Lettres CCXXXVIII-CCLIV
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LETTRE CCXXXVIII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE  (a). Rome, ce 18 mars 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, du 24 février.

Les affaires sont en même état. Le Pape veut finir, et continue de presser. Il voulait par l'insinuation du cardinal de Bouillon qu'on ôtàt l'affaire des mains des examinateurs, et la faire passer dans l'état où elle est à la Congrégation des cardinaux. On l'a proposé au saint Office ; on en a vu l'impossibilité. On s'est bien aperçu du dessein de faire échouer les bonnes intentions de Sa Sainteté et du roi, en étranglant une affaire, qui, n'étant point encore digérée ici, était hors d'état d'être examinée par les cardinaux et jugée comme il faut. Cela allait à un donec corrigatur, ou à une nouvelle impression de ce livre avec des notes, ou tout au plus à une prohibition du livre très-légère. J'ai prévu le coup dès ce premier moment : et le cardinal Noris, le cardinal Ferrari et le cardinal Casanate s'y sont opposés, et ont été suivis de tous.

Voyez un peu, je vous prie, l'esprit de ces gens-ci. Ils ont voulu d'abord éterniser l'affaire; mais le cardinal de Bouillon pressé, et voyant qu'on veut examiner et finir bien, faisait étrangler l'affaire, pour en rendre l'examen douteux et impossible, et la décision injurieuse aux évêques, au roi et au Pape. Il sacrifie tout aux Jésuites et à sa vanité, qu'il croit être intéressée là-dedans en faveur de M. de Cambray. Il n'a rien moins que rage contre moi, de voir le peu de cas que je fais de ses misérables finesses, et le peu d'effet que ses impostures ont fait à Rome. Je ne puis assez vous dire le mépris que cela a achevé de donner de lui (a). Il est vrai que je l'ai pris d'un ton bien haut; mais il s'agissait

(a) Vous le voyez : de simple fripon qu'il était, le cardinal ambassadeur est devenu un infâme scélérat, depuis qu'il a paru croire à !a volée de coups de bâton reçus par M. l'abbé.

 

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du tout pour moi; et quand on n'a rien à se reprocher, on est bien fort. Ma douleur et ma tristesse n'a pas laissé d'être extrême par rapport à la France, qui ne voit pas ce qu'on voit ici.

Je vous avoue que je ne suis pas sans crainte au sujet de la Gazette de Hollande: je souhaiterais pour ma satisfaction, si elle a parlé de cette fable ou même quand elle n'en aurait pas parlé, qu'on y fît mettre l'article que je vous envoie, ou à peu près ; aussi bien que dans les avis à la main de Paris, qu'on envoie partout : « Toutes les lettres portent la fausseté entière des bruits répandus en France sur M. l'abbé Bossuet, qui poursuit à Rome la censure du livre de M. de Cambray, et qui n'en partira pas que l'affaire terminée. » On peut ajouter qu'il a souvent audience de Sa Sainteté à ce sujet, et des cardinaux. Cela ne laisse pas sans affectation de justifier, quand la vérité y est et qu'on me voit ici faire ce que j'y fais.

Je ne vous en parlerai plus, si je puis m'en tenir (a) ; j'en ai honte. Il faut que je leur aie donné bien peu sujet de me critiquer, pour avoir inventé une fausseté pareille. La vérité est que je ne vais nulle part, et que je n'ai jamais fait un pas que j'aie caché, hors quelques-uns à présent, encore très-rarement, par rapport à ce que vous savez. Mais le cardinal de Bouillon et les Jésuites sont fâchés de me voir ici distingué de tout le monde, indépendamment d'eux.

Je vis avant-hier le P. Dez, qui fit l'étonné de l'imposture : il m'assura qu'on ne lui en écrivait rien de Paris. Il me dit qu'il voulait en écrire au P. de la Chaise, et lui rendre témoignage de mon innocence : je l'acceptai. Je me plaignis un peu à lui de la protection que les Jésuites donnent si publiquement à M. de Cambray; il s'en défendit fort pour lui, et très-légèrement pour les Jésuites. Du reste je lui donnai mille témoignages d'amitié de votre part et de la mienne.

J'ai cru qu'il était temps et à propos d'aller aux pieds de Sa Sainteté, n'ayant qu'à le  louer dans les conjonctures présentes. J'y allai donc samedi ; il me donna toutes sortes de marques de bonté en particulier, et pour vous une considération et une estime

 

(a) Il ne pourra pas.

 

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infinie. Il me demanda pourquoi j'avais été si longtemps sans le venir voir. Je lui fis entendre que les évêques n'étant pas parties dans cette affaire, mais seulement témoins nécessaires, appelés par M. de Cambray, je n'avais pas cru qu'il fallût l'importuner de leur part, connaissant d'ailleurs ses bonnes intentions. Il fut fort aise quand je lui ajoutai que je regardais comme un miracle, qu'il fallait qu'il eût été inspiré de Dieu, pour avoir résisté aux insinuations que je savais qui lui avaient été faites contre la vérité. Je lui témoignai de la part des évêques, la joie et la satisfaction qu'ils avaient reçue du choix des deux cardinaux; pour régler les conférences et finir les disputes. Sur ce mot de dispute, il m'assura que ce n'avait jamais été son intention de faire disputer, que cette méthode était pernicieuse. Je l'assurai que j'en étais persuadé, et qu'on le voyait bien par l'ordre qu'on tenait à présent, et la diligence avec laquelle on travaillait, qui ne pouvait être plus grande. Vous le voyez, me dit-il, et je suis bien aise que vous en soyez content.

Je fus encore bien aise de le prévenir sur les écrits que vous et les évêques de France jugez à propos d'opposer aux nouvelles illusions de M. de Cambray. Je savais qu'on l'a voulu animer là-dessus : je lui en dis toutes les raisons par rapport à la France, et tâchai de n'oublier rien. Il me parla fort des écrits qu'on répandait ici ; mais cela regardait ceux de M. de Cambray, dont il paraît presque chaque semaine quelque chose de nouveau, ou en latin ou en français. J'envoie à M. de Paris trois lettres de ce prélat contre lui, qu'il vous communiquera.

Enfin je finis par lui laisser votre Relation latine (a), et ne croyant pas qu'il fallût que le juge ne fût pas instruit de tout. Il me promit de la lire exactement, et avec d'autant plus de plaisir et de satisfaction, m'ajouta-t-il, que vous m'assurez qu'elle est faite par M. de Meaux, à qui on doit ajouter une entière foi. Il voulut bien me louer par des termes que je ne mérite que par ma bonne intention, mais qui feraient rougir de honte mes imposteurs. Il m'ordonna de venir le voir plus souvent; ce que je ferai assurément

 

(a) Celle qui se trouve dans notre volume précédent, en tête des Lettres sur l’affaire du quiétisme.

 

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tous les quinze jours, et peut-être plus souvent s'il est nécessaire. Comme je m'en allais, il me dit de me souvenir de vous écrire qu'il vous donnait sa bénédiction, et qu'il vous portait dans ses entrailles. Il me parla avec indignation de Madame Guyon.

Ce matin j'ai vu M. Aquaviva, maître de chambre de Sa Sainteté : je l'ai informé de tout. La lecture de la Relation l'a fort surpris : il m'a assuré que les Jésuites lui avaient fait entendre tout le contraire, en décriant les évêques, et vous en particulier, comme animés par l'intérêt et la passion, et le roi comme conduit en tout par Madame de Maintenon. On n'oublie rien : tout est illusion et artifice.

On acheva dimanche les articles de l'indifférence. Le sacriste parla deux heures, dans la vue d'excuser M. de Cambray. On m'a assuré qu'il se repentait de s'être si fort engagé pour les Jésuites, depuis la lecture de votre Préface; je ne fais fond sur rien de cet homme. On ne peut encore savoir précisément à quoi se détermineront ceux qui veulent excuser M. de Cambray. On ne vote pas encore ; on ne fait qu'examiner les articles, par rapport aux propositions extraites : on verra à la fin de noter et qualifier.

L'archevêque de Chieti ne se trouva pas dimanche à l'assemblée ; il devait parler : je le crois irrésolu et incertain. Il n'y entend rien du tout, et est gouverné par les Jésuites. J'ai vu tous les examinateurs depuis quatre jours, hors Alfaro et le sacriste. L'amour naturel les démonte : ils ne savent plus comment défendre M. de Cambray; ils n'y oublient rien cependant. Gabrieli me parle toujours comme devant à la fin condamner le livre; mais il a peine à qualifier les propositions : mais il avoue le péril du livre à cause des circonstances et équivoques. Je lui ai démontré qu'il n'y en avait plus après votre Préface. Le P. Philippe tremble pour les mystiques: il attend incessamment les Pères de France. Il a l'esprit très-faux, et prend toujours l'objection pour le principe.

Si cette division dure, je songe à faire proposer deux examinateurs assurés, Latenai et le général de la Minerve, par le moyen

 

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de MM. les cardinaux Noris et Ferrari. C'est le seul canal sûr : il s'agit de les y faire entrer ; j'y ferai mon possible.

Vous ne pouvez trop tôt envoyer vos écrits latins sur les observations, notes et amour naturel. Je fais relier votre livre pour le Pape et le cardinal Spada, à qui je le donnerai.

J'écris et continuerai de rendre compte de tout à M. l'archevêque de Paris.

On commença dès dimanche les épreuves : Alfaro parla à son ordinaire. Je commencerai incessamment à instruire les cardinaux, et j'ai déjà commencé.

Je ne saurais assez vous prier, vous et vos amis, de publier la fausseté de ce qui me regarde, homme et femme. Je vous prie de ne pas oublier Monseigneur le Dauphin : il est très-dangereux qu'il ne prenne des impressions qui dureraient autant que la vie. Vous pouvez même vous plaindre de M. le cardinal de Bouillon, s'il n'a pas daigné me rendre justice là-dessus. Il faut insister sur ce que je ne vais jamais, je dis jamais, dans cette maison : cela me paraît démonstratif, et public ici. Je n'y ai jamais été que comme je vous l'ai dit ; et il y a dix mois que je n'ai parlé aux Dames de cette maison qu'au lieu public depuis ma prétendue aventure, pour donner un démenti.

Il ne faut pas que M. le nonce cesse d'écrire, et surtout qu'on souhaite une censure qualifiée : l'un ne sera pas plus long que l'autre. Je ne me rebute pas, Dieu merci : j'aurais pourtant pour ma santé un peu besoin de repos; mais j'espère aller jusqu'au bout.

 

LETTRE CCXXXIX. BOSSUET A   SON NEVEU  (a). A Meaux, ce 24 mars 1698.

 

Je ne vous dirai qu'un mot, parce que je n'ai reçu votre lettre du l qu'hier fort tard, et que j'ai passé la matinée à écrire à la Cour sur votre affaire, que j'ai réduite à un Mémoire plus court, craignant que votre lettre à Madame de Maintenon ne fût trop

 

(a) Revue sur l'original.

 

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longue. J'envoie le tout par un exprès à M. de Paris et à Versailles. On fera tout ce qu'il faut, ne soyez en peine de rien. Dieu vous aidera, si vous apprenez à mettre en lui de bon cœur votre confiance. M. Phelippeaux vous fera part de ce que je lui écris.

Si l'on veut s'en tenir à une condamnation générale, il faudra s'en contenter en faveur de la brièveté.

 

LETTRE CCXL. M. DE NOAILLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS, A L'ABBÉ BOSSUET (a). Conflans, 24 mars 1698.

 

Je réponds par celle-ci, Monsieur, à vos deux lettres du 25 février et du 4 de ce mois. Vous me faites grand plaisir de me mander surtout dans l'absence de M. de Meaux, se qui se passe dans notre affaire. Je vois la peine qu'elle vous donne toujours, et les efforts de la cabale pour soutenir la mauvaise cause ; mais j'espère de la bonté de la nôtre et des bonnes intentions du Pape, que vos soins auront enfin le succès que nous pouvons désirer. La proposition de M. le cardinal de Bouillon a, comme vous dites, du bon et du mauvais : ainsi il faut bien examiner dans quelle vue il l'a faite; et puisque nous avons tant attendu, il vaut mieux attendre encore un peu plus et avoir une condamnation plus forte. J'ai bien de la joie que vous soyez content du Père procureur général des Minimes : je vous prie de concerter toujours avec lui ; vous pouvez vous fier à sa sagesse et à ses lumières. Il connaît la Cour où vous êtes, et il a beaucoup de capacité et de piété.

Je viens promptement à vos affaires particulières, et vous dis d'abord que j'y ai pris beaucoup de part, et vous ai fort plaint d'une pareille injustice. Je puis vous assurer, Monsieur, pour votre consolation, qu'on en est fort revenu présentement. Je porterai demain votre lettre à Versailles, et la présenterai après-demain à Madame de Maintenon : j'y ajouterai ce que je sais d'ailleurs ; mais je ne ferai par là que confirmer ce que je lui ai déjà dit ; car je lui en ai parlé comme il fallait pour vous. J'en

 

(a) Revue sur l'original.

 

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parlerai aussi au roi : je ferai tout ce qui dépendra de moi pour effacer les impressions qu'on a voulu lui donner contre vous, et j'espère que nous en viendrons à bout. Ne vous découragez donc point gardez-vous bien de donner dans le piège qu'on vous tend, pour vous faire sortir de Rome et abandonner l'affaire que vous soutenez. Forcez par une conduite précautionnée vos calomniateurs à se dédire, ou du moins ceux à qui ils en auraient imposé à changer de sentiment: après cela tenez-vous en repos. Comptez que j'aiderai M. de Meaux de mon mieux à vous en procurer, et qu'en cette occasion, comme en toute autre, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous persuader, Monsieur, de la sincérité avec laquelle je vous honore parfaitement.

 

Louis-Ant., archev. de Paris.

 

LETTRE CCXLI. L'ABBÉ BOSSUET  A SON  ONCLE (a). Rome, ce 25 mars 1698.

 

Je viens d'écrire une très-longue lettre à M. de Paris, où je lui rends compte de tout, et des dispositions du Pape, du cardinal de Bouillon et des Jésuites, qui sont les mêmes.

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, du 3 mars.

Depuis ma dernière, j'ai su l'effet que votre Relation avait fait sur l'esprit du Pape. Il se la fit lire deux fois, et cette lecture fit sur lui une grande impression. C'est Monseigneur Geraldini, secrétaire des Brefs, qui la lui lut, et qui me le dit après, et comme le Pape en avait été content. Il était essentiel dans la circonstance où la cabale fait les derniers efforts, de lui imprimer bien dans la tête la suite de toute cette affaire, qui justifie si bien votre procédé et fait connaitre M. de Cambray. Je dois incessamment joindre à votre premier écrit, envoyé à M. de Cambray, un extrait très-court de votre Préface , le tout en italien, pour le faire lire au

(a) Revue sur l'original.

 

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Pape par la même personne, qui me l'a promis. Il faut qu'on soif ici aveugle pour résister à la lumière de cet ouvrage, qui confond et confondra à jamais l'erreur et M. de Cambray.

Je vis samedi le cardinal Spada, qui me reçut à merveille : il est très-content de votre lettre, que M. le nonce lui a envoyée par le dernier ordinaire. Il m'a assuré que le Pape, à qui il l'avait lue, en était très-satisfait. Il n'avait pas encore reçu les deux livres pour lui et pour le Pape : il les allait envoyer chercher au courrier. Je lui dis que j'en avais deux prêts : il me répondit qu'il attendait les siens. Effectivement, avant que de recevoir votre lettre, j'avais été chez lui avec un livre pour le Pape et pour lui, et votre lettre. Je ne le pus voir ; et revenant chez moi, je reçus votre lettre par laquelle vous m'appreniez que vous vous étiez adressé à M. le nonce. Il m'assura qu'il n'était plus question de communication d'écrits. Il approuve toutes vos raisons et tous vos procédés : il convient des vains prétextes que M. de Cambray allègue pour allonger ; mais que le Pape veut finir absolument. Je fus très-content de cette audience.

Monseigneur Giori m'a confirmé les mêmes choses, et que le Pape était très-content de votre lettre, de vous et de votre Relation. L'assesseur depuis deux jours lui a voulu brouiller la cervelle sur le livre de M. de Cambray, lui parlant des théologiens qui étaient pour lui. La cabale est plus furieuse que jamais, soutenue des Jésuites publiquement, et du cardinal de Bouillon à l'ordinaire.

Les cardinaux Ferrari et Noris m'ont parlé dans le même sens que le cardinal Spada, sur les délais et les communications. Autant qu'on peut s'expliquer clairement contre le livre, ils l'ont fait : avec cela je me défie de tout, tant la cabale est unie et puissante.

Le cardinal Spada me dit que vous n'étiez pas partie dans le procès, mais témoin nécessaire, appelé par M. de Cambray.

Le cardinal Noris me dit que M. de Chanterac demandait du temps pour que M. de Cambray vous répondît, mais inutilement : il y avait longtemps que je les avais prévenus.

Il y eut conférence avant-hier, jour des Rameaux : quatre parlèrent; la matière des épreuves fut achevée d'examiner. Le P. Massoulié

 

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parla, le carme, le maître du sacré Palais, le sacriste dans les mêmes principes et les mêmes vues que ci-devant. Ils ont tous lu la Préface ; mais la prévention, ou plutôt l'engagement est étrange. Ils veulent défendre M. de Cambray contre lui-même, contre les sens qu'il donne lui-même à son livre : ils le contredisent en tout manifestement : ils prétendent trouver les mêmes propositions dans leurs mystiques. Que ne trouverait-on partout, si l'on voulait procéder ainsi ? Les plus grandes erreurs se trouveraient dans tous les Pères ; mais il est impossible de leur rien faire entendre. Ils ne le veulent pas : ils se font celer quand je les vais voir ; le sacriste l'a fait trois fois depuis huit jours. Presque tous, hors Alfaro, m'ont fait dire que la conclusion sera différente , et que je serai content ; mais je n'en crois rien.

Qui peut douter par l'union de la cabale et sa force malgré les démonstrations du Pape et du roi, des intentions du cardinal de Bouillon et des Jésuites ? Le cardinal biaise ; il n'y a point en lui de sincérité. Son but est de faire croire au roi qu'il presse le jugement de l'affaire : il veut que le Pape l'écrive au nonce ; mais en même temps il assure que le roi ne se soucie pas que cela finisse bien ou mal. Il fait agir son secrétaire, comme pour presser ; mais ce sont toutes fausses démarches : son unique dessein est de paraître vouloir contenter le roi. Encore un coup, il est furieux plus que jamais.

Rien qui fasse un plus mauvais effet pour la personne du roi, que de voir à Rome le cardinal de Bouillon opposé aux intentions de Sa Majesté, et qui se moque de lui. Cela va jusqu'à faire craindre aux ambassadeurs d'Espagne et d'Allemagne que le roi n'envoie à Rome un ambassadeur : ils s'en sont expliqués, c'est tout ce qu'ils appréhendent le plus ; car ils se jouent ici du cardinal de Bouillon et le méprisent. Vous savez bien que je me suis toujours exprimé de la sorte ; c'est la vérité qui me fait parler.

La première conférence se tiendra le jeudi d'après Pâques : assurément on ne perd plus de temps. Je fais traduire en italien la Déclaration du P. La Combe, de l'avis du cardinal Casanate, qui n'a jamais avancé ce qu'on lui fait dire. Je mande à M. l'archevêque de Paris qu'il serait d'une grande utilité d'avoir, par actes

 

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authentiques, la preuve de la liaison du P. La Combe avec M. de Cambray : il ne faudrait pas perdre de temps. J'ai vu le cardinal Nerli, qui m'a paru fort opposé à l'idée de M. de Cambray sur la béatitude exclue.

Le P. Estiennot m'a dit qu'on lui mande de Paris que les Jésuites me justifient partout au sujet de la fable que l'on a faite sur mon compte. Il est plus que certain que le cardinal de Bouillon en est l'auteur, et qu'il l'a fait écrire par les Jésuites. Si on veut à présent me rendre justice, il me semble qu'on doit être entièrement convaincu de mon innocence. Tout ce que je vous ai marqué ou aux autres, sur cet article, est la pure vérité. Je vous conjure de ne rien oublier pour la faire connaître telle qu'elle est, surtout au roi, à Madame de Maintenon et à Monseigneur le Dauphin. Si le roi pouvait donner quelque marque publique du peu de cas qu'il fait de cette fable, ou en m'accordant quelque grâce, ou en disant une parole, cela seul serait capable de me tirer du fond de tristesse et de douleur où je suis plongé. J'ose-rois avancer que mon innocence et ma bonne intention le méritent.

Vous ferez fort bien de nous envoyer vos écrits latins ; il faut convaincre les personnes dans une langue qu'elles entendent : nous y suppléerons comme nous pourrons. S'ils ne sont pas nécessaires, nous ne les publierons pas.

Si tout ce que le cardinal de Bouillon écrit au roi est aussi vrai que ce qu'il lui mande sur le livre de M. de Cambray, jugez de ce qui en est. C'est son secrétaire qui fait toutes ses lettres : il a une manière d'écrire agréable, il n'a que cela de bon; du reste c'est un étourdi. Le cardinal de Janson le connaît bien. Je suis assuré qu'il n'y a pas la moitié de vrai dans ses lettres : il lui importe peu que le roi s'en contente. Que dit-on de l'insolence des Jésuites et du cardinal de Bouillon? Cela ne fait-il pas ouvrir les yeux?

Le cardinal d'Estrées a écrit au P. Estiennot des merveilles de votre Préface : il en parle comme de votre plus bel ouvrage.

 

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LETTRE CCXLII. M. DE NOAILLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS, A L'ABBÉ BOSSUET (a). A Paris, ce 31  mars 1698.

 

Vous n'aurez qu'un mot de moi aujourd'hui, Monsieur, parce que je m'en vais coucher à Versailles, pour faire demain matin le mariage de mon neveu avec Mademoiselle d'Aubigné : comme vous le croirez aisément, il me donne quelques affaires. Mais j'en aurais davantage, que je ne pourrais différer de vous dire, que non-seulement je donnai à mon dernier voyage à la Cour votre lettre à Madame de Maintenon, qui la reçut très-bien; mais je parlai au roi amplement sur votre sujet, et assurai Sa Majesté de la fausseté des bruits qu'on a répandus contre vous. Elle me parut être très-disposée à le croire : ainsi je suis persuadé que vous pouvez avoir l'esprit en repos de ce côté-là. Il me paraît même que le public revient fort, du moins les gens désintéressés.

Je vois par votre lettre du 11 que notre affaire va plus vite, et vous donne toujours de la peine : j'espère qu'elle ne sera pas inutile, et qu'enfin la cabale succombera. Continuez vos soins, et croyez-moi, Monsieur, très-sincèrement à vous.

 

LETTRE CCXLIII. M. LE TELLIER, ARCHEVÊQUE DE REIMS, A L'ABBÉ BOSSUET. De Versailles, 31 mars 1698.

 

La calomnie qu'on a pris en gré de répandre en ce pays-ci contre vous, est sûrement venue de Rome. Vous n'avez d'autre parti à prendre que de ne vous en pas fâcher, et de prier Dieu pour la conversion des hommes qui sont capables de se porter à de si grandes extrémités contre ceux qu'ils regardent comme leurs ennemis, parce qu'on ose prendre la liberté de contredire leurs sentiments, et de ne s'y pas soumettre aveuglément. Je suis tout à vous.

 

(a) Revue sur l'original.

 

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LETTRE CCXLIV. BOSSUET A SON  NEVEU (a). A Meaux, ce 31 mars 1698.

 

Votre lettre du 11 me fait voir beaucoup d'embarras dans les Congrégations. Le principal est que le Pape est à présent bien instruit, et que les deux cardinaux font leur devoir. Ce que vous nous mandez du cardinal Noris est excellent. Le cardinal Ferrari ne fera pas moins bien : nous savons que cette Eminence veut un examen sérieux; mais je vois que c'est à bonne intention. C'est beaucoup que la cabale soit connue : et il y a apparence qu'on n'aura plus guère d'égard à ce qu'elle aura fait et ménagé contre les intérêts de la vérité, et contre le véritable honneur du saint Siège.

La lettre que M. Giori m'écrit est si forte, que je ne puis l'admirer assez. Je vous en dirais le détail, si je ne croyais qu'il vous l'aura fait voir. Il parle de vous avec estime, sans entrer dans le fait de la calomnie; mais il en a écrit partout ailleurs avec force. Pour moi, j'en suis à la honte, tant elle m'est avantageuse.

Les lettres viennent en foule de Rome, de l'étonnement où l'on y est de la calomnie. Dieu tournera tout à bien, et fera que le roi verra ce qui vous regarde par des voies désintéressées. Vous verrez par ce billet de M. Pirot ce que fait M. de Paris, qui pourtant ne m'en a pas encore écrit, ni qu'il ait rendu la lettre que je lui adressai pour le roi et pour Madame de Maintenon : il aura bien fait.

M. le nonce m'a fait l'honneur de m'envoyer l'extrait d'une lettre à lui de M. le prince Vaïni, qui elle seule suffirait pour faire voir la fausseté visible d'une si odieuse calomnie.

Je vous prie, en rendant ma réponse à M. l'abbé de la Trémouille, de lui faire vos remerciements et les miens. Il a écrit ici tout ce qui se peut dans l'occurrence en votre faveur.

Vous ne sauriez assez remercier M. l'abbé Renaudot qui répand,

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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et ce qu'il reçoit par lui-même, et ce qu'on lui communique de tous côtés, avec un zèle et une amitié que nous ne saurions assez reconnaître.

Je ferai partir par l'ordinaire prochain le premier écrit latin (a). Je vous ai mandé le dessein des autres, qui iront coup sur coup; et je prétends que le dernier emportera la pièce. Je n'espère rien de l'archevêque de Chieti, qu'on a ménagé, tâté et gagné. Je ne répéterai plus ce que j'écris à M. Phelippeaux, qui vous le fera voir, sur mes écrits. Je les aurais préparés plus tôt, si j'eusse vu la réponse à la Déclaration. J'avancerai ici la semaine où le travail avance beaucoup plus qu'ailleurs.

Il y a du pour et du contre sur la censure, en général ou en particulier : celle-là sera plus prompte, l'autre plus honorable à Rome. Le cardinal d'Estrées a toujours été pour la première, à cause de l'embrouillement du Pape. Vous êtes à la source; agissez suivant votre prudence.

Vous avez des obligations infinies à MM. les cardinaux d'Estrées et de Janson : n'oubliez pas de leur faire vos remerciements, et vos compliments à la maison de Noailles sur le mariage.

Voilà des nouvelles qu'on m'envoie de Versailles. J'attends celles de la distribution si elles viennent d'assez bonne heure.

On vous enverra par la prochaine commodité mon livre entier : une réponse latine sur le Summa suivra de près, et enfin un autre latin qui sera Analysis explicationum (b), tout par principes. J'attendais à y mettre la dernière main, que j'eusse quelque nouvelle de la réponse à la Déclaration : on nous l'a cachée soigneusement ; et il n'a paru ici que deux exemplaires de la réponse à Summa. Les observations de M. Phelippeaux sur l'Instruction pastorale sont excellentes : je n'ai pas encore tout lu. Vous devez avoir à présent le livre où M. de Cambray est rangé parmi les partisans de Molinos (c).

M. le cardinal de Janson ne voit encore qui que ce soit, quoiqu'il soit hors d'affaire, Dieu merci. On lui conseille d'affermir sa

 

(a) Mystici in tuto, vol. XIX, p. 584. — (6) On n'a point cet écrit. — (c) Ce livre est un recueil de diverses pièces concernant le quiétisme, imprimé à Amsterdam en 1688, qu'on attribua au docteur Burnet, Anglois. Nous en avons parlé dans une autre note.

 

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poitrine. S'il se renferme encore quelque temps, je lui écrirai pour le brouiller et Chieti.

Votre lettre à M. l'abbé de Gondi a été fort à propos, et sa réponse fort avantageuse. Je ne manquerai pas de lui en écrire, et de la faire savoir à la Cour.

 

MÉMOIRE DU P. LATENAI, ASSISTANT   DU   GÉNÉRAL   DES   CARMES,   A   ROME,  Sur les sentiments et la conduite d'une dévote quiétiste.

 

Il y a environ treize à quatorze ans, que le P. Latenai étant à Paris dans une grande fête, fut prié pour le service de l'église de sa maison et du public qui y concourait ce jour-là, de vouloir entendre les confessions : ce qu'il fit contre son ordinaire. Parmi les personnes qui se présentèrent à lui, il y eut une fille d'environ vingt ou vingt-cinq ans, d'une condition médiocre, laquelle après sa confession pria le P. Latenai de vouloir agréer qu'elle lui vînt proposer un doute au sujet de sa conduite et de son directeur. Le P. Latenai lui ayant assigné l'après-dînée de cette grande fête, on croit que c'était celle de la Pentecôte, cette fille se rendit à ladite église à l'heure marquée ; et ayant fait appeler le P. Latenai, elle lui dit hors du confessionnal et de la confession, qu'elle était sous la conduite d'un homme de réputation, qu'elle lui nomma : mais le P. Latenai ne se souvient pas précisément de son nom ; il se souvient seulement qu'elle lui dit que c'était le successeur du grand directeur contre lequel M. Nicole avait écrit. Elle fit connaître ensuite au P. Latenai qu'elle était dans l'exercice de l'oraison. Le P. Latenai s'aperçut effectivement par son entretien, que c'était une personne fort réglée et assez instruite des pratiques de dévotion. Elle dit encore au P. Latenai que quoiqu'elle fût fort contente de son directeur, il lui avait néanmoins inspiré une maxime qui lui faisait de la peine, par rapport au sacrement de pénitence. C'est, dit-elle, qu'il m'a témoigné que je pouvais m'en approcher sans douleur ou contrition, laquelle ne regardait pas mon état. Le P. Latenai étonné de cette maxime, répondit ce qu'il devait à cette dévote pour la détromper : mais

 

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parce qu'il voyait qu'elle ne restait pas pleinement contente, il lui dit de demander à son directeur qu'il mît son sentiment par écrit, et qu'il le souscrivît. Etant allée à son directeur, il lui répondit qu'il lui permettait de produire des actes de douleur, et qu'il ne les lui avait jamais défendus, quoiqu'ils ne fussent pas nécessaires pour elle. Le P. Latenai qui n'était pas satisfait de cette réponse, lui renvoya sa dévote, pour le prier de mettre son second sentiment par écrit et de le souscrire : mais ne l'ayant pas voulu faire, le P. Latenai profita de ce refus pour représenter vivement à la dévote que cette maxime devait être bien dangereuse, puisqu'un directeur, qu'elle estimait fort habile, n'osait la soutenir par écrit ; qu'elle était effectivement très-pernicieuse ; qu'elle renversait l'idée que nous avons du sacrement de pénitence, et était contraire à l'Ecriture, aux Pères de l'Eglise et aux conciles, particulièrement à celui de Trente. Le P. Latenai reconnaissant que cette fille était pleinement changée là-dessus, la renvoya et ne l'a plus vue.

Comme cependant le P. Latenai avait conservé une idée fort nette des sentiments extraordinaires de ce directeur et du nom de son prédécesseur, il s'est informé depuis environ douze ans qu'il est dans un pays étranger, du nom de ce personnage, et a appris qu'il était devenu confesseur d'un grand prince. Il en témoigna de la surprise à celui qui lui apprit cette nouvelle, et lui fit le récit de ce qui est rapporté ci-dessus, qui le jeta à son tour dans l'étonnement, lequel a augmenté dans le P. Latenai, lorsqu'il a su depuis peu que c'était par les intrigues de M. de Cambray qu'il était devenu confesseur de ce grand prince, et qu'il était auparavant directeur de M. de Cambray lui-même.

 

31 mars 1698.

 

 

LETTRE CCXLV. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE. Rome, 1er avril 1698.

 

J'ai reçu vos différentes lettres de même date, du 10 de mars, et suis parfaitement instruit de tout. Vous aurez vu par mes

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précédentes, que j'avais déjà prévenu ici sur la nécessité des écrits ; et ils sont absolument nécessaires en latin. Nous aurions grand besoin à l'heure qu'il est, pour les cardinaux, d'un extrait en latin de votre Préface, et d'une réponse juste et précise aux solutions et explications de M. de Cambray, comme aussi d'un abrégé de vos premières remarques. J'espère sur les lettres que je vous ai écrites continuellement là-dessus, que vous en aurez avancé l'impression : nous y suppléons ici le mieux qu'il est possible.

Ayant su de M. le cardinal Spada qu'il n'avait reçu aucun de vos livres, que M. le nonce lui avait écrit dès le précédent ordinaire qu'il lui envoyait, je lui ai fait donner ce matin celui que je tenais tout relié pour Sa Sainteté, et il a dû le lui présenter cette après-dînée.

Il est arrivé ici plusieurs paquets par la poste à tous les examinateurs et à d'autres, d'un écrit contre vous sur l'essence de la charité, sous le nom d'un docteur de Louvain, qu'on juge bien venir de la part de M. de Cambray, afin de faire croire que votre sentiment sur cet article est contredit, et que celui de M. de Cambray a des partisans ; qu'ainsi on ne le peut pas condamner si facilement. C'est un piège grossier. Nous avons fait ici démentir ce prétendu docteur de Louvain par Hennebel, de qui je suis assuré et qui se porte très-bien contre M. de Cambray.

J'ai vu ce matin M. le sacriste, à qui j'ai proposé de l'éclaircir, moi ou M. Phelippeaux, des difficultés qu'il pourrait avoir : cela a été dit doucement et clairement ; mais le secret du saint Office lui a servi de prétexte pour refuser cette voie. Il serait bon de nous envoyer encore une huitaine d'exemplaires de votre dernier livre tout entier.

J'ai reçu le cahier sur la maxime semi-pélagienne de saint François de Sales.

C'est une erreur de vouloir encore ménager M. de Cambray. Le fond de la cause a assez pâti des ménagements qu'on a eus d'abord, et pâtira encore. Il n'y a ici que cela de capable de faire faire quelque chose de fort et de bon. Il ne faut pas hésiter d'envoyer tout ce qui fait connaître l'attache de M. de Cambray pour

 

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Madame Guyon et le P. de La Combe, et leur doctrine sur les mœurs : cela est de la dernière conséquence. La copie de la lettre dont vous me parlez, qu'on répond de Madame Guyon corps pour corps, est importante. Le livre du P. Chartreux est remarquable, il faut nous en procurer des exemplaires. Envoyez-moi, s'il vous plaît, la copie de cette lettre sur Madame Guyon ; je ne sais si M. le nonce l'a envoyée.

A propos de M. le nonce, quand vous le verrez, dites-lui que je vous écris des merveilles du prince Vaïni, qui est fort son ami, et qui travaille même à l'expédition de l'affaire de M. de Cambray.

On ne saurait trop faire voir au nonce le mouvement des parlements, des évêques et des Universités, le feu qui est prêt de s'allumer en France, si on épargne le livre de M. de Cambray ; et si on lui laisse quelque prétexte, combien cela déplaira au roi, et combien cette division des théologiens cause de scandale.

Les Jésuites et M. le cardinal de Bouillon sont pis que jamais. Je sais, à n'en pouvoir douter, que M. le cardinal de Bouillon a dit qu'il s'opposerait à une addition d'examinateurs. On lui dit là-dessus que cela était bien glorieux pour M. de Cambray, si le partage durait, et bien scandaleux. C'est précisément cela qu'il veut.

La religion et l'Etat sont à présent à Rome en péril évident (a).

J'ai vu l'article de la Gazette de Hollande sur le Meldiste et le Moliniste. Il est très-certain qu'ici on tâche d'insinuer qu'on ne peut condamner le sens de M. de Cambray. Mais il est question du sensu obvio : nous n'en demandons pas davantage; et son Instruction pastorale, jointe à son livre, ne lui laisse plus moyen d'échapper.

La liaison est grande de l'abbé de Fourci avec le cardinal Pétrucci : cela est de très-peu de conséquence, mais cela est.

Madame de Lanti, sœur de Madame de Bracciano, va en France. Cette Dame me rendra bien justice, si elle peut arriver jusqu'à Paris : elle a un cancer, et va pour le faire tailler. Je vous supplie de vouloir bien vous informer quand elle sera arrivée, et de l'aller

 

(a) Luther et Calvin ne disaient pas mieux.

 

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voir : elle doit être à la fin de ce mois à Paris. C'est une femme d'un cœur, d'un esprit et d'un mérite infini, aimée et regrettée ici de tout le monde : elle vous dira bien des particularités importantes. Elle a bon esprit et un courage au-dessus de son sexe. Elle est fort amie de MM. les cardinaux d'Estrées et de Janson, et sera des vôtres assurément. Vous en saurez des nouvelles chez M. le duc de Noirmoustier son frère.

Le cardinal Grimani est ici, qui taillera bien des croupières à M. le cardinal de Bouillon. Les ambassadeurs d'Espagne et d'Allemagne sont unis pour décréditer la France, dont les affaires sont ici en mauvais état.

Jamais ambassadeur n'a été si nécessaire pour le temporel et le spirituel.

Je vous envoie trois mémoires; l'un regarde le P. de Valois : vous voyez les conséquences et les liaisons, et ce qui fait agir les Jésuites et le P. la Chaise. L'autre regarde M. de Saint-Pons, et vous voyez comme M. le cardinal de Bouillon traite ici les évêques : il est tout jésuite et entièrement mené par cette Société. Le troisième concerne l'élection d'un général des Carmes non déchaussés : j'envoie le pareil à M. de Paris, que cela regarde. Je vous supplie seulement de lui faire faire attention que la désunion des François, qui est immanquable s'ils ne s'unissent à ce P. Cam-bolas, produira ici l'effet que les Espagnols désirent, et contraire à l'honneur de la France; que ce P. Cambolas est aimé et estimé du Pape, de tout le monde et de tout son Ordre en Italie, et nous peut faire beaucoup de mal si M. de Paris l'irrite; sinon il sera tout contre M. de Cambray. Les ennemis de M. de Paris se servent déjà ici du bruit qu'on a répandu là-dessus contre lui. Il faut réponse incessamment sur cet article, et bonne. Le P. Cambolas est intime ami de M. le cardinal de Janson et du général de la Minerve. On dit aussi d'un autre côté qu'il est bien avec le P. la Chaise.

Si M. l'abbé de Barrières n'était pas encore parti, il serait bon de lui bien faire comprendre le mal qu'il se ferait de soutenir ici M. de Cambray, comme M. l'abbé de Chanterac s'en vante. Je n'ai voulu rien dire jusqu'à cette heure : mais un ecclésiastique

 

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de M. de Barrières sert ici d'introducteur partout à M. de Chanterac, depuis six mois. Je ne sais si c'est par ordre de son maître, qui a toute obligation à M. le cardinal de Janson, mais qui espère tout des Jésuites et du P. la Chaise.

J'ai vu M. l'assesseur, qui m'a parlé tout autrement qu'il n'agit ; cela ne m'étonne pas. Le Pape, ces jours passés, a dit que l'affaire n'était pas si claire : c'est l'assesseur qui lui a fait valoir le partage des théologiens.

Je ne vous parle plus de mon histoire, dont on reconnaît tous les jours de plus en plus la fausseté. J'avoue que j'en ai pensé mourir de chagrin ; et il n'y a que quelque chose de la part du roi qui me puisse consoler du tort qu'on m'a fait en France ; du reste je me porte assez bien, Dieu merci.

 

LETTRE CCXLVI. MADAME DE MAINTENON A BOSSUET. Versailles, 3 avril 1698.

 

J'ai été si occupée depuis quelques jours, Monsieur, que je n'ai pu répondre à votre lettre du 29, et à celle de M. votre neveu. Il est si visible, Monsieur, qu'il est innocent, et le roi en est si persuadé, qu'il ne juge point à propos d'en faire une plus grande perquisition. Mettez-le donc en repos là-dessus le plus tôt qu'il vous sera possible: car je comprends parfaitement son inquiétude; et l'estime du roi est trop précieuse, pour n'être pas alarmé d'une calomnie qui la ferait perdre, si on y ajoutoit foi. Cependant M. votre neveu doit se confier dans la vérité, qui a une force qui l'emporte sur tout, si on veut avoir un peu de patience. C'est cette même confiance que j'ai aussi dans la vérité, qui me fait espérer que la décision de Rome sera pour la gloire de Dieu et l'avantage de l'Eglise. Vous n'en avez jamais douté, Monsieur, et m'avez souvent rassurée. Je suis avec tout le respect que je dois, votre très-humble et très-obéissante servante.

 

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LETTRE CCXLVII.  BOSSUET AU CARDINAL D'AGUIRRE Ce 6 avril 1698.

 

J'ai reçu vos savants Prolégomènes contre les nouveaux Ariens : il n'y a rien de plus concluant, ni de mieux raisonné. La mention que Votre Eminence y fait do moi avec sa bonté ordinaire me touche beaucoup, aussi bien que la manière obligeante dont elle parle de l'abbé Bossuet, dans la lettre dont elle m'honore dans le même paquet. Vous savez, Monseigneur, la calomnie dont on a voulu le noircir à Rome et ici; et quoique par la grâce de Dieu, il en soit bien lavé par la voix publique et par toutes les lettres qui viennent de Rome, on voit la malignité de ceux qui l'ont inventée.

Je rends grâces très-humbles à Votre Eminence, Monseigneur, de la peine qu'elle se donne à lire mes livres contre la nouvelle oraison. Nous avons été obligés de nous élever fortement contre cette secte naissante, qu'on tâche de répandre dans tout ce royaume. Il est fâcheux qu'un si grand prélat ait voulu se mettre à la tête, et soutenir une fausse prophétesse nommée Madame Guyon, à laquelle il a tant déféré qu'il la mettait au-dessus de tous les docteurs : c'est ce que nous avons ouï de sa propre bouche avec une incroyable douleur. Tout son livre des Maximes des Saints, n'est qu'une excuse cachée de la doctrine de cette femme et de celle de Molinos : ainsi nous n'avons garde de douter, Monseigneur, que le saint Siège ne nous en fasse justice. Tout ce que nous avons un peu appréhendé durant quelque temps, je vous l'avouerai, Monseigneur, a été que la brigue ouverte de certaines gens, jointe aux embarras que l'auteur tâche de faire trouver dans son livre par ses équivoques, par ses innombrables écrits et par ses interprétations artificieuses, ne tirât l'affaire, non pas au silence, mais à des excessives longueurs. Maintenant que nous voyons que Sa Sainteté est si bien intentionnée pour

 

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juger la cause par son suprême jugement, nous demeurons en paix et en espérance.

Nous avons même été fort scandalisés de quelques lettres que M l'archevêque de Cambray a répandues manuscrites, et puis imprimées, où il répétait que si le Pape ne marquait précisément les propositions qu'il voudrait condamner, et encore le sens auquel il les condamnerait, sa soumission ne serait pas sans réserve. Cette manière, de soumission ayant fait horreur aux gens de bien, l'auteur a voulu se corriger par une seconde lettre, où il dit qu'il sera soumis à la décision du Pape en quelque forme qu'il prononce ; mais que s'il n'explique le sens des propositions condamnées, il le questionnera en particulier sur l'explication de son décret. Ces manières de s'expliquer touchant son juge suprême, nous ont paru peu conformes à la soumission qui lui est due ; et nous aimons mieux croire qu'il s'en tiendra à la soumission pure et simple de son Instruction pastorale. Aussi puis-je assurer Votre Eminence qu'il ne trouvera sans cela aucun secours. Il a affaire à un roi qui saura bien faire obéir à Sa Sainteté, et tout l'épiscopat est bien réuni dans cette soumission.

Si nous écrivons cependant, nous le faisons pour découvrir un mal qui voudrait se cacher, et partager dans ce royaume très-chrétien, non pas l'épiscopat qui est d'accord contre ces nouvelles imaginations, mais de faibles dévots et dévotes qui soutiennent le quiétisme avec opiniâtreté, avec artifice et quelques-uns même avec beaucoup de crédit. C'est donc, Monseigneur, pour empêcher ce mal de gagner que nous écrivons. Mais à Dieu ne plaise que nous donnions nos écrits comme des préjugés. Nous reconnaissons dans la chaire de saint Pierre le dépôt inviolable de la foi, et la source primitive et invariable des traditions chrétiennes. Pour moi, en mon particulier, je soumets de bon cœur tous mes écrits à cette autorité; et je me tiens pour assuré que ce qui sortira de ce siège, sera le meilleur. C'est par là qu'a commencé la condamnation de Molinos et des quiétistes : les adresses et l'éloquence de ceux qui veulent le déguiser, ne le rendront pas plus soutenable. La chaire de saint Pierre voit trop clair : tant de savants cardinaux découvriront tout ce mystère

 

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d'iniquité. Votre Eminence, qui donne de si grands et de si justes éloges à saint Augustin, trouvera en trop d'endroits de ce saint et incomparable docteur, les principes qui empêchent de séparer de l'amour de Dieu le désir de le posséder, et qui ne permettent pas de sacrifier son salut par des actes invincibles et réfléchis.

Pour moi, Monseigneur, je dirai à votre Eminence comme à un ami, que n'ayant jamais eu pour ce prélat qu'une amitié pure et constante, qui a été suivie de quelques succès très-favorables pour lui, je n'ai été contraint de me déclarer qu'après avoir tenté toutes les voies secrètes, pour retirer un si bel esprit de l'estime aveugle pour une femme insensée et pour ses principes outrés : mais les gens qui croient que Dieu leur parle, ne reviennent pas si aisément; il y faut l'autorité du saint Siège.

C'est ici un pur fanatisme, que je connais il y a longtemps, et contre lequel il a fallu enfin éclater. Je ne parle point par cœur ; et Dieu, sous les yeux duquel j'écris, est témoin que je n'use pas d'exagération. Je n'avais nul dessein d'écrire à Votre Eminence de cette matière ; mais comme elle m'a fait l'honneur de m'en parler, je réponds comme à un ami cordial, à qui on ouvre son cœur; et je suis avec tout le respect possible, Monseigneur, de Votre Eminence le très-humble et très-obéissant serviteur.

+ J. Bénigne, évêque de Meaux.

 

LETTRE CCXLVIII. BOSSUET A   SON  NEVEU (a). A Meaux, ce 6 avril 1698.

 

Votre lettre du 18 me fut apportée ici hier par un exprès de mon frère. Je viens de recevoir de la main de Madame de Maintenon la lettre dont je vous envoie la copie : elle doit vous mettre l'esprit en repos. Je ne m'éloigne pas de la précaution du côté de la gazette de Hollande : nous concerterons, mon frère et moi, ce qu'il faudra faire. A mon retour je parlerai à M. le Dauphin. La longue lettre que j'envoie à M. le cardinal d'Aguirre, m'a paru

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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nécessaire à l'occasion d'une lettre qu'il m'écrit. Aidez-le à lire, et à entendre ce que je ne puis expliquer. Je rendrai compte de votre audience, et des suites qu'elle pourra avoir.

J'approuve fort votre vue sur le P. Latenai et sur le Père général de la Minerve, et sur la voie du cardinal Noris* et du cardinal Ferrari pour y parvenir. Prenez courage : Dieu est avec vous, c'est sa cause que vous soutenez. Ménagez votre santé; assurez-vous que vous ne manquerez de rien. Je serai samedi à Paris. Voilà mes nouvelles d'un bon fureteur de la Cour. Mes écrits latins ne commencent à partir que lundi prochain : je presse autant que je puis.

La lettre de Madame de Maintenon doit être vue peu à peu par des personnes confidentes, comme M. l'abbé de la Trémouille et autres, que vous saurez discerner. Je suppose que tout est commun avec M. Phelippeaux.

 

LETTRE CCXLIX. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE. Rome, ce 6 avril 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, du 14 mars. Je viens d'écrire une longue lettre à M. de Paris, où je lui rends compte de l'audience utile et favorable que j'ai eue de Sa Sainteté. Je fus instruit très-exactement que M. le cardinal de Bouillon voulait proposer au Pape un mezzo termine, pour ajuster, dit-il, ces évêques qui font tant de scandale. Vous voyez où cela peut tomber : il prétend se fonder sur la diversité de senti-mens des qualificateurs. C'est le cardinal Nerli qui le dit bonnement à Monseigneur Giori, le jour même que le cardinal de Bouillon en avait parlé au Pape. J'ai donc pris la résolution de voir tous les cardinaux et Sa Sainteté, et de demander une décision précise sur le livre et la doctrine qu'il contient.

Avant-hier j'eus audience du saint Père, avec qui je fus trois quarts d'heure, et je puis dire que je fus très-content de lui, et il me parut qu'il fut content de moi : il s'en est expliqué après

 

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avec Monseigneur Aquaviva et Monseigneur Giori. Je lui touchai tous les points les plus délicats, lui parlai fortement contre le mezzo termine. Il m'assura à plusieurs fois qu'il voulait décider, que c'était son intention, et que rien ne pouvait l'en empêcher. Je lui en fis voir toutes les raisons, et la nécessité dans l'état présent des choses. Il en convint; et le voyant de très-bonne humeur, il voulut entendre relire la lettre du roi du mois de juillet de l'année passée, qui dit tout, et qui demande une décision précise sur le livre et sur la doctrine du livre. Je lui parlai sur tout cela avec une liberté respectueuse qui ne lui déplut pas. Il me demanda lui-même de vos nouvelles par deux fois, avec une bonté singulière. Il m'entretint assez longtemps de sa maladie, de sa goutte qui se jetait toujours sur son poignet, qu'il avait eu rompu dans sa jeunesse, et qu'on lui avait mal remis. Il me parla de M. le cardinal de Janson avec une tendresse et un souvenir vif. Cela me donna occasion d'entrer dans ce qui regarde la personne du Pape, et je lui parlai là-dessus d'une manière qui lui plut, jusqu'à le supplier de se conserver et de ne pas hasarder sa santé, comme il ne faisait quelquefois que trop pour ne manquer à aucun de ses devoirs. Il me parut de l'aigreur quand je lui nommai en bien M. le cardinal de Bouillon; et sur M. le cardinal de Janson, il me dit en termes exprès : Questo uomo era tagliato per questa Corte : Cet homme était celui qu'il fallait pour résider en cette_Cour. J'entendis bien ce que cela voulait dire. Il finit en me déclarant de nouveau qu'il voulait une décision. Je l'assurai qu'elle serait exécutée, l'épiscopat étant bien réuni sous l'autorité du roi, pour faire exécuter ses décrets contre la mauvaise doctrine, et qu'il n'y avait rien à craindre d'un faible parti de dévots et de dévotes qui voulaient faire revivre le quiétisme. Il m'ordonna de le venir voir plus souvent.

Il est certain que le cardinal de Bouillon est haï du Pape, qui est persuadé qu'il veut sa mort; et il ne se trompe pas. Que ferions- mus, si le cardinal de Bouillon avait la confiance et l'amitié du Pape, comme l'avait le cardinal de Janson?

Le cardinal de Bouillon et les Jésuites sont réunis plus que jamais : ils ont gagné le cardinal Albane pour un mezzo termine.

 

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Le cardinal Nerli fut étonné, quand je lui parlai hier contre cette manière de finir : avec cela il comprit mes raisons; mais je ne sais l'effet que cela fera sur lui. Je crains encore le cardinal Albane mais qui ira plus adroitement. Le cardinal Ottoboni était presque gagné ; ma's j'ai eu hier et ce matin des conférences avec lui, qui me donnent quelque espérance. Il était terriblement prévenu par le cardinal de Bouillon, et en particulier par le P. Dez. Il me l'a avoué du dernier, et qu'il lui avait donné des idées bien différentes de ce que je lui disais sur la Cour, sur le roi, sur Madame de Maintenon et sur les évêques de France.

Vous êtes tous, je dis tous, des rigoristes ; et M. de Cambray n'est persécuté que pour s'être opposé à cette dévotion outrée et à de certains desseins artificieux. Voilà l'idée que M. le cardinal de Bouillon et les Jésuites donnent de ce qui se passe là-bas à leurs amis d'ici. Je rends justice à la vérité, et fais voir la fausseté de toutes ces idées. C'est une chose étonnante, que ce qu'on insinue tous les jours pour décrier tout ce qui ne favorise pas les Jésuites : encore un coup cela est étonnant, et qu'il n'y ait à présent personne ici qui s'oppose à ces calomnies. Cela n'allait pas ainsi du temps du cardinal de Janson : je le mande nettement à M. de Paris.

J'ai vu presque tous les cardinaux, à qui j'ai parlé dans le même sens qu'au Pape : ils me paraissent prendre la chose sérieusement. On ne leur demande rien que de juste, et en même temps il est impossible que ce ne soit le gain de la cause, la vérité ne permettant pas qu'on approuve un aussi méchant livre. On n'oublie rien pour les éclairer; on le doit, et on le fait.

Les cardinaux Noris, Ferrari et Casanate veulent quelque chose qui soit digne du saint Siège : ces gens-là seront de grand poids.

L'abbé de Chanterac donne de petites écritures contre vous, et différentes selon le génie des qualificateurs. Aux prétendus jansénistes, il vous représente comme un moliniste devenu semi-pélagien par haine de M. de Cambray, aux molinistes il vous déclare pis que janséniste : cela est à la lettre.

Il faut plus que jamais des faits, et des faits non allégués, mais

 

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attestés par M. le nonce et par pièces authentiques, et que le roi y entre avec M. le nonce. Il faut aussi que le roi continue de presser une décision et insinue de condamner, puisqu'il y a cinq examinateurs qui jugent les propositions hérétiques, et que les autres ne s'expliquent que par des sens qui ne conviennent pas au livre.

Je vous supplie de rendre à M. Charmot la justice qui lui est due, d'un homme très-modéré, très-sage, très-aimé du Pape et des cardinaux, et qui par là seul fait enrager les Jésuites, et en particulier le P. Dez.

Les avis dont je vous parlais l'autre jour, où je sius nommé, portent encore que malgré la puissante sollicitation du roi, de Madame de Maintenon et le crédit de M. le cardinal de Bouillon unis contre M. de Cambray, les qualificateurs étaient partagés, et qu'apparemment on ne déciderait rien. On voit la main d'où cela part.

Les gazettes de Hollande ne font pas grand bien, au moins n'en doivent pas faire à M. de Cambray. Je n'ai pas encore reçu le Mystici in tuto : je l'attends par le prochain courrier. Ne perdez pas de temps pour le reste.

Le cardinal de Bouillon ne laisse pas, quelque mine qu'il fasse, d'être très-embarrassé de sa personne. Les Jésuites sont furieux contre moi, de la liberté que je prends de ne pas approuver leur brigue ouverte en faveur de M. de Cambray contre les évêques de France ; mais je n'ai pas à me justifier là-dessus. C'est à eux à se laver d'une conduite si indigne ; et cependant je ne parle jamais d'eux qu'avec ménagement, mais avec étonnement, de les voir se mêler ouvertement d'une affaire qui n'a aucun rapport avec leur Société.

On découvre tous les jours des quiétistes à Rome : cela n'est pas trop bon pour M. de Cambray. Encore une fois, des faits pour achever.

Sa Sainteté se porte bien, elle a encore un peu de goutte au bras droit. Il craint que le cardinal de Bouillon ne mande qu'il est bien malade, et il m'a fait dire d'assurer le contraire. Le pauvre cardinal est haï de tout le monde, et il le mérite.

 

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Les ambassadeurs d'Espagne et d'Allemagne le traitent en petit garçon, et le font donner dans tous leurs panneaux malgré ses petites finesses : en un mot, il est connu.

On ne sait pas encore le biais que prendront les cardinaux sur cette affaire, et s'ils écouteront les qualificateurs: demain ils en parleront au saint Office.

 

LETTRE CCL. M. DE NOAILLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS, A L'ABBÉ BOSSUET. Paris, 7  avril 1698.

 

Je reçois toujours avec plaisir vos lettres, Monsieur, et je ne les trouve point trop longues : je vous remercie au contraire du soin que vous prenez de me mander dans le détail tout ce qui se passe. Je vois par la vôtre du 18 qu'il n'y a pas encore de changement considérable ; que le Pape presse toujours les examinateurs, et qu'ils conservent tous les dispositions qu'ils ont fait paraître d'abord. La cabale agit si fortement qu'il ne faut pas s'en étonner; mais il faut toujours espérer que la vérité triomphera à la fin. Vous ferez bien de voir plus souvent le Pape ; mais il serait bon, ce me semble, pour rendre vos audiences plus utiles, que vous convinssiez avec M. Giori de ce que vous proposerez, afin qu'il parlât ensuite comme vous.

Je vous remercie des trois belles lettres de M. de Cambray, que vous m'envoyez. Je les avais ; car on les a répandues ici en quantité, et dans le même temps qu'on les a envoyées à Rome. Je travaille actuellement à la réponse ; elle est assez avancée, et j'espère vous l'envoyer dans peu de temps. J'ai de quoi renverser, sur le fait aussi bien que sur le droit, tout ce qu'il avance de spécieux contre moi.

Je vous ai déjà mandé, Monsieur, que j'ai parlé fortement au roi et à Madame de Maintenon sur les calomnies qu'on a débitées contre vous. Je n'ai rien de plus à vous dire, sinon qu'on paraît toujours plus revenu des impressions qu'elles avaient faites, et qu'on ne doute plus qu'elles ne soient fausses. Madame de Maintenon

 

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vous prie de l'excuser, si elle ne vous fait pas réponse. Vous avez plus besoin de ses bons offices que de ses lettres : elle fera le premier, et ne peut pas aisément faire le dernier. Je me suis chargé de vous faire ses compliments.

M. l'abbé de la Tremouille m'écrit une lettre d'apologie pour vous, dont je ferai encore le meilleur usage que je pourrai : elle est très-forte et très-honnête. Vous devez lui en savoir très-bon gré : vous ne devez pas être moins persuadé que je vous honore toujours, Monsieur, très-sincèrement.

 

LETTRE CCLI. BOSSUET   A L'ABBÉ RENAUDOT (a). A Germigny, ce 7 avril 1698.

 

J'ai reçu votre lettre du 5: vous savez, Monsieur, les remerciements que je vous dois, et je vous prie d'en faire beaucoup à M. le nonce. J'espère être à Paris samedi prochain, sans manquer. Nous parlerons de l'affaire dont M. de Montpellier m'écrit, et je vous supplie, en attendant, de l'assurer de mes respects. Je ne m'étonne pas de l'audace de M. de Cambray : cela est de l'esprit qui le pousse. Je viens de recevoir sa quatrième Lettre contre M. de Paris. Je ne sais où il a pris sa maxime, qu'il faut en matière de doctrine que l'accusé ait le dernier. En tout cas, puisqu'il nous accuse, il faut donc aussi que nous répondions. Il faudra pourtant donner des bornes à nos écrits : en faire en latin, parce qu'on les demande a Rome et en Flandre ; les faire courts et décisifs. Dieu confond toujours la témérité des novateurs. Je vous rends mille grâces, Monsieur, et suis à vous avec toute l'estime et la confiance que vous savez.

 

(a) Revue sur l'original.

 

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LETTRE CCLII. L'ABBÉ  PHELIPPEAUX A BOSSUET. Rome , ce  8 avril 1698.

 

J'ai fait un extrait en latin de votre Préface sur ce qui regarde l'amour naturel, qui est le prétendu dénouement du livre. J'y ai ajouté la réfutation de ce qu'il dit de l'état de l'ame qui espère, dont vous n'avez dit qu'un mot. J'aurais souhaité que vous eussiez relevé les falsifications qui se trouvent dans la version latine, dont je vous ai envoyé un extrait : j'espère que vous le ferez dans les livres latins que vous nous promettez. Si on avait eu la Préface traduite en latin et imprimée, elle aurait fait un bon effet : cela se pouvait faire en même temps.

Le Pape ordonna dimanche que l'examen du livre fût fini à la fin de ce mois : c'est pourquoi on examinera demain six articles ensemble, le treizième jusqu'au dix-neuvième. Cet examen pourra finir dans deux congrégations : il ne restera plus que ce qui regarde la méditation et la contemplation.

M. l'abbé vous mandera au long la démarche qu'a faite l'abbé de Chanterac : il a présenté de nouveaux exemplaires imprimés en latin et en français, contenant la Réponse à la Déclaration et au Summa doctrinœ, et a demandé qu'on lui rendit les autres exemplaires qu'il avait donnés. Le Pape l'a refusé. Je ne sais pas son dessein, ni s'il y a des changements qui ne se peuvent voir qu'en collationnant les deux livres ensemble. L'exemplaire nouveau en français est imprimé à Bruxelles d'un caractère menu, auquel on a joint la réponse en français au Summa doctrinœ. Le premier exemplaire était sans le nom du libraire ni de la ville, quoique je sache qu'il a été imprimé à Lyon, chez Thiolin. Le nouvel exemplaire latin est sans nom de libraire et de ville; on n'y a pas joint la réponse au Summa en latin. Le temps nous apprendra quel dessein il a eu dans cette démarche, qui paraît étonnante.

On a déféré au saint Office l’Ordonnance de M. d'Amiens contre

 

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les propositions du P. des Timbrieux. Une personne de ma connaissance en a été chargée : j'en ai déjà conféré avec lui; il est bien intentionné, et cela n'aura pas de suite. "Vous jugez bien qui a pu faire cette délation. On ne pardonnera pas aux évêques qui ont accusé Sfondrate (a), et on prend le train d'accuser leurs Ordonnances : M. le cardinal de Bouillon ne s'y opposera pas.

J'ai vu ce matin Granelli, qui m'a chargé de vous faire ses compliments. L'archevêque de Chieti n'a pas assisté aux quatre dernières congrégations, ayant la goutte. Granelli fit dire il y a quelques jours, à l'archevêque de Chieti, qu'il se déshonorait et se perdait dans l'esprit de tous les honnêtes gens. L'archevêque l'a fait prier de le venir voir pour conférer avec lui : ils ont dû s'aboucher ce soir, et je ne doute pas que cela ne fasse un bon effet. Le sacriste et le général des Carmes persistent dans leur premier sentiment, aussi bien qu'Alfaro et Gabrieli. Les amis du sacriste en sont au désespoir, surtout Hennebel qui a toujours pris le bon parti. Il a eu une Préface, dont il a dit mille biens partout. Je le connais, il est honnête homme et assez habile.

Nicodème (b) mourut hier; j'en suis fâché, il était déclaré pour nous : je l'avais fait changer dans trois conférences que nous eûmes ensemble.

M. le cardinal de Bouillon alla mercredi dernier, à une heure de nuit, voir les PP. Charonnier et Dez. On dit qu'il applaudissait fort aux lettres de M. de Cambray contre M. de Paris ; je n'en doute pas. Le mariage de M. le comte d'Ayen m'a fort réjoui : cela vient bien dans la conjoncture présente. Si vos livres sont imprimés, ne perdez point de temps à les envoyer ; ils serviront pour les cardinaux. Quelque empressement qu'ait le Pape à finir l'examen, je doute fort qu'il le soit aussitôt qu'il l'a ordonné.

L'ambassadeur d'Espagne est très-fâché du partage qu'on a procuré sur l'affaire de Palafox : il s'est plaint que M. le cardinal de Bouillon ait sollicité dans cette occasion.

Nous donnerons au P. Campioni, religieux de Campitelli, le

 

(a) L'évêque d'Amiens était l'un des cinq prélats qui avaient déféré au souverain Pontife le livre du cardinal Sfondrate. — (b) Nom chryptographique, qui avait désigné jusqu'alors M. Charlas, et qui fut donné après sa mort, comme on le verra tout à l'heure, au P. Campioni.

 

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nom de Nicodème qui est vacant: il pourra nous servir dans l'occasion ; je vous prie de l'ajouter à vos chiffres. M. le prince des Ursins mourut samedi. On est ici dans une grande attente de savoir ce qu'auront produit les changements arrivés à la Cour de Madrid.

Je vous aurais envoyé la traduction latine du livre de M. de Cambray, si je ne croyais que vous l'avez : elle a été imprimée à Lyon, chez Thiolin. L'auteur de la Lettre d'un docteur de Louvain à un docteur de Sorbonne, contre les sentiments de M. de Meaux sur la charité, est un nommé Caron, chanoine de Cambray et docteur de Louvain. La Faculté n'y a point de part, et est bien éloignée de vouloir se déclarer pour cette doctrine. Je suis avec un profond respect, etc.

 

LETTRE CCLIII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE. Rome, 8 avril 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire de Meaux, du 17 mars. Quoique je croie que ma lettre vous trouvera à Paris, je continue et continuerai d'écrire tous les ordinaires à M, de Paris. Votre lettre et la sienne est presque la même chose, hors certains articles particuliers qui ne regardent pas l'affaire générale.

Je lui mande au long une démarche que M. de Chanterac a faite ici depuis deux jours, de la part de M. de Cambray, qui est très-extraordinaire. En donnant des éditions nouvelles de sa réponse en français à la Déclaration et au Summa, et la traduction en latin de la Déclaration dans un autre volume, il a demandé de la part de M. de Cambray, qu'on lui restituât ce qu'il avait distribué ci-devant au saint Office, et qu'on n'eût égard dans l’ examen et dans le jugement qu'à ce qu'il donnait à présent. L’assesseur alla chez le Pape lui rendre compte de celte proposition. Sa Sainteté la rejeta, ordonna qu'on retînt tout, et qu'on ne rendît rien ; ce qui a été exécuté. On ne comprend rien à cette

 

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démarche, si ce n'est qu'il y eût quelque changement considérable dans ces ouvrages, ce qu'on n'a pu encore remarquer ; ou qu'il prétendit qu'on lui restituât tout ce qu'il a distribué ici hors ces deux réponses, comme la Lettre pastorale, les trois Lettres contre M. de Paris, et son écrit latin contre vous sur la différence de vos sentiments en deux points. Mais cela n'était pas praticable. J'ignore le motif de cette démarche ; ce que je sais, c'est qu'elle a produit un très-mauvais effet contre lui dans l'esprit du Pape et de tout le monde. M. l'assesseur me l'a dit ainsi; le Pape en a parlé dans ce sens à Monseigneur Giori, qui me l'a dit de même : j'en saurai davantage dans peu.

Dans les deux dernières conférences, qui se tinrent jeudi et dimanche, tous les examinateurs parlèrent sur le onzième et le douzième articles, et parlèrent tous suivant leurs premiers principes. L'archevêque de Chieti ne s'y trouva point, il est encore incommodé. On doit examiner demain les six articles suivans, jusqu'au dix-neuvième. Le Pape continue à presser, et on ne perd point de temps : le scandale et la division continuent. Il serait bon de faire écrire le nonce, pour représenter le mal qu'a fait l'adjonction des nouveaux examinateurs, le scandale que cause le partage, et faire sentir que la cabale est marquée. Il faut décrier ce parti, afin que les cardinaux et le Pape ne soient pas arrêtés par leur autorité ; c'est tout ce que je crains.

Je vis hier le P. Dez, nous disputâmes ; il est du dernier entêtement : je lui parlai fortement, il n'avait pas un mot à répondre sur tout, mais il ne se rendit pas. Les Jésuites sont plus déclarés que jamais : leur unique but est de décréditer les évêques, le roi et Madame de Maintenon.

J'attends la preuve de la liaison de M. de Cambray avec Madame Guyon et le P. de La Combe ; cela est essentiel pour les cardinaux : s'il vient quelque courrier extraordinaire, il faut s'en servir.

Il serait aussi nécessaire d'avoir quelque témoignage de M. de Chartres. Le malheur est la faiblesse du Pape, sur qui on ne peut compter. M. le cardinal de Bouillon continuant d'agir de la même manière, le Pape est prévenu sur tout contre lui, c'est pitié.

 

 

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M. Phelippeaux vous rend compte de l'affaire de M. d'Amiens. Il est honteux à M. le cardinal de Bouillon de laisser traduire au saint Office une chose pareille; mais il est entré dans la haine et la politique des Jésuites. Je crois être sûr de M. le cardinal Noris : pour M. le cardinal Ferrari j'en espère bien ; mais il est bon ami du P. Damascène.

Vos trois écrits latins ne sauraient trop tôt venir : il faudra les distribuer par toute l'Europe. Nous ne nous oublions pas.

Je vous supplie de vouloir bien faire mes compliments à toute la maison de M. de Noailles : je viens de les faire à M. l'archevêque de Paris et à M. le cardinal d'Estrées, que je vous prie de remercier. Cette Eminence m'a écrit la lettre du monde la plus obligeante pour vous et pour moi. M. le cardinal de Bouillon se désespère, et est le même très-assurément. Il est bon qu'il revienne à Monseigneur Giori par MM. les cardinaux de Janson et d'Estrées, que je mande qu'il continue à se bien conduire dans l'affaire; et cela est vrai.

 

LETTRE CCLIV. BOSSUET A SON NEVEU (a). A Paris, 14 avril 1698.

 

Votre lettre du 25 mars m'a été rendue samedi, en arrivant de Meaux en cette ville. J'y ai appris les extrêmes obligations qu'a la bonne cause à Monseigneur Giori. Il combat pour l'Eglise catholique contre les protestants, qui font tout ce qu'ils peuvent contre nous. Toutes les gazettes, tous les lardons et tous les journaux de Hollande font l'apologie de M. de Cambray contre moi : on a réimprimé son livre en Hollande, chez le même libraire qui imprimait autrefois pour la fanatique Bourignon (b), qui ne vantait

 

(a) Revue et complétée sur l'original. — (b) Antoinette Bourignon, née à Lille en Flandre, eu 1616, fut fameuse par ses prétendues révélations, et par dogmes de sa fausse spiritualité. Ses maximes se rapportent en beaucoup de points à celles de Molinos et des autres quiétistes. Grand nombre de prétendus dévote et de dévotes s'attachèrent à cette illuminée, dont le système était aussi insensé que pernicieux aux bonnes mœurs. Ses disciples firent un recueil de nés ouvrages en 19 vol. in-8°. Voyez la République des lettres, avril 1685 ; et sa vie écrite par elle-même.

 

 

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que le pur amour. Les quakers (a) faisaient venir le livre de M. de Cambray avec tant d'empressement, qu'on a été obligé d'en arrêter le cours. Je ne suis pas encore bien assuré de ce dernier fait, mais les autres sont certains; et si une sentence de Rome ne décide bientôt ce grand différend, très-aisé à déterminer par la tradition, les protestants et les fanatiques diront : les premiers, que Rome commence à douter de ses lumières ; et les seconds, qu'elle n'a osé les condamner à cause de ses mystiques qui pensent comme eux.

Vous devez recevoir à peu près dans le temps qu'arrivera cette lettre, le Mystici in tuto. J'ai voulu commencer par là, comme par l'endroit sensible des spirituels : le reste suivra avec toute la diligence possible.

M. de Cambray, après avoir écrit quatre lettres à M. de Paris, commence à m'écrire, à moi, et j'ai reçu une première lettre imprimée. On dit que j'en aurai ma douzaine (b). Jusqu'ici il n'y a que du verbiage. Quand j'aurai eu le loisir de lire, je vous en dirai davantage.

Depuis le bruit du chapeau pour M. l'abbé d'Auvergne, on parle de M. l'archevêque de Paris. J'aurai toute l'attention possible sur ce qui pourrait vous faire plaisir. Je serai demain à Versailles.

Je vous envoie les nouvelles que j'en reçus avant mon départ sans garantie. Je n'ai pu voir M. de Paris, qui y était aujourd'hui. Ainsi je ne vous puis rien dire de précis de ce qui se passe à la Cour. Je n'y présume rien de nouveau.

Vous ne sauriez marquer assez de reconnaissance aux amis de M. le nonce et à lui-même, puisqu'il a agi en cette Cour avec toute l'affection possible pour votre justification ; faisant voir aux ministres les lettres qu'il avait de Rome, dont il m'envoyait des extraits, et en rendant compte au roi même.

 

(a) Formant une des sectes innombrables qui pullulent dans le protestantisme, les quakers ou trembleurs surgirent en Angleterre pendant les guerres civiles du règne de Charles 1er : leur père fut un nommé Fox, cordonnier à Nottingham, qui se croyait envoyé du Ciel et inspiré par le Saint-Esprit pour réformer l'Eglise. La Symbolique de Mœhler, ouvrage traduit de l'allemand en français, fait connaître la doctrine, la morale, les mœurs et les usages des quakers— (b) La douzaine fut dépassée.

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