LE XIII AOUT. SAINTE RADEGONDE, REINE DE
FRANCE.
Jamais butin n'égala celui que
l'expédition de Thuringe valut, vers l'an 53o, aux fils de Clovis. Recevez
cette bénédiction des dépouilles de
l'ennemi (1), pouvaient-ils dire en présentant aux Francs l'orpheline
recueillie à la cour du prince fratricide qu'ils venaient de châtier. Radegonde
voyait Dieu se hâter de mûrir son âme. Après la mort tragique des siens, était
venue pour son pays l'heure de la ruine; longtemps après, la mémoire en restait
toute vive au cœur de l'enfant d'alors, suscitant chez la reine et la sainte
des retours d'exilée que l'amour seul du Christ-roi pouvait dompter: « J'ai vu
les morts couvrir la plaine, et l'incendie ravager les palais ; j'ai vu les
femmes, l'œil sec d'effroi, mener le deuil de la Thuringe tombée; moi seule ai
survécu pour pleurer pour tous (2) ».
Près des rois francs, dont la
licence sauvage rappelait trop celle de ses pères, la captive rencontra
cependant le christianisme qu'elle ne connaissait point encore. La foi eut pour
cette âme que la souffrance avait creusée de quoi remplir ses abîmes. En la
donnant à Dieu, le baptême
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consacra sans les briser les élans
de sa fière nature. Affamée du Christ (1), elle eût voulu aller à lui
par le martyre, elle le cherchait sur la croix de tous les renoncements, elle
le trouvait dans ses membres souffrants et pauvres; du visage des lépreux, qui
était pour elle la face défigurée de son Sauveur, elle s'élevait à l'ardente
contemplation de l'Epoux triomphant dont la face glorieuse illumine l'assemblée
des Saints.
Quelle répulsion quand, lui
offrant les honneurs de reine, le destructeur de sa patrie prétendit partager
avec Dieu la possession d'un cœur que le ciel seul avait pu consoler et combler
! La fuite d'abord, le refus de plier ses mœurs aux convenances d'une cour où
tout heurtait pour elle aspirations et souvenirs, l'empressement à briser au
premier jour des liens que la violence avait seule noués, montrèrent bien si
l'épreuve avait eu d'autre effet, comme dit sa Vie, que de tendre son âme
(2) toujours plus à l'objet de son unique amour.
Cependant, près du tombeau de
Martin, une autre reine, la mère du royaume très chrétien, Clotilde allait
mourir. Malheur aux temps où les personnages de la droite du Très-Haut,
disparaissant, ne sont pas remplacés sur la terre, où le Psalmiste s'écrie dans
son juste effroi : Sauvez-moi, à Dieu, parce qu'il n'y a plus de Saint (3)
! Car si au ciel les élus prient toujours, ils ne fournissent plus dans leur
chair le supplément qui manque aux souffrances du Seigneur pour son corps qui
est l'Eglise (4). La tâche commencée au baptistère de Reims n'était pas
achevée ; l'Evangile,
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qui régnait par la foi sur notre
nation, était loin d'avoir encore assoupli
ses mœurs. A la prière suprême de celle
qu'il nous avait donnée pour mère, le Christ qui aime les Francs ne refusa
point la consolation de savoir qu'elle
allait se survivre; Radegonde, délivrée
juste à temps pour ne point laisser vaquer l'œuvre laborieuse de former à
l'Eglise sa fille aînée, reprenait avec Dieu dans la solitude la lutte de
prière et d'expiation commencée par la veuve de Clovis.
La joie d'avoir rompu un
joug odieux rendit le pardon facile à sa grande âme (1) ; dans son
monastère de Poitiers, elle manifesta
pour ces rois qu'elle tenait à distance un dévouement qui ne devait plus leur
faire un seul jour défaut. C'est qu'à
leur sort était lié celui de la France, cette patrie de sa vie
surnaturelle où l'Homme-Dieu s'était révélé à son cœur, et qu'à ce titre elle aimait d'une partie de l'amour
qu'elle portait au ciel, l'éternelle
patrie. La paix, la prospérité de cette terre natale de son âme
occupaient jour et nuit sa pensée.
Survenait-il quelque amertume entre les princes, disent les récits
contemporains, on la voyait trembler de tous ses membres a
la seule crainte des dangers du pays.
Elle écrivait selon leurs dispositions diverses à tous et chacun des rois, les adjurant
de songer au salut de la nation ; à ses démarches pour écarter la guerre
elle intéressait les principaux leudes.
Elle imposait à sa communauté des veilles
assidues, l'exhortant avec larmes à prier sans trêve ; quant à elle-même, les tourments qu'elle s'infligeait dans ce but sont inexprimables (2).
L'unique victoire ambitionnée de Radegonde
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était donc la paix entre les rois de la terre ; quand elle
l'avait remportée dans sa lutte avec le Roi du ciel, son allégresse redoublait
au service du Seigneur (1), et la tendresse qu'elle ressentait pour ses
auxiliaires dévouées, les moniales de Sainte-Croix, trouvait à peine
d'expression suffisante : « Vous les filles de mon choix, répétait-elle, mes
yeux, ma vie, mon doux repos, ma félicité, vivez avec moi de telle sorte en ce
siècle, que nous nous retrouvions dans le bonheur de l'autre (2). » Mais
combien cet amour lui était rendu !
« Par le Dieu du ciel, c'est la
vérité que tout en elle reflétait la splendeur de l'âme (3). » Cri spontané et
plein de grâce de sa fille Baudonivie, auquel fait
écho la voix plus grave de l'évêque historien, Grégoire de Tours, attestant la
permanence jusque dans le trépas de la surnaturelle beauté de la sainte (4) ;
éclat d'en haut qui purifiait autant qu'il retenait les cœurs, qui fixait
l'inconstance voyageuse de l'italien Venance Fortunat
(5) appelait sur son propre front l'auréole des Saints avec l'onction des
Pontifes, et lui inspirait ses plus beaux chants.
Comment n'eût-elle pas réfléchi
la lumière de Dieu, celle qui, tournée vers lui dans une contemplation
ininterrompue, redoublait de désirs à mesure que la fin de l'exil approchait ?
Ni les reliques des Saints, qu'elle avait tant recherchées parce qu'elles lui
parlaient de la vraie patrie (6), ni son plus cher trésor, la Croix du
Seigneur, ne lui suffisaient plus: c'était le Seigneur même qu'elle eût voulu
ravir au trône de sa majesté, pour le faire habiter visiblement ici-bas (7).
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Faisait-elle diversion à ses
soupirs sans fin, c'était pour exciter dans les autres les mêmes aspirations,
le même besoin du rayon céleste. Elle exhortait ses filles à ne rien négliger
des divines connaissances, leur expliquant avec sa science profonde et son
amour de mère les difficultés des Ecritures. Comme elle multipliait dans le
même but pour la communauté les lectures saintes : « Si vous ne comprenez pas,
disait-elle, interrogez ; que craignez-vous de chercher la lumière de vos âmes (1)
? » Puis, insistant : « Moissonnez, moissonnez le froment du Seigneur ; car , je vous le dis en vérité , vous n'aurez plus longtemps
à le faire : moissonnez , car l'heure approche où vous voudrez rappeler à vous
ces jours qui vous sont donnés présentement, et vos regrets ne les ramèneront pas
(2). »
Et la pieuse narratrice à qui
nous devons ces détails d'une intimité si vivante et si suave, poursuit en
effet : « Il est venu trop tôt ce temps dont notre indolence d'alors écoutait
si tièdement l'annonce. L'oracle s'est réalisé pour nous, qui dit : Je vous
enverrai la famine sur la terre, famine non du pain ni de l'eau, mais de la
divine parole (3). Car bien qu'on nous lise encore ses conférences
d'autrefois, elle s'est tue cette voix qui ne cessait pas, elles sont fermées
ces lèvres toujours prêtes aux sages conseils, aux douces effusions. Quelle
expression, quels traits, ô Dieu très bon, quelle attitude vous lui aviez
donnés! Non, personne ne pourra jamais le décrire. Vrai supplice, que ce
souvenir ! Cet enseignement, cette grâce, ce visage, ce maintien, cette
science,
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cette piété, cette bonté, cette douceur, où les chercher maintenant (1) ? »
Douleur touchante, toute à
l'honneur des enfants et de la mère, mais qui ne pouvait retarder pour celle-ci
la récompense. Le matin des ides d'août de l'année 587, au milieu des
lamentations qui s'élevaient de Sainte-Croix, un ange avait été entendu, disant
à d'autres dans les hauteurs : « Laissez-la encore, car les pleurs de ses
filles sont montés jusqu'à Dieu. » Mais ceux qui portaient Radegonde avaient
répondu : « Il est trop tard, elle est déjà en paradis (2). »
Lisons le récit liturgique qui va
compléter ces lignes.
Radegonde était fille de Berthaire, roi des Thuringiens. A dix ans, elle fut emmenée
captive par les Francs dont les rois se la disputèrent pour son insigne et
royale beauté. Le sort la donna à Clotaire de Soissons qui confia son éducation
à d'excellents maîtres. Plus que toutes sciences l'enfant reçut avidement les
notions de la foi chrétienne, et abjurant le culte des fausses divinités
qu'elle avait reçu de ses pères, elle résolut d'observer non seulement les
préceptes de l'Evangile, mais aussi ses conseils. Lorsqu'elle eut grandi,
Clotaire, dont c'était depuis longtemps l'intention, la voulut pour épouse.
Malgré son refus, malgré ses tentatives de fuite, elle fut donc aux
applaudissements de tous proclamée reine. Elevée aux honneurs du trône, la
dignité royale dut se plier à ses charités, à ses continuelles oraisons, à ses
veilles fréquentes, à ses jeûnes, à ses autres macérations, si bien que, par
dérision pour une telle piété,les courtisans disaient
d'elle que c'était, non une reine, mais une nonne que le roi avait épousée.
Les dures épreuves, les
chagrins de plus d'une sorte que lui infligeait le prince, firent briller
grandement sa patience. Mais ayant un jour appris que son frère germain venait
d'être par ordre de Clotaire injustement mis à mort, elle quitta aussitôt la
cour, du consentement du roi lui-même, et se rendant auprès du bienheureux
évêque Médard, elle le supplia instamment de la consacrer au Seigneur. Or les
grands s'opposaient vivement à ce que le pontife donnât le voile à celle que le
roi s'était solennellement unie. Elle donc aussitôt
pénétrant dans la sacristie, se revêt elle-même du vêtement monastique, et de
là se rendant à l'autel interpelle ainsi l'évêque : « Si vous différez de me consacrer,
craignant plus un homme que Dieu, il y aura quelqu'un pour vous demander compte
de mon âme. « Médard, ému de ces paroles, mit le voile sacré sur la tête de la
reine, et par l'imposition de la main la consacra diaconnesse.
Elle alla ensuite à Poitiers, où elle fonda un monastère de vierges qui fut
plus tard appelé de Sainte-Croix. L'éclat de ses vertus éminentes y attira,
pour embrasser la vie de la sainte religion, des vierges presque innombrables.
A cause des témoignages singuliers de la divine grâce qui était en elle, le
désir de toutes la mettait à la tête ; mais elle aimait mieux servir que
commander.
Bien que la multitude de ses
miracles, eût répandu au loin sa renommée, cependant oublieuse de la première
dignité, elle ambitionnait les plus vils et les plus abjects offices. Le soin
des malades , des pauvres, des lépreux surtout, faisait
ses principales délices; souvent ils étaient miraculeusement guéris par elle.
Telle était sa piété envers le divin sacrifice de l'autel, qu'elle faisait de
ses mains les pains à consacrer, et en fournissait diverses églises. Mais si
parmi les délices royales elle s'était toute adonnée à mortifier sa chair, si
dès son adolescence elle avait brûlé du désir du martyre : maintenant qu'elle
menait la vie monastique, de quelles rigueurs ne devait-elle pas affliger son
corps? Ceignant ses reins de chaînes de fer, elle allait jusqu'à poser ses
membres sur des charbons ardents pour les mieux tourmenter, à fixer
intrépidement sur sa chair des lames incandescentes, pour qu'ainsi cette chair
elle-même fût à sa manière embrasée par l'amour du Christ. Clotaire ayant
résolu de la reprendre et de l'enlever à son cloître, étant même déjà en marche
pour venir à Sainte-Croix, elle sut si bien l'en détourner par des lettres
adressées à saint Germain évêque de Paris, que le prince, prosterné aux pieds
du saint prélat, le supplia d'implorer de la pieuse reine pardon pour son roi
et son époux.
Elle enrichit son monastère
de reliques saintes apportées de divers pays. Ayant même envoyé dans ce but des
clercs à l'empereur Justin, elle en obtint une partie insigne du bois de la Croix
du Seigneur, qui fut reçue en grande solennité par la ville de Poitiers, le
clergé et le peuple entier tressaillant d'allégresse. On chanta en cette
occasion les hymnes composées à la louange de la Croix auguste par Venance Fortunat, qui fut depuis évêque, et jouissait alors
de l'intimité sainte de Radegonde, dont il administrait le monastère. Enfin la
très sainte reine étant mûre pour le ciel, peu de jours avant qu'elle ne sortit
de cette vie, le Seigneur daigna lui apparaître sous les traits d'un jeune
homme éclatant de beauté, et elle mérita d'entendre de sa bouche ces mots : «
Pourquoi ce désir insatiable de jouir ? pourquoi te
répandre en tant de gémissements et de larmes? pourquoi
ces supplications répétées à mes autels? pourquoi sous
tant de travaux briser ton pauvre corps ? quand je te
suis uni toujours! Ma noble perle, sache qu'entre les pierres sans prix du
diadème de ma tête tu es une des premières. » L'année donc 587, elle exhala son
âme très pure dans le sein du céleste Epoux qu'elle avait uniquement aimé. Elle
fut ensevelie, selon son désir, dans la basilique de la bienheureuse Marie par
saint Grégoire de Tours.
L'exil a pris fin ; l'éternelle
possession succède au désir; le ciel entier resplendit des feux de la pierre
précieuse qui vient d'enrichir le diadème de l'Epoux. O Radegonde, la Sagesse de
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Dieu, qui récompense vos travaux à cette heure, vous a
conduite par des voies admirables (1). Votre héritage devenu, selon
l'expression du prophète, comme le lion de la forêt semant autour de vous la
mort (2), votre captivité bientôt loin du sol natal : qu'était-ce que les
moyens de l'amour vous retirant des cavernes des lions, des retraites des
léopards (3), où les faux dieux avaient retenu vos premiers ans? L'épreuve
devait vous suivre aussi sur la terre étrangère; mais la lumière d'en haut,
révélée à votre âme, l'avait stabilisée. En vain un roi puissant voulut vous
faire partager avec lui son trône ; vous fûtes reine, mais pour le Christ dont
la bonté daignait confier à votre maternité ce royaume de France qui est à lui avant d'être à nul prince. Pour lui vous l'avez aimée,
cette terre devenue vôtre par le droit de l'Epouse à qui le sceptre de l'Epoux
appartient; pour lui cette nation, sur laquelle vous présagiez ses desseins
glorieux, a eu sans compter vos travaux, vos indicibles macérations, vos
prières et vos larmes.
O vous qui, comme le Christ est
toujours notre Roi, restez aussi toujours notre Reine, ramenez à lui le cœur
des Francs que de néfastes errements ont découronné de leur gloire, en faisant
que leur glaive ne soit plus celui du soldat de Dieu. Gardez entre toutes votre ville de Poitiers, qui vous honore d'un culte
si spécial en la compagnie de son grand Hilaire. Bénissez vos filles de
Sainte-Croix, toujours fidèles à vos grands souvenirs, toujours prouvant la
puissance de la tige féconde (4)
qui, par delà tant de siècles
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et de ruines, n'a point cessé de
produire ses fleurs et ses fruits. Montrez-nous à chercher le Seigneur, à le
rencontrer dans son Sacrement, dans les reliques de ses Saints, dans ses membres
souffrants sur terre ; que tout chrétien apprenne de vous à aimer.
Non loin du tombeau de Laurent,
au côté opposé de la voie Tiburtine, la tombe d'Hippolyte
était elle-même un des sanctuaires les plus aimés de la piété des siècles du
triomphe. Prudence décrit les magnificences de sa crypte, l'immense concours
qu'y attirait chaque année sa fête au jour des ides d'août (1). Quel fut le
saint ? quels son rang et sa vie ? quels
faits convient-il d'ajouter à son histoire, en plus de celui d'avoir donné son
sang au Seigneur Christ ? toutes questions devenues,
en nos temps plus modernes, l'objet de nombreux et doctes travaux. Il fut
martyr, et cette noblesse suffit pour nous à sa gloire. Honorons-le donc, avec
l'autre athlète du Seigneur, Cassien d'Imola, que l'Eglise
propose en même temps à nos hommages. Hippolyte fut traîné par des chevaux
indomptés qui brisèrent son corps à travers les rochers et les ronces ; Cassien, qui tenait une école, fut livré par le juge aux
enfants dont il était le maître, et il mourut sous les mille coups de leurs
poinçons : le prince des poètes chrétiens a chanté, comme pour Hippolyte, ses
combats et sa tombe (2).
ORAISON.
Faites , nous vous en prions, Dieu tout-puissant, que la vénérable
solennité de vos bienheureux Martyrs Hippolyte et Cassien
augmente en nous, avec la dévotion, les fruits du salut. Par Jésus-Christ.