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LETTRE CDIV. BOSSUET A SON NEVEU. A Paris, ce 21 décembre 1698.

 

J'ai reçu votre lettre du 2 par la voie ordinaire, et aujourd'hui, à neuf heures du matin, celle du 10, par le courrier particulier de Florence. J'ai conféré sur votre lettre avec M. de Paris, qui va couchera Versailles. Il y rendra bon compte, et dira comment malgré toutes les bonnes dispositions, on a à craindre des délais et des embrouillements dans l'affaire ; que M. le cardinal de Bouillon en est la seule cause ; qu'il se sert pour cela de longs discours qui consument les congrégations sans conclure, et de la distinction des deux sens pour embrouiller la matière ; que sans cela nous aurions une décision à la fin de ce mois; que vous vous étiez cru obligé d'en avertir, à cause du grand péril où l'âge du Pape met cette affaire ; qu'il est également à craindre que de bons cardinaux ne viennent à mourir; qu'eux-mêmes ne cachent pas la cause de ces délais; que vous prenez toutes les mesures possibles ; mais que les grands remèdes venant d'ici, vous ne pouvez vous empêcher de nous donner avis de ce qui se passe. Nous proposerons au roi d'écrire au Pape, de faire passer sa lettre par le nonce, et de la tourner de manière qu'elle fasse sentir à M. le cardinal de Bouillon qu'on est averti de ses démarches, et que s'il affecte encore d'allonger, on prendra de bonnes mesures contre lui.

Je pars demain pour Meaux, d'où je reviendrai aussitôt après les fêtes. Je laisse ordre de satisfaire le courrier, qui s'en retournera doucement, et vous portera quelques exemplaires de la dissertation du P. Alexandre, qui par parenthèse est toute pleine de mes livres. Voilà tout ce que je puis vous dire.

M. de Salviati, que j'ai vu et remercié ce matin, m'a répété deux ou trois fois qu'il croyait que ce courrier apportait quelque nouvelle importante, ou même la décision. Nous saurons au retour de M. de Paris, comment le roi aura pris cet envoi. Pour

 

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moi, je suis toujours bien aise d'être averti, et cela ne peut être que très-bon; mais vous devez prendre garde aux courriers extraordinaires non-seulement par rapport à la dépense, mais par rapport à vous, sur qui seul la chose roule. Le P. Roslet sait bien dire que c'est vous qui l'avez voulu envoyer.

Nous nous sommes cherchés plusieurs fois M. de Monaco et moi ; enfin je l'ai vu ce matin, et je juge par la manière dont il m'a parlé que nous devons attendre de lui toute sorte de confiance. Je n'ai pas manqué de lui dire que vous rendiez à M. le cardinal de Bouillon tous les devoirs qu'exige sa place ; mais que c'était de son côté seul que venait le retardement et l'embrouillement de cette affaire, sans quoi elle serait achevée dans ce mois, sauf l'expédition de la bulle.

L'ut sonat et l’ut jacet exprimé dans la bulle, ne vaudrait rien, parce que ce serait ouvrir une porte aux évasions par des explications.

Le cardinal Casanate serait un digne Pape. M. Feydé est ici bien servi, aussi bien que M. Poussin. M. de Monaco m'a confirmé qu'on le pressait fort de partir avant la fin de l'année; mais qu'il tâcherait de gagner le commencement de l'autre. Il m'a promis de m'avertir de sa marche. Je me déterminerai suivant les circonstances, à revenir ici aussitôt après les fêtes, sinon au plus tard après le jour de l'an.

Malgré ce que je vous mande sur les courriers extraordinaires, qui en effet sont à ménager à cause que tout le monde ne sent pas également la nécessité où nous sommes d'être avertis de bonne heure, quand ce ne serait que de quelques moments de plus, n'hésitez point dans les occasions importantes, lorsqu'il s'agira d'apporter quelque prompt remède au mal qu'on aurait à craindre.

Le paquet a été rendu à M. de Noirmoustier, sans dire comment il était venu. J'ai fait voir à M. de Paris la lettre de Monseigneur Giori, qui est un homme admirable. Sa lettre est très-consolante pour nous.

J'ai montré à M. l'abbé Régnier la lettre de M. l'abbé de Gondi. Nous sommes un peu embarrassés pour faire imprimer la

 

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version italienne des Remarques : Anisson qui n'en voit ici aucun débit, n'y veut pas entrer. Si un libraire de Florence s'en voulait charger, il trouverait là de bons correcteurs. M. l'abbé Régnier assure qu'il a fait un nouvel effort pour les Remarques; que son toscan n'a jamais été plus fin ni plus pur. Je salue le P. Roslet, et de bon cœur M. Phelippeaux.

 

LETTRE CDV. M. DE NOA1LLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS, A L'ABBÉ BOSSUET. 22 décembre 1698.

 

Je comptais n'avoir à répondre, Monsieur, qu'à votre lettre du 2; mais je reçus hier celle du 10, qui me surprit et m'affligea par les nouveaux obstacles que vous me mandez que le cardinal de Bouillon met à la conclusion de l'affaire. J'arrive de Versailles, où j'ai rendu bon compte de vos lettres : on en écrira de très-fortes pour lui faire comprendre, s'il est possible, le tort qu'il a d'en user ainsi. Allez toujours votre chemin; pressez tant que vous pourrez, et comptez que nous vous soutiendrons en ce pays de toutes nos forces. Il faut s'armer de patience et de bon courage : pourvu que Dieu nous conserve le Pape, il faudra bien que l'affaire finisse, malgré tous les efforts de la cabale. Elle peut chicaner, mais elle ne peut résister toujours à la vérité. Ménagez tous nos amis, soutenez-les dans leurs bonnes dispositions : ils l'emporteront enfin, s'il plaît à Dieu.

Si vous pouvez vous procurer quelques-unes de ces lettres anonymes faites contre moi, vous me ferez plaisir de me les envoyer.

Assurez, je vous prie, que jamais il n'y a eu d'acte moins forcé que celui-là (a). Une grande partie des signatures fut donnée en mon absence ; et il y a eu si peu de violence, qu'il y a encore au moins cent docteurs prêts à signer, que j'ai remerciés, ne voulant

 

(a) La censure des docteurs de Sorbonne.

 

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point en faire signer davantage que vous ne le demandassiez. Il est tard, je suis obligé d'en finir; mon voyage de Versailles m'a empêché d'écrire plus tôt. Je suis toujours, Monsieur, à vous, comme vous savez.

 

LETTRE CDVI. M. LE TELLIER, ARCHEVÊQUE DE REIMS, A L'ABBE BOSSUET. A Paris, ce lundi 22 décembre 1698.

 

Monsieur de Meaux est parti ce matin de cette ville pour aller à Meaux, d'où il reviendra d'aujourd'hui en huit jours. Je le vis hier au soir chez lui, où il me lut votre lettre du 10 de ce mois, qu'il avait reçue le matin par un courrier extraordinaire. Je ne comprends pas que la passion puisse conduire un homme à l'extrémité où vous marquez à Monsieur votre oncle que se porte le cardinal de Bouillon : j'en suis pourtant moins surpris de celui-ci que de tout autre, car je le connais depuis longtemps.

Je crois pouvoir vous assurer que vous aurez à Rome M. de Monaco dans les premiers jours du mois de mars prochain, au plus tard : j'espère qu'il trouvera la besogne faite et bien faite. Je suis tout à vous.

 

L'arch. duc de Reims.

 

LETTRE CDVII. LE CARDINAL D'ESTRÉES A L'ABBÉ BOSSUET. A Paris, ce 22 décembre 1698.

 

J'ai reçu la lettre qu'il vous a plu de m'écrire, du 2 décembre, et je n'ai garde de prendre les marques sensibles que vous m'y donnez de votre amitié pour de simples compliments de la saison. Je vous prie aussi de croire que j'y réponds avec de pareils sentiments; et que sans y faire entrer M. de Meaux, à qui je suis

 

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attaché dès ma première jeunesse, je trouve dans votre mérite et dans votre seule personne de quoi les fonder très-abondamment.

Ce que vous m'écrivez, Monsieur, touchant l'ecclésiastique de M. l'abbé de Barrières, est très-obligeant pour lui, et je ne le lui laisse pas ignorer.

Par des lettres plus fraîches que celle du 2, j'apprends les nouveaux obstacles qu'on apporte à la décision, que nous ne désirons pas moins que vous. Cet acharnement est étrange ; mais il ne servira, s'il plaît à Dieu, qu'à augmenter votre gloire et votre satisfaction de les avoir surmontés. Vous êtes secondé à merveille de ce côté-ci; et la bonne santé du Pape nous promet beaucoup plus de vie et de force qu'il n'en faut pour bien finir. Croyez-moi, s'il vous plaît, Monsieur, avec toute sorte d'estime et de vérité, votre très-affectionné serviteur.

 

Le card. d'Estrées.

 

LETTRE CDVIII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE (a). A Rome, ce 23 décembre 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire de Versailles, le premier de ce mois. Je suis assurément ravi de votre bonne santé; je prie Dieu qu'il vous la conserve. Vous l'employez trop bien pour l'utilité de son Eglise, et il serait à souhaiter que des personnes comme vous fussent immortelles.

Vous aurez vu par les deux lettres que vous aurez reçues par les deux courriers extraordinaires qui sont partis depuis quinze jours, le véritable état de l'affaire et les efforts inouïs des partisans de M. de Cambray pour embrouiller et retarder la décision de cette affaire. C'est tout vous dire qu'ils n'ont plus d'autre ressource. Leur unique but est de faire durer les congrégations des cardinaux le plus longtemps qu'il sera possible, et puis de tâcher d'insérer dans la bulle quelque parole équivoque que 

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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M. de Cambray puisse expliquer à son moindre désavantage, et refaire là-dessus un mauvais procès, s'il se peut encore; de lasser la patience du roi, et de brouiller cette Cour avec les évêques, s'ils peuvent Us se tuent de dire, et c'est le cardinal de Bouillon, que cette affaire ne peut finir nettement, et qu'il restera toujours quelque queue. J'espère néanmoins que leurs efforts seront inutiles et qu'à la fin on fera bien. Le tout consiste à finir, et vous verrez par la suite de cette lettre que je n'oublie rien pour cela.

On tint hier la sixième congrégation, et les cardinaux qui n'avaient pas encore parlé sur l'indifférence votèrent sur cet article, c'est-à-dire les cardinaux Noris, Ottoboni et Albani. Le cardinal de Bouillon parla ensuite, à ce qu'il a dit à une personne. Il était fort chagrin et fort fatigué au sortir de la congrégation. J'espère savoir, avant que de finir cette lettre, un peu plus de détail.

Le cardinal Casanate n'assista pas à la congrégation, ayant été obligé de garder le lit à cause d'un rhume qui l'a pris la veille : mais avec sa bonté et son exactitude ordinaires, pour n'arrêter en rien les congrégations, il a envoyé hier matin son vœu par écrit, cacheté. Mais je crois que ce n'aura pas été son tour de parler sur le troisième chapitre, qui sera, je pense, des épreuves et du sacrifice; et ce cardinal m'a fait dire qu'à la congrégation prochaine, il y pourrait assister et parler lui-même. Il n'est que trop certain que si le cardinal de Bouillon faisait quant à la méthode seulement, comme le cardinal Casanate, les cardinaux au-roient fini aux Rois.

J'ai lieu d'espérer que les cardinaux Ottoboni et Albani auront fait de sérieuses réflexions sur ce qu'ils ont fait, et sur ce qu'ils ont à faire. J'ai eu avec chacun d'eux depuis huit jours deux longues conversations, où je n'ai rien oublié pour leur faire voir la vérité et l'illusion des doubles sens (a), par la pratique constante de l'Eglise universelle et de l'Eglise romaine, qui en toute occasion n'avait jamais voulu entrer dans ces sortes d'excuses des

 

(a) C'est-à-dire du sens naturel d'un livre, et du sens que l'auteur peut avoir eu dans l'esprit ; distinction dont le cardinal de Bouillon voulait se servir pour sauver M. de Cambray.

 

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auteurs; et qui au contraire avait toujours supposé et même déclaré que le sensus obvius était le sens de l'auteur, au moins qu'on le devait ainsi présupposer; enfin que s'il y avait jamais eu auteur qui dût n'être pas excusé, c'était l'archevêque de Cambray, qui écrivait après les erreurs condamnées, qui écrivait pour expliquer tout dans la dernière précision théologique, qui voulait lever toute équivoque, etc. : un auteur qui n'avait jamais donné d'explication qui ne fût contradictoire, mauvaise en soi, et qui ne convenait point au texte du livre, comme on le pouvait expérimenter aisément sur son amour naturel et son prétendu motif intérieur ; de plus une explication abandonnée de la plus grande partie de ses défenseurs. Je crois avoir remarqué que toutes ces raisons démonstratives, jointes à d'autres considérations, ont fait beaucoup d'impression.

Je fus vendredi trois heures avec le théologien du cardinal Ottoboni, qui m'assura qu'il était convaincu de tout ce que je lui disois, et qu'il était de votre sentiment sur tout. Il m'avoua que c'était une moquerie, de vouloir condamner le sens obvius des propositions, et de vouloir excuser l'auteur. Je crois avoir démêlé par ses discours que les Jésuites sont aussi consultés par le cardinal Ottoboni, et qu'il a eu une grande dispute sur cela avec l'un d'eux. Ce que je sais, c'est que le cardinal Ottoboni a fait tenir ces jours passés une congrégation de théologiens, où l'on m'a dit qu'on avait résolu de condamner le livre. Si je pouvais savoir ce qui se passa hier à la congrégation, je serais éclairci ; car le cardinal Ottoboni vota. Je le saurai apparemment dans peu de jours.

Pour le cardinal Albani, il fait tous ses efforts pour persuader au P. Roslet et à moi qu'il va bien, et qu'il condamne M. de Cambray. Mais les ménagements en cette matière, dans les circonstances présentes, c'est tout ce qu'on peut faire de pis contre la bonne doctrine en faveur de M. de Cambray, qui ne demande qu'à trouver quelque prétexte pour s'excuser lui et sa mauvaise doctrine. Le P. Roslet et moi, nous lui avons représenté tout ce qu'on peut au monde. Je l'ai trouvé ce matin chez le Pape : il m'a dit qu'il avait voté hier ; et il m'a prié de croire que tout cela

 

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allait bien, qu'il n'y avait seulement qu'à presser la conclusion. Il m'a ajouté qu'il n'y aurait point de mal que le roi parlât efficacement au nonce, et que je tâchasse de faire doubler les congrégations ; que le Pape voulait qu'on finit, mais qu'il ne savait comment s'y prendre. J'étais déjà résolu d'en parler fortement au Pape, et c'est pour cela que j'étais allé ce matin chez lui.

Sa Sainteté, qui se porte bien, tint vendredi dernier, 19 de ce mois, consistoire, et fit deux cardinaux, l'archevêque de Florence qui s'appelle Morigia, Milanois, et Paolucci qui vient de Pologne. Le premier fut déclaré être celui qui fut, réservé in petto dans la première promotion de ce Pape-ci, il y a trois ans ; et parce qu'il est le plus ancien archevêque de la promotion, il est le premier de toutes les créatures de ce Pape, quoique enfanté le dernier. Sa Sainteté a prétendu faire un sujet papable. Il a soixante-dix ans : il est d'une piété exemplaire, et passe pour savant. Ce choix a surpris tout le monde ; car c'est un homme qui a très-peu paru dans cette Cour-ci. On prétend que le grand-duc a grande part dans cette promotion.

L'archevêque de Chieli comptait bien d'être cardinal, jusque-là que le matin du consistoire dix laquais lui en vinrent apporter la nouvelle, sur ce qu'on dit que c'était un archevêque ; mais le Pape l'a minchionato. On est persuadé, et je pense avec raison, que la conduite qu'il a tenue dans l'affaire du livre de M. de Cambray, l'a perdu dans l'esprit du Pape. J'en sais quelque chose par moi-même, qui me crus obligé de parler au Pape, il y a quinze jours assez fortement pour lui faire entrevoir ce qui convenait là-dessus. Les Cambrésiens auraient triomphé, si dans les circonstances présentes cet homme avait été nommé cardinal ; mais ils ont été assez mortifiés aussi bien que lui, d'autant plus qu'on a dit publiquement que l'approbation qu'il avait donnée au livre de M. de Cambray en était la cause. S'il avait voulu croire ses véritables amis et moi aussi qui lui parlai là-dessus il y a un mois comme il fallait, et avouer franchement à Sa Sainteté qu'il avait été trompé, mais qu'il voyait à présent la vérité, peut-être aurait-il eu ce qu'il n'aura jamais apparemment ; au moins se serait-il fait honneur, au lieu qu'on a vu la pauvreté de son esprit et de sa

 

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conduite. Cet archevêque avoua il y a huit jours à l’abbé Pecquini qu'on lui avait fait entendre, au commencement de cette affaire, que ce serait faire plaisir au roi de favoriser M. de Cambray, et que cela venait du cardinal de Bouillon, qu'il voyait bien qu'on l'avait trompé. Il s'est bien voulu laisser tromper ; car on lui a dit tout ce qu'on pouvait dire dans le temps, et il n'a voulu croire que son P. Alfaro.

Il faut à présent vous rendre compte de l'audience favorable que j'ai eue cette après-dînée de Sa Sainteté et en peu de mots. J'ai commencé par captiver sa bienveillance, en lui louant extrêmement le choix qu'il avait fait des deux cardinaux, et en particulier de l'archevêque de Florence. Il a eu la bonté d'entrer là-dessus dans un grand détail avec moi, sur les raisons de cette promotion et les grandes qualités du cardinal Morigia. Il m'a dit qu'il voulait l'avoir auprès de lui, qu'il était très-docte; et là-dessus il m'a parlé de la peine qu'il avait de faire des cardinaux italiens, qui fussent archevêques ou évêques ; que les cardinaux étaient faits pour rester à Rome, qu'autrefois ses prédécesseurs n'en voulaient point d'autres, et obligeaient les cardinaux, même nationaux, à venir à Rome ; et avaient même là-dessus fait plusieurs fois de grandes instances aux rois de France, pour envoyer leurs cardinaux résider à Rome. Sa Sainteté m'a fait mille questions par rapport à cela, qu'il serait trop long dédire. Enfin il est venu de lui-même à me parler de vous, et m'a répété toutes les choses obligeantes qu'il a coutume de me dire.

Il m'a parlé ensuite de l'affaire du livre, et m'a témoigné un grand empressement de finir cette affaire. Après lui avoir représenté les inconvénients de tant de longueurs, je lui ai proposé quelques expédients. Il goûtait assez l'expédient de faire donner les vœux par écrit, sans plus parler : mais il m'a dit que ces cardinaux disent que ce n'est pas la coutume de les empêcher de parler de vive voix, qu'on voyait ainsi le fort et le faible de la cause, et qu'il trouvait de grandes difficultés à surmonter là-dessus. Pour ce qui était de leur limiter un certain temps pour parler, il a ajouté que cela n'était pas praticable; qu'il ne pouvait que les exhorter à être courts, ce qu'il ne cessait de faire dans toutes

 

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les occasions, et nouvellement dans les deux derniers consistoires, tenus vendredi et hier. Ce que j'ai su effectivement qui était vrai.

Là-dessus je n'ai pas eu honte de lui proposer de doubler les conférences ; et si MM. les cardinaux ne jugeaient pas à propos de prendre le vendredi, d'ordonner que la congrégation du mercredi, jour ordinaire du saint Office, serait employée à cette affaire préférablement à toute autre ; que Sa Sainteté avait eu la bonté de le leur ordonner ainsi cet été, et qu'à présent cela était également praticable. Le Pape m'a paru entrer dans toutes les choses que je lui ai représentées là-dessus, et approuver ma proposition. Il ne m'a rien promis de positif, mais j'ai cru entrevoir que son dessein est de donner cet ordre. Je n'oublierai rien cette semaine pour le lui faire mettre fortement en tête. Il m'a assuré qu'il voulait trouver un expédient, pour hâter MM. les cardinaux et finir cette affaire. Je vois bien qu'on lui avait mis dans la tête qu'il ne fallait pas les presser, que le saint Siège avait toujours été très-longtemps à finir toutes les affaires importantes. Car il me l'a dit aujourd'hui précisément; et de plus qu'il ne savait pas si l'on pourrait trouver le moyen de finir cette affaire sans retour ; ce qui revient à ce que dit le cardinal de Bouillon.

Je lui ai répondu pertinemment sur ces deux points. Sur le premier, qu'on avait déjà fait dix examens de ce livre, qu'on en voyait tout le venin, que tout était éclairci, qu'il fallait un prompt remède, qui ne viendrait plus à temps si l'on différait. Sur le second point, je lui ai représenté qu'à chaque jour suffisait sa malice, qu'on ne demandait à Sa Sainteté que sa sentence sur la doctrine de ce livre, in sensu obvio et naturali; que si on la faisait précise sans équivoque, que l'affaire serait finie, que l’archevêque de Cambray serait obligé de se soumettre sans restriction : que j'assurois que l'affaire ne finirait pas, si l'on lui laissait lieu de s'attacher à quelques paroles, si l'on cherchait quelque tempérament pour l'excuser. Il a bien compris ce que je voulois dire et il m'a de nouveau assuré avec des démonstrations plus qu'ordinaires de bonté pour vous et pour moi, qu'il était pleinement informé de tout, et qu'assurément il allait chercher tous les

 

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moyens imaginables de parvenir à une prompte et bonne fin : ce sont ses dernières paroles.

Je conclus par tout ce que j'ai entendu aujourd'hui de Sa Sainteté, qu'il a les mêmes bonnes intentions ; mais qu'on lui a voulu renverser la cervelle et qu'on ne cherche qu'à faire naître difficultés sur difficultés. Je ne voudrais pas répondre que le cardinal Albani n'y eût quelque part. Nos amis le croient ici, hors le P. Roslet. Il est bien capable, après avoir mis ces embarras dans l'esprit de Sa Sainteté, de vouloir par politique paraître presser la fin, et du côté du Pape et du côté du roi. Pour le cardinal de Bouillon, par lui-même il n'a aucun crédit sur l'esprit du Pape. Mais que faire au cardinal Albani ? Il faut le prendre comme il est, et s'en servir du mieux qu'il est possible.

Le cardinal Panciatici va bien, certainement, et tous, hors le cardinal de Bouillon. Le cardinal Albani a biaisé jusqu'à cette heure, et le cardinal Ottoboni, mais sans approuver en rien la doctrine, seulement sur les sens; peut-être hier auront-ils changé d'avis.

On est bien content du cardinal Nerli. Le cardinal d'Aguirre donnera incessamment son vœu par écrit sur toutes les propositions.

Il est de conséquence que l'on fasse signer la censure par le plus de docteurs qu'on pourra. Ce n'est pas par ostentation, mais pour détruire, par un fait constant, les bruits que les partisans répandent, qu'on n'a pu trouver que ces soixante docteurs qu'on a contraints, et que tous les autres, dont on s'était vanté d'avoir les signatures, l'ont refusée. C'est là, ce me semble, une bonne raison et un beau prétexte de plus, c'est qu'on ne saurait trop engager de docteurs, qui seront autant de contradicteurs publics du livre. J'en écris fortement à M. de Paris. L'effet n'en peut être que très-bon ici. La censure une fois faite, les signatures sont indifférentes quant au nombre, et cela ne fera que confirmer ce pays-ci dans la résolution, et faire voir qu'il ne tient qu'au roi et aux évêques de faire décider la chose en France tout d'une voix. Cela ne peut être que très-à propos. Il suffira de dire à M. le nonce que ces docteurs ont voulu signer. On n'en saurait pas être ici fâché, j'ose vous en répondre.

 

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Je vous envoie une thèse de Louvain, envoyée ici à M. Hennebel: c'est un écolier de M. Steyaert qui la soutient. On la prétend composée par ce docteur. Le président est tout à fait dans les intérêts des Jésuites, et Steyaert aussi ; ce qui a fait d'abord craindre qu'il n'y eût de la connivence avec M. de Cambray; néanmoins on sait d'un autre côté que ce M. Steyaert a été fort choqué contre M. de Cambray, qui refusa ses séminaristes aux ordres. J'ai lu la thèse avec attention : je n'y vois rien de favorable à M. de Cambray : il y a seulement dans la troisième position, sur l'acte propre et élicite de la charité, quelque chose qui serait sujet à explication. Mais dans la fin de la même position, ce qu'il dit de la charité, fondée sur la communication de la béatitude, et que si non esset Deus..., paraît tout à fait contre M. de Cambray. Le P. Massoulié est assez content de la thèse. On voit qu'on a évité, ce me semble, de s'expliquer sur l'objet premier et spécifique, et le secondaire; mais on ne l'exclut pas. On y parle fortement contre un état d'indifférence sur le salut; cela semble désigner précisément celui des Cambrésiens. Vous en jugerez mieux que moi, qui ne l'ai lue qu'en courant : j'avoue que je ne la trouve pas nette.

M. Phelippeaux a fait un petit écrit latin fort bon, sur l'illusion des doubles sens, et la distinction du sensus obvius d'avec le sens de l'auteur. Si nous voyons que cela continue à faire difficulté, nous le pourrons distribuer. Par ce que m'a dit le Pape, je juge à coup sûr qu'il veut mettre le cardinal Morigia dans le saint Office.

L'abbé Feydé et M. Poussin font de leur mieux, et je m'en sers très-utilement.

Je vous supplie d'assurer M. l'abbé Pirot de mille respects, et des marques d'une sensible reconnaissance.

In praxi reviviscere Molinosum, l'abus des mystiques seront mis dans la bulle, ou bien on n'en fera pas.

Je vous adresse une lettre de M. Madot à Monsieur son frère, que je vous prie de lui faire rendre en diligence.

 

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LETTRE CDIX. LOUIS XIV A INNOCENT XII. 23 décembre 1698.

 

Très-Saint Père,

Dans le temps que j'espérais de l'amitié et du zèle de Votre Sainteté une prompte décision sur le livre de l'archevêque de Cambray, je ne puis apprendre sans douleur que ce jugement, si nécessaire à la paix de l'Eglise, est encore retardé par les artifices de ceux qui croient trouver leur intérêt à le différer; Je vois si clairement les suites fâcheuses de ces délais, que je croirais ne pas soutenir dignement le titre de fils aîné de l'Eglise, si je ne réitérais les instances pressantes que j'ai faites tant de fois à Votre Sainteté, et si je ne la suppliais d'apaiser enfin les troubles que ce livre a excités dans les consciences. On ne peut attendre présentement ce repos que de la décision prononcée par le Père commun, mais claire, nette et qui ne puisse recevoir de fausses interprétations; telle enfin qu'il convient qu'elle soit, pour ne laisser aucun doute sur la doctrine, et pour arracher entièrement la racine du mal. Je demande, Très-Saint Père, cette décision à Votre Béatitude, pour le bien de l'Eglise, pour la tranquillité des fidèles, et pour la propre gloire de Votre Sainteté. Elle sait combien j'y suis sensible, et combien je suis persuadé de sa tendresse paternelle. J'ajouterai à tant de grands motifs qui la doivent déterminer, la considération que je la prie de faire de mes instances et du respect filial avec lequel je suis, Très-Saint Père, votre très-dévot fils.

 

LETTRE CDX. BOSSUET A   SON   NEVEU. A Meaux, ce 28 décembre 1698.

 

J’ai reçu votre billet du 9. Vous saurez par une de mes précédentes

 

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lettres à mon frère (a), que je l'ai prié de vous envoyer les résolutions qu'on a prises ici pour faire accélérer l'affaire. Quand la Cour de Rome verra les nouvelles instances, elle ne pourra peut-être se dispenser de mander au roi que le retardement ne vient que de la part de M. le cardinal de Bouillon. Je retournerai d'aujourd'hui en huit à Paris.

 

LETTRE CDXI. BOSSUET A  SON NEVEU. A Meaux, ce 30 décembre 1698.

 

J'ai reçu ce matin de Paris votre lettre du 16. On exposera tout au roi, qui verra le parti qu'il aura à prendre. Je crois premièrement qu'il y aurait de l'inconvénient à défendre au cardinal de Bouillon d'assister aux congrégations; secondement, que le roi ayant écrit fortement au Pape, il faut attendre l'effet de ses lettres. Le roi paraît irrité, et le cardinal de Bouillon ne voit pas à quoi il s'expose ; ou s'il le voit, Dieu veut le punir.

Le roi a écrit une lettre pressante au Pape, et une très-forte, à ce qu'on me mande de très-bon lieu, à M. le cardinal de Bouillon (b).

Je ne comprends pas la difficulté qu'on fait de s'arrêter au sensus obvius. Jamais on n'en prend d'autre, et jamais on n'exprime qu'on le prend ; car c'est le sens naturel auquel on doit toujours s'attacher. Jamais on n'exprime deux sens, pour justifier une proposition; et quand elle en a un mauvais, qui est l’obvius, c'est assez pour la condamner, quoiqu'on puisse lui en donner un bon, mais forcé, parce qu'on présuppose qu'un homme qui se mêle d'écrire doit savoir parler correctement.

(a) Cette lettre ne s'est pas retrouvée. — (b) Nous avons donné la lettre du roi au Pape : pour celle que Sa Majesté écrivit au cardinal de Bouillon, elle ne se retrouve pas. L'abbé Phelippeaux eut copie de cette lettre, qu'il dit être terrible et mortifiante, et que le cardinal de Bouillon tenait avec raison fort secrète. Il nous apprend que l'abbé Stuffa, secrétaire du cardinal de Médicis, la traduisit en italien, et on la répandit à Rome. Tous les cardinaux en demandèrent des copies, et le cardinal de Bouillon en fut très-mécontent. (Les premiers édit.)

 

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Continuez à travailler, Dieu sera avec vous. Je crois que les lettres du roi auront leur effet. En tout cas, elles pourront produire qu'on mandera de Rome de qui vient le retardement; et alors vous voyez ce qui en résultera.

Je serai à Paris samedi prochain sans manquer, et je ne quitterai plus.

Quand on donne la bulle per manus, on doit donner en même temps un terme préfix pour en dire son avis, et ce terme ne peut aller bien loin.

Nous aviserons efficacement, dès que je serai à Paris, à vous faire la somme que vous demandez, et on ne vous laissera manquer de rien.

 

LETTRE CDXII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE (a). Rome, 30 décembre 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 7 décembre, de Paris, où je suis ravi que vous soyez, et où je voudrais que vous fussiez toujours jusqu'à la conclusion de l'affaire.

Vous ne me parlez pas dans vos lettres, de l'ambassadeur : je suppose que vous aurez fait ce qu'il faut pendant son séjour. Si Madame de Maintenon n'avait pas parlé, il ne faudrait pas manquer de faire écrire. J'ose vous dire que je plains l'ambassadeur, qui ne trouvera ici personne qui sache, ou qui se soucie de l'instruire du vrai état de tout, et qu'on ne cherchera qu'à tromper. M. le cardinal de Bouillon agira tout de son mieux pour le faire donner dans quelque panneau. M. Poussin, qui ne reste pas ici, ne dira pas tout ce qu'il sait; et à la Cour on ne sait pas bien des choses. Mais je verrai tout sans me mêler que de ce qui me regarde, où je n'oublierai rien pour le succès de l'affaire ; mais je souhaite et je pense qu'il est nécessaire qu'on se fie à moi. Mais vous imaginez bien que M. le cardinal de Bouillon ne s'oubliera pas; et si je n'ai pas ici bien des ennemis, j'ai bien des envieux.

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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Vous aurez eu depuis la dernière lettre à laquelle vous me faites réponse, des nouvelles curieuses et un peu vives de ce qui s'est passé ici. Vous aurez été d'autant plus étonné de la Réponse de M. de Cambray à vos Remarques, que je vous envoyai ma lettre du 23 novembre, que je vois que personne ne l'attendait en France, et que vous n'en aviez pas le moindre mot. On n'en écrit pas un mot de France. Voilà un procédé bien extraordinaire de ce prélat, où l'on voit bien clairement sa mauvaise foi, et le dessein qu'il a de tromper ici tout le monde. Il a cru que son affaire était sur le point d'être jugée : il a voulu détruire l'effet de vos Remarques à Rome, et cacher en même temps en France cet ouvrage plein d'impostures et d'outrages contre vous et contre les prélats. C'est une providence que je me sois avisé de vous l'envoyer. Car qui n'aurait pas cru qu'une lettre adressée à vous, imprimée en français, ne fût pas distribuée en France devant que de l'être ici? Mais la persuasion que j'ai des artifices de M. de Cambray a été cause que j'ai soupçonné qu'il pourrait bien la cacher en France, surtout voyant des choses très-fortes sur les puissances, qu'il semble attaquer et désigner dans son espèce de Préface. J'ai cru devoir faire faire là-dessus des réflexions au Pape et aux cardinaux, sur qui ce procédé a fait impression, et il les a confirmés dans l'opinion qu'ils ont de M. de Cambray. Son procédé me paraît en effet bien criant.

Vous aurez vu par ma dernière lettre, les instances que j'ai cru devoir faire à Sa Sainteté pour doubler les congrégations, et l'espérance que j'avais d'y réussir. Je vous dirai par cette lettre que le Pape a eu la bonté de me faire avertir qu'il les avoir ordonnées ; et on commencera de demain en huit, parce qu'il n'y a pas de congrégation demain à cause de la chapelle. La congrégation qui devait se tenir demain s'est tenue aujourd'hui ; et les cardinaux qui doivent parler sur l'affaire de M. de Cambray, ne s'attendant pas à cet ordre, ne pouvaient être prêts. J'avoue que je suis très-aise de cette résolution du Pape. M. le cardinal de Bouillon a fait sous main ce qu'il a pu pour en détourner Sa Sainteté, sous prétexte que les cardinaux ne pourront être prêts pour deux fois la semaine sur une matière aussi épineuse que celle-là, et qui demandait

 

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doit tant d'étude, et que cela faisait rester en arrière toutes les autres affaires du saint Office. Mais Sa Sainteté a eu la bonté de passer sur tout cela. On m'a dit que M. le cardinal de Bouillon ayant su que le Pape y était résolu, avant-hier jour de son audience, lui en aurait parlé pour s'en faire honneur auprès du roi. Mais ce fut samedi que je sus que dès le mercredi d'auparavant le Pape l'avait dit au vice-gérant. Cela n'importe : c'est une affaire sûre. On croira aisément que le cardinal de Bouillon, qui ne veut point de fin, n'y aura pas eu grande part.

J'ai eu ce matin une conférence très-longue avec le commissaire, qui continue à servir efficacement, qui ne veut que le bien, et qui déteste l'amour du cinquième degré.

Je sais, à n'en pouvoir douter, que M. le cardinal de Bouillon ait pis que jamais.

Premièrement, il n'a encore donné de vœu sur aucun point. M. le cardinal Spada ne m'avait dit il y a quinze jours qu'il commençait, que pour l'excuser, croyant qu'il le donnerait incessamment ; et il ne m'avait pas dit la vérité, non plus que le vice-gérant. Ce que je vous mande aujourd'hui est très-sûr, et tous les cardinaux et le Pape en sont scandalisés sans oser le témoigner : mais chacun va son chemin.

En second lieu, le cardinal de Bouillon fait tous ses efforts pour excuser M. de Cambray et son livre, et n'oublie rien pour cela. La dernière fois qu'il parla, qui fut il y eut huit jours le 22 de ce mois, ce fut très-longuement. Il alla préparé jusqu'aux dents, recommença à parler de l'amour pur, au lieu de parler de la matière du sacrifice et des épreuves. Jamais on n'a parlé avec plus d'assurance et d'un ton plus affirmatif. M. le cardinal de Bouillon vint d'un autre côté et proposa comme un argument décisif pour l'amour du cinquième degré, la difficulté que M. de Chartres se propose à la page 20 de sa Lettre pastorale, de l'acte propre de la charité et de l'habitude, qu'on peut former de tels actes indépendamment de tout rapport à nous. Il poussa cet argument le mieux qu'il put, le donnant comme une démonstration, et ne pensant pas à la solution, que c'est toujours sans exclusion de l'autre motif, comme subordonné; et que quand l'Ecole parle

 

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d'acte propre, elle parle de ce qui spécifie l'acte de la charité, sans vouloir que les deux motifs soient séparables dans la pratique autrement que per mentem dans des actes passagers, etc., et comme vous l'expliquez dans le Schola in tuto ; qu'il s'agit d'un état et qu'il n'y a point d'état dans cette vie, où on ne doive exercer les actes de foi, d'espérance et de charité, selon saint Paul qui a dit : Nunc autem manent fides, spes, charitas, tria hœc, qui est la réponse de M. de Chartres. J'avoue pour moi, que cet endroit de M. de Chartres m'a fait toujours de la peine, ne s'expliquant pas nettement sur le motif secondaire, qu'il semble exclure de tout acte propre de la charité. Que veut dire bien nettement cet acte propre ? Voilà ce qu'il ferait bien de développer, et de montrer qu'il ne parle que par abstraction, sans exclusion dans l'acte même de charité du motif secondaire, puisque l'acte de charité emporte nécessairement dans son concept formel le désir de la fin et le désir d'union, quoiqu'on n'y fasse pas toujours une réflexion expresse. Cet acte propre de la charité m'a toujours fait delà peine; et c'est le seul plausible fondement de chicane de M. de Cambray, auquel pourtant il est bien aisé, de répondre et qui ne soulage en rien son livre dans le fond.

M. le cardinal de Bouillon a ensuite apporté, pour autoriser cet amour du cinquième degré, l'autorité de MM. Tiberge et Brisacier ; dont l'un, je pense que c'est M. Tiberge, a dit et imprimé comme digne de louange la disposition de celle qu'il louait, qui était sœur de M. le cardinal de Bouillon, laquelle ne faisait plus d'actes d'espérance, étant arrivée à un amour et un état plus éminent. Sur quoi le cardinal de Bouillon s'est écrié : Voilà, Messieurs, la doctrine et le sentiment des directeurs de Madame de Maintenon, qu'on nous veut donner aujourd'hui comme contraire présentement à cette doctrine. Je vous laisse faire les réflexions que vous jugerez à propos sur une chose dite en passant dans une oraison funèbre, sans exactitude, à bonne intention, avant que ces matières fussent agitées : securiùs loquebantur. C'est ce qui fait que ce qui se pouvait excuser alors serait à présent hérétique et condamné comme tel. Je n'ai pu voir les paroles précises. Je sais que M. le cardinal de Bouillon a fait venir, il y a quatre mois, cette

 

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pièce de Paris avec grand empressement, et il a dit à la congrégation que c'était une pièce rare.

Il produisit encore le Combat spirituel, et a prétendu que la doctrine de M. de Cambray était précisément la même de ce livre, qui assurément y est toute opposée, et que M. de Cambray n'a jamais cité en sa faveur. Ce qui est plaisant, c'est que M. le cardinal de Bouillon s'imaginant que ce livre était tout favorable à M. de Cambray, l'a fait imprimer ici en italien depuis trois mois, sous le nom du P. du Buc, théatin français, qui l'a dédié à M. le cardinal de Bouillon, ayant fait une dissertation à la tête sur l'auteur du livre. Il y a longtemps qu'on soupçonne ce P. du Bue d'être favorable à M. de Cambray et à son livre : il est fort lié avec les Jésuites et le cardinal de Bouillon. On a cessé de faire valoir M. du Bellai. Tout cela a fait peu d'impression. A mesure qu'on apprend quelque chose, on remédie à tout, et on n'oublie rien.

On tint hier, lundi 29, la septième congrégation. Le cardinal Carpegna aura commencé la matière des épreuves, et plusieurs cardinaux auront voté. Je ne sais pas encore qui a parlé, ni même si M. le cardinal de Bouillon n'a point encore parlé. Mais le fond va bien, et tout se fait comme il a commencé. Le cardinal Casanate continue d'être incommodé : on a lu son vœu en congrégation, à ce que m'a assuré le commissaire.

Le discours fort et vigoureux que fit le Cardinal Casanate la première fois, a soutenu tout le monde. Les cardinaux Carpegna, Nerli, Marescotti, Panciatici, Ferrari, Noris, ne se démentent pas. Le cardinal Spada suit bien. Pour le cardinal Albani, cela m'est douteux encore, quelque chose qu'il dise. Pour le cardinal Ottoboni, c'est comme il a commencé. Il a avoué qu'il ne s'était pas encore déterminé; mais qu'on verrait à la fin, qu'on serait content de lui. J'ai pris la liberté de lui faire dire que c'était faire mal et tout du pis, que de ne pas faire bien à présent. Il est très-embarrassé, et je le laisse pour ce qu'il est, et ne laisse pas de faire l'impossible auprès de lui. Je les ai tous vus ces bonnes fêtes et n'écris rien qu'à coup sûr. Il serait bon que les cardinaux de Janson et d'Estrées trouvant occasion, l'un c'est-à-dire M. le cardinal de Janson écrivant au cardinal Panciatici, de marquer qu'on sait qu'il fait bien

 

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et le cardinal d'Estrées aux cardinaux Carpegna et Noris. Cela fera des merveilles pour la fin, et leur donnera encore plus de confiance en moi.

Il arriva, il y a quelques jours, un courrier à M. de Chanterac, qui lui porta de nouveaux livres. Le cardinal Carpegna me dit qu'on disait que c'était son livre des Maximes corrigé ; mais cela ne s'est pas trouvé vrai jusqu'ici. Je vous envoie la liste des livres arrivés : on en fait encore grand mystère. On a pris bien grand soin que je n'en puisse avoir pour aujourd'hui. Le premier est en latin, qui est apparemment la réponse au Quietismus. Ce qui est de conséquence, c'est le quatrième écrit, qui n'est pas imprimé et qui est à la main. Je ne sais ce que ce peut être; je tâcherai à le découvrir.

La première chose que fit à son ordinaire l'abbé de Chanterac, ce fut de passer trois heures avec le cardinal de Bouillon, en lui portant ces écrits. Les Jésuites font les enragés sans mesure. Le carme et le sacriste vont partout, sollicitant ouvertement pour M. de Cambray. Ils n'oublient rien pour ébranler le cardinal Ferrari, mais inutilement. Le cardinal Ottoboni est à la campagne, et ne se trouva pas hier à la congrégation.

M. le cardinal Morigia sera informé, et bien avant que d'arriver. J'ai fait des diligences sur cela, et il aura pour suspects ses confrères qui ne haïssent pas l'amour pur : mais ce cardinal sera sage. Je lui ai déjà fait tenir les trois écrits latins et la Relation en italien, et M. le grand-duc lui parlera. Ce prince agit à votre égard et au mien avec une bonté extraordinaire.

M. le grand-duc a votre portrait dans sa chambre. Il a su par M. Dupré que je souhaitais en avoir copié : il le lui a envoyé aussitôt, et M. Dupré l'a fait copier par le fils de M. de Troy, qui s'est trouvé dans ce temps à Florence. J'attends cette copie et celle que vous m'envoyez avec impatience : j'en ferai faire plus d'une à Rome. Il faut bien qu'on connaisse en toute manière ici un aussi grand homme. M. le grand-duc a écrit nouvellement au cardinal Noris sur l'affaire de M. de Cambray, et bien.

Ce n'est pas le tout que les congrégations soient doublées : j'ai dessein de résoudre le Pape à faire demander tous les vœux des

 

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cardinaux sur les matières déjà examinées. Il verra au moins que tous ceux qui ont donné leur vœu condamnent unanimement la doctrine de M. de Cambray, et que ceux qui n'osent pas le donner, n'osent en même temps l'approuver par écrit, ou seront contraints de le donner : ce qui fera voir au clair ce qu'ils veulent faire.

Il faut aussi penser à faire travailler toujours à la réduction des propositions à mesure qu'on votera, pour abréger, et faire avancer la conclusion et la bulle. Je prévois encore de nouvelles difficultés, sur la réduction des propositions, qu'il faudra vaincre. Je crois qu'on peut assurer présentement que les cardinaux auront fini, le mois de janvier, à voter sur les trente-huit propositions. Cela fait, c'est au Pape à résoudre le reste, et la manière de la bulle. Il semble qu'un mois suffirait après pour conclure ; mais ce pays-ci est inépuisable en longueurs, surtout ayant en tète à chaque pas des ennemis si acharnés et qui mettent tout leur esprit, tout leur honneur à sauver le tout ou une partie, ou à ne point finir. M. le cardinal de Bouillon a proposé diverses colonnes des sens différents; mais je vois qu'on s'en moque, et les autres vont leur train.

Il est à propos que le roi insinue au nonce la prohibition des livres qui ont suivi en explication ; il ne faut pourtant pas que cela donne prétexte à quelque nouvel examen.

Dorénavant il faut que le roi fasse continuellement des instances nouvelles, sans interrompre jamais.

Si quelqu'un était assez habile pour me faire trouver une autre manière pour avoir de l'argent, que de m'adresser à vous et à mon père, assurément vous n'entendriez pas parler de mes besoins; mais je n'ai ici aucune ressource. Pour vous faire voir une partie de ce que je suis obligé de dépenser ici par rapport à cette affaire, je pourrais vous envoyer un mémoire de reliures, copies d'écritures, ports de lettres et de paquets, étrennes réglées ici deux fois l'année aux valets des cardinaux et prélats, et autres dont j'ai affaire, qui monterait, sans exagération, depuis que je suis dans ce pays, à plus de quatre mille francs; sans compter les espions et les régals que je suis obligé de faire, et qui font

 

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beaucoup ici, comme on vous le peut dire. Jugez des autres dépenses pour vivre, etc. Cependant il le faut, à moins que de tout abandonner, et de ne vouloir pas réussir, ni faire honneur aux personnes à qui l'on appartient. -

Sa Sainteté est en parfaite santé. Il voit bien à présent que la confiance que voulait avoir en lui M. le cardinal de Bouillon, était une grimace. Il avait un peu donné là-dedans; mais à la fin je pense qu'il me croira.

J'espère que nous recevrons bientôt des nouvelles sur les courriers dépêchés, et que le roi parlera haut et fort : il le faut. Il doit voir mieux que jamais la fureur de la cabale.

Je ne sais si je vous ai mandé par le dernier courrier les bruits qu'on répand ici, de la résolution de la déclaration du mariage du roi, et que le fils du roi se voulait retirer de la Cour. Des cardinaux me l'ont demandé ; vous vous imaginez bien ce que je leur ai répondu. Tout cela pour faire croire qu'il y a un parti fort opposé au roi et à Madame de Maintenon.

Vous ferez bien de lier amitié avec M. Toureil, qui est honnête homme, qui a de l'esprit et qui retournera ici. M. de Paris fera tout ce qu'il pourra pour le gagner.

 

LETTRE CDXIII. BOSSUET A SON NEVEU. Paris, ce 5 janvier 1699.

 

Je vous souhaite une heureuse année. Je vous prie de la souhaiter de ma part à nos amis et, si c'est la coutume, au Pape même : Dominus vivificet eum, et beatum illum faciat in terra. Amen. Amen.

Le paquet ci-joint serait parti par le courrier extraordinaire, sans un retardement survenu à celui de Meaux.

Je vous envoie une thèse soutenue à Douai par les Carmes déchaussés, de concert avec M. de Cambray, qui même a gagné quelques docteurs de cette université, et qui s'applique extrêmement

 

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à ménager les religieux. Ajoutez que M. d'Arras (a), évêque diocésain, quoique sans s'expliquer ouvertement, est tout cambrésien dans le cœur ; et que s'il y a quelque évêque qu'on puisse soupçonner de favoriser les intérêts de M. de Cambray, c'est celui-là, quoiqu'il soit de nos amis. Nous l'avons vu fort politique par rapport à M. de Cambray son métropolitain. Il est au reste homme de mérite et un peu théologien, mais court.

Les bons Pères, après M. de Cambray, se servent de l'autorité de l’Opuscule LXIII de saint Thomas, qui constamment n'est pas de lui. Voyez la note au lecteur devant l’Opuscule XLI.

Au fond cet Opuscule est pour nous. L'endroit que cite la thèse, cap. I, n. 3, où l'auteur dit : Diligetur Deus propter Deum, n'est pas exclusif du motif de la béatitude : Diligit Deum non solùm, etc., et ob hoc multo fortiùs, etc. De plus ce qu'il dit : Diligit multô fortiùs, quod simpliciter in se bonus, largus et misericors, etc., montre que la charité a égard aux attributs qu'on nomme relatifs, quoiqu'on les regarde comme absolus ; et ils le sont en effet, comme je l'ai remarqué, Schola in tuto, prop. 16, 17, 18.

Le même auteur remarque aussi, ibidem, qu'il y a d'autres motifs d'accroître l'amour, que la seule excellence de la nature divine. Ainsi le dessein de cet auteur est de dire seulement que la charité ne se porte pas à Dieu comme communicatif finaliter, et c'est ce qu'il marque expressément cap. I, n. 3 ; ni même principaliter, comme il le répète sans cesse cap. IV, n. 3; cap. VI, n. 3, etc.

Cela étant, la glose de la thèse sur le nequaquàm, exclusive du motivum secundarium, est une addition à l'auteur contre son intention ; et il faut entendre, selon les autres textes, nequaquàm finaliter, et nequaquàm principaliter. Au surplus l'exclusion du motif secundarium est directement contre le vrai sens de saint Thomas, dans l'endroit rapporté au Schola in tuto, n. 84, 85.

La thèse cite encore le passage de saint Thomas, où il dit que la charité ne désire pas que aliquid ex Deo sibi proveniat, II-II, quœst. 23, art. 6 ; à quoi j'ai répondu très-précisément, Schola in tuto, n. 130, 131.

 

(a) Gui de Sève de Rochechouart, nommé évêque d'Arras en 1670, se démit en faveur de son neveu en 1721.

 

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Ainsi la thèse qui exclut le motif secundarium, et par conséquent qui veut que la béatitude non sit ullum motivum, est qualifiable comme contraire à la parole de Dieu écrite et non écrite, puisqu'il est constant que la bonté communicative et bienfaisante de Dieu est toujours rapportée dans l'Ecriture et dans les Pères comme un vrai motif d'aimer.

Ce qu'ajoute la thèse, à la fin, de ratio essentialis, est une équivoque que j'ai souvent démêlée, où l'on prend essentialis pour spécifique. C'est l'erreur perpétuelle de M. de Cambray. Entre le spécifique et l'accidentel il y a le propre, qu'on nomme essentiel et inséparable, comme je l'ai remarqué, Schola in tuto, n. 147.

On aurait donc belle prise contre cette thèse; mais nous ne ferons rien, pour ne point occasionner de diversion, qui est où tend M. de Cambray.

Sur le quatenùs de la consultation des soixante docteurs, vous avez fort bien remarqué qu'il est expressif de la raison précise de censurer, et non indicatif d'un autre sens excusable. Après tout quand le saint Siège parlera, il faut qu'il parle plus précisément.

M. de Cambray prépare un dernier livre, où il fera un parallèle de ses propositions avec celles des mystiques. Il trouvera bien un air confus de ressemblance, dont Molinos et plusieurs autres ont abusé ; mais jamais précisément les mêmes choses, sacrifice absolu, persuasion réfléchie, exclusion du motif de l'intérêt propre, etc. Si l'on ne s'élève une fois au-dessus des mystiques, même bons, non pas pour les condamner, mais pour ne prendre point pour règle leurs locutions peu exactes et ordinairement outrées, tout est perdu. C'est une illusion dangereuse de pousser à bout ceux qui ont dit dans leurs excès qu'ils n'avaient de souci ni de leur salut, ni de leur perfection, etc., mais seulement de la gloire de Dieu. Car M. de Cambray n'ose dire qu'ils n'en avaient point de souci ; et pour sauver cet inconvénient, il leur fait seulement mépriser l'amour naturel, dont aucun d'eux n'a parlé. Il faut donc entendre qu'ils n'en avaient point de souci finaliter, principaliter, etc.; à quoi la décision du concile

 

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de Trente, sess. VI, cap. II, a un rapport manifeste : Cùm hoc ut imprimis glorificetur Deus, mercedem quoque intuentur œternam.

Nous attendons avec impatience ce qu'auront produit les lettres du roi au Pape et à M. le cardinal de Bouillon (a).

M. de Monaco part au premier jour. Il sera bien averti et bien instruit.

Pour l'argent, mon frère en veut bien payer 2.000 livres, dont vous aurez ordre par cet ordinaire. Pour moi, ou ce sera par cet ordinaire, à quoi on travaille actuellement, mais au plus tard pour l'ordinaire prochain. Après cela, roulez doucement. On ne prétend pas que vous diminuiez ce qui est essentiel pour vous soutenir ; mais cette année est si mauvaise, et nous sommes si chargés de pauvres, qu'on ne peut pas ce qu'on veut. J'embrasse M. Phelippeaux.

 

LETTRE CDXIV. L'ABBÉ PHELIPPEAUX A BOSSUET. A Rome, le mardi 6 janvier 1699.

 

Permettez-moi de vous souhaiter, dans ce commencement d'année, toutes les bénédictions temporelles et spirituelles que votre piété et votre zèle méritent.

Je viens d'achever la lecture des quatre livres que M. de Chanterac a distribués, et qui lui sont venus par un courrier extraordinaire. Le premier est une lettre en réponse au Schola in tuto, qui contient 71 pages. Elle est pitoyable : il ne répond à rien de ce qui est contenu dans votre livre. Il devait prouver que les trente-six axiomes qui en sont le fondement, ou sont faux ou ne sont point contraires à sa doctrine. Il rebat tout ce qu'il avait déjà dit sur les hypothèses impossibles, et ne s'appuie que sur une calomnie visible, qui est que vous dites que la béatitude est la

 

(a) Le cardinal de Bouillon écrivit au roi qu'il avait obtenu une conférence de plus par semaine, puis il pria le souverain Pontife et le cardinal Spada de louer son zèle auprès de S. M., puis, voilà tout.

 

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seule, l'unique et la totale raison d'aimer. Il me semble que vous n'avez point assez relevé cet article, qui revient dans tous ses livres Le second est une réponse à Quœstiuncula, contenant 55 pages ; ce sont des redites.

Le troisième écrit a pour titre : Préjugés décisifs pour M. l'archevêque de Cambray contre M. l'évêque de Meaux. Il prétend réduire toute sa doctrine à cinq questions, qu'il suppose admises par MM. de Chartres et de Paris. Ces questions ne touchent point le fond de la matière. Première question : La charité dans ses actes propres et dans son motif essentiel, n'est-elle pas indépendante du motif de la béatitude? Deuxième question : N'y a-t-il pas un amour naturel de nous-mêmes, qui est le principe de certains actes moins parfaits que les actes surnaturels, sans être vicieux? Troisième question : N'y a-t-il pas en cette vie un état habituel et non invariable de perfection, où cet amour purement naturel n'agit plus d'ordinaire tout seul, et où il ne produit des actes que quand la grâce le prévient, le forme, le perfectionne et l'élève à l'ordre surnaturel ? Quatrième question : N'y a-t-il pas en cette vie un état habituel et non invariable de perfection, où la charité, indépendante du motif de la béatitude, prévient d'ordinaire les actes surnaturels des vertus inférieures, en sorte qu'elle les commande expressément chacun en particulier, qu'elle les ennoblit, les perfectionne, les relève, en y ajoutant son propre motif? Cinquième question : N'est-il pas vrai que la passiveté, dans laquelle les mystiques retranchent l'activité, c'est-à-dire les actes inquiets et empressés, laisse la volonté passive dans l'usage de son libre arbitre; en sorte qu'elle peut résister à l'attrait de la grâce? Il prétend que c'est cela seul qui compose son système ; que « cinq examinateurs ont déclaré à Sa Sainteté que le texte du livre pris dans son tout, ne pouvait signifier qu'une doctrine très-pure ; que ce texte doit passer pour correct et pour clair dans le sens catholique, puisque ce sens concilie sans peine toutes les diverses parties du texte. » La conclusion porte : « Quand même il y aurait dans mon livre des ambiguïtés, qui n'y sont pas, et que l'équivoque n'en serait levée par aucun autre endroit, M. de Meaux aurait dû m'inviter charitablement à

 

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m’expliquer sur ces endroits. » Il ajoute : « Que croira-t-on d'un livre, dont les défenses très-correctes sont déjà encore plus répandues que le livre même dans toute l'Europe? Ces défenses ne peuvent plus être séparées du livre qu'elles justifient ; elles ne font plus avec ce livre qu'un seul ouvrage, indivisible dans son tout.....

Quiconque demanderait encore de nouvelles explications d'un livre déjà tant de fois expliqué, pour en changer tant soit peu le texte, paraîtrait songer moins à mettre la pure doctrine en sûreté qu'à flétrir l'auteur. » Ce libelle n'a que 12 pages.

Le quatrième, intitulé Libelli propositiones ab adversortis impugnatœ, testimoniis Sanctorum propugnantur, contient 62 pages : ce sont les trente-huit propositions des examinateurs. Les passages qu'il apporte pour prouver l'amour pur, sont les mêmes que ceux de son Instruction pastorale : après chaque proposition il apporte différents témoignages, et quelquefois ne fait qu'une note, plus ou moins étendue.

Au reste tout ce qu'il dit dans tous ces derniers écrits, n'est que ce qu'ont allégué Alfaro et le sacriste dans le temps de l'examen. Je doute fort que les cardinaux lisent ces derniers ouvrages.

Hier il n'y eut point de congrégation à cause de la chapelle : elle s'est tenue aujourd'hui, malgré la fête. On dit que les dernières lettres du roi y ont contribué. Le Pape a promis de donner encore la congrégation qui se tient le mercredi, ce qui avancera le jugement : ainsi les cardinaux pourront finir vers la fin de janvier. M. l'abbé vous mandera le détail. On a aujourd'hui commencé le quatrième des sept articles qu'on discute dans l'examen. Je suis avec un très-profond respect, etc.

 

Phelippeaux.

 

P. S. M. de Cambray a omis dans son livre la quatrième proposition, la dixième et la onzième, qui se trouvent dans l'extrait des examinateurs : la quinzième proposition qu'il a mise dans son livre, n'est point parmi les propositions manuscrites. Les propositions 23, 24, 26, 30, sont encore omises. Il a changé l'ordre que les examinateurs avaient donné aux propositions ;

 

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peut-être l'a-t-il fait à dessein de tromper. Son livre ne contient que trente-deux propositions : il a uni la trente-septième avec la cinquième. Il dira peut-être qu'on lui a envoyé un exemplaire en cette forme. Je n'ai pu encore avoir le livre à moi ; il est rare.

 

LETTRE CDXV. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE. Rome, ce 8 janvier 1699.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire de Paris, le 15 décembre, par l'ordinaire. Depuis, c'est-à-dire samedi, il est arrivé un courrier extraordinaire de M. de Torci à M. le cardinal de Bouillon, qui lui a porté ses lettres à Frescati, où ce cardinal était allé le mercredi matin avec sa compagnie ordinaire, le P. Charonnier et un autre jésuite, et d'où il comptait revenir hier ; mais l'arrivée du courrier l'en fit repartir dimanche, et il eut audience de Sa Sainteté dès le jour même. Il lui porta une lettre du roi au sujet de l'affaire de M. de Cambray, très-belle et très-pressante : je n'ai pas encore pu en avoir copie. Je ne sais l'effet que produiront ces nouvelles instances; mais je ne doute pas qu'il ne soit avantageux. Ces lettres serviront toujours à réveiller le Pape et cette Cour : elles animeront ceux qui ont de bonnes intentions, fortifieront peut-être les faibles qui n'auraient pas voulu se déclarer, par complaisance pour le cardinal de Bouillon, et feront voir aux malintentionnés qu'il n'y a point à espérer de changement dans l'esprit du roi, qui connait ici le vrai intérêt de l'Eglise et de son royaume, et qui ne peut être surpris par leurs artifices.

Je ne sais pas le particulier des dépêches de Sa Majesté ; mais par ce qu'ont dit le Pape et le cardinal Spada, par l'abattement du cardinal de Bouillon, et les mauvais discours qu'il a tenus, je juge que ce cardinal est très-mortifié, et qu'apparemment on lui aura fait sentir le juste mécontentement qu'on a de sa conduite, et qu'on est instruit de ses artifices. Je vis hier cette Eminence,

 

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et elle eut peine à cacher son dépit : on ne parla de rien qui eût rapport à M. de Cambray; mais je compris fort bien son chagrin, dont je fis semblant de ne pas m'apercevoir. Je ne doute pas que ces nouveaux coups n'aient été frappés d'après les lettres du 10 du mois passé, envoyées par la voie de Florence. Quoi qu'il en soit, les lettres sont arrivées très-à propos; et elles n'auraient pas servi de beaucoup, si l'on avait attendu plus tard : car il est principalement question de presser les opérations, et de faire voir à cette Cour qu'il faut finir, étant moralement certain que la fin ne peut être que bonne, puisque nous avons assurément le Pape et tous les cardinaux pour nous. En effet je ne regarde le cardinal de Bouillon et le cardinal Ottoboni que comme des chiens qui aboient, et qui ne font du mal que par le retardement qu'ils apportent, surtout le cardinal de Bouillon, qui ne fait que rebattre perpétuellement les mêmes choses sur l'amour pur, sur la charité et les divers sens, n'osant jamais conclure. On m'assura encore hier de bon lieu que cette Eminence, la dernière fois qu'elle parla, s'étudia dans son discours, dont je vous ai rendu compte par ma lettre du 29 de décembre, à faire valoir pendant plus d'une grosse heure les nouvelles autorités qu'il apporta, des directeurs de Madame de Maintenon, du Combat spirituel, et de M. de Chartres sur l'amour pur, et cela lorsqu'il était question de parler sur les dernières épreuves. On a raison de compter pour temps perdu un temps si mal employé, et avec tant d'affectation de mauvaise volonté.

Je ne sais comment le cardinal Spada aura écrit au nonce. Je crains un peu qu'il ne l'ait fait fort superficiellement, et toujours en excusant le cardinal de Bouillon ; car c'est le caractère du cardinal Spada. Je m'en suis aperçu plus d'une fois ; et en dernier lieu il me l'a fait assez connaître, lorsque sur les plaintes que je prenais la liberté de lui faire de ce que le cardinal de Bouillon parlait sans laisser son vœu, il m'assura que ce cardinal avait commencé la veille à voter précisément sur les qualifications des propositions. Et cependant il est certain encore à présent qu'il n'a laissé jusqu'ici de qualification sur aucune proposition : j'ose avancer que je le sais du cardinal Albani, du cardinal Casanate

 

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précisément, du commissaire du saint Office, et que pas un seul des autres cardinaux ne m'a dit le contraire, quand je le leur ai demandé. Plusieurs même, comme le cardinal Panciatici, qui est assez franc, et le cardinal Carpegna, me l'ont assez fait entendre.

Hier le cardinal Casanate me dit que tous allaient bien, excepté le cardinal de Bouillon. Quant au cardinal Ottoboni, il ajouta que c'était moins que rien. Et sur le cardinal Albani, il me fit entendre qu'il tâtonnait, mais qu'à la fin il ferait comme les autres. C'est une vérité plus que certaine, que tout le mal vient du cardinal de Bouillon. Il fait des difficultés sur tout : cela est cause que le Pape et les cardinaux vont avec plus de précaution et de lenteur. Ainsi au lieu de faciliter les choses, le cardinal de Bouillon ne cherche qu'à les embarrasser; et j'ose dire que c'est une espèce de miracle que lès esprits se soutiennent comme ils font. C'est à la bonté de la cause qu'on doit l'attribuer, et à la fermeté du roi, qui montre véritablement à toute la terre en cette occasion combien la religion lui tient au cœur.

J'espère que les lettres que vous recevrez du 16 décembre par le courrier de M. de Torci, vous confirmeront les dispositions de ce pays-ci. Ces lettres contiennent une plus ample explication de celles du 10, et vous pouvez compter que tout ce que je vous ai mandé est la pure vérité d'un bout à l'autre : il y a même plus à augmenter dans mon récit qu'à y diminuer. Pour moi, en mon particulier, je me fais une religion de ne rien écrire que ce dont je ne puis douter. J'ose dire que je passe une infinité de choses sous silence, ou parce qu'elles me paraissent petites, ou parce que ce ne sont que des ouï-dire, dont je n'ai pas la dernière certitude : il y a assez de faits certains sans y en mêler d'autres.

Tout l'artifice, en un mot, de nos adversaires, tend à tâcher d'établir sur les propositions de M. de Cambray deux sens, dont l'un soit excusable. Pour l'amour pur, on s'efforce de le défendre du mieux qu'on peut, en se servant de tous les médians arguments dont ce prélat a fait usage : mais tout le monde est ferme, et je vois qu'on le sera jusqu'à la fin, de manière que je ne doute presque pas que nos adversaires ne soient obligés de céder et de

 

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souscrire à la condamnation, quoique tout leur but soit de l'empêcher.

Si le roi continue à parler fortement au nonce sur les cabales, et particulièrement sur le scandale que cause la division des qualificateurs, sur l'addition des trois derniers dans un temps où tout allait être fini, sur le sacriste qui s'était déclaré partie avant que d'être juge, sur l'archevêque de Chieti qui d'abord avait fait un vœu contre le livre, et que le P. Alfaro, aussi bien que la cabale, ont-fait ensuite changer en lui inspirant des vues de politique ; si, dis-je, le roi insiste là-dessus, cela fera des merveilles. Car enfin le seul argument des cambrésiens est à présent la division des examinateurs : ils n'ont plus exactement autre chose à dire, et le Pape n'est embarrassé que par cette seule raison. Il ne fait que répéter : Cinque, cinque : come far me? Il n'y a pas encore longtemps que Sa Sainteté appela le commissaire du saint Office, et pendant un quart d'heure il ne dit autre chose que ces mots : Cinque ! cinque ! Le commissaire lui représenta que les cardinaux n'étaient pas ainsi partagés; et ensuite, que c'était en lui que résidait spécialement le pouvoir de décider. Ainsi il faut de la part de la France remontrer le peu de cas qu'on doit faire des cinq examinateurs opposés, dont trois auraient dû être exclus-selon toutes les règles divines et humaines ; et faire voir au Pape tout doucement qu'il a commis une faute considérable, en accordant l'adjonction des nouveaux examinateurs qui ont fait tout le mal, et rejeter néanmoins cette faute sur la cabale qui l'a trompé. Mais en même temps il est nécessaire de lui faire voir, qu'il ne convient pas à l'Eglise romaine de paraître embarrassée sur une matière de cette nature, qui regarde la foi, qui a déjà été décidée contre Molinos et les autres quiétistes ; ni sur un livre condamné unanimement par les évêques et les docteurs de France, dont le suffrage a bien au moins autant de poids que celui des cinq qualificateurs qui se sont rendus suspects avec autant de fondement depuis le premier jusqu'au dernier, en osant excuser la doctrine de M. de Cambray.

Les Jésuites vantent ici beaucoup l'éloquence de M. le cardinal de Bouillon, sa facilité à s'énoncer dans les congrégations, disant

 

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qu'il parle véritablement en maître. Ils ne tiendraient pas de pareils discours, s'ils entendaient ce que rapportent ceux qui sont présents aux assemblées, qui assurent que ce cardinal ne débite fort longuement que des pauvretés et ne fait que des chicanes, qui disent qu'il joue parmi les cardinaux le personnage du sacriste parmi les examinateurs. Pour moi, qui sais que tout ce qu'il dit est écrit, et qu'il ne fait que lire ce que lui a préparé le P. Charonnier, qui n'écrit pas mal en latin; pour moi, qui n'ignore pas combien ce Père est superficiel en tout, et principalement sur ces matières, dont je me suis entretenu quelquefois avec lui, je ne trouve plus de difficulté à admirer ce qui n'est rien moins qu'admirable. Ce n'est pas que le cardinal de Bouillon ne prétende décider comme un oracle, et ne soit fort mécontent de ceux qui osent le contredire. Mais il ne laisse pas d'en trouver ; et généralement les airs de hauteur et de mépris qu'il prend ne lui siéent guère, et ne lui attirent pas des applaudissements. Les cardinaux Casanate et Nerli sont ceux qui parlent le plus fortement contre tout ce qu'il dit, sans aucun ménagement. Le cardinal Nerli traite hautement d'illusion dangereuse l'amour du cinquième état, et l'appelle l'amore filosofico. Dans toutes les chapelles, ils se font remarquer les uns aux autres toutes les prières de l'Eglise et de leur bréviaire, dont l'esprit est tout opposé à la doctrine de M. de Cambray. Plusieurs cardinaux, qui ne sont pas du saint Office, m'ont assuré ce fait.

Le cardinal Casanate est, Dieu merci, en meilleure santé. Rien n'est capable de le détourner du chemin de la vérité : c'est l'homme le plus droit que je connaisse, qui estime le plus l'Eglise de France et sa doctrine, et qui a un respect infini pour le roi. Il me disait l'autre jour que sans le roi la religion courait grand risque, que le saint Siège n'avait pas de plus ferme appui, et qu'il fallait ne pas aimer la religion et le saint Siège pour n'en pas convenir. Nous parlâmes une fois de l'affaire de la régale. Je crois qu'on pourrait très-aisément se rapprocher là-dessus; et je suis persuadé que si l'on pouvait faire entrer dans la négociation le cardinal Casanate, on ne trouverait pas beaucoup de difficultés de la part des autres cardinaux et du Pape. Si l'on me jugeait capable

 

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de faire quelque-chose là-dessus, au moins d'essayer et de commencer avant que l'ambassadeur vînt, peut-être serais-je assez heureux pour lui préparer la voie ; mais il faudrait un grand secret, et que le cardinal de Bouillon n'eût pas le moindre vent de cette affaire; ce qui serait très-aisé. Au moins servirais-je avec affection et fidélité, et peut-être avec plus de facilité qu'un autre, surtout s'il s'agissait de traiter avec le cardinal Casanate, qui a une confiance en moi que je ne mérite pas, mais qui est particulière. J'écris ceci à tout événement, et vous en ferez l'usage que vous jugerez à propos. Si l'on voulait commencer cette négociation, il n'y aurait pas de temps à perdre à cause des conjonctures favorables d'un pape qui veut faire plaisir au roi, et du cardinal Casanate qui se trouvera peut-être bien disposé par toute sorte de raisons. Il n'y aurait toujours point de mal de me donner quelques instructions sur ce sujet, dont je vous réponds que je ne ferai pas mauvais usage.

Pour revenir à nos affaires, je sais de très-bonne part que le Pape a été très-touché de la lettre du rai, et très-fàché que Sa Majesté crût qu'il avait quelque part au retardement. On prétend qu'il a parlé fortement là-dessus au cardinal de Bouillon, et qu'il lui a fait sentir qu'il savait que tout le mal venait de lui.

Ce cardinal croit donner au roi une grande marque qu'il accélère le jugement autant qu'il est possible, en ayant fait mettre au 6, jour des Rois, la congrégation qui devait se tenir lundi, 5 de ce mois, mais qui à cause de la chapelle ne pouvait avoir lieu. Il n'y a pas, dit ce cardinal, d'exemple qu'on ait jamais fait tenir ce jour-là de congrégation. Il ne songe pas qu'il aurait été bien plus naturel de la faire renvoyer au jour d'auparavant, qui était le dimanche. Mais il fallait quelque acte apparent, pour qu'il pût écrire au roi qu'il avait obtenu la chose du monde la plus extraordinaire ; et cependant il y a beaucoup moins de part que le Pape, qui a plus de désir que personne qu'on ne perde point de temps.

On tint donc mardi, sixième de ce mois, la huitième congrégation ; et hier malin mercredi, on s'assembla encore en conséquence de la promesse de Sa Sainteté, dont je vous ai parlé dans ma

 

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précédente, du 30 de décembre, et de ce qu'il avait résolu il y a près de quinze jours. Ce que je vous marque, afin qu'on ne croie pas que ce soit la lettre du roi qui ait fait résoudre qu'on traiterait encore le mercredi de l'affaire de M. de Cambray. Mais la lettre du roi servira extrêmement à faire abréger cette affaire par une autre voie, en faisant prendre très-certainement au Pape et aux cardinaux des mesures pour qu'on ne perde pas le temps à tant de discours vains. Cette lettre portera ensuite à chercher les moyens les plus propres à abréger la rédaction de la bulle, qui aurait pu tenir des temps infinis, au lieu qu'il y a lieu d'espérer qu'on songera uniquement à finir cette affaire, et que peut-être le cardinal de Bouillon ne sera plus assez hardi pour s'opposer aux bonnes intentions des autres.

Je ne sais pas encore ce qui s'est passé dans les deux dernières congrégations, parce que je vous écris cette lettre par le courrier de M. deTorci, qui doit partir demain; mais j'espère avant de la fermer, savoir quelque chose. Le cardinal Noris, que je vis samedi, me dit qu'il devait parler le mardi suivant, et qu'il voulait être très-court, afin de donner à d'autres cet exemple. Il devait s'expliquer sur le sacrifice et les dernières épreuves. Après lui les cardinaux Ottoboni et Albani auront parlé. Le cardinal de Bouillon s'attendait aussi à le faire : il était allé pour cela, au sortir de chez le Pape, à Frescati travailler avec le P. Charonnier, qui est toute sa consolation et toute sa ressource.

Je ne puis m'empêcher de dire que ceux qui prétendent excuser le cardinal de Bouillon sur sa conscience, qui, disent-ils, ne lui permet pas de condamner le livre de M. de Cambray, veulent se laisser éblouir par un vain prétexte.

Il n'est que trop certain que c'est un engagement qu'il a pris avant que de venir ici, et avant que d'examiner la matière. Il est encore très-sûr qu'il n'a jamais parlé franchement là-dessus. Ses manœuvres le font assez voir, depuis le commencement de l'affaire jusqu'à présent. Il a voulu et cru pouvoir tromper et amuser le roi comme tout le monde, et pendant ce temps former ici un parti sur lequel il comptoit tout rejeter. Si le caractère de ministre et de cardinal membre de la congrégation l'embarrassait,

 

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que ne choisissait-il l'un ou l'autre? Que ne s'est-il expliqué nettement au roi? Pourquoi tant de détours, tant de souplesse, pour me persuader qu'il était plus contre M. de Cambray qu'on ne pense, jusqu'à me dire qu'il voudrait pouvoir me montrer son vœu, et qu'il était assuré que j'en serais content ? Pourquoi n'ose-t-il pas soutenir hautement la vérité, et ne défend-il la doctrine de M. de Cambray que par des équivoques, par des doubles sens, et qu'en proposant des expédiens qui, si on les approuvoit, éterniseraient cette malheureuse affaire et couvriroient de honte le saint Siège? Quel homme de bon sens pourra jamais s'imaginer que ce soit une délicatesse de conscience qui l'ait porté à mettre la division parmi les qualificateurs, en y faisant ajouter, lorsque l'affaire était presque finie, trois examinateurs dont il était assuré, et en s'opposant au choix du P. Latenai, que Sa Sainteté avait nommé pour rompre le partage? Qui pourra jamais penser sérieusement qu'il se croie plutôt obligé en conscience de suivre le sentiment du P. Dez, du P. Charonnier et des Jésuites, que celui des évêques de France, des plus célèbres docteurs de Paris et de tout le royaume, et j'ose dire de tous les théologiens de Rome qui sont sans passion ?

Je ne suis pas le seul ici qui porte ce jugement du cardinal de Bouillon, puisque le Pape et tous les cardinaux ne peuvent s'empêcher de dire que cette Eminence fait à Borne un personnage bien odieux contre son roi et contre sa patrie en faveur d'une cause très-déplorable.

M. l'abbé de Chanterac a donné au Pape ces jours passés les quatre nouveaux écrits de M. de Cambray, que j'espère pouvoir joindre à ce paquet. Il les a distribués aussi aux cardinaux, qui la plupart ont déclaré ne les vouloir pas seulement regarder.

J'oubliai, je pense, dans ma dernière lettre, de vous parler de M. Langlois, dont M. le cardinal de Bouillon m'a lu une lettre qu'il lui écrit de Paris, je crois en date du 7 de décembre, par laquelle il lui marque tous les discours qu'il vous a tenus, tous les bruits qui courent à Paris sur ce cardinal ; et en particulier, que vous lui aviez dit savoir fort bien qu'il est entièrement favorable à M. de Cambray, et qu'il faisait tous ses efforts, ainsi que les

 

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Jésuites, pour le sauver. J'ai pris avec M. le cardinal ce récit en badinant, et me suis rejeté sur le zèle de M. Langlois contre les erreurs de M. de Cambray.

Un des confidents de M. le cardinal de Bouillon est ici un nommé Fortin, que vous avez vu il y a dix ans feuillant, sous le nom de dom Jean de Saint-Laurent, ou le petit dom Côme. Il est à présent défroqué par le grand crédit de M. le cardinal de Bouillon, et est aussi fort bien auprès de lui.

Les Jésuites ne vous épargnent en rien, ni M. l'archevêque de Paris, ni le roi, ni Madame de Maintenon ; je parle des François plutôt que des autres.

J'apprends qu'on a fini la matière des épreuves. On a bien avancé le quatrième chapitre sur le proprio conatu et l'attente de la grâce : on m'a même assuré que ce chapitre fut fini hier ; on a réduit le surplus des propositions à trois chapitres. Il y a lieu d'espérer que chaque semaine on en pourra terminer un. Le Pape a déclaré qu'il ne voulait pas qu'on parlât au saint Office d'autres affaires que celle de M. de Cambray ne fût terminée. Ainsi toute la congrégation du mercredi s'emploie à traiter cette matière, celle du lundi de même. Je sais que Sa Sainteté a dit que tout serait fini dans peu de jours, c'est-à-dire à la fin du mois.

Il sera question ensuite de la bulle, qui passera per manus. Ce serait un grand coup si l'on en chargeait le cardinal Casanate : j'ai lieu de l'espérer, et je n'oublie rien de ce qui dépend de moi pour y déterminer le Pape; cela épargnerait bien des chicanes.

Le cardinal Albani ne fait pas mal à présent, à ce qu'on dit ; mais je ne puis lui pardonner ses tours de souplesse. Le cardinal Carpegna dit à un de mes amis, il y a huit jours, que le cardinal Albani avait toujours i piedi a due staffe. Pour le cardinal Ottoboni, il semble revenir et vouloir mieux faire. A l'égard du cardinal de Bouillon, il a parlé avec un peu plus de modération, mais néanmoins, à ce qu'on m'a assuré, toujours dans les mêmes principes. Il est résolu, à ce qu'on prétend, de ne donner son vœu qu'à l'extrémité. Cette Eminence veut le plus grand mal au pauvre Poussin, et l'on croit qu'elle a écrit fortement à la Cour contre lui, pour l'empêcher d'être secrétaire du nouvel ambassadeur.

 

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Les amis du cardinal de Bouillon et de M. de Cambray sont ici ravis, d'être assurés que Poussin ne restera pas à Rome. La vengeance est bien indigne; car il est très-certain qu'il n'y a que la chaleur avec laquelle Poussin a parlé de l'affaire de M. de Cambray, qui lui a attiré la disgrâce du cardinal de Bouillon.

Les amis de M. de Cambray envoient presque tous les jours auprès du Pape, ou Fabroni, ou le P. Alfaro, ou le P. Bamascène, ou quelque émissaire pareil, pour lui embrouiller l'esprit. On remarqua que dimanche, une demi-heure avant que le cardinal de Bouillon parlât au Pape, ce P. Damascène avait été longtemps avec le saint Père. L'abbé Feydé, qui me l'a dit, eut audience du Pape après lui et avant le cardinal de Bouillon. Le Pape lui dit que ce Père venait de lui parler sur M. de Cambray.

Comment se gouverne M. de Beauvilliers? Il me semble bien dangereux pour le présent et pour l'avenir, de le laisser dans la place qu'il occupe. Je ne doute pas qu'il ne soit toujours le même. Est-il vrai que M. de Paris a donné pour confesseur à Madame Guyon le P. Valois, jésuite? Cela passe ici pour certain, et paraît bien extraordinaire.

Ou n'attend plus ici M. l'ambassadeur qu'au mois de mars. Je vous prie de lui parler de mon induit pour mon abbaye. Si le roi ou le ministre lui en pouvait dire un mot, cela disposerait la réussite de mon affaire à son arrivée, et toutes les circonstances y concourraient. Ayez la bonté de vous souvenir de moi pour ma subsistance et de prendre avec mon père les mesures convenables à ce sujet.

Sa Sainteté est en parfaite santé, elle est sortie cette après-dînée. J'attends mes lettres du 22 pour aller à son audience.

J'ai attendu à l'extrémité à fermer mon paquet. On m'avait promis de me donner les livres de M. de Cambray ; on m'a manqué de parole. Je vous en envoie un des quatre, qui est le plus impertinent : je vous ferai passer les autres par le premier courrier. M. Phelippeaux vous fait le détail de ce qu'ils contiennent.

Je pense que le dessein des cardinaux est de ne se pas contenter du respective, dans la condamnation des propositions du livre.

 

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