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SERMON POUR
LE VENDREDI APRÈS LES CENDRES (a).

 

Diligite inimicos vestros, benefacile his qui oderunt vos, et orate pro persequentibus et calumniantibus vos.

Aimez vos ennemis, faites du hien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient. Matth.. V, 44.

 

L'homme est celui des animaux qui est le plus né pour la concorde , et l'homme est celui des animaux où l'inimitié et la haine font de plus sanglantes tragédies. Nous ne pouvons vivre sans société, et nous ne pouvons aussi y durer longtemps : Nihil est

 

(a) Exorde. — La charité, une dette. Quelle nature de dette?

Premier point. — C'est-à-dire qu'on doit l'amour pour ses frères, non pas aux hommes. Par conséquent la dette est indispensable. La colère se change en haine ; elle s'aigrit  comme une liqueur. La charité ne s'épuise jamais. Elle se fortifie dans les rebuts. O generatio incredula et perversa.....; offerte huc illum ad me (Matth., XVII, 16).

Second point.— Lorsque l'ennemi est à nos pieds, alors c'est le temps de lui bien faire; exemple, David. Noli vinci à mulo, ut sit bonus contra malum, non ut sint duo mali ( S. August., serm., II in Psal. XXXIV, n. 1).

Troisième point. — Ipsa, est sincera et plena justifia; et misericordiœ vindicta martyrum, ut evertatur regnum peccati (S. August., De Serm. Domin. in monte, lib. I, n. 77). Elle fait deux choses : 1° Elle les venge de leurs ennemis. Saint Paul et saint Etienne. 2° Elle fait que leurs ennemis les vengent. Nonne tibi videtur in seipso Stephanum martyru vindicare (S. August., Serm. CCCV, n. 7)? — Qui accipit gladium, gladio peribit (Matth., XXVI, 52).

 

Prêché le vendredi 20 février 1660, à Paris, dans la maison des Nouvelles Catholiques.

Etablie pour recevoir les juives et les protestantes qui rentraient dans le sein de l'Eglise, cette institution se trouvait rue Sainte-Avoye, près du Temple. Dans la péroraison de son discours, Bossuet sollicita la charité de ses auditeurs avec son zèle et son éloquence ordinaire : « Ces pauvres filles, dit-il, sont venues à l'Eglise et n'y peuvent trouver du pain, elles ont couru a nous et notre lâcheté les abandonne ! » En même temps qu'il allait ainsi plaider la cause des pauvres datas les églises de Paris, il prêchait le Carême aux Minimes : on le voit dans la liste des prédicateurs qui se firent entendre pendant cette station. — Ajoutons en passant qu'il annonça la sainte parole aux Nouveaux Catholiques le jour suivant.

 

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homini amicum sine homine amico (1). La douceur de la conversation et la nécessité du commerce nous font désirer d'être ensemble , et nous n'y pouvons demeurer en paix ; nous nous cherchons , nous nous déchirons ; et dans une telle contrariété de nos désirs, nous sommes contraints de reconnaître avec le grand saint Augustin qu'il n'est rien de plus sociable ni de plus discordant que l'homme (a) : le premier par la condition de notre nature, le second par le dérèglement de nos convoitises : Nihil est quàm hoc genus tam discordiosum vitio, tam sociale naturà (2). Le Fils de Dieu voulant s'opposer à cette humeur discordante et ramener les hommes à cette unité que la nature leur demande, vient aujourd'hui lier les esprits par les nœuds d'une charité indissoluble ; et il ordonne que l'alliance par laquelle il nous unit en lui-même soit si sainte, si ferme, si inviolable, qu'elle ne puisse être ébranlée par aucune injure. « Aimez, dit—il, vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient. » Une vérité si importante mérite bien, Messieurs , d'être méditée ; invoquons l'Esprit de paix par l'intercession de Marie, qui a porté en ses entrailles celui qui a terminé toutes les querelles et tué toutes les inimitiés en sa personne (3). Ave.

La charité fraternelle est une dette par laquelle (b) nous nous sommes redevables les uns aux autres; et non-seulement c'est une dette, mais je ne crains point de vous assurer que c'est la seule dette des chrétiens , selon ce que dit l'apôtre saint Paul : Nemini quidquam debeatis, nisi ut invicem diligatis (4) : « Ne devez rien à personne, sinon de vous aimer mutuellement. » Comme l'évangile que je dois traiter m'oblige à vous parler de cette dette, pour ne point perdre le temps inutilement dans une matière si importante, je remarquerai d'abord trois conditions admirables de cette dette sacrée, que je trouve distinctement dans les paroles de mon texte et qui feront le partage de ce discours. Premièrement,

 

1 S. August., Epist. ad Prob., n. 4.— 2 S. August., De Civit. Dei, lib. XII, cap. XXVII, n. 1. — 3 Ephes., II, 14, 15, 16. — 4 Rom., XIII, 8.

(a) Var. : Que nous sommes, de tous les animaux, et les plus sociables et les plus farouches. — (b)  Dont.

 

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Messieurs, cette dette a cela de propre, que quelque soin que nous prenions de la bien payer, nous ne pouvons jamais en être quittes. Et cette obligation va si loin, que celui-là même à qui nous devons ne peut pas nous en décharger, tant elle est privilégiée et indispensable. Secondement, Messieurs, ce n'est pas assez de payer fidèlement cette dette aux autres ; mais il y a encore obligation d'en exiger autant d'eux (a). Vous devez la charité, et on vous la doit ; et telle est la nature de cette dette , que vous devez non-seulement la recevoir quand on vous la paie, mais encore l'exiger quand on la refuse, et c'est la seconde condition de cette dette mystérieuse. Enfin la troisième et la dernière, c'est qu'il ne suffit pas de l'exiger simplement; si l'on ne veut pas la donner de bonne grâce, il faut en quelque sorte l'extorquer par force, et pour cela demander main forte à la puissance supérieure. Retenez s'il vous plaît, Messieurs, les trois obligations de cette dette de charité, et remarquez-les clairement dans les paroles de mon texte.

Je vous ai dit avant toutes choses que nous ne pouvons jamais en être quittes, quand même ceux à qui nous devons voudraient bien nous la remettre (b). Voyez-le dans notre évangile. Ah! vos ennemis vous en quittent ; ils n'ont que faire, disent-ils, de votre amitié : et néanmoins, dit le Fils de Dieu, je veux que vous les aimiez: Diligite inimicos vestros: « Aimez vos ennemis. » Secondement, j'ai dit que non content de payer toujours cette dette. vous la deviez encore exiger des autres, et qu'il y a obligation de le faire. Ah ! vos ennemis vous la refusent, exigez-la par vos bienfaits, vos services, vos bons offices; pressez-les en les obligeant (c) : Benefacite his qui oderunt vos : « Faites du bien à ceux qui vous haïssent. » Enfin j'ai dit en troisième lieu, Messieurs, que s'ils persistent toujours dans cet injuste refus, il faut pour ainsi-dire les y contraindre par les formes, c'est-à-dire avoir recours à la puissance supérieure. Ah ! vos ennemis opiniâtres sont insensibles à vos bienfaits, ils résistent à toutes ces douces contraintes que vous tâchez d'exercer sur eux pour les obliger à vous aimer : allez à la puissance suprême, donnez votre requête à celui qui seul est

 

(a) Var. : De l’exiger d'eux. — (b)  Nous en décharger. — (c) En leur faisant du bien.

 

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capable de fléchir les cœurs, qu'il vous fasse faire justice : Orate pro persequentibus vos : « Priez pour ceux qui vous persécutent. » Voilà les trois obligations de la charité fraternelle, que je me propose de vous expliquer avec le secours de la grâce.

 

PREMIER POINT.

 

Dans l'obligation de payer cette dette mystérieuse de la charité fraternelle, je trouve deux erreurs très-considérables, qu'il est nécessaire que nous combattions par la doctrine de l'Evangile. La première est celle des Juifs qui voulaient bien avouer qu'ils devaient de l'amour à leurs prochains, mais qui ne pouvaient demeurer d'accord qu'ils dussent rien à leurs ennemis, au contraire qui se croyaient bien autorisés à leur rendre le mal pour le mal et la haine pour la haine : Dictum est : Diliges proximum tumn, et odio habebis inimicum tuum (1) : « Il a été dit : Vous aimerez votre prochain, et vous haïrez votre ennemi. » La seconde est celle de quelques chrétiens, qui ayant appris de l'Evangile l'obligation indispensable d'avoir de l'amour pour leurs ennemis, croient s'être acquittés de ce devoir quand ils leur ont donné une fois ou deux quelques marques de charité, et se lassent après de continuer ce devoir si saint et si généreux et nécessaire de la fraternité chrétienne. Contre ces deux erreurs différentes j'entreprends de prouver en premier lieu, Messieurs, que nous devons de l'amour à nos ennemis, encore qu'ils en manquent pour nous ; secondement, que ce n'est pas assez de leur en donner une fois, mais que nous sommes obligés, dans toutes les occasions qui se rencontrent, de leur réitérer des marques d'une dilection persévérante.

Pour ce qui regarde l'obligation de la charité fraternelle, je dis, ou plutôt c'est Jésus-Christ, Messieurs, c'est l'Evangile qui le dit, qu'aucun des chrétiens n'en est excepté, non pas même nos ennemis, parce qu'ils sont tous nos prochains. Et pour établir solidement cette vérité évangélique, proposons en peu de paroles les raisons que l'on y pourrait opposer. Voici donc ce que pensent les hommes charnels qui se flattent dans leurs passions et dans leurs haines injustes. Nous confessons, disent-ils, que nous

 

1 Matth., V, 43.

 

devons de l'amour à nos prochains qui en usent bien avec nous ; mais moi, que je doive mon affection à cet homme qui la rejette, à cet homme qui a rompu le premier tous les liens qui nous unissaient c'est ce qu'il m'est impossible d'entendre; ni que la charité lui soit due, puisqu'il en méprise toutes les lois. Vous ne pouvez pas le comprendre? Et moi je vous dis qu'il le faut croire, et que la charité lui est due par une obligation (a) si étroite qu'il n'y a aucun homme vivant qui puisse jamais vous en dispenser, parce que cette dette est fondée sur un titre qui ne dépend pas de la puissance des hommes. Quel est ce titre? Le voici, Messieurs, écrit de la main de l'Apôtre en la divine Epître aux Romains : Multi unum corpus sumus in Christo, singuli autem aller alterius membra (1) : « Quoique nous soyons plusieurs, nous sommes tous un même corps en Jésus-Christ, et nous sommes en particulier les membres les uns des autres. » De ce titre si bien écrit, je tire, Messieurs, cette conséquence. La liaison qui est entre nous vient de Jésus et de son Esprit ; ce principe de notre union est divin et surnaturel : donc toute la nature jointe ensemble ne doit pas être capable de la dissoudre. Si votre ennemi la rompt le premier, il entreprend contre Jésus-Christ ; vous ne devez pas suivre ce mauvais exemple. Quoiqu'il rejette votre affection, vous ne laissez pas de la lui devoir, parce que cette dette n'est pas pour lui seul et dépend d'un plus haut principe. — Mais il m'a fait déclarer qu'il m'en tenait quitte. — Mais il n est pas en son pouvoir d'y renoncer, parce que vous lui devez cette affection cordiale, sincère et inébranlable, comme membre de Jésus-Christ. Or il ne peut pas renoncer à ce qui lui convient comme membre, parce que cette qualité regarde l'honneur de Jésus-Christ même. Il est dans l'usage des choses humaines que je ne puis renoncer à un droit au préjudice d'un tiers. Jésus, comme chef, est intéressé à cette sincère charité que nous devons à ses membres. Il ne nous est pas permis d'y renoncer, parce que l'injure en retomberait sur tout le corps, elle retournerait même contre le chef. (b) Si

 

1 Rom., XII, 5.

(a) Var. : Par cette obligation.— (b)  Note marg. : C'est donc au chef à nous en exempter, et il ne nous en exempte qu'en les retranchant du corps et les envoyant aux ténèbres extérieures.

 

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la dette de la charité était simplement des hommes à l'égard des hommes, quand nos frères manqueraient à leur devoir, nous serions quittes envers eux. Mais cette dette regarde Dieu parce qu'ils sont ses images, et Jésus-Christ parce qu'ils sont ses membres. Il n'y a que Satan et les damnés qu'il nous soit permis de haïr, parce qu'ils ne sont plus du corps de l'Eglise dont Jésus les a retranchés éternellement. Exercez votre haine tant qu'il vous plaira contre ces ennemis irréconciliables. Mais si nous sommes à Jésus -Christ, nous sommes toujours obligés d'aimer tout ce qui est ou peut être à lui.

Chrétiens, ne disputons pas une vérité si constante, prononcée si souvent par le Fils de Dieu, écrite si clairement dans son Evangile. Que si vous voulez savoir combien cette dette est nécessaire (a) , jugez-en par ces paroles de notre Sauveur : Si offers munus tuum..., vade priùs reconciliari fratri tuo (1). Il semble qu'il n'y a point de devoir plus saint que celui de rendre à Dieu ses hommages. Toutefois j'apprends de Jésus-Christ même qu'il y a une obligation pins pressante : Va-t'en te réconcilier avec ton frère : Vade priùs. O devoir de la charité ! « Dieu méprise son propre honneur, dit saint Chrysostome , pour établir l'amour envers le prochain : » Honorem suum despicit, dùm in proximo charitatem requirit ; il ordonne que « son culte soit interrompu, afin que la charité soit rétablie; et il nous fait entendre par là que l'offrande qui lui plait le plus, c'est un cœur paisible et sans fiel et une âme saintement réconciliée : » Interrumpatur, inquit, cultus meus, ut vestra charitas integretur : sacrificium mihi est fratrum reconciliatio (2). Reconnaissons donc, chrétiens, que l'obligation de la charité est bien établie, puisque Dieu même ne veut être payé du culte que nous lui devons qu'après que nous nous serons acquittés de l'amour qu'il nous ordonne d'avoir pour nos frères. Nous aurions trop mauvaise grâce de contester une dette si bien avérée, et il vaut mieux que nous recherchions le terme qui nous est donné pour payer. Saint Paul : Sol non occidat super iracundiam vestram (3): « Que

 

1 Matth., X, 24, 25. — 2 S. Chrysost., homil. XVI in Matth. — 3 Ephes., IV, 26.

(a) Var. : Combien cette obligation est pressante.

 

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le soleil ne se couche pas sur votre colère. » Ah ! mes frères, que ce terme est court ! mais c'est que cette obligation est bien pressante. Il ne veut pas que la colère demeure longtemps dans votre cœur, de peur que s'aigrissant insensiblement comme une liqueur dans un vaisseau, elle ne se tourne en haine implacable. La colère a un mouvement soudain et précipité. La charité ordinairement n'en est pas beaucoup altérée ; mais en croupissant elle s'aigrit, parce qu'elle passe dans le cœur et change sa disposition. C'est ce que craint le divin Apôtre. Ah ! quelque grande que soit votre colère, « que le soleil, dit-il, ne se couche pas qu'elle ne soit entièrement apaisée. » La nuit est le temps du repos , elle est destinée pour le sommeil. Saint Paul ne peut pas comprendre qu'un chrétien, enfant de paix et de charité, puisse faire un sommeil tranquille ni goûter quelque repos, ayant le cœur ulcéré contre son frère. Il appréhende les ténèbres de la nuit. Durant le jour, dit saint Chrysostome ', l'esprit diverti ailleurs ne s'occupe pas si fortement de la pensée de cette injure; mais la nuit, l'obscurité, le secret et la solitude le laissant tout seul, rappellent toutes les images fâcheuses : — Il l'a dite, cette injure, il l'a dite d'un ton aigre et méprisant.— Les ondes de la colère s'élèvent plus fort, et l'inflammation se met dans la plaie. Ainsi tandis que le soleil luit, calmez ces mouvements impétueux, et ne goûtez point le sommeil que vous n'ayez donné la paix à votre âme. Voilà une dette bien établie; mais montrons encore qu'il ne suffit pas de la payer une fois, et qu'elle ne peut être acquittée que par une affection constante. Saint Augustin, Messieurs, vous l'expliquera par des paroles qui ne sont pas moins belles que solides. « Nous devons toujours la charité, et c'est, dit-il, la seule chose de laquelle, encore que nous la rendions, nous ne laissons pas d'être redevables : » Semper debeo charitatem, quœ sola, etiam reddita, semper detinet debitorem. « Car on la rend, poursuit-il, lorsqu'on aime son prochain ; et en la rendant on la doit toujours, parce qu'on ne doit jamais cesser de l'aimer : » Redditur enim cùm impenditur ; debetur autem etiamsi reddita fuerit, quia nullum est tempus quando impendenda jam non siti. Reconnaissez donc, chrétiens,

 

1 Homil., XVI in Matth. — 2 S. August., Epist. CXCII, n. 1.

 

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qu'un fidèle n'est jamais quitte du devoir de la charité ; toujours prêt à le recevoir, et toujours prêt à le rendre ; si on le prévient, il doit suivre; si on l'attend, il doit prévenir et dire avec le même saint Augustin dans cette abondance d'un cœur chrétien : « Je reçois de vous avec joie, et je vous rends volontiers la charité mutuelle : » Mutuam libi charitatem libens reddo, gaudensque recipio ». Mais je ne me contente pas de ce faible commencement, « je demande encore celle que je reçois ; et je dois encore celle que je rends : » Quam recipio adhuc repeto, quam reddo adhuc debeo. Ainsi que je n'entende plus ces froides paroles : Je lui devais la charité ; eh bien , je l'ai rendue, je suis quitte ; je l'ai salué en telle rencontre, et il a détourné la tête. J'ai fait telles avances qu'il a méprisées ; il n'y a plus de retour. O vous qui parlez de la sorte, que vous êtes peu chrétien ! vous ne l'êtes point du tout. Que vous ignorez la force, que vous savez peu la nature de la charité toujours féconde ! C'est une source vive qui ne s'épuise pas, mais qui s'étend par son cours ; c'est une flamme toujours agissante qui ne se perd pas, mais qui se multiplie par son action, parce qu'elle vient de Dieu au dedans de nous : Deus charitas est (2) Ah ! qu'il est aisé de juger que tout ce que vous vous vantez d'avoir fait n'était qu'une froide grimace ! Si c'était la charité, elle ne s'arrêterait pas; la charité ne sait pas se donner de bornes, parce qu'elle vient d'un esprit qui n'en a pas : Charitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum qui datus est nobis (3). Cent fois rejetée, cent fois elle revient à la charge. Elle s'échauffe par la résistance que l'on lui fait ; plus elle voit un cœur ulcéré, plus elle tâche de le gagner par son affection. Comme elle sait l'importance de cette dette mutuelle des chrétiens, elle la rend volontiers et elle plaint celui qui la refuse, elle l'exige de lui pour son bien ; et ce qu'on ne lui donne pas de bonne grâce, elle s'efforce de le mériter par ses bienfaits : Benefacite his qui oderunt vos. C'est ma seconde partie.

 

1 S. August., Epist. CXCII, n. 2.— 2 I Joan., IV, 16. — 3 Rom., V, 5.

 

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SECOND POINT.

 

Jésus-Christ aux Juifs : O generatio incredula et perversa, quousque ero vobiscum? Usquequo patiar vos? Afferte huc illum ad me (1). Il ne pouvait plus souffrir les Juifs ; il ne pouvait s'empêcher de leur bien faire, de leur donner des marques de son affection. Race infidèle et maudite, amenez ici votre fils. O Dieu, que ces paroles semblent mal suivies! Là paraît une juste indignation, et ici une tendresse incomparable. Là l'ingratitude des Juifs, qui contraint la patience même à se plaindre; ici la charité, qui ne peut être vaincue ni arrêtée par aucune injure. C'est ainsi qu'agit la charité. Il ne suffit pas, chrétiens, de payer fidèlement à nos frères, je dis même à nos frères qui nous haïssent, la charité que nous leur devons; il faut encore l'exiger d'eux, (a) « Aimez vos ennemis, dit le Fils de Dieu : » Diligite ; mais tâchez de les contraindre à vous aimer, et forcez-les-y par vos bienfaits : Benefacite. C'est ce qui a fait dire à saint Augustin, que j'ai suivi dans tout ce discours, qu'il y a cette différence entre les dettes ordinaires et celle de la charité fraternelle, que « lorsqu'on vous doit de l'argent, c'est faire grâce que de le quitter, c'est témoigner de l'affection; au contraire, dit-il, pour la charité : jamais vous ne la donnez sincèrement, si vous n'êtes aussi soigneux de l'exiger que vous avez été fidèle à la rendre : » Pecuniam cui dederimus, tunc ei benevolentiores erimus, si recipere non quœramus : non autem potest esse verus charitatis impensor, nisi fuerit benignus exactor (2). Et il en rend cette raison admirable, digne certainement de son grand génie, mais digne de Jésus-Christ et prise du fond même de son Evangile ; c'est que l'argent que vous donnez « profite à celui qui le reçoit et périt pour celui qui le donne : » Accedit

 

1 Matth., XVII, 16. — 2 S. August., Epist. CXCII, n. 2.

 

(a) Note marg. : Ceux qui se contentent d'aimer leurs ennemis, ne se veulent pas mettre en peine de gagner leur amitié. La nature de cette dette est telle, qu'il y a obligation à la demander et qu'on perd la charité si on ne l'exige. Trésor divin de la communication des fidèles ! société fraternelle qu'il faut exiger ! Combien il est beau et utile de recevoir la charité de ses frères ! C'est Jésus-Christ qui aime et qui est aime, on s'échauffe mutuellement, et on lie plus étroitement les membres entre eux par cette sincère correspondance. Or la perfection est dans l'unité.

 

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cui datur, recedit à quo datur; au lieu que la charité enrichit celui qui la rend plutôt que celui qui la reçoit. Ainsi c'est taire du bien à nos frères, que d'exiger d'eux cette dette dont le paiement les sanctifie. Si vous les aimez, faites qu'ils vous aiment; vous ne pouvez pas les aimer que vous ne désiriez qu'ils soient bons, et ils ne le seront pas s'ils n'arrachent de leurs cœurs le mal de l'inimitié. Vous voyez donc manifestement que l'amour charitable que vous leur devez, vous doit faire désirer les occasions qui peuvent les forcer à vous en rendre; et cela ne se pouvant faire qu'en les servant dans leur besoin, reconnaissez que la loi de la charité vous oblige justement de leur bien faire : Benefacite his qui oderunt vos.

Pour mettre en pratique ce commandement et tirer quelque utilité de cette doctrine, s'il arrive jamais que Dieu permette que vos ennemis aient besoin de votre secours, n'écoutez pas, mes frères, les sentiments de vengeance; mais croyez que cette occasion vous est donnée pour vaincre leur dureté, leur obstination. — Enfin il a fallu passer par mes mains : voici le temps de lui rendre ce qu'il m'a prêté. — Non, ne parlez pas de la sorte : songez que s'il tombe entre vos mains, c'est par la permission divine; et Dieu ne l'ayant permis que pour vous donner le moyen de le gagner, vous offensez sa bouté si vous laissez passer cette occasion et si vous vous prévalez de cette rencontre pour exercer votre vengeance. Je ne puis lire sans être touché la générosité de David au premier livre des Rois. Saül le cherchait pour le faire mourir : il avait mis . pour cela toute son armée en campagne : « Allez partout, disait—il, soyez plus vigilants que jamais, » curiosiùs agite; « remarquez tous ses pas, pénétrez toutes ses retraites, » considerate locum ubi sit pes ejus...., videte omnia latibula ejus : « fût-il dans les entrailles de la terre, je l'y trouverai, » dit Saül, cet ennemi de ma couronne ! quod si etiam in terram se abstruserit, perscrutabor eum in cunctis millibus Juda (1). Que la fureur des hommes est impuissante contre ceux que Dieu protège ! David fugitif et abandonné est délivré des mains de Saül, et Saül avec toute sa puissance tombe deux fois coup sur coup entre les mains de ce fugitif. Il le

 

1 I Reg., XXIII, 22, 23.

 

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rencontre seul dans une caverne ; il entre une autre fois dans sa tente pendant que tous ses gardes dormaient; le voilà maître de la vie de son ennemi, ses gens l'excitent à s'en défaire : « Voici, voici le jour, disent-ils, que le Seigneur vous a promis, disant : Je livrerai ton ennemi dans tes mains : » Ecce dies de quà locutus est Dominus ad te : Ego tradam tibi inimicum tuum : servez-vous de cette occasion. « Dieu me garde de le faire, » dit David : Propitius sit mihi Dominus, ne faciam hanc rem (1). Le Seigneur, dites-vous, me l'a livré, et c'est pour cela même que je veux le conserver soigneusement. « Le meurtre d'un homme n'est pas un don de Dieu : » Hominis interemptio Domini donum non est; il lie met pas nos ennemis dans nos mains afin qu'on les massacre, mais plutôt afin qu'on les sauve. C'est pourquoi « je veux répondre aux bienfaits de Dieu par des sentiments de douceur : » Beneficio Dei meà lenitate respondebo; « et au lieu d'une victime humaine, j'offrirai à sa bonté qui me protège un sacrifice de miséricorde, » qui sera une hostie plus agréable : Pro humanà victimà clementiam offeram. « Je ne veux pas que la bonté de mon Dieu coûte du sang à mon ennemi : » Gratiam sanguine non cruentabo. C'est saint Basile de Séleucie (2) qui paraphrase ainsi les paroles de David. Non-seulement il ne veut pas le tuer, mais il retient la main de ses gens. Si vous ne voulez pas le tuer vous-même, laissez-nous faire, lui disaient-ils ; c'est moi-même, dit Abisaï, qui vous en veux délivrer et vous mettre la couronne sur la tête par la mort de cet ennemi : « je m'en vais le percer de ma lance (3). » Non, non, dit David, je vous le défends; vive le Seigneur Dieu! il est le maître de sa vie, il en disposera à sa volonté; mais je ne souffrirai pas qu'on mette la main sur lui. Non content de retenir ses soldats, il reproche à ceux de Saül le peu de soin qu'ils ont eu de le garder. Est-ce ainsi, leur dit-il, que vous gardez le roi votre maître? «Vive Dieu ! vous êtes tous des enfants de mort, qui dormez auprès de sa personne, et qui avez si peu de soin de l'oint du Seigneur : » Vivit Dominus, quoniam filii mortis estis vos, qui non custodistis dominum vestrum, Christum Domini (4).

 

1 I Reg., XXIV, 5, 7.— 2 Orat. XVI in David.— 3 Rég., XXVI, 8, 9.— 4 Ibid., 15, 16.

 

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Voilà un véritable enfant de la paix, qui rend le bien pour le mal, qui garde celui qui le persécute, qui défend celui qui le veut tuer; si tendre et si délicat sur ce point, qu'ayant coupé un bout de sa robe pour lui montrer qu'il pouvait le faire mourir, craint d'en avoir trop fait : Percussit cor suum David, eò quòd abscidisset oram chlamydis Saül (1): confus en sa conscience d'avoir mis seulement la main et de s'être servi de l'épée contre la robe de son ennemi. Suivez, mes frères, un si grand exemple : lorsque votre ennemi a besoin de vous, lorsqu'il semble que Dieu le met à vos pieds par la nécessité où il est d'implorer votre secours, n'écoutez pas les conseils de vengeance. Ah ! voici le temps de lui rendre ce qu'il m'a prêté. Non, ne parlez pas de la sorte, croyez qu'il n'est en cet état que par la permission divine, que pour vous donner le moyen de le gagner.

C'est, Messieurs, en cette manière que Dieu nous permet de combattre nos ennemis. Nouveau genre de combat, où nous voyons aux mains, non point la fureur contre la fureur, ni la haine contre la haine (c'est un combat de bêtes farouches) ; mais le vrai combat qui nous est permis, c'est de combattre la haine par la douceur, les injures par les bienfaits, l'injustice par la charité. Voilà le combat que Dieu aime à voir : a un bon combattant contre un mauvais pour le gagner ; et non pas deux mauvais qui se déchirent l'un l'autre : » Ut sit bonus contra malum, non ut sint duo mali (2). C'est ainsi, dit saint Paul, qu'il vous faut combattre : Noli vinci à malo : « Ne vous laissez point abattre par le mauvais, mais surmontez le mauvais par le bien : » sed vince in bono malum (3). Vous vous laissez abattre lorsque vous vous abandonnez à la colère, lorsque vous vous tourmentez par le ressentiment d'une injure : Fructus lœdentis in dolore lœsi est (4) : c'est ce que prétend votre ennemi ; il croit n'avoir rien fait jusqu'à ce que vous témoigniez du ressentiment : — Enfin il sent le mal que je lui ai fait.— Il rit de votre douleur, et votre douleur fait sa joie : Noli vinci à malo : ne lui donnez pas la victoire. Dites plutôt avec David : Exaltabo te, Domine, quoniam suscepisti me, nec delectasti inimicos meos

 

1 I Reg., XXIV, 6. — 2 S. August., serm. II in Psal. XXXVI, n. 1.— 3 Rom., XII, 21. — 4 Tertull., De Patient., n. 8.

 

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super me (1) : « Vous n'avez pas donné lieu à mes ennemis de se réjouir de mes peines. » Noli vinci à malo. Mais ce n'est pas assez : remportez la victoire sur votre ennemi en le comblant de bienfaits. Peut-on voir une plus illustre supériorité ?

Que prétends-tu, vengeance? Me mettre au-dessus de mon ennemi ? Sans doute, c'est là son dessein : Ultionis libido, negotium curans..... gloriœ.....superiorem se in exequendà ultione constituit (2). Mais si je le surmonte par mes bienfaits, puis-je me mettre au-dessus de lui d'une manière plus glorieuse ? C'est ainsi que David surmonte Saül, c'est ainsi qu'il le met à bout, si je puis parler de la sorte. Saül tout malin qu'il est, tout plein d'envie et de fiel qu'il est, ne pouvant résister à tant de douceur, est contraint enfin d'avouer sa faute : « J'ai péché, j'ai péché : retourne à moi, mon fils David : » Peccavi; revertere, fili mi David (3). Enfin la bonté est victorieuse, enfin l'iniquité rend les armes. C'est à cette victoire, mes frères, que Jésus-Christ nous ordonne de prétendre. Faites du bien, dit-il, à vos ennemis. C'est jeter des charbons de feu sur leur tête pour fondre la glace qui serre leur cœur, et les attendrir enfin par la charité.

Et ne me dites pas : Il est trop dur. Savez-vous les conseils de Dieu, et désespérez-vous de sa grâce? Vous murmurez, votre cœur résiste : mais faites-vous cette violence. Voyez, mes frères, qu'on entr'ouvre un arbre pour enter dessus une autre plante ; ce rameau étranger ne tient au commencement que par l'écorce ; mais l'arbre qui a souffert cette violence, en le recevant en son sein, en lui faisant part de sa nourriture , se l'unit enfin et se l'incorpore ; la séparation ne paraît plus, il n'y reste que la cicatrice ; et le tronc, qui l'a porté contre sa propre inclination, se réjouit, si je le puis dire, de voir naître de ce rameau et des feuilles et des fruits qui lui font honneur. Faites-vous violence, mes frères ; ouvrez votre cœur à vos ennemis; attirez-les par vos bienfaits; Dieu permettra peut-être que l'union se rétablira ; et ainsi les ayant gagnés à la charité, les fruits de leur conversion feront votre gloire. C'est ce qui arrivera plus facilement si vous joignez la prière aux bienfaits ; et c'est la troisième obligation de la charité fraternelle.

 

1 Psal. XXIX, 2. — 2 Tertull., De Patient., n. 9. — 3 I Reg., XXVI, 21.

 

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TROISIÈME POINT.

 

Priez pour ceux qui vous persécutent : si leur orgueil ne peut être vaincu par votre douceur, ni leur dureté fléchie par vos bienfaits, il est temps d'employer la force; ayez recours à l'autorité suprême, plaignez-vous au tribunal de Dieu qu'on vous refuse la charité qui vous est due ; demandez-lui qu'il vous fasse faire justice et qu'il vous venge enfin de vos ennemis. Est-il donc permis, chrétiens, de demander à Dieu la vengeance ? Oui, n'en doutez pas, chrétiens. Voici une vengeance qui vous est permise et qui vous est même commandée ; et afin de la bien entendre, apprenez de saint Augustin qu'il faut se venger, non point des hommes, mais du règne du péché qui est en eux et qui est la cause de la haine injuste qu'ils ont contre vous. Il y a donc, mes frères, un certain règne du péché qui s'oppose en nous au règne de Dieu et à sa justice. C'est ce règne dont parle l'apôtre saint Paul : Non regnet peccatum in mortali vestro corpore (1). Quand le péché règne en nous, il lâche la bride à nos passions : c'est ainsi qu'il règne en nous-mêmes. Non content de régner en nous-mêmes, il veut nous faire régner sur les autres; il nous rend injustes et violents, il nous fait opprimer les faibles et persécuter les innocents. Dieu le permet, mes frères, pour éprouver ses serviteurs; il laisse triompher le péché et régner l'iniquité pour un temps. Durant ce règne, Messieurs, que les justes ont à souffrir ! que les serviteurs de Dieu sont tourmentés ! On abuse de leur patience pour les affliger, de leur simplicité pour les surprendre, de leur humilité pour leur faire insulte. Voyez ce pécheur superbe dont parle David : « Il a oublié les jugements de Dieu; » voilà le péché qui règne en lui : « Il domine tyranniquement sur tous ses ennemis;» voilà qu'il le veut faire régner sur les autres : Auferuntur judicia tua à fade ejus, omnium inimicorum suorum dominabitur. « Il se cache avec les puissants dans des embûches, pour faire mourir l'innocent : » sedet in insidiis ; « ses yeux regardent le pauvre comme sa proie, il est comme un lion rugissant qui dévore la substance du pauvre (2). » Dieu se tait cependant, il laisse régner

 

1 Rom., VI, 12. — 2 Psal. II. X, 5, 8, 9.

 

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l'iniquité, et ses pauvres serviteurs gémissent accablés sous la violence ou la calomnie. Mais se vengeront-ils contre les hommes? A Dieu ne plaise , mes frères ! les hommes sont l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent ; ils sont ses images ; ils sont nos frères et nos semblables : il faut aux enfants de Dieu une vengeance plus juste. Allons à la source du mal et à la source de l'injure que j'ai reçue : si cet ennemi me hait et me persécute, c'est le règne du péché qui en est la cause ; si ce frénétique me frappe et me mord, c'est « la fièvre qui l'agite et qui le remue : » Febris animœ illius odit te , dit saint Augustin (1). Ce n'est pas lui, dit-il, c'est sa fièvre, c'est sa maladie qui me persécute ; c'est sur cette fièvre de l’âme que je veux exercer ma vengeance; c'est ce règne du péché que je veux détruire; c'est une telle vengeance que demandent à Dieu les martyrs : « Seigneur, disent-ils, vengez notre sang : » Vindica sanguinem nostrum (2). Sur quoi saint Augustin a dit ces beaux mots : Ipsa est sincera et plena justitiœ et misericordiœ vindicta martyrum , ut avertatur regnam peccati : « Cette vengeance des martyrs est pleine de miséricorde et de justice. Car ils ne la demandent pas contre les hommes, mais contre le règne du péché sous lequel ils ont tant souffert : » Non enim contra ipsos homines, sed contra regnum peccati.... petierunt, quo regnante tanta perpessi sunt (3). Cette vengeance n'est ni cruelle, ni violente; au contraire, dit saint Augustin, «elle est pleine de miséricorde et de justice : » Plena justitiœ et misericordiœ : pleine de justice, parce qu'il n'est rien de plus juste que l'iniquité soit abattue; pleine de miséricorde, parce que c'est sauver l'homme que de détruire en lui le péché.

Priez donc pour ceux qui vous persécutent, et demandez à Dieu une vengeance qui leur est si salutaire. Seigneur, vengez-moi de mon ennemi ; vengez-moi du péché qui me persécute, de cette dureté de cœur qui s'oppose à la charité fraternelle. Renversez ce superbe, mais que ce soit par la pénitence ; rompez le cœur de cet endurci, mais que ce soit par la contrition; abaissez la tête de ce rebelle, mais que ce soit par l'humilité. O noble et

 

1 Tract. VIII in Epist. Joan., n. 11. — 2 Apoc., VI, 10.— 3 S. August., De Serm. Domin. in monte, lib. I, n. 77.

 

 

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glorieuse vengeance! plût à Dieu que nous fussions tous vengés de la sorte! Saul avait persécuté saint Etienne; il l'avait lapidé, dit saint Augustin (1), par les mains de tous ses bourreaux ; le sang de ce martyr n'a voit fait que l'exciter au carnage, il allait rugissant et frémissant contre l'innocent troupeau du Fils de Dieu. Vive Dieu! dit le Seigneur : je vengerai mes serviteurs, et une telle violence ne demeurera pas impunie. Il arrête Saul dans son voyage ; il le met à ses pieds tremblant et confus. Ne vous semble-t-il pas, chrétiens, que saint Etienne est bien vengé de cet ennemi (a) ? Il est vengé comme il le voulait : Domine, ne statuas illis hoc peccatum (2). C'est contre le péché qu'il veut se venger, et voilà le péché détruit et son règne renversé par terre. Saul devenu Paul ne songe plus qu'à achever cette vengeance, tous les jours il travaille à détruire en lui le péché et ses convoitises ; c'est pour cela qu'il châtie son corps et le réduit dans la servitude, et il venge par ce moyen, c'est saint Augustin qui le dit, et saint Etienne et les chrétiens qu'il avait injustement persécutés : Nonne tibi videtur in seipso Stephanum martyrem vindicare ? Il les venge, et de quelle sorte? C'est qu'il combat, c'est qu'il affaiblit, c'est qu'il surmonte en lui-même ce péché régnant, cette tyrannie de ses convoitises qui l'avait porté à ses violences : Nam hoc in se utique prosternebat, et debilitabat, et victum or d inabat, unde Stephanum cœterosque christianos fuerat persecutus (3).

Chrétiens, prions persévéramment pour obtenir de Dieu cette vengeance qui sera le salut de nos ennemis. Si nous faisons bien cette prière, jamais nous ne pourrons vouloir du mal à ceux à qui nous désirons un si grand bien. Car le règne du péché ne pouvant être détruit en eux que le règne de Dieu ne leur advienne, pouvons-nous avoir de l'inimitié, si nous demandons pour eux un tel bonheur ? Quoi ! leur envierons-nous les biens de la terre en leur souhaitant ceux du ciel ? Si nous ne voulons pas être avec eux, nous leur souhaitons plus de bonheur qu'à nous-mêmes ; et si nous souhaitons d'en jouir en leur compagnie, pouvons-nous

 

1 Serm. CCCXV, n. 7. — 2 Act., VII, 59. — 2 S. August., De Serm. Domin. in monte, lib. I, n. 77.

(b)  Var. : Non-seulement Dieu le venge, mais il fait que son ennemi devient son vengeur.

 

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avoir de la haine contre ceux que nous désirons avoir éternellement pour amis ? Vous ne pouvez donc pas prier pour eux sans les aimer sincèrement ; et cependant Dieu vous oblige à prier pour nix. On ne considère pas jusqu'où va cette obligation. Quand vous dites : « Notre Père, délivrez-nous du mal, » vous demandes à Dieu qu'il détruise en nous ce règne du péché : vous ne parles pas pour vous seul. Quoi ! excluez-vous votre ennemi? Voulez-vous qu'il soit damné ? Loin de la douceur chrétienne une vengeance si enragée et digne d'un démon et non pas d'un homme ! Si vous l'y comprenez, le demandez-vous sincèrement? C'est devant Dieu que vous parlez : donc en demandant que Dieu le délivre d'un si grand mal, pouvez-vous lui désirer aucun mal ? Il n'y a que la charité qui prie : si vous n'avez la charité, votre intention dément vos paroles; et quand la bouche les nomme, le cœur les exclut.

Qu'il n'en soit pas ainsi, chrétiens ; répandons devant notre Dieu des vœux sincères pour nos ennemis, et qu'il n'y ait personne en qui nous ne souhaitions que le règne du péché se détruise (a) : comprenons-y tous nos ennemis et tous les ennemis de l'Eglise. Si le péché n'eût régné en eux, ils ne se seraient pas séparés de notre unité. L'ambition, l'amour de soi-même et de ses propres opinions, c'est ce qui a causé ce schisme, c'est ce qui a fait naître cette division scandaleuse. Seigneur, vengez-nous de ces ennemis, et vengez votre Eglise à qui ils ont arraché tant de ses enfants. Dieu l'a déjà fait, chrétiens ; ils se sont divisés, et il les divise : « Ils ont pris le glaive de division, » et ils ont déchiré l'Eglise de Dieu : lpsi habent gladium divisionis. « Mais parce que le Fils de Dieu a dit véritablement que celui qui frapperait par le glaive mourrait par le glaive, voyez ceux qui se sont retranchés de l'unité, en combien de morceaux ils sont partagés : » Sed quia verum dixerat Dominus : Qui gladio percutit, gladio morietur, videte illos, fratres mei, qui se ab unitate prœciderunt, in quot frusta prœcisi sunt (1). Luthériens, calvinistes, anabaptistes, sociniens, arminiens et tant d'autres ; autant d'opinions que de

 

1 De Agon. Christ.,n. 31.

(a) Var. : Soit anéanti.

 

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têtes en Angleterre. Dieu a vengé son Eglise ; ils n'ont pas voulu l'unité, ils seront divisés même parmi eux. Seigneur, ce n'est pas là toute la vengeance : détruisez le règne du péché en eux, ramenez-les au règne de la charité : c'est ce que l'Eglise demande , c'est pourquoi elle gémit et elle soupire.

Vous voyez des fruits de ses prières en ces nouveaux enfants, qui sont venus chercher en son sein la vie qui ne se peut trouver dans une autre source. Mes frères, je les recommande à vos charités. Vous êtes las peut-être de les entendre si souvent recommander aux prédicateurs ; et nous pouvons vous avouer devant ces autels que nous sommes las de le faire : non pas que nous nous lassions de demander du secours pour des misérables, car à quoi peuvent être mieux employées nos voix? Nous ne rougissons pas de quêter pour elles, nous ne nous lassons pas de parler pour elles : mais nous rougissons pour vous-mêmes de ce qu'il faut encore vous le demander; de ce qu'après qu'on a crié depuis tant d'années au secours pour ces pauvres filles qui sont venues à l'Eglise et qui n'y peuvent trouver du pain, qui ont couru à nous et que notre lâcheté abandonne , on crie et l'on crie vainement; tant de prédicateurs vous l'ont dit, et le zèle ne s'échauffe pas, etc.

 

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