MDCCCXLVI
PRÉFACE
DEUXIÈME LETTRE A
MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS
§
I. Notions générales sur la Tradition, dans la théologie catholique.
§
II. La Liturgie est le principal instrument de la Tradition de l'Église.
§
III. Les instruments de la Tradition de l'Église, appelés Lieux théologiques
dans l'École, sont principalement l'autorité de l'Église universelle,
l'autorité de l'Église romaine,
§
IV. L'Église, dans sa pratique, a reconnu et sanctionné ce principe, que la Tradition
est contenue dans la Liturgie.
§ V.
Continuation du même sujet.
§
VI. La valeur dogmatique de la Liturgie est attestée par les altérations que
lui ont fait subir les hérétiques, pour l'accommoder à leurs erreurs.
§
VII. Première objection de Monseigneur l’évêque d'Orléans.
§
VIII. Deuxième objection de Monseigneur l’évêque d'Orléans.
§
IX. Troisième objection de Monseigneur l'évêque d'Orléans
§ X.
Quatrième objection de Monseigneur l’évêque d'Orléans.
L'accueil favorable que le public
a bien voulu faire à ma première Lettre me donne lieu d'espérer la même
bienveillance pour la seconde.
J'ai été attaqué dans ma foi ; je
n'ai d'autre but que de la justifier en écrivant cette Nouvelle Défense
; on ne doit donc pas être surpris de la constance que je mets à produire mon
apologie.
Je n'ai point cherché cette
polémique; je ne puis la suivre qu'au moyen d'une interruption à des travaux
qui me sont chers ; ma seule consolation est donc de penser que je satisfais à
une obligation en dissipant les nuages dont on a cherché à obscurcir mon
orthodoxie. Peut-être aussi ressortira-t-il de cette controverse quelques
lumières de plus sur la question liturgique, dont on commence enfin à sentir
l'étendue et l'importance.
Un nouvel incident est venu me
créer de nouveaux devoirs. Monseigneur l'archevêque de Toulouse a récemment
publié un Examen de ma Défense; dans cette brochure, le Prélat
adopte une partie des principes de Monseigneur l'évêque d'Orléans, et prétend
maintenir et aggraver les accusations qu'il portait, en 1843, contre les Institutions
liturgiques.
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Je dois à l'Église que j'aurais
scandalisée les explications rendues nécessaires par le fait de cette dernière
attaque. Je présenterai à Monseigneur l'archevêque de Toulouse ma réponse à ses
objections, dans la dernière partie de cette Nouvelle Défense.
MONSEIGNEUR,
Après avoir justifié mon livre
des reproches que vous avez cru devoir lui adresser, comme renfermant de
fausses maximes sur la vertu de Religion ; j'ai à le défendre aujourd'hui de
l'imputation que vous lui faites d'avoir enseigné des principes dangereux sur
la Tradition. La matière est grave, et d'autant plus que je souscris
complètement à votre avis, lorsque vous dites, Monseigneur, que « la théologie
est un pays où il y a bien peu de découvertes à faire, et que si tout système,
au dire d'un bel esprit, est un voyage vers une région non encore explorée, ce
n'est point vers la théologie que les esprits voyageurs doivent prendre leur
vol (1).
Dans cette conviction, je crois
avoir constamment évité les systèmes, en écrivant les Institutions
liturgiques, et c'est ce qui
fait ma force, aujourd'hui qu'il s'agit de
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défendre cet ouvrage. De votre côté,vous vous êtes proposé,
Monseigneur, de montrer, à propos de mon livre, combien la science et
l’érudition ont peu de profondeur parmi nous, et à quelles étranges nouveautés
elles peuvent conduire (1). J'ai écouté la démonstration avec le
public ; il en sera ce que l'on voudra de ma science et de mon érudition;
mais j'en appelle à tous les théologiens dignes de ce nom pour prononcer de
quel côté se trouvent les nouveautés étranges.
Dans le but de déprimer la
Liturgie, vous avez enseigné, Monseigneur, que la Liturgie n'a aucun rapport
nécessaire avec la vertu de Religion (2) ; que la vertu de Religion ne
produisant que des actes intérieurs n'a rien à denteler avec la Liturgie
(3); je crois avoir discuté suffisamment ces assertions dans ma première
Lettre, et avoir démontré jusqu'à l'évidence la doctrine qui leur est opposée.
Nous ne parlerons donc plus du catéchisme, auquel vous aviez la passion
de me renvoyer sans cesse. Nous avons à traiter aujourd'hui d'une autre erreur
capitale des Institutions liturgiques, erreur qui consiste à attribuer
un caractère dogmatique à la Liturgie (4).
En effet, Monseigneur, telle est
ma prétention, et c'est principalement parce que je reconnais, avec les Pères
et les théologiens, ce caractère dogmatique à la Liturgie, que, dans
l'introduction historique de mes Institutions, et dans ma Lettre à
Monseigneur l'archevêque de Rheims, j'ai cru devoir relever un principe
dont l'oubli a été la cause des tristes variations que la Liturgie a subies en
France, depuis plus d'un siècle, au grand péril de la foi.
En ce moment où la question
liturgique préoccupe de plus en plus,
mais toujours pacifiquement, le clergé et
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les fidèles, on n'en est pas encore arrivé à sentir toute
l'importance de la matière. On comprend, il est vrai, que, dans cette question,
l'unité catholique est en jeu, puisqu'il s'agit d'un des liens principaux des
églises avec le Siège apostolique, que la force des églises particulières étant
en raison de leur union formelle avec Rome, la scission liturgique n'a pu
qu'affaiblir le principe de vie et de conservation dans notre Église de France
; qu'une grave loi de discipline a été violée, et que l'intérêt de cette même
église, autant que le vœu exprimé du Pontife romain, exigent que la réparation
vienne en son temps ; mais le défaut d'études complètes sur les Lieux de la
théologie, et sur l'histoire dogmatique de l'Église, a fait que jusqu'ici
on s'est trop dissimulé le danger d'avoir éteint chez nous cette voix de la
Tradition qui parle dans la Liturgie, et forme une des principales garanties de
la foi.
Nos nouveaux théologiens ne
songeaient plus guère à aller chercher leurs arguments dans leur bréviaire
ou leur missel, selon le conseil de Bossuet (1), parce qu'ils sentaient que
leur bréviaire et leur missel, devenus chose variable et
diocésaine, ne renfermaient plus la parole de l'Église. Les fidèles,
déshabitués de prendre une part directe au service divin, depuis les
révolutions qu'il avait subies, cherchaient simplement à s'édifier isolément,
en assistant à la messe et aux offices, et peu leur importait que le livre
qu'ils tenaient en main se trouvât être un de ces manuels de méditations, fort
utiles sans doute en toute autre circonstance, ou ce Paroissien du
Diocèse qu'il leur fallait renouveler chaque fois qu'une circonstance les
appelait à vingt ou trente lieues de leur résidence ordinaire.
On semblait
assez généralement avoir oublié que le
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principal instrument de la Tradition de l'Église est renfermé
dans ses prières (1), et que quiconque porte atteinte à la Liturgie met la
main sur la Tradition de l'Église. Je suis donc obligé, Monseigneur, de me
défendre sur ce terrain, puisque vous m'y poursuivez. Je me réjouis de cette
occasion qui se présente de relever la Liturgie dans sa valeur dogmatique,
après avoir fait voir, dans ma première Lettre, qu'elle est le complément
nécessaire, le moyen et la forme delà vertu de Religion, dans le Christianisme.
Une grande partie de votre Examen,
Monseigneur, est employée à soutenir que la Liturgie n'est qu'une affaire de discipline,
qu'elle ne peut jamais devenir la matière d'un jugement dogmatique, et qu'enfin
l'erreur liturgique ne peut jamais violer que les lois de discipline (2).
Assurément, la discipline est une chose très importante dans l'Église, et nous
aurons occasion de nous en convaincre en discutant, dans une troisième Lettre,
les principes canoniques émis dans l'Examen; mais, pour le moment,
l'intérêt de la doctrine catholique exige impérieusement que nous mettions hors
d'atteinte la Tradition divine et ecclésiastique qui se conserve par la
Liturgie. La question est d'un intérêt fort élevé au-dessus de la chétive importance
de mon livre et de ma personne; je regrette que les bornes de cet opuscule ne
me permettent pas de la traiter avec l'extension qu'elle doit recevoir dans les
Institutions liturgiques ; toutefois, la pureté de ma doctrine ayant été
mise en suspicion dans votre Examen, Monseigneur, en ce que j'ai
attribué une valeur dogmatique à la Liturgie, qui, selon vous, Monseigneur,
ne possède qu'une valeur disciplinaire, j'aborde, sans plus tarder, la
discussion, et j'énonce formellement cette proposition:
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La Liturgie possède une valeur
dogmatique.
En d'autres termes, avec Bossuet, théologien si sûr -toutes les fois
qu'il n'est pas en contradiction avec les doctrines du Siège apostolique :
Le principal instrument de la
Tradition de l'Église est renfermé dans ses prières.
1° La Tradition, dans le
langage de la théologie catholique, est une doctrine sacrée qui ne se trouve
pas contenue, au moins expressément, dans l'Écriture sainte, mais qui fut
donnée de vive voix par son divin auteur, et qui s'est transmise d'âge en âge,
à l'aide de documents qui forment autorité dans l'Eglise, et auxquels l'Église
emprunte la matière de ses décisions souveraines.
II° Dieu lui-même a inspiré, et
son Esprit a dicté les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, ces livres
sont donc la parole de Dieu, et la Tradition ne saurait leur
donner cette qualité qu'ils ont par le fait même de leur existence et de leur
origine ; mais la Tradition seule nous apprend qu'il existe des livres
qui sont la parole de Dieu; seule elle nous apprend à les
discerner de tous autres livres; seule elle les conserve ; seule
elle en détermine le sens et les règles d'interprétation.
III° La Tradition, outre
les vérités divines non écrites, renferme encore la doctrine et les
institutions des Apôtres qui ne se trouvent pas contenues dans le Nouveau
Testament ; elle comprend enfin les doctrines et les institutions dont l'Église
s'est servie et se sert pour corroborer la foi et les mœurs, et qui dérivent
plus ou moins immédiatement
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de l'enseignement des Apôtres et de Jésus-Christ lui-même.
IV° Cet ensemble des trois Traditions
: Divine, Apostolique et Ecclésiastique, est conservé avec une
fidélité inviolable, et dispensé aux fidèles, avec une complète infaillibilité,
par l'Église catholique. Être catholique ou recevoir la Tradition de la
main de l'Église, c'est une seule et même chose.
V° L'Église juge, discerne,
promulgue la Tradition, selon le besoin des temps. Ses décisions ne sont
et ne peuvent jamais être que la promulgation, le développement, ou
l'application de la Tradition.
VI° Or, la Tradition, non
écrite au commencement, peut être écrite, dans la suite des temps, sans perdre
la qualité de Tradition; puisqu'on ne lui donne ce nom de Tradition que
pour la distinguer de la parole de Dieu qui fut écrite sous l'inspiration même
de Dieu, dans les Livres saints.
VII° La Tradition existe
en trois états. Le premier état de la Tradition écrite est celui où nous
la voyons spécialement définie dans des formules précises et promulguées par
l'Église : par exemple, dans les symboles de Nicée et de Constantinople, dans
la profession de foi de Pie IV, etc. La Tradition, dans ce premier état,
est garantie par l'autorité de Dieu qui ne saurait permettre que l'Église
enseigne directement l'erreur.
VIII° Le second état de la Tradition
est celui où elle est professée par l'Église dans les formules dont elle se
sert, comme Église; dans les coutumes et usages qu'elle suit et impose avec
autorité, soit comme expression de sa croyance, soit comme règle des mœurs. La Tradition,
dans ce second état, est garantie par l'autorité de Dieu qui ne saurait
permettre que l'Église enseigne indirectement l'erreur. Or, la profession
de l'erreur par l'Église serait un enseignement indirect de l'erreur, et
dire que l'Église
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n'est infaillible que quand elle définit
formellement, ce serait lui retirer la note de sainteté qui lui est
essentielle d'une manière
permanente. Il faut donc renoncer à la foi catholique, ou admettre cet axiôme
célèbre de saint Augustin : Ecclesia, quœ sunt contra fidem vel bonam vitam,
non approbat, nec facit, nec tacet (1).
IX° Le troisième état de la Tradition
est celui où elle est conservée par l'Église dans les écrits des docteurs
qu'elle a approuvés, qu'elle recommande comme de fidèles témoins et
dépositaires de la vérité qui lui a été confiée, qu'elle interroge en cette
qualité lorsqu'il s'agit de prononcer un jugement sur la foi ou les mœurs, et
qui sont d'une si souveraine autorité qu'on ne saurait aller contre leur
consentement unanime, sans encourir la note d'hérésie. La Tradition,
dans ce troisième état, est garantie par l'autorité de l'Église, garantie
elle-même par l'autorité de Dieu ; car l'Église ne pourrait honorer du titre de
docteur orthodoxe un auteur dont la doctrine ne représenterait pas la vérité
révélée, sans errer sur la Tradition, et par conséquent, sans professer
ou enseigner l'erreur.
Après avoir considéré les trois
états de la Tradition ; définie, professée
et conservée par
l'Église, nous concluerons, avec une évidence que nul catholique ne
saurait contester, que :
I° Celui qui altérerait les
écrits des saints docteurs, en . publiant des éditions infidèles, et
substituerait à leur texte d'autres textes de sa façon, ou pris d'ailleurs,
fussent-ils supérieurs en éloquence à ceux qu'il aurait retranchés; s'il
parvenait à faire accepter ses éditions, au détriment des véritables, se
rendrait gravement coupable contre l'Église, en tant qu'elle conserve la
vérité révélée dans les écrits des docteurs orthodoxes, et porterait atteinte à
la vérité révélée elle-même, en tant
qu'elle est contenue
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dans de tels écrits, comme dans un dépôt approuvé, et que
l'Eglise interroge lorsqu'il s'agit de rendre ses décisions dans les
controverses de la foi et des mœurs.
Nous concilierons en second lieu,
et a fortiori que :
II° Celui qui altérerait les
formules, les rites, les usages dans lesquels l'Eglise, comme Eglise, professe
publiquement sa doctrine, ou qui substituerait à ces formules, à ces rites, à
ces usages, des formules, des rites, des usages différents, fussent-ils supérieurs
en beauté, en correction, en convenance, se rendrait coupable contre l'Église,
en tant qu'elle professe la vérité révélée, dans ses formules, ses rites et ses
usages, et éteindrait, autant qu'il serait en lui, l'éclatant témoignage
qu'elle rend publiquement, et, sans interruption, à l'Esprit divin qui l'anime.
Enfin, nous concluerons, en
troisième lieu, que :
III° Celui qui altérerait le
texte des décisions formelles de la foi, contenues dans les conciles
œcuméniques, ou dans les jugements du Siège apostolique, se rendrait gravement
coupable contre l'Église et contre la vérité révélée. Il est inutile, sans
doute, de développer cette assertion, trop évidente par elle-même; mais on doit
sentir que les atteintes portées à la Tradition purement conservée, ou
simplement professée par l'Église, sont de même nature que celles qui
seraient dirigées contre la Tradition formellement définie, bien que les
premières n'atteignent pas la Tradition sous une forme aussi directe que les
secondes.
Tels sont, Monseigneur, les
principes de la Théologie catholique ;sur la Tradition : ce sont les vôtres
comme les miens, et c'est parce que nous les admettons que nous sommes
catholiques l'un et l'autre. Il s'agit maintenant d'en faire l'application à la
Liturgie; permettez-moi de consacrer le paragraphe suivant à la démonstration
de la proposition de Bossuet, qui formule d'une manière si précise la doctrine
que j'ai soutenue dans les Institutions, sur la valeur dogmatique
de la Liturgie.
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Comme vous m'avez reproché,
Monseigneur, d'éprouver une sympathie trop exclusive pour les personnes et les
choses d'au delà des monts, et de ne pas faire toujours assez de cas de ce que
nous possédons en France , je me ferai un devoir de ne vous citer à l'appui de
la proposition capitale qui fait le sujet de ce paragraphe que des auteurs
français. Je laisserai donc pour le moment les théologiens et les liturgistes
italiens ; j'omettrai même les espagnols, les allemands et les anglais.
J'ouvrirai la série des docteurs qui m'ont enseigné la valeur dogmatique
de la Liturgie, par le grand nom de Bossuet que certainement, Monseigneur, vous
ne récuserez pas; il est le prince des controversistes français. Après Bossuet
j'amènerai Fénelon, un peu ultramontain, il est vrai, mais assez entendu sur
les matières ecclésiastiques. Viendra ensuite le Cardinal de Noailles, dans un
mandement qu'il publia avant de se séparer de l'Église, et qui est cité avec
éloge par Bossuet; l'archevêque Languet, plus orthodoxe que Noailles, le suivra
pour rendre hommage à la même doctrine.
Descendant ensuite au second ordre, nous écouterons les auteurs de la Perpétuité
de la foi, qui ne s'entendaient pas trop mal en théologie, dans ce livre
dédié à Clément IX; Renaudot, qui savait la valeur de la Liturgie et même celle
des Lieux théologiques; Mabillon, que vous aimez à me citer,
Monseigneur, non seulement comme une des gloires de l'habit que j'ai l'honneur
de porter, mais comme le modèle que j'aurais dû suivre; enfin, car il faut bien
s'arrêter, Bergier, qui fut un de nos meilleurs
théologiens, au XVIII° siècle.
342
Commençons donc cette
intéressante revue, et voyons si ces docteurs français sont d'avis de ne voir
dans la Liturgie qu'une affaire de discipline. L'Évêque de Meaux ouvrira
la marche.
Ayant à combattre la doctrine
Quiétiste qui excluait toute demande faite à Dieu, comme un acte imparfait qui
ne convient point aux âmes parvenues à l'union, Bossuet fait voir
combien ce principe est opposé au christianisme, et contraire à l'enseignement
de l'Église. Voici un de ses arguments :
« Le principal instrument de la
Tradition de l'Église est renfermé dans ses prières, et soit qu'on regarde
l'Action de la Liturgie et le Sacrifice, ou qu'on repasse sur les hymnes, sur
les collectes, sur les secrètes, sur les post-communions, il est remarquable
qu'il ne s'en trouvera pas une seule qui ne soit accompagnée de demandes
expresses (1). »
Bossuet pensait donc, en thèse
générale, que la Liturgie est le dépôt de la Tradition et même le dépôt principal;
dans la pratique, pour connaître la doctrine de l'Église, il croyait donc qu'on
pouvait interroger l’Action de la Liturgie, les hymnes, les collectes, les
secrètes et les postcommunions.
Ailleurs, dans les Instructions
sur la version du Nouveau Testament de Trévoux, l'Évêque de Meaux ayant à
soutenir contre Richard Simon, que les Mages adorèrent Jésus-Christ comme Dieu,
en appelle directement à la collecte de la messe de l'Epiphanie, comme à un
monument irréfragable de la Tradition.
« Dans mes remarques sur la
préface de la nouvelle version, dit-il, j'ai fondé l'adoration de Jésus-Christ
comme Dieu sur une tradition incontestable : elle est claire dans la
collecte du jour de l'Epiphanie,
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puisqu'on y lit ces paroles : O Dieu ! qui avez révélé
aujourd'hui votre Fils unique aux Gentils, sous la conduite d'une étoile ! Qui
dit Fils unique, dit un Dieu de même nature que son Père; et si M. Simon ne le
veut pas croire, l'Église le confondra par la conclusion ordinaire de la
collecte, où il est porté que ce même Fils unique Jésus-Christ est un Dieu,
qui vil et règne avec soit père dans l'Unité du Saint-Esprit. Cette
collecte est de la première antiquité, et se trouve dans les plus anciens
Sacramentaires. Nos critiques ne s'arrêtent pas à ces éruditions
ecclésiastiques : elles ne sont pas assez savantes pour eux ; mais enfin
l'Église ne change pas pour l'amour de M. Simon la maxime de saint Augustin,
qui assure que la foi de l’Église se trouve dans ses prières; ni la
règle inviolable du Pape saint Célestin, QUE LA LOI DE PRIER ETABLIT CELLE DE
LA FOI (1). »
Vous avouerez, Monseigneur, que
voilà un passage qui me vient vigoureusement en aide. Bossuet ne se contente
pas de reconnaître, dans une collecte du
Missel, une tradition incontestable; mais le voici qui va jusqu'à
compromettre saint Augustin comme fauteur de cette nouvelle théologie qui
reconnaît une valeur dogmatique à la Liturgie. Et plus que tout cela
encore, cet irrécusable théologien de l'Église gallicane s'avise d'entendre
comme moi, et comme tout le monde, l'axiome de saint Célestin sur lequel vous
avez joué si agréablement, comme nous le
verrons tout-à-l'heure : Legem credendi statuat lex supplicandi!
Mais Bossuet ne se contente pas de la collecte du missel, il passe à l'hymne du Bréviaire, cette hymne romaine dont on a si
bien su faire justice depuis; il ose en citer ce vers où elle confesse que les
mages, par
344
leurs présents, proclamèrent la divinité de Jésus-Christ: Deum
fatentur munere (1) !
Après avoir ainsi allégué à son
adversaire le Missel et le Bréviaire, Bossuet, dans un autre traité,
poursuivant encore Richard Simon, sur le pélagianisme de ses doctrines, le
confond par l'autorité du Pontifical romain, qui contient aussi, selon l'Évêque
de Meaux, la Tradition de l'Église : « Pour montrer, dit-il, que l'Église
catholique n'a jamais dégénéré de cette doctrine, après avoir rapporté les
anciennes prières, où elle se trouve si clairement établie, il ne sera pas hors
de propos d'en réciter quelques-unes de celles qu'elle a produites dans les
siècles postérieurs (2). » Il transcrit la prière composée en 1022, au concile
de Selingstadt, pour être prononcée à l'ouverture des conciles, et qui, par
l'adoption qu'en a faite l'Église romaine, est devenue la prière publique de
ces saintes assemblées. Elle commence
par ces mots : Adsumus, Domine, sancte Spiritus. On peut la voir au Pontifical, Titre Ordo
ad Synodum.
Je ne multiplierai pas davantage
ces citations de Bossuet, dont je pourrais couvrir vingt pages; mais il est
assez probable que ce puissant théologien qui traitait si vertement les grands
savants qui ne songent point à la prière, et méprisent les arguments qu'on tire
du Bréviaire et du Missel (3), se fût montré peu disposé à adhérer à un
livre où l'on fait profession d'enlever à l'Église le principal instrument
de sa tradition.
Le grand Archevêque de Cambrai,
pour avoir été, sur certaines matières, l'antagoniste de l'Évêque de Meaux,
n'eut point une autre doctrine sur la valeur de la Liturgie, comme
renfermant la foi de l'Église et la matière de ses
345
décisions. Dans sa Lettre à un théologien au sujet de ses
Instructions pastorales, voulant donner la raison pour laquelle les fidèles
sont obligés de recevoir la décision de certains conciles particuliers, tandis
qu'ils doivent rejeter les décrets de certains autres conciles du même genre,
Fénelon s'exprime ainsi : « La différence ne saurait venir de la nature de ces
sortes de conciles particuliers, puisque les uns et les autres sont dépourvus
de toute infaillibilité promise. Il est donc manifeste que la différence ne
vient que d'un seul point. C'est que les conciles assemblés contre Anus et
contre Pelage, décidèrent en faveur d'une doctrine que l'Église universelle autorisait
actuellement par l'adoration publique de Jésus-Christ, par les cérémonies du
baptême pour chasser le démon des enfants, et par les prières de la Liturgie,
où la grâce intérieure était sans cesse demandée à Dieu pour accomplir ses
commandements (1). »
Fénelon pensait donc que
l'autorité de la Liturgie, manifestée dans les formules d'adoration,
d'exorcismes, de prière, étant l'autorité même de l'Église, suffisait pour
donner à un concile particulier, qui reproduisait dans ses décisions cette
tradition de la Liturgie, l'autorité de l'Église elle-même dont la Liturgie,
est l'organe permanent.
Le Cardinal de Noailles, dans son
Instruction pastorale ] du 20
août 1696, développe longuement la même doctrine. Je me borne à
citer son principe général, qui est le même que celui de Bossuet et de Fénelon
: « C'a été en cette matière, dit le Prélat, dès les premiers temps, une règle
invariable des saints Pères, que la loi de la prière établit celle de la foi,
et que pour bien entendre ce que l'on croit, il n'y a qu'à remarquer ce que
l'on demande, ut legem credendi lex statuat supplicandi (2). »
346
Ainsi, ce n'est plus uniquement,
dit un prélat approuvé par Bossuet, saint Célestin qui promulgue l'axiome que
la loi de la prière établit celle de la foi; cet axiome est la règle
invariable des saints Pères : Bossuet avait dit la règle inviolable.
Le pieux et savant archevêque
Languet, dans ses mandements contre le Missel de Troyes, publié par l'indigne
neveu de Bossuet, avait tout naturellement à proclamer les principes de la
théologie catholique sur la valeur dogmatique de la Liturgie, foulés aux
pieds dans toutes ces refontes liturgiques; et il sut le faire avec autant de
doctrine que d'éloquence. J'ai cité d'importants fragments de ces précieux
mandements, dans les Institutions liturgiques; je me contenterai donc
d'en rappeler ici quelques passages. Pour faire ressortir la témérité de
l'auteur du nouveau Missel de Troyes, qui avait substitué aux formules du
Missel romain d'autres formules qui n'étaient plus garanties que par l'autorité
de l'évêque de Troyes, Languet s'exprime ainsi :
« Il n'a pas compris, cet auteur,
quelle confirmation la foi orthodoxe retire de l'antiquité et de l'universalité
de nos liturgies sacrées. Cependant les liturgies qui, dès les premiers siècles
de l'Église, même longtemps avant saint Jérôme, se lisent dans toute l'Église,
sont autant de monuments précieux de la tradition, qui étayent et confirment
notre croyance. C'est leur témoignage que la foi catholique emploie comme une
arme contre les novateurs ; cette foi qui est une, perpétuelle et universelle.
Si donc une église particulière supprime ces monuments sacrés, elle dépose les
armes qui lui servaient à combattre les novateurs, elle les enlève des mains
des fidèles. Que notre faiseur orne, tant qu'il voudra, ses liturgies nouvelles
de cantiques élégamment composés, de textes de l'Ecriture sainte ingénieusement
trouvés, habilement adaptés aux fêtes et
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aux solennités; que sont toutes ces choses ingénieuses et
élégantes, quelle est leur autorité, si on les compare aux formules qui, employées et chantées par
tout l'univers, depuis quinze siècles au moins, sont pour les fidèles un
même enseignement de la même foi ? Le
dernier laïque, en quelque lieu du monde que ce soit, prêtant l'oreille
aux chants qui se font entendre dans
l'église qu'il fréquente, connaît, sans aucun effort, qu'en tout lieu et
toujours, les mêmes mystères et les mêmes jours de fête ont été et sont encore
célébrés ; que le monde entier professe unanimement et a constamment professé
par la tradition la plus ancienne, cette même foi, ces vérités capitales qui
sont exprimées dans les liturgies. Ce
qu'on voudrait introduire de nouveau, dans une église particulière, au
mépris de l'antiquité et de l'universalité, ne peut avoir d'autre autorité que
celle d'un prélat particulier, homme sujet à erreur, et d'autant plus sujet à
erreur qu'il est seul, qu'il introduit des choses nouvelles, qu'il méprise
l'antiquité et l'universalité. Or, une chose consacrée par l'usage antique et
universel, est gardée d'erreur par les promesses mêmes de Jésus-Christ, qui assiste
toujours son Épouse et lui garantit la foi par sa propre vérité, et la sagesse
du gouvernement par sa propre prudence (1). »
Et ailleurs : « La Tradition
n'est-elle donc pas aussi une parole de
Dieu, une règle de foi ? Mais en quel monument nous apparaît plus
sûrement et plus efficacement cette
sainte Tradition, que dans
ces prières composées dans l'antiquité
la plus reculée, employées par la coutume la plus universelle, conservées dans
la plus constante uniformité? Si ces prières ne sont pas formées des propres
paroles de l'Écriture, les fidèles ne
leur doivent-ils pas la même révérence, proportion
348
gardée, qu'à l'Ecriture sainte? Il est plusieurs dogmes de
notre foi dont nous ne pouvons prendre la connaissance distincte que dans la
Tradition, et il n'y a pas de monuments à la fois plus précis et plus sûrs,
pour défendre ces dogmes, que les prières mêmes de la messe. Trouve-t-on dans
les Écritures saintes le dogme de la perpétuelle intégrité de la sainte Vierge,
aussi clairement que dans les prières de l'Église, et principalement dans ces
paroles que nous lisons dans les livres liturgiques de saint Grégoire : Post partum, Virgo, inviolata permansisti.
N'est-ce pas dans la Liturgie qu'on trouve la preuve de la Tradition de
l'Église sur la canonicité des Livres saints, et sur un grand nombre d'autres
points ? (1) »
Vous connaissez mieux que moi,
Monseigneur, le célèbre Traité de la Perpétuité de la foi de l'Église
Catholique, touchant l’Eucharistie. Composé après la paix de Clément IX,
ses auteurs s'attachèrent à s'y montrer irréprochables dans la doctrine, afin
que le livre pût être offert au Pape, et leur méritât l'approbation de
l'épiscopat français. On peut donc le regarder comme un ouvrage aussi orthodoxe
que savant. Or, voyez comment le docteur qui a tenu la plume n'hésite pas à
confondre l'autorité de la Liturgie avec l'autorité même de l'Église qui use de
cette Liturgie.
« Il n'y a rien qui nous donne
lieu de juger, avec plus de certitude, du sentiment d'une église sur
l'Eucharistie, que les paroles mêmes dont elle s'est servie dans la célébration
de ce mystère, et qui composent sa Liturgie. Tous les autres écrits sont en
quelque sorte des écrits particuliers qui ne sont lus que par assez peu de
personnes ; parce que le nombre de ceux qui s'appliquent à la lecture des
livres n'est jamais fort
349
grand. Mais le livre de la Liturgie est le livre général de
tous les ecclésiastiques, de tous les religieux; et tous ceux qui le lisaient,
le lisaient avec approbation, et en se tenant obligés de croire ce qui y est
dit sur les mystères (1). »
Le savant Renaudot, ami et
correspondant de Bossuet, dans sa magnifique collection des Liturgies
orientales, expose avec plus de plénitude encore la valeur dogmatique
de la Liturgie : « S'il est un point, dit-il, qui, dans la solution des
questions qui concernent la foi et la discipline, présente une autorité
supérieure, c'est assurément le témoignage de toutes les églises, enregistré
dès les temps anciens, perpétué et renouvelé dans la succession des âges. En ce
genre, l'ancienne Tradition est d'un grand poids, et aussi les écrits des
saints Pères, quand ils s'accordent sur les principaux chefs de la foi et de la
discipline, enfin les décrets des conciles, et les autres monuments
ecclésiastiques. Mais entre ces documents, ceux-là ont la souveraine dignité,
qui représentent comme la voix et le témoignage de toute l'Église, parce qu'ils
ont été connus et éprouvés en tous lieux, et contiennent non-seulement le
témoignage des évêques, mais encore celui des peuples. Telles sont les
liturgies, desquelles nous avons traité jusqu'ici, et dont la principale
importance provient non pas tant des noms de ceux à qui on les attribue, que de
l'usage commun des églises, qui, depuis grand nombre de siècles, les emploient
à l'autel (2). »
350
Produisons, maintenant, une
citation du traité de la Liturgie gallicane de Mabillon. Vous paraissez,
Monseigneur, avoir une prédilection marquée pour ce savant et modeste Bénédictin
; je tiens à vous faire voir qu'il n'a pas douté non plus de la valeur
dogmatique de la Liturgie. Voici donc ses paroles :
« Entre les nombreux arguments
qui démontrent la réalité de la présence du corps et du sang de Jésus-Christ
dans l'Eucharistie, il faut placer dans un rang distingué les rites augustes et
les prières solennelles dont les sociétés chrétiennes orthodoxes ont usé au
Saint Sacrifice, en tout lieu et dès le commencement. En effet, l'Église,
animée par le Saint-Esprit, agit en toutes manières pour attester publiquement
la grandeur et la divinité qui sont contenues dans ce sacrifice (1). »
Dom Mabillon expose ensuite dans
le détail les particularités de la Liturgie qui ont une autorité dogmatique
pour prouver le dogme de la présence réelle; les lectures de l'Ancien et du
Nouveau Testament, les rites de l'oblation, de la consécration et de
l'adoration, ceux de la communion et de l'action de grâces, enfin la teneur
351
des prières de la Liturgie; d'où il conclut qu'il est d'un
haut intérêt pour la république chrétienne, de conserver jusqu'aux fragments
des anciennes liturgies qui ne sont plus en usage, parce qu'elles sont les
monuments de la Tradition catholique pour les siècles dans lesquels elles ont
régné.
Je terminerai cette série de
témoignages par les passages suivants de Bergier, extraits de son Dictionnaire
théologique ;
« Le degré d'autorité des
liturgies est très différent de celle de tout autre écrit : quel que soit le
nom qu'elles portent, c'est moins l'ouvrage de tel auteur que le monument de la
croyance et delà pratique d'une église entière : il a l'autorité, non seulement
d'un saint personnage, quel qu'il soit, mais la sanction publique d'une société
nombreuse de pasteurs et de fidèles qui s'en est constamment servie. Ainsi, les
liturgies grecques de saint Basile et de saint Jean Chrysostome ont non
seulement tout le poids que méritent ces deux saints Docteurs, mais le suffrage
des églises grecques qui les ont suivies et qui s'en servent encore. » « Le
Pape saint Célestin proposait cette règle aux Évêques des Gaules, lorsqu'il
leur écrivait : Faisons attention au sens des prières sacerdotales, qui,
reçues par tradition des Apôtres dans tout le monde, sont d'un usage uniforme
dans toute l'Église catholique; et par la manière dont nous devons prier,
apprenons ce que nous devons croire. Ainsi ce pontife attestait
l'authenticité et l'autorité des liturgies; elle n'est pas diminuée depuis
douze cents ans : jusqu'à la fin des siècles elle sera la même. »
« C'est donc aujourd'hui un très
grand avantage pour les théologiens de pouvoir consulter et comparer les
liturgies de toutes les communions chrétiennes; il n'est aucune preuve plus
convaincante de l'antiquité, de la
352
perpétuité, de l'immutabilité de la foi catholique, non
seulement touchant les dogmes contestés par les protestants, mais à l'égard de
tout autre point de croyance (1). »
Il est indubitable, Monseigneur,
que les témoignages que je viens de transcrire et que je pourrais aisément
multiplier jusqu'à former un gros volume, sans y admettre d'autres auteurs que
des auteurs français, n'étaient pas présents à votre mémoire, lorsque vous me
faisiez l'honneur de me dire avec tant de confiance : « Les savants qui vous
avaient précédé dans la même carrière, étaient restés en ce point bien
au-dessous, mon Révérend Père. Persuadés que la Liturgie n'était que l'ensemble
des formes extérieures du culte public, ils en avaient uniquement cherché les
règles dans les lois de discipline relatives à l'exercice du culte extérieur,
n'imaginant pas qu'on pût jamais attribuer un caractère dogmatique à des formes
variables et sujettes à changement (2). »
Non, Monseigneur, je ne suis pas
le seul, grâces à Dieu, qui ait reconnu la valeur dogmatique de la
Liturgie, et, sur ce point encore, ma théologie n'est pas plus neuve qu'elle ne
doit maintenant vous le paraître sur la vertu de Religion et sur le culte
divin. Mais il est bien certain, Monseigneur, que vous êtes le seul des auteurs
catholiques qui ait jamais contesté cette valeur dogmatique des prières
de l'Eglise, et je manquerais trop gravement au respect que je vous dois, si
j'osais ici produire la liste des écrivains qui ont combattu l'argument que les
théologiens catholiques empruntent à la Liturgie, et par les mêmes raisons que
vous faites valoir dans votre Examen.
J'avais donné la Liturgie comme
un lieu théologique ;
( 1 ) Au mot Liturgie.
(2) Examen, page 69.
353
Bossuet va plus loin encore en nous disant qu'elle est le principal
instrument de la Tradition. Je vais maintenant rechercher avec vous, Monseigneur,
les raisons scholastiques de la haute valeur attribuée à ce nouveau lieu
théologique, auquel vous refusez jusqu'à l'existence, sous le prétexte que
Melchior Cano ne l'a pas connu (1). Il vaudrait autant dire que, avant cet
illustre théologien tous les autres lieux n'existaient pas davantage, puisqu'il
est le premier à les avoir résumés, et qu'il se plaint même dans sa préface que
les docteurs qui l'ont précédé, eussent négligé jusqu'alors de traiter à part
cette introduction indispensable à la science théologique. Heureusement, l'Église
n'avait pas besoin d'un théologien du XVI° siècle pour connaître les sources
de la foi, fontes fidei selon l'expression consacrée qui a eu le malheur
de vous paraître étrange, Monseigneur. L'Église avait su y puiser quinze
siècles avant Melchior Cano; nous en verrons bientôt les preuves historiques,
et depuis l'illustre Dominicain, de nombreux docteurs ont su produire à part le
lieu de la Liturgie, qui d'ailleurs se trouve inclus dans ceux que
l'Evêque des Canaries nous donne sous le titre de la Tradition, et sous celui
de l'Église. Je vais donc essayer, Monseigneur la démonstration scholastique de
ma proposition ; peut-être offrira-t-elle quelque intérêt et quelque utilité à
nos lecteurs, si toutefois j'ai pu réussir à vaincre la nature de mon
esprit, qui, d'après votre jugement, ne souffre pas les entraves de la
précision et de la clarté (1).
354
l'autorité des églises particulières, l'autorité des saints
Pères, l'autorité des Théologiens. Pour montrer que la Liturgie de l'Église est
le principal instrument de sa Tradition, il est donc nécessaire de faire
voir que l'autorité delà Liturgie se confond avec celle de l'Église
universelle, avec celle de l'Église romaine et avec celle des églises
particulières, en même temps qu'elle est supérieure à l'autorité des Pères et à
celle des Théologiens; je me hâte de procéder à la démonstration.
I° L'autorité de la Liturgie
se confond avec celle de l'Eglise universelle. Nous venons de voir que
l'Église est garantie par l'autorité même de Dieu dans les formules dont elle
se sert, dans les rites et les usages qu'elle suit et impose avec
autorité : or, quelles sont ces formules sinon les prières de la
Liturgie ? Quels sont ces rites, sinon ceux de la Liturgie ? Et parmi les
usages qu'elle suit et impose avec autorité, ne trouvons-nous pas aussi les
prescriptions de la Liturgie, tant celles qui regardent les ministres du culte
divin, partie essentielle de la Religion, que celles qui regardent les fidèles
comme devant y assister, y prendre part, et souvent les accomplir eux-mêmes ?
Si donc l'erreur pouvait se
rencontrer dans ces formules, ces rites, ces usages de l'Église universelle,
cette erreur se trouverait professée par l'Église universelle, et dès
lors la foi serait renversée, l'Église anéantie, les promesses de Jésus-Christ
violées; conclusions qu'on ne pourrait admettre même pour un seul jour, pour un
seul instant, sans renoncer à la foi catholique.
Or, la Liturgie de l'Église
universelle peut être considérée sous deux formes d'unité. La première, que
nous appellerons unité physique, se compose de la réunion de toutes les
formules, rites et usages qui sont observés dans toutes les églises
catholiques, à quelque langue qu'elles appartiennent, et cette réunion de
formules, rites et usages constitue déjà un ensemble considérable. Pour le
353
Saint Sacrifice seulement, on peut voir les preuves de cette
assertion dans les travaux de Renaudot, du P. Lebrun, d'Assemani, etc. Quant
aux sacrements, à la célébration des fêtes, des jeûnes, des vigiles, des
offices divins, à la vénération des saintes reliques, des saintes images, aux
formes du culte divin, etc., la communauté de rites se montre aussi dans une
proportion assez étendue. L'argument théologique qu'on déduira, de cet accord,
sur telle ou telle question de dogme ou de morale, empruntera donc sa force à
l'autorité de l'Église universelle.
Ceci suffit bien sans doute pour
montrer d'une manière générale que l'autorité de la Liturgie universelle se
confond avec l'autorité de l'Église universelle ; mais, afin de préciser de
plus en plus la question sous son point de vue pratique, j'ajouterai que, par
le fait, grâce aux efforts des Souverains Pontifes dans le but de procurer
l'unité du culte divin et de protéger la foi des peuples, la Liturgie de
l'Église romaine peut et doit être considérée comme étant non physiquement,
mais moralement la Liturgie de l'Église universelle, et qu'elle
participe, par conséquent, à l'autorité de l'Église universelle.
En effet, la Liturgie contenue
dans le Bréviaire, le Missel, le Rituel, le Pontifical, le Martyrologe et le
Cérémonial de l'Église romaine, est de fait la seule qui soit suivie et
proclamée aujourd'hui dans la presque universalité de l'Église catholique. On
la garde en Italie, dans une partie considérable de la France, en Espagne, en
Allemagne, en Suisse, en Belgique, en Pologne, en Bohême, en Hongrie, dans
toutes les Églises catholiques de l'Angleterre, de l'Ecosse, de l'Irlande, de
la Hollande, du Danemark, de la Suède ; dans les deux Amériques, dans les
diocèses et dans les vicariats apostoliques de l'Asie et de l'Afrique ; enfin,
dans les chrétientés de l'Océanie. Cette unité est un fait si patent, qu'elle a
été reconnue tout
356
dernièrement encore par les Protestants de Berlin, dans la
lettre de convocation de leur synode, où ils s'expriment ainsi : « En fait
d'unité de culte et de Liturgie, le catholicisme a produit tout ce qu'il y a de
plus grandiose et de plus parfait. Sur ce domaine, il manque à notre église ce
qui donne au culte son principal prestige : l'antiquité immémoriale et le caractère
traditionnel qui n'appartiennent qu'au catholicisme (1). »
Les exceptions se composent :
D'environ soixante-trois diocèses de France partagés entre sept à huit autres
liturgies nouvelles, dont la liturgie parisienne, qui est la plus répandue.
Encore ces diocèses comptent-ils un certain nombre de paroisses, et de vastes
corporations religieuses au sein desquelles la Liturgie romaine persiste
toujours ;
Du diocèse de Milan et de
plusieurs autres églises de cette métropole ; ce qui n'empêche pas que ces
diocèses, et celui de Milan lui-même, ne renferment un grand nombre d'églises
séculières ou régulières où l'on suit toujours la Liturgie romaine, en vertu de
la discipline des conciles de saint Charles, qui se montra aussi zélé pour
appliquer la Bulle de saint Pie V dans les églises de sa province qu'elle
obligeait, que ferme à retenir la Liturgie ambrosienne dans celles que la bulle
maintenait dans le droit de la conserver (2) ;
Des églises du rite grec-uni :
dans le royaume de Grèce où elles sont si peu nombreuses, qu'un seul vicaire
apostolique suffit à les régir; dans le royaume de Naples et dans la Sicile, où
elles sont en général sous la juridiction des ordinaires latins ; encore
faut-il ajouter qu'une partie
357
du clergé grec-uni de l'Italie méridionale a quitté la
Liturgie grecque proprement dite pour se servir du Bréviaire et du Missel
romains traduits littéralement en grec ; dans la Hongrie et les provinces
slaves soumises à l'Autriche, où se trouvent encore quelques évêchés de ce rite
traduit en langue slave ; dans la Lithuanie, où quelques populations uniates
luttent héroïquement contre le schisme, dont l'instrument est la liturgie
grecque slave exploitée avec perfidie par la politique de l'empereur Nicolas.
Il n'y a plus lieu de parler de la Russie Blanche, dont la foi a succombé, par
une trahison du même genre, sous les coups de ce tyran, comme la Russie Rouge
avait été détachée du Saint-Siège, toujours à l'aide du même stratagème
liturgique, par l'astuce violente de Catherine II. Enfin, dans le Levant,
quelques rares églises avec quelques évêques entourés d'un peuple trop peu
nombreux, à Constantinople, à Damas, dans l'Archipel, etc. ;
Des églises du rite syrien, qui
sont toutes infectées du monophysisme, sauf l'héroïque nation des Maronites qui
peuple le Liban, et certaines petites fractions de la population syrienne
gouvernées par deux ou trois évêques orthodoxes ;
Des églises du rite arménien, dont l'immense majorité vit
hors de la foi et de l'unité catholiques ; les arméniens-unis ont un Patriarche
et quelques évêques ;
Enfin, des églises copte et
éthiopienne, plongées dans l'hérésie eutychienne comme les églises syrienne et
arménienne, et qui comptent à peine deux évêques catholiques de leur rite.
En résume, sur environ neuf cents
évêques en communion avec le Saint-Siège, sept cent cinquante au moins suivent
une même Liturgie, qui est celle de l'Eglise romaine. Les évêques orthodoxes
qui en suivent une autre, tant en Orient qu'en Occident, ne s'élèvent pas au
358
nombre de cent vingt-cinq; c'est-à-dire à un peu plus du
dixième de l'épiscopat catholique. Un concile où il ne manquerait que cent
vingt-cinq évoques sur tout l'épiscopat catholique ne serait-il pas le plus
écuménique de tous les conciles ? On sait que celui de Trente, dont
l'écuménicité n'est pas douteuse, ne réunit dans toute sa durée que deux cent
soixante-dix évêques, et que les Orientaux n'y furent même pas représentés.
La doctrine professée dans
la Liturgie qui est suivie par sept cent cinquante évêques sur neuf cents
environ, peut donc, moralement, être considérée comme la doctrine de
l'Eglise universelle, et cette Liturgie étant la Liturgie romaine, c'est avec
une entière vérité qu'on doit conclure que l'autorité de la Liturgie romaine
se confond avec celle de l’Eglise universelle.
Aussi les Souverains Pontifes,
quand ils jugent à propos de publier de nouveaux offices pour être insérés dans
la Liturgie romaine, comme l'ont fait, de nos jours, Pie VII, Léon XII, Pie
VIII et Grégoire XVI, déclarent toujours, dans leurs décrets qu'ils étendent
ces offices à l'Église universelle, ad Ecclesiam universam, bien qu'ils
n'aient pas intention d'obliger le petit nombre d'églises que le droit et la
coutume dispensent de recevoir ces offices. Ces églises ont la liberté de
conserver leurs usages ; mais leur petit nombre permet au Siège apostolique de
désigner l'ensemble des autres églises sous le nom général d'Eglise
universelle. C'est dans le même sens que s'exprime Clément VIII, en sa bulle
sur le Bréviaire romain, lorsqu'il dit : « Puisque, dans l'Église catholique
qui a été établie par Jésus-Christ, sous un seul chef, son Vicaire sur la
terre, on doit toujours garder l'union et la conformité dans tout ce qui a
rapport à la gloire de Dieu et au devoir des personnes ecclésiastiques ; c'est
surtout dans l'unique forme des prières contenues au Bréviaire romain que cette
359
communion avec Dieu qui est un, doit être perpétuellement
conservée ; afin, que, dans l'Église répandue par tout l'univers, les
fidèles de Jésus-Christ invoquent et louent Dieu par les seuls et mêmes
rites de chants et de prières (1). »
Concluons donc que, soit que l'on
considère l'autorité de la Liturgie dans les formules, les rites et les usages
qui sont communs à toutes les églises, de quelque langue qu'elles soient ; soit
même qu'on examine l'autorité de la Liturgie dans les formules, les rites, les
usages de l'Église romaine qui règnent dans les neuf dixièmes environ de
l'Église catholique, l'autorité de la Liturgie se confond avec celle de
l'Eglise universelle.
II° L'autorité de la Liturgie
se confond avec celle de l'Église romaine.
Après avoir considéré l'Église
universelle, permettez-moi, Monseigneur, de passer à l'Église romaine,
dont l'autorité vient après, dans l'ordre des Lieux théologiques. Il n'est
aucun catholique qui ne sache que l'Église de Rome, qui est la Pierre
fondamentale de toute l'Église, a reçu de Jésus-Christ, dans ce qui tient à la
doctrine, une autorité contre laquelle les portes de l'enfer ne sauraient
prévaloir ; d'où il suit que l'Eglise universelle ne saurait être catholique,
ni apostolique, si elle n'était pas romaine ; et que les églises
particulières, les pasteurs, et les simples fidèles eux-mêmes, ne sauraient se
flatter d'appartenir à l'Église de
Jésus-Christ, s'ils
360
n'étaient pas unis, avec une véritable dépendance,
à l'Église romaine, dans la foi et la doctrine.
C'est ce qu'enseigne, dès le
deuxième siècle, le premier docteur de l'Église de France, saint Irénée, évêque
de Lyon, quand il dit ces mémorables paroles pour lesquelles nous empruntons la
traduction de Bossuet : « Quand nous exposons la tradition que la très grande,
très ancienne et très célèbre Église romaine, fondée par les apôtres saint
Pierre et saint Paul, a reçue des Apôtres, et qu'elle a conservée jusqu'à nous
par la succession de ses évêques, nous confondons tous les hérétiques ; parce
que c'est avec cette église que toutes les églises doivent s'accorder, à
cause de sa principale et excellente principauté, et que ces mêmes fidèles
répandus par toute la terre ont conservé la tradition qui vient des Apôtres
(1). »
Ce n'est point ici le lieu de
produire une suite nombreuse de textes pour prouver ce qu'aucun catholique ne
conteste, l'autorité souveraine de l'Église romaine dans les choses de la
doctrine et des mœurs ; mon but n'est pas ici d'établir la valeur des Lieux
théologiques, mais seulement de faire voir leur rapport avec l'autorité de
la Liturgie. Je rappellerai seulement que Sixte IV a condamné cette proposition
de Pierre d'Osma : Ecclesia urbis
Romœ errare potest, et qu'on ne la pourrait soutenir sans encourir
de graves censures.
Or, l'autorité de l'Église
romaine étant, par l'institution divine, d'une si haute valeur dans l'Eglise,
il s'ensuit que les décrets qu'elle publie sur les matières de la foi obligent
tous les fidèles à la soumission d'esprit et de cœur; mais il s'ensuit
pareillement, et toujours d'après la garantie de Dieu même, que la Tradition
qu'elle professe,
361
dans les formules, les rites et les usages
qui témoignent de sa croyance, participe de toute l'autorité de cette même
Église romaine; d'où il faut conclure que l'autorité de la Liturgie romaine
qui renferme ces formules, ces rites, ces usages, se confond avec l'autorité
de l'Église romaine elle-même. La conclusion est trop évidente pour que
nous ayons à nous y arrêter plus longtemps.
III° L'autorité de la Liturgie se
confond avec celle des Églises particulières.
La Liturgie de l'Église universelle, dans ses formules, ses
rites et ses usages, étant l'expression de la Tradition de l'Église
universelle, on doit dire de même que la liturgie des églises particulières
renferme dans ses formules la Tradition des églises particulières ; rien n'est
plus évident. Cette liturgie a donc une valeur dogmatique proportionnée à celle
qu'on doit reconnaître dans les églises particulières.
On peut considérer les églises particulières sous cinq
aspects différents, quant à leurs liturgies.
1° Une église particulière peut
ne pas avoir de liturgie propre, mais user seulement de la Liturgie moralement
universelle, que nous avons reconnu être la Liturgie romaine. Il est
évident que, dans ce cas, l'autorité de cette église particulière, dans la
Liturgie, se confond avec l'autorité même de l'Église universelle. Cette forme
assure une grande sécurité à la doctrine, arrête les nouveautés, et a le grand
mérite de fortifier par un nouveau degré d'unité la voix de l'Église
catholique. C'était le vœu du concile de Trente quand il renvoya au Pontife
romain la publication du Bréviaire et du Missel.
2° Une église particulière peut
avoir une liturgie propre qu'elle a toujours conservée et réglée dans ses
détails, comme l'Église de Milan, l'ancienne Église gallicane avant Charlemagne, l'Église grecque, etc. L'autorité
362
d'une telle liturgie est plus ou moins grande, selon le
degré d'antiquité auquel elle peut prétendre, selon le nombre des églises qui
la suivent, enfin, selon l'importance des approbations qu'elle a reçues.
Si cette liturgie a traversé
mille ans, par exemple, et qu'elle ait été suivie dans une église en communion
avec toutes les autres par le Siège apostolique, l'autorité de cette liturgie
croît en proportion de sa durée, puisqu'elle a réuni le suffrage des pasteurs
et des peuples qui, durant de longs siècles, y ont cherché et y ont trouvé
l'expression de leur foi.
Si cette liturgie est gardée par
un nombre plus ou moins considérable d'églises, par dix, par vingt, par
cinquante, etc., son autorité augmente en raison du nombre des évêques qui la
suivent. Il est clair que plus elle réunit de pasteurs et de fidèles dans la
confession de ses formules, dans la pratique de ses rites et de ses usages,
plus elle est importante dans l'ensemble de l'Église catholique, plus son
témoignage a de poids pour promulguer la Tradition.
Enfin si cette liturgie, après
avoir été soumise à un examen, avait obtenu l'approbation formelle d'un Concile
général, ou du Souverain Pontife ; quand bien même elle serait moins ancienne
et moins répandue que d'autres liturgies qui n'ont pas reçu cette confirmation,
et qui, par conséquent, ne représentent pas une autorité infaillible, cette
liturgie pourrait réclamer pour les traditions qu'elle renferme une valeur proportionnée
à celle de l'autorité souveraine qui l'aurait confirmée. Jusqu'ici aucune
liturgie des églises particulières n'a reçu une semblable confirmation ; mais
elle est possible. Ainsi, je suppose, Monseigneur, que vous puissiez obtenir
pour le Bréviaire et le Missel d'Orléans, qui, comme vous le savez, ne
remontent qu'à une époque très voisine de nous, et ne sont pas connus hors de
votre diocèse, la confirmation
363
d'un Concile général ou du Souverain Pontife, qui
garantiraient conforme à la Tradition catholique toute la teneur de ces deux
livres : le Bréviaire et le Missel d'Orléans pourraient dès lors être
interrogés, dans les controverses de la foi, comme faisant partie, au plus haut
degré, de cette Liturgie qui est, comme dit Bossuet, le principal instrument
de la Tradition de l'Église.
3° Une église particulière, après
avoir eu sa liturgie propre, ancienne, autorisée par ses pasteurs légitimes,
peut quelquefois, soit librement, soit pour obéir à des ordres supérieurs,
passer à la Liturgie romaine qui se trouve être aujourd'hui, moralement,
la Liturgie de l'Église universelle, et qui est garantie directement par
l'autorité de l'Église romaine. Dans ce cas, il est évident que l'église qui
abandonne ainsi sa Liturgie propre pour adopter celle de l'Église romaine et de
la généralité des églises, en sacrifiant une tradition locale et faillible,
acquiert en retour une tradition universelle et revêtue du plus haut degré
d'autorité qu'on puisse désirer. Le prélat qui accomplit cette œuvre mérite la
reconnaissance de son église, non seulement pour le temps présent, mais pour
les âges à venir ; car il préserve efficacement cette église du malheur de voir
la Liturgie, source principale de la Tradition pour les autres églises,
exposée à devenir pour elle un instrument d'erreur, par suite des changements
auxquels demeure assujettie une liturgie particulière, laissée à la merci des
passions et des intérêts humains.
4° Une église particulière qui
était en possession d'une liturgie propre, ancienne, autorisée, peut venir à la
changer pour adopter celle d'une autre église particulière. Pour juger cette
mesure au point de vue du Lieu théologique de la Liturgie, il y a trois
choses à considérer.
Ou l'église dont on adopte ainsi
la liturgie est d'un rang supérieur à celle
qui répudie en son honneur ses
364
propres usages, ou elle lui est égale, ou enfin elle lui est
inférieure.
Dans les trois cas, c'est
toujours une autorité faillible qui s'incline devant une autre autorité
faillible, et les traditions exprimées dans la liturgie nouvellement adoptée
n'ont, relativement à celle qui était suivie précédemment, qu'une valeur de
même genre, et dépendante du plus ou moins d'antiquité des textes et des rites,
du plus ou moins de doctrine et d'autorité dans ceux qui en ont rédigé et
approuvé les formules, enfin du nombre des églises qui l'observent.
Mais l'église qui renonce à sa
liturgie propre pour adopter celle de sa métropole ou de sa primatiale, accroît
dans une certaine proportion son autorité traditionnelle dans la Liturgie ;
puisque d'isolée qu'elle était auparavant, elle devient unie à plusieurs autres
; il en résulte donc une augmentation de valeur dans le témoignage qu'elle rend
désormais par la voix de ses formules, rites et usages sacrés. Nous examinerons
ailleurs si, dans l'état actuel de la discipline de l'Église, un tel changement
de Liturgie, au profit du rite de la métropole, serait légitime; mais, quoi
qu'il en soit, on doit toujours convenir qu'une église qui sacrifierait sa
liturgie propre pour embrasser celle de sa métropole, ne saurait obtenir le
degré supérieur d'autorité, si léger qu'il soit, dont nous parlons, que dans le
cas où cette liturgie métropolitaine serait elle-même déjà garantie par une
orthodoxie irréprochable, par une antiquité respectable, par la qualité de ceux
qui l'auraient rédigée et autorisée ; autrement, il pourrait arriver que
l'église qui se serait abdiquée ainsi pour la gloire de sa métropole, eût
descendu au lieu de monter : tout ceci est de simple bon sens, comme ce qui va
suivre.
Si l'église qui renonce à sa
liturgie propre est d'un rang égal à celle dont elle adopte les livres, on ne
saurait
365
expliquer un tel changement que par une supériorité
d'autorité reconnue dans les traditions liturgiques de cette dernière. En
droit, nous montrerons que ces échanges de complaisance ne sont pas licites ;
mais au point de vue dogmatique, il faut bien aussi reconnaître que
l'inconvénient de la mobilité dans des choses qui réclament une solidité
particulière est dépassé encore par celui de la perte des traditions, dans le
cas où l'église qui abdique sa liturgie au profit d'une autre, ne trouve pas
une autorité égale ou supérieure dans la liturgie de cette église dont elle
assume le servage, avec une si complète abnégation.
Enfin, si l'église qui renonce à
sa liturgie propre fait cette cession en faveur d'une église qui lui est
inférieure par le rang et l'autorité, on peut dire d'abord qu'elle montre peu
de souci de sa dignité propre, dignité que les plus grands prélats des églises
particulières ont toujours cherché à maintenir et accroître. De plus, elle
confesse que les traditions contenues dans ses formules, ses rites et ses
usages sacrés ont à ses yeux peu de valeur, et lui semblent même suspects,
puisqu'elle les abdique si volontiers en faveur d'une autre église qui ne
pouvait lui imposer cette démarche ni par autorité, ni par convenance. Quant à
la valeur théologique de cette démarche, elle est en raison du degré d'autorité
de celles des deux liturgies qui réunit à un plus haut degré l'antiquité, le
nombre des églises, et la pureté de la foi.
5° Une église particulière qui
était en possession d'une liturgie propre, ancienne et autorisée, peut venir à
la changer pour accepter, non plus la liturgie d'une autre église de dignité
supérieure, égale ou inférieure, mais pour adopter un missel ou un bréviaire
rédigés et compilés, par un ou plusieurs individus, comme il est arrivé en
divers lieux, sous prétexte de donner à la Liturgie plus d'élégance, plus de
critique, plus de variété, et aussi plus de brièveté.
366
Un tel changement ne saurait
manquer d'avoir les conséquences les plus funestes pour l'autorité dogmatique
de la Liturgie. En effet, ou l'église qui se résigne à abdiquer ainsi ses
traditions pour accepter cette rédaction nouvelle qui l'a séduite, avait
antérieurement une liturgie particulière antique et autorisée, ou elle suivait
la Liturgie romaine. Dans le premier cas, elle dépouille volontairement le
témoignage qu'elle rendait à la Tradition de la Foi, de toute l'autorité que
lui donnaient l'antiquité et la profession de plusieurs siècles. Il faut donc
qu'elle recommence sur de nouveaux frais pour assurer à ces récentes formules
la valeur qu'avaient les anciennes, et d'ici à de longs siècles elle n'y
parviendra pas. Encore est-il à craindre que l'œuvre moderne implantée si
légèrement ne disparaisse à son tour pour faire place à d'autres compositions ;
car il est d'expérience que les institutions séculaires une fois changées, on
ne peut plus assurer de stabilité à celles qui les remplacent. C'est l'histoire
des Constitutions politiques, et c'est aussi celle de la Liturgie en France
depuis un siècle. Avec tout cela, que devient pour ces églises le principal
instrument de la Tradition catholique renfermé dans la Liturgie? Il faut
sur ce point dire adieu à la Tradition, et renoncer à tester dans les causes de
la foi par des monuments dignes d'être avoués en présence des autres églises
particulières qui ont gardé avec fidélité leurs traditions.
Dans le cas où la liturgie qui a
fait place aux modernes compositions, était la Liturgie romaine et moralement
universelle, le dommage causé à l'élément traditionnel dans cette église est
bien autrement considérable. Les traditions des églises particulières, si
respectables qu'elles soient, ne sauraient entrer en comparaison avec celles de
l'Église romaine et des églises qui la suivent dans la Liturgie. Par cet
échange malencontreux, la foi, que garantissaient les formules imposées par une
autorité
367
infaillible, perd l'appui qui l'avait sauvegardée jusqu'alors
; elle descend dans son expression jusqu'à la faiblesse et à l'incertitude de
cet esprit individuel qui a trouvé bon de fabriquer les modernes formules, ou
de les approuver comme préférables à celles dont use depuis tant de siècles le
Siège apostolique, colonne et soutien de la vérité. La veille du jour où
l'innovation a été promulguée, le prêtre pouvait instruire le peuple par les
formules, les rites et les usages de la Liturgie. Il pouvait, comme dit Bossuet,
citer son bréviaire et son missel, en disant : Voici ce que dit
l'Église. Le lendemain, il ne le peut plus, à moins, qu'il ne veuille citer
les rares fragments de la Liturgie romaine qu'on n'a pas jugé à propos de faire
encore disparaître des livres modernes.
Les églises soumises à cette rude
épreuve sont donc dépouillées non seulement d'un lien sacré de communion avec
Rome, d'un des signes les plus imposants de la grande nationalité catholique ;
mais elles ont perdu la sécurité de la foi dans les prières qui témoignent de
leur religion. Elles sont déchues ; et quelle que soit d'ailleurs l'orthodoxie
de fait dont jouissent leurs liturgies, leur fût-il accordé, par un prodige, de
ne les plus voir changer désormais, il leur faut bien convenir que des siècles
de stabilité et de pureté irréprochables ne leur rendront jamais complètement
ce qu'elles ont perdu en répudiant la Liturgie de Rome et de tant d'autres
églises. Jamais elles ne répareront l'outrage fait à la catholicité qui
confessait d'une voix unanime les mêmes vérités, dans les mêmes termes et sous
les mêmes symboles que ces églises, auxquelles un jour il sembla bon de se
mettre à l'écart pour résoudre le problème de formuler, à elles seules et tout
de nouveau, ce que tant de saints Pontifes avaient formulé avec doctrine et
autorité, ce que tant de conciles et de docteurs avaient invoqué contre
l'erreur, ce que tant d'hérétiques avaient redouté.
368
Je ne m'appesantirai pas ici,
Monseigneur, sur l'hypothèse malheureusement trop réelle, dans laquelle des
hérétiques notoires auraient été les promoteurs et les instruments d'un
changement si funeste à la conservation du dépôt de la foi-, nous en parlerons
plus loin. Présentement je n'ai à examiner la question que sous le rapport de
l'autorité du témoignage liturgique dans l'Église ; mais il est bien certain
que si le mal est monté jusqu'à cet excès que vous soyez aujourd'hui obligé,
pour défendre les nouveaux missels et bréviaires, de contester jusqu'à la valeur
dogmatique de la Liturgie, une situation si extrême ne peut s'expliquer que
par le succès qu'obtinrent au dernier siècle les théories audacieuses des
hommes qui osèrent se faire les promoteurs de cette entreprise inouïe, En
effet, la voix de l'Église dans la Liturgie était comptée pour bien peu de
chose, à l'époque où Mésenguy pouvait publier cette définition du Bréviaire : «
Le Bréviaire est un recueil de prières, de louanges, d'actions de grâces et
d'instructions, publié par l'autorité épiscopale, et un ouvrage
d'esprit, qu'un ou plusieurs particuliers ont composé suivant leur
génie, leurs vues, leur goût, et certaines règles qu'ils se sont prescrites (1).
»
Ainsi, le Bréviaire n'avait plus
rien de commun ni avec l'Église romaine, ni avec l'Église universelle; la
valeur de son témoignage était restreinte aux proportions d'un diocèse; la voix
de l'Église était étouffée ; ce que Bossuet appelait l'Instrument principal
de la Tradition, n'était plus qu'un ouvrage d'esprit composé par un
ou plusieurs particuliers d'après les règles, non de l'Église, mais
de leur génie propre; quant à leurs vues, l'histoire et les
monuments en font foi. Et ce même Mésenguy, après avoir mis la main au
Bréviaire de Paris, était admis à
369
rédiger le Missel de cette église, et ce livre, trente ans
après, avait détrôné l'antique Missel de l'Église romaine, dans un grand nombre
d'églises dont ce recueil sacré avait exprimé la croyance pendant mille ans.
Parlerai-je du Père Vigier, de
l'Oratoire, à qui il avait plu de composer, dans son cabinet, un nouveau
bréviaire ouvrage de son esprit, puisque les formules antiques
qu'il conserve n'en forment pas la vingtième partie ? Le montrerai-je offrant,
avec une audace incroyable, son manuscrit à plusieurs évêques qui le
repoussent, jusqu'à ce que Charles de Vintimille ait bien voulu l'accepter pour
l'Église de Paris, d'où il devait se répandre au sein de tant d'autres églises,
et remplacer l'antique office de l'Église romaine ? Rappellerai-je les
réclamations des catholiques, l'opposition d'une partie des membres du conseil
de l'archevêque, et des communautés de Saint-Sulpice et de
Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et les arrêts du Parlement sanctionnant la
destruction violente du principal instrument de la Tradition ?
Et jusqu'où le vertige n'était-il
pas déjà monté, lorsqu'on avait vu paraître, en 1720, à Paris, le livre de
l'abbé Foinard, sous ce titre : Projet d'un nouveau Bréviaire, dans lequel
l'Office divin, sans en changer la forme ordinaire, serait particulièrement
composé de l'Ecriture sainte, instructif, édifiant, dans un ordre naturel, sans
renvois, sans répétitions et très court? En 1744, l'abbé Robinet publiait,
à son tour, sous le titre de Breviarium ecclesiasticum, une utopie
liturgique dont il proposait l'adoption aux évêques auxquels il conviendrait
mieux de confesser la foi de leur église par de nouvelles formules, que de
continuer à joindre leur témoignage à celui du Siège apostolique et des autres
églises. Telle était alors la distraction universelle en France, que des faits
de cette nature furent bientôt acceptés
comme un droit. D'un consentement
370
presque général, on éteignit dans la plus grande partie de
la France, la voix de la Tradition par la Liturgie, et le renversement
des idées était devenu si complet, que, aujourd'hui encore, où vous n'avez pas
craint, Monseigneur, de contester la valeur dogmatique de la Liturgie,
c'est à peine si la partie si importante de votre Examen, dans laquelle
vous formulez vos théories à cet égard, a été l'objet d'une remarque sérieuse
de la part de ceux qui regrettent de ne pouvoir adopter les jugements et les
idées émises dans ce livre.
On ne saurait donc le dire assez
haut : Quand il s'agit de la liturgie d'une église, il s'agit de l'instrument
de la foi de cette église ! Quand il s'agit de la Liturgie romaine, suivie par
tant d'églises, il s'agit de l'instrument de la foi de l'Église romaine et de
toutes les églises qui prient et confessent avec elle. Non, encore une
fois, il n'est pas uniquement question ici d'un décret du concile de
Trente en matière de discipline, des bulles de saint Pie V, et des canons de huit conciles provinciaux ; ce serait bien
assez, sans doute. Il ne suffit pas, dans cette matière, de réclamer au nom de la convenance violée, de la piété contristée;
il faut crier sur les toits que des doctrines ont prévalu, qui compromettent la
conservation du dépôt de la foi, et qu'il est temps d'en arrêter le cours. Tel
est, je ne me le dissimule pas, tel est l'état de défaillance d'un grand nombre d'esprits, que j'aurai été heureux de pouvoir produire, en
faveur des principes
incontestables et fondamentaux que j'ai
à défendre, l'autorité expresse
de Bossuet; tant est profond l'oubli des principes ; tant sont immenses, chez
nous, les périls de la doctrine.
IV° L'autorité de la Liturgie
est supérieure à celles des Pères et des
Théologiens.
En effet, le principe de
l'autorité que nous reconnaissons dans les
Pères, consiste dans
l'approbation que
371
l'Église donne à la doctrine contenue dans leurs écrits. Or,
l'Église, quand elle met un auteur au rang de ses docteurs, n'entend cependant
pas se rendre propres toutes les pensées, ni toutes les assertions de cet
auteur ; elle se contente d'affirmer par cette solennelle déclaration que ces
écrits contiennent généralement la vraie Tradition de l'Église, se réservant de
les interroger pour y puiser la matière de ses décisions futures. Elle ne
pourrait même s'approprier toutes les sentences de ces grands docteurs,
puisqu'il n'en est pas un seul qui, sur une matière ou sur l'autre, n'ait
soutenu quelque sentiment moins approuvé. On ne peut donc jamais dire, en
produisant le sentiment d'un Père, saint Augustin, par exemple, ou saint
Bernard : l'Eglise dit ceci ; quoique l'Église ait mis au rang de ses
docteurs saint Augustin, saint Bernard et les autres. Il en est tout autrement
de la Liturgie. L'Église rédige elle-même la Liturgie ; elle impose les
formules liturgiques ; elle les récite et les chante. L'autorité de l'Église
est donc plus haute et plus sensible dans la Liturgie qu'elle ne l'est dans les
écrits des Pères : l'erreur qui se rencontre quelquefois dans les écrits des
Pères ne saurait donc se trouver dans la Liturgie, toutes les fois que cette
Liturgie est proclamée par l'autorité souveraine dans l'Église.
Ce que nous disons de l'autorité
des Pères doit s'entendre a fortiori de l'autorité des Théologiens,
puisque l'argument qu'on tire de cette dernière est d'une valeur inférieure à
celui qui résulte du consentement des Pères.
Nous avons comparé l'autorité de
la Liturgie avec celle des principaux Lieux théologiques ; et je pense,
Monseigneur, qu'il sera difficile d'attaquer les conclusions qui viennent
d'être établies. Elles se réunissent dans le grand principe de Bossuet,
qu'elles ne font que reproduire en détail. Permettez-moi donc de répéter encore
une fois, en
372
terminant ce paragraphe : Le principal instrument de la Tradition de l'Eglise est renfermé dans ses
prières.
Il ne suffit pas à un théologien
d'admettre l'existence et l'autorité de la Tradition ; il lui faut encore la
connaître et savoir distinguer les sources où elle réside ; c'est pour cela
que, réunît-on sur sa tête tous les grades en Théologie que vous m'invitez à
prendre, Monseigneur (1), mais que l'Université ne saurait me conférer
validement pas plus qu'à d'autres, il en faut toujours revenir à étudier
sérieusement les matières dont on parle.
Or, il est de fait pour quiconque
a scruté les monuments de la Tradition, sans lesquels il n'y a pas de science
théologique, que l'Église a puisé souvent les éléments de ses décisions dans la
Liturgie, comme dans le principal instrument de la Tradition, et que
jamais elle n'a réformé la Liturgie pour la mettre en rapport avec ses
décisions. L'Église a toujours senti que, pour trouver la solution des
difficultés qui se sont élevées sur le dogme, et dirimer les controverses en
produisant la vérité révélée dès le commencement, elle n'avait qu'à
s'interroger elle-même, qu'à scruter sa pensée dans l'expression par laquelle
elle la professe ; et très souvent elle l'a cherchée et l'a trouvée dans ses
formules, dans ses rites, dans ses usages liturgiques. Ailleurs, j'aurai à
faire l'histoire dogmatique de la Liturgie ; c'est une des divisions du plan
des Institutions ;
373
dans cette Lettre, je dois me borner à quelques traits.
S'est-il agi de renverser
l'Arianisme qui se leva, après trois siècles de persécutions, pour contester la
divinité de Jésus-Christ ? Sans doute dans la controverse, les saints docteurs
firent appel à l'Écriture sainte, et démontrèrent victorieusement que la
Consubstantialité du Fils avec le Père s'y trouve clairement enseignée. Mais
saint Athanase, saint Hilaire, saint Ambroise et les autres, n'en
appelèrent-ils pas aussi au témoignage de l'Église elle-même, exprimé dans ses
formules de confession, dans les rites de son adoration envers le Fils de Dieu
? L'Église a toujours cru ainsi, disaient-ils, parce qu'elle a toujours
chanté à l'honneur du Christ des hymnes dans lesquelles il est proclamé Dieu,
parce qu'elle lui a toujours rendu les hommages divins (1). Vous savez,
Monseigneur, que les marques d'adoration liturgique données à l'Eucharistie et
attestées dès lors par saint Hilaire et saint Ambroise, ont pu servir
d'argument à deux époques de la controverse ; car elles ont fourni contre les
ariens la preuve de la foi de l'Église dans la divinité de Jésus-Christ,
puisque l'Église l'adorait comme un Dieu ; et contre les sacramentaires un argument
de la foi permanente de la même Église dans la présence réelle, puisque cette
Église rendait les hommages divins aux dons sacrés, après la prononciation des
paroles mystiques.
Quand le Nestorianisme essaya de
ravir à Marie son titre auguste de Mère de Dieu, renversant par là toute
374
l'économie du mystère de l'Incarnation, cette hérésie fut
repoussée par le peuple même qui protesta dans l'église contre l'évêque qui
souillait la chaire de vérité. Où donc ce peuple avait-il appris ce mot Theotocos,
qui ne se trouve ni dans les saintes Écritures, ni dans les anciens Pères ? Le
peuple l'avait entendu répéter, l'avait chanté lui-même dans les prières de la
Liturgie; et fort de cette autorité, il criait anathème au loup qui dévastait
la bergerie. On voulait enlever au peuple cette formule si chère qui contenait
la Tradition ; il pouvait ne pas être assez habile pour réfuter les arguments
du Patriarche ; mais il se sentait fort avec l'Église qui disait Theotocos,
et saint Cyrille d'Alexandrie se trouva en mesure de réfuter Nestorius, non
seulement par les arguments théologiques qu'il déduisait de l'Écriture qui ne
contient pas cette mystérieuse parole, mais par la foi de l'Église qui la
prononçait à l'autel.
Parlerons-nous du Pélagianisme ?
On peut dire, selon la remarque de Bossuet et de Fénelon, qu'il a été foudroyé
par la Liturgie. Les conciles d'Afrique et des Gaules qui l'ont condamné, et
qui sont devenus règle de foi par la confirmation du Siège apostolique, ont
brisé cette nouvelle erreur sous le poids de la solennelle confession que
l'Église fait de la déchéance originelle de l'homme, par les exorcismes qui
précèdent le baptême ; de la gratuité du salut et de la nécessité de la grâce
pour le principe de la justification et pour la persévérance finale, dans le
langage de ces sublimes collectes que nos plus anciens Sacramentaires ont
recueillies, et qui remontent aux moins à l'époque de la paix de l'Église.
Aussi, saint Augustin écrivait-il
au pélagien Vital : « Élève-toi donc aussi contre les Prières de l'Eglise ;
et quand tu entends le prêtre de Dieu à l'autel, exhortant le peuple de Dieu à
prier pour les incrédules, afin que le Seigneur les convertisse à la foi ; pour
les catéchumènes,
375
afin qu'il leur inspire le désir de la régénération; pour
les fidèles, afin qu'ils persévèrent dans la voie où ils sont entrés par sa
grâce ; insulte donc ces pieuses formules, dis que tu ne veux pas faire ce que l’Église
t'exhorte à faire, etc. (1). »
Ailleurs le même saint docteur
fait voir comment renseignement, par la Liturgie, est plus populaire que celui
qui est donné par l'Ecriture sainte : « Combien je voudrais, dit-il, que ces
coeurs lâches et infirmes, qui ne sauraient comprendre l'Écriture, ni les
expositions qu'on en fait, qu'ils écoutent ou n'écoutent pas notre enseignement
sur ces questions, considérassent bien plutôt leurs propres Prières, ces
Prières que l'Église a toujours possédées depuis son commencement et
qu'elle gardera jusqu'à la fin de ce monde. Ce point de doctrine que nous
sommes obligés, non plus seulement de rappeler, mais de défendre et de protéger
contre les nouveaux hérétiques, jamais l'Église ne l'a omis dans ses Prières,
lors même qu'elle ne jugeait pas nécessaire d'y insister dans ses prédications,
aucun opposant ne s'étant présenté. L'Eglise est née, elle a crû, elle croîtra
dans ces Prières, comme dans cette foi qui consiste à croire que la
grâce n'est pas donnée selon les mérites de ceux qui la reçoivent. Si donc
l'Église demande à Dieu ces choses, et si elle pense en même temps qu'elle peut
se les donner à elle-même, ses Prières ne sont donc plus des Prières
vraies, mais des Prières insignifiantes ? Dieu nous préserve de dire
pareille chose (2) ! »
376
Plus haut, le saint docteur avait
dit : « L'Église n'a point à écouter de fatigantes disputes ; qu'elle fasse
seulement attention à ses Prières. Elle prie pour que les incrédules
croient : donc, c'est Dieu qui convertit à la foi. Elle prie pour que
les croyants persévèrent; donc, c'est Dieu qui donne la persévérance
jusqu'à la fin (1). »
Ce fut, Monseigneur, dans cette
grande controverse, que le Siège apostolique, par l'organe d'un de ses
Pontifes, qui paraît être saint Célestin, comme la plupart des savants l'ont
toujours pensé, pressant l'argument de la Liturgie contre les Pélagiens,
prononça cette belle maxime, si souvent répétée depuis : Legem credendi lex
statuat supplicandi. « C'est, dit Bossuet, le principal argument
dont saint Augustin appuie toute sa doctrine, et on le trouve proposé très
nettement dans les Capitules attachés à la lettre de saint Célestin (2). »
Voici les paroles du Pontife : «
Outre les décrets inviolables du Siège apostolique, dans lesquels des Pères
remplis de charité, confondant l'orgueil de la nouveauté pestilentielle, nous
ont appris à rapporter à la grâce de
377
Jésus-Christ le commencement de la bonne volonté,
l'accroissement des saints désirs et la persévérance à les suivre jusqu'à la
fin, considérons encore les mystères renfermés dans ces formules de prières
sacerdotales qui, établis par les Apôtres, sont répétées dans le monde entier
d'une manière uniforme par toute l'Église catholique ; en sorte que la règle de
croire découle de la règle de prier ; UT
LEGEM CREDENDI LEX STATUAT
SUPPLICANDI (1). »
Permettez, Monseigneur, que nous
nous arrêtions un peu sur ces paroles que vous appelez vous-même l'un des
plus admirables monuments de l'histoire ecclésiastique (2). Vous prétendez
que ce texte est le pivot sur lequel porte toute la force des arguments que
je développe dans le reste de mon livre et dans ma Lettre à Mgr l'archevêque de
Rheims (3) , vous venez de voir tout à l'heure que Bossuet n'est pas plus
difficile que moi (4). Il dit franchement que « l'Église ne change pas, pour
l'amour de M. Simon, la maxime de saint Augustin, qui assure que la foi de
l'Eglise se trouve dans ses prières ; ni la règle inviolable du Pape saint
Célestin, que la loi de prier établit celle de la foi. » Je ne fais donc
pas un si grand mal en prenant pour pivot de mes arguments une règle
inviolable que l'Église ne changera, certainement, pour l'amour de
personne.
378
Je laisse de côté les rapprochements
singuliers (1) qu'il vous plaît de trouver dans ce précieux document. Il y
est en effet parlé de certains prêtres brouillons, qui, pour troubler la
paix des églises, agitent des questions indiscrètes, et prêchent opiniâtrement
contre la vérité, qui enseignent tout ce qui leur passe par la tête, et dont
les nouveautés attaquent l'ancienne doctrine (2).
A votre avis, Monseigneur, cette
vigoureuse remontrance donne beaucoup à réfléchir par le temps qui court ; vous
ajoutez même que les Evêques de France y trouvent l'obligation de repousser les
nouvelles doctrines théologiques de l'Abbé de Solesmes (3). On ne s'en
serait certainement pas douté ; car ne semble-t-il pas que vous vous pressez un
peu trop, Monseigneur, de confondre parmi les prêtres brouillons qui agitent
des questions indiscrètes pour la paix des églises, ceux qui défendent
l'antiquité, l'autorité, et l'unité de la Liturgie ? Ceux-là se contentent de prêcher
l'ordre et la subordination, ils ne troublent point la paix des églises,
et loin de parler opiniâtrement contre la vérité, ils se bornent à
soutenir les principes de l'Église catholique. Ils n'enseignent point tout
ce qui leur passe par la tête; mais bien au contraire, les doctrines
consignées dans les écrits des plus graves docteurs et dans les monuments de la
Tradition catholique. Loin d'opposer des nouveautés à l'ancienne doctrine,
ils défendent, avec quelque courage, l'antiquité contre des principes nouveaux
et dangereux. Franchement, Monseigneur, l'allusion, toute piquante qu'elle peut
être, n'est pas heureuse; et la plus simple inspection de la controverse
actuelle sur la Liturgie, suffit déjà pour montrer que ce n'est pas au nom de
l'ancienne doctrine qu'on pourra
jamais justifier les
379
modernes compositions liturgiques. Mais laissons de côté
cette personnalité malheureuse.
Vous convenez, Monseigneur,
que ces prières, dont l'autorité est
invoquée par saint Célestin, sont la voix même de la Tradition, divine comme
l'Écriture (1). C'est déjà une assez belle concession. Mais bientôt vous me
reprochez de généraliser le texte de saint Célestin, d'en faire une
proposition absolue, un principe universel, un axiôme. Je pourrais vous
répondre que la forme de cette sentence, legem credendi statuat lex
supplicandi, est bien celle d'une
proposition absolue, d'un principe universel, d'un axiôme; mais j'aime
mieux m'en rapporter à Bossuet, que
vous ne
sauriez récuser, Monseigneur , vous venez de voir qu'il y reconnaît une
REGLE INVIOLABLE.
C'est en vain que vous refusez
l'application de cette règle aux formules ecclésiastiques admises dans
l'usage romain (2) ; car l'Église, dans un siècle comme dans un autre, est
constamment l'organe de la vérité, et la pureté de ses formes liturgiques est
tout aussi divinement garantie, de nos jours, par l'Esprit-Saint, qu'elle le
fut au temps de saint Célestin. Encore Bossuet vous fera-t-il remarquer,
Monseigneur, que les oraisons auxquelles ce saint Pape faisait allusion dans
cette lettre pour la rédaction de laquelle plusieurs ont pensé que saint
Prosper avait tenu la plume, se lisent encore, présentement, au Missel
romain : « Nous trouvons, dit l'Evêque de Meaux, les « Prières dont parle
saint Prosper, ramassées dans l'office du vendredi-saint, où l'on demande à
Dieu la conversion actuelle et effective des infidèles, des hérétiques, des
pécheurs, non seulement dans le fond, mais encore dans le même ordre, de même
style, et
380
avec les mêmes expressions que ce saint homme a remarquées (1). »
En vain chercherez-vous,
Monseigneur, à échapper à la force de cet axiome protecteur des vérités de
notre foi, en proposant de le changer en celui-ci : Legem deprecandi statuat lex credendi, que vous
prétendez être parfaitement opposé à la sentence de saint Célestin (2).
Il ne s'agit pas ici de ce que saint Célestin n'a pas dit, mais bien de ce que
saint Célestin a dit. Assurément tout le monde sait que l'on prie selon ce que
l'on croit ; mais il s'agit ici d'un tout autre ordre d'idées; et Bossuet,
ainsi que Benoît XIV, que vous citez gratuitement à l'appui d'une si étrange
métamorphose de texte, n'ont point entendu abandonner la maxime de saint
Célestin sur la valeur des prières ecclésiastiques pour appuyer la foi, contre
les hérétiques, parce qu'ils enseignaient que, sous un autre point de vue, la
foi est le principe de la prière. Ce sont là deux vérités qui marchent très
bien ensemble ; seulement, dans la lettre de saint Célestin, comme dans la
discussion présente, il n'est question que de la première. Oserais-je vous
dire, Monseigneur, que dans une controverse si grave, il convient peu d'exposer
un lecteur distrait ou superficiel, à prendre le change ; quant à ceux qui y
regarderont de plus près, ils verront tout d'abord que l'axiome de saint
Célestin vous gène, et cela se comprend.
Après cette évolution inattendue,
vous concluez, Monseigneur, que « le Petit Cathéchisme doit me convaincre
d'avoir donné aux paroles de saint Célestin un sens qu'elles n'ont pas » (3) ;
je crois, Monseigneur, que vous ferez bien de convaincre préalablement
Bossuet avec votre Petit Catéchisme : je me rendrai après;
381
c'est trop juste ; mais vous savez mieux que moi que
l'Évêque de Meaux ne cède pas facilement sur les règles inviolables.
Il est vrai que, quelques lignes
plus bas, vous consentez à réhabiliter enfin l'axiome de saint Célestin ; mais
c'est à une condition. Il faut pour qu'elles deviennent la règle de la
foi, que les formules
ecclésiastiques soient d'institution apostolique, perpétuelles et
universelles (1) ; ce principe irait bien loin, Monseigneur, car, il
s'ensuivrait que l'Eglise ne pourrait plus répondre de l'orthodoxie des prières qu'elle a
composées dans le cours des siècles. Tout ce qui ne remonterait pas aux
Apôtres, tout ce qui ne serait pas perpétuel, tout ce qui ne serait
pas universel, ne pourrait plus être opposé aux hérétiques, et
deviendrait de leur part l'objet d'une juste fin de non-recevoir. En vérité,
c'est faire de trop grands sacrifices à ces bréviaires et missels modernes,
qui, j'en conviens, ne remontent pas aux Apôtres et ne sont ni perpétuels
ni universels.
En attendant, voici encore Bossuet
qui s'avise de citer, comme nous l'avons vu plus haut (2), toujours en vertu de
l'axiome de saint Célestin, une prière
du Pontifical romain qui ne remonte qu'à
l’an 1022. Il est évident qu'elle ne
remonte pas aux Apôtres; elle n'a pas non plus pour elle la perpétuité,
puisqu'elle ne compte que huit siècles de durée ; elle n'est même pas universelle,
car les églises d'Orient, unies et non unies, ne la récitent pas. Seulement,
l'Église romaine la promulgue ; les
églises latines la récitent par obéissance
à leur Mère; et, enfin, cette prière est
la prière de l'Eglise. Vous avez donc encore ici, Monseigneur,
une nouvelle occasion d'entreprendre la conversion de Bossuet ; en attendant,
je m'en tiens, comme lui, à la règle inviolable de saint Célestin.
382
Cette petite digression nous a tenus longtemps ; mais la
matière était d'une trop haute importance pour être traitée légèrement.
Parcourons encore quelques-uns des monuments de l'usage que l'Église a fait de
la Liturgie pour la défense de la foi.
Personne n'ignore que le septième
Concile général, ayant à définir un point de la foi catholique, la légitimité
du culte des saintes Images, et condamnant comme hérétiques les iconoclastes,
ne pouvait puiser, et ne puisa en effet ses arguments que dans la Tradition, et
que cette Tradition il la chercha principalement dans la Liturgie. Les honneurs
que l'Église rend aux saintes Images ne paraissent pas remonter
immédiatement jusqu'aux Apôtres; et les hérétiques se plaisaient à dire
que l'Ancien Testament prohibe les images, et que le Nouveau Testament n'y fait
pas même allusion. Il serait impossible de prouver, par des monuments positifs,
que leur culte remonte aux Apôtres ; la doctrine de l'Église sur ce
point est donc purement traditionnelle , il est même plusieurs des anciens
Pères qui présentent des difficultés sur ce sujet ; quelle autorité avait donc
à invoquer le Concile pour asseoir sa décision ? Il recueillit les témoignages
de quelques auteurs à partir du quatrième siècle,il s'attacha surtout à
constater que telle était la pratique de l'Eglise, exprimée dans ses rites,
et suppléa, par l'autorité de la Liturgie, au défaut de témoignages de
l'Écriture et à la rareté des autorités des premiers Pères.
Lorsque l'hérésie des
sacramentaires commença parles blasphèmes de Bérenger, les docteurs catholiques
qui s'opposèrent à cet hérésiarque ne se contentèrent pas de faire appel à
l'Écriture sainte et au témoignage des Pères. Lanfranc et Guitmond confondirent
ce novateur par la Tradition de l'Église, exprimée dans les secrètes et post-communions
du Missel romain.
Plus tard, le Siège apostolique
voulant réchauffer la foi
383
du peuple fidèle envers ce grand mystère, institua la fête
du Saint-Sacrement; et afin que la règle inviolable de saint Célestin reçût une
application plus solennelle et capable de réduire au silence les blasphémateurs
qui bientôt allaient se lever, le Docteur Angélique reçut l'ordre de rédiger
lui-même les formules liturgiques de cette grande fête. Sans doute,
Monseigneur, la séquence Lauda, Sion, ne remonte pas aux Apôtres
; elle n'est ni perpétuelle, ni universelle ; malgré cela, elle
est la parole de l'Église, la Tradition dans sa forme la plus haute comme la
plus populaire. Le Docteur Angélique parle dans la Somme, mais l'Église
même parle dans le Lauda, Sion, parce que le Lauda, Sion, est une
formule liturgique approuvée. Si les Églises de France, qui ont renoncé à la
Liturgie romaine, et ont cependant consenti à retenir cette séquence, se fussent
moins laissé aller à l'amour des nouveautés, l'autorité de l'Église et de la
Tradition garantirait encore leurs formules sacrées, et plût à Dieu que ce
qu'elles ont mis à la place des prières antiques et autorisées fût du moins
appuyé sur l'autorité des Pères et des docteurs !
Le saint Concile de Trente ne
s'est pas montré moins persuadé de l’inviolabilité de la règle de
saint Célestin. En la session VI°, ayant à établir la nécessité de la prière
pour obtenir le progrès de la justice dans les âmes, il allègue le témoignage
de l'Église par la Liturgie. Voici ses paroles : « Cette augmentation de la
justice, la sainte Eglise la demande quand elle prie en cette manière :
« Donnez-nous, Seigneur, l’accroissement de la foi, de l'espérance el de la
charité (1). » Ces paroles qui se lisent dans la collecte du XIIIe Dimanche
après la Pentecôte, au Missel romain, sont donc la parole de l'Église;
384
elles ont donc valeur pour établir le dogme.
Cependant, Monseigneur, cette formule ne remonte point jusqu'aux Apôtres,
elle n'est ni perpétuelle, ni universelle, dans un sens absolu. Les auteurs des
nouveaux bréviaires et missels ont élagué un nombre immense de formules qui se
trouvaient dans les mêmes conditions et qui formaient tout aussi bien la règle
inviolable de la foi ; il est facile de comprendre, d'après cette donnée,
l'étendue du service qu'ils ont rendu à nos églises.
Le même Concile de Trente exprime
la valeur dogmatique de la Liturgie d'une manière non moins positive
dans la session XXIIe, au sujet du Canon de la messe. « Comme il convient,
dit-il, d'administrer saintement les choses saintes, et que ce Sacrifice est ce
qu'il y a de plus saint, l'Église catholique, afin qu'il fût offert et qu'il y
fût participé, avec dignité et révérence, a institué, depuis beaucoup de
siècles, le sacré Canon, en sorte qu'il est pur de toute erreur et qu'il ne
contient rien qui ne respire, à un très haut degré, la sainteté et la piété, et
qui ne soit propre à élever vers Dieu les âmes de ceux qui offrent ce Sacrifice
; car ce Canon est composé des paroles mêmes du Seigneur, des traditions
apostoliques, et des pieuses institutions des saints Pontifes (1). »
Dans la même session, au canon
VI, le Concile confirme solennellement son jugement par une définition en forme
: « Si quelqu'un, dit-il, enseigne que le Canon de
385
la messe contient des erreurs, et que pour ce motif il doit
être abrogé, qu'il soit anathème (1). »
Permettez, Monseigneur, que nous
pesions ensemble la portée de ces paroles du Concile. Vous savez mieux que moi
que le Canon de la messe a été rédigé dans les premiers siècles de l'Église,
mais qu'il est impossible de prouver que le texte de cette prière sacrée remonte
jusqu'aux Apôtres; que s'il contient, outre l'Oraison dominicale, les
paroles mêmes de Jésus-Christ pour la consécration de son corps et de son sang,
ces paroles y occupent à peine quelques lignes ; que les traditions des Apôtres
qu'il renferme, consistent dans certains rites qui sont communs à toutes les
liturgies, même de l'Orient, tels que le récit de la dernière Cène pour amener
les paroles de la consécration, l'élévation simultanée de l'hostie et du
calice, la fraction mystérieuse de l'hostie, etc., mais non dans aucune formule
positive ; que les formules positives du Canon, les douze oraisons qui le
composent, ont été rédigées par l'autorité des anciens Papes qui y ont
travaillé jusqu'à saint Grégoire le Grand inclusivement.
Il ne suffisait donc pas pour
l'autorité du Canon, lequel ne remonte pas aux Apôtres, et n'est
pas Écriture canonique, qui n'a pas été rédigé dans son entier dès l'origine,
et, par conséquent, n'est pas perpétuel, dont l'usage n'est pas universel
puisque les Anaphores des églises de l'Orient n'ont rien de commun avec
lui, si ce n'est l'Oraison dominicale, les paroles de Jésus-Christ pour la
consécration, et les rites apostoliques dont nous venons de parler ; il ne suffisait
donc pas au Concile de Trente, pour asseoir l'autorité du Canon jusqu'à faire
de cette autorité un article de foi, de reconnaître dans sa teneur
386
les paroles de Jésus-Christ et les rites apostoliques qui
accompagnent les prières, il fallait principalement garantir ce que le Concile
appelle les pieuses institutions des Pontifes, savoir les douze oraisons
dont se compose le Canon, et qui renferment un enseignement si profond et si
mystérieux. Or, vous voyez, Monseigneur, que le Concile fait entrer cette
autorité des Papes comme rédacteurs du Canon parmi les motifs qui lui donnent
sa valeur dogmatique ; le Concile garantit le corps entier de cette
prière comme pur de toute erreur, et digne de son objet, parce qu'il se
compose non seulement de la parole de Dieu et des rites apostoliques; mais
parce qu'il a été écrit par l'autorité de ceux auxquels il appartient de
formuler cette règle inviolable de la foi qui réside dans les prières de
la Liturgie.
Mais, Monseigneur, si l'Église a
fait appel à la Liturgie comme au dépôt de la Tradition, contre les erreurs qui
s'élevaient dans son sein, elle ne l'a fait que parce qu'elle avait confié, par
avance, à la Liturgie les traditions commises à son inviolable et infaillible
fidélité. Je regrette, encore une fois, de ne pouvoir faire autre chose
qu'effleurer cette importante et intéressante matière. Un tel sujet demanderait
un volume; toutefois je veux en dire assez pour mettre à couvert l'orthodoxie
des Institutions liturgiques, et pour donner quelques ouvertures à ceux
qui liront ces lignes, et ne seraient point assez au fait de la matière des Lieux
théologiques. Je continuerai donc à prouver par les faits que si la
Liturgie est le principal instrument de la Tradition dans lequel
l'Église conserve sa doctrine et à l'aide duquel elle confond les novateurs, la
Liturgie est aussi le dépôt officiel dans lequel l'Église consigne ses
jugements , inscrit ses victoires, impose directement son enseignement.
387
La Liturgie ayant pour une de ses
fins principales de confesser publiquement la vérité que Dieu a donnée à
l'Église, afin d'inculquer plus profondément dans l'esprit des peuples les
dogmes révélés, il n'est pas étonnant que les formules sacrées contiennent la
règle inviolable de la foi. L'Église n'a jamais guère fait de définitions
doctrinales que pour confondre les hérétiques; mais avant ces décisions, elle
croyait tout ce qui en fait l'objet ; elle le professait, les fidèles le
croyaient, et c'est pour cela qu'ils se séparaient des hérétiques, comme
enseignant une doctrine contraire à celle qu'ils entendaient confesser
par l'Église.
L'Eglise ne se contente donc pas
de répéter plusieurs fois par jour le symbole des Apôtres dans ses offices, de
chanter le symbole de Nicée et de Constantinople, le dimanche dans la
célébration du saint Sacrifice, de prescrire la lecture du symbole ou
profession de foi de Pie IV, à l'ouverture des conciles, en la prise de
possession des bénéficiers, et dans le rite prescrit pour l'abjuration des
hérétiques; vous pourriez dire à cela, Monseigneur, et avec raison, que ces
symboles n'empruntent pas leur autorité de la Liturgie; car ils avaient déjà
toute leur valeur dogmatique lorsqu'ils y ont été admis. Il faut cependant
reconnaître qu'ils reçoivent de leur emploi dans la Liturgie un plus haut degré
de solennité et une promulgation plus éclatante.
Mais la force de la Liturgie,
quant aux symboles, va plus loin encore ; j'en donnerai deux exemples.
Dans l'immortelle confession de
foi rédigée à Nicée et
388
à Constantinople, les conciles avaient seulement formulé la
Procession du Saint-Esprit quant au Père, mais ils avaient omis d'exprimer que
le Saint-Esprit procède aussi du Fils. L'Église latine suppléa cette omission
dans l'usage liturgique du symbole, par l'addition Filioque. Aucun
Concile n'intervint pour cette mesure, les églises d'Occident adoptèrent
successivement le Filioque pour le chant du symbole, au saint Sacrifice
; le Siège apostolique, dans sa prudence paternelle, tarda longtemps à
sanctionner cette addition; enfin, Rome se décida à chanter aussi Filioque;
par ce seul fait, une nouvelle décision dogmatique fut rendue, et elle le fut
par la voie de la Liturgie.
Le second exemple a rapport à un
autre symbole, le plus complet de tous sur le mystère de la divine Trinité, un
symbole d'une valeur souveraine dans l'Église, et dont le principe d'autorité
se réduit uniquement à l'autorité de la Liturgie ; je veux parler du symbole de
saint Athanase. Sa valeur dogmatique ne saurait lui venir du grand Évêque
d'Alexandrie, dont il porte le nom, puisqu'il est douteux qu'il y ait même
travaillé, et que cette formule est plus explicite sur plusieurs points que les
écrits de ce saint docteur. Qui oserait cependant le déclarer d'autorité
inférieure au symbole de Nicée sur les points que ce dernier ne traite pas ?
Or, la raison de cette valeur dogmatique ne saurait être que l'emploi
qu'en fait l’Église dans sa Liturgie, emploi qui le rend supérieur à l'autorité
des Pères, et suffit à le ranger pour jamais au premier rang des confessions
officielles de la foi. Ces deux exemples suffiraient assurément pour montrer la
puissance de la Liturgie, quand il s'agit de consacrer les formules de
doctrine.
Pour l'interprétation de
l'Écriture, le trésor de la Liturgie renferme aussi des documents de la plus
haute portée. D'abord, c'est par l'usage des Livres saints dans la Liturgie,
389
que leur canonicité a été fixée. Les livres
deutéro-canoniques ont tardé à être insérés au canon, parce qu'on ne les lisait
pas dans toutes les églises ; plus tard ils ont été reconnus divins, parce que
l'Eglise romaine y puisait ses lectures liturgiques, à la Messe et aux veilles
de la nuit. Les livres apocryphes ont été repoussés, parce que l'Église romaine
ne les lisait pas dans l'assemblée des fidèles.
Quant au sens de ces livres
divins, c'est à l'Église seule qu'il appartient de le déterminer dans les
controverses qui s'élèvent sur l'intelligence du texte; mais si l'Église
exerce, à de longs intervalles, son droit de jugement sur les textes sacrés
pour confondre les hérétiques, elle a un devoir de tous les jours à remplir à
l'égard de ses fidèles : celui de leur expliquer la parole de Dieu.
Or, la clef de cette divine
parole est surtout dans la Liturgie.
Les hommes du XVIII° siècle, qui
ont fait tant de mal en France à la Liturgie, et porté un si terrible coup à
l'intelligence des mystères, n'ont vu, pour l'ordinaire, que des sens
accommodatices dans l'emploi que l'Église fait de l'Écriture dans le service
divin : ils ont cru faire assaut avec elle dans ces compositions que Mésenguy,
l'un d'entre eux, avoue si à propos n'être qu'un ouvrage d'esprit qu'un ou
plusieurs particuliers ont composé suivant leur génie, leurs vues, leur goût,
et certaines règles qu'ils se sont prescrites (1). On eut le malheur de s'y
laisser prendre, et, dans un seul jour, on perdit cet ensemble harmonieux de
textes réunis de toutes les parties de l'Écriture sainte par un lien sublime et
caché, dans le Bréviaire, le Missel, le Rituel et le Pontifical. Qu'on aille
maintenant rechercher péniblement, dans les écrits des Pères, ces harmonies que
l'Église avait
390
rassemblées avec une si profonde doctrine et qui se
prêtaient un si merveilleux appui. Chaque siècle avait apporté son tribut ;
l'effort ne paraissait nulle part et l'autorité brillait partout. Rien n'était
indifférent; le suc le plus pur de la parole divine était exprimé par des mains
saintes et habiles ; le choix même des lectures, tant de l'Ancien que du
Nouveau Testament, était aussi profond que lumineux, les parties chantées se
reliaient à l'ensemble avec un à-propos aussi admirable que simple ; enfin le
sens d'une immense quantité de textes se trouvait fixé par l'emploi qu'en avait
fait l'Église. On sentait qu'elle n'avait point procédé, dans ce travail
séculaire, à coups de concordance, comme nos modernes fabricateurs ; elle
n'avait point cherché à faire un livre, à dire tout à propos de tout; mais
dominant l'ensemble des Écritures par l'œil de l'esprit qui est en elle, elle
leur avait emprunté, sans effort, l'expression la plus noble, la plus fidèle de
ses sentiments.
Je le répète, Monseigneur, un
texte, qui paraît à quelques-uns commun ou banal, ou même simplement
accommodatice, est allégué, dans la Liturgie romaine, comme l'expression de tel
mystère, de tel sentiment, parce que la Tradition des Pères, que l'on consulte
malheureusement bien peu aujourd'hui, l'a entendu formellement dans ce sens.
Les livres romains avaient donc l'avantage de réunir, comme dans un abrégé
publié par l'Église, la plus pure fleur de l'enseignement que donnaient les
anciens docteurs sur la Bible, à une époque où les Livres saints ne sortaient
jamais des mains des pasteurs et des fidèles.
Vous avez avancé, Monseigneur,
qu'il n'est pas de Bréviaire dans lequel l’Êcriture soit plus morcelée, plus
découpée, plus hachée, que dans le Bréviaire romain (1).
391
J'oserai protester, au nom de l'Église romaine, contre cette
assertion plus que gratuite. Dans le cours des Institutions liturgiques,
où je dois exposer le texte des Offices divins,
j'aurai occasion de démontrer précisément le contraire. En attendant, je
prendrai la liberté de vous faire observer que les morcellements, les découpures
et les hachures de l'Écriture sainte, ne pouvant avoir lieu que dans la
composition des répons, antiennes et versets, le Bréviaire romain doit
matériellement en contenir un moindre nombre, puisque le Bréviaire romain
renferme beaucoup moins de répons, d'antiennes et de versets que les modernes
bréviaires, dans lesquels on a eu pour système de multiplier les parties
propres, afin d'éviter les répétitions; que les compositions dans lesquelles
l'Ancien et le Nouveau Testament se trouvent combinés, au moyen de tant de
tours de force, dans les bréviaires modernes, sont extrêmement rares dans le
romain ; qu'en outre, un grand nombre de répons, antiennes et versets du
Bréviaire romain, étant composés de
style ecclésiastique, l'Église n'a pas eu besoin de morceler, couper
et hacher l'Écriture sainte pour fabriquer ceux-ci ; qu'enfin les
Pontifes si éclatants d'autorité, si profonds de doctrine, qui ont successivement travaillé à formuler la
prière liturgique que l'Église a reçue d'eux et
qu'elle confirme de son
témoignage, étaient trop respectueux envers la Parole de Dieu, pour oser la
traiter sans respect, et l'exposer à des contre-sens blasphématoires, comme ceux qui résulteraient
des morcellements, des découpures et des hachures que vous
leur reprochez.
Saint Mathieu semblait aussi à
quelques-uns hacher l'Écriture sainte, lorsqu'il citait ce verset d'Osée
: Ex Aegypto vocavi filium meum,
comme une prophétie du retour de l'Enfant Jésus de la terre d'Egypte. Saint
Paul paraissait découper arbitrairement le Psaume XVIII°, quand il alléguait
ces paroles : In omnen terram exivit
392
sonus eorum, à propos de la prédication apostolique.
Le même Apôtre eût pu être soupçonné de morceler bien librement le Deutéronome,
quand il en tirait ces mots : Non alligabis os bovi trituranti, pour
établir l'obligation où sont les fidèles de subvenir aux nécessités de leurs
pasteurs. Saint Mathieu eût semblé aussi prendre une nouvelle liberté, quand il
attribuait aux Prophètes cet oracle sur le Fils de l'Homme : Quoniam Nazarœus
vocabitur, puisque ce texte ne se trouve, sous cette forme, dans aucun
Prophète. Heureusement, l'Esprit des Prophètes résidait dans les Apôtres et
conduisait leur plume.
Or, Monseigneur, le même Esprit
habite dans l'Église, et s'il ne lui dicte pas de nouvelles Écritures saintes,
du moins il l'assiste pour lui inspirer le respect de la Parole de Dieu et lui
en assurer l'intelligence dans une mesure bien supérieure à celle que
pourraient avoir reçue les Vigier, les Mésenguy, les Le Brun des Marettes, les
Robinet, les Rondet et les Burluguay. Il est donc juste de préférer les sens,
soi-disant accommodatices, de l'Église romaine, aux savantes élucubrations de
tous ces hommes de goût, dont nous sommes d'autant plus en droit de
juger les compositions, qu'il nous les donnent pour des ouvrages d'esprit.
Ils ont jugé eux-mêmes l'Église romaine et ses Pontifes, tant d'églises, tant
d'évêques qui avaient la simplicité de recevoir la Liturgie du Siège apostolique
, ils ont cru avoir plus de lumière et d'autorité ; à notre tour, soyons assez
justes pour les peser au poids du Sanctuaire.
Mais, Monseigneur, la Liturgie
n'est pas seulement le guide que l'Église nous donne pour l'intelligence des
mystères de l'Écriture ; elle est encore, par ses formules de style
ecclésiastique, le dépôt de la doctrine catholique. Ces formules se composent
de toutes les oraisons, des préfaces et allocutions, des hymnes, d'un grand
nombre
393
de répons, antiennes, versets, etc., qui forment une partie
notable du Missel et du Bréviaire, et la presque totalité du Rituel et du
Pontifical.
Les mystères de la Trinité et de
l'Incarnation sont exposés dans ces formules, avec une abondance et une
précision qui ajoutent une vive lumière aux symboles des
conciles.
C'est aussi et principalement à
cette source qu'il faut aller puiser la doctrine des Sacrements. La plupart des
décisions qui ont été rendues en cette matière, l'ont été d'après les textes
liturgiques dépositaires de la Tradition de l'Église, sur la vertu de ces sept
sources du
salut.
Le mystère de l'Eucharistie,
défini d'une manière si précise par le Concile de Trente, est expliqué, dans sa
substance et ses effets, avec plus de richesse encore dans un nombre immense
d'oraisons qui accompagnent la célébration du saint Sacrifice.
S'il reste des obscurités sur la
matière et la forme de certains Sacrements, si plusieurs questions de cette
nature sont devenues d'une si difficile solution que l'Église s'est abstenue de
prononcer, la raison en est que le Rituel et le Pontifical ne fournissaient pas
les règles de discernement. Où la liturgie s'est arrêtée, la Théologie s'arrête
aussi, et quand les docteurs se décident sur un parti ou sur l'autre, c'est
qu'ils croient avoir en leur faveur les textes liturgiques. Si le Pontifical
énonçait quelques mots de plus, on ne disputerait pas sur la question de savoir
laquelle des deux, de l'onction du saint Chrême ou de l'imposition des mains,
forme l'essence du sacrement de Confirmation ; il n'y aurait plus de
controverse, pour le sacrement de l'Ordre, sur la valeur respective de
l'imposition des mains et de la tradition des instruments. Si les anciens
rituels eussent toujours porté la formule : Ego vos in matrimonium conjungo,
il y aurait moins de
394
doute sur le ministre du sacrement de Mariage ; en un mot,
il ne faut qu'avoir feuilleté les grands ouvrages sur la doctrine des
Sacrements, pour reconnaître que les théologiens qui les ont écrits sont dans
une dépendance continuelle des formules liturgiques, et que toute leur science
se borne la plupart du temps, à les interpréter, à les comparer, et à en
déduire les conséquences doctrinales. Relisez, Monseigneur, Drouin, Trombelli,
ou seulement pour échantillon le Père Morin sur les Ordinations, et vous
vous convaincrez de l'importance doctrinale qu'ils mettent à toutes ces
formules du Rituel et du Pontifiai, qui sont pour eux, comme pour Bossuet, le principal
instrument de la Tradition de l'Eglise sur les Sacrements, bien qu'elles ne
remontent pas jusqu'aux Apôtres, et qu'elles ne soient ni universelles,
ni perpétuelles.
La virginité de Marie, après
comme avant le divin ; enfantement, nous est garantie par l'Eglise, mais au
moyen de la Liturgie : Post partum, Virgo, inviolata permansisti. Virgo
prius ac posterius. Cette confession de tant de siècles et de tant
d'églises, vaut la décision d'un concile écuménique.
Pourquoi l'Eglise romaine
tarde-t-elle encore à définir la croyance à l'Immaculée Conception ? Parce que
cette croyance, que la piété des fidèles cultive d'accord avec la science des
théologiens, n'a point encore reçu la sanction de la Liturgie. On se rappelle
avec quelle sévérité saint Pie V veilla à écarter du Bréviaire et du Missel
toute formule qui tendait à imposer cette croyance aux fidèles, au nom de
l'Église romaine. De nos jours, plusieurs églises de France ont sollicité la
permission de se joindre à un grand nombre d'autres qui, dans les deux mondes,
sont autorisées à confesser à l'autel la Conception sans tache de la
Vierge immaculée. Rome accorde avec joie ces faveurs; mais, quel que soit le
zèle de la mère et maîtresse des Églises pour l'honneur de la Vierge
395
immaculée, elle tarde encore à faire usage du privilège
qu'elle accorde à ses filles; car elle sait que, le jour où elle se joindra à
elles dans la proclamation liturgique du privilège de Marie, la cause sera
finie, et la décision souveraine suivra de près.
Le culte des saints, leurs
mérites, leurs suffrages auprès de Dieu, les honneurs à rendre à leurs
reliques; l'état des âmes dans le séjour d'expiation, la nature du '
soulagement que nous leur pouvons apporter ; toutes ces choses ne nous
sont-elles pas connues, par la Liturgie, d'une manière incomparablement plus
explicite que par les décisions formelles de l'Église?
Dans le cours des siècles, Dieu a
suscité de nombreux défenseurs à la doctrine révélée; cependant l'Église, tout
en recueillant les lumières de tous, ne les admet pas tous au rang éminent de
ses Docteurs. Qui donc nous apprendra à distinguer les Docteurs avoués par
l'Église, dans la foule des Pères et des écrivains ecclésiastiques ? Les
discernerons-nous d'après leur siècle, ou d'après leur génie? La Liturgie nous
épargne cette peine. Le Siège apostolique juge seul ces graves questions, et la
Liturgie devient le dépôt de ses arrêts dans une matière d'une si haute valeur
dogmatique. De nos jours encore, les décrets de Léon XII et de Pie VIII ont
accru la liste glorieuse des Docteurs de l'Église des noms de saint Pierre
Damien et de saint Bernard; le Bréviaire, le Missel, le Martyrologe ont été
chargés de l'apprendre à l'Église universelle.
Si le mouvement de l'Esprit-Saint
a porté plusieurs serviteurs de Dieu a écrire pour l'édification de l'Église,
la Liturgie viendra encore, avec une souveraine autorité, apprendre que leurs
livres contiennent la doctrine du salut. Quel catholique pourrait, en effet,
s'opposer au témoignage de l'Église romaine, lorsqu'elle enseigne dans la
Liturgie, et que tant d'églises répètent avec elle, que
396
saint Jean de la Croix a écrit sur la Théologie mystique des
livres remplis de la sagesse céleste : libros de mystica Theologia cœlesti sapientia refertos conscripsit;
quand elle demande, pour ses enfants, d'être nourris de la doctrine céleste de
sainte Thérèse ; cœlestis ejus
doctrines pabulo nutriamur ; d'être dirigés par les
enseignements de saint François de Sales; ejus dirigentibus monitis;
enfin lorsque dans beaucoup d'autres endroits, elle propose à toute l'Eglise,
comme un miroir fidèle de la plus pure doctrine, les écrits des saints qu'elle
a examinés scrupuleusement et qu'elle désigne à l'admiration des églises, et
que les églises acceptent de sa main par la Liturgie ? Qui ne comprend que, par
une seule erreur en si grave matière, la foi universelle serait compromise ; et
qui n'a entendu parler des soins, des précautions, de la maturité avec lesquels
se préparent, se discutent et sont rédigées, mot par mot, ces formules dont les
Pontifes romains ont enrichi successivement l'antique dépôt de la Liturgie (1)
?
Mais, Monseigneur, si la Liturgie
conserve les traditions du dogme, elle n'en est pas moins le fidèle dépôt de
morale chrétienne. La sainteté de l'Église brille de tout son éclat dans la
canonisation des saints; or, la Liturgie
397
est l'instrument de la canonisation des saints. Les noms de
ces amis de Dieu, proclamés au milieu d'une pompe auguste, sont inscrits au
Martyrologe; et c'est cette inscription qui met les serviteurs de Dieu au rang
des saints. Attaquer le livre liturgique qui porte le nom de Martyrologe, en
contestant la sainteté des personnages que les décrets du Siège apostolique ont
ordonné d'y inscrire, c'est porter la main sur l'Église elle-même, c'est
l'accuser d'avoir trahi la morale chrétienne. La loi de la prière proclame donc
la loi de la pratique, aussi bien qu'elle publie la loi de la croyance.
Le but de la canonisation des
saints est de présenter aux fidèles des objets d'admiration et d'imitation, de
leur apprendre, par des exemples solennels, comment ils doivent comprendre et
pratiquer les préceptes et les conseils de Jésus-Christ, de faire voir au monde
que la sainteté vit toujours au sein de la société catholique ; et, comme ces
jugements solennels ne peuvent être portés que sur l'examen et l'approbation
des prodiges opérés par les nouveaux amis de Dieu, de prouver à tous les hommes
que le don des miracles, l'une des démonstrations de la sainteté de l'Église,
n'a point cessé sur la terre.
Or, afin que ce haut enseignement
pénètre plus avant dans les âmes, le Siège apostolique admet, en chaque siècle,
quelques-uns de ces saints qu'il a glorifiés par le Martyrologe, à jouir des
honneurs du Calendrier. Un office leur est consacré dans le Bréviaire, et le
récit public et officiel de leur vie, contenant l'appréciation de leurs œuvres,
est proposé à toute l'Eglise. C est alors que le Siège apostolique publie ce?
légendes si admirables d'onction, si fortes de doctrine, dans lesquelles sont
relatés les titres que les saints ont à la vénération des peuples. Nous
parlerons tout à l'heure de la valeur historique de ces pièces; présentement,
il ne s'agit que de
398
l'enseignement qui ressort du texte de ces solennelles formules.
Il est évident que si, dans ces
légendes, des actions coupables, ou même contraires à la perfection, étaient
recommandées et proposées à l'imitation et à l'admiration des fidèles, le Siège
apostolique professerait l'erreur sur la morale de Jésus-Christ, et
entraînerait avec lui dans cette erreur les nombreuses églises qui reçoivent de
lui ces formules. L'Eglise aurait cessé d'être la règle des moeurs, le jour où
la Liturgie serait devenue immorale. Un catholique ne pouvant admettre une
hypothèse aussi impie, il s'ensuit donc que les exemples donnés dans les
légendes du Bréviaire sont une lumière pour la conduite des fidèles, et que ces
légendes sont le précieux instrument de la doctrine des mœurs dans l'Eglise.
Quelle moisson abondante les
docteurs catholiques qui veulent étudier la morale de Jésus-Christ en action,
ne trouveront-ils pas dans ces récits appuyés sur une si intègre et si sainte
autorité ! Saint Thomas, si profond et si admirable sur la matière des Vertus,
dans sa Somme, ne sera-t-il pas dépassé en autorité par la doctrine qui ressort
de ces exemples, choisis et formulés de la main si pure et si infaillible de
l'Église? Les voies spirituelles discernées avec le flambeau du divin Esprit
n'apparaîtront-elles pas sûres et lumineuses, quand une main aussi ferme et
aussi habile les aura tracées ? Les phénomènes de la Théologie mystique
pourront-ils jamais être discernés des illusions de la nature et des pièges de
Satan, avec autant d'exactitude qu'ils le sont dans ces pages où respire tant
de science unie à tant d'autorité?
Concluons donc, Monseigneur, que
si l'infaillibilité de l'Église dans la canonisation des saints importe tant à
la sainteté de l'Épouse de Jésus-Christ, la pureté de la morale dans le récit
liturgique de leurs actions ne lui importe pas moins-, d'où nous tirerons ce corollaire
399
facile, que la Liturgie, qui a une si grande valeur
dogmatique, contient aussi à un très haut degré la morale de
l'Église catholique; en un mot, qu'elle est pour le dogme et pour la morale le principal
instrument de la Tradition.
Cette doctrine, qui n'avait
jamais été contestée jusqu'ici par aucun théologien, a été regardée par tous
les ennemis de l'Église comme un des plus fermes remparts de notre foi ; aussi
ont-ils constamment travaillé à anéantir, à falsifier, à reconstruire la
Liturgie, pour détruire le témoignage permanent qu'elle ne cesse de rendre
contre toutes les erreurs. Nous consacrerons donc le paragraphe suivant à
réunir les principaux traits de la conspiration que les hérétiques ont ourdie
contre les formules liturgiques.
Si la Liturgie n'était pas la
règle inviolable de la foi, le principal instrument de la Tradition,
comment expliqueriez-vous, Monseigneur, l'empressement des hérétiques de tous
les siècles à l'altérer, à la modifier, à la reconstruire sous mille formes
favorables à leurs erreurs? Il ne faut pas être très versé dans l'histoire
dogmatique de l'Église pour convenir de ce grand fait, qui se reproduit depuis
l'apparition des hérésies gnostiques jusqu'aux ignobles sectes de Châtel et de
Ronge. Tous les novateurs se sont trouvés mal à l'aise en face des formules
liturgiques; tous ont cherché à faire taire cette grande voix de l'Eglise, à
étouffer cette confession qui les écrasait de son
400
autorité irréfragable. Franchement, nous aurions bien
mauvaise grâce de mépriser une arme que nos adversaires redoutent et dont ils
connaissent si bien la force.
L'hérésiarque Valentin, le plus
audacieux des gnostiques, ne se contenta pas d'attaquer la doctrine chrétienne
par ses systèmes; pour inculquer ses erreurs il eut tout aussitôt recours aux
formes liturgiques. Avec une souveraine impudence comme parle
Tertullien, il composa des hymnes destinées à servir d'expression à sa doctrine
dans la célébration du service divin (1).
Saint Épiphane nous apprend qu'un
autre sectaire de la même époque, nommé Hiérax, imita cet exemple dans le but
de corrompre la foi, par une prière mensongère (2).
Le précurseur d'Arius, Paul de
Samosate, cherchant à établir sa doctrine qui était contraire à la divinité de
Jésus-Christ, n'osa s'attaquer au texte des Livres saints, se contentant de les
interpréter dans le sens de ses erreurs ; mais parce que les hymnes que
l'Église avait consacrées à célébrer les louanges du Verbe incarné, attestaient
d'une manière trop éclatante le dogme fondamental de notre foi, il les supprima
et leur en substitua d'autres de sa façon, croyant avec raison affaiblir
d'autant le témoignage que l'Eglise d'Antioche rendait contre ses erreurs (3).
Nous apprenons de saint Augustin
que les Donatistes, qui fatiguèrent si longtemps l'Église d'Afrique, avaient
fabriqué des chants, sous forme de psaumes, qu'ils destinaient à répandre le
venin de leurs erreurs dans la multitude rassemblée pour la prière (4). Ce fut
cette entreprise qui porta le saint évêque à composer cette hymne dogmatique qu'il
a intitulée : Carmen contra partem
401
Donati, et que l'on chanta dans l'Église d'Afrique,
afin de confondre les schismatiques par ce témoignage qui n'était plus seulement celui du grand
Évêque d'Hippone, mais encore celui des Pontifes, des prêtres et des
fidèles de cette église qui le répétaient dans l'assemblée sainte.
Arius parut et se posa comme l'adversaire
acharné de la divinité du Verbe. La Liturgie rendait témoignage contre lui ; il
ne pouvait l'expliquer dans le sens de ses erreurs, il la changea. Ses mains
sacrilèges, au rapport de Théodoret, osèrent se porter jusque sur la doxologie
que l'on chantait à la fin des psaumes, et qui exprimait la coéternité du Père
et du Fils. Il la transforma en cette manière : Gloire au Père, par le Fils,
dans le Saint-Esprit; formule qui n'avait rien de condamnable en elle-même;
mais ce genre de réticence, dont les hérétiques fabricateurs de liturgie ont
toujours eu le secret, avait le double avantage d'éluder les décisions de
l'Église et de servir d'argot aux sectaires. Arius eût même altéré, s'il l'eût
osé, la formule du Baptême; mais elle était énoncée d'une manière trop précise
dans l'Évangile, et c'était à la Tradition de l'Église qu'Arius en voulait (1).
Au temps de saint Jean Chrysostome, les Ariens de Constantinople chantaient
encore des hymnes impies dans lesquelles ils blasphémaient le mystère de la
sainte Trinité (2).
Le cinquième siècle vit naître
dans l'Orient ces grandes hérésies du Nestorianisme et de l'Eutychianisme. Sans
doute, l'Église les a vaincues; mais elle ne les a pas anéanties. Leurs dogmes,
consignés dans des liturgies sacrilèges, ont triomphé du temps. Les Philoxène,
les Jacques d'Édesse, ont pris le vrai moyen d'éterniser leurs erreurs,
4o2
en les déposant dans les prières liturgiques. Le peuple
entend proclamer à l'autel les noms de Nestorius et de Dioscore ; le divin
mystère de l'Incarnation est outragé jusque dans le sanctuaire par des
confessions qui respirent l'hérésie, et la foi catholique ne se rétablira dans
la Syrie, l'Egypte et l'Arménie, que le jour où les pièges tendus à
l'orthodoxie depuis plus de mille ans, par une liturgie coupable, auront été
anéantis.
Au VIII° siècle, l'Arianisme
chercha de nouveau à s'introduire dans l'Église d'Espagne. Ses promoteurs
étaient Félix, évêque d'Urgel, et Élipand, archevêque de Tolède. Pour propager
leur doctrine impie, ces prélats altérèrent un certain nombre de prières dans
la liturgie gothique, et osèrent les produire comme revêtues de l'autorité de
cette liturgie, gardée dans toutes les églises de la péninsule, et qui
remontait à saint Isidore et à saint Léandre. Ces tentatives hérétiques furent
confondues, et il n'est pas hors de propos de remarquer que les Pères du
Concile de Francfort, en 794, n'étant pas à même de constater l'origine de ces formules
ainsi altérées, opposèrent aux deux prélats l'autorité irréfragable de la
Liturgie de saint Grégoire (1). Alcuin, qui composa un traité contre ces
sectaires, les renvoya pareillement au Missel de l'Église romaine, qui, dit-il,
doit être suivie par tous les catholiques et tous les vrais croyants, dans
la doctrine qu'elle professe en la solennité des messes. (2).
Une malheureuse division sépare,
depuis de longs siècles, l'Église grecque de l'Eglise romaine; ce schisme
désolant s'est tristement envenimé par la profession ouverte de l'hérésie.
L'Eglise melchite ne se contente plus de refuser obéissance au Pontife romain ;
elle nie formellement que les pouvoirs de saint Pierre soient attachés
403
au Siège apostolique. De même, elle ne se borne plus à
protester contre l'addition du Filioque au symbole ; elle -professe
expressément que l'Esprit-Saint procède du Père et non du Fils. La liturgie dont
elle use confirme ses erreurs. Byzance a effacé le nom du Pape des prières du
saint Sacrifice; elle refuse d'admettre l'addition Filioque dans le symbole
qu'elle chante dans ses offices divins; il n'en faut pas davantage pour
éterniser la séparation. L'Église melchite a confié la garde de son antipathie
contre les Latins à sa liturgie même ; cette antipathie traverse les siècles,
et tout le monde sait que le jour où Constantinople redeviendra catholique,
sera celui où ses formules liturgiques seront modifiées. On n'ignore pas
davantage que les odieux succès de l'Autocrate du Nord contre les églises
grecques-unies de ses états, sont dûs tout d'abord aux manœuvres qu'il a fait
exécuter sur des livres liturgiques. Tant il est vrai que la Liturgie est toujours
le boulevard de la foi, ou l'arme la plus puissante pour la ruiner !
Je me hâte, Monseigneur,
d'arriver au XVI° siècle. Tout le monde sait que les réformateurs de cette
époque procédèrent par des changements dans la Liturgie. Tout céda sous leurs
coups, et la langue de l'Église qui fut remplacée par la langue vulgaire ; et
le Missel, qu'il n'était plus possible de conserver, du moment qu'on décrétait
que la Messe n'était plus un sacrifice; et les livres qui contenaient les rites
des Sacrements, puisque la Réforme s'étendait jusqu'aux Sacrements. Mais comme
une religion ne peut pas se passer de livres liturgiques, les disciples de
Luther et ceux de Calvin furent bientôt contraints d'en rédiger de nouveaux
pour soutenir leurs nouvelles doctrines.
L'Église anglicane, un peu moins
tranchée dans sa réforme religieuse, se vit aussi dans la nécessité de renoncer
à la Liturgie romaine et de s'en fabriquer une
404
autre, qui fût en rapport avec les dogmes qu'elle se
donnait. On sait quelle importance les rois de la Grande-Bretagne, devenus
chefs de l'église, attachèrent à la publication et à la réception des livres
rituels qu'ils publièrent successivement. Le schisme et l'hérésie ne furent
consommés en Angleterre, que lorsqu'ils eurent obtenu par la liturgie, un organe
permanent et officiel. Le Presbytérianisme écossais résista, et en refusant
d'admettre les livres de l'Église anglicane, il se maintint à son tour dans ses
doctrines particulières, à la condition de se créer aussi une liturgie. Au
milieu de ces luttes, les catholiques conservaient l'antique foi en gardant
l'antique Liturgie ; tant il est vrai, et jamais personne jusqu'ici n'en avait
douté, que la religion ne saurait se conserver, s'altérer ou périr, sans que
les formules liturgiques, qui en sont l'expression essentielle et populaire, se
conservent, s'altèrent ou périssent.
Aux XVII° et XVIII° siècles, une
secte ardente et habile qui s'était imposé la mission d'établir en France le
protestantisme sous une forme
mitigée, et qui dût ses grands succès à des circonstances dont le détail n'est
pas de notre sujet, songea aussi à perpétuer son règne en faisant appel
aux ressources que fournit la Liturgie. Je ne raconterai point ici de nouveau
les moyens à l'aide desquels elle parvint à surprendre la bonne foi d'un grand
nombre d'évêques. Je ne redirai pas les réclamations qui s'élevèrent à
l'apparition du Bréviaire de Paris de 1736, et les cartons qu'il fallut apposer
à la première édition. Je me contenterai de transcrire ici le témoignage que
rendait à ce livre la secte elle-même, depuis l'introduction des fameux
cartons, dans ces paroles où elle se félicite d'avoir imposé son symbole, par
la Liturgie, aux églises qui se servent du Bréviaire de Vigier et Mésenguy :
« Parmi les maux dont Dieu a
permis, dans sa justice, que l'Église de France soit affligée depuis le
commencement
105
de ce siècle, il est aisé de remarquer quelques traits
éclatants de sa miséricorde, au nombre desquels on doit mettre la composition
et la publication qui s'est faite du nouveau Bréviaire de Paris. Depuis qu'il
est en usage, une heureuse expérience fait sentir que ce bréviaire, par le bon
goût qui règne dans toutes les parties, fournit aux ecclésiastiques chargés du
soin des âmes, un secours toujours présent, une ressource toujours féconde et
assurée, soit pour se nourrir eux-mêmes des vérités chrétiennes, soit pour en
nourrir les autres, et que, par sa traduction, il supplée, jusqu'à un certain
point, au défaut d'instructions solides, dont la disette ne fait qu'augmenter
tous les jours dans les paroisses. Plus on fera réflexion sur les circonstances
où cet ouvrage a paru, et sur le caractère du prélat qui en a conçu et exécuté
le dessein, plus on demeure persuadé que, sans une providence toute singulière,
jamais un homme tel que M. de Vintimille n'aurait soutenu jusqu'au bout une
telle entreprise, malgré les contradictions de la cabale molinienne, et surtout
des Jésuites, auxquels il ne pouvait que céder sur tout le reste (1). »
Ces paroles si instructives n'ont
rien d'étonnant. Le Jansénisme devait, comme toutes les hérésies, chercher
l'appui de la Liturgie. Il sentait trop bien qu'un hymne ou un répons du
Bréviaire, un graduel ou une oraison du Missel, auraient toujours plus de durée
et d'autorité que tous les livres de ses docteurs. Il ne se faisait point
illusion sur la valeur dogmatique de la Liturgie; ses adeptes l'avaient
trop savamment appliquée dans leurs écrits où ils cherchent à la détournera
leur sens, comme les saintes Écritures elles-mêmes. On peut voir leurs efforts
sur cet article dans les Hexaples de la Constitution. Si ces hardis
406
novateurs qui s'étaient donné tant de peine pour introduire,
à mots couverts, les cent-une propositions dans un bréviaire et un missel,
eussent pu prévoir qu'un jour viendrait où le secret de leur œuvre serait
tellement perdu qu'on ne le pourrait plus rappeler sans passer pour un rêveur
ou un homme mal intentionné, peut-être que leur vanité hérétique eût quelque
peu souffert. En attendant, leur œuvre est là, et, à part son origine
frauduleuse et ses intentions perfides, elle fait encore obstacle à l'unité du
culte divin, et elle prive plus de trente églises de l'honneur et de l'avantage
de proclamer la règle inviolable de la foi dans la règle de la prière.
Ce n'est point ici le lieu de
rappeler les dispositions de l'Église, au Corps du Droit, qui décrètent qu'on
ne peut admettre les offrandes des hérétiques à l'autel; mais en voyant
l'Église de Paris refuser les derniers Sacrements et la sépulture à Charles
Coffin, pendant qu'elle chantait les hymnes composés par cet excommunié,
pourrait-on s'empêcher de se rappeler ce canon du Concile de Laodicée : « Il ne
faut point recevoir les bénédictions des hérétiques ; car elles sont des
malédictions et non pas a des bénédictions (1) : » et aussi cette règle
générale établie par le Concile de Trente, et promulguée de nouveau par un
avertissement adressé à tous les Patriarches, Archevêques et Évêques, en date
du 4 Mars 1828, par
la sacrée Congrégation de l'Index : Haereticorum Libri, qui de Religione ex
professo tractant, omnino damnantur?
La valeur dogmatique de la
Liturgie demeure donc établie par le témoignage même des hérétiques qui, ayant
reconnu la force de l'argument que l'Eglise lui emprunte pour combattre leurs
erreurs, ont cherché, dans tous les temps, à les perpétuer par ce moyen
solennel.
D'autre part, nous avons vu l'Église, dans tous les
407
temps, compter sur la Liturgie comme sur un dépôt de doctrine
qui conserve fidèlement, avec les décisions qu'elle a rendues, la Tradition qui
contient la matière des jugements qu'elle doit porter dans la suite.
Les principes généraux des Lieux
théologiques nous ont fait voir les raisons sur lesquelles est appuyée
l'autorité des Liturgies tant générales que particulières; enfin, nous avons vu
que de célèbres évêques et théologiens français s'unissent pour proclamer
l'irréfragable autorité du témoignage liturgique dans les choses de la foi.
Qu'il me soit donc permis,
Monseigneur, de dire que la Liturgie n'est point simplement, comme vous l'avez
prétendu, une chose de discipline; mais qu'elle est le dépôt de la
Tradition et qu'elle possède une valeur dogmatique.
Selon vous, Monseigneur, c'est là
mon erreur capitale ; c'est aussi celle de saint Célestin dans sa règle
inviolable : Legem credendi statuat lex supplicandi; c'est aussi celle
de Bossuet, lorsqu'il dit : Le principal instrument delà Tradition de
l'Église est renfermé dans ses prières.
Sans doute, la reconnaissance de
ce grand principe est peu compatible avec le fait de l'origine et avec la
conservation des nouvelles liturgies de France; mais qu'il me soit aussi permis
de dire que ces liturgies nous auraient coûté trop cher, si, après avoir
détruit un des principaux liens de l'Église de France avec le Siège
apostolique, et une des plus vénérables formes de l'unité catholique, il
fallait leur sacrifier encore le principal instrument à l'aide duquel,
dans tous les siècles, l'Église a conservé et défendu la doctrine de
Jésus-Christ et des Apôtres.
Vous avez allégué, Monseigneur,
plusieurs objections contre la valeur dogmatique de la Liturgie, dans votre Examen;
il est de mon devoir de n'en dissimuler aucune, et d'essayer de les résoudre.
Je passe immédiatement à l'accomplissement de cette tâche.
4o8
Dans l'exposé de doctrine que je
viens de mettre sous vos yeux, Monseigneur, je n'ai fait appel qu'à des
principes admis de tous les Docteurs, et je m'assure que jamais vous n'eussiez
songé à les combattre, si la situation que les nouvelles liturgies ont faite à
une portion de l'Église de France, et le parti que vous avez pris de défendre
cette situation anormale, ne vous eussent imposé certaines théories nouvelles
et dangereuses, qui jusqu'aujourd'hui n'avaient été professées par aucun
théologien de la communion catholique. Au reste, cet incident ouvrira les yeux
à un grand nombre de personnes, qui n'avaient pas senti d'abord l'importance de
la question liturgique, ou qui ne l'avaient vue que sous le point de vue de
l'unité des formes extérieures.
Pour écrire seulement deux pages
dans le système que vous vous êtes imposé, Monseigneur, il vous fallait, de
toute nécessité, rabaisser non plus seulement la nature de la Liturgie en
général, mais encore les formules elles-mêmes de la Liturgie. On comprendra
maintenant, jusqu'à un certain point, pourquoi vous plaisantez si agréablement
sur ma tendresse pour les formules positives de la prière (1); au reste,
j'avoue volontiers que je me sens un faible pour le principal instrument de
la Tradition de l'Église. On ne s'étonnera plus que vous ayez proposé
d'amnistier tout à la fois, et au même titre, les formules de la Liturgie
romaine et celles de la Liturgie d'Orléans, en déclarant, en faveur des unes et
des autres, qu'il suffit
409
que ces sortes de prières se rapportent à la foi de
l'Église sur les mystères qu'elle professe, qu'elles élèvent l'âme à Dieu,
qu'elles nourrissent la piété et la dévotion, pour qu'elles puissent figurer
avec fruit dans le Bréviaire (1).
Ce système de nivellement aurait
de grands avantages dans la circonstance présente ; tout serait terminé ; les Institutions
liturgiques auraient en effet démontré que j'avais plus de bon vouloir
dans l'âme que de saine théologie dans l'esprit (2). Mais, Monseigneur,
cette découverte n'avancerait en rien la question. Les Institutions
liturgiques n'ont rien enseigné de nouveau; indépendamment du mérite de ce
livre, dont j'abandonne bien volontiers l'appréciation au public théologien,
reste toujours la question de la valeur dogmatique de la Liturgie. Je n'aurais
pas écrit une ligne que les principes n'en seraient pas moins là pour protester
contre une innovation dangereuse, « periculosa », comme parle
Grégoire XVI.
Sans doute, c'est quelque chose,
pour une prière, d'être propre à élever l'âme à Dieu, à nourrir la piété et
la dévotion ; à ce compte, elle peut figurer avec fruit dans un livre de
prière individuelle ; mais, Monseigneur, la prière liturgique a un autre
caractère, elle est la prière de l'Église, et, partant, il lui faut l'autorité
de l'Église. Il ne lui suffit pas de se rapporter à la foi de l'Église, sur
les mystères qu'elle professe ; elle doit être l'instrument
solennel, authentique et toujours pur de cette foi, afin d'en devenir, au
besoin, la règle inviolable. C'est pour cela qu'on ne la refait pas à sa
volonté, cette prière; ou, si ce malheur arrive, à une époque de vertige, et
qu'on veuille se porter défenseur d'un système qui a contre
lui tout l'ensemble de
410
la doctrine catholique sur la Tradition, on est réduit, pour
défense, à formuler des principes qu'on eût regardés comme effrayants à
d'autres époques, ou en d'autres circonstances.
C'est ainsi, Monseigneur, que
vous vous êtes vu contraint d'enseigner :
1° Que la Liturgie n'est pas le
dépôt de la Tradition, toutes les fois que ses formules ne remontent pas
jusqu'aux Apôtres;
2° Que la Liturgie n'est pas le
dépôt de la Tradition, parce que la teneur de ses formules a varié.
3° Que la Liturgie romaine
contient des erreurs qui sont telles qu'on ne saurait chercher dans cette
Liturgie la règle inviolable de la croyance, sans déplacer les
fondements de la foi chrétienne.
4° Que les textes de l'Écriture
sainte, choisis et disposés sur la simple autorité d'un évêque particulier,
peuvent remplacer, avec avantage, les formules liturgiques promulguées par
l'Eglise.
Ce sont là, Monseigneur, les
quatre maximes principales à l'aide desquelles vous entendez détruire la valeur
dogmatique de la Liturgie. Je prends la liberté de les discuter avec vous,
en exposant loyalement vos assertions : commençons par la première.
Je transcris votre texte,
Monseigneur, et je pose, par vos propres paroles,cette première objection à ma
proposition :
« Pourquoi les églises, ayant une
même foi, une même loi, les mêmes sacrements, les mêmes pasteurs légitimes,
sous le même chef suprême, n'ont-elles jamais eu toutes ensemble une même
liturgie ? Parce que les Apôtres ne jugèrent pas à propos, avant de se séparer,
de convenir d'un corps de liturgie, comme ils convinrent d'un corps de
doctrine, et qu'ils laissèrent à leurs successeurs à statuer sur ces sortes de
détails, suivant le
411
caractère et les mœurs des peuples qu'ils auraient à
évangéliser (1). »
Jusqu'ici, Monseigneur, nous
sommes parfaitement d'accord ; mais voyons la conclusion que vous tirez de
cette remarque :
« Il y a donc une multitude de
rites et d'usages dont l'origine ne remonte pas aux temps apostoliques et qui
ne font point partie de cette doctrine donnée de main en main et toujours reçue
dans l'Église, qu'on nomme la Tradition (2). »
C'est ici, Monseigneur, que nous
sommes obligés de nous diviser; je conviens bien volontiers avec vous, qu'il
y a une multitude de rites et d'usages dont l'origine ne remonte pas aux temps
apostoliques ; mais je ne saurais vous accorder que ces rites et ces usages
ne fassent pas partie du dépôt de la Tradition enseignée par les Apôtres, par
cela seul qu'ils ne remontent pas au temps des Apôtres. Je me flatte que vous
allez reconnaître tout à l'heure le danger de ce système.
« Si, dites-vous, Monseigneur,
les formules du Bréviaire, tel qu'il est aujourd'hui, remontaient aux Apôtres,
si elles avaient été les mêmes en tous temps et en tous lieux, si elles
n'avaient éprouvé ni novation ni changement, elles seraient divines comme
l'Écriture, et toutes celles qui peuvent s'y trouver avec ces conditions,
appartiennent à la Tradition comme règle de foi (3). »
Nous avons ici, Monseigneur,
plusieurs distinctions à faire. D'abord, je n'ai jamais prétendu que les
formules de la Liturgie fussent divines comme l'Ecriture. La Tradition,
comme je l'ai dit, est divine comme l'Ecriture ; mais je me garderais
bien d'enseigner que les formules
412
qui la contiennent sont divines comme les Livres
saints : ce serait effacer toute différence entre l'Écriture et la Tradition,
et renverser l'économie entière de la révélation. Sur ce point, Monseigneur, je
trouve que vous donnez trop à la Liturgie.
En second lieu, de ce qu'une
formule remonterait jusqu'aux Apôtres, il ne s'ensuivrait pas par cela seul
qu'elle fût divine comme l'Ecriture. Elle pourrait, comme le Symbole des
Apôtres, renfermer la révélation divine, sans être pour cela inspirée comme
l'Écriture sainte. Nous ne sommes nullement obligés de croire que tout ce que
disaient et écrivaient les Apôtres, fût, par cela seul, Écriture sainte, et les
auteurs qui ont admis l'authenticité de la Liturgie de saint Jacques, n'ont
jamais songé qu'elle dût être insérée parmi les Écritures canoniques. Il y a
donc ici confusion d'idées et de notions.
En outre, toute tradition
apostolique n'est pas, par cela même, une tradition divine. Les Apôtres nous
ont transmis, partie par écrit, partie de vive voix, la doctrine de
Jésus-Christ; voilà la tradition divine. Dirigés par l'Esprit-Saint, ils ont
établi divers usages de cérémonie et de discipline, les uns destinés à
conserver la doctrine divine, les autres à unir tous les chrétiens par les
liens extérieurs d'une même société ; ces institutions forment la Tradition
apostolique. Ils ont même enseigné aux églises les choses qui doivent être
demandées à Dieu dans la Liturgie, et tracé jusqu'à un certain point la forme
générique des prières du saint Sacrifice et de l'administration des Sacrements.
C'est en ce sens que saint Célestin enseigne que les prières sacerdotales remontent
aux Apôtres, et sont les mêmes dans toute l'Église; quoiqu'il sût parfaitement
que, dans leur teneur, ces prières avaient été rédigées plus tard, et
différaient quant à l'élocution, dans les diverses églises. En fait de formules
positives, on ne peut donc attribuer aux Apôtres que le seul symbole connu
413
sous leur nom; mais la Tradition que renferme ce symbole est
une Tradition divine et non pas une Tradition apostolique.
Il faut donc de toute nécessité,
Monseigneur, que nous allions chercher la doctrine traditionnelle, qui remonte
à Jésus-Christ, dans un autre dépôt ; or, ce dépôt est la foi de
l'Église, de l'Église qui a conservé l'enseignement apostolique. Maintenant, où
réside ce dépôt ? Aux premiers jours de l'Eglise, il fut simplement la
Tradition orale ; mais il ne pouvait pas rester en cet état. Il devait, pour ne
pas périr, se fixer sur les documents positifs qu'on a appelés les instruments
de la Tradition, les sources de la foi. Or, le principal de ces instruments,
la première de ces sources, est la Liturgie, parce que l'Église parle et
enseigne dans la Liturgie; les écrits des Pères viennent ensuite, et sont aussi
à leur manière le dépôt de la doctrine divine transmise par les Apôtres.
Où en serions-nous, Monseigneur,
lorsqu'une erreur s'élève dans l'Église, quand les novateurs prétendent avoir
pour eux l'Écriture sainte, ou veulent se prévaloir de son silence ? En vain
appellerions-nous, au secours de l'orthodoxie, le témoignage des Apôtres ; on
nous répondrait que leur symbole est muet sur la question; on demanderait des
paroles apostoliques, et nous n'en aurions pas à produire. Tout serait donc
fini, et l'hérésie aurait prévalu; heureusement, ce n'est pas ainsi que procède
l'Église catholique. Elle sait où prendre l'enseignement divin que lui a laissé
le Sauveur des hommes : elle connaît les divers instruments qui renferment
la tradition divine. Peu lui importe par exemple que saint Ambroise et saint
Augustin ne soient nés qu'au quatrième siècle, que saint Thomas et saint
Bonaventure n'aient fleuri qu'au treizième. Elle les a salués du nom de ses
Docteurs, témoignant par là que la doctrine enseignée par les Apôtres persévère
en eux ; c'est à eux qu'elle fera appel pour
414
confondre les novateurs. Mais elle aura recours, avec plus
de confiance encore, à sa Liturgie, parce que c'est elle qui l'a écrite, qui
l'a sanctionnée, qui l'a chantée et récitée durant des siècles, et la loi de la
prière de l'Église sera la loi de la croyance de l'Église.
En refusant de reconnaître la valeur
dogmatique des formules liturgiques qui ne remontent pas jusqu'aux Apôtres,
vous iriez, Monseigneur, beaucoup plus loin que vous ne l'avez pensé.
N'était-ce pas par ce système que Basnage déclinait la force des arguments
empruntés à la Liturgie par les auteurs de la Perpétuité de la Foi sur l’Eucharistie;
mais Basnage était calviniste, et la Tradition de l'Église n'était rien pour
lui. Il s'évertuait à démontrer que les plus anciennes Liturgies orientales,
qui portent le nom de saint Jacques, de saint Pierre, de saint Marc, ne
justifiaient pas cette origine apostolique; le seul moyen de l'amener à
comprendre la force de l'argument tiré de la Liturgie, eût donc été de
persuader à ce ministre la foi dans l'Église catholique. Entre nous deux,
Monseigneur, la question est en des termes fort différents. Vous êtes honoré de
l'épiscopat, vous enseignez dans l'Église catholique-, je suis une des brebis
du troupeau enseigné par l'épiscopat; la même foi nous réunit comme la même
Eglise ; nous avons donc un égal intérêt à maintenir les principes de la
Tradition catholique sans lesquels la foi s'écroule avec l'Église. Or,
Monseigneur, un de ces principes les plus fondamentaux est que la Tradition, orale
dans le commencement, devient écrite par la suite des siècles, et que sa
force ne se perd pas par cela seul que cette Tradition est formulée par la main
des Papes ou des évêques, plusieurs siècles après les Apôtres, auxquels
l'Esprit-Saint ne jugea pas à propos de la dicter comme Écriture sainte, ni
même de la suggérer comme formules apostoliques.
On ne peut donc pas dire,
Monseigneur, que les
415
formules liturgiques n'ont valeur dogmatique que
lorsqu'elles ont été écrites par la main des Apôtres, ou qu'elles remontent au
siècle apostolique. Les formules de ce genre, en dehors du Symbole des
Apôtres, n'existent nulle part avec certitude ; et cependant l'Église a
fait appel à la Liturgie dans les controverses de la foi, et les docteurs l'ont
proclamée le principal instrument de la Tradition que nous ont enseignée
les Apôtres.
Vous attaquez, Monseigneur, la valeur
dogmatique de la Liturgie par un autre argument sur lequel vous paraissez
puissamment compter. J'ai dit que la Liturgie fait partie du dépôt de la
révélation; vous me répondez à cela que la chose est impossible parce que
la Liturgie a varié dans ses formes,
tandis que la Révélation est invariable. Il me suffirait de répondre que les
formules écrites, qui contiennent la Tradition révélée, peuvent être modifiées
et même renouvelées par l'autorité de l'Église, sans que le fond qu'elles contiennent
soit le moins du monde altéré, attendu qu'il n'y a de texte invariable que
celui de l'Écriture sainte. Mais je préfère reproduire loyalement toute votre
argumentation, en essayant d'y joindre la solution nécessaire, pour venger en
même temps la doctrine de mon livre et le droit permanent de l'Église sur la
rédaction des confessions de la foi. Je vais transcrire fidèlement vos paroles,
Monseigneur.
« Si les formules liturgiques,
avec le caractère que vous leur assignez, et par le fait seul de leur admission
dans l'office romain, devenaient autant de symboles ou de confessions de foi,
et faisaient partie essentielle du
416
dépôt de la révélation, il s'ensuivrait
nécessairement, ou que l'Église ne pourrait plus toucher à ces formules ainsi
consacrées, ni les modifier, ni les changer ; ou bien il faudrait soutenir que
l'Église peut retoucher, modifier, changer les symboles ou confessions de foi,
et altérer le dépôt de la révélation. Or, avancer que l'Église ne peut
ni retoucher, ni modifier, ni changer les formules de style ecclésiastique
qu'elle a introduites dans ses livres de prières, c'est mettre des bornes
inconnues à la toute-puissance spirituelle qu'elle tient de son fondateur. Dire
également que l'Église a le droit de faire des changements aux symboles ou
confessions de foi, de retrancher ou d'ajouter quelque chose au dépôt de la
révélation, ce serait ressusciter des erreurs depuis longtemps condamnées
(1). »
Commençons, Monseigneur, par bien
préciser les termes dont nous nous servons, c'est le moyen d'éviter la
confusion des idées. J'ai dit que les formules de la Liturgie font partie du dépôt
de la Révélation ; avant d'aller plus loin, j'expliquerai cette parole pour
ceux qui ne l'auraient pas comprise.
La Révélation est la parole de
Dieu sur laquelle s'exerce notre foi. Cette parole de Dieu est conservée dans
un dépôt; ce dépôt est l'Ecriture sainte et la Tradition, car
l'Écriture sainte et la Tradition contiennent également la parole de Dieu
révélée. Pour ce qui est de l'Écriture sainte, il n'y a pas de débat entre
nous, Monseigneur : nous sommes d'accord qu'elle contient la parole de Dieu. Le
point sur lequel nous nous divisons est de savoir quel est le dépôt de la
Tradition révélée. Vous prétendez que la Liturgie ne fait pas partie de ce
dépôt, attendu qu'elle ne saurait avoir de valeur dogmatique qu'autant
que ses formules remonteraient jusqu'aux Apôtres ; moi, je
417
tiens quelle est le principal instrument ou dépôt
de la Tradition révélée. J'ai donné mes preuves, fondées sur la notion même de
l'infaillibilité de l'Église enseignante, sur les faits dogmatiques, sur
l'autorité des Docteurs qui classent les formules liturgiques parmi les
symboles et les confessions de foi, et les proclament, en cette qualité, la règle
inviolable de la croyance. Je m'en tiens donc, Monseigneur, à ce que j'ai
dit et établi ci-dessus car, comme dit le P. Perronne, « il n'y aurait à
pouvoir contester à la Liturgie sa qualité de premier témoin, et de témoin
supérieur à tous les autres, de la Tradition et de la foi de l'Église, que
celui qui n'aurait pas compris qu'elle renferme dans ses suffrages, ses lois,
ses rites, ses paroles et ses dogmes, la voix de toutes les églises et le
témoignage des évêques, des prêtres et du peuple lui-même (1). »
Maintenant que j'ai expliqué dans
quel sens la Liturgie est le dépôt de la révélation, j'en viens à peser
votre objection en elle-même, Monseigneur. Elle est fondée uniquement sur ce
que vous pensez que l'Église ne peut retoucher, modifier, ni changer les symboles
ou confessions de foi. Vous allez jusqu'à enseigner que ce serait ressusciter
des erreurs condamnées, que soutenir le contraire. Mais, Monseigneur,
est-il un fait plus éclatant que la rédaction successive des symboles et
confessions de foi dans l'Église ? N'est-ce pas, au contraire, protester contre
son droit de fixer la doctrine dans des formules positives, droit sans lequel
l'Église n'eût jamais triomphé des hérésies, que de limiter son pouvoir en
cette matière ?
418
Le symbole des Apôtres n'a-t-il
pas été retouché à Nicée ? Le symbole de Nicée n'a-t-il pas été modifié, dans
sa teneur, à Constantinople ? La profession de foi de Pie IV ne présente-t-elle
pas des additions considérables aux textes de Nicée et de Constantinople ? La
plupart des conciles généraux n'ont-ils pas promulgué des confessions de foi
conçues en des termes totalement différents de celles que je viens de rappeler
? On pourrait faire un volume entier de toutes ces formules que l'Église a
rédigées selon le besoin des temps et qui sont l'instrument et le
dépôt de sa foi.
Certes, les hérétiques, contre
lesquels ces formules étaient rédigées, savaient bien en comprendre la force ;
mais aussi les fidèles en connaissaient tout le prix. Si nous avons conservé la
Révélation divine, c'est donc au moyen de cette grande prérogative de
l'Eglise, qu'elle exerce en produisant, dans le cours des siècles, ces symboles
et ces confessions de foi, dont il lui appartient de fixer la teneur, sans être
liée par la forme des symboles antérieurs. Sans doute, elle n'a pas le droit de
modifier ainsi le texte des saintes écritures; mais le dépôt de la
Tradition révélée, toujours immuable pour le fond des doctrines, a admis, dans
l'expression, toutes les modifications que les erreurs successives ont rendues
nécessaires. De là, ces mots nouveaux contre lesquels les hérétiques ont tant
protesté, mais en vain. Les Ariens déclamaient contre le Consubstantiel,
les Nestoriens contre le Theotocos, comme plus tard, les Protestants
contre le terme Transsubstantiation, et les Jansénistes contre celui de Grâce
suffisante. Vous savez aussi bien que moi, Monseigneur, que le mot Trinité
n'est pas apostolique, que saint Jérôme demandait à saint Damase de fixer le
terme Hypostase, que les mots de Nature et de Personne ont
été plusieurs siècles sans être arrêtés définitivement par les confessions de
foi : chacun de ces termes demanderait
419
une histoire à part. Si donc nous avons conservé la Révélation
dans sa partie traditionnelle, c'est uniquement parce que l'Église n'a cessé de
faire usage de son droit de formuler les symboles et les confessions de sa
doctrine; jamais aucun catholique ne lui contesta cette prérogative.
Maintenant, ce qui a eu lieu pour les symboles promulgués dans les conciles,
comment n'eût-il pas eu lieu pour la Liturgie ? C'est toujours la même foi qui
persévère sous des formes variables, parce que c'est toujours le même Esprit
qui veille sur l'Église et ne permet pas qu'elle puisse un seul jour manquer de
l'assistance promise.
Ne dites donc plus, Monseigneur :
« Qu'est-ce que cette Tradition, abrégée par les uns quand elle est trop longue,
étendue par les autres, quand elle est trop courte, dont une partie est
restaurée au cinquième siècle, une autre au sixième et au septième siècles ? Un
saint Pape vient qui met en ordre cette Tradition ; un autre saint Pape monte
sur la chaire de saint Pierre, et il la réduit en un seul volume, retranchant
beaucoup de choses, en retouchant quelques-uns, en ajoutant plusieurs autres;
et cette Tradition, ainsi travaillée et remaniée de siècle en siècle, n'en
demeure pas moins intacte; elle est toujours fixe, stable, divine comme
l'Écriture (1) ! » — Oui, Monseigneur, il en est ainsi, et la raison en est
bien claire ; c'est que les remaniements, les retranchements, dont vous parlez,
n'eurent jamais pour but d'écarter l'erreur; la vérité vivait sous les anciennes
formules comme dans les nouvelles, et l'autorité était la même dans les unes et
dans les autres, parce que le même Esprit y présidait. Le dépôt de la
révélation pouvait être modifié dans ses formes accidentelles; jamais il ne fut
altéré dans son essence. Feuilletez de nouveau,
420
Monseigneur, les actes des conciles généraux, les lettres
dogmatiques des Souverains Pontifes, vous reconnaîtrez avec moi cette
merveilleuse unité conservée, par le plus grand de tous les prodiges, mais par
un prodige sur lequel nous avons droit décompter; passez ensuite à la lecture
des Sacramentaires, d'où sont sortis les Missel, Rituel et Pontifical romains ;
consultez les Responsoriaux, les Antiphonaires, les Hymnaires, d'où est sorti
le Bréviaire romain ; parcourez les diverses éditions approuvées de ce
Bréviaire, du treizième siècle à saint Pie V, et de saint Pie V à Grégoire XVI,
qui a ajouté encore au texte de la Liturgie, et voyez si la Tradition ne se
montre pas constamment, en ces divers monuments, aussi intacte, aussi fixe,
aussi stable, aussi divine que si les Apôtres, nous eussent
laissé un texte immuable du Missel, du Rituel, du Pontifical et du Bréviaire.
Vous avez cru me mettre dans
l'embarras, Monseigneur, et je vous le pardonne bien volontiers, lorsque vous
avez écrit que mes principes enlevaient au Pape un pouvoir que le
gallicanisme le plus pur ne lui avait jamais contesté, attendu que, si les
formules de la Liturgie romaine ont un caractère dogmatique, il s'ensuit que le
Pape ne pourrait jamais les modifier ; ce que les gallicans n'ont jamais
prétendu (1). En effet, Monseigneur, ils auraient eu assez mauvaise grâce à
le faire; mais ce ne serait pourtant pas la première fois que des personnages
gallicans se fussent attribué un droit qu'ils refusaient au Pape. Mais,
Monseigneur, votre argument ad hominem croule par la base, puisque je reconnais
et confesse comme une vérité catholique, que l'Eglise et le Pape, qui n'ont pas
le droit de changer et d'altérer la foi, ont le droit de formuler, selon le
besoin, et avec infaillibilité, les confessions delà foi.
421
Et puisque vous parlez de
gallicanisme, pourriez-vous me citer, Monseigneur, un seul auteur de cette
école, qui ait osé refuser au Pontife romain le pouvoir de promulguer les
nouvelles professions de foi que le besoin des églises rendait nécessaires ?
Or, ce droit, Monseigneur, ce n'est pas seulement au Pape que vous le
contestez, mais à l'Église entière. Vos principes vont à anéantir tous les
symboles, y compris celui de Nicée; à faire de la Tradition un être de raison à
l'autorité duquel il serait impossible de faire appel dans les controverses sur
la doctrine, et sur lequel aussi la foi des catholiques ne pourrait s'exercer
explicitement. Ce n'est donc pas seulement la Liturgie que vous sacrifiez ici,
mais les actes des conciles, les constitutions dogmatiques des Pontifes
romains, les écrits des Pères, et généralement tous les monuments qui
contiennent la Tradition de l'Église. Postérieurs au temps des Apôtres, venus
siècle par siècle, rédigés sous mille formes diverses, l'unité de doctrine
qu'ils présentent n'est plus pour vous qu'un accident heureux.
Ainsi, l'Église n'a pas eu le
droit de formuler le dépôt écrit qui contient sa croyance; elle aurait dû
laisser la Tradition dans le vague, par respect pour la divinité de cette
Tradition, et les hérétiques ont eu raison de se plaindre, comme, au reste, ils
n'ont jamais cessé de le faire, de la multiplicité et de la succession des
symboles. A Lyon et à Florence, les Grecs devaient repousser la nouvelle
confession de foi que l'Église latine leur présentait à signer; les Arméniens
devaient rejeter le Décret d'Eugène IV, et les Jansénistes étaient fondés à
refuser la signature du Formulaire d'Alexandre VII ! Où nous conduirait cette
voie, Monseigneur, et n'est-il pas cent fois plus aisé de convenir que l'Église
d'Orléans, en abdiquant la Liturgie romaine, a abdiqué la valeur du
témoignage liturgique qu'elle rendait avec tant d'autres églises,
422
que de venir contester, à travers tant d'assertions
dangereuses, la valeur dogmatique des prières de l'Église ? Il ne
m'appartient pas, assurément, Monseigneur, de juger vos intentions; je leur
rends toute la justice qu'elles méritent; mais l'erreur est toujours et partout
l'erreur, comme la vérité est toujours et partout la vérité. Vous l'avez dit,
Monseigneur, à propos de mon livre, et c'est la phrase la plus bienveillante de
votre Examen : « Il y a des sophistes par conscience comme d'autres le
sont par calcul ; on ne peut pas plus les rendre responsables des erreurs
qu'ils enseignent, qu'on ne peut demander à la transparence d'un vase brillant,
pourquoi elle donne sa couleur à l'eau limpide dont on le remplit (1). »
J'en viens maintenant,
Monseigneur, à une nouvelle difficulté que vous opposez contre la valeur
dogmatique de la Liturgie, et particulièrement de la Liturgie romaine. Je
transcris vos paroles.
« Ainsi, point de doute, mon
Révérend Père, les formules liturgiques contenues dans la prière ecclésiastique
de l'usage romain, sont des articles de foi, et font partie essentielle du
dépôt de la révélation. Or, je suis obligé de vous dire, à mon grand regret,
que cette proposition est fausse en tous points. Elle n'irait à rien moins qu'à
déplacer les fondements de la foi chrétienne (2). »
La chose en vaut la peine,
Monseigneur, et c'est précisément parce qu'il ne s'agit de rien moins que des
423
fondements de la foi chrétienne compromis par moi,
selon les assertions de votre Examen, que je me suis vu obligé d'entrer
dans la discussion présente.
Je ferai d'abord une petite
observation sur la manière dont vous résumez ma thèse : elle consistera à vous
faire remarquer, Monseigneur, que je n'ai dit nulle part que toutes les
formules de la Liturgie romaine, bien qu'elles aient une valeur dogmatique,
fussent des articles de foi. On appelle articles de foi les
points de la doctrine catholique qui sont strictement définis. Avant la
définition, ils étaient contenus dans le dépôt de la révélation écrite
ou traditionnelle; par un jugement souverain, l'Eglise qui les avait
toujours professés dans ses formules, ses rites, ses usages, dans les
écrits des saints Pères, dans l'enseignement de ses théologiens, les a définis
quand il en a été besoin; jusque-là, il pouvaient ne pas être articles de
foi, mais seulement des articles contenus dans le dépôt de la
révélation.
Après cette explication, je
m'empresse d'établir par vos propres paroles, Monseigneur, les grands principes
qui vont me convaincre d'avoir attenté aux fondements de la foi chrétienne.
Vous dites que ma doctrine suppose « que
chacune des formules de prière admise à Rome dans l'office
divin est l'expression obligée du dogme défini par l'Eglise, tandis que, de l'aveu de tout le monde, un grand
nombre de ces formules, quoique toujours conformes à la foi catholique,
n'expriment cependant que de pieuses croyances, ou ne sont admises dans la prière
publique que pour favoriser la dévotion de ceux qui sont tenus de la réciter
(1). »
Vous corroborez ce raisonnement,
Monseigneur, par une citation de Benoît XIV, dont l'autorité est en effet très
grave sur la matière. Que vous
répondrai-je donc ?
424
une chose toute simple; c'est que je suis tout à fait de
l'avis du savant Pape dont vous alléguez le témoignage, mais sans adopter, le
moins du monde, les inductions que vous en tirez.
De quoi s'agit-il entre nous
deux, Monseigneur ? de la valeur dogmatique de la Liturgie.
De quoi parle Benoit XIV ? de la valeur
historique des faits racontés dans les légendes du Bréviaire romain.
Le Pontife examine si l'autorité
de ces légendes peut inquiéter la conscience des critiques qui croient pouvoir
soutenir, contrairement aux récits du Bréviaire romain, que le corps de saint
Barthélemi repose à Bénévent et non à Rome ; que saint Grégoire le Grand n'a
pas été moine ; que Marie-Madeleine est une autre personne que Marie sœur de
Marthe, que saint Marcellin n'a pas sacrifié aux idoles; que saint Denys de
Paris n'est pas l'Aréopagite; que Constantin n'a pas été baptisé à Rome par
saint Silvestre, etc. Benoit XIV décide qu'il y a un milieu à tenir entre ceux
qui pensent que l'autorité du Bréviaire romain est nulle par rapport aux faits historiques,
et ceux qui jugent qu'il serait impie et comme hérétique, de douter de la
vérité des faits historiques qui y sont renfermés, et, à plus forte raison, de
les attaquer. Il conclut enfin qu'il n'est pas défendu de discuter avec
convenance, et en produisant des raisons sérieuses, certains faits purement
historiques énoncés dans les légendes du Bréviaire romain (1).
Je m'étonne, Monseigneur, que
vous ayez pu produire ce fait sous forme d'objection à la valeur dogmatique de
la Liturgie; car enfin, vous savez, aussi bien que moi, que l'Église elle-même
ne prétend à aucune infaillibilité sur les faits historiques qui ne tiennent
pas au dogme. Malgré mon zèle pour l'autorité dogmatique de la Liturgie,
425
et en particulier de la Liturgie romaine, je n'en suis pas
encore venu jusqu'à lui reconnaître une valeur supérieure à celle des
décisions dogmatiques des conciles généraux et des Papes. Or, les conciles
généraux et les Papes n'ont point reçu le don de l'infaillibilité dans des
matières semblables ; comment pourrait-on l'attribuer au Bréviaire romain ? Les
plus minces étudiants en théologie savent faire la distinction des faits sur
lesquels l'Église peut porter un jugement qui oblige la foi, et des faits sur
lesquels son autorité est simplement respectable. N'avons-nous pas, par
exemple, dans les actes du septième Concile, plusieurs récits apocryphes admis
par le Concile, et enregistrés avec d'autres qui sont incontestables ? Cependant
ces faits ne préjudicient en aucune manière à la valeur de la décision
portée par le Concile sur l'objet de sa convocation. Il a suffi à Dieu de
rendre son Église infaillible pour la conservation des vérités révélées du
dogme et de la morale ; quant aux faits simplement historiques, même pieux et
édifiants, Dieu n'a pas jugé à propos d'assurer ce privilège à son Église.
Toutefois, comme les faits de ce
genre ont toujours une moralité, quelle que soit la certitude des récits qui
les contiennent, il est un point sur lequel l'infaillibilité de l'Église
s'exerce à leur endroit, et ce point, vous l'avez reconnu vous-même,
Monseigneur, quand vous êtes convenu tout à l'heure que les formules de la
Liturgie romaine sont toujours conformes à la foi catholique, même celles
qui n'expriment que de pieuses croyances, ou ne sont admises dans la prière
publique que pour favoriser la dévotion de ceux qui sont tenus de la réciter.
En effet, Dieu qui n'a pas promis
à son Église l'infaillibilité sur les faits qui ne tiennent pas au dogme, ne
saurait lui permettre de publier, comme dignes
426
d'intéresser la piété des fidèles, des faits pieux dont les
conséquences pourraient être contraires à la foi ou à la morale chrétienne.
Quoi qu'il en soit de l'autorité de ces faits qu'une critique, plus ou moins
fondée, pourrait contester quelquefois, la portée dogmatique et morale en est
toujours sûre et édifiante ; car l'Église perdrait sa note de Sainteté le jour
où elle enseignerait l'erreur ou l'immoralité dans des récits dont la rédaction
et la promulgation lui appartiennent.
Permettez-moi, Monseigneur,
d'insister encore sur ce que vous voulez bien m'accorder en disant que les
légendes en question sont toujours conformes à la foi catholique ; au
fond, c'est tout à fait reconnaître la valeur dogmatique de la Liturgie,
dans une objection que vous dirigez contre elle. En effet, en quoi consiste
cette valeur dogmatique, tant de la Liturgie que des décisions formelles
de l'Eglise, sinon en ce que, par l'assistance divine, tout ce qui émane de
l'Église comme Église est toujours conforme à la foi catholique ? Dans
ses décisions, dans ses confessions, l'Église ne crée pas de nouveaux dogmes,
elle ne reçoit pas de nouvelles révélations d'en haut, elle n'est pas inspirée
à la manière des auteurs sacrés qui écrivirent les Livres saints sous la dictée
de l'Esprit de Dieu : elle rend simplement témoignage à la Tradition, et son
infaillibilité consiste en ce que ce témoignage, garanti par l'autorité même de
Dieu, est toujours, et nécessairement, conforme à la foi catholique.
Ce don merveilleux suffit à la conservation de la doctrine de Jésus-Christ sur
la terre, et c'est par son moyen que la vérité révélée a traversé, sans
altération, dix-huit siècles, et se maintiendra toujours pure jusqu'à la consommation
des temps.
Concluons donc que les quelques
faits, rapportés dans certaines légendes du Bréviaire romain, fussent-ils aussi
apocryphes qu'e l'ont prétendu certains
427
critiques, ne peuvent porter aucun préjudice à la valeur
dogmatique de la Liturgie, puisqu'ils n'appartiennent pas à la classe des
faits révélés ou des faits dogmatiques, pour lesquels seuls l'Église a reçu le
don de l'infaillibilité.
J'ajouterai toutefois, en faveur
de ceux de nos lecteurs qui ne seraient point au fait de ce genre de questions,
' que les faits dont nous parlons sont en très petit nombre, et qu'il n'en est
pas un qui n'ait en sa faveur l'assentiment d'un grand nombre d'habiles
critiques. Des savants du premier ordre ont rédigé ces légendes par le
commandement des Souverains Pontifes ; et si l'Église romaine n'a point eu
intention de gêner la liberté de ceux qui n'admettent pas la vérité de quelques
faits qu'elles contiennent, son suffrage, si éclairé, est devenu un argument de
plus en faveur de la vérité de ces mêmes faits. Au reste, tous ceux qui ont
étudié l'antiquité savent que la critique est une science assez vacillante, et
que souvent des découvertes imprévues sont venues venger, par des documents
positifs, la réalité d'un fait que l'on s'était cru antérieurement fondé à
révoquer en doute. Ce n'est point ici le lieu d'en produire des exemples;
j'aurai occasion de le faire ailleurs; mais je devais cette explication à ceux
qui, trompés par des déclamations intéressées, auraient pu concevoir de fausses
idées sur les légendes du Bréviaire romain, qui forment un ensemble aussi
admirable pour la beauté du style et l'onction des récits, que pour la gravité
des faits qui le composent.
Dans les développements que j'ai
donnés sur l'autorité de la Liturgie dans les choses de la foi, j'ai eu
occasion de relever l'immense service que l'Église rend aux
428
fidèles par l'emploi qu'elle fait de l'Écriture sainte dans
ses prières. Si les commentaires des Pères sur ce livre divin sont d'une si
haute portée pour en donner la clef, quelle ne doit pas être la valeur des
interprétations données par l'Église même au moyen du choix des passages
qu'elle applique aux mystères dans toute la série des offices divins, dans la célébration
du saint Sacrifice, dans l'administration des Sacrements et dans
l'accomplissement des Sacramentaux ? J'ai déploré la perte d'un si riche
trésor, occasionnée par la publication des nouveaux livres liturgiques, où
d'autres passages des Livres saints, choisis d'après tel ou tel système, selon
le goût particulier des rédacteurs, comme parle l'un d'entre eux,
Mésenguy, sont venus prendre la place de cet ensemble immense de doctrine
biblique dispensée par l'Église dans la lumière de l'Esprit-Saint. A part les
intentions perfides et constatées, reconnues même par les sectaires qui se font
un honneur d'avoir composé ces livres comme un trophée de leur victoire et un
moyen d'éterniser leur parti, j'ai montré comment l'Ecriture sainte empruntait
à l'Eglise, non son autorité, mais son interprétation : comment, par
conséquent, un évêque particulier, qui substituait aux textes fixés par la
Liturgie universelle, d'autres textes choisis par lui, ou par son autorité
privée, dans la Bible, ne compensait aucunement la perte qu'il occasionnait à
son église, en lui retirant le commentaire vivant, et autorisé des saintes
Écritures, que l'Église nous fournit par la Liturgie universelle. Une telle
doctrine me semblait évidente, et, à moins qu'on ne prétende que l'autorité faillible
d'un évêque, ou même de plusieurs évêques, est égale à celle de l'Église
universelle, il faudra bien s'en tenir à ces principes.
Vous répondez à cela,
Monseigneur, que l'Église de France n'a
rien perdu à ces changements, puisque les
429
nouveaux livres sont composés avec des textes d'Écriture
sainte. Voici vos paroles : « Comme il n'appartient qu'à l'Église seule de
déterminer le véritable sens du texte sacré, Dom Guéranger s'empare de ce
principe pour accuser les évêques de France d'avoir altéré ce sens divin, d'en
avoir changé la signification, en l'insérant, mot à mot, et sans aucun
commentaire, dans leurs offices ; comme si ces évêques étaient étrangers à
l'Église, ou que les textes dont ils ont fait usage, ne fussent pas inspirés du
Saint-Esprit (1). »
Ainsi, Monseigneur, vous
m'accordez qu'il n'appartient qu'à l'Église seule de déterminer le véritable
sens du texte sacré ; je conviens parfaitement avec vous, grâce à Dieu, que
les Évêques de France, nos Pasteurs, en un mot, ne sont pas étrangers à
l'Église ; mais pour que votre argument eût valeur, il faudrait dire que,
par là même qu'on n'est pas étranger à l'Église, on est l'Église
elle-même ; or, c'est ce qu'il est impossible de vous accorder.
Sans doute, les textes qui
composent les nouveaux livres, sont inspirés par l'Esprit-Saint ; mais
nous ne pouvons compter, avec une certitude complète, sur le sens que leur a
donné l'Esprit-Saint, que dans le cas où ils restent à leur place dans le livre
sacré, ou encore dans le cas où l'Église les en distrait pour nous les
expliquer à part, soit dans ses jugements dogmatiques, soit dans sa Liturgie,
soit dans les écrits de ses Docteurs, quand ceux-ci s'accordent sur le sens à
leur donner. Il ne s'agit point ici d'altération du sens divin de ces
textes, il s'agit, pour le moment, de leur autorité dans l'état où ils se
présentent isolés du contexte par une main différente de celle de l'Église. Je
dis donc et je répète, avec la théologie catholique,
43o
que ces textes, dans cet état, ne sont plus garantis pour le
sens qu'on leur donne, par l'autorité divine, si leur valeur n'a pas déjà été
déterminée à part dans quelque jugement solennel, ou par l'usage de l'Église.
La moindre concession que je vous ferais sur cet article, Monseigneur, serait,
sans doute, favorable aux nouveaux livres liturgique, mais elle renverserait
toute l'économie de la doctrine catholique sur les rapports de l'Église et de
l'Écriture sainte.
Non, Monseigneur, les évêques ne
sont point étrangers à l’Eglise ; ils sont les Anges et les Pasteurs des
églises particulières ; réunis au Souverain Pontife, ils forment l'Église de
Jésus-Christ dans sa partie enseignante ; chacun d'entre aux a le droit et
l'obligation d'exposer l'Écriture sainte à son peuple ; je vous accorderai même
qu'ils peuvent expliquer les textes dont l'Église n'a pas fixé le sens, et
qu'ils ne sont pas obligés de se borner, dans l'enseignement, aux passages de
l'Écriture dont l'Église a déterminé la valeur. Mais, en revanche, il faut bien
que vous m'accordiez que cet enseignement particulier est dépourvu de toute
infaillibilité, chaque fois que les évêques expliquent les textes dont l'Église
n'a pas fixé le sens. Maintenant, comme il est de fait que l'Église, dans sa
Liturgie romaine, moralement universelle, avait déterminé le sens d'un
nombre immense de passages empruntés à tous les livres de l'Écriture, et que
dans les sept ou huit bréviaires ou missels en usage dans soixante-trois
églises de France, ces textes, fixés par l'Église, ont été remplacés par
d'autres, sans le concours de l'Église, n'est-il pas évident qu'une autorité
faillible a remplacé, dans ces nouveaux livres, l'autorité infaillible ? C'est
là toute la question.
L'Église ne peut errer (c'est la
foi), soit qu'elle détermine le sens d'un passage de l'Écriture, soit qu'elle
énonce le dogme révélé dans une formule qu'elle compose
431
d'elle-même ; donc, l'autorité dogmatique des formules
qu'elle compose même de son propre fond, est supérieure à l'autorité de celles
qu'un évêque particulier composerait avec des paroles mêmes de l'Écriture, dont
le sens n'est garanti que par son autorité individuelle, puisque cet évêque
particulier est faillible. Encore une fois, il est impossible de se départir de
ce principe, sans abandonner le fondement du catholicisme.
On ne saurait trop relever,
Monseigneur, l'autorité de l'Église dans ses jugements sur l'Écriture sainte.
Jamais elle n'a prétendu être la source de l'inspiration des Livres sacrés ;
elle confesse, au contraire, comme un dogme, qu'ils sont inspirés de Dieu ;
mais Dieu, qui les a inspirés a voulu, en même temps, que leur sens ne nous fût
connu, avec infaillibilité, que par l'Église. Il était bien le maître d'agir
autrement, puisque toute infaillibilité vient de lui et de lui seul ; mais enfin
c'est ainsi qu'il lui a semblé bon. J'ai donc été, Monseigneur, étrangement
surpris, je l'avoue, lorsque, dans votre Examen, je vous ai vu insinuer,
d'une manière très significative, la doctrine contraire. Voici vos propres
paroles :
« A propos de la prééminence
qu'il accorde à l'Église sur l'Écriture, Dom Guéranger se vante d'exposer la simple
doctrine des lieux théologiques. Mais quel besoin avait-il, ici, de parler
des lieux théologiques ? Ils enseignent tout le contraire de ce qu'il leur fait
dire. On n'a qu'à ouvrir Melchior Canus, ou le premier traité de théologie
venu, pour voir que l'autorité de l'Écriture et de la Tradition est toujours
placée avant l'autorité de l'Église. »
« Le premier lieu théologique,
c'est l'autorité de l'Écriture sainte renfermée dans les livres canoniques. »
« Le deuxième lieu théologique,
ce sont les traditions de Jésus-Christ et des Apôtres, qui, n'étant point
écrites,
432
mais transmises de main en main jusqu'à nous, méritent
justement le nom d'oracles de vive voix que nous leur donnons. »
« Le troisième lieu théologique
est l'autorité de l'Église catholique. »
« Primus igitur locus est auctoritas S. Scripturœ
quœ libris canonicis continetur. »
« Secundus est auctoritas traditionum Christi et
Apostolorum quœ quoniam scriptœ non sunt, sed de aure in aurem ad nos
pervenerunt, vivœ vocis oracula rectissime dixerimus. »
« Tertius
est auctoritas Ecclesiœ Catholicœ. »
« Melchior Canus, de locorum
Theolog, numéro et ordine, cap. ultimum, p. 4.»
« Tel est l'ordre invariable dans
lequel les théologiens ont classé jusqu'ici les lieux théologiques; mais cet
ordre était bien vieux, et il ne fallait qu'une petite révolution en théologie
pour le rajeunir. Le Père Abbé de Solesmes l'a opérée, et je la tiens pour
bonne : elle remplit fort bien le but de toute sage révolution, qui consiste à
mettre la fin au commencement et le commencement à la fin (1). »
Quel est le sens de ces paroles,
Monseigneur ? J'ai le droit de vous le demander, puisqu'elles sont dirigées
contre moi. Il est évident que votre raisonnement ne vient pas ad rem, à moins
que vous n'entendiez soutenir que l'autorité de l'Ecriture est avant celle de
l'Église; autrement vous ne pourriez tirer aucun avantage de l'ordre dans
lequel Melchior Cano a disposé les lieux théologiques. Permettez-moi donc de
vous répondre que Melchior Cano, eût-il été de votre sentiment, n'en devrait
pas moins être abandonné, parce que tout théologien contraire à l'Église ne
doit pas être suivi. Heureusement,
433
l'évêque des Canaries est complètement orthodoxe ; l'ordre
qu'il établit dans lieux théologiques, est celui que j'établirais
moi-même. Il ne s'agissait pas simplement de lire les titres de ses chapitres ;
il fallait encore prendre connaissance de la doctrine qu'ils contiennent. Il a
placé d'abord l'Écriture sainte et la Tradition, comme le texte
de la Loi. Ensuite, il a amené le Juge infaillible qui doit interpréter cette
Loi, et il a eu bien soin, à propos de ce Juge, d'enseigner qu'à ce Juge seul
appartient d'interpréter le texte de la Loi ; que toutes les interprétations
qui en sont faites par d'autres que par ce Juge, sont faillibles, et peuvent
être très dangereuses ; en quoi il n'a pas cru déroger à la dignité de la Loi
elle-même, parce que le divin législateur ne l'a donnée qu'à la condition
qu'elle ne serait jamais interprétée que par le Juge qu'il s'est engagé à
garantir à jamais de l'erreur.
Or, Monseigneur, ce Juge est l'Eglise
catholique. C'est l'Église catholique seule qui a la clef des
saintes Ecritures : car, comme dit saint Bernard, « elle a en elle l'Esprit et
le conseil de celui qui est son époux et son Dieu; elle plonge son regard dans
l'abîme des secrets divins; elle donne à Dieu, dans son cœur, et, en échange,
prend dans le cœur de Dieu, une habitation continuelle. Lors donc qu'elle fait
subir aux paroles des divines Écritures, soit une altération, soit une
substitution, ce nouvel arrangement des paroles a plus de force encore que la
première disposition des mots ; la différence de l'un à l'autre est telle, pour
ainsi dire, que celle qui se trouve entre la figure et la vérité, entre la
lumière et l'ombre, entre la maîtresse et la servante (1). »
434
Notre grand théologien français,
Thomassin, commente magnifiquement ces paroles de l'Abbé de Clairvaux, qu'il
rapproche de la doctrine de saint Augustin, et il le fait précisément à
l'occasion de l'Office divin : « Tous les sens admirables et sublimes que
l'Église, scrutatrice des mystères, découvre dans les Écritures, sont
réellement renfermés dans les paroles du livre sacré, paroles qui ont été
disposées par l'Esprit-Saint, auteur de ces livres, en sorte que ces sens,
merveilleux et secrets, en pussent être tirés. A quoi bon disputer sur les mots
quand on est d'accord sur le fond ? Ce que prétend Bernard n'est autre que ce
que Augustin a démontré avant lui. Les oracles sublimes et cachés de la vérité,
qui peuvent se présenter à l'esprit de celui qui commente les Écritures, sont
cachés sous les paroles de ce livre divin; c'est l'Esprit-Saint lui-même qui,
dès le commencement, les y a déposés. Dans la longue suite des temps l'Église
les en extrait et les développe ; car c'est elle qui a puisé avec abondance, et
puise toujours avec plus d'abondance, cet Esprit de vérité qui a dicté les
Écritures et les a enrichies de toute l'opulence de la vérité souveraine. Que
les novateurs ne se fassent donc pas illusion, une telle prérogative
n'appartient qu'à l'Église universelle ; elle n'appartient pas plus au
particulier QU'AU PASTEUR, pas plus au savant qu'à l'homme du peuple (1). »
435
Vous le voyez, Monseigneur, c'est
l'Église, et l'Église exclusivement, qui a reçu des droits sur l'Écriture ; les
évêques, pris isolément, ne sont que des particuliers en présence de l'Écriture
sainte. Sans doute, il leur est recommandé de la lire sans cesse ; un de leurs
devoirs principaux est de l'expliquer à leurs peuples ; mais ils ne doivent
l'enseigner qu'avec l'Église. L'Esprit, qui a été donné au corps des pasteurs,
n'a point été donné dans la même mesure, à chacun d'eux ; ils peuvent être
infidèles dans la garde du dépôt; mais nous savons qu'ils ne le seront jamais,
tant que leur enseignement ne fera que reproduire celui de l'Église.
Vous dites, Monseigneur : «
L'Église a choisi les évêques pour être ses organes dans leurs diocèses. C'est
au nom de l'Église, dont ils sont les ministres, que les premiers Pasteurs ont
fait usage des Écritures; c'est avec le sens que l'Église leur donne, qu'ils
les ont consacrées à la louange de Dieu. Vous le niez ; où sont vos preuves ?
Vous accusez leurs intentions, vous sondez les replis de leur conscience ;
cette méthode est facile, tous les calomniateurs s'en sont servis. Il ne s’agit
pas ici de ce qui s'est passé dans les
436
consciences, mais de ce qui s'est passé dans les bréviaires
(1). »
Reprenons un peu, phrase par
phrase, Monseigneur, cette vigoureuse sortie. « L'Eglise a choisi les
Evêques pour être ses organes dans leurs diocèses. » — Ce n'est pas dire
assez, Monseigneur; c'est le Saint-Esprit même qui a placé les Evêques,
comme dit saint Paul, pour régir l’Eglise de Dieu (2) ; mais s'ensuit-il
de ce que les Evêques sont établis par l'Esprit-Saint dans l'Église, que chaque
Évêque particulier doive toujours et en tout être considéré comme le ministre
de l'Esprit-Saint et l'organe de l'Église dans sa conduite ? L'histoire de
dix-huit siècles est là pour nous fournir de nombreux exemples du contraire.
« C'est au nom de l'Église
dont ils sont les ministres, que les premiers Pasteurs ont fait usage des
Écritures. » — Je ne saurais vous accorder cela, Monseigneur, puisque, pour
composer les nouveaux livres, on a été obligé de mettre de côté l'ensemble des
textes de l'Écriture que l'Église avait consacrés à la célébration des
mystères, dans les Offices divins. Si ces évêques ont agi au nom de l'Église,
produisez-nous donc, Monseigneur, l'acte par lequel elle leur a conféré une
délégation si nouvelle. « C'est avec le sens que l'Eglise leur donne, qu'ils
les ont consacrés à la louange de Dieu.— Mais, Monseigneur, où l'Église
donne-t-elle ce sens aux Écritures ? Ce n'est pas dans ses décisions comme
Église puisque vous prétendez que l'Église n'a pas fixé le sens de cinquante
versets de la Bible dans ses décisions (3). Ce n'est pas dans
437
sa Liturgie, puisque les neuf dixièmes des textes
nouvellement mis en œuvre ne s'y trouvent pas. A Dieu ne plaise que j'aie
jamais prétendu que ces textes soient toujours mal appliqués ; mais il n'en
faut pas moins revenir quant à la sécurité qu'ils inspirent, à la doctrine de
Thomassin, et penser, avec lui, qu'un particulier, même Pasteur, ne saurait
donner à ses interprétations et à ses applications de l'Écriture, l'autorité
que l'Église donne aux siennes. La question demeure donc dans les mêmes termes,
et on est bien obligé de convenir que la substitution des nouveaux livres aux
livres romains a pour résultat une perte immense d'autorité pour les formules
liturgiques, et un péril évident pour la doctrine, puisqu'elle nous fait descendre d'une
autorité infaillible à une autorité
faillible. Je reprends votre texte, Monseigneur :
« Vous accusez leurs intentions,
vous sondez les replis de leur conscience ; cette
méthode est facile, tous les calomniateurs s'en sont servi ; il ne s'agit pas ici de ce
qui s'est passé dans les consciences, mais de ce qui
s'est passé dans les bréviaires. » — Non, Monseigneur, je n'accuse
point indistinctement les intentions :
j'ai fait la distinction des
promoteurs hérétiques de l'innovation et de ses complices trop imprudents ; je me suis fait un devoir de condamner les
premiers, et d'excuser les seconds ; mais le fait n'en reste pas moins là avec
toutes ses conséquences, et jusqu'ici vous ne l'avez pu justifier qu'en
mettant au jour des principes sur lesquels il est impossible
de vous suivre.
Je ne sais si c'est sérieusement
que vous me traitez de calomniateur; s'il en était ainsi, je vous plaindrais, Monseigneur; car enfin,
quelle est cette calomnie qui consiste à dire que des prêtres,
des acolytes, des laïques, Jansénistes,
ont refait à neuf le missel et le bréviaire à l'usage de plusieurs églises
de France, quand des faits, plus éclatants que le
soleil, sont là pour l'attester ? Quelle
438
est cette calomnie, qui consiste à dire que des évêques,
notoirement Jansénistes, ont favorisé, dans des vues perverses, le triomphe de
ces nouveaux livres, et que d'autres évêques, non Jansénistes, séduits par
l'attrait de 4a nouveauté, ont donné la main à la destruction de l'antique et
universelle Liturgie romaine, pour mettre en place ces modernes compositions ?
Quelle est cette calomnie, qui consiste à dire que, malgré les intentions de
ces Prélats trop faciles, la Tradition a été sacrifiée par la destruction de
tant de prières séculaires, et par la substitution de tant de textes de
l'Écriture, nouvellement empruntés à la Bible, aux textes anciens proposés par
l'autorité de l'Église, lorsque, ne pouvant dissimuler les faits dans une
histoire sérieuse, j'ai mis à couvert les intentions de ceux par qui ils
s'accomplissaient ?
Vous dites, Monseigneur, qu'il
ne s'agit pas ici de ce qui s'est passé dans les consciences, mais de ce qui
s'est passé dans les bréviaires: tel a été, en effet, mon point de vue; je
n'avais point à juger les consciences; je n'avais à rendre compte que
des textes. Les bréviaires et les missels sont là pour attester si la Tradition
n'a pas été foulée aux pieds, si l'Écriture sainte, interprétée par l'autorité
d'un évêque particulier, n'a pas été préférée à l'Écriture sainte interprétée par
l'autorité de l'Église. Quand j'aurais eu le malheur de calomnier les
intentions d'un certain nombre d'évêques français du XVIII° siècle, le tort que
je me serais donné en le faisant, ne rendrait pas meilleure la cause de la
nouvelle liturgie, ni moins dangereux les principes que vous produisez pour la
soutenir.
Mais nous reviendrons sur ces
accusations de calomnie dans une autre Lettre; reprenons notre thèse de
l'emploi : de l'Écriture sainte dans la Liturgie. Voici encore vos paroles,
Monseigneur : « Il n'y a qu'à lire la leçon du catéchisme sur l'Écriture
sainte, pour savoir que l'Église prend indistinctement les passages dont elle
439
fait usage dans ses offices, au sens spirituel ou au
sens accomodatice; on trouverait même dans le Bréviaire des offices
entiers où ce dernier sens domine partout. Or, le sens accommodatice
est-il le véritable sens du texte sacré; et lorsque l'Église l'emploie,
a-t-elle l'intention de déterminer par là la valeur des versets dont elle fait
usage ? Quelles règles nous a-t-elle données pour discerner, à la seule lecture
de l'office divin, si un passage de l'Écriture y est pris dans un sens ou dans
l'autre? à quels signes particuliers les distinguerons-nous? Et si tout verset
de l'Écriture admis dans l'office divin n'est plus simplement un verset du
livre inspiré qu'on nomme la Bible, mais s'il vient se placer au rang de ces
propositions sur lesquelles s'exerce explicitement la foi des fidèles, quelle
espèce d'acte de foi les fidèles seront-ils tenus de faire à l'égard des
passages employés dans le sens accommodatice? Comment leur foi, par exemple,
s'exercera-t-elle explicitement sur tous les versets consacrés à l'office de
l'Assomption de la très sainte Vierge (1) ?»
Je laisse de côté l'autorité de
ce fameux catéchisme que vous alléguez sans cesse, Monseigneur, et dont vous ne
citez jamais les pages. Je soupçonne fort qu'il n'est pas encore imprimé, et je
vous avoue que je le regrette peu, parce qu'il est loin d'être exact. Sur la
question présente, son enseignement n'est pas si gravement répréhensible que
dans vingt autres endroits ; cependant son auteur serait bien embarrassé
d'administrer la preuve de ce qu'il avance; car il est notoire que l'Église
romaine, dans ses offices, n'a pas recours au sens accommodatice une fois sur
cent. Quant au sens spirituel ou mystique, vous savez, Monseigneur, qu'il est
dans l'intention de l'Esprit-Saint, et que l'Église seule en a la clef. Dans
les rares
441
circonstances où elle emploie le sens accommodatice, elle le
fait en vertu d'un droit qui lui appartient comme Église, et les fidèles
peuvent parfaitement faire l'acte de foi sur les vérités qu'elle enseigne dans
ces passages ainsi accommodés, parce que l'infaillibilité promise ne
l'abandonne jamais; tandis que ces mêmes fidèles ne pourraient faire le même
acte de foi sur les passages qu'un évêque particulier substituerait au sens
accommodatice de l'Église, quoique cet évêque n'eût paru proposer que le sens
littéral. L'exemple ne pouvait être mieux choisi, Monseigneur, pour confirmer
les principes que je soutiens.
Dans l'espèce, puisque vous citez
l'office de l'Assomption de la très sainte Vierge, j'oserai vous dire,
Monseigneur, qu'il ne contient pas un seul verset pris dans le sens purement accommodatice.
Il est tout entier composé de style ecclésiastique et de passages du Cantique
des Cantiques que les Pères appliquent à la très sainte Vierge dans le sens mystique;
il n'y a pas, dans cet office, le moindre exemple de sens accommodatice.
Quant aux passages des Livres Sapientiaux qui forment le commun des capitules
de l'office de Beatâ, et qui se répètent au jour de l'Assomption, avec
l'adjonction d'un seul qui est propre à cette fête, et puisé à la même source,
il y a longtemps que de graves théologiens ont justifié, contre les
Protestants, l'Église romaine d'avoir appliqué à Marie ces sentences qui se
rapportent à la divine Sagesse, en faisant voir la liaison sublime du plan de
la création de l'univers, avec celui de l'incarnation qui nécessitait une Mère
de Dieu. Cela peut être de la très haute théologie; mais ce n'est pas du sens accommodatice.
Je passe, Monseigneur, sur cette
imputation que vous ne craignez pas de faire peser sur moi si injustement,
d'avoir dit que les versets de la Bible dont l'Église n'a pas fixé le sens par
une décision, sont à mon avis de simples
441
versets sans valeur (1). J'ai horreur de cette
doctrine impie, et mon texte me vengera toujours de ce que vous avez voulu lui
faire dire. Je n'ajouterai donc rien à ce que j'ai dit sur cette accusation,
dans ma première Lettre (2).
Pareillement, lorsque vous prenez
la peine de me rappeler que si l'Écriture est, d'un côté, soumise à
l'Eglise, l'Eglise, à son tour, est soumise à l'Ecriture, comme si je
n'eusse pas toujours reconnu ce principe. Cette affectation ne peut donner de
mauvaises idées de ma doctrine qu'aux personnes qui n'ont pas lu mon livre et
qui pourraient croire, sur votre parole, Monseigneur, que j'ai enseigné que
l'Écriture, comme Parole de Dieu, est soumise à l'Église. Tous ceux qui
ont lu les Institutions n'y ont rien vu de semblable, et l'on peut dire
que l'usage et l'interprétation de l'Écriture sont laissés à l'Esprit qui parle
et agit par l'Église seule, sans mépriser les Livres saints, comme vous
m'en accusez (3); imputation contre laquelle je proteste avec toute l'énergie
de ma foi.
Permettez-moi, Monseigneur, de
suivre votre argumentation : « Je vous demanderai s'il est permis aux évêques
de se servir de la Bible pour leur saint ministère, s'il leur est expressément
recommandé par saint Paul d'en faire un continuel usage pour enseigner,
reprendre, corriger, et à plus forte raison pour prier, puisque la lecture
assidue des saints oracles peut les conduire à la plénitude de l'homme parfait.
Il n'est pas facile de comprendre comment ils pourraient s'en servir autrement
que par des extraits ou des coupures ; à moins que vous ne trouviez plus
catholique de les astreindre à copier la Bible entière pour ne pas isoler les
versets de leur contexte (4). »
442
Je prendrai la liberté de vous répondre qu'il est non
seulement permis, mais recommandé aux évêques de se servir de la Bible
pour leur saint ministère ; c'est à eux de l'expliquer et de l'interpréter au
peuple; et l'Église vous verrait avec joie, Monseigneur, monter dans la chaire
de votre cathédrale, et commencer une suite d'homélies sur le Pentateuque, les
Psaumes, les Prophètes, ou les saints Évangiles. A l'exemple des anciens
évêques, vous pourriez enseigner, reprendre et corriger votre peuple
dans ces homélies à la manière des Pères, et produire des fruits abondants de
lumière et d'édification, par votre doctrine qui serait pure et conforme
à l'enseignement de l'Église. Cependant,
Monseigneur, quoique vous ayez ainsi le droit et le devoir d'enseigner votre
peuple, quoique vous soyez établi sur le
chandelier dans l'Église, on ne pourrait
cependant pas dire que ce serait toujours l'Église qui parlerait par votre bouche, quand vous exposeriez les
principes du dogme et de la morale. Votre enseignement, tout légitime
qu'il serait, n'en demeurerait pas moins sujet à correction, et tous
ceux qui vous écouteraient ne devraient prêter qu'une adhésion conditionnelle à
votre doctrine, toutes les fois que vos interprétations ne reposeraient que sur
vos lumières particulières. Mais,
Monseigneur, dans cette exposition des saintes Écritures, il ne tiendrait qu'à
vous d'être le plus souvent l'organe de
l'Église; car on ne saurait admettre, comme vous le dites, qu'il n'y a pas plus
de cinquante versets de la Bible
expliqués par l'Église ; les conciles, les décrétales des Papes, la Liturgie,
l'enseignement des Pères, ont assez éclairé l'ensemble des Écritures pour
assurer longtemps l'autorité de vos homélies.
Quand vous réclamez encore pour
les évêques le droit de se servir de la Bible pour prier, personne
n'aura garde de s'opposer à l'exercice de ce droit sacré. Les saintes Écritures
contiennent, sans parler du Psautier,
443
d'innombrables prières dans lesquelles les premiers Pasteurs
peuvent et doivent puiser, plus encore que les simples fidèles, la matière de
leurs entretiens avec Dieu. Mais il ne s'ensuit pas qu'un évêque particulier
puisse toujours répudier le Livre des prières que l'Église a emprunté à
l'Écriture sainte, et qui renferme aussi la Tradition, pour le remplacer de
fond en comble par un livre nouveau, sous le prétexte que toutes les phrases de
ce livre nouveau sont empruntées à l'Écriture. C'est pourtant là toute la
question entre vous et moi.
Vous ajoutez, Monseigneur : « Il
n'est pas facile de comprendre comment les évêques pourraient se servir de la
Bible, autrement que par des extraits ou des coupures; à moins que vous ne trouviez
plus catholique de les astreindre à copier la Bible entière pour ne pas isoler
les versets de leur contexte (1). » — En effet, Monseigneur, je n'ai point à
juger de la manière dont vous croirez devoir vous servir de l'Écriture sainte
pour les exercices de votre dévotion particulière, ni à prononcer lequel sera
le plus avantageux de copier la Bible entière, ou d'isoler les versets de
leur contexte. Il s'agit simplement du Missel et du Bréviaire, livres
publics, officiels, antiques, qui ne sont ni à faire ni à refaire; j'ai dit et
je dirai toujours qu'un évêque particulier qui publie par son autorité seule un
nouveau bréviaire, ou un nouveau missel, ne fussent-ils composés l'un et
l'autre que de versets choisis dans l'Écriture, ne saurait leur donner la valeur
dogmatique du Bréviaire et du Missel publiés par l'Église :
« Mais Notre-Seigneur, dans ses
discours, et les Apôtres dans leur prédication, et les saints Pères dans leurs
homélies, ne morcellent-ils pas la sainte Ecriture (2) ? » — J'oserai vous faire observer, Monseigneur,
444
que tout ce qui est permis à Jésus-Christ n'est pas permis à
un évêque. Jésus-Christ est la Parole éternelle, la Sagesse du Père. Les
saintes Ecritures sont inspirées par son Esprit; si donc il les a soumises à
l'interprétation de l'Église, comment n'en aura-t-il pas le domaine ? Serait-il
donc permis de dire que l'Ange du Testament a morcelé les
Ecritures qui rendent témoignage de lui?
Quant au droit des Apôtres sur
les saintes Ecritures, n'étaient-ils pas inspirés, ces amis de l'Époux, du même
Esprit qui les dicta et qui les continuait par eux ? Certes, Monseigneur,
personne n'a plus que moi le respect que tout catholique doit avoir pour
l'épiscopat; mais n'est-il pas inouï qu'on veuille autoriser les entreprises de
quelques évêques isolés contre la Liturgie de l'Église, par l'exemple de
Jésus-Christ et de ses Apôtres ? Ce n'est plus simplement réclamer pour ces
évêques particuliers l'infaillibilité, c'est vouloir leur attribuer non
seulement l'inspiration que reçurent les Apôtres, et dont l'Église même ne
jouit pas, mais encore la divinité incommunicable du Verbe qui éclaire tout
homme venant en ce monde (1).
Quant à l'exemple des Pères, de
saint Augustin ou de saint Jean Chrysostôme, par exemple, toute proportion
gardée, il n'est pas moins disconvenant. Et quels sont donc, parmi les évêques
français du XVIII° siècle, ceux que l'Église a mis au rang de ses Docteurs? Et
d'ailleurs, pensez-vous, Monseigneur, que saint Augustin ou saint Jean
Chrysostôme, s'ils eussent vécu dans un temps où la plus grande partie de
l'Église offrait à Dieu une même prière liturgique, eussent songé à briser
cette unité, par la prétention de faire mieux que l'Église ? Enfin, c'est un
principe admis en théologie, que les Pères, pris individuellement,
445
ne sont pas infaillibles dans leurs homélies, parce
que, individuellement, ils ne représentent pas la doctrine de l'Église. Le
désir d'imiter ces homélies dans la confection d'un bréviaire ou d'un missel,
ne saurait donc assurer une autorité hors d'atteinte au résultat d'une pareille
entreprise.
C'est à la suite des paroles
auxquelles je viens de répondre, que vous revenez encore, Monseigneur, sur ma
prétendue falsification d'un texte de saint Jean; il me répugne de revenir sur
cette triste accusation que je regrette d'avoir été contraint d'exposer dans ma
première Lettre (1).
Encore un mot sur les rapports de
la Parole de Dieu écrite, et de la Parole de Dieu traditionnelle. Je transcris
votre texte, Monseigneur : « Auriez-vous donc oublié, me dites-vous, les
honneurs extraordinaires que l'Église rend à ce livre inspiré qu'on nomme la
Bible, et dans la célébration du plus saint mystère, et dans les grandes
assises qu'elle tient pour décider les questions de foi ? Là elle prodigue à la
parole qu'il renferme l'adoration et l'encens, comme au corps même de
Notre-Seigneur ; ici elle le place sur un trône au milieu de ses assemblées, et
tous les membres du concile, en entrant, lui rendent les mêmes honneurs qu'au
très saint Sacrement. A quel saint Père, à quel recueil de sentences de style
ecclésiastique avez-vous jamais vu adresser de pareils témoignages de
soumission et d'amour (2)? »
Je pourrais d'abord vous
répondre, Monseigneur, que si l'Écriture sainte obtient de si grands honneurs,
ces honneurs mêmes relèvent la dignité de l'Église; car c'est cette même
Écriture que l'Église juge et interprète, dont elle a seule la clef; mais je
vais plus loin. Veuillez me
446
dire, Monseigneur, en quel état se trouve cette divine
Écriture lorsqu'elle reçoit de si grands honneurs. Estelle dans l'état et dans
l'ordre où les auteurs sacrés l'ont placée, lorsqu'ils l'écrivaient sous la
dictée de l'Esprit-Saint, ou bien est-elle sous la forme de sentences prises,
çà et là, dans les livres sacrés et réunies dans un ordre arbitraire, par une
autorité individuelle et faillible, en manière d'ouvrage d'esprit
disposé selon les idées et le génie de son rédacteur, comme parle le liturgiste
Mésenguy? Vous avouerez, Monseigneur, qu'il n'y a pas parité dans les deux cas,
puisque la sainte Écriture ne s'y montre pas sous la même forme et avec la même
autorité.
Quand vous demandez, Monseigneur,
si jamais on a rendu les mêmes honneurs à un recueil de sentences de style
ecclésiastique, je me borne à vous répondre que la Tradition divine recueillie
par l'Église, dans des formules qu'elle a rédigées elle-même, pourrait recevoir
de tels honneurs, sans qu'il fût dérogé à la dignité de la Parole de Dieu
écrite. En quel style sont donc rédigées les décisions des conciles de Nicée,
de Constantinople, d'Éphèse et de Chalcédoine? Ces formules sacrées sont-elles
Écriture sainte? Non, sans doute; et cependant saint Grégoire-le-Grand ne
craint pas de répéter, avec autorité, ce que d'autres avaient dit avant lui,
savoir que ces conciles doivent être révérés à légal des quatre Évangiles !
Depuis saint Grégoire, l'Église a formulé la Parole de Dieu traditionnelle dans
d'autres textes qui ne sont pas davantage Écriture sainte, elle le fera jusqu'à
la fin; et ces textes, dont la rédaction appartient à l'Église, quels que
soient les honneurs extérieurs qu'il plaise à l'Église de leur faire rendre,
n'en contiendront pas moins la Parole de Dieu, qui est unique sous une forme ou
une autre. Or, le principal des instruments dans lesquels est contenue
cette Parole de Dieu traditionnelle, que l'Église
447
professe toujours et définit quand il est nécessaire, est la
Liturgie. Mais la Liturgie, pour avoir droit à être considérée comme ce principal
instrument, doit être publiée par l'Église, et réunir certains caractères
que ne sauraient avoir des compositions récentes, qui n'ont eu d'autre résultat
que de rompre l'uniformité du témoignage que l'Église rendait à ses traditions.
Que penseriez-vous donc, Monseigneur, d'un magistrat qui, dans la décision
d'une cause, voudrait porter sa sentence, non sur le texte de la loi commune et
promulguée, mais d'après une loi qu'il eût composée lui-même, si parfaite
qu'elle fût? N'est-il pas évident qu'une telle sentence n'aurait pas de valeur?
Telle est cependant la situation d'un évêque particulier qui a rompu avec la
Liturgie universelle, s'il est appelé à rendre témoignage de la foi de son
église par la Liturgie. Un fait d'une telle évidence avait-il donc besoin d'une
si longue démonstration !
On doit encore ajouter, pour
mettre la question dans tout son jour, que les nouvelles liturgies ne manquent
pas , seulement d'autorité parce que le choix des versets bibliques, qui en
composent une grande partie, n'est pas garanti, dans sa valeur et ses
intentions, par le suffrage de l'Église; mais encore parce qu'elles contiennent
un nombre immense d'oraisons, hymnes, proses, légendes, toutes de compositions
humaines, pour lesquelles du moins, Monseigneur, vous ne pouvez pas invoquer le
texte des Écritures. D'où ces pièces tireront-elles donc leur autorité? Ce ne
peut être de l'Église catholique, puisqu'elles n'ont été composées que pour
remplacer celles dont usait et use encore l'Église catholique. Dans ce nombre,
il en est beaucoup qui ont été formulées par des hérétiques notoires; d'autres,
qui ont eu pour auteurs des hommes suspects dans la foi; d'autres enfin, des
hommes respectables, si l'on veut, mais incompétents. Si on demande maintenant
la garantie qui fait, de tout cet
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ensemble, une liturgie, on ne trouve qu'une autorité locale,
isolée et faillible. Non, jamais la question ne sortira de ces termes
incontestables ; la situation est mauvaise, elle a contre elle tous les
principes, elle ne peut être défendue qu'en admettant des maximes qui
anéantissent le Christianisme, en enseignant que la vertu de religion ne
produit que des actes intérieurs ; et le Catholicisme, en soutenant que
le principal instrument de la tradition de l'Église n'a pas une valeur
dogmatique. On ne saurait donc trop désirer que cette situation cesse, ni
demander à Dieu avec trop d'instance de la faire disparaître.
J'accepte en finissant,
Monseigneur, le jugement que vous prononcez à la fin du chapitre XVII° de votre
Examen, où vous dites ces paroles : « Vous aurez pu voir, mon Révérend
Père, que vos idées sur l'Ecriture sainte et sur l'Église, appartiennent à la
même théologie où vous avez puisé vos précédentes notions sur la foi, la vertu
de religion, la prière, la tradition et le culte divin. Elles se ressemblent
comme les enfants de la même famille, et ce n'est pas étonnant, puisqu'elles
ont le même père et le même auteur (1). »
Je passe sur la convenance du
langage; chacun en décidera; mais je demeure volontiers d'accord avec vous,
Monseigneur, que toutes ces idées et toutes ces notions sont puisées
à la même source; car ce sont des vérités de la théologie catholique. Quanta
leur père et à leur auteur, je ne leur en connais pas d'autre que
Dieu qui nous les donne par l'Église.
Dans la prochaine Lettre, j'aurai
à traiter de l'unité liturgique. Nous examinerons si c'est un si petit
inconvénient que de rompre cette unité, sous le prétexte, que vous
alléguez, Monseigneur, que les changements liturgiques n'intéressent TOUT AU PLUS que les règlements
449
généraux ou particuliers que l'Église a faits sur cette
matière (1).
Je parlerai aussi dans cette Lettre de l'hérésie antiliturgique;
c'est là que nous discuterons les fondements de l'imputation que vous me faites
sérieusement d'avoir accusé d'hérésie tous les évêques de France et
jusqu'aux Pontifes romains eux-mêmes.
Il me sera facile de faire voir
que, sur ce point, comme sur les autres, je ne suis point allé au-delà des
principes reçus, et que lorsque j'ai parlé d'hérésie à propos de
changements liturgiques, je suis resté beaucoup en deçà de saint Yves de
Chartres, l'une des plus grandes gloires de l'Église gallicane, lorsqu'il
disait à un puissant archevêque : « Vous élevez ouvertement la tête contre le
Siège apostolique quand vous détruisez, autant qu'il est en vous, ce que ce
Siège a édifié; marcher à rencontre de ses jugements et de ses constitutions,
c'est encourir véritablement la note d'hérétique perversité ; car il est écrit
: Il constate que celui-là est hérétique, qui n'est pas d'accord avec l'Église
romaine (2). »
Veuillez agréer, Monseigneur, le
profond respect avec lequel je suis,
de Votre Grandeur,
Le très humble
et très obéissant serviteur,
Fr. Prosper
GUÉRANGER,
Abbé de
Solesmes.