LE Ier AOUT. SAINT PIERRE ÈS LIENS.
Faisant un dieu de l'homme qui
l'avait asservie, Rome consacra le mois d'août à la mémoire de César Auguste.
Quand le Christ l'eut délivrée, elle plaça comme monument de sa liberté
reconquise, en tête du même mois, la fête des chaînes que Pierre vicaire du
Christ avait portées pour rompre les siennes. Divine Sagesse, qui régnez sur ce mois plus légitimement que le fils adoptif de
César, vous ne pouviez inaugurer plus authentiquement votre empire. Force et
douceur réunies sont l'attribut de vos oeuvres (1), et c'est dans la faiblesse
de vos élus que vous triomphez des puissants (2). Vous-même, pour nous donner
la vie, aviez absorbé la mort ; pour affranchir la terre à
lui confiée, Simon fils de Jean est devenu captif. Hérode d'abord, Néron plus
tard, ont fait connaître à quel prix était la promesse qu'il reçut autrefois de
lier et de délier ici-bas comme aux cieux (3) : il devait en retour porter
l'amour du Pasteur suprême jusqu'à se laisser comme lui (4) charger de liens pour
le troupeau et conduire où il ne voulait pas (5).
Chaînes glorieuses, qui ne ferez
jamais trembler non plus les successeurs de Pierre, vous serez en face des Hérodes, des Nérons, des
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Césars de tous les temps, la garantie de la liberté des
âmes. Aussi de quelle vénération, dès les âges les plus reculés, le peuple
chrétien vous honore ! On peut dire en
toute vérité de la fête présente qu'elle se perd dans la nuit des siècles.
Selon d'antiques monuments (1), c'est à
Pierre môme que remonterait la consécration première à
cette date du sanctuaire qui rassemble en ce jour d'émancipation, sur la
plus haute des sept collines, les citoyens
de la Ville éternelle. L'appellation de Titre
d'Eudoxie, sous laquelle la vénérable église est souvent dénommée,
proviendrait des restaurations dont elle
fut l'objet à l'occasion des événements
rappelés dans les Leçons
de la fête. Quant aux liens sacrés
devenus son trésor, la plus
ancienne mention qu'on nous ait
conservée du culte qui leur fut rendu, remonte aux premières années du second siècle. Balbina,
fille du tribun Quirinus préposé à la
garde des prisons, s'était vue guérie au contact des chaînes du saint Pape
Alexandre; elle ne se rassasiait pas de baiser les liens qui l'avaient délivrée
: « Cherche les fers du bienheureux Pierre, et baise-les plutôt que ceux-ci, lui dit le Pontife; Balbina donc, ayant heureusement trouvé les fers
apostoliques, reporta sur eux ses démonstrations pieuses, et les remit peu
après à la noble Théodora sœur d'Hermès (2).
Les anneaux qui avaient enserré les bras du
Docteur des nations sans pouvoir lier la
parole de Dieu (3), furent aussi recueillis plus chèrement que les pierreries et l'or après
son martyre. D'Antioche de Syrie, Jean Chrysostome portant une envie
sainte aux rivages qu'enrichissent ces
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trophées d'une captivité
triomphante, s'écriait dans un transport sublime : « Quoi de plus magnifique
que ces chaînes ? Prisonnier pour le Christ est un nom plus beau que celui
d'apôtre, d'évangéliste ou de docteur. Etre lié pour le Christ vaut mieux que
d'habiter les cieux ; siéger sur les douze trônes (1) est un moindre honneur.
Si quelqu'un aime, il me comprend ; mais qui comme le très saint chœur des
Apôtres pénétra ces choses ? Pour moi, si l'on m'offrait à choisir ou ces fers,
ou le ciel tout entier, je n'hésiterais pas; car c'est en eux qu'est le
bonheur. Je voudrais présentement me trouver dans les lieux où l'on dit que
sont encore gardés les liens de ces hommes admirables. S'il m'était donné
d'être libre des soucis de cette église, d'avoir quelque santé, je ne balancerais
pas à entreprendre ce voyage pour voir seulement la chaîne de Paul. Si l'on me
disait : Qu'aimes-tu mieux être, ou l'Ange qui délivra Pierre, ou Pierre
enchaîné ? j'aimerais mieux être Pierre, à cause de ses liens (2). »
Toujours vénérée dans l'auguste
basilique qui couvre sa tombe, la chaîne de Paul n'est point devenue pourtant
comme celles de Pierre l'objet d'une fête spéciale en l'Eglise. Cette
distinction était due à la prééminence de celui qui «reçut seul les
Clefs du Royaume des cieux pour les communiquer aux autres (3)», qui seul
continue par ses successeurs de lier et de délier souverainement dans l'étendue
des mondes. Le recueil des lettres de saint Grégoire le Grand atteste combien,
au VI° siècle, était universellement répandu le culte des saintes chaînes,
dont
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quelques parcelles de limure,
enfermées dans des clefs d'argent ou d'or, étaient le plus riche présent que
les Souverains Pontifes eussent coutume d'offrir aux églises insignes et aux
princes qu'ils voulaient honorer. Constantinople, à une époque assez indécise,
fut elle aussi dotée de quelque portion de ces précieux liens; elle en fixa la
fête au 16 janvier, exaltant à cette occasion dans l'Apôtre Pierre
l'occupant du premier Siège, le fondement de la foi, la base inébranlable des
dogmes (1).
Voici la Légende de la
fête au Bréviaire Romain.
Au temps de l'empire de
Théodose le jeune, Eudoxie son épouse vint à Jérusalem pour accomplir un vœu ;
elle y fut comblée de nombreux présents, dont le principal consistait en une
chaîne de fer ornée d'or et de pierreries, qu'on assurait être celle dont
l'Apôtre Pierre avait été lié par Hérode. L'impératrice, l'ayant pieusement
vénérée, l'envoya ensuite à Rome à sa fille Eudoxie qui l'apporta au Souverain
Pontife; celui-ci à son tour lui montra une autre chaîne dont le même Apôtre
avait été chargé sous Néron.
Comme donc le Pontife
comparait la chaîne romaine avec celle qu'on avait apportée de Jérusalem, il
arriva qu'elles se joignirent entre elles de telle sorte qu'elles parurent, non
pas deux, mais une seule chaîne faite par le même ouvrier. Ce miracle fut pour
ces liens sacrés le point de départ des plus grands honneurs; sous le nom de Saint-Pierre-ès-liens du titre d'Eudoxie, on fit sur
l'Esquilin la dédicace d'une église dont la fête anniversaire fut établie aux
calendes d'août.
De ce moment les solennités
profanes des Gentils que l'on continuait de célébrera ce jour, cédèrent devant
l'hommage rendu aux chaînes de Pierre. Le contact de ces chaînes guérissait les
malades et chassait les démons. Ainsi arriva-t-il que, l'an du salut neuf cent
soixante-neuf, un certain comte, familier de l'empereur Othon, possédé par
l'esprit immonde, se déchirait de ses propres dents ; conduit par ordre de
l'empereur au Pontife Jean, à peine la chaîne sacrée eut-elle touché son cou,
que le malin esprit s'échappant le laissa délivré. En suite de quoi, la
dévotion des saints liens se répandit dans Rome.
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« Mets tes pieds dans les
fers de la Sagesse, et ton cou dans ses chaînes,disait
prophétiquement l'Esprit sous l'ancienne alliance ; ne te lasse point de ses
liens : car à la fin elle te sera repos et joie, et ses entraves seront pour
toi une protection puissante, et ses colliers un glorieux ornementât ses liens
le salut (1). » Et la Sagesse incarnée vous appliquant l'oracle elle-même, ô
Prince des Apôtres, annonçait qu'en témoignage de votre amour, un jour
viendrait où vous connaîtriez en effet la contrainte et les liens (2).
L'épreuve, ô Pierre, a été convaincante pour cette Sagesse éternelle qui
proportionne ses exigences à la mesure de son propre amour (3). Mais vous aussi
l'avez trouvée fidèle : aux jours du redoutable combat où elle voulut montrer
sa puissance en votre faiblesse, elle ne vous abandonna point dans les fers (4)
; c'ost dans ses bras que vous dormiez d'un sommeil si calme en la prison
d'Hérode (5); descendue avec vous dans la fosse de Néron (6), elle vous y tint
fidèle compagnie jusqu'à l'heure où, soumettant à l'opprimé les persécuteurs
mêmes, elle mit le sceptre en vos mains et sur votre front la triple couronne.
Du trône où vous siégez avec l’Homme-Dieu dans les cieux (7) comme vous l'avez suivi
ici-bas dans l'épreuve et l'angoisse (8), déliez nos liens qui n'ont rien,
hélas ! de la gloire des vôtres: brisez ces fers du
péché qui nous rivent à Satan, ces attaches de toutes les passions qui nous
empêchent de prendra vers Dieu notre essor. Le
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monde, plus que jamais esclave dans
l'engouement de ses fausses libertés qui lui font oublier la seule vraie, a
plus besoin d'affranchissement qu'au temps des Césars païens : vous qui seul
pouvez l'être, une fois de plus soyez son libérateur. Que Rome surtout, tombée
plus bas parce qu'elle a été précipitée de plus haut, éprouve à nouveau la
vertu d'émancipation qui réside en vos chaînes; elles sont devenues pour ses
fidèles un signe de ralliement dans les dernières épreuves (1) ; vérifiez la
parole qui fut dite par ses poètes autrefois, qu'« entourée de ces liens elle
serait toujours libre (2)».
Aout
resplendit des feux de la plus brillante des constellations qui soit au Cycle
sacré. Déjà au sixième siècle, le deuxième concile de Tours observait que les
fêtes des Saints remplissaient sa durée (3). Mes délices sont d'être avec
les enfants des hommes (4) disait la Sagesse ; il semble que dans le mois
où retentissent ses enseignements, elle ait mis sa gloire à s'entourer des
hommes bienheureux (5) qui, marchant avec elle par le milieu des sentiers de la
justice (6), ont trouvé en la trouvant elle-même la vie et le salut qui vient
du Seigneur (7). Noble cour, présidée par la Reine de toute grâce dont le
triomphe, consacrant le milieu de ce mois, appelait sur lui les prédilections
de cette Sagesse du Père qui ne s'est plus séparée de Marie depuis qu'elle en a
fait son trône.
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Quelle effusion des divines
faveurs l'opulence des jours que nous allons traverser promet à nos âmes !
Jamais les greniers du Père de famille ne s'enrichirent plus qu'en ce temps de
maturité pour les moissons de la terre et pour celle des cieux.
Tandis qu'ici-bas l'Eglise,
inaugurant ces jours bénis, se pare de la chaîne de Pierre comme de son joyau
le plus précieux, pour la troisième fois le septénaire brille au ciel. Dans
l'arène sanglante, les sept Frères Machabées ont précédé
les fils de Symphorose et de Félicité ; ils ont suivi
la Sagesse avant qu'elle eût manifesté dans la chair ses attraits divins. La
cause sacrée dont ils furent les athlètes, leur force d'âme dans les tourments,
leurs sublimes réponses aux bourreaux, offrirent à tel point le type reproduit
depuis par tous les Martyrs, qu'on vit les Pères, aux premiers siècles de
l'Eglise chrétienne, revendiquer pour elle tout d'une voix ces héros de la
synagogue qui n'avaient puisé leur courage que dans la foi au Christ attendu.
Seuls aussi, de tous les saints personnages de l'ancienne alliance, ils
trouvèrent place pour cette raison au Cycle chrétien ; tous les martyrologes,
les fastes de l'Orient comme de l'Occident, attestent l'universalité de leur
culte; et telle est son antiquité que, dans la basilique Eudoxienne qui garde
également à Rome leurs restes précieux, elle le dispute à l'antiquité même du
culte rendu aux liens sacrés du Prince des Apôtres.
Au temps où dans l'espoir
d'une résurrection meilleure (1), ils refusaient sous l'assaut des
tourments de racheter leur vie, d'autres héros du même sang, s'inspirant
d'une même foi, couraient aux
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armes et délivraient leur pays
d'une crise terrible. Plusieurs enfants d'Israël, oublieux des traditions de
leur peuple, avaient ambitionné pour lui les mœurs des nations étrangères ; et
le Seigneur, pour châtiment, avait laissé peser de tout son poids sur la Judée
le joug de législation profane qu'elle avait commis la faute de se laisser
imposer (1). Mais lorsque le roi d'alors, Antiochus,
exploitant la trahison de quelques-uns, l'insouciance du grand nombre,
prétendit par ses ordonnances éliminer la divine loi qui seule donne à l'homme
autorité sur l'homme, Israël, réveillé soudain, opposa au tyran la réaction
simultanée de la révolte et du martyre. Judas Machabée,
en d'immortels combats, revendiquait pour Dieu la terre de son héritage (2) ;
tandis que parla vertu de leur généreuse confession, les sept Frères, émules de
sa gloire, sauvaient eux aussi la loi, comme dit l'Ecriture, de
l'asservissement des nations et des rois (3). Bientôt demandant grâce sous
la main du Seigneur Dieu sans pouvoir l'obtenir (4), Antiochus
mourait dévoré des vers comme plus tard devaient aussi mourir le premier
persécuteur des chrétiens et le dernier, Hérode Agrippa et Galère Maximien.
L'Esprit-Saint,
qui se réservait de transmettre lui-même à la postérité les Actes du protomartyr de la loi nouvelle, n'a point fait autrement
pour la passion des glorieux précurseurs d'Etienne aux siècles de l'attente. Au
reste, c'était bien lui déjà qui, comme sous la loi d'amour (5), inspirait
paroles aussi bien que courage aux vaillants frères, à cette mère plus
admirable encore qui, devant ses sept
fils livrés l'un après l'autre à d'effroyables
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tortures, ne trouvait pour
chacun d'eux que des exhortations
brûlantes à mourir.
Entourée de leurs corps affreusement mutilés, elle se riait du tyran
dont la fausse pitié voulait du moins qu'elle persuadât au plus jeune de sauver
sa vie ; elle se penchait sur ce dernier survivant laissé encore à sa
tendresse, et lui disait : « Mon fils, aie pitié de moi qui t'ai porté neuf
mois dans mon sein, qui t'ai nourri
trois ans de mon lait et élevé jusqu'à cet âge. Je t'en prie, mon enfant :
regarde le ciel et la terre et tout ce qu'ils renferment ; comprends que tout
cela, Dieu l'a fait de rien aussi bien que les hommes. Ne crains donc pas ce
bourreau ; sois digne de tes frères, reçois comme eux la mort, afin que je te retrouve avec eux par la divine bonté qui doit me les rendre. » Et
l'intrépide enfant courait dans son innocence au-devant des supplices;
et l'incomparable mère suivait ses fils (1).
ORAISON.
Que la couronne fraternelle
de vos Martyrs, Seigneur, soit pour nous une cause d'allégresse, en procurant à
notre foi l'accroissement des vertus et nous soutenant de leur multiple
suffrage. Par Jésus-Christ.