa des hymnes destinées à servir d'expression à sa doctrine dans la célébration du service divin (1).

Saint Épiphane nous apprend qu'un autre sectaire de la même époque, nommé Hiérax, imita cet exemple dans le but de corrompre la foi, par une prière mensongère (2).

Le précurseur d'Arius, Paul de Samosate, cherchant à établir sa doctrine qui était contraire à la divinité de Jésus-Christ, n'osa s'attaquer au texte des Livres saints, se contentant de les interpréter dans le sens de ses erreurs ; mais parce que les hymnes que l'Église avait consacrées à célébrer les louanges du Verbe incarné, attestaient d'une manière trop éclatante le dogme fondamental de notre foi, il les supprima et leur en substitua d'autres de sa façon, croyant avec raison affaiblir d'autant le témoignage que l'Eglise d'Antioche rendait contre ses erreurs (3).

Nous apprenons de saint Augustin que les Donatistes, qui fatiguèrent si longtemps l'Église d'Afrique, avaient fabriqué des chants, sous forme de psaumes, qu'ils destinaient à répandre le venin de leurs erreurs dans la multitude rassemblée pour la prière (4). Ce fut cette entreprise qui porta le saint évêque à composer cette hymne dogmatique qu'il a intitulée  :  Carmen contra partem

 

(1)  De Carne Christi. Lib. IV, cap. XVII.

(2) Adv. Hœres. Lib. II, Haer. LXXVII.

(3)  Eusèbe. Hist.Eccl. Lib. VII, cap. XXX.

(4)  Epist. XXXIV.

 

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Donati, et que l'on chanta dans l'Église d'Afrique, afin de confondre les schismatiques par ce témoignage qui n'était plus seulement celui du grand Évêque d'Hippone, mais encore celui des Pontifes, des prêtres et des fidèles de cette église qui le répétaient dans l'assemblée sainte.

Arius parut et se posa comme l'adversaire acharné de la divinité du Verbe. La Liturgie rendait témoignage contre lui ; il ne pouvait l'expliquer dans le sens de ses erreurs, il la changea. Ses mains sacrilèges, au rapport de Théodoret, osèrent se porter jusque sur la doxologie que l'on chantait à la fin des psaumes, et qui exprimait la coéternité du Père et du Fils. Il la transforma en cette manière : Gloire au Père, par le Fils, dans le Saint-Esprit; formule qui n'avait rien de condamnable en elle-même; mais ce genre de réticence, dont les hérétiques fabricateurs de liturgie ont toujours eu le secret, avait le double avantage d'éluder les décisions de l'Église et de servir d'argot aux sectaires. Arius eût même altéré, s'il l'eût osé, la formule du Baptême; mais elle était énoncée d'une manière trop précise dans l'Évangile, et c'était à la Tradition de l'Église qu'Arius en voulait (1). Au temps de saint Jean Chrysostome, les Ariens de Constantinople chantaient encore des hymnes impies dans lesquelles ils blasphémaient le mystère de la sainte Trinité (2).

Le cinquième siècle vit naître dans l'Orient ces grandes hérésies du Nestorianisme et de l'Eutychianisme. Sans doute, l'Église les a vaincues; mais elle ne les a pas anéanties. Leurs dogmes, consignés dans des liturgies sacrilèges, ont triomphé du temps. Les Philoxène, les Jacques d'Édesse, ont pris le vrai moyen d'éterniser leurs erreurs,

 

(1)  Théodoret. Hœretic. fabul. Lib. IV, cap. I.

(2)  Sozom. Hist. Eccles. Lib. VIII, cap. VIII.

 

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en les déposant dans les prières liturgiques. Le peuple entend proclamer à l'autel les noms de Nestorius et de Dioscore ; le divin mystère de l'Incarnation est outragé jusque dans le sanctuaire par des confessions qui respirent l'hérésie, et la foi catholique ne se rétablira dans la Syrie, l'Egypte et l'Arménie, que le jour où les pièges tendus à l'orthodoxie depuis plus de mille ans, par une liturgie coupable, auront été anéantis.

Au VIII° siècle, l'Arianisme chercha de nouveau à s'introduire dans l'Église d'Espagne. Ses promoteurs étaient Félix, évêque d'Urgel, et Élipand, archevêque de Tolède. Pour propager leur doctrine impie, ces prélats altérèrent un certain nombre de prières dans la liturgie gothique, et osèrent les produire comme revêtues de l'autorité de cette liturgie, gardée dans toutes les églises de la péninsule, et qui remontait à saint Isidore et à saint Léandre. Ces tentatives hérétiques furent confondues, et il n'est pas hors de propos de remarquer que les Pères du Concile de Francfort, en 794, n'étant pas à même de constater l'origine de ces formules ainsi altérées, opposèrent aux deux prélats l'autorité irréfragable de la Liturgie de saint Grégoire (1). Alcuin, qui composa un traité contre ces sectaires, les renvoya pareillement au Missel de l'Église romaine, qui, dit-il, doit être suivie par tous les catholiques et tous les vrais croyants, dans la doctrine qu'elle professe en la solennité des messes. (2).

Une malheureuse division sépare, depuis de longs siècles, l'Église grecque de l'Eglise romaine; ce schisme désolant s'est tristement envenimé par la profession ouverte de l'hérésie. L'Eglise melchite ne se contente plus de refuser obéissance au Pontife romain ; elle nie formellement que les pouvoirs de saint Pierre soient attachés

 

(1)  Labbe. Tom. VII, page 1034.

(2)  Alcuini Contra Felicem Urgellitanum Lib.  VII.  — In  lib.  VII, § XIII.

 

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au Siège apostolique. De même, elle ne se borne plus à protester contre l'addition du Filioque au symbole ; elle -professe expressément que l'Esprit-Saint procède du Père et non du Fils. La liturgie dont elle use confirme ses erreurs. Byzance a effacé le nom du Pape des prières du saint Sacrifice; elle refuse d'admettre l'addition Filioque dans le symbole qu'elle chante dans ses offices divins; il n'en faut pas davantage pour éterniser la séparation. L'Église melchite a confié la garde de son antipathie contre les Latins à sa liturgie même ; cette antipathie traverse les siècles, et tout le monde sait que le jour où Constantinople redeviendra catholique, sera celui où ses formules liturgiques seront modifiées. On n'ignore pas davantage que les odieux succès de l'Autocrate du Nord contre les églises grecques-unies de ses états, sont dûs tout d'abord aux manœuvres qu'il a fait exécuter sur des livres liturgiques. Tant il est vrai que la Liturgie est toujours le boulevard de la foi, ou l'arme la plus puissante pour la ruiner !

Je me hâte, Monseigneur, d'arriver au XVI° siècle. Tout le monde sait que les réformateurs de cette époque procédèrent par des changements dans la Liturgie. Tout céda sous leurs coups, et la langue de l'Église qui fut remplacée par la langue vulgaire ; et le Missel, qu'il n'était plus possible de conserver, du moment qu'on décrétait que la Messe n'était plus un sacrifice; et les livres qui contenaient les rites des Sacrements, puisque la Réforme s'étendait jusqu'aux Sacrements. Mais comme une religion ne peut pas se passer de livres liturgiques, les disciples de Luther et ceux de Calvin furent bientôt contraints d'en rédiger de nouveaux pour soutenir leurs nouvelles doctrines.

L'Église anglicane, un peu moins tranchée dans sa réforme religieuse, se vit aussi dans la nécessité de renoncer à la Liturgie romaine et de s'en fabriquer une

 

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autre, qui fût en rapport avec les dogmes qu'elle se donnait. On sait quelle importance les rois de la Grande-Bretagne, devenus chefs de l'église, attachèrent à la publication et à la réception des livres rituels qu'ils publièrent successivement. Le schisme et l'hérésie ne furent consommés en Angleterre, que lorsqu'ils eurent obtenu par la liturgie, un organe permanent et officiel. Le Presbytérianisme écossais résista, et en refusant d'admettre les livres de l'Église anglicane, il se maintint à son tour dans ses doctrines particulières, à la condition de se créer aussi une liturgie. Au milieu de ces luttes, les catholiques conservaient l'antique foi en gardant l'antique Liturgie ; tant il est vrai, et jamais personne jusqu'ici n'en avait douté, que la religion ne saurait se conserver, s'altérer ou périr, sans que les formules liturgiques, qui en sont l'expression essentielle et populaire, se conservent, s'altèrent ou périssent.

Aux XVII° et XVIII° siècles, une secte ardente et habile qui s'était imposé la mission d'établir en France le protestantisme sous une forme mitigée, et qui dût ses grands succès à des circonstances dont le détail n'est pas de notre sujet, songea aussi à perpétuer son règne en faisant appel aux ressources que fournit la Liturgie. Je ne raconterai point ici de nouveau les moyens à l'aide desquels elle parvint à surprendre la bonne foi d'un grand nombre d'évêques. Je ne redirai pas les réclamations qui s'élevèrent à l'apparition du Bréviaire de Paris de 1736, et les cartons qu'il fallut apposer à la première édition. Je me contenterai de transcrire ici le témoignage que rendait à ce livre la secte elle-même, depuis l'introduction des fameux cartons, dans ces paroles où elle se félicite d'avoir imposé son symbole, par la Liturgie, aux églises qui se servent du Bréviaire de Vigier et Mésenguy :

« Parmi les maux dont Dieu a permis, dans sa justice, que l'Église de France soit affligée depuis le commencement

 

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de ce siècle, il est aisé de remarquer quelques traits éclatants de sa miséricorde, au nombre desquels on doit mettre la composition et la publication qui s'est faite du nouveau Bréviaire de Paris. Depuis qu'il est en usage, une heureuse expérience fait sentir que ce bréviaire, par le bon goût qui règne dans toutes les parties, fournit aux ecclésiastiques chargés du soin des âmes, un secours toujours présent, une ressource toujours féconde et assurée, soit pour se nourrir eux-mêmes des vérités chrétiennes, soit pour en nourrir les autres, et que, par sa traduction, il supplée, jusqu'à un certain point, au défaut d'instructions solides, dont la disette ne fait qu'augmenter tous les jours dans les paroisses. Plus on fera réflexion sur les circonstances où cet ouvrage a paru, et sur le caractère du prélat qui en a conçu et exécuté le dessein, plus on demeure persuadé que, sans une providence toute singulière, jamais un homme tel que M. de Vintimille n'aurait soutenu jusqu'au bout une telle entreprise, malgré les contradictions de la cabale molinienne, et surtout des Jésuites, auxquels il ne pouvait que céder sur tout le reste (1). »

Ces paroles si instructives n'ont rien d'étonnant. Le Jansénisme devait, comme toutes les hérésies, chercher l'appui de la Liturgie. Il sentait trop bien qu'un hymne ou un répons du Bréviaire, un graduel ou une oraison du Missel, auraient toujours plus de durée et d'autorité que tous les livres de ses docteurs. Il ne se faisait point illusion sur la valeur dogmatique de la Liturgie; ses adeptes l'avaient trop savamment appliquée dans leurs écrits où ils cherchent à la détournera leur sens, comme les saintes Écritures elles-mêmes. On peut voir leurs efforts sur cet article dans les Hexaples de la Constitution. Si ces hardis

 

(1) Nouvelles ecclésiastiques. 20 Mars 1765.

 

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novateurs qui s'étaient donné tant de peine pour introduire, à mots couverts, les cent-une propositions dans un bréviaire et un missel, eussent pu prévoir qu'un jour viendrait où le secret de leur œuvre serait tellement perdu qu'on ne le pourrait plus rappeler sans passer pour un rêveur ou un homme mal intentionné, peut-être que leur vanité hérétique eût quelque peu souffert. En attendant, leur œuvre est là, et, à part son origine frauduleuse et ses intentions perfides, elle fait encore obstacle à l'unité du culte divin, et elle prive plus de trente églises de l'honneur et de l'avantage de proclamer la règle inviolable de la foi dans la règle de la prière.

Ce n'est point ici le lieu de rappeler les dispositions de l'Église, au Corps du Droit, qui décrètent qu'on ne peut admettre les offrandes des hérétiques à l'autel; mais en voyant l'Église de Paris refuser les derniers Sacrements et la sépulture à Charles Coffin, pendant qu'elle chantait les hymnes composés par cet excommunié, pourrait-on s'empêcher de se rappeler ce canon du Concile de Laodicée : « Il ne faut point recevoir les bénédictions des hérétiques ; car elles sont des malédictions et non pas a des bénédictions (1) : » et aussi cette règle générale établie par le Concile de Trente, et promulguée de nouveau par un avertissement adressé à tous les Patriarches, Archevêques et Évêques, en date du 4 Mars 1828, par la sacrée Congrégation de l'Index : Haereticorum Libri, qui de Religione ex professo tractant, omnino damnantur?

La valeur dogmatique de la Liturgie demeure donc établie par le témoignage même des hérétiques qui, ayant reconnu la force de l'argument que l'Eglise lui emprunte pour combattre leurs erreurs, ont cherché, dans tous les temps, à les perpétuer par ce moyen solennel.

D'autre  part, nous avons  vu l'Église, dans tous les

 

(1) Causa I, quaest. I, can. 66. Nonodportet.

 

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temps, compter sur la Liturgie comme sur un dépôt de doctrine qui conserve fidèlement, avec les décisions qu'elle a rendues, la Tradition qui contient la matière des jugements qu'elle doit porter dans la suite.

Les principes généraux des Lieux théologiques nous ont fait voir les raisons sur lesquelles est appuyée l'autorité des Liturgies tant générales que particulières; enfin, nous avons vu que de célèbres évêques et théologiens français s'unissent pour proclamer l'irréfragable autorité du témoignage liturgique dans les choses de la foi.

Qu'il me soit donc permis, Monseigneur, de dire que la Liturgie n'est point simplement, comme vous l'avez prétendu, une chose de discipline; mais qu'elle est le dépôt de la Tradition et qu'elle possède une valeur dogmatique.

Selon vous, Monseigneur, c'est là mon erreur capitale ; c'est aussi celle de saint Célestin dans sa règle inviolable : Legem credendi statuat lex supplicandi; c'est aussi celle de Bossuet, lorsqu'il dit : Le principal instrument delà Tradition de l'Église est renfermé dans ses prières.

Sans doute, la reconnaissance de ce grand principe est peu compatible avec le fait de l'origine et avec la conservation des nouvelles liturgies de France; mais qu'il me soit aussi permis de dire que ces liturgies nous auraient coûté trop cher, si, après avoir détruit un des principaux liens de l'Église de France avec le Siège apostolique, et une des plus vénérables formes de l'unité catholique, il fallait leur sacrifier encore le principal instrument à l'aide duquel, dans tous les siècles, l'Église a conservé et défendu la doctrine de Jésus-Christ et des Apôtres.

Vous avez allégué, Monseigneur, plusieurs objections contre la valeur dogmatique de la Liturgie, dans votre Examen; il est de mon devoir de n'en dissimuler aucune, et d'essayer de les résoudre. Je passe immédiatement à l'accomplissement de cette tâche.

 

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§ VII. Première objection de Monseigneur l’évêque d'Orléans.

 

Dans l'exposé de doctrine que je viens de mettre sous vos yeux, Monseigneur, je n'ai fait appel qu'à des principes admis de tous les Docteurs, et je m'assure que jamais vous n'eussiez songé à les combattre, si la situation que les nouvelles liturgies ont faite à une portion de l'Église de France, et le parti que vous avez pris de défendre cette situation anormale, ne vous eussent imposé certaines théories nouvelles et dangereuses, qui jusqu'aujourd'hui n'avaient été professées par aucun théologien de la communion catholique. Au reste, cet incident ouvrira les yeux à un grand nombre de personnes, qui n'avaient pas senti d'abord l'importance de la question liturgique, ou qui ne l'avaient vue que sous le point de vue de l'unité des formes extérieures.

Pour écrire seulement deux pages dans le système que vous vous êtes imposé, Monseigneur, il vous fallait, de toute nécessité, rabaisser non plus seulement la nature de la Liturgie en général, mais encore les formules elles-mêmes de la Liturgie. On comprendra maintenant, jusqu'à un certain point, pourquoi vous plaisantez si agréablement sur ma tendresse pour les formules positives de la prière (1); au reste, j'avoue volontiers que je me sens un faible pour le principal instrument de la Tradition de l'Église. On ne s'étonnera plus que vous ayez proposé d'amnistier tout à la fois, et au même titre, les formules de la Liturgie romaine et celles de la Liturgie d'Orléans, en déclarant, en faveur des unes et des autres, qu'il suffit

 

(1) Examen, page 104.

 

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que ces sortes de prières se rapportent à la foi de l'Église sur les mystères qu'elle professe, qu'elles élèvent l'âme à Dieu, qu'elles nourrissent la piété et la dévotion, pour qu'elles puissent figurer avec fruit dans le Bréviaire (1).

Ce système de nivellement aurait de grands avantages dans la circonstance présente ; tout serait terminé ; les Institutions liturgiques auraient en effet démontré que j'avais plus de bon vouloir dans l'âme que de saine théologie dans l'esprit (2). Mais, Monseigneur, cette découverte n'avancerait en rien la question. Les Institutions liturgiques n'ont rien enseigné de nouveau; indépendamment du mérite de ce livre, dont j'abandonne bien volontiers l'appréciation au public théologien, reste toujours la question de la valeur dogmatique de la Liturgie. Je n'aurais pas écrit une ligne que les principes n'en seraient pas moins là pour protester contre une innovation dangereuse, « periculosa », comme parle Grégoire XVI.

Sans doute, c'est quelque chose, pour une prière, d'être propre à élever l'âme à Dieu, à nourrir la piété et la dévotion ; à ce compte, elle peut figurer avec fruit dans un livre de prière individuelle ; mais, Monseigneur, la prière liturgique a un autre caractère, elle est la prière de l'Église, et, partant, il lui faut l'autorité de l'Église. Il ne lui suffit pas de se rapporter à la foi de l'Église, sur les mystères qu'elle professe ; elle doit être l'instrument solennel, authentique et toujours pur de cette foi, afin d'en devenir, au besoin, la règle inviolable. C'est pour cela qu'on ne la refait pas à sa volonté, cette prière; ou, si ce malheur arrive, à une époque de vertige, et qu'on veuille se porter défenseur d'un système qui a  contre  lui tout  l'ensemble de

 

(1)  Examen, page 441.

(2)  Examen, page 22.

 

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la doctrine catholique sur la Tradition, on est réduit, pour défense, à formuler des principes qu'on eût regardés comme effrayants à d'autres époques, ou en d'autres circonstances.

C'est ainsi, Monseigneur, que vous vous êtes vu contraint d'enseigner :

1° Que la Liturgie n'est pas le dépôt de la Tradition, toutes les fois que ses formules ne remontent pas jusqu'aux Apôtres;

2° Que la Liturgie n'est pas le dépôt de la Tradition, parce que la teneur de ses formules a varié.

3° Que la Liturgie romaine contient des erreurs qui sont telles qu'on ne saurait chercher dans cette Liturgie la règle inviolable de la croyance, sans déplacer les fondements de la foi chrétienne.

4° Que les textes de l'Écriture sainte, choisis et disposés sur la simple autorité d'un évêque particulier, peuvent remplacer, avec avantage, les formules liturgiques promulguées par l'Eglise.

Ce sont là, Monseigneur, les quatre maximes principales à l'aide desquelles vous entendez détruire la valeur dogmatique de la Liturgie. Je prends la liberté de les discuter avec vous, en exposant loyalement vos assertions : commençons par la première.

Je transcris votre texte, Monseigneur, et je pose, par vos propres paroles,cette première objection à ma proposition :

« Pourquoi les églises, ayant une même foi, une même loi, les mêmes sacrements, les mêmes pasteurs légitimes, sous le même chef suprême, n'ont-elles jamais eu toutes ensemble une même liturgie ? Parce que les Apôtres ne jugèrent pas à propos, avant de se séparer, de convenir d'un corps de liturgie, comme ils convinrent d'un corps de doctrine, et qu'ils laissèrent à leurs successeurs à statuer sur ces sortes de détails, suivant le

 

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caractère et les mœurs des peuples qu'ils auraient à évangéliser (1). »

Jusqu'ici, Monseigneur, nous sommes parfaitement d'accord ; mais voyons la conclusion que vous tirez de cette remarque :

« Il y a donc une multitude de rites et d'usages dont l'origine ne remonte pas aux temps apostoliques et qui ne font point partie de cette doctrine donnée de main en main et toujours reçue dans l'Église, qu'on nomme la Tradition (2). »

C'est ici, Monseigneur, que nous sommes obligés de nous diviser; je conviens bien volontiers avec vous, qu'il y a une multitude de rites et d'usages dont l'origine ne remonte pas aux temps apostoliques ; mais je ne saurais vous accorder que ces rites et ces usages ne fassent pas partie du dépôt de la Tradition enseignée par les Apôtres, par cela seul qu'ils ne remontent pas au temps des Apôtres. Je me flatte que vous allez reconnaître tout à l'heure le danger de ce système.

« Si, dites-vous, Monseigneur, les formules du Bréviaire, tel qu'il est aujourd'hui, remontaient aux Apôtres, si elles avaient été les mêmes en tous temps et en tous lieux, si elles n'avaient éprouvé ni novation ni changement, elles seraient divines comme l'Écriture, et toutes celles qui peuvent s'y trouver avec ces conditions, appartiennent à la Tradition comme règle de foi (3). »

Nous avons ici, Monseigneur, plusieurs distinctions à faire. D'abord, je n'ai jamais prétendu que les formules de la Liturgie fussent divines comme l'Ecriture. La Tradition, comme je l'ai dit, est divine comme l'Ecriture ; mais je me garderais bien d'enseigner que les formules

 

(1) Examen, page 15.

(2) Examen, ibid.

(3) Examen, page 440.

 

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qui la contiennent sont divines comme les Livres saints : ce serait effacer toute différence entre l'Écriture et la Tradition, et renverser l'économie entière de la révélation. Sur ce point, Monseigneur, je trouve que vous donnez trop à la Liturgie.

En second lieu, de ce qu'une formule remonterait jusqu'aux Apôtres, il ne s'ensuivrait pas par cela seul qu'elle fût divine comme l'Ecriture. Elle pourrait, comme le Symbole des Apôtres, renfermer la révélation divine, sans être pour cela inspirée comme l'Écriture sainte. Nous ne sommes nullement obligés de croire que tout ce que disaient et écrivaient les Apôtres, fût, par cela seul, Écriture sainte, et les auteurs qui ont admis l'authenticité de la Liturgie de saint Jacques, n'ont jamais songé qu'elle dût être insérée parmi les Écritures canoniques. Il y a donc ici confusion d'idées et de notions.

En outre, toute tradition apostolique n'est pas, par cela même, une tradition divine. Les Apôtres nous ont transmis, partie par écrit, partie de vive voix, la doctrine de Jésus-Christ; voilà la tradition divine. Dirigés par l'Esprit-Saint, ils ont établi divers usages de cérémonie et de discipline, les uns destinés à conserver la doctrine divine, les autres à unir tous les chrétiens par les liens extérieurs d'une même société ; ces institutions forment la Tradition apostolique. Ils ont même enseigné aux églises les choses qui doivent être demandées à Dieu dans la Liturgie, et tracé jusqu'à un certain point la forme générique des prières du saint Sacrifice et de l'administration des Sacrements. C'est en ce sens que saint Célestin enseigne que les prières sacerdotales remontent aux Apôtres, et sont les mêmes dans toute l'Église; quoiqu'il sût parfaitement que, dans leur teneur, ces prières avaient été rédigées plus tard, et différaient quant à l'élocution, dans les diverses églises. En fait de formules positives, on ne peut donc attribuer aux Apôtres que le seul symbole connu

 

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sous leur nom; mais la Tradition que renferme ce symbole est une Tradition divine et non pas une Tradition apostolique.

Il faut donc de toute nécessité, Monseigneur, que nous allions chercher la doctrine traditionnelle, qui remonte à Jésus-Christ, dans un autre dépôt ; or, ce dépôt est la foi de l'Église, de l'Église qui a conservé l'enseignement apostolique. Maintenant, où réside ce dépôt ? Aux premiers jours de l'Eglise, il fut simplement la Tradition orale ; mais il ne pouvait pas rester en cet état. Il devait, pour ne pas périr, se fixer sur les documents positifs qu'on a appelés les instruments de la Tradition, les sources de la foi. Or, le principal de ces instruments, la première de ces sources, est la Liturgie, parce que l'Église parle et enseigne dans la Liturgie; les écrits des Pères viennent ensuite, et sont aussi à leur manière le dépôt de la doctrine divine transmise par les Apôtres.

Où en serions-nous, Monseigneur, lorsqu'une erreur s'élève dans l'Église, quand les novateurs prétendent avoir pour eux l'Écriture sainte, ou veulent se prévaloir de son silence ? En vain appellerions-nous, au secours de l'orthodoxie, le témoignage des Apôtres ; on nous répondrait que leur symbole est muet sur la question; on demanderait des paroles apostoliques, et nous n'en aurions pas à produire. Tout serait donc fini, et l'hérésie aurait prévalu; heureusement, ce n'est pas ainsi que procède l'Église catholique. Elle sait où prendre l'enseignement divin que lui a laissé le Sauveur des hommes : elle connaît les divers instruments qui renferment la tradition divine. Peu lui importe par exemple que saint Ambroise et saint Augustin ne soient nés qu'au quatrième siècle, que saint Thomas et saint Bonaventure n'aient fleuri qu'au treizième. Elle les a salués du nom de ses Docteurs, témoignant par là que la doctrine enseignée par les Apôtres persévère en eux ; c'est à eux qu'elle fera appel pour

 

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confondre les novateurs. Mais elle aura recours, avec plus de confiance encore, à sa Liturgie, parce que c'est elle qui l'a écrite, qui l'a sanctionnée, qui l'a chantée et récitée durant des siècles, et la loi de la prière de l'Église sera la loi de la croyance de l'Église.

En refusant de reconnaître la valeur dogmatique des formules liturgiques qui ne remontent pas jusqu'aux Apôtres, vous iriez, Monseigneur, beaucoup plus loin que vous ne l'avez pensé. N'était-ce pas par ce système que Basnage déclinait la force des arguments empruntés à la Liturgie par les auteurs de la Perpétuité de la Foi sur l’Eucharistie; mais Basnage était calviniste, et la Tradition de l'Église n'était rien pour lui. Il s'évertuait à démontrer que les plus anciennes Liturgies orientales, qui portent le nom de saint Jacques, de saint Pierre, de saint Marc, ne justifiaient pas cette origine apostolique; le seul moyen de l'amener à comprendre la force de l'argument tiré de la Liturgie, eût donc été de persuader à ce ministre la foi dans l'Église catholique. Entre nous deux, Monseigneur, la question est en des termes fort différents. Vous êtes honoré de l'épiscopat, vous enseignez dans l'Église catholique-, je suis une des brebis du troupeau enseigné par l'épiscopat; la même foi nous réunit comme la même Eglise ; nous avons donc un égal intérêt à maintenir les principes de la Tradition catholique sans lesquels la foi s'écroule avec l'Église. Or, Monseigneur, un de ces principes les plus fondamentaux est que la Tradition, orale dans le commencement, devient écrite par la suite des siècles, et que sa force ne se perd pas par cela seul que cette Tradition est formulée par la main des Papes ou des évêques, plusieurs siècles après les Apôtres, auxquels l'Esprit-Saint ne jugea pas à propos de la dicter comme Écriture sainte, ni même de la suggérer comme formules apostoliques.

On ne peut donc pas dire, Monseigneur, que les

 

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formules liturgiques n'ont valeur dogmatique que lorsqu'elles ont été écrites par la main des Apôtres, ou qu'elles remontent au siècle apostolique. Les formules de ce genre, en dehors du Symbole des Apôtres, n'existent nulle part avec certitude ; et cependant l'Église a fait appel à la Liturgie dans les controverses de la foi, et les docteurs l'ont proclamée le principal instrument de la Tradition que nous ont enseignée les Apôtres.

 

 

§ VIII. Deuxième objection de Monseigneur l’évêque d'Orléans.

 

Vous attaquez, Monseigneur, la valeur dogmatique de la Liturgie par un autre argument sur lequel vous paraissez puissamment compter. J'ai dit que la Liturgie fait partie du dépôt de la révélation; vous me répondez à cela que la chose est impossible parce que la Liturgie a varié  dans ses formes, tandis que la Révélation est invariable. Il me suffirait de répondre que les formules écrites, qui contiennent la Tradition révélée, peuvent être modifiées et même renouvelées par l'autorité de l'Église, sans que le fond qu'elles contiennent soit le moins du monde altéré, attendu qu'il n'y a de texte invariable que celui de l'Écriture sainte. Mais je préfère reproduire loyalement toute votre argumentation, en essayant d'y joindre la solution nécessaire, pour venger en même temps la doctrine de mon livre et le droit permanent de l'Église sur la rédaction des confessions de la foi. Je vais transcrire fidèlement vos paroles, Monseigneur.

« Si les formules liturgiques, avec le caractère que vous leur assignez, et par le fait seul de leur admission dans l'office romain, devenaient autant de symboles ou de confessions de foi, et faisaient partie essentielle du

 

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dépôt de la révélation, il s'ensuivrait nécessairement, ou que l'Église ne pourrait plus toucher à ces formules ainsi consacrées, ni les modifier, ni les changer ; ou bien il faudrait soutenir que l'Église peut retoucher, modifier, changer les symboles ou confessions de foi, et altérer le dépôt de la révélation. Or, avancer que l'Église ne peut ni retoucher, ni modifier, ni changer les formules de style ecclésiastique qu'elle a introduites dans ses livres de prières, c'est mettre des bornes inconnues à la toute-puissance spirituelle qu'elle tient de son fondateur. Dire également que l'Église a le droit de faire des changements aux symboles ou confessions de foi, de retrancher ou d'ajouter quelque chose au dépôt de la révélation, ce serait ressusciter des erreurs depuis longtemps condamnées (1). »

Commençons, Monseigneur, par bien préciser les termes dont nous nous servons, c'est le moyen d'éviter la confusion des idées. J'ai dit que les formules de la Liturgie font partie du dépôt de la Révélation ; avant d'aller plus loin, j'expliquerai cette parole pour ceux qui ne l'auraient pas comprise.

La Révélation est la parole de Dieu sur laquelle s'exerce notre foi. Cette parole de Dieu est conservée dans un dépôt; ce dépôt est l'Ecriture sainte et la Tradition, car l'Écriture sainte et la Tradition contiennent également la parole de Dieu révélée. Pour ce qui est de l'Écriture sainte, il n'y a pas de débat entre nous, Monseigneur : nous sommes d'accord qu'elle contient la parole de Dieu. Le point sur lequel nous nous divisons est de savoir quel est le dépôt de la Tradition révélée. Vous prétendez que la Liturgie ne fait pas partie de ce dépôt, attendu qu'elle ne saurait avoir de valeur dogmatique qu'autant que ses formules remonteraient jusqu'aux Apôtres ; moi, je

 

(1) Examen, page 71.

 

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tiens quelle est le principal instrument ou dépôt de la Tradition révélée. J'ai donné mes preuves, fondées sur la notion même de l'infaillibilité de l'Église enseignante, sur les faits dogmatiques, sur l'autorité des Docteurs qui classent les formules liturgiques parmi les symboles et les confessions de foi, et les proclament, en cette qualité, la règle inviolable de la croyance. Je m'en tiens donc, Monseigneur, à ce que j'ai dit et établi ci-dessus car, comme dit le P. Perronne, « il n'y aurait à pouvoir contester à la Liturgie sa qualité de premier témoin, et de témoin supérieur à tous les autres, de la Tradition et de la foi de l'Église, que celui qui n'aurait pas compris qu'elle renferme dans ses suffrages, ses lois, ses rites, ses paroles et ses dogmes, la voix de toutes les églises et le témoignage des évêques, des prêtres et du peuple lui-même (1).  »

Maintenant que j'ai expliqué dans quel sens la Liturgie est le dépôt de la révélation, j'en viens à peser votre objection en elle-même, Monseigneur. Elle est fondée uniquement sur ce que vous pensez que l'Église ne peut retoucher, modifier, ni changer les symboles ou confessions de foi. Vous allez jusqu'à enseigner que ce serait ressusciter des erreurs condamnées, que soutenir le contraire. Mais, Monseigneur, est-il un fait plus éclatant que la rédaction successive des symboles et confessions de foi dans l'Église ? N'est-ce pas, au contraire, protester contre son droit de fixer la doctrine dans des formules positives, droit sans lequel l'Église n'eût jamais triomphé des hérésies, que de limiter son pouvoir en cette matière ?

 

(1) Maximi faciendam esse auctoritatem sacra: Liturgiae, eamque habendam uti testem omni exceptione majorem Traditionis et Ecclesiae fidei, is solus inficias iverit, qui non adverterit in illa ecclesiarum omnium exhiberi vocem, ac testimoniuin episcoporum, presbyterorum et plebis ipsius suffragia, leges, ritus, effata, dogmata. Perrone. De Lotis theologicis. Part. II, sect. II, cap. 11. De mediis generalibus Traditionis.

 

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Le symbole des Apôtres n'a-t-il pas été retouché à Nicée ? Le symbole de Nicée n'a-t-il pas été modifié, dans sa teneur, à Constantinople ? La profession de foi de Pie IV ne présente-t-elle pas des additions considérables aux textes de Nicée et de Constantinople ? La plupart des conciles généraux n'ont-ils pas promulgué des confessions de foi conçues en des termes totalement différents de celles que je viens de rappeler ? On pourrait faire un volume entier de toutes ces formules que l'Église a rédigées selon le besoin des temps et qui sont l'instrument et le dépôt de sa foi.

Certes, les hérétiques, contre lesquels ces formules étaient rédigées, savaient bien en comprendre la force ; mais aussi les fidèles en connaissaient tout le prix. Si nous avons conservé la Révélation divine, c'est donc au moyen de cette grande prérogative de l'Eglise, qu'elle exerce en produisant, dans le cours des siècles, ces symboles et ces confessions de foi, dont il lui appartient de fixer la teneur, sans être liée par la forme des symboles antérieurs. Sans doute, elle n'a pas le droit de modifier ainsi le texte des saintes écritures; mais le dépôt de la Tradition révélée, toujours immuable pour le fond des doctrines, a admis, dans l'expression, toutes les modifications que les erreurs successives ont rendues nécessaires. De là, ces mots nouveaux contre lesquels les hérétiques ont tant protesté, mais en vain. Les Ariens déclamaient contre le Consubstantiel, les Nestoriens contre le Theotocos, comme plus tard, les Protestants contre le terme Transsubstantiation, et les Jansénistes contre celui de Grâce suffisante. Vous savez aussi bien que moi, Monseigneur, que le mot Trinité n'est pas apostolique, que saint Jérôme demandait à saint Damase de fixer le terme Hypostase, que les mots de Nature et de Personne ont été plusieurs siècles sans être arrêtés définitivement par les confessions de foi : chacun de ces termes demanderait

 

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une histoire à part. Si donc nous avons conservé la Révélation dans sa partie traditionnelle, c'est uniquement parce que l'Église n'a cessé de faire usage de son droit de formuler les symboles et les confessions de sa doctrine; jamais aucun catholique ne lui contesta cette prérogative. Maintenant, ce qui a eu lieu pour les symboles promulgués dans les conciles, comment n'eût-il pas eu lieu pour la Liturgie ? C'est toujours la même foi qui persévère sous des formes variables, parce que c'est toujours le même Esprit qui veille sur l'Église et ne permet pas qu'elle puisse un seul jour manquer de l'assistance promise.

Ne dites donc plus, Monseigneur : « Qu'est-ce que cette Tradition, abrégée par les uns quand elle est trop longue, étendue par les autres, quand elle est trop courte, dont une partie est restaurée au cinquième siècle, une autre au sixième et au septième siècles ? Un saint Pape vient qui met en ordre cette Tradition ; un autre saint Pape monte sur la chaire de saint Pierre, et il la réduit en un seul volume, retranchant beaucoup de choses, en retouchant quelques-uns, en ajoutant plusieurs autres; et cette Tradition, ainsi travaillée et remaniée de siècle en siècle, n'en demeure pas moins intacte; elle est toujours fixe, stable, divine comme l'Écriture (1) ! » — Oui, Monseigneur, il en est ainsi, et la raison en est bien claire ; c'est que les remaniements, les retranchements, dont vous parlez, n'eurent jamais pour but d'écarter l'erreur; la vérité vivait sous les anciennes formules comme dans les nouvelles, et l'autorité était la même dans les unes et dans les autres, parce que le même Esprit y présidait. Le dépôt de la révélation pouvait être modifié dans ses formes accidentelles; jamais il ne fut altéré dans son essence. Feuilletez de nouveau,

 

(1) Examen, page 122.

 

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Monseigneur, les actes des conciles généraux, les lettres dogmatiques des Souverains Pontifes, vous reconnaîtrez avec moi cette merveilleuse unité conservée, par le plus grand de tous les prodiges, mais par un prodige sur lequel nous avons droit décompter; passez ensuite à la lecture des Sacramentaires, d'où sont sortis les Missel, Rituel et Pontifical romains ; consultez les Responsoriaux, les Antiphonaires, les Hymnaires, d'où est sorti le Bréviaire romain ; parcourez les diverses éditions approuvées de ce Bréviaire, du treizième siècle à saint Pie V, et de saint Pie V à Grégoire XVI, qui a ajouté encore au texte de la Liturgie, et voyez si la Tradition ne se montre pas constamment, en ces divers monuments, aussi intacte, aussi fixe, aussi stable, aussi divine que si les Apôtres, nous eussent laissé un texte immuable du Missel, du Rituel, du Pontifical et du Bréviaire.

Vous avez cru me mettre dans l'embarras, Monseigneur, et je vous le pardonne bien volontiers, lorsque vous avez écrit que mes principes enlevaient au Pape un pouvoir que le gallicanisme le plus pur ne lui avait jamais contesté, attendu que, si les formules de la Liturgie romaine ont un caractère dogmatique, il s'ensuit que le Pape ne pourrait jamais les modifier ; ce que les gallicans n'ont jamais prétendu (1). En effet, Monseigneur, ils auraient eu assez mauvaise grâce à le faire; mais ce ne serait pourtant pas la première fois que des personnages gallicans se fussent attribué un droit qu'ils refusaient au Pape. Mais, Monseigneur, votre argument ad hominem croule par la base, puisque je reconnais et confesse comme une vérité catholique, que l'Eglise et le Pape, qui n'ont pas le droit de changer et d'altérer la foi, ont le droit de formuler, selon le besoin, et avec infaillibilité, les confessions delà foi.

 

(1) Examen, page 72.

 

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Et puisque vous parlez de gallicanisme, pourriez-vous me citer, Monseigneur, un seul auteur de cette école, qui ait osé refuser au Pontife romain le pouvoir de promulguer les nouvelles professions de foi que le besoin des églises rendait nécessaires ? Or, ce droit, Monseigneur, ce n'est pas seulement au Pape que vous le contestez, mais à l'Église entière. Vos principes vont à anéantir tous les symboles, y compris celui de Nicée; à faire de la Tradition un être de raison à l'autorité duquel il serait impossible de faire appel dans les controverses sur la doctrine, et sur lequel aussi la foi des catholiques ne pourrait s'exercer explicitement. Ce n'est donc pas seulement la Liturgie que vous sacrifiez ici, mais les actes des conciles, les constitutions dogmatiques des Pontifes romains, les écrits des Pères, et généralement tous les monuments qui contiennent la Tradition de l'Église. Postérieurs au temps des Apôtres, venus siècle par siècle, rédigés sous mille formes diverses, l'unité de doctrine qu'ils présentent n'est plus pour vous qu'un accident heureux.

Ainsi, l'Église n'a pas eu le droit de formuler le dépôt écrit qui contient sa croyance; elle aurait dû laisser la Tradition dans le vague, par respect pour la divinité de cette Tradition, et les hérétiques ont eu raison de se plaindre, comme, au reste, ils n'ont jamais cessé de le faire, de la multiplicité et de la succession des symboles. A Lyon et à Florence, les Grecs devaient repousser la nouvelle confession de foi que l'Église latine leur présentait à signer; les Arméniens devaient rejeter le Décret d'Eugène IV, et les Jansénistes étaient fondés à refuser la signature du Formulaire d'Alexandre VII ! Où nous conduirait cette voie, Monseigneur, et n'est-il pas cent fois plus aisé de convenir que l'Église d'Orléans, en abdiquant la Liturgie romaine, a abdiqué la valeur du témoignage liturgique qu'elle rendait avec tant d'autres églises,

 

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que de venir contester, à travers tant d'assertions dangereuses, la valeur dogmatique des prières de l'Église ? Il ne m'appartient pas, assurément, Monseigneur, de juger vos intentions; je leur rends toute la justice qu'elles méritent; mais l'erreur est toujours et partout l'erreur, comme la vérité est toujours et partout la vérité. Vous l'avez dit, Monseigneur, à propos de mon livre, et c'est la phrase la plus bienveillante de votre Examen : « Il y a des sophistes par conscience comme d'autres le sont par calcul ; on ne peut pas plus les rendre responsables des erreurs qu'ils enseignent, qu'on ne peut demander à la transparence d'un vase brillant, pourquoi elle donne sa couleur à l'eau limpide dont on le remplit (1). »

 

§ IX. Troisième objection de Monseigneur l'évêque d'Orléans

 

J'en viens maintenant, Monseigneur, à une nouvelle difficulté que vous opposez contre la valeur dogmatique de la Liturgie, et particulièrement de la Liturgie romaine. Je transcris vos paroles.

« Ainsi, point de doute, mon Révérend Père, les formules liturgiques contenues dans la prière ecclésiastique de l'usage romain, sont des articles de foi, et font partie essentielle du dépôt de la révélation. Or, je suis obligé de vous dire, à mon grand regret, que cette proposition est fausse en tous points. Elle n'irait à rien moins qu'à déplacer les fondements de la foi chrétienne (2). »

La chose en vaut la peine, Monseigneur, et c'est précisément parce qu'il ne s'agit de rien moins que des

 

(1)  Examen, page 181.

(2)  Examen, page 80.

 

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fondements de la foi chrétienne compromis par moi, selon les assertions de votre Examen, que je me suis vu obligé d'entrer dans la discussion présente.

Je ferai d'abord une petite observation sur la manière dont vous résumez ma thèse : elle consistera à vous faire remarquer, Monseigneur, que je n'ai dit nulle part que toutes les formules de la Liturgie romaine, bien qu'elles aient une valeur dogmatique, fussent des articles de foi. On appelle articles de foi les points de la doctrine catholique qui sont strictement définis. Avant la définition, ils étaient contenus dans le dépôt de la révélation écrite ou traditionnelle; par un jugement souverain, l'Eglise qui les avait toujours professés dans ses formules, ses rites, ses usages, dans les écrits des saints Pères, dans l'enseignement de ses théologiens, les a définis quand il en a été besoin; jusque-là, il pouvaient ne pas être articles de foi, mais seulement des articles contenus dans le dépôt de la révélation.

Après cette explication, je m'empresse d'établir par vos propres paroles, Monseigneur, les grands principes qui vont me convaincre d'avoir attenté aux fondements de la foi chrétienne. Vous dites que ma doctrine suppose « que

chacune des formules de prière admise à Rome dans l'office divin est l'expression obligée du dogme défini par l'Eglise, tandis  que, de l'aveu de tout le monde, un grand nombre de ces formules, quoique toujours conformes à la foi catholique, n'expriment cependant que de pieuses croyances, ou ne sont admises dans la prière publique que pour favoriser la dévotion de ceux qui sont tenus de la réciter (1). »

Vous corroborez ce raisonnement, Monseigneur, par une citation de Benoît XIV, dont l'autorité est en effet très grave  sur la matière. Que vous répondrai-je donc ?

 

(1) Examen, page 80.

 

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une chose toute simple; c'est que je suis tout à fait de l'avis du savant Pape dont vous alléguez le témoignage, mais sans adopter, le moins du monde, les inductions que vous en tirez.

De quoi s'agit-il entre nous deux, Monseigneur ? de la valeur dogmatique de la Liturgie.

De quoi parle Benoit XIV ? de la valeur historique des faits racontés dans les légendes du Bréviaire romain.

Le Pontife examine si l'autorité de ces légendes peut inquiéter la conscience des critiques qui croient pouvoir soutenir, contrairement aux récits du Bréviaire romain, que le corps de saint Barthélemi repose à Bénévent et non à Rome ; que saint Grégoire le Grand n'a pas été moine ; que Marie-Madeleine est une autre personne que Marie sœur de Marthe, que saint Marcellin n'a pas sacrifié aux idoles; que saint Denys de Paris n'est pas l'Aréopagite; que Constantin n'a pas été baptisé à Rome par saint Silvestre, etc. Benoit XIV décide qu'il y a un milieu à tenir entre ceux qui pensent que l'autorité du Bréviaire romain est nulle par rapport aux faits historiques, et ceux qui jugent qu'il serait impie et comme hérétique, de douter de la vérité des faits historiques qui y sont renfermés, et, à plus forte raison, de les attaquer. Il conclut enfin qu'il n'est pas défendu de discuter avec convenance, et en produisant des raisons sérieuses, certains faits purement historiques énoncés dans les légendes du Bréviaire romain (1).

Je m'étonne, Monseigneur, que vous ayez pu produire ce fait sous forme d'objection à la valeur dogmatique de la Liturgie; car enfin, vous savez, aussi bien que moi, que l'Église elle-même ne prétend à aucune infaillibilité sur les faits historiques qui ne tiennent pas au dogme. Malgré mon zèle pour l'autorité dogmatique de la Liturgie,

 

(1) De Canonizatione Sanctorum. Lib. IV, part. II, cap. XIII, n° 7 et 8.

 

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et en particulier de la Liturgie romaine, je n'en suis pas encore venu jusqu'à lui reconnaître une valeur supérieure à celle des décisions dogmatiques des conciles généraux et des Papes. Or, les conciles généraux et les Papes n'ont point reçu le don de l'infaillibilité dans des matières semblables ; comment pourrait-on l'attribuer au Bréviaire romain ? Les plus minces étudiants en théologie savent faire la distinction des faits sur lesquels l'Église peut porter un jugement qui oblige la foi, et des faits sur lesquels son autorité est simplement respectable. N'avons-nous pas, par exemple, dans les actes du septième Concile, plusieurs récits apocryphes admis par le Concile, et enregistrés avec d'autres qui sont incontestables ? Cependant ces faits ne préjudicient en aucune manière à la valeur de la décision portée par le Concile sur l'objet de sa convocation. Il a suffi à Dieu de rendre son Église infaillible pour la conservation des vérités révélées du dogme et de la morale ; quant aux faits simplement historiques, même pieux et édifiants, Dieu n'a pas jugé à propos d'assurer ce privilège à son Église.

Toutefois, comme les faits de ce genre ont toujours une moralité, quelle que soit la certitude des récits qui les contiennent, il est un point sur lequel l'infaillibilité de l'Église s'exerce à leur endroit, et ce point, vous l'avez reconnu vous-même, Monseigneur, quand vous êtes convenu tout à l'heure que les formules de la Liturgie romaine sont toujours conformes à la foi catholique, même celles qui n'expriment que de pieuses croyances, ou ne sont admises dans la prière publique que pour favoriser la dévotion de ceux qui sont tenus de la réciter.

En effet, Dieu qui n'a pas promis à son Église l'infaillibilité sur les faits qui ne tiennent pas au dogme, ne saurait lui permettre de publier, comme dignes

 

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d'intéresser la piété des fidèles, des faits pieux dont les conséquences pourraient être contraires à la foi ou à la morale chrétienne. Quoi qu'il en soit de l'autorité de ces faits qu'une critique, plus ou moins fondée, pourrait contester quelquefois, la portée dogmatique et morale en est toujours sûre et édifiante ; car l'Église perdrait sa note de Sainteté le jour où elle enseignerait l'erreur ou l'immoralité dans des récits dont la rédaction et la promulgation lui appartiennent.

Permettez-moi, Monseigneur, d'insister encore sur ce que vous voulez bien m'accorder en disant que les légendes en question sont toujours conformes à la foi catholique ; au fond, c'est tout à fait reconnaître la valeur dogmatique de la Liturgie, dans une objection que vous dirigez contre elle. En effet, en quoi consiste cette valeur dogmatique, tant de la Liturgie que des décisions formelles de l'Eglise, sinon en ce que, par l'assistance divine, tout ce qui émane de l'Église comme Église est toujours conforme à la foi catholique ? Dans ses décisions, dans ses confessions, l'Église ne crée pas de nouveaux dogmes, elle ne reçoit pas de nouvelles révélations d'en haut, elle n'est pas inspirée à la manière des auteurs sacrés qui écrivirent les Livres saints sous la dictée de l'Esprit de Dieu : elle rend simplement témoignage à la Tradition, et son infaillibilité consiste en ce que ce témoignage, garanti par l'autorité même de Dieu, est toujours, et nécessairement, conforme à la foi catholique. Ce don merveilleux suffit à la conservation de la doctrine de Jésus-Christ sur la terre, et c'est par son moyen que la vérité révélée a traversé, sans altération, dix-huit siècles, et se maintiendra toujours pure jusqu'à la consommation des temps.

Concluons donc que les quelques faits, rapportés dans certaines légendes du Bréviaire romain, fussent-ils aussi apocryphes  qu'e l'ont prétendu certains

 

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critiques, ne peuvent porter aucun préjudice à la valeur dogmatique de la Liturgie, puisqu'ils n'appartiennent pas à la classe des faits révélés ou des faits dogmatiques, pour lesquels seuls l'Église a reçu le don de l'infaillibilité.

J'ajouterai toutefois, en faveur de ceux de nos lecteurs qui ne seraient point au fait de ce genre de questions, ' que les faits dont nous parlons sont en très petit nombre, et qu'il n'en est pas un qui n'ait en sa faveur l'assentiment d'un grand nombre d'habiles critiques. Des savants du premier ordre ont rédigé ces légendes par le commandement des Souverains Pontifes ; et si l'Église romaine n'a point eu intention de gêner la liberté de ceux qui n'admettent pas la vérité de quelques faits qu'elles contiennent, son suffrage, si éclairé, est devenu un argument de plus en faveur de la vérité de ces mêmes faits. Au reste, tous ceux qui ont étudié l'antiquité savent que la critique est une science assez vacillante, et que souvent des découvertes imprévues sont venues venger, par des documents positifs, la réalité d'un fait que l'on s'était cru antérieurement fondé à révoquer en doute. Ce n'est point ici le lieu d'en produire des exemples; j'aurai occasion de le faire ailleurs; mais je devais cette explication à ceux qui, trompés par des déclamations intéressées, auraient pu concevoir de fausses idées sur les légendes du Bréviaire romain, qui forment un ensemble aussi admirable pour la beauté du style et l'onction des récits, que pour la gravité des faits qui le composent.

 

§ X. Quatrième objection de Monseigneur l’évêque d'Orléans.

 

Dans les développements que j'ai donnés sur l'autorité de la Liturgie dans les choses de la foi, j'ai eu occasion de relever l'immense service que l'Église rend aux

 

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fidèles par l'emploi qu'elle fait de l'Écriture sainte dans ses prières. Si les commentaires des Pères sur ce livre divin sont d'une si haute portée pour en donner la clef, quelle ne doit pas être la valeur des interprétations données par l'Église même au moyen du choix des passages qu'elle applique aux mystères dans toute la série des offices divins, dans la célébration du saint Sacrifice, dans l'administration des Sacrements et dans l'accomplissement des Sacramentaux ? J'ai déploré la perte d'un si riche trésor, occasionnée par la publication des nouveaux livres liturgiques, où d'autres passages des Livres saints, choisis d'après tel ou tel système, selon le goût particulier des rédacteurs, comme parle l'un d'entre eux, Mésenguy, sont venus prendre la place de cet ensemble immense de doctrine biblique dispensée par l'Église dans la lumière de l'Esprit-Saint. A part les intentions perfides et constatées, reconnues même par les sectaires qui se font un honneur d'avoir composé ces livres comme un trophée de leur victoire et un moyen d'éterniser leur parti, j'ai montré comment l'Ecriture sainte empruntait à l'Eglise, non son autorité, mais son interprétation : comment, par conséquent, un évêque particulier, qui substituait aux textes fixés par la Liturgie universelle, d'autres textes choisis par lui, ou par son autorité privée, dans la Bible, ne compensait aucunement la perte qu'il occasionnait à son église, en lui retirant le commentaire vivant, et autorisé des saintes Écritures, que l'Église nous fournit par la Liturgie universelle. Une telle doctrine me semblait évidente, et, à moins qu'on ne prétende que l'autorité faillible d'un évêque, ou même de plusieurs évêques, est égale à celle de l'Église universelle, il faudra bien s'en tenir à ces principes.

Vous répondez à cela, Monseigneur, que l'Église de France  n'a rien perdu à ces changements, puisque les

 

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nouveaux livres sont composés avec des textes d'Écriture sainte. Voici vos paroles : « Comme il n'appartient qu'à l'Église seule de déterminer le véritable sens du texte sacré, Dom Guéranger s'empare de ce principe pour accuser les évêques de France d'avoir altéré ce sens divin, d'en avoir changé la signification, en l'insérant, mot à mot, et sans aucun commentaire, dans leurs offices ; comme si ces évêques étaient étrangers à l'Église, ou que les textes dont ils ont fait usage, ne fussent pas inspirés du Saint-Esprit (1). »

Ainsi, Monseigneur, vous m'accordez qu'il n'appartient qu'à l'Église seule de déterminer le véritable sens du texte sacré ; je conviens parfaitement avec vous, grâce à Dieu, que les Évêques de France, nos Pasteurs, en un mot, ne sont pas étrangers à l'Église ; mais pour que votre argument eût valeur, il faudrait dire que, par là même qu'on n'est pas étranger à l'Église, on est l'Église elle-même ; or, c'est ce qu'il est impossible de vous accorder.

Sans doute, les textes qui composent les nouveaux livres, sont inspirés par l'Esprit-Saint ; mais nous ne pouvons compter, avec une certitude complète, sur le sens que leur a donné l'Esprit-Saint, que dans le cas où ils restent à leur place dans le livre sacré, ou encore dans le cas où l'Église les en distrait pour nous les expliquer à part, soit dans ses jugements dogmatiques, soit dans sa Liturgie, soit dans les écrits de ses Docteurs, quand ceux-ci s'accordent sur le sens à leur donner. Il ne s'agit point ici d'altération du sens divin de ces textes, il s'agit, pour le moment, de leur autorité dans l'état où ils se présentent isolés du contexte par une main différente de celle de l'Église. Je dis donc et je répète, avec la théologie catholique,

 

(1) Examen, page 13

 

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que ces textes, dans cet état, ne sont plus garantis pour le sens qu'on leur donne, par l'autorité divine, si leur valeur n'a pas déjà été déterminée à part dans quelque jugement solennel, ou par l'usage de l'Église. La moindre concession que je vous ferais sur cet article, Monseigneur, serait, sans doute, favorable aux nouveaux livres liturgique, mais elle renverserait toute l'économie de la doctrine catholique sur les rapports de l'Église et de l'Écriture sainte.

Non, Monseigneur, les évêques ne sont point étrangers à l’Eglise ; ils sont les Anges et les Pasteurs des églises particulières ; réunis au Souverain Pontife, ils forment l'Église de Jésus-Christ dans sa partie enseignante ; chacun d'entre aux a le droit et l'obligation d'exposer l'Écriture sainte à son peuple ; je vous accorderai même qu'ils peuvent expliquer les textes dont l'Église n'a pas fixé le sens, et qu'ils ne sont pas obligés de se borner, dans l'enseignement, aux passages de l'Écriture dont l'Église a déterminé la valeur. Mais, en revanche, il faut bien que vous m'accordiez que cet enseignement particulier est dépourvu de toute infaillibilité, chaque fois que les évêques expliquent les textes dont l'Église n'a pas fixé le sens. Maintenant, comme il est de fait que l'Église, dans sa Liturgie romaine, moralement universelle, avait déterminé le sens d'un nombre immense de passages empruntés à tous les livres de l'Écriture, et que dans les sept ou huit bréviaires ou missels en usage dans soixante-trois églises de France, ces textes, fixés par l'Église, ont été remplacés par d'autres, sans le concours de l'Église, n'est-il pas évident qu'une autorité faillible a remplacé, dans ces nouveaux livres, l'autorité infaillible ? C'est là toute la question.

L'Église ne peut errer (c'est la foi), soit qu'elle détermine le sens d'un passage de l'Écriture, soit qu'elle énonce le dogme révélé dans une formule qu'elle compose

 

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d'elle-même ; donc, l'autorité dogmatique des formules qu'elle compose même de son propre fond, est supérieure à l'autorité de celles qu'un évêque particulier composerait avec des paroles mêmes de l'Écriture, dont le sens n'est garanti que par son autorité individuelle, puisque cet évêque particulier est faillible. Encore une fois, il est impossible de se départir de ce principe, sans abandonner le fondement du catholicisme.

On ne saurait trop relever, Monseigneur, l'autorité de l'Église dans ses jugements sur l'Écriture sainte. Jamais elle n'a prétendu être la source de l'inspiration des Livres sacrés ; elle confesse, au contraire, comme un dogme, qu'ils sont inspirés de Dieu ; mais Dieu, qui les a inspirés a voulu, en même temps, que leur sens ne nous fût connu, avec infaillibilité, que par l'Église. Il était bien le maître d'agir autrement, puisque toute infaillibilité vient de lui et de lui seul ; mais enfin c'est ainsi qu'il lui a semblé bon. J'ai donc été, Monseigneur, étrangement surpris, je l'avoue, lorsque, dans votre Examen, je vous ai vu insinuer, d'une manière très significative, la doctrine contraire. Voici vos propres paroles :

« A propos de la prééminence qu'il accorde à l'Église sur l'Écriture, Dom Guéranger se vante d'exposer la simple doctrine des lieux théologiques. Mais quel besoin avait-il, ici, de parler des lieux théologiques ? Ils enseignent tout le contraire de ce qu'il leur fait dire. On n'a qu'à ouvrir Melchior Canus, ou le premier traité de théologie venu, pour voir que l'autorité de l'Écriture et de la Tradition est toujours placée avant l'autorité de l'Église. »

« Le premier lieu théologique, c'est l'autorité de l'Écriture sainte renfermée dans les livres canoniques. »

« Le deuxième lieu théologique, ce sont les traditions de Jésus-Christ et des Apôtres, qui, n'étant point écrites,

 

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mais transmises de main en main jusqu'à nous, méritent justement le nom d'oracles de vive voix que nous leur donnons. »

« Le troisième lieu théologique est l'autorité de l'Église catholique. »

« Primus igitur locus est auctoritas S. Scripturœ quœ libris canonicis continetur. »

« Secundus est auctoritas traditionum Christi et Apostolorum quœ quoniam scriptœ non sunt, sed de aure in aurem ad nos pervenerunt, vivœ vocis oracula rectissime dixerimus. »

«  Tertius est auctoritas Ecclesiœ Catholicœ. »

« Melchior Canus, de locorum Theolog, numéro et ordine, cap. ultimum, p. 4.»

« Tel est l'ordre invariable dans lequel les théologiens ont classé jusqu'ici les lieux théologiques; mais cet ordre était bien vieux, et il ne fallait qu'une petite révolution en théologie pour le rajeunir. Le Père Abbé de Solesmes l'a opérée, et je la tiens pour bonne : elle remplit fort bien le but de toute sage révolution, qui consiste à mettre la fin au commencement et le commencement à la fin (1). »

Quel est le sens de ces paroles, Monseigneur ? J'ai le droit de vous le demander, puisqu'elles sont dirigées contre moi. Il est évident que votre raisonnement ne vient pas ad rem, à moins que vous n'entendiez soutenir que l'autorité de l'Ecriture est avant celle de l'Église; autrement vous ne pourriez tirer aucun avantage de l'ordre dans lequel Melchior Cano a disposé les lieux théologiques. Permettez-moi donc de vous répondre que Melchior Cano, eût-il été de votre sentiment, n'en devrait pas moins être abandonné, parce que tout théologien contraire à l'Église ne doit pas être suivi. Heureusement,

 

(1) Examen, page 253.

 

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l'évêque des Canaries est complètement orthodoxe ; l'ordre qu'il établit dans lieux théologiques, est celui que j'établirais moi-même. Il ne s'agissait pas simplement de lire les titres de ses chapitres ; il fallait encore prendre connaissance de la doctrine qu'ils contiennent. Il a placé d'abord l'Écriture sainte et la Tradition, comme le texte de la Loi. Ensuite, il a amené le Juge infaillible qui doit interpréter cette Loi, et il a eu bien soin, à propos de ce Juge, d'enseigner qu'à ce Juge seul appartient d'interpréter le texte de la Loi ; que toutes les interprétations qui en sont faites par d'autres que par ce Juge, sont faillibles, et peuvent être très dangereuses ; en quoi il n'a pas cru déroger à la dignité de la Loi elle-même, parce que le divin législateur ne l'a donnée qu'à la condition qu'elle ne serait jamais interprétée que par le Juge qu'il s'est engagé à garantir à jamais de l'erreur.

Or, Monseigneur, ce Juge est l'Eglise catholique. C'est l'Église catholique seule qui a la clef des saintes Ecritures : car, comme dit saint Bernard, « elle a en elle l'Esprit et le conseil de celui qui est son époux et son Dieu; elle plonge son regard dans l'abîme des secrets divins; elle donne à Dieu, dans son cœur, et, en échange, prend dans le cœur de Dieu, une habitation continuelle. Lors donc qu'elle fait subir aux paroles des divines Écritures, soit une altération, soit une substitution, ce nouvel arrangement des paroles a plus de force encore que la première disposition des mots ; la différence de l'un à l'autre est telle, pour ainsi dire, que celle qui se trouve entre la figure et la vérité, entre la lumière et l'ombre, entre la maîtresse et la servante (1). »

 

(1) Ecclesia secum habet consilium et spiritum sponsi et Dei sui, cui dilectus inter ubera commoratur, ipsam cordis sui sedem principaliter possidens et conservans. Nimirum ipsa est qua; vulneravit cor ejus, et in ipsum abyssum secretorum Dei oculum contemplationis immersit, ut et illi in suo et sibi in ejus corde perennem faciat mansionem. Cum ergo ipsa in Scripturis divinis verba vel alterat, vel alternat, fortior est illa compositio, quam positio prima verborum : et fortassis tanto fortior, quantum distat inter figuram et veritatem, inter lucem et umbram, inter dominam et ancillam. S. Bernardus. In Vigil. Nativitatis Domini. Sermo III, n° 1.

 

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Notre grand théologien français, Thomassin, commente magnifiquement ces paroles de l'Abbé de Clairvaux, qu'il rapproche de la doctrine de saint Augustin, et il le fait précisément à l'occasion de l'Office divin : « Tous les sens admirables et sublimes que l'Église, scrutatrice des mystères, découvre dans les Écritures, sont réellement renfermés dans les paroles du livre sacré, paroles qui ont été disposées par l'Esprit-Saint, auteur de ces livres, en sorte que ces sens, merveilleux et secrets, en pussent être tirés. A quoi bon disputer sur les mots quand on est d'accord sur le fond ? Ce que prétend Bernard n'est autre que ce que Augustin a démontré avant lui. Les oracles sublimes et cachés de la vérité, qui peuvent se présenter à l'esprit de celui qui commente les Écritures, sont cachés sous les paroles de ce livre divin; c'est l'Esprit-Saint lui-même qui, dès le commencement, les y a déposés. Dans la longue suite des temps l'Église les en extrait et les développe ; car c'est elle qui a puisé avec abondance, et puise toujours avec plus d'abondance, cet Esprit de vérité qui a dicté les Écritures et les a enrichies de toute l'opulence de la vérité souveraine. Que les novateurs ne se fassent donc pas illusion, une telle prérogative n'appartient qu'à l'Église universelle ; elle n'appartient pas plus au particulier QU'AU PASTEUR, pas plus au savant qu'à l'homme du peuple (1). »

 

(1) Video quid perspicaci lectori venire hic in mentem possit, ex illis ipsis quae supra de multiplici Scripturarum intelligentia ex Augustino potissimum disputata sunt. Nimirum sensus illos omnes miros et sublimes, quos Ecclesia mysteriorum rimatrix in Scripturis deprehendit, inesse utique Scripturae verbis : quae ita a Spiritu Sancto horum librorum authore temperata sunt, ut ex eis haec quoque mira et arcana sensa erue-rentur. Quorsum attinet de verbis altercari, ubi de re convenit? Hoc ipsum est, quod voluit Bernardus, quod praemonstravit Augustinus; quascumque Scripturas commentanti ardua et arcana veritatis oracula in cogitationem venire possunt, ea in Scriptur» verbis delitescere, ea illis a Spiritu Sancto jam inde ab exordio illigata fuisse, ea Iongo temporum lapsu ab Ecclesia elici et evolvi, ut quae Spiritum illum veritatis uber-rime hauserit hauriatque semper uberius, quo Scripturas dictatee et tota sumniœ veritatisopulentia locupletatae sunt.Ne verohinc sibi blandiantur Novatores : uni Ecclesia; universali haee praerogativa vindicatur, non pri-vato, non pastori, non docto, non plebeio cuiquam. Tliomassin,Dogmata Theologica. Tom. M, Tract. I, cap. xxx, n" 4.

 

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Vous le voyez, Monseigneur, c'est l'Église, et l'Église exclusivement, qui a reçu des droits sur l'Écriture ; les évêques, pris isolément, ne sont que des particuliers en présence de l'Écriture sainte. Sans doute, il leur est recommandé de la lire sans cesse ; un de leurs devoirs principaux est de l'expliquer à leurs peuples ; mais ils ne doivent l'enseigner qu'avec l'Église. L'Esprit, qui a été donné au corps des pasteurs, n'a point été donné dans la même mesure, à chacun d'eux ; ils peuvent être infidèles dans la garde du dépôt; mais nous savons qu'ils ne le seront jamais, tant que leur enseignement ne fera que reproduire celui de l'Église.

Vous dites, Monseigneur : « L'Église a choisi les évêques pour être ses organes dans leurs diocèses. C'est au nom de l'Église, dont ils sont les ministres, que les premiers Pasteurs ont fait usage des Écritures; c'est avec le sens que l'Église leur donne, qu'ils les ont consacrées à la louange de Dieu. Vous le niez ; où sont vos preuves ? Vous accusez leurs intentions, vous sondez les replis de leur conscience ; cette méthode est facile, tous les calomniateurs s'en sont servis. Il ne s’agit pas ici de ce qui s'est passé dans les

 

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consciences, mais de ce qui s'est passé dans les bréviaires (1). »

Reprenons un peu, phrase par phrase, Monseigneur, cette vigoureuse sortie. « L'Eglise a choisi les Evêques pour être ses organes dans leurs diocèses. » — Ce n'est pas dire assez, Monseigneur; c'est le Saint-Esprit même qui a placé les Evêques, comme dit saint Paul, pour régir l’Eglise de Dieu (2) ; mais s'ensuit-il de ce que les Evêques sont établis par l'Esprit-Saint dans l'Église, que chaque Évêque particulier doive toujours et en tout être considéré comme le ministre de l'Esprit-Saint et l'organe de l'Église dans sa conduite ? L'histoire de dix-huit siècles est là pour nous fournir de nombreux exemples du contraire.

« C'est au nom de l'Église dont ils sont les ministres, que les premiers Pasteurs ont fait usage des Écritures. » — Je ne saurais vous accorder cela, Monseigneur, puisque, pour composer les nouveaux livres, on a été obligé de mettre de côté l'ensemble des textes de l'Écriture que l'Église avait consacrés à la célébration des mystères, dans les Offices divins. Si ces évêques ont agi au nom de l'Église, produisez-nous donc, Monseigneur, l'acte par lequel elle leur a conféré une délégation si nouvelle. « C'est avec le sens que l'Eglise leur donne, qu'ils les ont consacrés à la louange de Dieu.— Mais, Monseigneur, où l'Église donne-t-elle ce sens aux Écritures ? Ce n'est pas dans ses décisions comme Église puisque vous prétendez que l'Église n'a pas fixé le sens de cinquante versets de la Bible dans ses décisions (3). Ce n'est pas dans

 

(1)  Examen, page 441.

(2)  Act. XX, 28.

(3)  Auriez-vous la bonté, mon Révérend Père, de nous dire maintenant quel est, à peu près, le nombre de ces Versets dont l'Eglise a fixé le sens par ses décisions souveraines ? Peut-être n'en trouverez-vous pas cinquante. Examen, page 247.

 

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sa Liturgie, puisque les neuf dixièmes des textes nouvellement mis en œuvre ne s'y trouvent pas. A Dieu ne plaise que j'aie jamais prétendu que ces textes soient toujours mal appliqués ; mais il n'en faut pas moins revenir quant à la sécurité qu'ils inspirent, à la doctrine de Thomassin, et penser, avec lui, qu'un particulier, même Pasteur, ne saurait donner à ses interprétations et à ses applications de l'Écriture, l'autorité que l'Église donne aux siennes. La question demeure donc dans les mêmes termes, et on est bien obligé de convenir que la substitution des nouveaux livres aux livres romains a pour résultat une perte immense d'autorité pour les formules liturgiques, et un péril évident pour la doctrine,  puisqu'elle nous fait descendre d'une autorité infaillible à  une autorité faillible. Je reprends votre texte, Monseigneur :

« Vous accusez leurs intentions, vous  sondez  les replis de leur conscience ; cette méthode  est facile, tous les  calomniateurs s'en  sont servi ; il ne s'agit pas ici de ce qui  s'est  passé dans les consciences, mais de ce qui s'est passé dans les bréviaires. » — Non, Monseigneur, je  n'accuse  point indistinctement les intentions :  j'ai fait la  distinction des promoteurs hérétiques de l'innovation et de ses complices trop imprudents ;  je me suis fait un devoir de condamner les premiers, et d'excuser les seconds ; mais le fait n'en reste pas moins là  avec  toutes ses conséquences, et jusqu'ici vous ne l'avez pu justifier qu'en mettant  au jour  des principes sur lesquels il est impossible de vous suivre.

Je ne sais si c'est sérieusement que vous me traitez de calomniateur; s'il en était ainsi, je vous plaindrais, Monseigneur; car enfin, quelle est cette calomnie qui consiste à dire que des prêtres, des acolytes,  des laïques, Jansénistes, ont refait à neuf le missel et le bréviaire à l'usage de plusieurs églises de  France,  quand des faits, plus éclatants que le soleil, sont là pour l'attester ? Quelle

 

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est cette calomnie, qui consiste à dire que des évêques, notoirement Jansénistes, ont favorisé, dans des vues perverses, le triomphe de ces nouveaux livres, et que d'autres évêques, non Jansénistes, séduits par l'attrait de 4a nouveauté, ont donné la main à la destruction de l'antique et universelle Liturgie romaine, pour mettre en place ces modernes compositions ? Quelle est cette calomnie, qui consiste à dire que, malgré les intentions de ces Prélats trop faciles, la Tradition a été sacrifiée par la destruction de tant de prières séculaires, et par la substitution de tant de textes de l'Écriture, nouvellement empruntés à la Bible, aux textes anciens proposés par l'autorité de l'Église, lorsque, ne pouvant dissimuler les faits dans une histoire sérieuse, j'ai mis à couvert les intentions de ceux par qui ils s'accomplissaient ?

Vous dites, Monseigneur, qu'il ne s'agit pas ici de ce qui s'est passé dans les consciences, mais de ce qui s'est passé dans les bréviaires: tel a été, en effet, mon point de vue; je n'avais point à juger les consciences; je n'avais à rendre compte que des textes. Les bréviaires et les missels sont là pour attester si la Tradition n'a pas été foulée aux pieds, si l'Écriture sainte, interprétée par l'autorité d'un évêque particulier, n'a pas été préférée à l'Écriture sainte interprétée par l'autorité de l'Église. Quand j'aurais eu le malheur de calomnier les intentions d'un certain nombre d'évêques français du XVIII° siècle, le tort que je me serais donné en le faisant, ne rendrait pas meilleure la cause de la nouvelle liturgie, ni moins dangereux les principes que vous produisez pour la soutenir.  

Mais nous reviendrons sur ces accusations de calomnie dans une autre Lettre; reprenons notre thèse de l'emploi : de l'Écriture sainte dans la Liturgie. Voici encore vos paroles, Monseigneur : « Il n'y a qu'à lire la leçon du catéchisme sur l'Écriture sainte, pour savoir que l'Église prend indistinctement les passages dont  elle

 

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fait usage dans ses offices, au sens spirituel ou au sens accomodatice; on trouverait même dans le Bréviaire des offices entiers où ce dernier sens domine partout. Or, le sens accommodatice est-il le véritable sens du texte sacré; et lorsque l'Église l'emploie, a-t-elle l'intention de déterminer par là la valeur des versets dont elle fait usage ? Quelles règles nous a-t-elle données pour discerner, à la seule lecture de l'office divin, si un passage de l'Écriture y est pris dans un sens ou dans l'autre? à quels signes particuliers les distinguerons-nous? Et si tout verset de l'Écriture admis dans l'office divin n'est plus simplement un verset du livre inspiré qu'on nomme la Bible, mais s'il vient se placer au rang de ces propositions sur lesquelles s'exerce explicitement la foi des fidèles, quelle espèce d'acte de foi les fidèles seront-ils tenus de faire à l'égard des passages employés dans le sens accommodatice? Comment leur foi, par exemple, s'exercera-t-elle explicitement sur tous les versets consacrés à l'office de l'Assomption de la très sainte Vierge (1) ?»

Je laisse de côté l'autorité de ce fameux catéchisme que vous alléguez sans cesse, Monseigneur, et dont vous ne citez jamais les pages. Je soupçonne fort qu'il n'est pas encore imprimé, et je vous avoue que je le regrette peu, parce qu'il est loin d'être exact. Sur la question présente, son enseignement n'est pas si gravement répréhensible que dans vingt autres endroits ; cependant son auteur serait bien embarrassé d'administrer la preuve de ce qu'il avance; car il est notoire que l'Église romaine, dans ses offices, n'a pas recours au sens accommodatice une fois sur cent. Quant au sens spirituel ou mystique, vous savez, Monseigneur, qu'il est dans l'intention de l'Esprit-Saint, et que l'Église seule en a la clef. Dans les rares

 

(1) Examen, page 246.

 

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circonstances où elle emploie le sens accommodatice, elle le fait en vertu d'un droit qui lui appartient comme Église, et les fidèles peuvent parfaitement faire l'acte de foi sur les vérités qu'elle enseigne dans ces passages ainsi accommodés, parce que l'infaillibilité promise ne l'abandonne jamais; tandis que ces mêmes fidèles ne pourraient faire le même acte de foi sur les passages qu'un évêque particulier substituerait au sens accommodatice de l'Église, quoique cet évêque n'eût paru proposer que le sens littéral. L'exemple ne pouvait être mieux choisi, Monseigneur, pour confirmer les principes que je soutiens.

Dans l'espèce, puisque vous citez l'office de l'Assomption de la très sainte Vierge, j'oserai vous dire, Monseigneur, qu'il ne contient pas un seul verset pris dans le sens purement accommodatice. Il est tout entier composé de style ecclésiastique et de passages du Cantique des Cantiques que les Pères appliquent à la très sainte Vierge dans le sens mystique; il n'y a pas, dans cet office, le moindre exemple de sens accommodatice. Quant aux passages des Livres Sapientiaux qui forment le commun des capitules de l'office de Beatâ, et qui se répètent au jour de l'Assomption, avec l'adjonction d'un seul qui est propre à cette fête, et puisé à la même source, il y a longtemps que de graves théologiens ont justifié, contre les Protestants, l'Église romaine d'avoir appliqué à Marie ces sentences qui se rapportent à la divine Sagesse, en faisant voir la liaison sublime du plan de la création de l'univers, avec celui de l'incarnation qui nécessitait une Mère de Dieu. Cela peut être de la très haute théologie;  mais ce n'est pas  du sens accommodatice.

Je passe, Monseigneur, sur cette imputation que vous ne craignez pas de faire peser sur moi si injustement, d'avoir dit que les versets de la Bible dont l'Église n'a pas fixé le sens par une décision, sont à mon avis de simples

 

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versets sans valeur (1). J'ai horreur de cette doctrine impie, et mon texte me vengera toujours de ce que vous avez voulu lui faire dire. Je n'ajouterai donc rien à ce que j'ai dit sur cette accusation, dans ma première Lettre (2).

Pareillement, lorsque vous prenez la peine de me rappeler que si l'Écriture est, d'un côté, soumise à l'Eglise, l'Eglise, à son tour, est soumise à l'Ecriture, comme si je n'eusse pas toujours reconnu ce principe. Cette affectation ne peut donner de mauvaises idées de ma doctrine qu'aux personnes qui n'ont pas lu mon livre et qui pourraient croire, sur votre parole, Monseigneur, que j'ai enseigné que l'Écriture, comme Parole de Dieu, est soumise à l'Église. Tous ceux qui ont lu les Institutions n'y ont rien vu de semblable, et l'on peut dire que l'usage et l'interprétation de l'Écriture sont laissés à l'Esprit qui parle et agit par l'Église seule, sans mépriser les Livres saints, comme vous m'en accusez (3); imputation contre laquelle je proteste avec toute l'énergie de ma foi.

Permettez-moi, Monseigneur, de suivre votre argumentation : « Je vous demanderai s'il est permis aux évêques de se servir de la Bible pour leur saint ministère, s'il leur est expressément recommandé par saint Paul d'en faire un continuel usage pour enseigner, reprendre, corriger, et à plus forte raison pour prier, puisque la lecture assidue des saints oracles peut les conduire à la plénitude de l'homme parfait. Il n'est pas facile de comprendre comment ils pourraient s'en servir autrement que par des extraits ou des coupures ; à moins que vous ne trouviez plus catholique de les astreindre à copier la Bible entière pour ne pas isoler les versets de leur contexte (4).  »

 

(1)  Examen, page 247.

(2)  Première Lettre à Monseigneur l'évêque d'Orléans, page 287.

(3)  Examen, page 249.

(4)  Examen, page 251.

 

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Je prendrai  la liberté de vous répondre qu'il est non seulement permis, mais recommandé aux évêques de se servir de la Bible pour leur saint ministère ; c'est à eux de l'expliquer et de l'interpréter au peuple; et l'Église vous verrait avec joie, Monseigneur, monter dans la chaire de votre cathédrale, et commencer une suite d'homélies sur le Pentateuque, les Psaumes, les Prophètes, ou les saints Évangiles. A l'exemple des anciens évêques, vous pourriez enseigner, reprendre et corriger votre peuple dans ces homélies à la manière des Pères, et produire des fruits abondants  de  lumière  et d'édification,  par votre doctrine qui serait pure et conforme à l'enseignement de l'Église.  Cependant, Monseigneur, quoique vous ayez ainsi le droit et le devoir d'enseigner votre peuple, quoique  vous soyez établi sur le chandelier dans  l'Église, on ne pourrait cependant pas dire que ce serait toujours l'Église qui parlerait par  votre bouche, quand vous exposeriez les principes du dogme et de la morale. Votre enseignement,  tout légitime  qu'il serait, n'en demeurerait pas moins sujet à correction, et tous ceux qui vous écouteraient ne devraient prêter qu'une adhésion conditionnelle à votre doctrine, toutes les fois que vos interprétations ne reposeraient que sur vos lumières particulières.  Mais, Monseigneur, dans cette exposition des saintes Écritures, il ne tiendrait qu'à vous d'être le plus souvent l'organe  de l'Église; car on ne saurait admettre, comme vous le dites, qu'il n'y a pas plus de cinquante versets de la  Bible expliqués par l'Église ; les conciles, les décrétales des Papes, la Liturgie, l'enseignement des Pères, ont assez éclairé l'ensemble des Écritures pour assurer longtemps l'autorité de vos homélies.

Quand vous réclamez encore pour les évêques le droit de se servir de la Bible pour prier, personne n'aura garde de s'opposer à l'exercice de ce droit sacré. Les saintes Écritures contiennent, sans parler du  Psautier,

 

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d'innombrables prières dans lesquelles les premiers Pasteurs peuvent et doivent puiser, plus encore que les simples fidèles, la matière de leurs entretiens avec Dieu. Mais il ne s'ensuit pas qu'un évêque particulier puisse toujours répudier le Livre des prières que l'Église a emprunté à l'Écriture sainte, et qui renferme aussi la Tradition, pour le remplacer de fond en comble par un livre nouveau, sous le prétexte que toutes les phrases de ce livre nouveau sont empruntées à l'Écriture. C'est pourtant là toute la question entre vous et moi.

Vous ajoutez, Monseigneur : « Il n'est pas facile de comprendre comment les évêques pourraient se servir de la Bible, autrement que par des extraits ou des coupures; à moins que vous ne trouviez plus catholique de les astreindre à copier la Bible entière pour ne pas isoler les versets de leur contexte (1). » — En effet, Monseigneur, je n'ai point à juger de la manière dont vous croirez devoir vous servir de l'Écriture sainte pour les exercices de votre dévotion particulière, ni à prononcer lequel sera le plus avantageux de copier la Bible entière, ou d'isoler les versets de leur contexte. Il s'agit simplement du Missel et du Bréviaire, livres publics, officiels, antiques, qui ne sont ni à faire ni à refaire; j'ai dit et je dirai toujours qu'un évêque particulier qui publie par son autorité seule un nouveau bréviaire, ou un nouveau missel, ne fussent-ils composés l'un et l'autre que de versets choisis dans l'Écriture, ne saurait leur donner la valeur dogmatique du Bréviaire et du Missel publiés par l'Église :

« Mais Notre-Seigneur, dans ses discours, et les Apôtres dans leur prédication, et les saints Pères dans leurs homélies, ne morcellent-ils pas la sainte Ecriture (2) ? » — J'oserai  vous faire observer, Monseigneur,

 

(1)  Examen, page 25 1.

(2)  Examen, ibid.

 

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que tout ce qui est permis à Jésus-Christ n'est pas permis à un évêque. Jésus-Christ est la Parole éternelle, la Sagesse du Père. Les saintes Ecritures sont inspirées par son Esprit; si donc il les a soumises à l'interprétation de l'Église, comment n'en aura-t-il pas le domaine ? Serait-il donc permis de dire que l'Ange du Testament a morcelé les Ecritures qui rendent témoignage de lui?

Quant au droit des Apôtres sur les saintes Ecritures, n'étaient-ils pas inspirés, ces amis de l'Époux, du même Esprit qui les dicta et qui les continuait par eux ? Certes, Monseigneur, personne n'a plus que moi le respect que tout catholique doit avoir pour l'épiscopat; mais n'est-il pas inouï qu'on veuille autoriser les entreprises de quelques évêques isolés contre la Liturgie de l'Église, par l'exemple de Jésus-Christ et de ses Apôtres ? Ce n'est plus simplement réclamer pour ces évêques particuliers l'infaillibilité, c'est vouloir leur attribuer non seulement l'inspiration que reçurent les Apôtres, et dont l'Église même ne jouit pas, mais encore la divinité incommunicable du Verbe qui éclaire tout homme venant en ce monde (1).

Quant à l'exemple des Pères, de saint Augustin ou de saint Jean Chrysostôme, par exemple, toute proportion gardée, il n'est pas moins disconvenant. Et quels sont donc, parmi les évêques français du XVIII° siècle, ceux que l'Église a mis au rang de ses Docteurs? Et d'ailleurs, pensez-vous, Monseigneur, que saint Augustin ou saint Jean Chrysostôme, s'ils eussent vécu dans un temps où la plus grande partie de l'Église offrait à Dieu une même prière liturgique, eussent songé à briser cette unité, par la prétention de faire mieux que l'Église ? Enfin, c'est un principe admis en théologie, que les Pères, pris individuellement,

 

(1) Joan., I. 9

 

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ne sont pas infaillibles dans leurs homélies, parce que, individuellement, ils ne représentent pas la doctrine de l'Église. Le désir d'imiter ces homélies dans la confection d'un bréviaire ou d'un missel, ne saurait donc assurer une autorité hors d'atteinte au résultat d'une pareille entreprise.

C'est à la suite des paroles auxquelles je viens de répondre, que vous revenez encore, Monseigneur, sur ma prétendue falsification d'un texte de saint Jean; il me répugne de revenir sur cette triste accusation que je regrette d'avoir été contraint d'exposer dans ma première Lettre (1).

Encore un mot sur les rapports de la Parole de Dieu écrite, et de la Parole de Dieu traditionnelle. Je transcris votre texte, Monseigneur : « Auriez-vous donc oublié, me dites-vous, les honneurs extraordinaires que l'Église rend à ce livre inspiré qu'on nomme la Bible, et dans la célébration du plus saint mystère, et dans les grandes assises qu'elle tient pour décider les questions de foi ? Là elle prodigue à la parole qu'il renferme l'adoration et l'encens, comme au corps même de Notre-Seigneur ; ici elle le place sur un trône au milieu de ses assemblées, et tous les membres du concile, en entrant, lui rendent les mêmes honneurs qu'au très saint Sacrement. A quel saint Père, à quel recueil de sentences de style ecclésiastique avez-vous jamais vu adresser de pareils témoignages de soumission et d'amour (2)? »

Je pourrais d'abord vous répondre, Monseigneur, que si l'Écriture sainte obtient de si grands honneurs, ces honneurs mêmes relèvent la dignité de l'Église; car c'est cette même Écriture que l'Église juge et interprète, dont elle a seule la clef; mais je vais plus loin. Veuillez me

 

(1)  Première Lettre à Monseigneur l'évêque d'Orléans, page 282.

(2)  Examen, page 25o.

 

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dire, Monseigneur, en quel état se trouve cette divine Écriture lorsqu'elle reçoit de si grands honneurs. Estelle dans l'état et dans l'ordre où les auteurs sacrés l'ont placée, lorsqu'ils l'écrivaient sous la dictée de l'Esprit-Saint, ou bien est-elle sous la forme de sentences prises, çà et là, dans les livres sacrés et réunies dans un ordre arbitraire, par une autorité individuelle et faillible, en manière d'ouvrage d'esprit disposé selon les idées et le génie de son rédacteur, comme parle le liturgiste Mésenguy? Vous avouerez, Monseigneur, qu'il n'y a pas parité dans les deux cas, puisque la sainte Écriture ne s'y montre pas sous la même forme et avec la même autorité.

Quand vous demandez, Monseigneur, si jamais on a rendu les mêmes honneurs à un recueil de sentences de style ecclésiastique, je me borne à vous répondre que la Tradition divine recueillie par l'Église, dans des formules qu'elle a rédigées elle-même, pourrait recevoir de tels honneurs, sans qu'il fût dérogé à la dignité de la Parole de Dieu écrite. En quel style sont donc rédigées les décisions des conciles de Nicée, de Constantinople, d'Éphèse et de Chalcédoine? Ces formules sacrées sont-elles Écriture sainte? Non, sans doute; et cependant saint Grégoire-le-Grand ne craint pas de répéter, avec autorité, ce que d'autres avaient dit avant lui, savoir que ces conciles doivent être révérés à légal des quatre Évangiles ! Depuis saint Grégoire, l'Église a formulé la Parole de Dieu traditionnelle dans d'autres textes qui ne sont pas davantage Écriture sainte, elle le fera jusqu'à la fin; et ces textes, dont la rédaction appartient à l'Église, quels que soient les honneurs extérieurs qu'il plaise à l'Église de leur faire rendre, n'en contiendront pas moins la Parole de Dieu, qui est unique sous une forme ou une autre. Or, le principal des instruments dans lesquels est contenue cette Parole de Dieu traditionnelle, que l'Église

 

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professe toujours et définit quand il est nécessaire, est la Liturgie. Mais la Liturgie, pour avoir droit à être considérée comme ce principal instrument, doit être publiée par l'Église, et réunir certains caractères que ne sauraient avoir des compositions récentes, qui n'ont eu d'autre résultat que de rompre l'uniformité du témoignage que l'Église rendait à ses traditions. Que penseriez-vous donc, Monseigneur, d'un magistrat qui, dans la décision d'une cause, voudrait porter sa sentence, non sur le texte de la loi commune et promulguée, mais d'après une loi qu'il eût composée lui-même, si parfaite qu'elle fût? N'est-il pas évident qu'une telle sentence n'aurait pas de valeur? Telle est cependant la situation d'un évêque particulier qui a rompu avec la Liturgie universelle, s'il est appelé à rendre témoignage de la foi de son église par la Liturgie. Un fait d'une telle évidence avait-il donc besoin d'une si longue démonstration !

On doit encore ajouter, pour mettre la question dans tout son jour, que les nouvelles liturgies ne manquent pas , seulement d'autorité parce que le choix des versets bibliques, qui en composent une grande partie, n'est pas garanti, dans sa valeur et ses intentions, par le suffrage de l'Église; mais encore parce qu'elles contiennent un nombre immense d'oraisons, hymnes, proses, légendes, toutes de compositions humaines, pour lesquelles du moins, Monseigneur, vous ne pouvez pas invoquer le texte des Écritures. D'où ces pièces tireront-elles donc leur autorité? Ce ne peut être de l'Église catholique, puisqu'elles n'ont été composées que pour remplacer celles dont usait et use encore l'Église catholique. Dans ce nombre, il en est beaucoup qui ont été formulées par des hérétiques notoires; d'autres, qui ont eu pour auteurs des hommes suspects dans la foi; d'autres enfin, des hommes respectables, si l'on veut, mais incompétents. Si on demande maintenant la garantie qui fait, de tout cet

 

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ensemble, une liturgie, on ne trouve qu'une autorité locale, isolée et faillible. Non, jamais la question ne sortira de ces termes incontestables ; la situation est mauvaise, elle a contre elle tous les principes, elle ne peut être défendue qu'en admettant des maximes qui anéantissent le Christianisme, en enseignant que la vertu de religion ne produit que des actes intérieurs ; et le Catholicisme, en soutenant que le principal instrument de la tradition de l'Église n'a pas une valeur dogmatique. On ne saurait donc trop désirer que cette situation cesse, ni demander à Dieu avec trop d'instance de la faire disparaître.

J'accepte en finissant, Monseigneur, le jugement que vous prononcez à la fin du chapitre XVII° de votre Examen, où vous dites ces paroles : « Vous aurez pu voir, mon Révérend Père, que vos idées sur l'Ecriture sainte et sur l'Église, appartiennent à la même théologie où vous avez puisé vos précédentes notions sur la foi, la vertu de religion, la prière, la tradition et le culte divin. Elles se ressemblent comme les enfants de la même famille, et ce n'est pas étonnant, puisqu'elles ont le même père et le même auteur (1). »

Je passe sur la convenance du langage; chacun en décidera; mais je demeure volontiers d'accord avec vous, Monseigneur, que toutes ces idées et toutes ces notions sont puisées à la même source; car ce sont des vérités de la théologie catholique. Quanta leur père et à leur auteur, je ne leur en connais pas d'autre que Dieu qui nous les donne par l'Église.

Dans la prochaine Lettre, j'aurai à traiter de l'unité liturgique. Nous examinerons si c'est un si petit inconvénient que de rompre cette unité, sous le prétexte, que vous alléguez, Monseigneur, que les changements liturgiques  n'intéressent TOUT AU PLUS que  les règlements

 

(1) Examen, page 256.

 

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généraux ou particuliers que l'Église a faits sur cette matière (1).

Je parlerai aussi dans cette  Lettre de l'hérésie antiliturgique; c'est là que nous discuterons les fondements de l'imputation que vous me faites sérieusement d'avoir accusé d'hérésie tous les évêques de France et jusqu'aux Pontifes romains eux-mêmes.

Il me sera facile de faire voir que, sur ce point, comme sur les autres, je ne suis point allé au-delà des principes reçus, et que lorsque j'ai parlé d'hérésie à propos de changements liturgiques, je suis resté beaucoup en deçà de saint Yves de Chartres, l'une des plus grandes gloires de l'Église gallicane, lorsqu'il disait à un puissant archevêque : « Vous élevez ouvertement la tête contre le Siège apostolique quand vous détruisez, autant qu'il est en vous, ce que ce Siège a édifié; marcher à rencontre de ses jugements et de ses constitutions, c'est encourir véritablement la note d'hérétique perversité ; car il est écrit : Il constate que celui-là est hérétique, qui n'est pas d'accord avec l'Église romaine  (2). »

 

Veuillez agréer, Monseigneur, le profond respect avec lequel je suis,

 

de Votre Grandeur,

Le très humble et très obéissant serviteur,

Fr. Prosper GUÉRANGER,

Abbé de Solesmes.

 

(1) Préface, page IX.

(2) Manifeste contra Sedem apostolicam caput erigitis, dum quod illa aedificat, vos, quantum in vobis est, destruitis ; cujus judiciis et constitutionibus obviare, plane est hœretica; pravitatis notam incurrere, cum scriptura dicat : Haereticum esse constat qui Romana; Ecclesiae non concordat. Ivo Carnot. Epist. VIII. ad Richerium Senonensem.

 

 

 

 

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