Quiétisme I
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LETTRE PREMIÈRE.  MADAME GUYON AU PÈRE LA COMBE, BARNABITE. Ce 28 février 1683.

 

Il y aura quantité de croix qui nous seront communes (a); mais vous remarquerez qu'elles nous uniront davantage en Dieu, par une fermeté invariable à soutenir toutes sortes de maux. Il me semble que Dieu veut me donner une génération spirituelle et bien des enfants de grâce, que Dieu me rendra féconde en ce monde. Vous aurez des croix, et des prisons nous sépareront corporellement ; mais l'union en Dieu sera inviolable. L'on sent la division, quoiqu'on ne sente pas l'union.

J'ai fait cette nuit un songe qui marque d'étranges renversements, si l'on pouvait s'y arrêter : à mon réveil mes sens en étaient tout émus. Il n'arrive rien que ce que le monde peut produire : il menace bien, et la tempête gronde longtemps. Je ne sais quel sera la foudre ; mais il me semble que tout l'enfer se bandera pour empêcher le progrès de l'intérieur, et la formation de Jésus-Christ dans les âmes. Cette tempête sera si forte, qu'à moins d'une grande protection et fidélité, on aura peine à la soutenir. Il me semble qu'elle vous causera agitations et doutes, parce que votre état ne vous ôtant pas toute réflexion, la tempête sera telle qu'il ne restera pierre sur pierre. Tous vos amis seront dissipés ; et ceux qui vous resteront vous renonceront et auront honte de vous, en sorte qu'à peine vous restera-t-il une seule personne. Ceci sera très-long, et il y aura une suite et un enchaînement de croix si étranges, tant d'objections et de confusions, que vous en serez surpris. Et comme avant la fin du monde, qui est proprement le second avènement de Jésus-Christ, il se passera d'étranges choses, à proportion de cet avènement-ci en arrivera-t-il ; et il semble même que dans toute la terre il y aura trouble, guerre et renversement. Et comme le Fils de Dieu,

 

(a) Voyez la Relation sur le quiétisme, sect. II, n. 16 ; ci-dessus, vol. XX, p- 97. Et Vie de Madame Guyon, écrite par elle-même, p. 46, 49, 489.

 

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ou plutôt ses enfants, indivisiblement avec lui, seront répandus par toute la terre, il faut que le prince de ce monde remue toute la terre de divers signes et misères : plus elles seront fortes, plus la fin sera proche. Et comme Jésus-Christ naquit dans la paix de tout le monde, il ne naîtra pour ainsi dire spirituellement que dans la paix générale, qui sera durable pour du temps. L'Evangile sera prêché par toute la terre : mais comme les Vertus du ciel seront ébranlées, croyez que vous le serez vous-même pour des moments, et que le démon attaquant le ciel de votre esprit, vous portera à vouloir tout quitter ; mais Dieu, qui vous a destiné pour lui, vous fera voir la tromperie. Je vous avertis de n'écouter votre raisonnement et vos réflexions que le moins que vous le pourrez; et j'ai un fort instinct de vous dire de garder cette lettre, même de la cacheter de votre main, afin que vous voyiez que les choses vous ont été prédites, lorsqu'elles arriveront. Ne dites pas que vous ne voulez pas d'assurance ; car il ne s'agit pas de cela, mais de la gloire de Dieu. Rien ne pourra vous en donner alors.

Je ne sais ce que j'écris. Allons, il n'est plus temps, ni pour vous ni pour moi, d'être malade : levons-nous ; car le prince de ce monde approche. De même qu'à la venue de Jésus-Christ il s'était fait quantité de meurtres des prophètes, il y avait eu tant de guerres que le peuple Juif avait été comme anéanti : ainsi la véritable piété, qui est le culte intérieur, sera presque détruite ; et ce culte sera persécuté en la personne des prophètes, c'est-à-dire de ceux qui l'ont enseigné, et la désolation sera grande sur la terre. Durant ce temps, la femme (a) sera enceinte, c'est-à-dire pleine de cet esprit intérieur, et le dragon se tiendra debout

 

(a) Dans sa Vie, p. 503, elle vit qu'elle était cette femme. Cela arriva en 1683. La Lettre au P. La Combe est rapportée à la page 489 : elle ne suit pas les jours, mais les années. Elle parle de ce qui lui arriva le jour de la Purification, le P. La Combe étant alors avec elle : elle avait eu vingt-deux jours de fièvre continue, et le jour de la Purification elle était retombée plus dangereusement que jamais. Lui lisant cette lettre et lui parlant de cette femme délaissée, elle n'hésita point de dire qu'elle l'était : elle détermina le temps de l'accomplissement de sa prédiction au siècle qui court, sans déterminer si ce serait à la fin de celui-ci, ou au commencement de l'autre. Madame la duchesse de Chevreuse m'a dit que la paix et le commencement du changement arriverait en 1695. M. de Chevreuse n'en est pas disconvenu. (Note de Bossuet.)

 

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devant elle sans pourtant lui nuire, parce qu'elle est environnée du soleil de justice, qu'elle a la lune sous les pieds qui est la malice et l'inconstance, et que les vertus de Dieu lui serviront de couronne. Mais il ne laissera pas de se tenir toujours debout devant elle, et de la persécuter de cette manière. Mais quoiqu'elle souffre longtemps par de terribles douleurs de l'enfantement spirituel, qu'elle crie même par la violence, Dieu protégera son fruit ; et lorsqu'il sera véritablement produit et non connu, il sera caché en Dieu jusqu'au jour de la manifestation, jusqu'à ce que la paix soit sur la terre. La femme sera dans le désert sans soutien humain, cachée et inconnue : on vomira contre elle des fleuves de la calomnie et de la persécution : mais elle sera aidée des ailes de la colombe; et ne touchant pas à la terre, le fleuve sera englouti durant qu'elle demeurera intérieurement libre, qu'elle volera comme la colombe, et qu'elle se reposera véritablement sans crainte, sans soins et sans souci. Il est dit qu'elle y sera nourrie, et non qu'elle s'y nourrira. Sa perte ne lui permettant pas de faire réflexion sur ce qu'elle deviendra, et de penser pour peu que ce soit à elle ; Dieu en aura soin. Je prie Dieu, si c'est sa gloire, de vous donner l'intelligence de ceci.

 

LETTRE II.  MADAME GUYON A DOM GRÉGOIRE BOUVIER, CHARTREUX, SON FRÈRE. Ce  12   décembre   1689.

 

Vous ne devez pas douter, mon très-cher Frère, que ce ne soit avec beaucoup de plaisir que je reçois de vos nouvelles; mais je vous dirai simplement que votre dernière m'en a donné plus que nulle autre : elle a le goût du cœur ; vous êtes le seul de ma famille qui goûtiez la conduite de Dieu sur moi. Elle est en effet trop impénétrable pour être comprise par la raison : le cœur la goûte, et la raison s'y perd. Vous ne sauriez dire le bien que Notre-Seigneur fait faire à Grenoble pour l'intérieur. Ah ! qu'il fait bon s'abandonner à lui, et qu'il récompense bien pour un moment de perte en lui, ce qu'il a fallu souffrir pour y arriver !

 

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Mais quand il n'y aurait point d'autre récompense que celle de faire sa volonté sans réserve et sans résistance, ho ! qu'on serait très-bien récompensé ! Il faut que je verse mon cœur dans le vôtre, et que je vous dise que je trouve partout cette volonté essentielle de Dieu, non hors de lui, mais en lui-même ; en sorte qu'il m'a mise dans l'impossibilité de faire autre chose que ce qu'il veut de moment en moment, sans que je puisse me regarder moi-même, ni aucune créature ; mais tout se fait en Dieu (a). Si je voulais me regarder, je ne puis plus me trouver, et ne sais plus ce que c'est de moi ni de mien : tout est à Dieu, et tout est-Dieu. C'est ce qui fait que n'ayant rien de propre, il veut bien se servir de ce néant où il habite, pour s'attirer une quantité d’âmes de toutes conditions et états dans l'intérieur ; et vous ne sauriez croire le nombre des personnes de mérite, d'âge, prêtres, religieux, qui veulent bien chercher Dieu de tout leur cœur dans leur intérieur où il habite, et agréer ce que Dieu leur fait dire par une petite femmelette. Ils ne l'ont pas plutôt fait avec docilité que Dieu, pour confirmer ce qu'elle leur dit, leur fait expérimenter sa présence d'une manière très-intime. Notre-Seigneur me fait parler le jour et écrire la nuit ; et quoique je n'aie point de santé, il fournit à tout.

Je vous dis ceci dans le secret, ne sachant pas pourquoi le Maître me le fait dire. Il m'a fait écrire le sens mystique de la Bible, sans autre livre que cette même Bible. En moins de six mois, l'Ancien Testament a été achevé, qui est un ouvrage de plus d'une rame de papier, et en des maladies continuelles, sans que l'interruption interrompît le sens et sans qu'il me fût nécessaire de le relire. Où j'en suis demeurée, je continue ; et tout s'est trouvé dans une suite admirable, sans rature que quelques mots mal écrits, mais dans un sens si propre et si beau, qu'il ne se peut rien de plus. Je n'avais point d'autre part à cet ouvrage que le mouvement de la main ; ce qui est aisé à voir, étant des choses si sublimes, que je n'aurais pas pu les apprendre. Je vous dis ceci sous le sceau de la confession. Il a fallu obéir à Dieu selon tout

(a) Ainsi plus d'erreur, plus de péché, plus de défaillance possible; mais l'indéfectible perfection, l'union béatifique dès cette vie.

 

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ce qu'il a voulu, sans que nul intérêt de famille, de biens, d'enfants, ni quoi que ce puisse être me puisse détourner.

Je n'ai parlé de ceci à personne. J'ai voulu quelquefois écrire mes dispositions d'abandon à Dieu, au P. de la Motte (a) ; il n'y est point entré : il prend tout du côté de la tromperie. Je demeure abandonnée à Dieu, aussi contente d'être trompée que de ne l'être pas, parce que je n'ai point d'intérêt qui me soit propre : et quand je serais assurée d'être damnée, je ne me voudrais désister un moment de faire la volonté de Dieu, parce que je voudrais le servir pour lui-même, par cet esprit d'abandon à sa divine conduite intérieure et extérieure. Oh, que si nous savions bien cesser d'agir pour laisser agir Dieu en nous, que nous serions heureux ! et nous abandonner pour l'extérieur à tous les mouvements de la Providence. Toutes nos peines ne viennent que de ce que nous voulons pour l'intérieur ou l'extérieur, quelque chose que nous n'avons pas, ou que nous ne voulons pas quelque chose que nous avons. Mais celui qui ne veut rien que ce qu'il a, tel qu'il soit ; qui est aussi content de sa pauvreté intérieure que des plus grandes richesses ; qui n'a pas de volonté, de penchant, de désir, d'inclination pour quoi que ce soit, quelque relevées pussent-elles être, celui-là est parfaitement heureux (b). C'est, mon très-cher Frère, l'état où je vous souhaite. La mort et la vie est égale à une telle âme. Je vous porterois envie, si je pou vois vouloir autre chose que la volonté de Dieu, de ce que votre âge et votre infirmité vous disposent à vous aller unir encore plus étroitement à votre Dieu, et que vous allez voir celui qui est plus aimable que toutes les vies. Pour moi, qui suis indigne d'un si grand bien, je me contente de la volonté de mon Dieu, qui est plus pour moi que tout le paradis.

 

(a) Son beau-frère, qui était supérieur des Barnabites de Paris. — (b) Celui-là est moins ou plus qu'un idiot.

 

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LETTRE III.  MADAME GUYON A  BOSSUET. Ce .....septembre 1693.

 

Je ferai exactement, Monseigneur, tout ce que vous me marquez (a) ; et je ne verrai personne, ni n'écrirai point de lettre, comme j'ai commencé de faire depuis six semaines. Je n'aurai nulle peine à croire que je suis trompée, ayant bien mérité que Dieu me laissât à l'esprit d'illusion : mais il me semble que mon cœur me rend témoignage qu'il ne me laisse point à celui d'erreur ; car il me semble qu'il me donne une telle démission d'esprit pour tout, et une si grande foi pour tout ce qui est de l'Eglise, que je condamnerais au feu ma personne, aussi bien que mes écrits, si je trouvais en moi le moindre arrêt à aucune pensée particulière.

Lorsque j'appelle un consentement passif, je veux dire un consentement que le même Dieu qui le demande fait faire. J'avais cru jusqu'à présent, que Dieu était également auteur d'un certain silence qu'il opère dans l’âme et de certains actes qu'il fait faire; où il paraît à la créature qu'elle n'a d'autre part que celle de se laisser mouvoir au gré de Dieu. Ils sont si simples, que l’âme qui les fait ne les distingue pas. Mais si je me suis trompée, ce n'est pas une chose fort extraordinaire qu'une femme ignorante se soit trompée. S'il y a quelque chose de bon dans mes écrits, il vient de Dieu seul : s'il y a du défaut, de la méprise et de l'erreur, il est de moi ; et je ne suis pas fâchée que cela ait servi à vous faire voir, Monseigneur, de quoi je suis capable. Dieu n'en est pas moins saint, et ses voies n'en sont pas moins admirables, pour avoir été écrites par une personne qui se trompe dans ses expressions. Mon dessein ne fut jamais d'imprimer ; et je vous promets de ne plus ni écrire, ni parler de ces matières, ayant bien plus de penchant pour la solitude que pour toute autre chose. Comme ma Vie avait été écrite avec une grande simplicité,

 

(a) Voyez la Relation sur le quiétisme, sect. II, n. 9. Ci-dessus, vol. XX, p. 94.

 

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j'y avais mis tout ce que je croyais avoir senti : mais puisque je me suis trompée, il n'y a, Monseigneur, qu'à tout brûler. Si Dieu veut faire écrire sur ces matières dans la suite, il se servira de personnes moins mauvaises, et qui ne mêleront pas leur propre esprit avec sa vérité. J'ai moi-même horreur de ce mélange. Ainsi Monseigneur, il n'y a qu'à tout brûler : je n'en aurai, ce me semble, aucune peine, ni même de ma condamnation, pourvu que Dieu soit glorifié, connu et aimé.

Je ressens, comme je dois, Monseigneur, les obligations que je vous ai de la peine que vous voulez bien prendre de me redresser dans mes égarements, vous assurant qu'avec la grâce de Dieu, vous trouverez toujours en moi un profond respect et une entière soumission.

Il n'est pas parlé, ce me semble, du corps dans ces douleurs exprimées dans ma Vie, mais bien du cœur. Si cela est écrit autrement, c'est une faute de la copie.

 

LETTRE IV.  MADAME GUYON A BOSSUET. Ce 5 octobre 1693.

 

La confiance que Dieu m'a donnée en votre lumière et en votre discernement, me fait prendre celle de vous demander que Dieu soit votre seul conseiller dans l'examen que vous voulez bien vous donner la peine de faire (a). Qu'il se fasse entre Dieu et vous, Monseigneur ; que ce soit sa pure lumière qui vous donne le discernement du vrai et du faux ; que son onction vous enseigne les effets de cette même onction dans les âmes. Ce qui me fait vous parler de la sorte, Monseigneur, c'est que j'ai toujours trouvé mon compte avec mon Dieu et avec ceux qui se sont laissé guider par son esprit. Je vous avoue ingénument que j'aime fort que mon sort soit entre ses mains. Les personnes que vous pourriez consulter sur cela, n'auraient peut-être pas l'expérience et

 

(a) Voyez la Relation sur le quiétisme, sect. II, n. 1 et 8. Ci-dessus, vol. XX, 89 et 94

 

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la lumière des états intérieurs ; joint à ce que n'étant employés par aucun caractère à cette recherche, Dieu ne leur manifesterait peut-être pas sa vérité. Pour vous, Monseigneur, entre les mains duquel après Dieu j'ai remis toutes choses, j'espère de la bonté de Dieu qu'elle ne vous laissera pas prendre le change. Je n'ai point sollicité votre piété à m'approuver, puisque je ne désire que la vérité. Je ne prétends pas qu'aucunes considérations humaines rendent ma cause bonne : c'est celle de Dieu. S'il a permis que je me sois méprise, je n'ai jamais prétendu soutenir mes sentiments, mais condamner moi-même en moi ce que vous y condamneriez.

Je vous prie seulement, Monseigneur, de faire attention que je n'ai jamais mis la piété dans les choses extraordinaires; que ce sont celles dont je fais le moins de cas, selon ce que j'ai eu l'honneur de vous dire. Si je les ai marquées dans ma Vie, ce n'a été que pour obéir, sans vouloir qu'on s'y arrêtât le moins du monde. Ce n'est donc point par là qu'on doit juger d'une âme, mais sur son état intérieur très-détaché de tout cela, sur l'uniformité de sa vie et sur ses écrits.

Il y a de trois sortes de choses extraordinaires que vous avez pu remarquer, Monseigneur : la première qui regarde les communications intérieures en silence : celle-là est très-aisée à justifier par le grand nombre de personnes de mérite et de probité qui en ont fait l'expérience. Ces personnes, que j'aurai l'honneur de vous nommer lorsque j'aurai celui de vous voir, le peuvent justifier. Pour les choses à venir, c'est une matière sur laquelle j'ai quelque peine qu'on fasse attention : ce n'est point là l'essentiel; mais j'ai été obligée de tout écrire. Nos amis pourraient facilement vous justifier cela, soit par des lettres qu'ils ont en main, écrites il y a dix ans, soit par quantité de choses qu'ils ont remarquées, et dont je perds facilement l'idée. Pour les choses miraculeuses, je les ai mises dans la même simplicité que le reste. J'ai écrit la vérité, telle qu'elle a paru aux autres et à moi ; mais je n'en ai jamais jugé, n'y faisant pas même d'attention. Judas a fait des miracles; ainsi je suis bien éloignée de fonder sur cela.

Toute la grâce que je vous demande, Monseigneur, est de suspendre

 

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votre jugement jusqu'à ce que vous m'ayez examinée à fond. Pour le faire avec succès, il faut, s'il vous plaît, que vous ayez la charité de me voir plusieurs fois et de m'entendre. Si vous voulez bien me permettre d'aller dans votre diocèse d'une manière inconnue, cela se ferait plus facilement et sans bruit. Je me mettrai dans un couvent ou dans une maison particulière, telle qu'il vous plairait de me l'ordonner, vous assurant que vous verrez en toute occasion des preuves de ma docilité, de ma soumission et du profond respect avec lequel je suis, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissante servante. De la Motte Guyon.

Si vous voulez bien, Monseigneur, me dire vos difficultés, et ce qui vous fait peine dans les écrits et dans la Vie, j'espère que Dieu me fera la grâce de vous les éclaircir. Je vous assure déjà par avance que je consens que vous les brûliez tous, si Notre-Seigneur vous l'inspire. Je vous prie aussi de lire le Moyen court et facile de faire l'oraison.

 

ÉCRIT DE MADAME GUYON, qui   accompagnait   sa   lettre.

 

La main du Seigneur n'est pas accourcie. Il me semble qu'il n'y aura pas de peine à concevoir les communications intérieures des purs esprits, si nous concevons ce que c'est que la céleste hiérarchie, où Dieu pénètre tous les anges et ces esprits bienheureux se pénètrent les uns les autres. C'est la même lumière divine qui les pénètre, et qui, faisant une réflexion des uns sur les autres, se communique de cette sorte. Si nos esprits étaient purs et simples, ils seraient illuminés; et cette illustration est telle, à cause de la pureté et simplicité du sujet, que les cœurs bien disposés qui en approchent ressentent cette pénétration. Combien de saints qui s'entendaient sans se parler ? Ce n'est point une conversation de paroles successives, mais une communication d'onction, de lumière et d'amour. Le fer frotté d'aimant, attire comme l'aimant même. Une âme désappropriée, dénuée, simple et pleine de Dieu, attire les autres âmes à lui, comme les hommes déréglés communiquent un certain esprit de dérèglement. C'est que sa simplicité et pureté est telle, que Dieu attire par elle les autres cœurs.

Saint Augustin parle de ce silence dans ses Confessions, où il dit que parlant avec sainte Monique, ils furent enlevés dans ce silence ineffable; mais qu'à cause de la faiblesse il en faut revenir aux paroles. Plût à Dieu que nos cœurs fussent assez purs, pour n’avoir point d'autre communication avec les créatures. Lorsqu’on est deux ou trois assemblés au nom du Seigneur, on éprouve si fort qu’il y est, qu’il faut avouer que s'il y a de la tromperie, Dieu s'en mêle ; car il est certain que le diable ne peut entrer ici. Il peut bien contrefaire tout ce qui a quelque forme et figue expresse, ou discours, mais non pas une chose qui n'a rien de tout cela, et qui est d'une simplicité, pureté et netteté admirable.

 

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LETTRE V.  MADAME GUYON A BOSSUET. Ce 22 octobre, 1693.

 

Comme je n'ai point d'autre désir, Monseigneur, que celui de vous obéir très-exactement, je vous prie de m'ordonner ce qu'il vous plaît que je fasse. Je me retirai le 13 du mois de septembre à la campagne, dans un lieu où je n'ai de commerce qu'avec les filles qui me servent. J'en ai laissé une à Paris chez moi, qui sait seule où je suis, et qui m'envoie les lettres qu'on m'écrit. J'en ai usé de la sorte, pour éviter de donner des conseils à ceux qui m'en demandaient dans leurs besoins, jusqu'à ce que vous ayez connu, Monseigneur, si je suis trompée ou non. Ce n'est pas que je puisse me défier de mon Dieu, non assurément ; mais j'ai un si grand respect pour ce qu'il vous plaira de juger, ou plutôt pour ce que Dieu vous inspirera de juger de moi, que j'en croirai ce que vous m'en direz, sans néanmoins que je puisse me donner aucun mouvement par moi-même. Je suis donc prête à m'exiler moi-même pour toujours, prête aussi à revenir chez moi pour y souffrir toutes les confusions imaginables,, prête encore à subir la prison et même la mort.

Mais, Monseigneur, je vous demande d'avoir pitié d'une infinité d'âmes qui gémissent : les enfants demandent du pain, et personne ne leur en rompt. Le diable se sert de la malice de quelques-uns qui abusent de tout et qui, se disant intérieurs et ne l'étant point, causent beaucoup de mal et par le scandale qu'ils donnent nuisent extrêmement à la vérité.

De tout temps il y a eu une voie active et une contemplative ; c'étaient deux sœurs qui vivaient d'intelligence. A présent, malgré le témoignage de Jésus-Christ, Marthe l'emporte sur Marie. L'on veut même établir celle-là sur la ruine de l'autre ; l'on travaille à détruire la vérité croyant l'établir.

C'est cette vérité, Monseigneur, qui a recours à vous. Vous l'avez si bien défendue contre les ennemis de la religion catholique ;

 

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défendez-la encore, sitôt que Dieu vous la fera sentir ; je dis sentir, car. cette vérité n'est pas de simple spéculation comme bien d'autres, elle est d'expérience. Que je la souhaite pour vous, Monseigneur, cette heureuse expérience, qui rend l'amertume douce, qui change la douleur en félicité, qui fait d'heureux misérables, qui leur apprend qu'il n'y a de solide plaisir que dans la perte de tout ce que les hommes peu éclairés appellent de ce nom !

Je ne désire point, Monseigneur, être justifiée personnellement; mais je désire que quelqu'un fasse connaître que les sentiers de l'intérieur ne sont ni faux, ni chimériques, ni pleins d'erreurs. J'ose dire que l'ouvrage de l'intérieur est celui de Dieu : s'il n'était point son ouvrage, il se détruirait de lui-même ; mais comme c'est le sien, il se multiplie comme les Israélites par l'oppression et la persécution. Les personnes les plus grossières que Dieu instruit lui-même, sont conduites par là. Il y en a qui souffrent des tourments inexplicables faute de secours. Vous en gémiriez, Monseigneur, si vous le voyiez : car plus ces pauvres âmes sont combattues par les doutes et les incertitudes où l'on les met, plus Dieu les exerce d'une manière surprenante, se servant même souvent des démons pour cela. Que je périsse, Monseigneur, comme une victime de la justice de mon divin Maître; mais ayez pitié de ces pauvres ames; cela est digne de vous.

Qu'il sera glorieux à un prélat si plein de science, de zèle et de piété, de démêler le faux du vrai ! Vous verrez par la lettre ci-jointe (a), que je vous prie de brûler après l'avoir lue, la peine de

 

(a) Nous avons de cette lettre un fragment que ne donnent pas les éditions. Le feuillet qui le renferme a été déchiré, sans doute pour soustraire aux yeux de la postérité de nouvelles fureurs du calme quiétiste, à l'endroit où nous le terminons. Voici ce fragment.

Ma chère Mère, m'étant toujours flattée que votre absence ne serait pas longue, je suis demeurée en paix au milieu de mes rages et de mes furies, en faisant un sacrifice à Dieu de tous les moyens qu'il me donne pour aller à lui, en m'abandonnant sans réserve, quoique le plus souvent sans aucun sentiment. Mais à présent, ma chère Mère, je n'ai plus toutes ces vues ; je n'éprouve que des sentiments tout contraires aux mouvements d'abandon et de soumission à a volonté du Seigneur, que vous m'avez inspirés tant de fois par votre silence qui m’a toujours parlé avec tant de force, qu'il m'est impossible de ne le pas entendre étant auprès de vous. Mais, ma chère Mère, j'en suis trop éloignée pour l’entendre. Le Seigneur me veut dans un plus grand dénuement, en privant de tout secours ; et m’ôtant les moyens, il veut que j'aille à lui par une voie de ténèbres et d'abandon, dans une foi nue. C'est ce qu'il demande de moi que cet abandon total ; mais il y trouve tant d'opposition, qu'il ne peut achever son ouvrage.

 

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certaines âmes : il y en a de cette sorte bien plus qu'on ne pense. Je n'ose plus répondre à personne sur ces matières : il me semble que je serais prête de mourir pour une seule âme, et prête aussi de ne parler jamais à aucune. Condamnez mes méprises, Monseigneur, si vous en trouvez dans mes écrits : je les condamne dès à présent moi-même ; mais démêlez la vérité de mes mauvaises expressions, et devenez son défenseur après m'avoir jugée sévèrement. J'espère, Monseigneur, que vous ne désagréerez pas ma liberté, puisqu'elle est produite par la confiance que Notre-Seigneur me donne en vous, et que vous vous laisserez persuader de mon profond respect et de ma parfaite soumission.

De la Motte Guyon.

 

Je ne vous importunerai plus (a), si vous avez la bonté de me faire savoir votre volonté.

 

LETTRE VI.  MADAME GUYON A BOSSUET. Ce 25 janvier 1694.

 

J'attends vos ordres, Monseigneur, pour me rendre où il vous plaira (b), vous assurant que je n'ai point d'autre désir que de vous obéir, non-seulement comme à un évêque pour lequel j'ai un fort grand respect, mais comme à une personne pour laquelle Notre-Seigneur me donne une entière confiance. Je conserve dans

 

Je suis aussi, ma chère Mère, privée du R. P. Aleaume (a). Cela m'apprend bien qu'il faut tout perdre, et demeurer sacrifiée aux pieds du Seigneur tant qu'il lui plaira. Mais je suis bien éloignée de tout cela, ne sentant que des révoltes et des rages contre Dieu et nos mystères. Ma peine sur la communion est toujours de même : je n'ai que des pensées de blasphème et de désespoir quand il la faut faire. Je suis quelquefois dans de si grandes furies contre moi, que je suis prête à me donner le coup de la mort plutôt que de....

(a) Indice certain qu'elle n'en finira point. — (b) Voyez la Relation, sect. I, n. 4 ; sect. II, n. 20. Ci-dessus, volume XX, p. 87 et p. 99.

 

(a) Jésuite qui donnait tête baissée dans toutes les folies du quiétisme. Comme on le voit dans la Relation de l'abbé Phelippeaux, le roi le chassa de Paris.

 

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mon cœur toute la reconnaissance que jedois-de.la peine que vous prenez pour éclaircir la vérité sans prévention. J'ose vous assurer, Monseigneur, que Dieu vous en récompensera dès cette vie par l'abondance de ses grâces. Jésus-Christ et Bélial ne sont jamais en même lieu ; il faut que l'un cède la place à l'autre. Où Jésus-Christ se fait sentir, il est aisé de conclure que le démon n'y a pas de part : cependant Dieu permet qu'on ne puisse le discerner en moi. J'attends de vous, Monseigneur, la connaissance de la vérité, résolue de croire de moi ce que votre cœur vous en dira. C'est ce cœur vide que je prends pour mon juge, espérant que Dieu le fera sortir de cet équilibre où vous l'avez tenu avec tant de droiture et de fidélité ; ce que je vous proteste n'avoir point encore trouvé, jusqu'à ce que Notre-Seigneur m'ait adressée à vous, Monseigneur, pour lequel je conserverai toute ma vie un respect inviolable et une soumission entière.

 

De la Motte Guyon.

 

Ayez la bonté de me faire savoir le lieu et le temps où il vous plaît que j'aie l'honneur de vous voir (a), afin de m'y rendre : il faut que je sois avertie quelques jours devant, à cause d'une voiture. Si vous avez cette bonté, et que M. de Chevreuse ne soit pas à Paris, vous aurez, s'il vous plaît, celle d'envoyer chez Madame la duchesse de Charost qui me le fera savoir.

 

LETTRE VII.  MADAME GUYON A BOSSUET. Ce 29 janvier   1694.

 

Permettez-moi (b), Monseigneur, avant d'être examinée, que je vous proteste que je ne viens point ici, ni pour me justifier, ni pour me défendre (c), ni même pour expliquer des termes qui pourraient avoir une interprétation favorable, si je les expliquais

 

(a) L'entrevue se fit à Paris, chez M. l'abbé Janon, rue Cassette, après que Bossuet eut célébré la messe dans l'église des religieuses du Saint-Sacrement de la même rue. (Les édit.) — (b) Voyez la Relation, sect. II, n. I. Ci-dessus, vol. XX, p. 89. — (c) Cette lettre fut écrite la veille du jour où Bossuet vit pour la première fois madame Guyon.

 

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comme je les entends, et qui pourraient faire peine étant pris à la lettre. Je ne viens point, dis-je, pour cela, mais pour vous obéir, pour me condamner moi-même sans qu'il soit besoin d'examen, à moins que vous ne le jugiez nécessaire ; vous protestant que je condamne de tout mon cœur, sans aucune restriction, en présence de mon Dieu, tout ce que vous condamnez, ou en ma conduite, ou en mes écrits. Mon cœur me rend ce témoignage, que je ne tiens à rien du tout. J'ai désiré, j'ai demandé qu'on m'é-clairàt dans mes égarements ; mais l'on s'est toujours contenté de crier contre moi que j'étais hérétique, méchante et abominable, sans vouloir me montrer mes égarements et me prêter une main secourable pour m'en tirer. Mon cœur m'a adressée à vous, Monseigneur, il y a longtemps ; mais ma timidité me retenait. Nos amis me proposèrent d'être examinée par trois personnes : j'y consentis par soumission ; et je pris la liberté de leur mander que je me ferais examiner par qui il leur plairait, mais que mon cœur n'avait de penchant que pour vous. Dieu a fait voir que je ne me suis point trompée. Aucun des autres n'a voulu ni me voir ni m'entendre. Vous seul, Monseigneur, avez eu cette charité, sans faire attention au décri dans lequel je suis. Je ne doute point que Dieu ne récompense votre charité : aussi ma soumission et ma confiance est-elle entière. Ordonnez de moi ce qu'il vous plaira. Quoique je n'aie point un jour de santé, je suis prête à faire tout ce qu'il vous plaira de m'ordonner, espérant que Dieu me donnera la force de vous obéir.

Il y a deux choses à regarder dans mes écrits, ce qui regarde l'avenir et le sens de la doctrine. Pour les choses extraordinaires, outre que je n'en ai jamais fait de cas, que je ne les ai écrites que par simplicité et obéissance, l'événement en fera voir la vérité. Dans le sens de la doctrine, il y a ce qui est essentiel et ce qui n'est que d'expression. Pour l'essentiel, comme j'ai écrit sans savoir ce que j'écrivais, j'ai pu être trompée en tout : pour l'expression, je n'y ai jamais fait attention, non plus qu'à la diction, Notre-Seigneur m'ayant fait comprendre alors qu'il me susciterait une personne qui les mettrait comme ils doivent être, et pour l'un et pour l'autre.

 

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Je suis donc toute prête, Monseigneur, à vous éclaircir sur toutes mes pensées, et du sens auquel j'entends les choses ; prête à tout condamner sans nul examen, contente que vous mettiez tout au feu. Faites-vous remettre en main les originaux et les copies : je vous les résigne si absolument que, quoi que vous en puissiez faire, je ne m'en informerai jamais. J'ai une reconnaissance que je ne vous puis exprimer de toutes vos bontés, Monseigneur. Je serai demain à huit heures, s'il plaît à Dieu, aux filles du Saint-Sacrement ; offrez-moi, s'il vous plaît, à mon divin Maître, comme une victime consacrée à toutes ses volontés, et faites-moi la grâce de me regarder comme la personne du monde qui est avec le plus de respect et de sincérité, etc.

 

LETTRE VIII.  MADAME GUYON A BOSSUET. Ce 30 janvier 1694.

 

Je prends encore la liberté, Monseigneur, d'écrire à Votre Grandeur, pour lui dire qu'il est impossible qu'une âme aussi droite que la sienne ne soit pas éclairée de la vérité de l'intérieur. Car pour moi, Monseigneur, je me regarde comme un chien mort. Quand je serais la plus misérable du monde, il n'en serait pas moins vrai que Dieu veut établir son règne dans le cœur des hommes, qu'il le veut faire par l'intérieur et l'oraison, et qu'il le fera malgré toutes sortes d'oppositions. J'ose même vous assurer que vous sentirez la force de cet esprit, tout d'une autre manière que vous ne l'avez sentie ; et malgré le mépris que j'ai pour moi-même, je ne puis m'empêcher de m'intéresser infiniment auprès de Dieu pour vous, Monseigneur. J'espère que ma liberté ne vous offensera pas, et que vous la regarderez comme un effet de ma reconnaissance et de l'entière confiance que Notre-Seigneur me donne en vous, qui ne diminue point le profond respect avec lequel je serai toute ma vie, etc.

 

De la Motte Guyon.

 

Comme M. le duc de Chevreuse n'est pas toujours à Paris, si

 

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vous voulez bien nie faire savoir votre volonté, lorsque tout sera préparé : il n'y a qu'à m'envoyer vos ordres chez Madame la duchesse de Charost. Ce samedi au soir, 30 janvier.

 

LETTRE IX.  MADAME GUYON A BOSSUET. Ce  10  février 1694.

 

Je vous avais prié, Monseigneur, de m'aider de vos conseils pour me tirer de mes égarements : mais ce serait abuser de votre bonté, ce serait vous tromper que de feindre ce qui n'est pas en ma puissance ; et j'aimerais mieux mourir de la misère la plus honteuse, que de vous tromper un moment. Lorsque vous m'avez dit, Monseigneur, de demander et désirer, j'ai voulu essayer de le faire, et je n'ai eu qu'un plus grand témoignage de mon impuissance. Je me suis trouvée comme un paralytique, à qui l'on dit de marcher parce qu'il a des jambes : les efforts qu'il veut faire pour cela, ne servent qu'à lui faire sentir son impuissance. L'on dit dans les règles ordinaires : Tout homme qui a des jambes doit marcher. Je le crois, je le sais : cependant j'en ai, et je sens bien que je ne m'en puis servir ; et ce serait abuser de votre charité que de promettre ce que je ne puis tenir. Il y a des impuissances spirituelles comme des corporelles. Je ne condamne point les actes ni les bonnes pratiques, à Dieu ne plaise : je ne donne point de remède à ceux qui marchent; mais j'en donne pour beaucoup qui ne peuvent faire ces actes distincts. Vous dites, Monseigneur : Ces remèdes sont dangereux et l'on en abuse : il n'y a qu'à les ôter ; mais ceux qui en ont besoin, ne trouvent personne qui leur en donne. Vous dites, Monseigneur, qu'il n'y a que quatre ou cinq personnes en tout au monde qui aient ces manières d'oraison, et qui soient dans cette difficulté de faire des actes : et je vous dis qu'il y en a plus de cent mille dans le monde. Ainsi l'on a écrit pour ceux qui étaient en cet état. J'ai tâché d'ôter un abus, et c'est ce qui a fait l'excès de mes termes, qui est que des âmes qui commencent à sentir certaines impuissances,

 

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ce qui est fort commun, croient être au sommet ; et j'ai voulu, en relevant ce dernier état, leur faire comprendre leur éloignement.

Pour ce qui regarde le sens de la doctrine, je suis une ignorante. J'ai cru que mon directeur ôterait les termes mauvais, qu'il corrigerait la doctrine. Je crois, Monseigneur, tout ce que vous me faites l'honneur de me dire ; j'aimerais mieux mourir mille fois que de m'écarter des sentiments de l'Eglise. Je rétracte donc, désavoue, condamne tout ce que j'ai dit et écrit qui y peut être contraire. Je m'accuse de témérité, d'illusion, de folie.

Je dois dire à Votre Grandeur que lorsque j'ai parlé de cette concupiscence ou propriété, je n'ai entendu parler que d'une dissemblance qui empêche l’âme d'être unie à Dieu, d'un rapport à soi très-subtil, d'un propre intérêt spirituel, d'une répugnance que la nature a de se laisser détruire au point qu'il faut pour être unie à Dieu. J'ai cru éprouver tout cela. J'accuse ma tromperie, et vous demande, Monseigneur, de brûler tous mes écrits, et qu'il soit fait défense d'imprimer davantage des livres défendus. Ceux qui le sont, je les abjure et déteste comme de moi : c'est tout ce que je puis.

Du reste je suis indigne des peines que vous avez prises ; et je vous proteste, Monseigneur, que j'en aurai une reconnaissance éternelle. Je vous promets devant Dieu de ne jamais écrire que pour mes affaires temporelles, et de ne parler jamais à personne. Je crois, Monseigneur, que cela est suffisant pour réparer tous les maux que j'ai faits. Agréez donc que ne pouvant faire ce que vous croyez que je dois faire, qui sont des demandes, des prières pour moi, et me trouvant impuissante de vous obéir, je me regarde comme un monstre qui doit être effacé du commerce des hommes, et qui ne doit plus abuser un prélat si plein de charité, et pour lequel j'aurai toute ma vie un profond respect et une extrême reconnaissance, etc.

 

De la Motte Guyon.

 

J'ai une si grande fièvre, que j'ai peine à écrire. Excusez mes expressions, Monseigneur, et agréez la sincérité de mon cœur.

 

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LETTRE X. MADAME GUYON A BOSSUET. Février 1694.

 

Lorsque je pris la liberté de vous demander de m'examiner, c'était avec une disposition sincère de vous obéir aveuglément; et de suivre ce que vous m'ordonneriez comme Dieu même (a). J'ai tâché de le faire jusqu'à présent, vous ayant obéi avec une extrême ponctualité, ainsi que nos amis pourront vous en assurer. Ce fut par excès de confiance que je vous donnai la Vie, que j'étais prête à brûler comme le reste, si Votre Grandeur me l'avait ordonné. Vous voyez bien que cette Vie ne se peut montrer que par excès de confiance. Je l'ai écrite, ainsi que mon Dieu est témoin que je ne ments point, avec une telle abstraction d'esprit, qu'il ne m'a jamais été permis de faire un retour sur moi en l'écrivant. Quoique cela soit de la sorte, peu de personnes sont capables de comprendre jusqu'où vont les secrètes et amoureuses communications de Dieu et de l'âme. La confiance que Notre-Seigneur m'a donnée en Votre Grandeur, m'a fait croire que vous les sentiriez si elles étaient incompréhensibles, et que le cœur serait frappé des mêmes choses qui répugnaient à l'esprit. Quand cela ne serait pas, cela ne diminuerait rien de ma confiance et du désir de vous obéir. C'est à vous, Monseigneur, à voir vous-même, si cette Vie peut être communiquée à d'autres qu'à Votre Grandeur. Je la dépose de nouveau en vos mains pour en faire tout ce qu'il vous plaira, vous protestant que de quelque manière que les choses tournent, je ne me désisterai jamais du respect, de la soumission et du désir sincère que j'ai de vous obéir singulièrement, et que vous faisiez tout l'usage qu'il vous plaira de mon obéissance : c'est, Monseigneur, votre très-humble et très-obéissante servante,

 

De la Motte Guyon.

 

Je vous prie, Monseigneur, de faire attention que j'ai écrit par

 

(a) Voyez la Relation sur le quiétisme, sect. II, n. 3, 4, et suiv.

 

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obéissance, sans réflexion; que, quoique cette obéissance m'ait coûté bien des traverses, je serais encore prête à écrire les mêmes choses si l'on me l'ordonnait, quand il m'en devrait arriver plus de maux.

 

LETTRE XI.  MADAME GUYON A BOSSUET. A la fin de février 1694.

 

J'éprouve, Monseigneur, depuis quelques jours, une union très-réelle avec votre âme. Comme cela ne m'arrive jamais sans quelque dessein particulier de Dieu, je vous conjure de vous exposer à ses yeux divins l'esprit et le cœur vide, afin que Dieu y mette ce qu'il lui plaira. Livrez-vous à ses desseins éternels sur votre âme, et consentez, s'il vous plaît, à tous les moyens dont il voudra se servir, pour régner plus absolument en vous qu'il n'a encore fait.

Je ne sais, Monseigneur, si je fais bien ou mal de vous écrire comme je fais; mais j'ai cru qu'il valait mieux faillir par un excès de simplicité à votre égard, assurée que vous me redresserez lorsque je m'égarerai, que de risquer de désobéir à Dieu. Je me suis offerte à sa divine majesté, pour souffrir tout ce qui lui plairait pour votre âme. Je ne vous fais point d'excuse de ma liberté; car j'ai cette confiance en la bonté de Dieu, que si c'est lui qui me fait vous écrire, il mettra dans votre cœur les dispositions nécessaires pour connaître et goûter le motif qui me fait agir; sinon cela servira du moins à vous faire comprendre mes égarements, à exercer votre charité, et à vous faire voir ma confiance, qui ne diminue point le profond respect avec lequel je suis, etc.

 

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LETTRE XII.  BOSSUET A MADAME GUYON.

 

J'ai reçu (a), Madame, la lettre que M. de Chevreuse m'a rendue de votre part. Je n'ai pas eu besoin de changer de situation, pour me mettre en celle que vous souhaitiez. Comme je sens le besoin extrême que j'ai de la grâce de Dieu, je demeure naturellement exposé à la recevoir, de quelque côté qu'il me l'envoie. Je suis très-reconnaissant de la charité que vous avez pour mon âme ; et je ne puis mieux vous en marquer ma reconnaissance, qu'en vous disant en toute simplicité et sincérité ce que je crois que vous avez à faire; en quoi je satisferai également, et à votre désir et à mon obligation. Je ne dois pas aussi vous taire que je ressens en vous quelque chose dont je suis fort touché : c'est cette insatiable avidité de croix et d'opprobres, et le choix que Dieu fait pour vous de certaines humiliations et de certaines croix, où son doigt et sa volonté semblent marqués. Il me semble qu'on doit être excité par là à vous montrer, autant qu'on peut, ce qu'on croit que Dieu demande de vous, et à vous purifier de certaines choses dont peut-être il vous veut purger par la coopération de ses ministres. Les grâces qu'il fait aux âmes par leur ministère, quelque pauvres qu'ils soient d'ailleurs, sont inénarrables.

Pour commencer donc, je vous dirai que la première chose dont il me paraît que vous devez vous purifier, c'est de ces grands sentiments que vous marquez de vous-même. Ce n'est pas que j'aie peine à croire qu'on puisse dire de soi, comme d'un autre, certaines choses avantageuses, surtout des choses de fait, quand il y a raison de les dire et qu'on y est obligé par l'obéissance. Mais celles que je vous ai montrées sont sans exemple, et outrées au-delà de toute mesure et de tout excès. Ce qui me rassure un peu, c'est que j'ai vu dans une de vos lettres à M. de Chevreuse que

 

(a) Cette réponse de Bossuet, non datée dans les éditions, est du 4 mars 1694. — Voyez Relation sur le quiétisme, sect. II, n. 21.

 

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vous êtes vous-même étonnée d'avoir écrit de telles choses, étant très-éloignée d'avoir de vous ces sentiments. Apparemment Dieu vous fait sentir que telles manières de parler de soi, et une si grande idée de sa perfection, serait une vraie pâture de l'amour-propre. Déposez donc tout cela, et suivez le mouvement que Dieu vous en donne ; d'autant plus que l'endroit où vous dites : « Ce que je lierai sera lié, ce que je délierai sera délié, » et le reste, est d'un excès insupportable, surtout quand on considère que celle qui parle ainsi se croit dans un état apostolique, c'est-à-dire se croit un apôtre par état. Je ne crois pas qu'il vous soit permis de retenir de telles choses. Déposez-les donc, et exécutez la résolution que Dieu vous inspire, de vous séquestrer, de ne plus écrire, de ne plus exercer ni recevoir ces communications de grâces, que vous expliquez d'une manière qui n'a point d'exemple dans l'Eglise ; surtout quand vous les comparez à la communication qu'ont entre eux les saints anges et les autres bienheureux esprits; et quand vous marquez en vous une plénitude que vous appelez infinie pour toutes les âmes, qui cause un regorgement dont je n'ai jamais ouï parler qu'à vous, quelque soin que j'aie pris d'en chercher ailleurs des exemples. Vous remédierez à tout cela en vous retranchant toute communication, comme vous m'avez témoigné que vous y étiez résolue.

Je ne prétends pas vous exclure d'écrire pour vos affaires, ni pour entretenir avec vos amis une correspondance de charité ; ce que je prétends, c'est l'exclusion de tout air de dogmatiser, ou d'enseigner, ou de répandre les grâces par cette si extraordinaire communication qu'on pourrait avoir avec vous.

Je mets encore dans le rang des choses que vous devez déposer toutes prédictions, visions, miracles et, en un mot, toutes choses extraordinaires, quelque ordinaires que vous vous les figuriez dans certains états. Car tout cela est au rang des pâtures de l'amour-propre, si l'on n'y prend beaucoup garde. Dieu est indépendamment de tout cela : c'est à quoi vous devez vous attacher, même selon les principes de votre oraison. Que s'il vous vient des choses de cette nature, que vous ne croyiez pas pouvoir empêcher, laissez-les écouler, autant qu'il est en vous, et ne vous y

 

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attachez pas. En voilà assez sur ce point, et je n'ai point de peine sur cela, parce que vous m'avez dit et écrit, que vous étiez disposée à vous conformer au conseil que je vous donne en Notre-Seigneur.

Il y aurait beaucoup de choses à vous dire sur vos écrits. Je puis vous assurer qu'ils sont pleins de choses insupportables et insoutenables, ou selon les termes, ou même selon les choses et dans le fond. Mais je ne m'y arrêterai pas quant à présent, puisque vous consentez qu'on les brûle tous ; ce qu'on fera, s'il le faut. A l'égard de ceux qui sont imprimés et qu'on ne saurait brûler, comme je vous vois soumise à consentir et à vous soumettre à toute censure, correction et explication qu'on y pourrait faire, aimant mieux mourir mille fois et souffrir toutes sortes de confusions que de scandaliser un des petits de l'Eglise, ou donner le moindre lieu à l'altération de la saine doctrine : vous n'avez qu'à persister dans ce sentiment, et vous soumettre à tout ce qu'il plaira à Dieu d'inspirer aux évêques et aux docteurs, approuvés pour réduire vos expressions et vos sentiments à la règle de la foi et aux justes bornes des traditions et des dogmes catholiques.

Ma seule difficulté est sur la voie, et dans la déclaration que vous faites que vous ne pouvez rien demander pour vous, pas même de ne pécher pas, et de persévérer dans le bien jusqu'à la fin de votre vie, qui est pourtant une chose qui manque aux états les plus parfaits, et que selon saint Augustin Dieu ne donne qu'à ceux qui la demandent. Voilà ce qui me fait une peine que jusqu'ici je n'ai pu vaincre, quelque effort que j'aie fait pour entrer s'il se pou voit dans vos sentiments et dans les explications des personnes spirituelles que vous connaissez, avec qui j'ai traité à fond de cette disposition. La raison qui m'en empêche, c'est qu'elle paraît directement contraire aux commandements que Jésus-Christ nous fait tant de fois de prier et de veiller sur nous : ce qui regarde tous les chrétiens et tous les états. Quand vous me dites que cela vous est impossible, c'est ce qui augmente ma peine : car Dieu, qui assurément ne commande rien d'impossible, ne rend pas ses commandements impossibles à ceux qu'il aime ; et la prière est ce

 

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qui leur est le moins impossible, puisque c'est par elle, selon le concile de Trente, sess. VI, chap. XI, que ce qui était impossible cesse de l'être.

je n'ignore pas certaines impuissances, que des personnes très-saintes ont observées et approuvées en certains degrés d'oraison; mais ce n'est pas là ma difficulté. On sait que des préceptes affirmatifs, tels que celui de prier, ne sont pas obligatoires à chaque moment : mais qu'il y ait un degré où permanemment et par état on ne puisse pas prier pour soi, c'est ce qui me paraît opposé au commandement de Dieu, et de quoi aussi je ne vois aucun exemple dans toute l'Eglise. La raison de cette impossibilité me paraît encore plus insupportable que la chose en elle-même. A l'endroit où vous vous objectez à vous-même qu'on a du moins besoin de prier pour soi, afin de ne pécher pas, vous faites deux principales réponses : l'une, que c'est quelque chose d'intéressé, où une âme de ce degré ne peut s'appliquer, que de prier qu'on ne pèche pas : l'autre, que c'est l'affaire de Dieu, et non pas la nôtre. Ces deux réponses répugnent à la règle de la foi autant l'une que l'autre.

Que ce soit quelque chose d'intéressé de prier Dieu qu'on ne pèche pas, c'est de même que si on disait que c'est quelque chose d'intéressé de demander à Dieu son amour. Car c'est la même chose de demander à Dieu de l'aimer toujours, et de lui demander de ne l'offenser jamais. Or Jésus-Christ ne prétend pas nous ordonner un acte de propriété et d'intérêt, quand il commande tant de fois de telles prières, qui au contraire font une partie très-essentielle de la perfection chrétienne.

On dit que l’âme, attirée à quelque chose de plus parfait et de plus intime, deviendrait propriétaire et intéressée, si elle se détournait à de tels actes ; et que sans les faire, elle est assez éloignée du péché. Mais c'est précisément où je trouve le mal, de croire qu'on en vienne dans cette vie à un degré où, par état, l'on n’ait pas besoin d'un moyen aussi nécessaire à tous les fidèles, que celui de prier pour eux-mêmes comme pour les autres, jusqu’à la fin de leur vie. Ce qui rend la chose encore plus difficile et plus étrange, c'est que ce n'est pas seulement par une impuissance

 

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particulière à un certain état et à certaines personnes, qu'on attribue cette cessation de toutes demandes pour soi : ce qui du moins semblerait marquer que ce serait une chose extraordinaire ; mais au contraire on éloigne cette idée : on veut que ce soit une chose ordinaire et comme naturelle au dernier état de la perfection chrétienne : on donne des méthodes pour y arriver : on commence dès les premiers degrés à se mettre dans cet état : on regarde comme le terme de sa course d'en venir à cette entière cessation; et c'est là qu'on met la perfection du christianisme. On regarde comme une grâce de n'avoir plus rien à demander dans un temps où l'on a encore de si grands besoins; et la demande devient une chose si étrangère à la prière, qu'elle n'en fait plus aucune partie, encore que Jésus-Christ ait dit si souvent : « Vous ne demandez rien en mon nom; demandez et vous obtiendrez; veillez et priez ; cherchez, demandez, frappez  (1) ; » et saint Jacques : « Quiconque a besoin, qu'il demande à Dieu (2) : » de sorte que cesser de demander, c'est dire en d'autres termes qu'on n'a plus aucun besoin.

L'autre réponse, qui est de dire qu'on n'a point à se mettre en peine de ne plus pécher, ni à faire à Dieu cette demande, parce que c'est l'affaire de Dieu, ne me paraît pas moins étrange. En effet, quoique ce soit véritablement l'affaire de Dieu, c'est aussi tellement la nôtre, que si nous nous allions mettre dans l'esprit que Dieu fera en nous tout ce qu'il faudra, sans que nous nous disposions à coopérer avec lui et même à exciter notre diligence à le faire, ce serait tenter Dieu autant et plus que si l'on disait qu'à cause que Dieu veut que nous abandonnions à sa providence le soin de notre vie, il ne faudrait, ni labourer, ni semer, ni apprêter à manger : et je dis que s'il y a quelque différence entre ces deux sortes de soins, c'est que celui qui regarde les actes intérieurs est d'autant plus nécessaire, que ces actes sont plus parfaits, plus importants, plus commandés et voulus de Dieu plus que tous les autres. La nature du libre arbitre est d'être instruit, conduit, exhorté ; et non-seulement il doit être exhorté et excité par les autres, mais encore il le doit être par lui-même : et tout

 

1 Joan., VI, 24; Matth., XXVI, 41 ; Luc, XI, 9. — 2 Jacob., I, 5.

 

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Ce qu’il y a à observer en cela, c'est que, lorsqu'il s'excite et s’exhorte ainsi, il est prévenu, et que Dieu lui inspire ces exhortations qu'il se fait ainsi à lui-même. Mais il ne s'en doit pas moins exciter et exhorter au dedans, selon la manière naturelle et ordinaire du libre arbitre, parce que la grâce ne se propose pas de changer en tout cette manière, mais seulement de relever à des actes dont on est incapable de soi-même. Ce sont ces actes qu'on voit perpétuellement dans la bouche de David ; et non-seulement de David, mais encore de tous les prophètes. C'est pourquoi ce saint prophète se dit à lui-même : « Espère en Dieu : élève-toi, mon esprit, » et le reste.

Que si l'on dit qu'il le fait étant appliqué, j'en conviens. Car aussi ne prétends-je pas qu'on puisse faire ces actes de soi-même, sans être prévenu de la grâce. Mais comme il faut s'exciter avec David, il faut aussi, en s'excitant, dire avec lui : « Mon âme ne sera-t-elle pas soumise à Dieu, parce que c'est de lui que vient mon salut? » Et encore : « Que mon âme soit soumise à Dieu, parce que c'est de lui que vient ma patience (1).» Par de tels actes l’âme, en s'excitant, reconnaît que Dieu agit en elle, et lui inspire non-seulement cette sujétion, mais encore, l'acte par lequel elle s'y excite. Et si Dieu, en faisant parler David et tous les prophètes, aussi bien que les apôtres, selon la manière naturelle d'agir du libre arbitre, n'avait pas prétendu nous insinuer cette manière d'agir, dont nous voyons en tous ces endroits une si vive et si parfaite représentation, il nous aurait tendu un piège pour nous rendre propriétaires. Mais au contraire il est clair qu'il a voulu donner dans un homme aussi parfait que David, un modèle de prier aux âmes les plus parfaites. On se trompe donc manifestement, quand on imagine un état où tout cela est détruit, et qu'on met dans cet état la perfection du culte chrétien, sans qu'il y ait aucun endroit de l'Ecriture où on le puisse trouver, et y ayant tant d'endroits où le contraire paraît.

On ne se trompe pas moins, quand on regarde comme imperfection de réfléchir et se recourber sur soi-même. C'est imperfection de se recourber sur soi-même par complaisance pour soi;

 

1 Psal. LXI, 2, 6.

 

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mais au contraire c'est un don de Dieu de réfléchir sur soi-même pour s'humilier comme faisait saint Paul lorsqu'il disait : « Je ne me sens coupable de rien; mais je ne suis pas pour cela justifié  (1) ; » ou pour connaître les dons qu'on a reçus, comme quand le même saint Paul dit que « nous avons reçu l'esprit de Dieu pour connaître ce qui nous a été donné (2) ; » et cent autres choses semblables. C'est encore, sans difficulté, un acte réflexe et recourbé sur soi-même que de dire : a Pardonnez-nous nos péchés, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (3). » Mais l'Eglise a défini dans le concile de Carthage qu'un acte qui est réfléchi en tant de manières, peut convenir aux plus parfaits, comme à l'apôtre saint Jean, comme à l'apôtre saint Jacques, comme à Job, comme à Daniel, qui sont nommés avec Noé par Ezéchiel comme les plus dignes intercesseurs qu'on peut employer auprès de Dieu : et néanmoins ces actes réfléchis ne sont pas au-dessous de leur perfection. Mais celui qui fait cet acte réfléchi : « Pardonnez-nous, » peut bien faire celui-ci : « Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal ; » et ces demandes ne sont pas plus répugnantes à la perfection que cette autre : « Pardonnez-nous. »

Voilà donc des actes réfléchis et très-parfaits : ce qui me fait conclure encore, que les actes les plus exprès et les plus connus ne répugnent en aucune sorte à la perfection, pourvu qu'ils soient véritables. Car il est vrai qu'il y a des actes qu'on appelle exprès, qui ne sont qu'une formule dans l'esprit ou dans la mémoire ; mais pour ceux qui sont en vérité dans le cœur et se produisent dans son fond, ils sont très-bons, et n'en seront pas moins parfaits pour être connus de nous, pourvu qu'ils viennent véritablement de la foi qui nous fait attribuer à Dieu, et reconnaître venir de lui tout le bien qui est en nous. Il ne faut donc pas rejeter les actes exprès ; et c'est le faire que de mettre la perfection à les faire cesser : ce qui fait dans le fond qu'on exclut tout acte, puisqu'on n'ose en produire aucun, et qu'on ferait cesser les moins aperçus, si on pou voit les apercevoir en soi. Mais cela ne peut pas être bon, puisque par un tel sentiment on exclut l'action de grâces tant

 

1 I Cor., IV, 4. — 2 Ibid., II, 12. — 3 Matth., VI. 12.

 

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commandée par saint Paul, cet acte n'étant ni plus ni moins intéressé que la demande.

De là suit encore, qu'il ne faut pas tant louer la simplicité, ni porter le blâme qu'on fait de la multiplicité, jusqu'à nier la distinction des trois actes dont l'oraison, comme toute la vie chrétienne, est nécessairement composée, qui sont les actes de foi, d'espérance et de charité. Car puisque ce sont trois choses selon saint Paul, et trois choses qui peuvent être l'une sans l'autre, leurs actes ne peuvent pas n'être pas distincts : et encore qu'à les regarder dans leur perfection ils soient inséparables dans l’âme du juste, il n'y aura rien d'imparfait de les voir comme distincts, puisque ce n'est que connaître une vérité ; non plus que de les exercer comme tels, puisque ce n'est que les exercer selon la vérité même. Il ne faut donc pas mettre l'imperfection ou la propriété à faire volontairement des actes exprès et multipliés, mais à les faire comme venant de nous.

Tout cela me fait dire que l'abandon ne peut pas être un acte si simple qu'on voudrait le représenter. Car il ne peut pas être sans la foi et l'espérance ou la confiance, étant impossible de s'abandonner à celui à qui on ne se fie pas, ou de se fier absolument à quelqu'un sans s'y abandonner autant qu'on veut s'y fier, c'est-à-dire jusqu'à l'infini. Ainsi il ne faut pas séparer l'abandon, qu'on donne et avec raison pour la perfection de l'amour, d'avec la foi et la confiance : ce sont assurément trois actes distincts, quoique unis; et c'est aussi ce qui en fait la simplicité.

Il ne faut donc point se persuader qu'on y déroge, ni qu'on fasse un acte imparfait et propriétaire, quand on demande pardon à Dieu, ou la grâce de ne pécher plus : et la proposition contraire, si elle était mise par écrit, serait universellement condamnée comme contraire à un commandement exprès, et par conséquent à une vérité très-expressément révélée dans l'Evangile.

Ce qu'on dit de plus apparent contre une vérité si constante, c’est qu'il y a des instincts et des mouvements divins certainement tels, qui sont clairement contre des commandements de Dieu, tel que instinct qui fut donné à Abraham d'immoler son fils. On ne

 

 

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peut douter que Dieu ne puisse inspirer de tels mouvements, et en même temps une certitude évidente que c'est lui qui les inspire ; et ces certitudes se justifient par elles-mêmes dans l'esprit du juste qui les reçoit. Il ne faut donc pas les rejeter sous prétexte qu'elles seraient contraires au commandement de Dieu, puisque celle qui fut donnée à Abraham, qu'il fallait immoler son fils et que Dieu le voulait ainsi, était contraire au commandement de ne tuer pas, et encore contraire en apparence à la promesse que Dieu avait faite de multiplier la postérité d'Abraham par Isaac. Il n'y a donc plus qu'à examiner si elles sont de Dieu ou de nous ; ou en d'autres termes, si ceux qui reçoivent de semblables impressions sont de ceux que Dieu meut spécialement, ou qu'on appelle mus de Dieu.

Voilà, Madame, ce qu'on pourrait dire de plus apparent pour soutenir cet état, qui fait dire qu'on ne peut rien demander à Dieu. Mais cela ne résout pas la difficulté ; car c'est autre chose de recevoir une fois un pareil instinct, comme Abraham, autre chose d'être toujours dans un état où l’on ne puisse observer les commandements de Dieu. D'ailleurs cet état qui vous fait dire en cette occasion : « Je ne puis, » selon vous n'est pas un état extraordinaire, mais un état où l'on vient naturellement avec une certaine méthode et de certains moyens, qui sont même qualifiés courts et faciles. C'est donc dire qu'on doit travailler à se mettre dans un état dont la fin est de ne pouvoir rien demander à Dieu, et que c'est la perfection du christianisme. Or c'est là ce que je dis qu'on n'exposera jamais au jour sans encourir une censure inévitable.

Et si l'on demande en quel rang je mets donc ceux qui douteraient de mon sentiment, ou qui en auraient de contraires, je répondrais que je demeure non-seulement en union, mais encore en union particulière avec eux, conformément à ce que dit saint Paul : « Demeurons dans les choses auxquelles nous sommes parvenus ensemble ; et s'il y a quelque vérité où vous ne soyez pas encore parvenus, Dieu vous le révélera un jour (1). » C'est, Madame, ce que je vous dis. Vous avez pris certaines idées

 

1 Philip., III, 15 et 16.

 

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sur l'oraison : vous croiriez être propriétaire et intéressée en faisant de certain actes, quoique commandés de Dieu : vous croyez y suppléer par d'autres choses plus intimement commandées, soit faiblesse, ou habitude, ou ignorance, ou aheurtement dans votre esprit ; je n'en demeure pas moins uni avec vous, espérant que Dieu vous révélera ce qui reste, d'autant plus que vous demandez avec instance qu'on vous redresse de vos égarements ; et c'est ce que je tâche de faire avec une sincère charité.

Déposez donc, Madame, peu à peu ces impuissances prétendues, qui ne sont point selon l'Evangile. Croyez-moi, la demande que vous ferez pour vous-même, que Dieu vous délivre de tout mal, c'est-à-dire, en d'autres termes, qu'il vous fasse persévérer dans son amour, n'est pas l'Isaac qu'il faut immoler. Que voyez-vous dans cet acte qui en rende le sacrifice si parfait ? Quand Abraham entreprit, contre la défense générale de tuer, de donner la mort à son fils, Dieu lui fit voir ce qui est très-vrai, qu'il était le maître de la vie des hommes, que c'était lui qui lui avait donné cet Isaac, qui avait droit de le lui redemander, et qui pouvait le lui rendre par une résurrection, comme saint Paul le remarque (1). Dieu par là ne faisait point cesser en Abraham des actes saints ; mais il en faisait exercer un plus saint encore, qui néanmoins, après tout, n'eut point son effet.

Mais quelle perfection espérez-vous dans la cessation de tant d'excellents actes de la demande, de la confiance, de l'action de grâces? C'est de demeurer défaite d'actes intéressés. Mais c'est l'erreur, de prendre pour intéressés des actes commandés de Dieu comme une partie essentielle de la piété, tels que sont ceux qu'on vient de marquer, ou d'attendre à les faire que Dieu vous y meuve par une impression extraordinaire ; comme si ce n'était pas un motif suffisant de s'exciter à les faire, qu'ils soient non-seulement approuvés, mais encore expressément commandés. L'excuse de l'impuissance n'est pas recevable, pour les raisons qu'on a rapportées : celle du rassasiement poussé jusqu'au point de le trouver assez grand en cette vie pour n'avoir plus rien à demander, s'il devient universel pour tout un état, c'est-à-dire pour

 

1 Hebr., XI, 19.

 

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toute la vie, est une erreur : on ne voit rien de semblable dans l'Ecriture, ni dans la tradition, ni dans les exemples approuvés. Quelques mystiques, quelque âme pieuse, qui dans l'ardeur de son amour ou de sa joie aura dit qu'il n'y a plus de désir, en l'entendant des désirs vulgaires, ou en tout cas des bons désirs pour certains moments, ne feront pas une loi, et plutôt il les faut entendre avec un correctif. Mais en général, je maintiens que mettre cela comme un état, ou comme le degré suprême de la perfection et de la pureté du culte, c'est une pratique insoutenable.

Quand on n'attaque que ces endroits de l'intérieur, ce n'est point l'intérieur qu'on attaque, et c'est en vain qu'on s'en plaint ; car les personnes intérieures n'ont point eu cela. Sœur Marguerite du Saint-Sacrement était intérieure ; mais après qu'elle eut été choisie pour épouse, comblée de grâces proportionnées, et élevée à une si haute contemplation, elle disait : « Sans la grâce de Dieu je tomberais en toutes sortes de péchés ; et je la lui dois demander à toute heure, et lui rendre grâces de la protection qu'il me donne. » (Dans sa Vie, liv. VI, chap. VIII, n° 2, p. 244). Sainte Thérèse était intérieure ; mais elle finit son dernier degré d'oraison où elle est absorbée en Dieu, en disant : « Bienheureux l'homme qui craint Dieu : notre plus grande confiance doit être dans la prière, que nous sommes obligés de faire continuellement à Dieu, de vouloir nous soutenir de sa main toute-puissante, afin que nous ne l'offensions point. » (Château de l’âme, septième demeure, ch. IV, p. 822.) On n'a qu'à lire ses Lettres, on trouvera que l'état d'oraison où elle fait cette prière, est celui où elle était après quarante ans de profession, et vingt-deux années de sécheresse portées avec une foi sans pareille parmi des persécutions inouïes.

Si on veut remonter aux premiers siècles, saint Augustin était intérieur ; mais on n'a qu'à lire ses Confessions, qui sont une perpétuelle contemplation : on y trouvera partout des demandes qu'il fait pour lui-même, sans qu'on y puisse remarquer le moindre vestige de la perfection d'aujourd'hui. Saint Paul était intérieur; mais non-seulement il prie pour lui-même, mais il invite les

 

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autres à prier pour lui : « Priez pour moi, dit-il, mes frères (1). » Sans doute qu'il faisait lui-même la prière qu'il faisait faire pour lui.

Je me souviens à ce propos de l'endroit où il est dit que vous ne pouvez invoquer les Saints en aucune sorte. Cela déjà est assez étrange; mais la raison est encore pire : « Il me vient, dit-on, dans l'esprit que les domestiques ont besoin d'intercesseurs, mais les Epouses non. » Sur quoi se fonde cette doctrine? Sur rien, si ce n'est seulement sur le mot d'Epouse. Mais toute âme chrétienne et juste est Epouse, selon saint Paul ; nul ne doit donc invoquer les Saints, et Luther gagne sa cause : et l’âme de saint Paul était Epouse dans le degré le plus sublime, sans cesser de se procurer des intercesseurs. Enfui qu'on me montre dans toute la suite des siècles un exemple semblable à celui dont il s'agit, je dis un exemple approuvé : je commencerai à examiner la matière de nouveau, et je tiendrai mon sentiment en suspens ; mais s'il ne s'en trouve aucun, il faut qu'on cède.

Je n'ai jamais hésité un seul moment sur les états de sainte Thérèse, parce que je n'y ai rien trouvé que je ne retrouvasse aussi dans l'Ecriture, comme elle dit elle-même que les docteurs de son temps le reconnaissaient. C'est ce qui m'a fait estimer il y a trente ans, sans hésiter, sa doctrine, qui aussi est louée par toute l'Eglise ; et à présent que je viens encore de relire la plus grande partie de ses ouvrages, j'en porte le même jugement toujours sur le fondement de l'Ecriture : mais ici je ne sais où me prendre; tout est contre et rien n'est pour.

On dit : « L'Esprit prie pour nous (2) ; » il faut donc le laisser faire ; mais cette parole regarde tous les états de grâce et de sainteté. D’ailleurs la conséquence n'est pas bonne. Au lieu de dire : Il prie en nous, donc il le faut laisser faire, il faut dire : Il prie en nous, donc il faut coopérer à son mouvement, et s'exciter pour le suivre, comme la suite le démontre. On dit que selon le même saint Paul, « le chrétien est poussé par l'Esprit de Dieu (3) ; » que Jésus-Christ dit que «le chrétien est enseigné de Dieu . (4)» Cela est vrai, non

 

1 I Thess., ; Hebr., XIII, 18.   — 2  Rom., VIII, 26. — 3 Ibid., VIII, 14. — 4  Joan., VI, 45.

 

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d'un état particulier, mais de tous les justes ; et Jésus-Christ dit expressément: « Tous seront enseignés de Dieu. » On ne prouve donc point par ces paroles, cette surprenante singularité qu'on veut attribuer à un état particulier. On dit : Il est écrit: «Qu'on se renonce soi-même (1). » Est-ce à dire qu'il faut renoncer à demander ses besoins à Dieu par rapport à son salut? Ce serait trop visiblement abuser de la parole de Jésus-Christ. On dit : « Dieu est amour, et qui demeure dans l'amour de Dieu demeure en Dieu et Dieu en lui! (2) » donc il n'y a qu'à demeurer, et il n'y a rien à demander. Mais cela serait contre Jésus-Christ même, qui après avoir dit à ses apôtres : « Nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure (3) ; » et encore : « Demeurez en moi et moi en vous (4) ; » et encore : « Le Saint-Esprit viendra en vous, et il y demeurera (5), » inculque plus que jamais le commandement de la prière.

Je ne sais donc, encore un coup, à quoi recourir : je n'ai trouvé ni Ecriture, ni tradition, ni exemple, ni personne qui pût ou qui osât dire ouvertement : En cet état ce serait une demande propriétaire et intéressée, de demander pour soi quelque chose, si bonne qu'elle fût, à moins d'y être poussé par un mouvement particulier ; et la commune révélation, le commandement commun fait à tous les chrétiens ne suffit pas. Une telle proposition est de celles où il n'y a rien à examiner, et qui portent leur condamnation dans les termes.

J'écris ceci sous les yeux de Dieu, mot à mot comme je crois l'entendre de lui par la voix de la tradition et de l'Ecriture, avec une entière confiance, que je dis la vérité. Je vous permets néanmoins de vous expliquer encore : peut-être se trouvera-t-il dans vos sentiments quelque chose qui n'est point assez débrouillé ; et je serai toujours prêt à l'entendre. Pour moi, j'ai voulu exprès m'expliquer au long, et ne point épargner ma peine, pour satisfaire au désir que vous avez d'être instruite.

Je vous déclare cependant que je loue votre docilité, que je compatis à vos croix, et que j'espère que Dieu vous révélera ce

 

1 Matth., XVIi, 44. — 2 Joan., VI, 16. — 3 Joan., XIV, 23. — 4  Ibid., XV, 4. — Ibid., XIV, 17.

 

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qui reste, comme je l'ai dit après saint Paul. J'aurai encore beaucoup de choses à vous dire sur vos écrits ; et je le ferai quand Dieu m'en donnera le mouvement, comme il me semble qu'il me l'a donné à cette fois. Au reste sans m'attendre trop à des mouvements particuliers, je prendrai pour un mouvement du Saint-Esprit tout ce que m'inspirera pour votre âme la charité qui me presse, et la prudence chrétienne. Je suis dans le saint amour de Notre-Seigneur très-parfaitement à vous, et toujours prêt à vous éclaircir sur toutes les difficultés que pourra produire cette lettre dans votre esprit.

 

ADDITION.

 

Pendant que je ferme ce paquet, Dieu me remet dans l'esprit le commencement de l'action du sacrifice, qui se fait par ces paroles du pontife : Sursùm corda : « Le cœur en haut ; » par où le prêtre excite le peuple, et s'excite lui-même le premier à sortir saintement de lui-même pour s'élever où est Jésus-Christ. C'est là sans doute un acte réfléchi, mais très-excellent, et qui peut être d'une très-haute et très-simple contemplation. A quoi le peuple répond avec un sentiment aussi sublime : « Nous l'avons (notre cœur) à Notre-Seigneur ; » c'est-à-dire : Nous l'y avons élevé, nous l'y tenons uni ; ce qui emporte sans difficulté une réflexion sur soi-même, mais une réflexion qui en effet nous fait consentir à l'exhortation du prêtre, qui en s'excitant soi-même à ce grand acte, y excite en même temps tout le peuple pour lequel il parle, et dont il tient tous les sentiments dans le sien pour les offrir à Dieu par Jésus-Christ. Le prêtre donc, ou plutôt toute l'Eglise et Jésus-Christ même en sa personne, après avoir ouï de la bouche de tout le peuple cette humble et sincère reconnaissance de ses sentiments : « Nous avons le cœur élevé au Seigneur, » ia regarde comme un don de Dieu ; et afin que les assistants entrent dans la même disposition, il élève de nouveau sa voix en ces termes : « Rendons grâces au Seigneur notre Dieu, » c'est-à-dire : Rendons-lui grâces universellement de tous ses bienfait», et rendons-lui grâces en particulier de cette sainte disposition où il nous a mis, d'avoir le cœur en haut ; et tout le

 

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peuple y consent par ces paroles : « Il est raisonnable, il est juste. » Après quoi il ne reste plus qu'à s'épancher en actions de grâces, et commencer saintement et humblement tout ensemble par cette action le sacrifice de l'Eucharistie.

Voilà sans doute des actes parfaits, des actes très-simples, des actes très-purs, qui peuvent être, comme je l'ai dit, d'une très-haute contemplation, et qui sont très-assurément des actes d'une foi très-vive, d'une espérance très-pure, d'un amour sincère ; car il est bien aisé d'entendre que tout cela y est renfermé : ce sont pourtant des actes de réflexion sur soi-même et sur ses actes propres. Et si le retour qu'on fait sur soi-même pour y connaître les dons de Dieu, était un acte intéressé, il n'y en aurait point qui le fût davantage que l'action de grâces. Mais ce serait une erreur manifeste de le qualifier de cette sorte, et encore plus d'accuser l'Eglise d'induire ses enfants à de tels actes, quand elle les induit à l'action de grâces. Il en faut dire autant de la demande, qui, comme nous l'avons dit, n'est ni plus ni moins intéressée que l'action de grâces.

Toutes ces actions sont donc pures, sont simples, sont saintes, sont parfaites, quoique réfléchies et ayant toutes un rapport à nous. Il faut que tous les fidèles se conforment au désir de l'Eglise, qui leur inspire ces sentiments dans son sacrifice : ce qu'on ne fera jamais; mais plutôt on fera tout le contraire, si on regarde ces actes comme intéressés ; car c'est leur donner une manifeste exclusion.

Il faut donc entrer dans ces actes : il faut qu'il y ait dans nos oraisons une secrète intention de les faire tous, intention qui se développe plus ou moins, suivant les dispositions où Dieu nous met ; mais qui ne peut pas n'être pas dans le fond du chrétien, quoiqu'elle y puisse être plus ou moins cachée, et quelquefois tellement qu'on ne l'y aperçoit pas distinctement. Ce sera là peut-être un dénouement de la difficulté : mais pour cela il faut changer, non-seulement de langage, mais de principes, en reconnaissant que ces actes sont très-parfaits en eux-mêmes, soit qu'ils soient aperçus ou non, excités ou non par notre attention et par notre vigilance, pourvu qu'on croie et qu'on sache qu'on ne les

 

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fait  comme il faut qu'autant qu'on les fait par le Saint-Esprit : ce qui n’est pas d'une oraison particulière, mais commun à tous les états du du christianisme, quoique non toujours exercé avec une égale simplicité et pureté. Si on entre véritablement dans ces sentiments, la doctrine en sera irrépréhensible.

 

AUTRE ADDITION.

 

Pour m'expliquer mieux sur les actes réfléchis, en voici un de saint Jean : « Mes petits enfants, n'aimons pas de parole ni de la langue, mais par œuvres et en vérité. C'est par là que nous connaissons que nous sommes de la vérité ( ses enfants et animés par elle), et que nous en persuaderons notre cœur en la présence de Dieu, parce que si notre cœur nous reprend, Dieu est plus grand que notre cœur, et il connaît tout. Mes bien-aimés, si notre cœur ne nous reprend pas, nous avons de l'assurance devant Dieu; et quoi que ce soit que nous lui demandions, nous l'obtiendrons de lui (1) . » Voilà des actes manifestement réfléchis sur soi-même, et un fondement de confiance établi sur la disposition qu'on sent en son cœur. Je demande si ce sont là des sentiments des parfaits ou des imparfaits. S'ils sont des parfaits, ils ne sont donc ni intéressés ni propriétaires. On ne peut pas dire qu'ils n'en soient pas, puisque saint Jean les connaît en lui comme dans les autres. D'ailleurs on les voit expressément dans saint Paul, lorsqu'il dit prêt à consommer son sacrifice, et dans l'état le plus parfait de sa vie : Tai bien combattu », et le reste. On voit qu'il s'appuie sur ses œuvres ; mais comment ? Il est sans doute que c'est en tant qu'elles sont de Dieu, et un effet comme une marque de son amour.

Il ne faut donc point tant blâmer ces actes réfléchis, qui sont, comme on voit, des plus parfaits, et en même temps des plus humbles, et qui néanmoins, bien loin d'étouffer en nous l'esprit de demande, sont selon saint Jean un des fondements qui nous fait demander avec confiance. Au reste je ne veux pas dire que toutes les âmes saintes  doivent

 

1 I Joan., III, 18. — 2 II Timoth., IV, 7.

 

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toujours être expressément dans la pratique de ces actes : ce que je veux dire, c'est que ces dispositions sont saintes et parfaites, et que c'est combattre directement le Saint-Esprit que de les traiter, non-seulement d'imparfaites, mais encore de propriétaires et d'impures, ou de faire comme une espèce de règle pour les parfaits des dispositions différentes.

 

LETTRE XIII.  MADAME GUYON A BOSSUET (a).

 

Je n'ai nulle peine, Monseigneur, à croire que je suis trompée; mais je ne puis ni m'en affliger ni m'en plaindre (a). Quand je me suis donnée à Notre-Seigneur, c'a été sans réserve et sans exception ; et quand j'ai écrit, je l'ai fait par obéissance, aussi contente d'écrire des extravagances que d'écrire de bonnes choses. Ma consolation est que Dieu n'en est ni moins grand, ni moins parfait, ni moins heureux pour tous mes égarements. Je croirai, Monseigneur, de moi tout ce que vous m'ordonnerez d'en croire ; et je dois vous dire, pour obéir à l'ordre que vous me donnez de vous mander simplement mes pensées, que je ne sais pas comme j'ai écrit cela, qu'il ne m'en est rien resté dans la tête, et que je n'ai nulle idée de moi, n'y pensant pas même. Lorsque je puis y réfléchir, il me paraît que je me trouve au-dessous de toutes les créatures et un vrai néant. J'ai donc l'esprit vide de toute idée de moi. J'avais cru que Dieu, en voulant se servir de moi, n'avait regardé que mon infinie misère ; et qu'il avait choisi un instrument destitué de tout, afin qu'il ne lui dérobât pas sa gloire. Mais puisque je me suis trompée, j'accuse mon orgueil,

 

(a) Cette réponse suivit de près la lettre précédente. Car Bossue! dit «J'écrivis une longue lettre à Madame Guyon, où je m'expliquais sur les difficultés qu'on vient d'entendre ; j'en réservais quelques autres à un plus grand examen ; je marquais tous mes sentiments, tels que je les viens de représenter; ces prodigieuses communications n'étaient pas oubliées, non plus que l'autorité de lier et de délier... La lettre est du 4 de mars 1694 : la réponse, qui suivit de près, est très-soumise, et justifie tous les faits que j'ai avancés sur le contenu de ses livres. » — (b) Voyez la Relation, sect. II, n. 21 ; ci-dessus, vol. XX, p. 101. Voyez aussi Remarques sur la réponse à la relation, art. II, § VII, n. 29; ibid., p. 200.

 

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ma témérité et ma folie ; et je remercie Dieu, Monseigneur, qui vous a inspiré la charité de me retirer de mon égarement.

Le mot de délier et de lier ne doit pas être pris au sens qu'il est dit à l'Eglise : c'était une certaine autorité que Dieu semblait m'avoir donnée, pour tirer les âmes de leurs peines et les y replonger. Mais, Monseigneur, c'est ma folie qui m'a fait croire toutes ces choses, et Dieu a permis que cela se trouvait vrai dans les âmes ; en sorte que Dieu, en me livrant à l'illusion, a permis que tout concourût pour me faire croire ces choses, non en manière réfléchie sur moi, ce que Dieu n'a jamais permis, ni que j'aie cru en être meilleure ; mais j'ai mis simplement et sans retour ce que je m'imaginais. Je renonce de tout mon cœur à cela. Je ne puis m'ôter les idées, car je n'en ai aucune : ce que je puis est de les désavouer.

C'est de tout mon cœur que je prends le parti de me retirer, de ne voir ni n'écrire à personne sans exception. Il y a six mois que je commence à le pratiquer : j'espère que Dieu me fera la grâce de l'achever jusqu'à la mort.

Je consens tout de nouveau qu'on brûle les écrits, et qu'on censure les livres, n'y prenant nul intérêt : je l'ai toujours demandé de la sorte.

Il me semble, Monseigneur, que l'exercice de la charité contient toutes demandes et toutes prières ; et comme il y a un amour sans réflexion, il y a aussi une prière sans réflexion ; et celui qui a cette prière substantielle, satisfait à toutes les autres, puisqu'elle les renferme toutes. Elle ne les détaille pas, à cause de sa simplicité. Le cœur qui veille sans cesse à Dieu, attire la vigilance de Dieu sur lui. Mais je veux bien croire encore que je me trompe en ce point.

Il y a deux sortes d’âmes : les unes auxquelles Dieu laisse la liberté de penser à elles, et d'autres que Dieu invite à se donner a lui par un oubli si entier d'elles-mêmes, qu'il leur reproche les moindres retours. Ces âmes sont comme des petits enfants qui se laissent porter à leurs pères, qui n'ont aucun soin de ce qui les regarde. Cela ne condamne pas celles qui agissent ; mais pour celles-là, Dieu veut d'elles cet oubli et cette perte d'elles-mêmes,

 

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du moins je le crois de la sorte : mais puisque cela ne vaut rien, je le désavoue comme le reste.

Il me paraît, Monseigneur, par tout ce que vous dites, que vous croyez que j'ai travaillé à étouffer les actes distincts, comme les croyant imparfaits. Je ne l'ai jamais fait ; et quand je fus mise intérieurement dans l'impuissance d'en faire, que mes puissances furent liées, je m'en défendis de toutes mes forces, et je n'ai cédé au fort et puissant Dieu que par faiblesse. Il me semble même que cette impuissance de faire des actes réfléchis ne m'ôtait point la réalité de l'acte ; au contraire je trouvais que ma foi, ma confiance, mon abandon ne furent jamais plus vifs, et mon amour plus ardent. Cela me fit comprendre qu'il y avait une manière d'acte direct et sans réflexion, et je le connaissais par un exercice continuel d'amour et de foi, qui rendait l’âme soumise à tous les événements de la Providence, qui la portait à une véritable haine d'elle-même, n'aimant que les croix, les opprobres, les ignominies. Il me semble que tous les caractères chrétiens et évangéliques lui sont donnés. J'avoue que sa confiance est pleine de repos, exempte de souci et d'inquiétude : elle ne peut faire autre chose que d'aimerj et se reposer en son amour. Ce n'est pas qu'elle se croie bonne, elle n'y pense pas : elle est comme une personne ivre, qui est incapable de toute autre chose que de son ivresse. Il me semble que la différence de ces personnes et des autres est que les premiers mangent la viande pour se nourrir, la mâchent avec soin, et que les autres en avalent la substance. Si je dis des sottises, vous me les pardonnerez, Monseigneur, ne devant jamais plus écrire.

Je n'ai garde, Monseigneur, de vous faire des difficultés sur votre lettre ; je crois tout sans raisonner, et je vous obéirai avec tant d'exactitude, que je pars demain dès le matin. Je n'aurai plus de commerce qu'avec les filles qui me servent ; et afin de ne plus écrire à personne sans exception, personne ne saura où je suis. J'enverrai de six en six mois quérir ma pension ; si je meurs, l'on le saura. Si Dieu vous inspire, Monseigneur, de le prier pour ma conversion, j'espère que vous aurez la charité de le faire. Je ne perdrai jamais le souvenir de votre charité et des

 

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obligations que je vous ai, étant avec beaucoup de respect et de soumission, votre très-humble et très-obéissante servante.

Je pourrais vous faire remarquer, Monseigneur, qu'il y a eu en beaucoup d'endroits de mes écrits, des expressions qui sont des actes très-distincts. Il serait facile de faire voir qu'ils coulent alors de source, et pourquoi l'on exprime alors son amour, son abandon et sa foi d'une manière très-distincte ; qu'on le fait de même dans les cantiques ou chansons spirituelles, et qu'on ne le peut faire à l'oraison. Il y a bien des raisons de cela ; mais il ne s'agit plus d'éclaircissement, il ne faut que se soumettre : c'est ce que je fais de tout mon cœur.

 

LETTRE XIV.  MADAME GUYON A MADAME DE MAINTENON (a). Juin 1694.

 

Tant qu'on ne m'a accusée que d'enseigner à faire l'oraison, je me suis contentée de demeurer cachée ; et j'ai cru que ne parlant

 

(a) La première édition, celle des Bénédictins des Blancs-Manteaux, renferme la note suivante : « Pendant que M. de Meaux, comme il le marque dans sa Relation, sect. III, n. I, était occupé à désabuser Madame Guyon de ses erreurs pour détourner l'attention à d'autres objets, elle se mit dans l'esprit de faire examiner les accusations intentées contre ses mœurs. Dans cette vue, elle écrivit à cette future protectrice qui lui avait été montrée en vision, pour la supplier de demander au roi des commissaires qui fussent chargés d'informer et de prononcer sur sa vie. »

Madame Guyon envoya à Bossuet, non-seulement sa lettre à Madame de Maintenon, mais un long mémoire qui fait voir bien avant dans son cœur.

MÉMOIRE DE MADAME GUYON.

« Quoique j'eusse formé le dessein de me laisser accabler sans me justifier ni me défendre, la gloire de Dieu et l'intérêt de la vérité m'obligent aujourd'hui de rompre celte résolution. J'ai écrit à la vérité deux livres, l'un intitulé : Le moyen court et facile de faire oraison, et le second Exposition du Cantique des cantiques. Je n'eus jamais le dessein de faire imprimer ni l'un ni l'autre, que je n’avais écrits que pour mon édification particulière. Les copistes les ayant bonnes pleins de fautes à des libraires, l'on fut obligé de les corriger, voyant qu’on les imprimait de la sorte. L'on m'a recherchée, il y a près de sept ans, pour ces livres. L’on me mit au couvent des  religieuses de Sainte-Marie, rue Saint-Antoine : l’on m’examina avec toute   la rigueur que peuvent faire des gens fort animés : l’on ne trouva rien à reprendre à mes mœurs, quelque recherche qu’on en pût faire avec un zèle plein d'amertume. Pour mes livres, je les soumis à l’Eglise, que je révère, à laquelle je suis et serai soumise jusqu'au

 

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ni n'écrivant à personne, je satisferais tout le monde ; que je tranquilliserais le zèle de certaines personnes de probité, qui n'ont de la peine que parce que la calomnie les indispose ; et que

 

 

tombeau. Je déclarai même que s'il y avait quelque chose qui ne fût pas dans le pur esprit de l'Eglise, je priais qu'on le condamnât ; et que j'aimerois mieux être brûlée que d'altérer le moins du monde, par mon ignorance, même avec bonne intention, sa pure et chaste doctrine. C'était tout ce que je pouvais faire, étant femme ignorante et mes mœurs se trouvant sans corruption.

» Cependant l'on ne se contenta pas de cela, l'on me voulut obliger d'écrire que j'avais eu des erreurs. Je dis qu'il n'y avait qu'à condamner les livres et marquer les endroits erronés, que je les condamnais de tout mon cœur ; mais que je ne pouvais pas écrire que j'avais été dans l'erreur, parce que cela supposait quelque chose de caché ; que je détestais les erreurs qui s'étaient glissées par mon ignorance dans mes livres et dans mes écrits, si l'on en trouvait; que je priais même qu'on les censurât en toute rigueur.

» Cela ne satisfit point, l'on me fit de grandes menaces de m'opprimer ; mais je crus qu'il fallait plutôt souffrir la mort que de trahir la vérité. Madame de Maintenon, alors convaincue de mon innocence, obtint qu'on me remit en liberté. Ma liberté ne fit qu'aigrir l'ulcère, loin de le fermer : l'on a indisposé tous les esprits avec plus de violence.

» Lorsque j'étais à Sainte-Marie, l'on voulut obliger les religieuses à dire du mal de moi : elles le refusèrent, n'en connaissant point, à ce qu'elles disaient ouvertement. Il se trouva dans mes interrogations une lettre fausse, reconnue telle, sur laquelle M. l'official me dit qu'on m'avait fait arrêter. J'en demandai justice : l'on ne voulut pas me la faire ; cela aurait empêché ces mêmes gens de faire d'autres faussetés. Ce sont ces mêmes personnes, reconnues faussaires, qui m'imposent aujourd'hui de nouveaux crimes.

» Si l'on n'attaquait que ma personne, je souffrirais sans me plaindre toute sorte de calomnies, ainsi que je les ai souffertes jusqu'à présent. Mais comme on se sert des crimes qu'on m'impose pour condamner la vérité, et pour tirer une fausse conclusion que tous ceux qui font oraison sont criminels, je suis obligée à la vérité de faire voir que si j'aime l'oraison, je ne suis point coupable, l'oraison et le crime étant incompatibles. Quoi, l'amour de Dieu, l'assiduité à se tenir en sa présence, pourraient rendre mauvais ? Il est odieux de le penser. Ceux qui font des crimes doivent avouer, ou qu'ils n'ont pas fait oraison, ou qu'ils l'ont quittée après l'avoir faite ; et c'est leur infidélité qui les la fait tomber dans le crime. Si j'avais fait les crimes dont on m'accuse, j’avouerais de bonne foi que je ne les aurais commis que parce que je me serais éloignée de mon Dieu, source de pureté, en m'éloignant de l'oraison ; mais ne les ayant point commis et n'ayant point quitté l'oraison, je dois faire voir mon innocence.

» Sitôt que je sus qu'on m'accusait d'apprendre à faire l'oraison et que bien des gens étaient en rumeur de ce qu'une femme faisait aimer Dieu, et portait les jeunes dames au mépris de la vanité et au désir de leur salut : quoique ce crime me parût assez pardonnable, je voulus, à cause de la faiblesse, et pour ne point scandaliser les petits, cesser de le commettre. Je me retirai, et j'ai vécu depuis ce temps séparée du monde, sans nul commerce même avec ma propre famille ni avec mes amis, ayant toujours agi avec une extrême bonne foi en tout cela. J'écrivis en me retirant, les raisons que j'avais de me retirer. Je protestai que j'étais toujours prête de venir rendre raison de ma foi, sitôt qu'on le voudrait ; que si mon exil volontaire ne satisfaisait pas, et que Sa

 

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j'arrêterais par là cette même calomnie. Mais à présent que j'apprends qu'on m'accuse de crimes, je crois devoir à l'Eglise, aux gens de bien, à mes amis, à ma famille et à moi-même la

 

Majesté voulût de moi un exil et une prison forcée, je m'y rendrais d'abord  qu'elle ne serait jamais forcée pour moi, puisque je faisais toujours mon plaisir d'obéir, même dans les choses les plus dures.

» Depuis ce temps, ma retraite ni mon silence n'ayant point tranquillisé le zèle des personnes qui veulent ma perte, l'on m'a supposé, selon le bruit public, des crimes. Sitôt que je l'ai su, j'ai écrit pour prier instamment qu'on me donnât des commissaires laïques, gens d'une probité reconnue, sans passion ni prévention. J'ai offert de me rendre en quelle prison l'on voudrait, pour me faire juger dans toute la rigueur possible, ne demandant sur cela nulle grâce : l'on me l'a refusé.

» Je déclare de nouveau que je soumets tous mes écrits, que je renonce et déteste tout ce que mon ignorance m'y a fait mettre, qui ne se trouvera pas conforme à la pure doctrine de l'Eglise, que j'aime, que je révère et dont je ne me veux jamais écarter. Mais je soutiens eu même temps que, si on les examinait sans prévention et qu'il me fût permis d'y répondre, il ne s'y trouverait rien que de très-catholique selon le sens que je pense. Il n'y a rien dans l'Ecriture sainte même, où la critique et la malice des hommes ne puissent donner un mauvais sens. Y a-t-il rien qui indispose plus, et qui en fasse donner un plus mauvais, que de supposer des crimes ? Car enfin si j'ai fait les crimes dont on m'accuse, il les faut condamner sans examen : et avec quelle disposition peut-on lire des livres de piété d'une personne à laquelle l'on suppose des crimes? Parce que j'ai été mise à Sainte-Marie, chacun s'est donné un droit de me calomnier, étant sûr d'être bien avoué.

» Ces crimes ont été inventés d'abord par la malice d'une femme à qui j'ai refusé une aumône considérable ; d'une femme qui a quitté son pays après avoir été convaincue du vol d'une église, d'une femme chassée d'ailleurs pour sa dissolution et son hypocrisie ; d'une femme qui a déjà dit contre moi des calomnies reconnues fausses. C'est sur ce fondement, et sur les discours d'autres créatures qui se disent elles-mêmes abominables, que j'ai chassées et indiquées comme telles, et pour lesquelles je n'ai que de l'horreur; c'est, dis-je, sur de pareils témoignages qu'on me suppose des crimes. Qu'on examine ma vie à fond, c'est ce que je demande ; et s'il se trouve un seul témoin de probité qui m'ait vue commettre quelque crime, je passe condamnation.

» Je ne me plains point de ceux qui me poursuivent à présent, parce qu'ils le font par zèle : mais ce zèle n'est point établi sur la connaissance de la vérité, mais bien sur des suppositions fausses et des calomnies punissables. S'ils sont coupables, c'est en ce qu'ils ne veulent point éclaircir la vérité, et qu'on me refuse une justice qu'on n'a jamais refusée à personne.

» Les raisons que j'ai eues de demander des juges laïques, gens de probité et sans prévention, sont parce que je sais que les juges ecclésiastiques n'approfondissent pas sur les crimes ; et que lorsque je demandai justice de la fausse lettre, feu que M. l’official me dit qu’il fallait pardonner cela pour l’amour de Dieu. Je le fis, et c’est ce qui a donné à certaines personnes la hardiesse à ces personnes de recommencer. J'ai raison de demander des gens de probité, puisque je sais qu'on fait ce qu'on peut pour suborner les témoins, jusqu’à promettre et donner des pensions pour cela. Il ne se trouvera dans ce siècle que trop de faux témoins pour de l’argent.

» J’ai besoin de gens sans prévention, puisqu'on tâche de prévenir tous les esprits

 

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connaissance de la vérité. C'est pourquoi, Madame, je vous demande une justice qu'on n'a jamais refusée à personne, qui est de me faire donner des commissaires, moitié ecclésiastiques et moitié

Pour moi, je ne préviens personne : j'abandonne à Dieu ce qui me regarde ; je n'écris que pour rendre témoignage à la vérité ; je ne me soucie point de ma vie. Si c'est elle qui fait de la peine, au moindre signal j'apporterai ma tête sur un échafaud, et ce me sera un avantage de mourir de la sorte. Mais je n'avouerai jamais que j'aie commis des crimes que j'abhorre, que je déteste, et dont Dieu, par son infinie miséricorde, m'a toujours préservée. Je n'ai point été élevée dans le crime : mon éducation en a été aussi éloignée que la vie que j'ai menée. J'ai été trop criminelle de ne pas assez aimer Dieu, et de n'avoir point correspondu aux grâces qu'il m'a faites.

» Qu'on n'impute donc point à la vie intérieure des crimes que le démon ne vomit que pour la ternir. C'est dire que le soleil est impur et sans lumière ; c'est vouloir mettre l'abomination dans le lieu saint. Il y a des gens exécrables qui le font; mais ce sont des gens sans intérieur et sans oraison, qui se vantent de leurs crimes, que le diable a suscités dans ce siècle pour obscurcir la vérité : c'est le dragon qui vomit la fumée infernale contre le soleil ; mais cette vapeur maligne retombera sur lui-même, et la vérité paraitra au jour.

» Qu'on examine mes écrits, qu'on le fasse avec exactitude et en rigueur, qu'on voie s'il n'y a rien qui ne porte à l'amour de Dieu, à l'éloignement du péché, à suivre les conseils évangéliques, pourvu qu'on ne leur donne pas un mauvais tour. Que s'il y a quelque chose de trop fort dans les expressions, si je me suis mal expliquée, si je me suis servie de termes outrés, je suis toujours prête d'expliquer sincèrement la vérité de ce que j'ai pensé. Qui connaît mon cœur mieux que moi? qui veut juger de ma foi? Lorsque je dis : J'entends cela de cette sorte, pourquoi dire : Vous l'entendez autrement? Je déclare que cela n'est pas, que je condamne et déteste tout mauvais sens qu'on leur peut donner, que je suis toujours prête à expliquer le bon sens dans lequel je les ai écrits, à rendre raison de ma foi et à confirmer cette même foi de mon sang.

» Je sais que des gens ont falsifié de mes écrits, qu'ils y ont ajouté des choses mauvaises ; mais il est aisé de voir qu'ils sont différents des originaux, et fort éloignés de l'esprit de tout le reste. Je ne me plains point de ceux qui se lient pour les décrier, s'ils croient ce qu'on leur dit de moi : mais qu'ils prennent garde, que dans tous les siècles le diable a fait le singe de Dieu ; qu'il y a des gens abominables qui affectent une fausse piété, afin de faire décrier par là la vraie piété, et de confondre le faux et le vrai : c'est ce que j'ai prié qu'on examinât. Les prélats ont raison de s« déchaîner ; mais il faut voir s'ils ne confondent point l'agneau avec le loup : ils font plus, ils crient au loup contre l'agneau, et laissent vivre le loup en paix. Je prie le Seigneur qu'il leur donne l'esprit de discernement : ils ne le peuvent avoir qu'en se dépouillant de l'esprit de prévention, afin d'examiner dans un esprit pur, simple et droit (a). Il serait aisé de voir la vérité, de la séparer de l'erreur et du mensonge.

» Si l'on veut bien me donner les juges que je demande, faire examiner les crimes avant les écrits, je suis toujours prête à reparaitre, afin de faire voir la vérité de ce qui me regarde. Qu'on n'effraie point les âmes, les empêchant d'embrasser l'oraison, qui est la voie pure et sainte où l’âme est éclairée de la grandeur de Dieu et de son néant, où elle est échauffée de son amour, où elle

(a) Voilà la soumission qu'on nous a promise tant de fois. Celui-là sont les plus rebelles, qui parlent le plus de leur docilité.

 

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laïques tous gens d'une probité reconnue et sans aucune prévention : car la seule probité ne suffit pas dans une affaire où la calomnie a prévenu une infinité de gens.

Si l'on veut bien m'accorder cette grâce, je me rendrai dans telle prison qu'il plaira à Sa Majesté et à vous, Madame, de m'indiquer. J'irai avec la fille qui me sert depuis quatorze ans : l'on nous séparera, et l'on me donnera pour me servir dans mes infirmités qui l'on voudra.

Si Dieu veut bien que la vérité soit connue, vous verrez, Madame, que je n'étais pas indigne des bontés dont vous m'honoriez autrefois. Si Dieu veut que je succombe sous l'effort de la calomnie, j'adore sa justice et m'y soumets de tout mon cœur, demandant même la punition que ces crimes méritent.

 

apprend à mépriser tout ce qui n'est point Dieu, pour ne s'attacher qu'à lui seul; et non pas mie école de crimes, comme on la veut faire passer. Si quelqu'un m'accuse, qu'il se présente, qu'il soit confronté, comme l'on fait dans toutes les justices réglées ; mais qu'on ne se contente pas de donner des Mémoires où l'on met ce qu'on veut, parce qu'on est sûr qu'on ne sera pas obligé à le soutenir. Si ce que je demande est injuste, je me condamne moi-même ; mais s'il est selon l'équité, qu'on ait la bonté de me l'accorder. Je prie Dieu, seule et souveraine Vérité, de faire connaître que je ne ments point.

» Une des causes de ce que je souffre aujourd'hui, vient de ce que les mêmes personnes qui m'ont toujours poursuivie et persécutée ont indisposé Monseigneur l'archevêque contre moi, lui faisant comprendre que je manquais de soumission à ses ordres, quoiqu'il soit vrai que je ne me suis jamais écartée, pour peu que ce soit, du respect et de la soumission que je lui dois, ayant un respect infini pour son caractère, étant prête à me soumettre de nouveau à ce qu'il ordonnerait de moi, après avoir connu la vérité par lui-même ou par des personnes sans prévention. »

Tel est le mémoire de Madame Guyon. Les Bénédictins des Blancs-Manteaux disent à la suite de cet écrit, dans une note : « Madame Guyon tourne autant qu'elle peut les choses à son avantage. Quand on parle seul, sans contradicteur, on peut dire tout ce qu'on veut, et paraître fort innocent, quelles que soient les fautes qu'on ait commises. Cependant Madame Guyon en dit trop pour se fane croire ; et nulle part on ne voit qu'on ait voulu suborner des témoins, pour les engager à l'attaquer sur ses moeurs. Elle cherchait visiblement à donner le change, et à faire abandonner l'examen de sa doctrine, pour passer à celui de sa vie. Mais une preuve qu'on n'a point songé à inculper ses mœurs, c'est qu'on a toujours refusé de l'examiner sur ce point, et qu'on s'est mis peu en peine d’approfondir les bruits répandus à cet égard contre elle. La doctrine de ses livres était le seul objet qui paraissait aux Pasteurs mériter leur attention. Du reste on verra dans la déclaration du P. La Combe et dans la lettre qu'il écrivit à Madame de Guyon, si elle pouvait se prétendre aussi innocente sur les mœurs qu’elle l’affecte dans ce mémoire. » Sédition de Versailles, à laquelle ont présidé deux prêtres de la Congrégation de Saint-Sulpice, ne donne pas la note qu’on vient de lire.

 

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Des grâces de cette nature ne se refusent jamais, Madame. Si vous avez la bonté de me l'accorder, j'enverrai dans huit jours chez M. le duc de Beauvilliers quérir la réponse ou l'ordre qu'il vous plaira de me donner ; et je me rendrai incessamment dans la prison qu'il vous plaira de m'indiquer, étant toujours avec le même respect et la même soumission, Madame, votre, etc.

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