Défense II - Livre VI
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
Remarques
Préface
Défense I - Livre I
Défense I - Livre II
Défense I - Livre III
Défense I - Livre IV
Défense II - Livre V
Défense II - Livre VI
Défense II - Livre VII
Défense II - Livre VIII
Défense II - Livre IX
Défense II - Livre X
Défense II - Livre XI
Défense II - Livre XII
Défense II - Livre XIII

 

LIVRE VI.

 

RAISON DE LA PRÉFÉRENCE QU'ON A DONNÉE A SAINT AUGUSTIN DANS LA MATIÈRE DE LA GRACE. ERREUR SUR CE SUJET, A LAQUELLE SE SONT OPPOSÉS LES PLUS GRANDS THÉOLOGIENS  DE  L'ÉGLISE  ET  DE L'ÉCOLE.

 

LIVRE VI.

CHAPITRE PREMIER.

CHAPITRE II.

CHAPITRE III.

CHAPITRE IV.

CHAPITRE V.

CHAPITRE VI.

CHAPITRE VII.

CHAPITRE VIII.

CHAPITRE IX.

CHAPITRE X.

CHAPITRE XII.

CHAPITRE XIII.

CHAPITRE XIV.

CHAPITRE XV.

CHAPITRE XVI.

CHAPITRE XVII.

CHAPITRE XVIII.

CHAPITRE XIX.

CHAPITRE XX.

CHAPITRE XXI.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Doctrine constante de toute la théologie sur la préférence des Pérès qui ont écrit depuis les contestations des hérétiques : beau passage de saint Thomas, qui a puisé dans saint Augustin toute sa doctrine : passages de ce Père.

 

Pour reprendre les choses de plus haut et découvrir par principes les illusions de M. Simon, il faut une fois se rendre attentif à une excellente doctrine de tous les théologiens, que saint Thomas a expliquée avec sa précision et sa netteté ordinaires dans un de ses Opuscules contre les erreurs des Grecs, dédié au pape Urbain IV et composé par son ordre. Dès le prologue de ce docte ouvrage, il parle ainsi : « Les erreurs contre la saine doctrine ont donné occasion aux saints docteurs d'expliquer avec plus de circonspection ce qui appartient à la foi, pour éloigner les erreurs qui s'élevaient dans l'Eglise; comme il paraît dans les écrits des docteurs qui ont précédé Arius, où l'on ne trouve pas l'unité de l'essence divine si précisément exprimée que dans ceux qui les ont suivis. Il en est de même des autres erreurs; et cela ne paraît pas seulement en divers docteurs, mais même dans saint Augustin, qui excelle entre tous les autres. Car dans les livres qu'il a composés après l'hérésie de Pélage, il a parlé du pouvoir du libre arbitre avec plus de précaution qu'il n'avait fait avant la naissance de cette hérésie, lorsque défendant le libre arbitre contre les manichéens, il a dit des choses dont les pélagiens, c'est-à-dire les ennemis de la grâce se sont servis (1). »

Telle a été la doctrine de saint Thomas dans un de ses ouvrages les plus authentiques. L'on y remarque deux vérités : l'une de fait, dans la préférence qu'il donne à saint Augustin; l'autre de

 

1 Opusc. contra Grœc, Prol.

 

202

 

droit, lorsqu'il établit l'accroissement des lumières de l'Eglise dans ses disputes, où il n'a fait qu'expliquer le sentiment unanime de tous les docteurs.

Il l'avait pris selon sa coutume de saint Augustin, dont les paroles sur ce sujet sont tous les jours à la bouche des théologiens, et servent de dénouement à toutes les difficultés de la tradition : « Nous avons appris, dit ce Pure, que chaque hérésie apporte à l'Eglise des difficultés particulières, contre lesquelles on défend plus exactement les Ecritures divines que si l'on n'avait point eu de pareille nécessité de s'y appliquer (1). » Ce qui fait dire au même docteur qu'avant la naissance des hérésies, il ne faut pas exiger des Pères la même précaution dans leurs expressions que si les matières avoient déjà été agitées, « parce que la question n'étant point émue, les hérétiques ne leur faisant pas les mêmes difficultés, ils croyaient qu'on les entendait dans un bon sens, et ils par-loient avec plus de sécurité, » securiùs loquebantur (2) : d'où le même Père conclut qu'il n'est pas toujours nécessaire, dans les nouvelles questions émues par les hérétiques, de rechercher « avec scrupule et inquiétude les ouvrages des Pères qui ont écrit auparavant parce qu'ils ne touchaient qu'en passant et brièvement dans quelques-uns de leurs ouvrages, transeunter et breviter, les matières dont il s'agissait, s'arrètant à celles qu'on agitait de leur temps et s'appliquant à instruire leurs peuples sur la pratique des vertus (3). » Voilà ce que dit saint Augustin à l'occasion de sa dispute avec les semi-pélagiens. C'est la réponse commune, non-seulement des théologiens, mais encore de saint Athanase, de Vincent de Lérins et des autres Pères, quand il s'agit d'expliquer les auteurs qui ont écrit devant les disputes ; et tout cela n'est autre chose que ce que disait le même saint Augustin dans ses Confessions , hors de toute contestation et par la seule impression de la vérité : « O Seigneur, les disputes des hérétiques font paraître dans un plus grand jour et comme dans un lieu plus éminent ce que pense votre Eglise et ce qu'enseigne la saine doctrine (4). » Car il faut même qu'il y ait des hérésies : ce que Dieu ne permettrait

 

1 De dono persev., cap. XX, n. 53. — 2 Lib. I Contr. Julian., cap. VI, n. 22. — 3 De prœdest. Sanct., cap. XIV, n. 27. — 4 Confess., lib. VII, cap. XIX, n. 25.

 

203

 

pas, s'il n'en voulait tirer cet avantage, lui qui ne permet le mal que pour procurer le bien par de justes et impénétrables conseils.

 

CHAPITRE II.

 

Ce que l'Eglise apprend de nouveau sur la doctrine : passage de Vincent de Lérins. Mauvais artifice de M. Simon et de ceux qui, à son exemple, en appellent aux anciens, au préjudice de ceux qui ont expressément traité les matières contre les hérétiques.

 

Cette doctrine de saint Augustin et de tous les saints docteurs est une règle dans la théologie, et comme j'ai dit, un dénouement dans toutes les difficultés sur la tradition. La face de l'Eglise est une et sa doctrine est toujours la même ; mais elle n'est pas toujours également claire, également exprimée. Elle reçoit avec le temps, dit très-bien Vincent de Lérins, non point plus de vérité, « mais plus d'évidence, plus de lumières, plus de précision (1), » et c'est principalement à L'occasion des nouvelles hérésies. Alors selon les termes du même auteur, « on enseigne plus clairement ce qu'on croyait plus obscurément auparavant : » les expressions sont plus claires, les explications plus distinctes : « On lime, on démêle, on polit les dogmes : on y ajoute la justesse, la forme, la distinction, sans toucher à leur plénitude et à leur intégrité. » Ainsi quand après les résolutions des Pères qui ont combattu les hérésies, on en détourne les hommes en leur proposant les anciens; quand, à l'exemple de M. Simon, on loue sur la matière de la grâce les docteurs qui ont précédé Pélage, pour décréditer saint Augustin qui a été si évidemment appelé à le combattre , c'est un piège qu'on tend aux simples pour leur faire préférer ce qui est plus obscur et moins démêlé à ce qui est plus clair et plus distinct, et ce qu'on a « dit en passant, » à ce qu'on a médité et limé avec plus de soin. C'est de même que si l'on disait qu'après les explications de saint Athanase , il vaut mieux encore eu revenir aux expressions plus embrouillées de saint Justin ou d'Origène, de saint Denis d'Alexandrie et des autres Pérès, dont les ariens abusaient; et que saint Athanase était un novateur, parce qu'il

 

1 Commonit. I, p. 361.

 

201

 

réduisait la théologie à des expressions plus distinctes, plus justes et plus suivies.

 

CHAPITRE III.

 

Que la manière dont M. Simon allègue l'antiquité est un piège pour les simples; que c'en est un autre d'opposer les Grecs aux Latins. Preuves par M. Simon lui-même, que les traités des Pères contre les hérésies sont ce que l'Eglise a de plus exact. Passage du P. Petau.

 

Ce piège qu'on tend aux simples est d'autant plus dangereux, qu'on le couvre de la spécieuse apparence de l'antiquité. Qu'y a-t-il de plus plausible et dans le fond de plus vrai que de dire t avec Vincent de Lérins, qu'il faut suivre les anciens ? et qui croirait qu'on trompât le monde avec ce principe? C'est néanmoins la vérité, et un effet manifeste de la captieuse critique de M. Simon. Il faut préférer l'antiquité : c'est la règle de Vincent de Lérins. Il fallait donc ajouter que selon le même docteur, souvent la postérité parle plus clairement. On ne peut nier que les anciens Pères, qui ont précédé les pélagiens, n'aient parlé quelquefois moins exactement, moins précisément, moins conséquemment qu'on n'a fait depuis sur le péché originel et sur la grâce. En cet état de la cause proposer toujours les anciens au préjudice de saint Augustin, c'est pour embrasser ce qui embrouille, abandonner ce qui éclaircit. Ne parlons point en l'air. On trouve très-réellement dans plusieurs endroits des anciens, avant saint Augustin, que les enfants n'ont point de péché et que Dieu ne nous prévient pas, mais que c'est nous qui le prévenons. A la rigueur ces expressions sont contre la foi : on les explique très-solidement, comme la suite le fera paraître : mais avec ces explications, quelque solides qu'elles soient, il sera toujours véritable qu'elles fournissent aux hérétiques la matière d'un mauvais procès. Après que saint Augustin les a réduites au sens légitime que nous verrons en son lieu, dire qu'il innove ou sur ces articles que j'allègue ici pour exemple, ou sur d'autres que je pourrais alléguer, c'est visiblement tout perdre et donner lieu aux hérétiques de renouveler toutes leurs chicanes.

Au lieu donc de se servir du nom des anciens, comme fait

 

205

 

perpétuellement M. Simon, pour décréditer saint Augustin et les autres saints défenseurs de la grâce qui l'ont suivi, il fallait les autoriser par cette raison, qu'y ayant dans toutes les matières et même dans les dogmes de la foi ce qui en fait la difficulté et ce qui en fait le dénouement, comme l'expérience le fait voir , il arrive principalement avant les disputes qu'un auteur, selon les vues différentes qu'il peut avoir, appuyant sur un endroit plus que sur l'autre, tombe dans de certaines ambiguïtés qu'on ne trouve plus guère dans les saints docteurs depuis que les matières sont bien éclaircies.

C'est ce qui règne, non-seulement dans la matière de la grâce, mais encore généralement dans toutes les matières de la foi. Le Fils de Dieu est Dieu comme le Père, et il y a des passages clairs pour cette vérité dans tous les temps. Mais lorsqu'on vient à considérer que c'est un Dieu sorti d'un Dieu, Deus de Deo, un Dieu qui reçoit du Père sa divinité et toute son action, un Dieu qui par conséquent, sans dégénérer de sa nature, est nécessairement le second en origine et en ordre, le langage se brouille quelquefois : on parle de la primauté d'origine comme si elle avait en soi quelque chose de plus excellent quant à la manière de parler, et cet embarras ne se débrouille parfaitement que lorsque quelque dispute réduit les esprits à un langage précis. La même chose a dû arriver dans la matière de la grâce : en un mot, dans tous les dogmes on marche toujours entre deux écueils ; et on semble tomber dans l'un lorsqu'on s'efforce d'éviter l'autre, jusqu'à ce que les disputes et les jugements de l'Eglise, intervenus sur les questions, fixent le langage, déterminent l'attention et assurent la marche des docteurs.

Par la suite du même principe, il doit arriver que la partie de l'Eglise catholique qui demeurera la plus éclairée sur une matière, sera celle où cette matière sera le plus cultivée, c'est-à-dire celle où les hérésies rendront les esprits plus attentifs. Il a donc dû arriver que l'Eglise grecque, que rien n'obligeait à veiller contre les pélagiens, est demeurée peu éclairée sur les matières qu'ils agitaient, en comparaison de la latine qui a été aux mains avec eux durant tant de siècles. Aussi est-il bien certain que sur

 

206

 

ce sujet on a toujours préféré les Latins aux Grecs , à cause, dit savamment le P. Petau, « que l'hérésie de Pélage a plus exercé l'Eglise latine que l'Eglise grecque, en sorte qu'on ne trouve chez les Grecs qu'une intelligence et une réfutation imparfaite des sentiments de Pélage (1). » Ce fait est si constant que M. Simon n'a pu s'empêcher d'en convenir, lorsqu'en remarquant le silence de Théodoret et de quelques Grecs sur le péché originel, encore qu'ils aient vécu après Pélage, il en rend lui-même cette raison : « Que le pélagianisme a fait plus de bruit dans les Eglises où l'on parlait la langue latine qu'en Orient (2); » d'où il conclut, qu'il n'est pas surprenant que Théodoret s'explique moins que les Latins sur le péché originel. Pour peu qu'il ait de bonne foi, il en doit dire autant de toutes les matières de la grâce, puisque les erreurs sur cette matière faisaient une des parties de cette hérésie qui, comme on sait, s'était répandue en Afrique, dans les Gaules , en Angleterre, en Italie, de l'aveu de M. Simon. Il était donc naturel qu'on y pensât plus en Occident qu'en Orient, où l'on n'en parlait presque point. Ainsi quand M. Simon en appelle sans cesse des Latins aux Grecs, il n'est pas seulement contraire à tous les autres auteurs, mais encore à lui-même.

 

CHAPITRE IV.

 

Paralogisme perpétuel de M. Simon, qui tronque les règles de Vincent de Lérins sur l'antiquité et l'universalité.

 

On voit par ces réflexions le procédé captieux de ce pitoyable théologien, lorsque pour affaiblir l'autorité de saint Augustin, il nous ramène sans cesse ou aux anciens, ou aux Grecs. Mais il est aisé de voir que ce n'est pas tant à ce Père qu'à la vérité même qu'il en veut; il mutile les saintes maximes de Vincent de Lérins, qu'il fait semblant de vouloir défendre. Toute la doctrine de ce Père roule principalement sur ces deux pivots : l'antiquité et l'universalité : Quod ubique, quod semper. Il faut suivre, dit-il, l'antiquité. Cela est vrai ; mais il y fallait ajouter que la postérité s'explique mieux après que les questions ont été agitées, ce que

 

1 Dogm., lib. IX, cap. VI, n. 1.— 2 Hist. crit., p. 321.

 

207

 

le critique dissimule. Il supprime donc une partie de la règle et il tombe dans l'absurdité de nous faire chercher la saine doctrine dans les auteurs où elle est moins claire, plutôt que dans ceux où elle a reçu son dernier éclaircissement ; ce qui est faire à la vérité un outrage trop manifeste.

Il commet la même faute, lorsque sous prétexte de recommander l'universalité il oppose les Grecs aux Latins, sans songer que les premiers ayant été de son propre aveu moins attentifs que les autres aux questions de Pélage, et n'ayant traité qu'en passant ce que les autres ont traité a fond; les préférer malgré cela, c'est préférer l'obscurité à l'évidence , et la négligence pour ainsi dire à l'exactitude : c'est après les résolutions et les jugements renouveler le procès, et de la pleine instruction nous rappeler en quelque manière aux éléments : qui est le perpétuel paralogisme de M. Simon, et la manière artificieuse dont il attaque la vérité même.

 

CHAPITRE V.

 

Illusion de M. Simon et des critiques modernes, qui veulent que l’on trouve la vérité plus pure dans les écrits qui ont précédé les disputes : exemple de saint Augustin, qui selon eux a mieux parlé de la grâce avant qu'il en disputât contre Pélage.

 

Je trouve encore dans nos critiques un dernier trait de malignité contre saint Augustin, qu'il ne faut pas réfuter avec moins de soin que les autres, puisqu'il n'est pas moins injurieux à la vérité et à l'Eglise.

Pour montrer qu'on a eu raison d'appeler de saint Augustin aux anciens docteurs, qui ont précédé ce l'ère aussi bien que l'hérésie de Pélage, on relève les avantages qu'on trouve dans le témoignage des auteurs qui ont parle avant les querelles; et on soutient qu'ils parlent alors plus simplement et plus naturellement que dans la dispute même, où les hommes sont emportés à dire plus qu'ils ne veulent.

On veut que saint Augustin en soit lui-même un exemple, puisqu'il a changé les sentiments conformes à ceux des anciens, où il s'était porté naturellement, et qu'il en est même venu à les

 

208

 

rétracter ; ce qui ne peut être attribué selon nos critiques qu'à l'ardeur de la dispute : en sorte que bien éloignés de profiter avec lui, comme lui-même les y exhorte, des lumières qu'il acquérait en méditant nuit et jour l'Ecriture sainte, ils s'en servent pour diminuer son autorité ; comme si c'était une raison de moins estimer ce Père, parce qu'il s'est corrigé lui-même humblement et de bonne foi, ou comme s'il valait mieux croire ce qu'il a écrit de la grâce et du libre arbitre, avant que la dispute contre les

pélagiens eût commencé, que ce qu'il en a écrit depuis que cette

hérésie l'a rendu plus attentif à la matière.

 

CHAPITRE VI.

 

Aveuglement de M. Simon, qui par la raison qu'on vient de voir, préfère les sentiments que saint Augustin a rétractés à ceux qu'il a établis en y pensant mieux : le critique ouvertement semi-pélagien.

 

C'est le but de ces paroles de M. Simon : « C'est en vain qu'on accuse ceux à qui l'on a donné le nom de semi-pélagiens d'avoir suivi le sentiment d'Origène, puisqu'ils n'ont rien avancé qui ne se trouve dans ces paroles de saint Augustin (qu'il venait de rapporter de l'exposition de ce Père sur l’Epître aux Romains), lequel convenait alors avec les autres docteurs de l'Eglise. Il est vrai qu'il s'est rétracté; mais l'autorité d'un seul Père , qui abandonnait son ancienne créance, n'était pas capable de les faire changer de sentiment (1). »

Je n'ai pas besoin de relever le manifeste semi-pélagianisme de ces paroles : il saute aux yeux. Le sentiment que ce saint docteur soutint dans ses derniers livres, a tous les caractères d'erreur : c'est le sentiment « d'un seul Père : » c'est un sentiment « nouveau : » en le suivant, saint Augustin « abandonnait » sa propre créance, celle que les anciens lui avoient laissée, et dans laquelle il avait été nourri : on voit donc dans ses derniers sentiments les deux marques qui caractérisent l'erreur, la singularité et la nouveauté.

« Si ceux que l'on a nommés semi-pélagiens n'ont rien avancé

 

1 P. 255. Voyez Dissertat, sur Grotius, où ceci est copié mot à mot.

 

209

 

que ce qu'a dit saint Augustin, lorsqu'il convenait avec les anciens docteurs de l'Eglise, » ils ont donc raison, et ce à quoi il faut s'en tenir dans les sentiments de ce Père, c'est ce qu'il a rétracté, puisque c'est cela où l'on tombait naturellement par la tradition de l'Eglise. M. Simon ne trouve rien de plus judicieux dans les écrits de ce Père que ce qu'il en a révoqué : « Il est, dit-il, plus judicieux et plus exact dans L'interprétation qu'il nous a laissée de quelques endroits de l'Epîre aux Romains (1). » M. Simon ne le loue ainsi que pour ensuite relever ses fautes, j'entends celles dont il l'accuse; et c'est pourquoi il ajoute : « Il ne fut pas néanmoins tout à fait content de cet ouvrage (si judicieux et si exact), puisqu'il rétracta quelques propositions qu'il crut avoir avancées trop librement. Il crut ; » mais il le crut mal selon notre auteur, et ce Père au lieu de se corriger, ne fait que passer du bien au mal : « Lors, dit-il, qu'il composa cet ouvrage, il était dans les sentiments communs » où l'on entrait naturellement avant les disputes ; c'est pour dire que saint Augustin était enclin à des opinions particulières, puisque celles qu'il rétracte sont celles qu'on lui fait communes avec le reste des docteurs ; et un peu après : « On ne peut nier que l'explication, qui est ici condamnée par saint Augustin, ne soit de Pélage dans son Commentaire sur l'Epître aux Romains, mais elle est en même temps de tous les anciens commentateurs (2). » Saint Augustin condamnait donc ce qu'il avait dit de meilleur; Pélage qu'il reprenait, disait mieux que lui, et ce n'était pas cet hérésiarque, mais saint Augustin qui était le novateur. Et encore : « Il est conforme en ce lieu-là (qui est un de ceux qu'il a rétractés) au diacre Hilaire, à Pélage et aux autres anciens commentateurs de saint Paul (3). » L'antiquité va toujours avec Pélage; et saint Augustin dégénère des anciens, quand il le quitte. « Il n'avait point encore de sentiments particuliers, lorsqu'il composa cette exposition sur l’Epître aux Romains, où il paraît plus exact que dans ses autres Commentaires. » Ainsi il a corrigé ce qu'il a fait de meilleur et de plus exact : quand il était semi-pélagien, il n'avait point de sentiments particuliers, et il n'a commencé de les prendre que lorsqu'il a réfuté cette hérésie,

 

1 P. 252. — 2 Ibid. — 3 P. 254.

 

210

 

c'est-à-dire lorsqu'il a poussé la victoire de la vérité jusqu'à éteindre les dernières étincelles de l'erreur. Que l'hérésie triomphe donc, non-seulement de saint Augustin qui l'a combattue, mais encore de l'Eglise qui l'a condamnée. C'est la doctrine de M. Simon, et le fruit que nous tirerons de ses travaux.

La même raison lui fait dire « qu'à juger des sentiments de saint Augustin par ceux des écrivains ecclésiastiques qui l'ont précédé et même par les siens, avant qu'il entrât en dispute avec les pélagiens, on ne peut douter qu'il n'ait poussé trop loin ses principes (1). »

On voit ici deux choses importantes : l'une, que M. Simon fait changer de sentiment à saint Augustin à l'occasion des disputes contre les pélagiens ; l'autre, que tout au contraire des théologiens qui corrigent les premiers sentiments de ce Père par les derniers, comme il a fait lui-même, M. Simon argumente par ses premiers sentiments contre les derniers. Voilà deux choses que dit M. Simon, où nous verrons autant d'ignorances et autant de témérités que de paroles.

 

CHAPITRE VII.

 

M. Simon a puisé ses sentiments manifestement hérétiques d'Arminius et

de Grotius.

 

Il doit cette réflexion sur le changement de saint Augustin, d'abord à Arminius le restaurateur du semi-pélagianisme parmi les protestants. M. Simon en rapporte les sentiments en ces termes : « A l'égard de saint Augustin, il dit qu'il se pouvait foire que les premiers sentiments de ce Père eussent été plus droits dans le commencement, parce qu'il examinait alors la chose en elle-même et sans préjugé, au lieu que dans la suite il n'eut pas la même liberté, s'en étant plutôt rapporté au jugement des autres qu'au sien propre (2). »

Quoique ce passage d'Arminius ne regarde pas tout le corps de la doctrine de saint Augustin sur la grâce, l'esprit en est de préférer les premiers sentiments de saint Augustin comme étant les

 

1 P. 290. — 2 P. 799. Voyez la Dissert, sur Grotius, où l'auteur a employé tout cet endroit, n. 14, 15, 16, etc.

 

211

 

plus naturels, à ceux qu'il a pris depuis par des impressions étrangères : et c'est cela que M. Simon veut insinuer.

Mais Grotius, le grand défenseur des arminiens, qui de l'aveu de M. Simon a pris dans le sein de cette secte une si forte teinture des erreurs sociniennes, est le véritable auteur où il a puisé ses sentiments ; et on le verra par un seul endroit de son Histoire Belgique, où expliquant le commencement des disputes entre Arminius et Gomar en l'an 1608, il en expose la source selon ses préventions, en cette sorte :

« Ceux, dit-il, qui ont lu les livres des anciens, tiennent pour constant que les premiers chrétiens attribuaient une puissance libre à la volonté de l'homme, tant pour conserver la vertu que pour la perdre : d'où venait aussi la justice des récompenses et des peines. Ils ne laissaient pourtant pas de tout rapporter à la bonté divine, dont la libéralité avait jeté dans nos cœurs la semence salutaire, et dont le secours particulier nous était nécessaire parmi nos périls. Saint Augustin fut le premier qui depuis qu'il fut engagé dans le combat des pélagiens (car auparavant il avait été d'un autre avis) poussa les choses si loin par l'ardeur qu'il avait dans la dispute, qu'il ne laissa que le nom de la liberté, en la faisant prévenir par des décrets divins qui semblaient en ôter toute la force (1). » On voit en passant la calomnie qu'il fait à saint Augustin, d'ôter la force de la liberté et de n'en laisser que le nom. On a vu que M. Simon impute la même erreur à ce docte Père : nous en parlerons encore ailleurs. Ce qu'il faut ici observer, c'est que, selon Grotius saint Augustin esl le novateur; en s'éloignant du sentiment des anciens Pères, il s'éloigna des siens propres, et n'entra dans ces nouvelles pensées que lorsqu'il fut engagé à combattre les pélagiens. Ainsi Les sentiments naturels, qui étaient aussi les plus anciens. Boni ceux que saint Augustin suivit d'abord. C'est ce que dit Grotius, et c'est l'idée qu'il donne l'ère. Que si vous lui demandez ce qu'est devenue l'ancienne doctrine qu'il prétend que saint Augustin a abandonnée, et où s'en est conservé le sacré dépôt, il le va chercher chez les Grecs et dans Les semi-pélagiens. C'est aussi ce qu'on vient de voir suivi

 

1 Hist. Belg., lib. XVII, p. 551.

 

212

 

de point en point par M. Simon; mais que devinrent ces anciens sentiments que les Pères avoient suivis avant que saint Augustin eût introduit ses nouveautés? Grotius, qui vient d'apprendre à M. Simon que ce qu'il faut suivre dans saint Augustin, que ce qui est conforme à l'ancienne tradition, c'est le premier sentiment que ce Père a rétracté, lui apprendra encore où est demeuré le dépôt de la tradition : il est demeuré dans les Grecs et dans les semi-pélagiens. C'est là que M. Simon le va chercher ; mais c'est Grotius qui lui en a montré le chemin. Pour les Grecs, voici les paroles qui suivent immédiatement celles qu'on a lues : « L'ancienne et la plus simple opinion se conserva, dit-il, dans la Grèce et dans l'Asie. » Pour les semi-pélagiens, « le grand nom, poursuit-il, de saint Augustin lui attira plusieurs sectateurs dans l'Occident, où néanmoins il se trouva des contradicteurs du côté de la Gaule. » On connaît ces contradicteurs : ce furent les prêtres de Marseille et quelques autres vers la Provence ; c'est-à-dire, comme on en convient, ceux qu'on appelle semi-pélagiens ou les restes de l'hérésie de Pélage : ce fut Cassien, ce fut Fauste de Riez. Tels sont les contradicteurs de saint Augustin dans les Gaules pendant que tout le reste de l'Eglise suivait sa doctrine : c'est en ceux-là que s'est conservée l'ancienne et saine doctrine : elle s'est, dis-je, conservée dans les adversaires de saint Augustin, que l'Eglise a condamnés par tant de sentences : Grotius, un protestant, un arminien, un socinien en beaucoup de chefs, l'a dit : M. Simon et d'autres critiques osent le suivre. Il en a pris ce beau système de doctrine, qui commet les Grecs avec les Latins, les premiers chrétiens avec leurs successeurs, saint Augustin avec lui-même, où l'on préfère les sentiments que le même saint Augustin a corrigés dans le progrès de ses études à ceux qu'il a défendus jusqu'à la mort, et les restes des pélagiens à toute l'Eglise catholique. Les sociniens triomphent par le moyen de Grotius si plein de leur esprit et de leurs maximes : ils font la loi aux faux critiques jusque dans le sein de l'Eglise : la ville sainte est foulée aux pieds, le parvis du temple est livré aux étrangers, et des prêtres leur en ouvrent l'entrée.

 

213

 

CHAPITRE VIII.

 

Les témoignages qu'on tire des Pères qui ont écrit devant les disputes ont leur avantage. Saint Augustin recommandable par deux endroits. L'avantage qu'a tiré l'Eglise de ce qu'il a écrit après la dispute contre Pélage.

 

Mais peut-être qu'ils sont forcés par de puissantes raisons à entrer dans ces sentiments? On n'en peut avoir de plus faibles. On veut premièrement imaginer qu'il y a quelque chose de plus naturel dans les Pères qui ont précédé les disputes, que dans ceux qui ont suivi, et on ne veut pas écouter ceux qui s'en tiennent aux derniers. Mais il ne faut point opposer ces deux sentiments. L'un et l'autre est véritable : l'Eglise profite en deux manières du témoignage des Pères : elle en profite devant la naissance des hérésies ; elle en profite aussi après : elle en profite devant, parce qu'elle y voit avant toutes les disputes la simplicité naturelle et la perpétuité de sa foi ; elle en profite aussi après, pour parler plus correctement des articles qui sont attaqués.

Personne ne révoque en doute que les hérésies ne réveillent les saints docteurs , et ne les fassent parler plus correctement sur les vérités contestées. Saint Thomas, Vincent de Lérins et saint Augustin que nous avons rapportés, le consentement de tous les docteurs anciens et modernes, l'expérience même qui est très-constante, ne permet sur ce sujet aucun doute.

D'autre part il ne laisse pas d'être certain que les Pères qui ont précédé les disputes , ont à leur manière quelque chose de plus fort, parce que c'est le témoignage de gêna désintéressés, et qu'on ne peut accuser d'aucune partialité. Personne n'a mieux profité de cet avantage que saint Augustin. Car après avoir produit à Julien les Irénée, les Cyprien, les Hilaire et les autres anciens docteurs, sans oublier saint Jérôme : « Je vous appelle, lui dit-il, devant ces juges, qui ne sont ni mes amis, ni vos ennemis, que je n'ai point gagnés par adresse, que vous n'avez point offensés par vos disputes : vous n'étiez point au monde quand ils ont écrit : ils sont sans partialité, parce qu'ils ne nous connaissaient pas : ils ont conservé ce qu'ils ont trouvé dans l'Eglise : ils ont enseigné ce qu'ils

 

214

 

ont appris : ils ont laissé à leurs enfants ce qu'ils ont reçu de leurs pères (1). » Il faut reconnaître dans ces témoignages quelque chose d'irréprochable, qui ferme la Louche aux hérétiques : et c'est pourquoi en citant, comme on vient de voir, saint Jérôme, qui était du temps de Pélage et son adversaire, saint Augustin sait Lien observer que ce qu'il produit de ce Père contre Julien est tiré des livres qu'il avait écrits avant la dispute : « lorsque libre de tout soupçon et de toute partialité, » liber ab omni studio partium (2), il condamnait les pélagiens avant qu'ils fussent nés.

J'avoue donc que ces deux manières de faire valoir les témoignages des Pères, ont des avantages mutuels l'une sur l'autre : mais je n'ai pas besoin de décider où il y en a de plus grands, puisqu'ils concourent les uns et les autres dans la personne et dans les écrits de saint Augustin. Y voulez-vous voir la pleine et entière expression de la vérité depuis la dispute, toute l'Eglise l'a reconnue dans ce Père, tout s'est tu lorsqu'il a parlé : saint Jérôme même, qui était alors comme la bouche de l'Eglise contre toutes les hérésies, quand il a vu la cause de la vérité entre les mains de saint Augustin, n'a plus fait que lui applaudir avec tous les autres (3). Il n'est plus temps de dire qu'il a excédé, après que les papes ont réprimé ceux qui le disaient : il n'est plus temps de dire qu'il a poussé les choses plus qu'il ne voulait, ou plus qu'il ne fallait, ni qu'il a eu des sentiments particuliers ou trop d'ardeur dans la dispute, « pendant que non-seulement l'Eglise romaine avec l'africaine, mais encore par tout l'univers, » comme parlait saint Prosper (4), « tous les enfants de la promesse étaient d'accord avec lui dans la doctrine de la grâce comme dans tous les autres articles de la foi. »

Personne n'en a dédit saint Prosper qui lui a rendu ce témoignage : l'événement même en a prouvé la vérité. Pour avoir droit de lui reprocher d'avoir excédé, ou d'avoir dégénéré de l'ancienne doctrine, il faudrait que l'Eglise qui l'écoutait eut cru entendre quelque chose de nouveau : mais on a vu le contraire ; et pendant qu'on accusait saint Augustin d'être un novateur, les

 

1 Contr. Jul., lib. II, cap. X, n. 34, 36. — 2 Ibid., n. 36. — 3 Prosper., Contr. Collat., cap. II — 4 Prosper. ad Ruf., n. 3, in append. August., tom. X, p. 165.

 

215

 

papes ont prononcé que c'était ses adversaires qui l'étaient, et que c'était lui qui était le défenseur de l'antiquité.

 

CHAPITRE IX.

 

Témoignage que saint Augustin a rendu à la vérité avant la dispute. Ignorance de Grotius et de ceux qui accusent ce Père de n'avoir produit ses derniers sentiments que dans la chaleur de la dispute.

 

On ne peut donc affaiblir par aucun endroit le témoignage que saint Augustin a rendu à la vérité durant la dispute. Mais si pour le rendre plus incontestable, on veut encore qu'il ait prévenu toutes les contestations, cet avantage ne manquera pas à ce docte Père. C'est une ignorance à Grotius et à tous ceux qui accusent saint Augustin de n'avoir avancé, que dans la chaleur de la dispute, ces sentiments qu'ils accusent de nouveauté. Car il n'y a rien de si constant que ce qu'il a remarqué lui-même, en parlant de ses livres à Simplicien, successeur de saint Ambroise dans l'évêché de Milan, qu'encore qu'il les ait écrits au commencement de son épiscopat, quinze ans avant qu'il y eût des pélagiens au monde, il y avait enseigné pleinement et sans avoir rien depuis à y ajouter dans le fond, la même doctrine de la grâce qu'il soutenait durant la dispute et dans ses derniers écrits.

C'est ce qu'il écrit dans le Livre de la Prédestination et dans celui du Bien de la Persévérance (1), où il montre la même chose du livre de ses Confessions, « qu'il a publié, dit-il, avant la naissance de l'hérésie pélagienne (2); » et toutefois, poursuit-il, on y trouvera une pleine reconnaissance de toute la doctrine de la grâce, dans ces paroles que Pélage ne pouvait souffrir : Da quod jubes, et jube quod vis : « Donnez-moi vous-même ce que vous me commandez, et commandez-moi ce qui vous plaît (1). » Ce n'était pas la dispute, mais la seule piété et la seule foi qui lui avait inspiré cette prière : il la faisait, il la répétait, il l'inculquait dans ses Confessions, comme on vient de voir par lui-même, avant que Pélage eût paru ; et il avait si bien expliqué dans ce même

 

1 Lib. De prœdest. SS., cap. IV ; De don. persev., cap. XX, XXI. — 2 De don. persev. cap. XX, n. 53.—  3 Lib. X, cap. XXIX, XXXI. XXXVII.

 

216

 

livre tout ce qui était nécessaire pour entendre la gratuité de la grâce, la prédestination des saints, le don de la persévérance en particulier, que lui-même il a reconnu dans le même lieu qu'on vient de citer, qu'il ne lui restait qu'à défendre avec plus de netteté et d'étendue, copiosiùs et enucleatiùs (1), ce qu'il en avait endigué dès lors.

On voit par là combien Grotius impose à ce Père, lorsqu'il lui fait changer ses sentiments sur la grâce, « depuis qu'il a été aux mains avec les pélagiens, et que l'ardeur de cette dispute l'eut emporté à certains excès. » Il en est démenti par un fait constant et par la seule lecture des ouvrages de saint Augustin (2); et l'on voit par le progrès de ses connaissances que, s'il a changé, il n'en fait point chercher d'autre raison que celle qu'il a marquée, qui es. que d'abord « il n'avait pas bien examiné la matière : » nondum diligentiùs quœsiveram; et il le faut d'autant plus croire sur sa propre disposition, qu'il y a été depuis attentif, et qu'il tient toujours constamment le même langage.

 

CHAPITRE X.

 

Quatre états de saint Augustin. Le premier incontinent après sa conversion et avant tout examen de la question de la grâce : pureté de ses sentiments tans ce premier état : passages du livre de l'Ordre, de celui des Soliloques, et avant tout cela du litre contre les Académiciens.

 

Au lieu donc de lui attribuer un changement sans raison par «seule ardeur de la dispute, il faut distinguer comme quatre états de ce grand homme : le premier, au commencement de sa conversion, lorsque sans avoir examiné la matière de la grâce, il en disait naturellement ce qu'il en avait appris dans l'Eglise, et dans cet état il était exempt de toute erreur. La preuve en est tante dans les ouvrages qui suivirent immédiatement sa conversion. Un des premiers est celui de l'Ordre, où nous trouvons ces paroles : « Prions, non pour obtenir que les richesses, ou les leurs, ou les autres choses de cette nature, incertaines et

 

1 De Don. persev., cap. XX. — 2 Retract., lib. I, cap. XXXIII; De praedest. SS., cap. III, n. 7.

 

217

 

passagères, nous arrivent, mais afin que nous ayons celles qui nous peuvent rendre bons et heureux (1) ; » où il reconnait clairement que tout ce qui nous fait bons est un don de Dieu, et par conséquent la foi même et les bonnes œuvres, sans distinguer les premières d'avec les suivantes, ni le commencement d'avec la tin; mais comprenant au contraire dans sa prière les principes mêmes: ce qu'il confirme clairement, lorsqu'incontinent après il parle ainsi à sainte Monique sa mère : « Afin que ces m eux soient accomplis, nous vous chargeons, ma mère, de nous en obtenir l'effet, puisque je crois et assure très-certainement que Dieu m'a donné par vos prières le sentiment où je suis de ne rien préférer à la vérité, de ne rien vouloir, de ne rien penser, de ne rien aimer autre chose (2). » On ne pouvait pas expliquer plus précisément que le commencement de la piété, dont la foi est le fondement, et tout enfin jusqu'au premier désir et à la première pensée de se convertir, lui venait de Dieu, puisque c'était l'effet des vœux de sa sainte mère; et la suite le lait paraître encore plus évidemment, lorsqu'il continue et conclut ainsi cette prière : « Et je ne cesserai jamais de croire qu'ayant obtenu par les mérites de vos prières le désir d'un si grand bien, ce ne soit encore par vous que j'en obtiendrai la possession (3). » Il ne laisse point à douter que tout l'ouvrage de la piété, qu'il met dans l'amour et dans la recherche de la vérité, depuis le commencement jusqu'à la perfection, ne soit un don de la grâce, puisqu'il reconnait que c'est le fruit des prières, et non point des siennes, mais de celles d'une bonne mère, qui ne cessait de gémir devant Dieu.

Ceux qui se souviennent combien de fois saint Augustin a fondé la nécessité, la prévention et l'efficace de la grâce sur les prières, de la nature de celles qu'on vient d'entendre, et qu'on fait non-seulement pour sa conversion, mais encore pour celle des autres , en sorte que le désir et la pensée même de se convertir, qui est la première chose par où l'on commence, en soit l'effet, ne douteront pas que ce Père n'ait senti dès lors tout ce qui est dû à la grâce, puisqu'il a si parfaitement compris ce qui est dû à la prière. Mais de peur qu'on ne croie que la prière, par où l'on obtient les

 

1 Lib. II, cap. XX, n. 52. — 2 Ibid. — 3 Ibid.

 

218

 

autres dons, ne nous vienne de nous-mêmes, le même saint Augustin dans ses Soliloques, c'est-à-dire dès les premiers jours de sa conversion, l'attribue à Dieu par ces paroles : « O Dieu, Créateur de l'univers, accordez-moi premièrement que je vous prie bien, ensuite que je me rende digne d'être exaucé, et enfin que vous me rendiez tout à fait libre : » Prœsta mihi primùm ut bene te rogem : deinde ut me agam dignum quem exaudias : postremo ut liberes (1). Pour peu qu'on soit accoutumé au langage de saint Augustin, qui en ce point est celui de toute l'Eglise, on entendra aisément que par ces paroles : « Accordez-moi que je vous prie bien, que je me rende digne d'être exaucé, que je sois libre (2), » c'est l'effet et non pas un simple pouvoir qu'on demande à Dieu, et que la grâce que l'on réclame, est celle qui tourne les cœurs où ils se doivent tourner. Saint Augustin sentait donc déjà ce grand secret, qu'il a depuis si bien expliqué contre les pélagiens, que la prière, par laquelle on nous donne tout, est elle-même donnée, et qu'il ne répugne point à la grâce qu'on croie pouvoir s'en rendre digne, pourvu qu'on croie auparavant que c'est elle qui nous rend digne d'elle-même.

Quand il demandait à Dieu qu'il le délivrât, il sentait ce qui lui manquait pour être libre; et reconnaissant dès lors la captivité de la liberté humaine, qu'il a depuis enseignée plus à fond, il ne s'appuyait que sur la puissance de la grâce du Libérateur. Voilà l'esprit qu'on recevait en entrant dans l'Eglise. On y apprenait, en priant, la prévention de la grâce convertissante. C'est aussi à quoi en revient saint Augustin, lorsqu'il dit que dans le temps même que les Pères moins attentifs à expliquer le mystère de la grâce que personne ne combattait, n'en parlaient « qu'en passant, et en peu de mots, » on en sentait « la force par la prière (3); » en sorte, comme l'expliquent les Capitules de saint Célestin, « que la loi et la coutume de prier fixait la créance de l'Eglise (4), » sur la prévention de la grâce. Saint Augustin en est lui-même un exemple, puisque si longtemps avant qu'il eût seulement songé à examiner

 

1 Solil, lib. I, cap. I, n. 2. — 2 De gest. Pelag., cap. XIV, n. 33 et seq.; lib. II Retract., cap. XXIII, XXVI et alibi pass. —3 Depraedest. SS., cap. XIV, n. 27. — 4 Capit. XI.

 

219

 

ces grandes questions de la prédestination et de la grâce prévenante, le Saint-Esprit lui en apprenait la vérité dans la prière ; et c'est pourquoi il continuait à prier ainsi dans ses Soliloques : « Je vous prie, ô Dieu, vous par qui" nous surmontons l'ennemi, de qui nous avons reçu de ne point périr à jamais, par qui nous séparons le bien du mal, par qui nous fuyons le mal et nous suivons le bien, par qui nous surmontons les adversités du monde et ne nous attachons point à ses attraits ; Dieu enfin qui nous convertissez, qui nous dépouillez de ce qui n'est pas et nous revétissez de ce qui est, c'est-à-dire de vous-même (1), » etc. En vérité, l'onction de Dieu lui apprenait tout : l'oraison était sa maîtresse pour lui enseigner le fond de la doctrine de la grâce, et s'il ne réfutait pas encore l'hérésie pélagienne par ses raisons, il la réfutait par ses prières, pour me servir de l'expression de ce saint docteur (2).

Et si nous voulions remonter plus haut, nous trouverions dès son premier livre, qui est celui contre les Académiciens (1) et dès les premières lignes, que parlant à Romanien, à qui il adressait cet ouvrage, après lui avoir représenté toutes nos erreurs, d'où l'on ne sort, disait-il, que par quelque occasion favorable, « il ne nous reste autre chose, conclut-il, que de faire à Dieu des vœux pour vous, afin d'obtenir de lui, puisqu'il gouverne toutes choses, qu'il vous rende à vous-même et vous permette de jouir enfin de la liberté à laquelle vous aspirez il y a longtemps; » par où il nous montre que Dieu en est le maître, et à la fin il continue à nous faire voir que c'est toujours dans la prière que l'on goûte une vérité si importante.

 

CHAPITRE XI.

 

Passage du livre des Confessions.

 

Mais pour aller à la source, il faut encore écouter ce saint docteur dans ses Confessions, et lui entendre confesser qu'il devait sa conversion aux larmes continuelles de sa mère. C'est lui-même qui parlant dans le livre de la Persévérance de cet endroit de ses Confessions, y reconnaît un aveu de la grâce prévenante et

 

1 Solil., lib. I, cap. I, n. 3. — 2 De don. persev., cap. II, n. 3. — 3 Lib. I, cap. I, n. 1.

 

220

 

convertissante de Jésus-Christ  (1).  Mais toutes ses Confessions sont pleines d'expressions de cette nature; et il ne cesse d'y faire voir par ses propres expériences, que tout l'ouvrage de sa conversion était de Dieu, dès les premiers pas. Car il y montre que c'était par lui et sous sa conduite, duce te, « qu'il était rentré en lui-même; ce que je n'aurais pas pu, dit-il, si vous n'aviez pas été mon secours (2) ; » et il reconnait par toute la suite que Dieu gagne, qu'il change les cœurs, « qu'il rappelle l'homme à lui-même par des voies secrètes et impénétrables (3) : » en sorte que l'on commencée pouvoir ce que l'on ne pouvait pas, parce que l'on commence par la grâce à vouloir fortement ce que l'on ne voulait que faiblement auparavant.

Il ne faut pas prendre ces sentiments de saint Augustin comme des réflexions qui lui soient venues longtemps après, lorsqu'il écrivit ses Confessions, mais comme l'expression de ce qu'il sen-toit, lorsqu'il était encore sous la main d'un Dieu convertissant. C'est pourquoi il raconte que dès lors attiré à la continence, il se disait à lui-même devant Dieu : « Quoi ! tu ne pourras pas ce qu'ont pu ceux-ci et celles-là ? Est-ce que ceux-ci et celles-là le peuvent par eux-mêmes, et non pas par le Seigneur leur Dieu ? Le Seigneur leur Dieu m'a donné à eux (et veut que je sois de leur nombre) : pourquoi est-ce que tu t'appuies sur toi-même, et que par là tu demeures sans appui ? Jette-toi entre les bras de Dieu : ne crains rien , il ne se retirera pas afin que tu tombes : jette-toi sur lui avec confiance, il te recevra et te guérira (4). » Tout cela, qu'était-ce autre chose qu'une pleine confession de la grâce de Jésus-Christ? C'est pourquoi en reconnaissant d'où lui venait cette liberté qui l'affranchissait tout à coup de tous les liens de la chair et du sang, « il s'étonnait, dit-il, de voir sortir son libre arbitre comme d'un abîme (5) : » non qu'il n'en eût le fond en lui-même, mais parce que ce libre arbitre n'était parfaitement et véritablement libre que depuis qu'affranchi par la grâce à laquelle il s'était abandonné, il avait commencé à baisser la tête sous le joug de Jésus-Christ.

 

1 Lib. III Conf., cap. XII, n. 21 ; De don. pers., cap. XX, n. 33.— 2 Lib. VII, c. X. — 3 Lib. VIII, c. V, VI, VII et seq.— 4 Lib. VIII, c. XII, n. 27.— 5 Lib. IX, c. I, n. 1.

 

221

 

Dieu lui fit donc expérimenter, comme à un autre Paul, la puissance de sa grâce, parce qu'il en devait être après cet Apôtre le second prédicateur; et afin qu'on ne doute pas qu'il n'en eût dès-lors compris tout le fond, il dit lui-même qu'en lisant alors l'Ecriture sainte, « il commença à y remarquer une parfaite uniformité; en sorte que les vérités qu'il y avait lues d'un côté, de l'autre lui paraissaient dites à la recommandation de la grâce, afin, dit-il, ô Seigneur, que celui qui les voit ne se glorifie pas en lui-même, comme si c'était un bien qu'il n'eût pas reçu ; mais qu'il entende au contraire qu'il a reçu non-seulement le bien qu'il voit, mais encore le don de le voir (1) » qui est le fruit consommé de la doctrine de la grâce.

 

CHAPITRE XII.

 

Saint Augustin dans ses premières lettres et dans ses premiers écrits a tout donné à la grâce. Passages de ce Père dans les trois livres du Libre arbitre : passage conforme à ceux-là dans le livre des Mérites et de la Rémission des péchés. Reconnaissance que la doctrine des livres du libre arbitre était pure par un passage des Rétractations, et un livre delà Nature et de la Grâce.

 

Ce qui paraît dans ses premiers livres, paraît par la même raison dans ses premières lettres, puisque dès les commencements on lui voit demandera Dieu pour la famille d'Antonin, non-seulement le progrès des bonnes œuvres, mais, ce qu'il y a d'essentiel dans cette matière, «la vraie foi, la vraie dévotion, qui ne peut être que la catholique (2). »

Saint Augustin remarque souvent que l'action de grâces qu'on rend à Dieu pour avoir bien fait est avec la prière la preuve complète de la grâce prévenante de Jésus-Christ, puisque, «comme ce serait une moquerie de demander à Dieu ce qu'il ne donnerait pas, c'en serait une autre de lui rendre grâces de ce qu'il n'aurait pas donné (3). » Mais saint Augustin ne connaît pas moins l'action de grâces qui répond à la prière, qu'il n'a connu la prière même, lorsqu'avant que d'être élevé à la prêtrise il écrit à Licentius : « Allez

 

1 Lib. VII, cap. XXI.— 2 Epist. XX, aliàs CXXVI. — 3 De dono persev., cap. II, n. 3.

 

222

 

et apprenez de Paulin combien abondant est le sacrifice de louange et d'actions de grâces qu'il rend à Dieu, en lui rapportant tout le bien qu'il en a reçu, de peur de tout perdre s'il ne le rendait à celui de qui il le tient. »

Il ne faut donc pas s'étonner si dans ses trois livres du Libre arbitre, qu'il composa aussitôt après sa conversion, étant encore laïque, ce grand homme en soutenant contre les manichéens la liberté naturelle à l'homme, ne laisse pas de parler correctement de la grâce, comme il le remarque lui-même dans la rétractation de cet ouvrage : « Car, dit-il, j'ai expliqué dans le second livre, que non-seulement les plus grands biens, mais encore les plus petits, ne pouvaient venir que de Dieu, qui est l'auteur de tout bien (2) : » ce qu'en effet il a enseigné au chapitre XIX de ce livre; et il rapporte tout au long les passages de ce chapitre et du XXe, où après avoir fait la distinction des grands biens, des moyens et des petits qui se trouvent dans l'homme, et avoir établi que les plus grands ne pouvant être ni ceux du corps qui sont au-dessous de l’âme, ni dans l’âme le libre arbitre dont nous pouvons bien et mal user, mais uniquement la vertu, c'est-à-dire, comme il l'explique, « le bon usage du libre arbitre dont personne n'use mal, » il conclut que ce dernier genre de bien, c'est-à-dire le bon usage du libre arbitre est d'autant plus de Dieu, qu'il est le plus excellent de tous, et qu'il participe plus de la nature du bien que les deux autres : d'où il infère encore, comme un corollaire d'une si belle doctrine, qu'il ne peut « se présenter aucun bien, ni à nos sens, ni à notre intelligence, ni en quelque matière que ce soit à notre pensée, qui ne nous vienne de Dieu. » Voilà les paroles que saint Augustin dans son premier livre des Rétractations (3) cite de son second livre du Libre arbitre; et après avoir encore tiré du troisième, chapitres XVIII et XIX, un passage qui n'est pas moins beau, il finit ainsi la rétractation de cet ouvrage : « Vous voyez, dit-il, que longtemps devant les pélagiens, nous avons traité cette matière comme si nous eussions dès lors disputé contre eux, puisque nous avons établi que le bon usage du libre arbitre, qui n'est autre

 

1 Epist.  XXVI, aliàs XXXIX, n. 6. — 2 De lib. arb. lib.  II,  cap. XIX, XX; Retract., lib. 1, cap. IX, n. 4 — 3 Retract., cap. IX, n. 5.

 

223

 

chose que la vertu, étant du nombre des grands biens, il ne pou-voit par conséquent venir que de Dieu seul (1). »

C'est donc lui-même qui nous dit que dès lors il avait pleinement connu le don de la grâce, puisque même il l'établissait sur le principe le plus général qu'on put prendre pour l'établir, en le tondant sur le titre même de la création, par lequel Dieu est la cause de tout bien en l'homme à même raison qu'il l'est de tout l'être, selon les divers degrés avec lesquels on le peut participer.

Et c'est si bien là un des grands principes dont saint Augustin se sert contre les pélagiens, qu'il le répète sans cesse, et en particulier très-amplement dans le second livre des Mérites et de la Rémission des péchés, comme il paraît par ces paroles : « Si l'on dit que la bonne volonté vient de Dieu, à cause que c'est Dieu qui a fait l'homme, sans lequel il n'y aurait point de bonne volonté, on pourra par la même raison attribuer à Dieu la mauvaise volonté, qui ne serait pas non plus que la bonne, si Dieu n'avait pas fait l'homme ; et ainsi à moins que d'avouer que non-seulement le libre arbitre dont on peut bien et mal user, mais encore la bonne volonté dont on n'use jamais mal, ne peut venir que de Dieu, je ne vois pas qu'on puisse soutenir ce que dit l'Apôtre : Qu'avez-vous que vous n'ayez point reçu ? Que si notre libre arbitre, par lequel nous pouvons faire le bien et le mal, ne laisse pas de venir de Dieu parce que c'est un bien, et que notre bonne volonté vienne de nous-mêmes, il s'ensuivra que ce qu'on a de soi-même vaudra mieux que ce qu'on a de Dieu, ce qui est le comble de l'absurdité, que l'on ne peut éviter qu'en reconnaissant que la bonne volonté nous est donnée divinement (2), » c'est-à-dire de Dieu même.

Voilà comment saint Augustin disputait contre les pélagiens: voilà comment il avait disputé si longtemps auparavant contre les

manichéens; et il a eu raison de nous dire qu'il avait dès lors aussi vigoureusement soutenu la grâce de Dieu, que s'il eût eu à la soutenir contre Pélage présent.

Et il remarque très-bien dans ses Rétractations que la grâce qu'il soutenait dans les trois Livres du libre arbitre, était la véritable grâce, c'est-à-dire celle qui n'est pas donnée selon les

 

1 I Retract., cap. IX, n. 6.— 2 Lib. II De pecc. mer. et remiss. pecc. cap. CXVIII.

 

221

 

mérites (1) ; par où il marque toujours et contre les pélagiens et contre les semi-pélagiens la notion de la grâce, par laquelle les uns et les autres sont également confondus. Il dit donc de cette grâce dans ses Rétractations que s'il n'en a pas parlé davantage dans ses livres du libre arbitre, c'est qu'il n'en était pas question alors (2) ; et néanmoins il ajoute, non-seulement « qu'il ne l'y a pas entièrement oubliée, » non omnino reticuimus; mais encore « qu'il l'a défendue comme il eût pu faire contre Pélage (3). »

Il dit dans les mêmes livres des Rétractations, que c'est en vain que les pélagiens lui voulaient faire accroire qu'il était pour eux (4), et pour montrer combien il est ferme dans ce jugement qu'il porte sur ses livres du libre arbitre, il dit encore dans le livre de la Nature et de la Grâce, que dans ces livres du libre arbitre, « il n'a point anéanti la grâce de Dieu, » non evacuavi gratiam Dei (5) : ce qu'on fait toujours selon lui, lorsqu'on n'en reconnaît pas la prévention, et qu'on croit qu'elle est donnée selon les propres mérites, ou des œuvres, ou de la foi même.

 

CHAPITRE XIII.

 

Réflexions sur ce premier état de saint Augustin : passage au second, qui fut celui où il commença à examiner, mais encore imparfaitement, la question de la grâce : erreur de saint Augustin dans cet état, et en quoi elle consistait.

 

Cette discussion est plus importante qu'on ne le pourrait penser d'abord, puisqu'elle sert non-seulement à éclaircir un fait particulier sur les progrès de saint Augustin , mais encore à condamner la fausse critique de Grotins et de M. Simon, qui en tirent un argument contre l'Eglise, en insinuant que les sentiments dont ce Père s'est corrigé comme d'une erreur, sont ceux que l'on prend naturellement dans l'Eglise même comme les plus anciens et les plus droits. On voit au contraire par l'exemple de saint Augustin que les premiers sentiments qu'on prend dans l'Eglise, et qu'on exprime principalement par la prière, sont ceux de la prévention de la grâce qui nous convertit.

 

1 Vid. lib. De dono persev., cap. VI, XII; et toto lib. Retract., I, cap. IX, n.  3, 4.— 2 Ibid., n. 2. — 3 Ibid., n. 6. — 4 Ibid., n. 3, 4. — 5 Cap. LXVII.

 

225

 

Tel a été le langage de saint Augustin, lorsque plein de l'esprit de grâce qu'il avait reçu dans sa conversion et dans le baptême, et des premières impressions de la foi, ce n'était pas tant lui qui parlait, que pour ainsi dire la foi de l'Eglise et l'esprit de la tradition qui parlait en lui, conformément à cette parole : Credidi propter quod locutus sum : « J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé, » comme l'interprète saint Paul (1); j'ai parlé selon l'esprit de la foi, qui est le même dans toute l'Eglise : j'ai parlé naturellement comme je croyais. C'était donc là le premier état qui précède toutes les recherches, et qui est celui du simple fidèle plutôt que celui du docteur ; ou si l'on veut dire que saint Augustin parlait de la grâce en grand docteur, comme en effet ce qu'on vient d'entendre lui méritait dès lors un des premiers rangs dans cet ordre, il faut dire que ce docteur voyait plutôt le fond du mystère qu'il n'entrait dans le détail des difficultés; en sorte que ses connaissances, quoique pures, n'étaient pourtant pas encore assez, affermies pour soutenir le choc des objections.

De cet état il alla au second, où il commença, mais encore imparfaitement, à examiner la matière; ce qu'il fit à l'occasion de ses premières expositions sur l'Epître aux Romains et aux Galates. Ce fut alors qu'il tomba premièrement dans l'embarras et ensuite, comme il arrive naturellement, dans l'erreur. Car n'ayant pu démêler d'abord ce qu'il fallait croire du profond mystère de la prédestination, dont la source est une bonté toute gratuite, comme l'enseigne constamment la foi catholique, il tomba, mais comme en passant, dans cette erreur, « que la foi par laquelle nous impétrons les autres dons, n'était pas elle-même un don de Dieu, mais nous venait comme de nous-mêmes (2) ; » et cela, dit-il, « c'était avouer que la grâce était donnée selon les mérites (3), » puisque le reste des dons de Dieu était accordé au mérite de la foi que nous avions de nous-mêmes; « ce qui était manifestement nier la grâce, » parce qu'elle n'est plus grâce si elle n'est pas donnée gratuitement (4) comme le même saint Augustin ne cesse de le répéter.

 

1 II Cor., IV, 13. — 2 I Retract., cap. XXIII, n. 2; De praed. SS., cap. III.— 3 Ibid., cap. II. — 4 De dono persev., cap. XX.

 

226

 

CHAPITRE XIV.

 

Saint Augustin ne tomba dans cette erreur que dans le temps où il commença à étudier cette question, sans l'avoir encore bien approfondie.

On voit donc en quoi consistait l'erreur que ce Père a rétractée, et il en marque la source par ces paroles (1) : « Je n'avais point, dit-il, assez considéré ni encore trouvé, nondum diligentiùs quœsiveram nec adhac inveneram, quelle est cette élection de la grâce dont saint Paul a dit : « Les restes seront sauvés par l'élection de la grâce ; » ni quelle est cette miséricorde que nous obtenons avec le même Apôtre , non parce que nous sommes fidèles , mais afin que nous le soyons ; ni quelle est cette vocation selon le décret de Dieu, secundùm propositum, que le même Apôtre nous enseigne : Sentiment, poursuit ce saint docteur, où je vois encore nos frères (ce sont les semi-pélagiens), parce qu'en lisant mes livres, ils n'ont pas pris soin de profiter avec moi (2). »

Nous apprenons de saint Prosper que ses adversaires, c'est-à-dire les Marseillais et les semi-pélagiens., prirent avantage de ce changement (3), et encore aujourd'hui de mauvais critiques en tirent un argument contre sa doctrine. Mais les papes et toute l'Eglise a été édifiée de cette humilité de saint Augustin, qui sans chercher de détours, ni penser à s'excuser lui-même, ce qu'il aurait bien pu faire s'il s'était abandonné à cet esprit qui explique et excuse tout, a confessé si franchement son erreur; et, ce qu'il ne faut pas oublier, l'a confessée comme une erreur et un sentiment condamnable : Damnabilem sententiam; et encore : « J'étais, dit-il, dans cette erreur; » et enfin : « J'errais comme eux (4). »

 

CHAPITRE XV.

 

Saint Augustin sort bientôt de son erreur par le peu d'attachement qu'il avait à son propre sens, et par les consultations qui l'obligèrent à rechercher plus exactement la vérité : réponse à Simplicien : progrès naturel de l'esprit de ce Père, et le troisième état de ses connaissances.

 

Un homme si humble ne demeura pas longtemps dans l'erreur;

 

1 Loc. jam cit. — 2 De prœd. SS., cap. IV. — 3 Epist. ad August.— 4 De prœd. SS., cap. II, III.

 

227

 

et s'il errait, comme il n'en faut pas douter, puisqu'il l'avoue, c'était sans attachement à son sentiment, puisqu'il s'en désabusa de lui-même, en lisant persévéramment l'Ecriture sainte et en étudiant la matière. Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est qu'il fut déterminé à s'y appliquer par une obligation qui ne pouvait être ni plus simple, ni plus naturelle. Ce fut, comme on vient de voir, au commencement de son épiscopat dans le livre à saint Simplicien, à l'occasion non des questions que fit naître l'hérésie, mais de celles que lui proposait dans un esprit pacifique ce fidèle serviteur de Dieu, sur quelques versets de l’Epître aux Romains. Alors donc, dans le temps que le ministère de l'épiscopat et les lettres des plus grands évêques qui le consultaient l'obligeaient à épurer sa doctrine, alors, dis-je, dans cette importante conjoncture , il vit le fond de tout ce qu'il a enseigné depuis sur la matière de la grâce ; en sorte que l'hérésie pélagienne s'étant élevée longtemps après, elle le trouva si préparé , qu'il n'eut plus qu'à étendre et à confirmer ce que Dieu lui avait fait voir dans les Epîtres de saint Paul.

Ces changements de saint Augustin paraîtront bien naturels, si l'on considère la nature et les progrès de l'esprit humain. Un philosophe de notre siècle disait que l'existence d'une première cause et d'un premier être frappait d'abord les esprits, en considérant les merveilles de la nature; qu'elle semblait échapper, lorsqu'on entrait un peu plus avant dans ce secret; mais qu'enfin elle revenait pour n'être plus ébranlée, en pénétrant jusqu'au fond. A plus forte raison pouvons-nous dire que les grandes vérités de la religion, telles que sont celles de la grâce qui nous convertit et nous inspire en toutes choses, gagnent d'abord un cœur chrétien; qu'en pénétrant la superficie d'une vérité si profonde, on trouve les doutes parmi lesquels elle semble comme disparaître pour un temps, sans néanmoins que le cœur en soit éloigné; qu'enfin entrant dans le fond, elle revient et plus ferme et plus claire, en sorte que non-seulement elle ne peut plus être ébranlée mais encore qu'on est capable d'y amener ceux qui l'ignorent et de renverser ceux qui la combattent.

 

228

 

CHAPITRE XVI.

 

Trois manières dont saint Augustin se reprend lui-même dans ses Rétractations : qu'il ne commence à trouver de l’erreur dans ses livres précédents que dans le vingt-troisième chapitre du premier livre des Rétractations : qu'il ne s'est trompé que pour n'avoir pas assez approfondi la matière et qu'il disait mieux, lorsqu'il s'en expliquait naturellement, que lorsqu'il la traitait exprès, mais encore faiblement.

 

C'est lui-même qui nous apprend ce progrès de ses connaissances; et il faut soigneusement remarquer qu'il ne dit pas que l'erreur dont il a eu à se corriger avant son épiscopat, fût une erreur répandue dans tous les ouvrages qu'il écrivait avant ce temps : « On trouvera, dit-il, cette erreur dans quelques-uns de mes ouvrages avant mon épiscopat (1), » et non pas en tous, ni en la plupart ; à quoi il faut ajouter que le premier de ses ouvrages, où il marque de l'erreur sur la prévention de la grâce, est celui de l'exposition de quelques propositions de l’Epître aux Romains, qui est aussi le premier où il examine exprès, mais encore faiblement, comme on a vu , les questions de la grâce. Auparavant, où sans aucun examen exprès, il parlait selon la simplicité de la foi, il ne remarque aucune erreur dans ses discours : au contraire il montre partout que ce qu'il disait du libre arbitre ne nuisait point à la grâce, dont il n'était pas question alors. Ainsi tout ce qu'il disait était véritable, encore qu'il ne dît pas tout, mais seulement ce qui faisait aux questions qu'il avait entre les mains; en sorte que sans rien reprendre dans ses sentiments, il ne lui restait qu'à les bien exposer. C'est ce qu'on peut observer dans les vingt-deux premiers chapitres de ses Rétractations ; car loin qu'il s'accuse alors d'avoir erré sur la grâce, nous avons vu clairement qu'il croyait l'avoir enseignée dans ses livres du libre arbitre avec aussi peu d'erreur, que s'il avait eu à s'en expliquer contre Pélage présent.

L'endroit donc où il commence à se tromper et à marquer son erreur, c'est ce livre dont il a parlé au vingt-troisième chapitre du premier livre des Rétractations, qui est celui de l'exposition

 

1 De prœd. SS., cap. III, n. 7.

 

229

 

sur l’Epître aux Romains. Auparavant il est sans tache ; et son ouvrage des Rétractations se réduit à trois points : car ou il explique ce qu'il a dit, en disant plus distinctement ce qu'il n'a-voit dit qu'en général; ou il supplée ce qui manque, en ajoutant ce qu'il a omis, parce qu'il n'était pas de son sujet ; ou il se reprend et se corrige comme ayant été dans l'erreur, ce qui commence seulement à ce vingt-troisième chapitre qu'on vient de marquer, où il rétracte ce qu'il a écrit sur l’Epître aux Romains.

Encore but-il observer de quelle manière il se trompait. Ce n'était point par un jugement fixe et déterminé : mais comme un homme « qui cherchait, et encore imparfaitement, nondum diligentiùs quœsiveram ; qui n'avait point encore trouvé, nec adhuc inveneram; qui traitait la question avec moins de soin, minus diligenter; qui ne croyait pas même encore être obligé à la traitera fond, nec putavi quaerendum esse, nec dixi; qui ne savait pas bien ce qui en était et qui en parlait en doutant, si scirem, si j'eusse su (1). » Ainsi il ne savait pas : s'il disait bien auparavant, ce n'était point par science, comme après un examen exact, mais par foi et sans rechercher. Il disait cependant très-bien, comme il le remarque lui-même : rectissimi dixi (2) : mais non pas encore d'un ton assez ferme, ni d'une manière assez suivie. Il était à peu près dans le même état, lorsqu'il répondit aux quatre-vingt-trois questions (3). Il agitait la matière et approchait de la vérité dans ces deux livres qui se suivirent de près ; et tous les deux ne précédèrent que de peu de temps celui à Simplicien, où la recherche étant plus exacte, il arriva aussi, comme on a vu, à la pleine connaissance de la vérité.

Et il y a cela de remarquable dans tout ce progrès, qu'il disait mieux en parlant de l'abondance du cœur sans examiner la matière qu'il ne faisait en L'examinant, mais encore imparfaitement; ce qu'on ne doit pas trouver étrange, parce qu'ainsi qu'il a été dit, dans ce premier état la foi et la tradition parlaient comme seules , au lieu que dans le second c'était plutôt le propre esprit. C'est un caractère assez naturel à L'esprit humain de dire mieux par cette impression commune de la vérité, que lorsqu'en ne

 

1 Retract., lib. I,cap. XXIII, n. 2,3, 4.— 2 Ibid.— 3 Lib. LXXXIII Quaest. q. LXVIII.

 

230

 

l'examinant qu'à demi, on s'embrouille dans ses pensées. C'est là souvent un grand dénouement pour bien entendre les Pères, principalement Origène, où l'on trouve la tradition toute pure dans certaines choses qui lui sortent naturellement, et qu'il embrouille d'une terrible manière lorsqu'il les veut expliquer avec plus de subtilité ; ce qui arrive assez ordinairement avant que les questions soient bien discutées, et que l'esprit s'y soit donné tout entier.

 

CHAPITRE XVII.

 

Quatrième et dernier état des connaissances de saint Augustin, lorsque non-seulement il fut parfaitement instruit de la doctrine de la grâce, mais capable de la défendre : l'autorité qu'il s'acquit alors. Conclusion contre l'imposture de ceux qui l'accusent de n'avoir changé que dans la chaleur de la dispute.

 

Quoi qu'il en soit, on ne peut plus dire sans une malice affectée que saint Augustin n'ait changé ses premiers sentiments sur la grâce que dans l'ardeur de la dispute, puisqu'on le voit tomber naturellement et à mesure qu'il approfondissait de plus en plus les matières, dans la doctrine qu'il a enseignée jusqu'à la mort : Dieu le conduisant par la main et le menant pas à pas à la parfaite connaissance d'une vérité, dont il voulait l'établir le défenseur et le docteur.

C'est donc là le dernier état de saint Augustin, où déjà pleinement instruit sur cet important article, il en devint le défenseur contre l'hérésie de Pélage. Son autorité croissait tous les jours; et dans ses derniers écrits, il était enfin parvenu jusqu'à pouvoir dire avec une force qui se faisait respecter : « Lisez et relisez ce livre ; et si vous l'entendez, rendez-en grâces à Dieu; si vous ne l'entendez pas, demandez-lui-en l'intelligence et il vous sera donné de l'entendre (1). » C'est ainsi qu'il fallait parler, quand après trente ans d'épiscopat et vingt ans utilement employés à détruire la plus superbe des hérésies, on sentait, comme un second Paul, l'autorité que la vérité donnait à un dispensateur irréprochable de la grâce et de la parole de Jésus-Christ; et c'est ainsi, comme le rapporte saint Prosper dans sa Chronique, « que le saint évêque

 

1 De grat. et lib. arb., cap. XXIV.

 

231

 

Augustin, excellent en toutes choses, mourut en répondant aux pélagiens au milieu des assauts que les Vandales livraient à sa ville, et persévéra glorieusement jusqu'à la fin dans la défense de la grâce chrétienne (1) »

 

CHAPITRE XVIII.

 

Que les changement de saint Augustin, loin d’affaiblir son autorité, l'augmentent ; et qu'elle serait préférable à celle des autres docteurs en cette matière, quand ce ne serait que par l'application qu'il y a donnée.

 

Pour maintenant remettre en deux mots devant les yeux du lecteur ce que nous venons de dire sur le progrès des sentiments de saint Augustin , nous avons démontré deux choses : l'une qui regarde ce Père, l'autre qui regarde directement toute l'Eglise. La première est qu'il n'est pas permis, en répétant les vieux arguments des semi-pélagiens, de prendre avec eux, pour une raison de s'opposer aux sentiments de saint Augustin, les changements qu'il a faits en mieux dans sa doctrine. C'est une erreur qui ne peut tomber que dans des esprits mal faits. Les changements de ce Père n'ont rien qui ne donne lieu de l'estimer davantage, puisque s'il s'est trompé, c'est avant que d'avoir étudié à fond la question : qu'il s'est redressé de lui-même aussitôt après l'avoir bien examinée ; et qu'encore qu'en écrivant ses premiers livres, il n'eût pas encore trouvé la solution de toutes les difficultés, et développé distinctement la vérité dans toutes ses suites, il en avait néanmoins posé les principes ; de sorte qu'en se corrigeant parfaitement au commencement de son épiscopat, il n'a fait que revenir aux premières impressions qu'il avait reçues en entrant dans l'Eglise.

Voilà ce qui regardait saint Augustin ; et encore que l'Eglise y ait l'intérêt que tout le monde peut recueillir des faits qui ont été avancés, voici une seconde chose que nous avons établie, qui regarde directement son autorité : que ce n'est pas l'esprit de vérité, mais du contradiction et d'erreur, qui a fait dire à notre critique et à ses semblables que les sentiments rétractés par saint

 

1 Prosp., Chron.

 

 

232

 

Augustin étaient les plus naturels comme les plus anciens; car le contraire paraît maintenant par le progrès qu'on vient de voir de sa doctrine. Aussi fout-il remarquer, et c'est la dernière réflexion que nous avons à faire sur cette matière, que dans le temps où ce Père avoue qu'il se trompait, il ne dit pas qu'il fût tombé dans cette erreur en suivant les anciens docteurs. Il faut laisser un sentiment si pervers et si faux à Grotius et à ses disciples. Pour saint Augustin, il dit bien, ce qui est très-vrai, que les anciens n'ont pas eu d'occasion de traiter à fond cette matière et ne s'en sont expliqués que brièvement et en passant dans quelques-uns de leurs ouvrages, transeunter et breviter, comme il a déjà été remarqué ; mais loin de dire par là qu'ils se fussent trompés ou qu'ils eussent d'autres sentiments que ceux qu'on a suivis depuis, il dit formellement le contraire; et non content de le dire, il le prouve par des passages exprès de saint Cyprien, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Ambroise et des autres, ajoutant qu'il en pourrait alléguer un bien plus grand nombre, si la chose n'était constante d'ailleurs par les prières de l'Eglise. Et il est vrai que cet esprit de prières, qui est dans l'Eglise, emporte une si précise et si haute reconnaissance de la prévention de la grâce qui nous convertit, que c'est principalement sur ce fondement que l'Eglise en a fait un dogme de foi contre les semi-pélagiens, de sorte que revenir aux sentiments rétractés par saint Augustin, c'est non-seulement envier à ce saint docteur la grâce que Dieu lui a faite de profiter tous les jours de la lecture des saints Livres, mais encore s'attaquer directement à l'autorité de l'Eglise catholique.

De tout cela il résulte que quand la doctrine de saint Augustin n'aurait pas reçu du Saint-Siège et de toute l'Eglise catholique les approbations qu'on a vues, et qu'il n'en aurait eu d'autres que celle d'avoir été regardé durant vingt ans comme le tenant de l'Eglise, sans avoir été repris que de ceux qu'on a réprimés par tant de censures réitérées, il n'en faudrait pas davantage pour le préférer aux autres docteurs en cette matière ; et c'est aussi ce qu'ont fait tous les orthodoxes anciens et modernes, et entre autres les scholastiques, à l'exemple de saint Thomas qui en est le chef.

 

233

 

CHAPITRE XIX.

 

Quelques auteurs catholiques commencent à se relâcher sur l'autorité de saint Augustin à l'occasion de l'abus que Luther et les luthériens font de la doctrine de ce saint : Baronius les reprend et montre qu'en s'écartant de saint Augustin, on se met en péril d'erreur.

 

Il est vrai qu'à l'occasion de Luther et de Calvin, qui abusaient du nom de saint Augustin comme de celui de saint Paul, quelques catholiques se sont relâchés sur ce Père; mais outre que le concile de Trente a tenu une conduite opposée, ceux qui faiblement et ignoramment ont abandonné saint Augustin en ont été, pour ainsi dire, punis sur-le-champ par les périls où ils se sont trouvés engagés, comme on le peut voir dans ce grave avertissement du cardinal Baronius : « Puisque toute l'Eglise catholique s'est opposée à la doctrine de Fauste, évoque de Riez (il en avait dit autant de tous les autres semi-pélagiens), que les modernes, qui en écrivant contre les hérétiques de notre temps, croient les mieux réfuter en s'éloignant du sentiment de saint Augustin sur la prédestination, considèrent dans quel péril ils se mettent, puisque les armes ne nous manquent pas d'ailleurs pour abattre ces novateurs (1). »

Ces périls sont ceux de tomber dans l'hérésie semi-pélagienne, comme il est arrivé presque à tous ceux qui se sont volontairement écartés des sentiments de saint Augustin. Nous en trouverons dans la suite de grands exemples; et je ne crois pas m'être trompé en regardant leur erreur comme une juste punition de leur témérité, qui leur a fait présumer qu'ils défendraient mieux l'Eglise qu'un si grand docteur.

Et tant s'en faut que l'erreur où saint Augustin avoue qu'il a été durant quelque temps, ait affaibli dans l'esprit de ce docte cardinal la révérence pour sa doctrine, qu'au contraire elle a servi selon lui à donner plus d'autorité à ce saint, puisque c'est de l'humble aveu qu'il en a fait dans les livres de la Prédestination et de la Persévérance, que le même Baronius prend occasion de

 

1 Tom. VI, ann. 490, p. 149. — 2 Tom. V, ann. 120, p. 497.

 

234

 

les regarder « quand il n'y en aurait point d'autres preuves, comme des livres écrits par l'inspiration du Saint-Esprit, qui se repose sur les humbles (1). » Il faudrait ici transcrire toutes ses Annales, pour rapporter les éloges qu'il a donnés à la doctrine de saint Augustin sur la grâce; et il suffît de dire en un mot, qu'à son sens, autant qu'il a surpassé les autres docteurs dans ses autres traités, autant s'est-il surpassé lui-même dans ceux qu'il a composés contre les pélagiens. Voilà comment l'annaliste de l'Eglise a traité le novateur de M. Simon.

 

CHAPITRE XX.

 

Suite des témoignages des catholiques en faveur de l'autorité de saint Augustin sur la matière de ta grâce depuis Luther et Calvin : saint Charles, les cardinaux Bellarmin, Tolet et du Perron, les savants jésuites Henriquez, Sanchez, Vasquez.

 

Nous avons vu le témoignage du cardinal saint Charles Borromée : le cardinal Bellarmin s'est étudié à prouver par les décrets du Saint-Siège qu'on a rapportés, « que la doctrine de saint Augustin sur la prédestination, » particulièrement dans ses derniers livres, qui est l'endroit où l'on veut trouver de l'innovation, « n'est pas la doctrine particulière de ce saint, mais la foi de l'Eglise catholique (2). » Le cardinal Tolet, en remarquant quelque différence entre les Grecs et saint Augustin, dans les expressions, comme on verra, ou en tout cas dans des minuties, leur préfère saint Augustin comme le docteur particulier de la grâce (3) : le cardinal du Perron, la lumière non-seulement de l'Eglise de France, mais encore de toute l'Eglise sur les controverses, oppose aux excès des calvinistes, sur la prédestination, l'autorité de saint Augustin, « qu'il nomme le plus grand docteur au point de la prédestination, qui ait été depuis les apôtres, voire la voix et l'organe de l'ancienne Eglise pour ce regard (4). »

Ce docte cardinal eût donc été bien éloigné de la faiblesse de ceux qui n'ont pas su soutenir contre les hérétiques le plus grand docteur de l'Eglise. Je dois ce témoignage à une savante Compagnie

 

1 Tom. V, ann. 426, p. 497. — 2 Lib. II De grat. et lib. arb., cap. XI. — 3 In Joan., et ad Rom., passim. — 4 Rép. au roi de la Grande-Bretagne, cap. XII, p. 58.

 

235

 

d'avoir été très-opposée à leur sentiment. On l'a ouïe dans les cardinaux Tolet et Bellarmin, deux lumières de cet ordre et de l'Eglise catholique. Mais les autres n'ont pas été moins respectueux. Henriquez : « Les conciles et les papes révèrent l'autorité de saint Augustin; et dans la matière de la prédestination et de la grâce, le seul Augustin vaut mille témoins (1) ; » Suarez : « Ce que saint Augustin établit comme certain et appartenant aux dogmes de foi, doit être tenu et défendu de tout prudent et habile théologien, encore qu'il ne soit pas certain qu'il a été défini par l'Eglise, parce que l'Eglise ayant tant déféré à saint Augustin sur cette matière, qu'elle a suivi sa doctrine en condamnant les erreurs opposées à la grâce, ce serait une grande témérité à un docteur particulier d'oser contredire saint Augustin, lorsqu'il enseigne quelque chose sur la grâce de Dieu comme orthodoxe, à cause aussi principalement que ce Père a travaillé si longtemps, avec tant de sagesse, tant d'esprit, tant de soin et de persévérance, et ce qui est plus, avec tant de dons de Dieu à défendre et à expliquer la grâce (2). » Il ne faut point de commentaire, à ces paroles, et il n'y a qu'à les retenir pour en faire l'application quand il faudra; mais ceci n'est pas moins exprès : « Rien n'a tant fait admirer et révérer saint Augustin que la doctrine de la grâce; et s'il avait erré en l'expliquant, son autorité serait fort affaiblie, et ce serait sans raison que l'Eglise aurait suivi son jugement avec tant de confiance pour expliquer cette doctrine, ce qui serait impie à penser. » Ainsi l'honneur de l'Eglise est engagé manifestement avec celui de saint Augustin, et ce serait une impiété de les séparer. Enfin ce théologien, non content de s'être expliqué sur les ouvrages de saint Augustin en général dans la matière de la grâce, vient en particulier à ceux d'où l'on veut tirer principalement ses prétendues innovations : « Les deux derniers livres de saint Augustin, de la Prédestination et de la Persévérance, qu'il a écrits dans sa dernière vieillesse, sont comme le testament de ce Père et ont je ne sais quelle autorité plus grande, tant à cause qu'ils ont été travaillés après une extrême application et une longue méditation de cette matière, qu'à cause aussi que l'erreur de ceux.

 

1 De ult. fin. hom., cap. II. — 2 Proleg. lib. VI, cap. VI, n. 17.

 

236

 

contre qui il écrivait étant plus subtile, ils ont été composés avec plus de pénétration (1) » On avouera qu'il n'y avait rien à dire sur ce sujet, ni de plus exprès, ni qui fût fondé sur des raisons plus convaincantes. Vasquez : « Il vaut mieux suivre les sentiments de saint Augustin que ceux des autres, dans la matière de la grâce et de la prédestination : il éclate parmi les Pères comme le soleil sur les autres astres; « d'où il conclut, » qu'encore que l'autorité des autres Pères doive être de grand poids dans toutes les matières, dans celle-ci, « qui est celle de la prédestination, » le seul Augustin, dit-il, me tiendra lieu de plusieurs docteurs, à cause principalement que du commun consentement de tous ceux qui en jugent bien, il excelle de beaucoup au-dessus des autres (2). »

La préférence qu'il donne à saint Augustin sur les autres Pères, il la donne aux derniers livres du même Père, c'est-à-dire à ceux qu'il a écrits contre les semi-pélagiens, sur tous ses autres ouvrages (3); et cette vérité expressément reconnue par tant de théologiens, doit passer dorénavant pour très-constante.

 

CHAPITRE XXI.

 

Témoignages des savons jésuites qui ont écrit de nos jours, le P. Petau, le P. Garnier, le P. Deschamps. Argument de Vasquez pour démontrer que les décisions des papes Pie V et Grégoire XIII ne peuvent pas être contraires à saint Augustin. Conclusion, que si ce Père a erré dans la matière de la grâce, l'Eglise ne peut être exempte d'erreur.

 

De nos jours, le P. Petau établit trois vérités : la première, que « lorsqu'il s'agit de la grâce ou de la prédestination, on a coutume d'avoir moins d'égard pour les anciens Pères qui ont écrit devant la naissance de l'hérésie de Pélage, que pour ceux qui les ont suivis (4) : » la seconde, « qu'on a beaucoup plus d'égard aux Latins qu'aux Grecs, même à ceux qui ont écrit après cette hérésie, parce que l'Eglise latine en a été plus exercée que l'Eglise orientale, encore qu'elle ait donné occasion à cette dispute; en sorte que la plupart des Grecs ont ou profondément ignoré ou

 

1 Proleg., VI, cap. VI, n. 19. — 2 In I p., disp. 89, cap. I, IV. — 3 Ibid. disp. 88, cap. VI. — 4 I tom., lib. IV, cap. VI, n. 1.

 

237

 

pénétré moins exactement le fond des dogmes des pélagiens. » La troisième vérité, c'est « que de tous les Latins, dont nous avons dit que l'autorité était la plus grande dans cette dispute, le premier du commun consentement dos théologiens est saint Augustin, dont les Pères qui ont suivi, les papes et les conciles ont déclaré que la doctrine était avouée et catholique, ratam et catholicam ; en sorte qu'ils ont estimé que c'était un suffisant témoignage de la vérité d'un dogme, qu'il se trouvât constamment établi et autorisé par saint Augustin. » Nous aurons à considérer dans la suite les conséquences de ces vérités; il suffit à présent de voir que, bien loin de nous renvoyer de saint Augustin aux anciens et aux Grecs, le P. Petau prend un chemin contraire du commun consentement des théologiens; et il n'y a rien de mieux ordonné que ces degrés où il passe des Grecs aux Latins, et des Latins à saint Augustin, pour arriver au comble de l'intelligence.

Depuis peu le P. Garnier, célèbre parmi les sa vans pour avoir enseigné la théologie jusqu'à la mort avec l'application que tout le monde sait, et qui a laissé dans sa Compagnie tant de disciples après lui, a reconnu, comme on a vu, saint Augustin et surtout dans ses derniers livres de la Prédestination et de la Persévérance, « comme le guide qui lui est donné par le Saint-Siège, » et comme la source d'où il faut tirer la droite doctrine (1); et Dieu conserve encore à présent dans le même ordre, un écrivain aussi renommé dans sa Compagnie qu'estimé au dehors, qui conclut ainsi ce qu'il a dit sur l'autorité de saint Augustin : « J'augmenterai plutôt que de diminuer les éloges de ce Père, que je regarde comme le plus grand de tous les esprits, comme celui où l'on trouve le dernier degré de l'intelligence dont l'humanité est capable, un miracle de doctrine, celui dont la doctrine nous montre les bornes dans lesquelles se doit renfermer la théologie, l'apôtre de la grâce, le prédicateur de la prédestination, la bibliothèque et l'arsenal de L'Eglise, la langue de la vérité, le foudre des hérésies, le siège de la sagesse, l'oracle des treize derniers siècles, l'abrégé des anciens docteurs et la pépinière où ceux qui ont suivi se sont formés. Il développe les mystères de la prédestination et de la grâce, comme

 

1 Ci-dessus, liv. V, chap. VIII; Garnier, dissert. VII, chap. II.

 

238

 

s'il les avait vus dans l'intelligence et dans la pensée de Dieu même (1). » Que voudraient dire ces grandes et magnifiques paroles s'il se trouvait que saint Augustin fût un novateur dans les dogmes qu'il se serait le plus attaché à prouver ?

Il est vrai que ce savant homme apporte deux exceptions à son discours : l'une, s'il se trouvait que saint Augustin eut enseigné des choses contraires aux décisions des conciles ou des papes; l'autre, « si tous les Pères ou la partie considérablement la plus grande de ces saints docteurs lui étaient contraires. » Je reçois la condition et j'ajoute seulement avec Suarez, qui l'a donnée le premier, « que cela se trouvera rarement ou point du tout (2). » Il se trouvera si rarement, que ni Suarez, ni le savant P. Deschamps qui l'a imité, n'en ont marqué aucun exemple; en sorte que de bonne foi il faut réduire ce rarement à point du tout, et reconnaître que ces restrictions ( il faut suivre saint Augustin, si l'Eglise ou le commun des Pères ne lui sont pas contraires) sont apposées, non pour montrer que le cas soit arrivé, mais pour expliquer seulement en ce cas quelle autorité serait préférable.

J'ajouterai encore avec Vasquez que personne ne doit penser que les papes, et notamment Pie V et Grégoire XIII dans leur bulle contre Baïus « aient condamné le sentiment de saint Augustin, qui a reçu en cette matière (de la grâce) une si merveilleuse recommandation et approbation par le pape Célestin I et qui a été célébré avec tant d'éloges dans tous les siècles suivants; en sorte, conclut-il, qu'il nous faut tâcher d'expliquer la censure de ces papes sainement et d'une manière qui se puisse concilier avec la doctrine de ce Père (3). » J'ajouterai en dernier lieu, comme un corollaire de tout ce qu'on vient de voir, que si l'on prétendait avec M. Simon que suint Augustin fût contraire à la tradition des saints docteurs, ou aux décrets de l'Eglise dans quelque dogme touchant la grâce qu'il aurait entrepris d'établir comme de foi dans tous ses ouvrages, principalement dans les derniers qui sont les plus approuvés, tous les éloges que lui ont donné les siècles suivants et tous les décrets des papes en sa faveur ne seraient

 

1 Stephan. Deschamps, De hœr. Jans., lib. III, disp. I, cap. VI, n. 15.— 2 De grat., proleg. VI, n. 17. — 3 In I, II, D. Thom., disp. 190, cap. XVIII.

 

239

 

qu'une illusion : saint Augustin ne serait pas un guide donné par l'Eglise, si on s'égarait en le suivant : il ne serait pas la bouche de l'Eglise, s'il avait soufflé le froid et le chaud, le vrai et le faux, le bien et le mal : le pape saint Célestin ne devait point avoir si sévèrement réprimé ceux qui disaient que ce Père était l'auteur d'une nouvelle doctrine, si en effet il l'était, ni ceux qui le reprenaient d'avoir excédé, si en effet il excédait jusque dans des matières capitales : il ne fallait pas, comme a fait le pape Hormisdas, pour trouver le sacré dépôt de la tradition et de la saine doctrine sur la grâce et le libre arbitre, renvoyer aux livres de ce Père avec un choix si précis de ceux qu'il fallait principalement consulter, si de ces deux matières dont il s'agissait, il avait outré l'une et affaibli l'autre : il y eût fallu au contraire distinguer le bon d'avec le mauvais, le douteux ou le suspect d'avec le certain, et non pas y renvoyer indéfiniment ; autrement on égarait les savants, on tendait un piège aux simples et, comme dit Suarez, l'Eglise, ce qu'à Dieu ne plaise ! les induisait en erreur.

 

 

 

Précédente Accueil Suivante