VOLUME II
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VOLUME I
VOLUME II

 

LES PÈRES DU DÉSERT II

LES MORALISTES CHRÉTIENS (TEXTES ET COMMENTAIRES)

 

PAR JEAN BREMOND

INTRODUCTION PAR HENRI BREMOND

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS

LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE

J. GABALDA, Éditeur

RUE BONAPARTE, 90

1927

LES PÈRES DU DÉSERT II

CHAPITRE VI. DISCRÉTION

I. — Domaine et rôle de la discrétion.

La Conférence autour du grand saint Antoine : Quelle est la vertu la plus nécessaire ?

Exemples d'illusionnés.

Garder le juste milieu.

Caractères de la discrétion :

Dispositions nécessaires pour acquérir la discrétion.

Don intérieur de discernement; lumières du ciel directement données à l'âme.

II — Contrôle des austérités.

« Toute créature de Dieu est bonne. »

Égards de l'âme envers le corps.

Éviter la singularité

Divertissement.

III. — La direction des Supérieurs.

La Règle Pacômienne.

Semonce au cuisinier.

Silvain le comédien.

Le premier besoin du monastère. Un bon supérieur.

Ne pas charger les inférieurs de travaux excessifs.

La correction des fautes.

IV. — La joie, fille de la discrétion.

Surprise de ceux qui revoient Antoine après ses vingt ans de réclusion.

Paroles d'Apollon. Les pèlerins découvrent que l'ascèse a fait du désert le séjour du bonheur.

La douleur des péchés commis et la joie de se sentir pardonné.

Une règle du discernement des esprits : les bons anges apportent la joie.

Les différences de tempérament.

La vue du mal ne doit pas troubler.

La tristesse et l'acédie.

Causes et effets de la tristesse.

Des effets de l'acédie. Description par Cassien.

Description par Évagre.

Description par Saint Nil.

Description par Climaque.

CHAPITRE VII. CHARITÉ

I. — Pourquoi nous aimons le prochain

L'abbé Nestéros expose le commandement nouveau.

Où sont les vrais trésors. Macaire et la vierge avare.

Dieu vu dans le prochain.

II. — La pratique,

Bonté condescendante. Paphnuce et les brigands,

La famine à Édesse.

Apollon l'infirmier.

Histoire d'Euloge.

Ne pas se faire payer ici-bas.

Charité universelle.

III. — Fioretti.

Tout pour les malades !

Dévouement des cuisiniers.

Les raretés et les primeurs. Macaire et la grappe de raisin.

Victoire héroïque sur la délicatesse.

Danger de l'égoïsme.

L'art de panser les plaies intimes.

Bienfait dissimulé.

La sympathie avec toute créature.

L'hospitalité.

La reine des vertus.

IV. — Blessures entre frères.

La malice des inimitiés.

Aveuglés par la haine.

La rancune.

Contre les mauvais jugements

L'indulgence.

V. — Les Saintes Amitiés.

L'amitié est une vertu.

Ce qui prouve et entretient l'amitié. Les degrés de l'amitié.

Cassien et Germain.

Postumien visitant les moines d'Égypte, est pris d'un vif désir de recevoir son ami Sulpice, qu'il a laissé en Gaule.

Exemple d'association amicale à l'épreuve de tous les accidents.

Ceux dont l'amitié garde la tombe.

Les appels de l'au-delà à ceux qui ont survécu.

VI. — Le monde au désert.

L'hospitalité de Nitrie d'après Ruffin et Pallade. L'accueil fait aux âmes des visiteurs; initiation à l'ascétisme.

Deux genres de vie.

Pratique du zèle apostolique. Pacôme.

Sérapion le Sindonite.

La défense des opprimés. Macédonien et Théodose.

Ascendant des thaumaturges. Guérison des âmes.

Sermon sur la toilette.

Le Stylite.

Attitude envers les païens.

La sainteté dans le monde.

Une ville monastique.

CHAPITRE VIII. CONTEMPLATION

I. — L'éloge de la prière.

Dignité de la prière.

Marthe et Marie.

La continuité et la perfection de la prière, but unique du religieux.

II. — Le corps en prière.

La liturgie du désert.

Attitude extérieure et dispositions intimes.

Le silence.

Contre la précipitation.

Dormir à propos.

Le nombre des oraisons.

La vision de Macaire.

III. — L'art de prier.

Apprenez-nous à prier!

L’initiation opportune

La récitation de l'office et l'oraison.

Qui travaille prie.

Prière vécue.

Conditions du recueillement.

Souvenirs importuns.

Difficultés d'être maître de nos pensées.

Oraison et détachement, influence réciproque.

IV. — L'Inspiration.

L'ambition de Macaire.

Science surnaturelle.

La prière toute pure.

Tous enseignés par Dieu. (S. Jean, VI, 45.)

Diversité des Touches divines.

Dieu se cache.

Pourquoi la désolation ?

Les illusions.

V. — Les sujets de méditation.

Tous sont appelés.

Où va leur pensée.

Vérités toujours nouvelles.

Les chrétiens s'approprient les sentiments exprimés dans le Pater.

Les biens de ce monde.

VI. — Les sommets.

Désirs de monter.

L'esprit qui souffle au désert.

Arsène.

Isidore.

Mystiques inconnus.

Le mystique doit-il livrer son secret?

Confidences.

Les expériences de Climaque.

L'âme dégagée des liens du corps.

La contemplation et l'amour pur.

L'amour mercenaire.

L'âme transformée par la charité parfaite.

 

CHAPITRE VI. DISCRÉTION

I. — Domaine et rôle de la discrétion.

 

Avec l'étude de la discrétion, nous saisissons encore mieux le caractère de la spiritualité des Pères du désert. S'il fallait choisir entre les différents sommets d'où l'on peut avoir une vue panoramique de leur vie morale, c'est ici que nous conduirions ces esprits, qui de nos jours s'arrêtent, comme à un jugement d'ensemble, à l'impression produite par les gestes singuliers de quelques ascètes.

Le sens du mot discrétion est révélateur. Il est restreint aujourd'hui à exprimer le retenue, la réserve, la fidélité à garder un secret, tandis que pour les Pères c'est à toutes les formes de l'action que la discrétion s'étend. C'est une vertu inspirant et contrôlant les autres. Elle tient compte d'une certaine défiance légitime à l'égard des applications d'un principe de vie parfaite. Cassien nous parle de ceux qui s'obstinant dans l'interprétation littérale du conseil du Maître portaient continuellement des croix de bois. L'application fait sourire. Mais d'autres erreurs ont eu de lamentables conséquences.

La direction donnée à la conduite morale par l'Église a été souvent accusée de ne pas respecter la pureté des principes du Christ et de pactiser avec le monde. Ce que des jansénistes ou des protestants dénoncent

 

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comme faiblesses, illégitimes concessions et compromis, nous l'appelons modération, sens de la mesure, largeur de vue ; et ces notes de l'autorité hiérarchique nous les retrouvons dans les conseils donnés par le directeur et dans la manière de se conduire soi-même, comme les marques de la discrétion.

Le grand patriarche de la vie monastique déclare que la discrétion est la vertu la plus généralement nécessaire contre les attaques artificieuses du démon. Cassien donne un exemple de ces tromperies oû le malin prétendait se faire prendre pour un esprit angélique. Des tentations de ce genre sont fréquemment rapportées. Mais ce n'est pas seulement les apparitions sensibles qui sont dangereuses, nous voyons des solitaires aux prises avec les difficultés qu'ils ont eux-mêmes provoquées.

Comment peut-on passer d'un principe à une extrémité nuisible? En oubliant qu'il y a d'autres principes qui doivent entrer en action eux aussi. Le danger d'épuiser vainement ses forces, de s'halluciner, de s'égarer est encore plus grand lorsqu'on poursuit aveuglément la pratique d'un conseil négatif. En fuyant un vice on tombe dans un autre.

« Il faut savoir se servir des armes de justice et à droite et à gauche et contre la gourmandise et contre l'orgueil. »

Faire garder le juste milieu, est-ce donc le trait distinctif de la discrétion ? Climaque donne une définition ou une description plus satisfaisante. Être discret c'est reconnaître quelle est la vertu que l'on doit pratiquer à tel moment; c'est savoir appliquer la loi générale aux cas particuliers; c'est le sens de la pratique, de ,l'opportunité, c'est une grâce qui éclaire le moment présent de lumière éternelle.

Nous parlons de grâce et de vertu. En effet l'indiscret ne mériterait pas de blâme s'il manquait seulement de bon sens et de jugement. Dans les fins malheureuses d'illusionnés on nous montre le châtiment de la présomption, de l'obstination, de la désobéissance.

Si nous étudions plus avant les dispositions intimes,

 

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éléments de la discrétion, nous reconnaissons deux tendances qu'on imagine devoir toujours se combattre : le besoin senti d'une direction et la foi en sa propre autonomie.

Le vrai spirituel évite de se singulariser, il a le respect de la tradition. Cette tradition il la reçoit des supérieurs, des maîtres autorisés. Il ne va pas par un recours à l'esprit primitif recouvrer son indépendance.

Mais est-ce à dire que la discrétion est uniquement extérieure et formelle? Ce serait méconnaître le principe divin qui est en nous. Les jugements, les décisions sont inspirés de Dieu, la grâce y est nécessaire comme dans la réalisation des projets. Cette impulsion d'en haut s'exerce sur toute démarche salutaire. La différence entre le chrétien insouciant et une âme dégagée de passions est que l'âme dégagée de l'un laissé pleine liberté au souffle divin, tandis que l'autre est retenue par ses attaches aux objets en qui il met sa fin. On n'a pas affirmé mieux que Climaque l'existence de cette lumière intérieure, sa relation avec la pureté de l'âme et l'assurance qu'elle donne à ceux qui ne l'obscurcissent pas par les fumées des passions. De là chez les saints, cette promptitude de décision, cette force d'exécution, même dans la conduite extérieure. « C'est une marque qu'un esprit n'est pas éclairé de la lumière divine et qu'il est rempli de vanité, lorsque demeurant irrésolu dans ses jugements, il est longtemps sans se déterminer à prendre quelque parti. »

 

La Conférence autour du grand saint Antoine : Quelle est la vertu la plus nécessaire ?

 

Il me souvient, raconte l'abbé Moïse, qu'autrefois, lorsque j'étais encore enfant, et que je demeurais en cet endroit de la Thébaïde où était le bienheureux Antoine, quelque-uns

 

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des plus anciens d'entre les solitaires le vinrent trouver, pour s'instruire du moyen d'avancer dans la perfection; et que leur conférence ayant duré depuis le soir jusqu'au jour suivant, la plus grande partie de la nuit se passa sur le sujet dont nous entreprenons de parler. Car on s'arrêta fort longtemps à rechercher quelle était la vertu ou l'observance, qui pût rendre en tout temps un solitaire insurprenable à tous les artifices du démon, ou qui pût le conduire à la plus haute perfection par un chemin droit et assuré. Chacun dit là-dessus son avis selon sa disposition et sa lumière.

Les uns disaient que c'était le jeûne et la veille, parce que l'esprit en devenant plus libre et plus dégagé, et acquérant une plus grande pureté de l'âme et du corps, il devenait capable de s'unir à Dieu avec plus de facilité. Les autres que c'était le mépris de toutes les choses de ce monde ; parce que si l'âme pouvait une fois y renoncer entièrement, elle n'aurait plus de lien qui la pût retenir, et qui l'empêchât de voler librement à Dieu.

Et comme chacun marquait de la sorte des vertus différentes par lesquelles on pouvait s'approcher davantage de Dieu, et que la plus grande partie de la nuit se fût passée dans cette recherche, le bienheureux Antoine prenant la parole leur dit ; « Il est certain que

 

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toutes les vertus que vous venez de marquer, sont très utiles et nécessaires à tous ceux qui ont une heureuse soif de Dieu, et qui soupirent dans le désir d'approcher de lui. Mais la triste expérience que nous avons de la chute de tant de personnes, ne nous permet pas d'établir en toutes ces choses, le moyen principal et le plus infaillible pour posséder Dieu. Car nous avons souvent beaucoup de solitaires rigoureux et exacts à pratiquer le jeûne et les veilles, ardents pour la solitude, si détachés de tout, qu'ils ne se réservaient pas un seul denier, ni de quoi se nourrir un jour, enfin qui embrassaient de tout leur coeur tous les exercices de la charité fraternelle, qui néanmoins sont tombés tout d'un coup dans des illusions si funestes, que loin d'achever leur course comme ils l'avaient commencée, ils ont terminé cette vie qui avait paru si digne de louange, et cette ferveur si extraordinaire par une fin malheureuse et détestable. C'est pourquoi pour connaître clairement quelle est la vertu principale qui peut nous conduire à Dieu, il ne faut que considérer ce qui a donné lieu à la chute de ces personnes. Ayant possédé avec éminence toutes sortes de vertus, le défaut de la seule discrétion a fait que leur piété n'a pas été de durée, et qu'elle n'a pu persévérer jusqu'à la fin. » (Coll., II, 2. P. L., 49, 525.)

 

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Exemples d'illusionnés.

 

Héron ne veut pas interrompre son abstinence, même le jour de Pâques. Il refuse de s'asseoir à la table commune.

Il reçoit une apparition diabolique. Persuadé qu'il ne peut lui arriver mal, il se jette dans un puits.

 

Mais comme je vous ai promis de confirmer aussi par des exemples nouveaux ce jugement que le bienheureux Antoine et les autres Pères ont porté de cette vertu, je vous prie de vous souvenir de ce qui s'est passé depuis peu dans ce désert, et ce que vous y avez vu de vos yeux. Je parle de ce déplorable vieillard Héron, qui depuis peu de jours est tombé par l'illusion du diable du comble de la vertu dans le plus déplorable de tous les malheurs. Il avait été cinquante ans parmi nous dans cette solitude. Il y avait vécu avec une extrême austérité, et il avait un amour pour la retraite qui passait toute l'ardeur de ce qu'il y a ici de solitaires. D'où lui est donc venue cette chute, et comment cette illusion du démon a-t-elle pu trouver une personne qui avait tant enduré de travaux? Quelle a été la cause d'un accident qui a causé tant de larmes et tant de douleur à tous ceux qui demeuraient alors dans ce désert, sinon que, n'étant pas encore assez ferme dans la vertu de la discrétion, il a mieux aimé suivre

 

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son propre esprit et sa propre conduite, que les règles et la conduite de nos anciens? Il avait toujours été si inflexible dans cette rigueur extraordinaire et inimitable de son jeûne, et il avait toujours été tellement attaché au secret de sa solitude, que la vénération qui est due au saint jour de Pâques ne l'en avait jamais pu arracher pour obtenir de lui qu'il vînt prendre son repas avec ses frères. Cette fête si auguste, qui tous les ans rassemblait tous les solitaires dans l'église, ne l'a pu jamais rejoindre aux autres. Et quoique tous les solitaires demeurassent dans l'église et mangeassent ensemble, on ne put jamais néanmoins le retenir avec eux, de peur qu'en goûtant tant soit peu de légume, il ne parut s'être relâché en quelque chose de sa première ferveur. Ce fut cette présomption qui le fit tomber dans cette illusion déplorable. Il reçut avec un profond respect l'ange de Satan comme s'il eût été un ange de lumière. Il obéit à ses ordres avec une. profonde soumission, et se fiant à la parole de cet esprit qu'il croyait son bon ange, et qui l'assurait que le mérite de sa vertu et de ses travaux, le mettait au-dessus de tout danger de se perdre, il se précipita lui-même au milieu de la nuit dans un puits si creux que l'oeil n'en pouvait découvrir le fond. Il voulut faire l'épreuve de cette promesse qui l'assurait que rien ne le pourrait blesser, en se jetant dans ce puits,

 

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croyant qu'il ne pouvait souhaiter de plus grand témoignage du mérite de sa vertu, que de se précipiter ainsi sans perdre la vie. Les frères épouvantés accoururent à ce puits, et l'en ayant à grand'peine retiré à demi-mort, lorsqu'au bout de trois jours il était près de rendre l'esprit il fit paraître une opiniâtreté pire que sa première folie. Car il demeura si obstiné dans son illusion, que sa mort même ne lui put persuader que le démon s'était joué de lui, et l'avait trompé par ses finesses. Le prêtre et le saint abbé Paphnuce témoignèrent leur juste sévérité en cette rencontre, et quelques grands travaux qu'il eût soufferts, quelque longueur d'années qu'il eût passées dans la solitude, et quelque compassion que méritât un accident si déplorable, tout ce qu'on put obtenir d'eux fut de ne le point compter au rang de ceux qui se font mourir eux-mêmes, et de ne le juger pas indigne des prières et des oblations qu'on a de coutume d'offrir pour le soulagement des morts. (Coll.,     5. P. L., 49, 529.)

 

Garder le juste milieu.

 

Un saint homme, l'abbé Paul, est puni de la crainte excessive qu'il eut d'exposer sa vertu.

 

L'abbé Paul demeurait dans le désert qui est proche de la ville de Panéphyse. Ce désert, à ce que nous avons su, est devenu tel autrefois

 

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par l'inondation d'une eau très salée. Car quand le vent de bise est violent, l'eau sort avec impétuosité des étangs voisins, et se répand ensuite dans la campagne avec tant d'abondance que toute la terre en est couverte. Il y avait là autrefois quelques bourgades qui sont pour cette raison devenues sans habitants, et qui ne paraissent plus maintenant que comme des îles au milieu des eaux.

Ce fut donc là que cet abbé Paul s'éleva par le repos et le silence de la solitude à une telle pureté de coeur qu'il ne pouvait plus souffrir de voir non seulement le visage mais l'habit même d'une femme.

Car allant un jour avec l'abbé Archébius, solitaire du même lieu, voir un ancien solitaire dans sa cellule, il rencontra par hasard dans son chemin une femme qui passait. Ce bon abbé Paul fut si surpris de la voir, qu'oubliant cette visite de piété qu'il avait commencée, il s'enfuit à son monastère avec autant de vitesse et de précipitation que s'il avait rencontré un lion ou un dragon effroyable. Son compagnon, l'abbé Archébius, courut après lui et le rappela en criant, et le conjura de vouloir bien continuer leur chemin pour visiter ce vieillard, comme ils l'avaient résolu, mais il ne put jamais le fléchir par ses prières.

Quoiqu'il se conduisit de la sorte par un zèle ardent qu'il avait pour la pureté, néanmoins

 

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parce que ce zèle n'était pas selon la science, et qu'il passait en cela les bornes d'une conduite raisonnable et de la discipline religieuse, il fut frappé d'une paralysie si universelle qu'il se trouva d'un coup entièrement perclus de tous ses membres. Il perdit tellement l'usage et les fonctions, non seulement des pieds et des mains, mais même des oreilles et de la langue, qu'il ne lui resta plus d'un homme que la seule forme extérieure, sans sentiment et sans mouvement. Son infirmité le réduisit en un tel état, que ne se trouvant plus d'homme qui pût suffire à tous ses besoins, on fut obligé d'avoir recours au soin et à la charité des femmes. Ainsi on le porta dans un monastère de saintes vierges qui lui donnaient à boire et à manger sans qu'il put seulement demander par signes, et qui pendant quatre années après lesquelles il mourut, lui rendirent avec un soin toujours égal, tous les secours et toutes les assistances dont il eut besoin dans cette impuissance et cette défaillance générale.

Quoique ce saint homme fût ainsi perclus de tous ses membres, sans sentiment, sans mouvement et sans vie, il sortait de lui une vertu si divine et si extraordinaire, que l'huile qui avait touché à son corps qui paraissait déjà mort étant appliquée aux malades les guérissait sur l'heure de toutes leurs maladies. (Coll., VII, 26. P. L., 49, 704.)

 

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Il faut faire tous nos efforts pour acquérir par l'humilité le bien de la discrétion, qui seule peut nous empêcher de tomber dans les deux extrémités vicieuses. Cette parole ancienne est très véritable. Que les extrémités se réunissent, et qu'il se trouve de la ressemblance dans la dissemblance.

Car les jeûnes excessifs font le même mal que la gourmandise. Les veilles immodérées sont aussi dangereuses que le trop dormir; et l'excès d'une abstinence indiscrète, affaiblissant extraordinairement le corps, le réduit par nécessité dans le même état, où le met une négligence volontaire. Ce qui est si véritable que nous avons souvent vu des personnes qui, n'ayant jamais succombé à la gourmandise, se soiit laissé tellement affaiblir par des jeûnes excessifs, que leur infirmité ensuite et leur faiblesse leur ont été une occasion de retomber sous la tyrannie de la passion qu'ils avaient déjà surmontée. Nous avons vu de même que les veilles extraordinaires et indiscrètes, jusqu'à passer souvent toutes les nuits sans dormir, ont enfin renversé ceux que le sommeil n'avait pu vaincre. C'est pourquoi, selon saint Paul, il faut savoir se servir des armes de justice et à droite et à gauche, et passer entre les deux

 

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extrémités contraires, avec un tempérament si juste et une discrétion si sage, que nous marchions toujours dans le sentier étroit de la continence, évitant d'une part l'indiscrétion, pour ne point passer les bornes qu'on nous prescrit, et de l'autre le relâchement pour ne nous point abandonner aux désirs de la sensualité et de.'; l'intempérance. (Coll., II, 16. P. L., 49, 549.)

Caractères de la discrétion :

 

Appliquer les principes aux circonstances présentes, le sens de l'opportunité.

 

La discrétion est en ceux qui commencent un discernement véritable de l'état de leur âme et de leur progrès dans la vertu. C'est en ceux qui sont plus avancés un sentiment intellectuel qui permet de discerner, sans se tromper, le bien qui est proprement bien (c'est-à-dire le bien surnaturel de la grâce) d'avec celui qui est seulement naturel, ou qui est entièrement faux. Et c'est en ceux qui sont parfaits, une connaissance qui leur vient d'une illumination divine et qui non seulement leur découvre à nu tous les replis de leur âme, mais leur fait même percer et éclairer l'obscurité la plus noire de l'esprit des autres.

Ou, si nous voulons encore définir en général

 

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la discrétion, on peut dire que c'est une lumière intérieure, qui nous fait connaître avec certitude la volonté de Dieu en tous temps, en tous lieux et en toutes actions. Et il n'accorde cette lumière qu'à ceux qui sont purs dans leur coeur, dans leur corps, et dans leurs paroles. (Clim., XXVI, 1, 2. P. G., 88, 1014.)

 

Dispositions nécessaires pour acquérir la discrétion.

 

La défiance de ses propres idées; l'intelligence prête à se soumettre.

 

Car il me souvient que lorsque la jeunesse me retenait encore dans le monastère, nous avions quelquefois des pensées sur l'Écriture, ou sur des sujets de morale, dont la vérité nous paraissait si évidente, que nous n'en pouvions douter. Mais lorsqu'ensuite nous nous en entretenions avec nos frères, il arrivait qu'en les examinant entre nous, quelqu'un d'abord y découvrait quelque chose ou de faux ou de dangereux, et que tous ensuite les condamnaient comme des erreurs pernicieuses. Cependant c'était des choses que l'artifice du démon avait rendues si probables et si spécieuses qu'il se fût aisément élevé quelque division entre nous, si nous n'eussions observé inviolablement cette loi divine de nos anciens, qui nous défend de nous attacher à nos sentiments, et de croire

 

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plus notre jugement; que celui de notre frère, si nous voulons n'être jamais exposés aux tromperies de notre ennemi.

 

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Car nous n'avons que trop d'expérience, combien il arrive souvent ce que saint Paul a prédit, que le démon se transforme en ange de lumière pour éblouir nos yeux et nous faire passer l'erreur et les ténèbres pour la vérité et la lumière. C'est pourquoi, si nous ne recevons ces sentiments avec une profonde humilité et en tremblant et si nous n'en laissons le jugement à la lumière de nos supérieurs et des personnes très sages et très éclairées, afin de les recevoir ou les rejeter selon qu'ils nous l'ordonneront, nous tomberons indubitablement dans l'erreur et, révérant dans nous-mêmes l'ange des ténèbres comme un ange de lumière, nous serons frappés d'une plaie qui nous donnera la mort. C'est un malheur inévitable à celui qui s'appuie sur son propre jugement, s'il ne se corrige de ce vice, pour devenir un fidèle disciple de l'humilité, en pratiquant avec un coeur contrit et humilié, ce que saint Paul désire des chrétiens en disant : « Accomplissez ma joie, étant tous unis ensemble dans les mêmes pensées, ayant tous un même amour, une même

 

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âme et les mêmes sentiments. Ne faites rien par un esprit de contention et de vaine gloire, mais entrez dans un esprit d'humilité qui vous fasse regarder vos frères comme vos supérieurs. Et prévenez-vous les uns les autres en honneur et en déférence, afin que chacun croie que son frère est plus sage et plus saint que lui et qu'il a plus de lumière et de discrétion que lui-même n'en peut avoir, pour juger de la vérité des choses. (Coll., XVI, 10, 11. P. L., 49, 1054.)

 

Don intérieur de discernement; lumières du ciel directement données à l'âme.

 

Il y a dans l'âme qui a été renouvelée par le baptême et par l'infusion du Saint-Esprit, un sentiment tout spirituel, c'est-à-dire une lumière de discrétion, qui nous fait juger selon Dieu et par l'Esprit de Dieu de tous les objets des sens. Or, on peut dire que cette lumière spirituelle est en partie dans nous et en partie hors de nous, parce qu'ayant deux hommes en nous, l'un spirituel et l'autre charnel, elle n'est connue qu'à" l'homme spirituel et elle est inconnue à l'homme charnel. C'est pourquoi, comme elle est cachée et enveloppée dans les nuages que forment nos passions, nous ne devons jamais cesser de la rechercher, puisque lorsque l'Esprit de Dieu aura dissipé en nous tous ces nuages qui obscurcissaient cette lumière et ce

 

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sentiment spirituel, qui juge des choses séton la raison divine, nos sens extérieurs n'auront plus la force de nous émouvoir par les attraits des objets sensibles. Et c'est ce qui a fait dire à un homme éclairé de la sagesse du ciel : Vous trouverez dans vous un sens divin. (Clim.,XXVI, 22. P. G., 88, 1020.)

 

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* *

 

Celui qui est parfaitement purifié voit par une vue intellectuelle l'état et les dispositions de l'âme de son prochain quoiqu'il ne voie pas l'âme même; mais celui qui n'est pas encore arrivé à une haute perfection, ne juge de l'état des âmes que par les signes et les marques extérieures qui paraissent sur le corps. (Clim., XXVI, 95. P. G., 88, 1033.)

 

 

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Celui qui par l'illumination divine possède Dieu en soi-même, reçoit d'ordinaire sur le champ une assurance de ce que Dieu veut qu'il fasse, tant dans les affaires pressantes que dans celles qui peuvent souffrir du retardement. Et il reçoit cette assurance comme cet autre dont nous venons de parler, par le secours imprévu qui lui vient du ciel.

 

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C'est une marque qu'un esprit n'est pas éclairé de la lumière divine et qu'il est rempli de vanité, lorsque demeurant irrésolu dans ses jugements, il est longtemps sans se déterminer à prendre quelque parti (1). (Clim., XXVI, 115, 116. P. G., 88, 1060.)

 

II — Contrôle des austérités.

 

La vertu de discrétion contrôle l'entreprise de mortification corporelle. Guerre sans merci aux passions, c'est entendu; mais le compagnon de l'âme mérite des égards, et môme, les défaites du corps peuvent encourager des tendances plus dissimulées et plus dangereuses.

Ceux qui blâment la résistance de l'ascète aux exigences de sa nature corporelle, lui objectent qu'il n'y a pas de mal à prendre sa nourriture. Les Pères n'ont pas mis longtemps à découvrir cet axiome. Cassien s'y reporte souvent. En face du danger de la bonne chère et de la boisson, il montre l'erreur qui consisterait à voir dans le jeûne un bien en soi. Il n'est qu'un moyen. Son emploi doit dépendre des mille particularités d'une vie, et même de tel moment d'une vie. Rassurez-vous

 

(1) « Par le discernement des esprits nous n'entendons pas la prudence, vertu qui fait examiner chaque chose sous toutes ses faces, et prendre ensuite le parti le plus sage, vertu que Mme Acarie, suivant la déclaration de Pie VI, pratiqua dans un degré héroïque. Nous entendons la facilité de discerner en soi-même ou dans les autres, les opérations de pieu d'avec celles du démon ou de la nature : et nous considérons cette facilité non pas comme étant l'effet de l'expérience qu'une âme a acquise dans les voles intérieures, mais comme étant l'ouvrage dis Saint-Esprit qui lui donne une subite inspiration… » Vie de Mme Acarie, par J. B. Boucher, Paris, 1892.

 

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sur la portée et les conséquences des tourments que ce vaillant athlète s'inflige! C'est peut-être la mesure qui lui convient à lui. La règle générale qu'il rappelle sera appliquée à d'autres d'autre façon.

La singularité, l'étrangeté sont des raisons d'écarter une pratique de renoncement. Si nous devons nous abstenir de juger celui qui l'emploie, nous sommes avertis de n'y pas voir une marque de sainteté.

Quoi de plus sage que ces principes d'abstinence : ne pas se rassasier complètement, la quantité de nourriture restant à déterminer suivant les appétits, les tempéraments, le genre des travaux..., manger un peu chaque jour plutôt que de prolonger le jeûne pour prendre ensuite double ration...

 

« Toute créature de Dieu est bonne. »

 

Se servir des mets offerts par la Providence peut être un bien, s'en abstenir peut être un mal.

 

Considérons maintenant ce que c'est que le jeûne, et voyons si c'est un bien, comme la justice, la prudence, la force et la tempérance; c'est-à-dire un bien qui ne puisse jamais devenir un mal, ou si c'est une chose qui soit d'elle-même indéterminée et indifférente, qu'on puisse faire quelquefois utilement, qu'on puisse aussi omettre innocemment, en sorte qu'en certaines occasions on soit blâmable pour en avoir usé, et qu'en autres on soit louable pour n'en avoir point usé. Car si nous mettons le jeûne au rang des vertus, dont nous venons de parler, et que nous regardions l'abstinence des viandes comme un bien principal et essentiel, il faut demeurer

 

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d'accord que l'on ne peut faire que mal, lorsqu'on use de viandes. Car il est indubitable que ce qui est contraire à un bien essentiel, est essentiellement un mal.

Mais l'autorité de l'Écriture ne nous permet pas de porter ce jugement du jeûne. Car si nous jeûnions dans une telle pensée que nous croirions faire un crime de manger, nous ne retirerions aucun fruit de notre, abstinence. Elle deviendrait au contraire, selon saint Paul, un très grand péché, et même un sacrilège, puisque nous nous abstiendrions superstitieusement des viandes que Dieu a créées, afin que ses fidèles et ceux qui connaissent la vérité en usent avec action de grâces : « Parce que toute créature de Dieu est bonne, et il ne faut rien rejeter de ce qu'on reçoit avec action de grâces. Car lorsqu'un homme croit que quelque chose est impure, elle devient impure pour lui. » Et nous ne voyons point que personne ait jamais été condamné simplement pour avoir usé de quelque viande, à moins qu'il n'y eût quelque circonstance ou devant ou après cet usage qu'il en faisait, qui méritât cette condamnation. (Coll., XXI, 13. P. L., 49, 1187.)

 

Le combattant doit avoir assez de forces pouf soutenir la lutte.

Il faut donc proportionner à ses forces la quantité d'aliments.

On ne peut pas fixer cette quantité dans une règle générale.

 

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De même que le corps chargé d'un excès d'aliments rend l'âme languissante et molle, de même une abstinence trop sévère débilite, an point que la partie de l'âme qui s'adonne à la contemplation, est dans la tristesse et dans le dégoût de la parole céleste. Il faut donc adapter la nourriture à l'état du corps de sorte qu'on mate le corps convenablement quand il est en santé, et qu'on le soigne avec modération quand il est en moins bon état. Le combattant ne doit pas en effet être infirme dans son corps, mais avoir assez de forces pour soutenir la lutte, et l'âme doit aussi être déchargée des trop grandes misères corporelles. (Diadoque, 45. P. G., 65, 1181.)

 

Égards de l'âme envers le corps.

 

C'est pourquoi l'on ne peut aisément garder touchant le jeûne une règle constante et uniforme pour tout le monde, parce que tous ne sont pas d'une égale force, et que le jeune ne peut pas comme les autres vertus se pratiquer indépendamment du corps, et par l'âme seule. Voici les règlements que nous avons reçus de nos pères sur ce sujet. Ils ont cru qu'encore qu'il fallût garder quelque différence dans le temps, dans la quantité, ou dans la qualité de la nourriture, selon la différence des forces, ou de l'âge, ou du sexe, chacun néanmoins devait

 

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s'y proposer pour régler la mortification et l'assujettissement de la chair selon que sa vertu était solide. Tout le monde ne peut pas passer une semaine entière sans manger ni quelquefois deux ou trois jours. Plusieurs personnes même, qui sont abattues ou d'infirmité ou de vieillesse ne peuvent pas jeûner jusqu'au coucher du soleil, sans se nuire notablement. Tous ne peuvent pas aussi se contenter de légumes trempés dans l'eau, ou d'herbes pures et simples, ou de pain sec. Il y en a qui mangent jusqu'à deux livres de pain sans sentir que leur estomac en soit chargé. Un autre se trouve incommodé d'en avoir mangé une livre ou même six onces. Cependant tous dans cette inégalité de régime se proposent ce seul but, de régler de telle sorte leur nourriture avec leur tempérament, qu'ils ne sentent jamais de réplétion, car ce n'est pas la seule qualité, mais encore la quantité des viandes qui abat la vigueur de l'âme. C'est cette superfluité de nourriture qui, appesantissant en même temps le coeur et le corps, y allume un brasier dangereux, qui y excite et qui y entre-tient les vices. (Inst., V, 5. P. L., 49, 209.)

 

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Néanmoins la règle générale de la tempérant», est de proportionner la nourriture qu'on prend à ses forces, à son tempérament et à son

 

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âge, chacun en prenant autant qu'il doit pour soutenir son corps et non pas pour satisfaire entièrement à son appétit. Car, si on ne garde cette proportion et cette mesure, on se nuira beaucoup, soit en rétrécissant son estomac par des jeûnes immodérés, soit en l'accablant par l'excès des viandes. L'âme se ressent également de ces deux excès. Le défaut de nourriture lui fait perdre toute sa vigueur dans l'oraison, parce que le corps étant épuisé demeure tout abattu et tout assoupi; au contraire la trop grande réplétion appesantit le coeur et l'empêche d'offrir à Dieu des prières pures et ferventes. La chasteté même n'est pas en assurance, lorsqu'on se conduit de la sorte; parce que les jours même qu'un solitaire sera plus sévère à son corps, se sentiront encore de l'excès du jour précédent, et qu'il est aisé que dans ses jeûnes même les plus rigoureux, le feu de la concupiscence se rallume en lui par cette nourriture que sa première intempérance lui aura donnée. (Coll., II, 22. P. L., 49, 554.)

 

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Qu'il faut toujours avoir faim en sortant de table.

C'est là la plus juste règle de la tempérance, et que nos anciens pères ont le plus approuvée,

 

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de prendre tous les jours un léger repas de pain sec, et d'avoir toujours faim en sortant de table. C'est le moyen de conserver toujours l'âme et le corps dans un même état, en ne l'abattant jamais par l'épuisement des jeûnes, et ne l'appesantissant pas aussi par l'excès du manger. Car cette sorte de régime est si juste, qu'il arrive souvent qu'après vêpres on ne se sent plus du repas, et qu'on ne se souvient pas même quelquefois si on l'a pris. (Coll., II, 23. P. L., 49; 554.)

 

Éviter la singularité

 

Cette égalité uniforme et réglée est si pénible, et il est si difficile de s'y établir, que ceux qui ne sont pas parfaitement instruits de la discrétion dont nous parlons, aiment beaucoup mieux prolonger leurs jeûnes durant deux jours et réserver le repas d'un jour pour le joindre à celui du lendemain afin qu'après ce travail ils puissent au moins assurer entièrement leur appétit.

Vous savez ce qui est arrivé sur ce sujet au pauvre Benjamin, qui était du même pays que vous. L'aversion qu'il eut toujours de cette sobriété réglée qu'il pouvait pratiquer en mangeant tous les jours ses deux petits pains, le rendit opiniâtre à vouloir ne manger que de

 

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deux jours l'un, afin qu'après ce double jeûne il pût se rassasier en mangeant quatre pains, et qu'il achetât ainsi en quelque sorte par un jeûne de deux jours la satisfaction qu'il trouvait à contenter sa faim entièrement.

Vous savez à quoi se termina cette résolution opiniâtre dans laquelle il demeura inflexible, sans vouloir jamais se soumettre aux avis des anciens, et quelle fut la fin déplorable de ce solitaire. Car il sortit de cette solitude, pour se rengager dans la vaine philosophie et dans la vanité du monde, et ne confirma que trop par l'exemple de sa perte, la vérité de cet oracle de nos anciens : Que tout solitaire qui s'appuie sur son propre sens, et qui suit sa propre lumière, n'arrivera jamais à la perfection, et tombera tôt ou tard dans les embûches et les pièges du démon. (Coll., II, 24. P. L., 49, 555.)

 

Divertissement.

 

Cassien nous a conservé le trait de saint Jean jouant avec une perdrix, en illustration de la maxime que l'arc trop tendu se rompt.

Des changements de régime et de petits adoucissements rentrent dans le programme d'une vie d'ascèse.

 

C'est pourquoi les plus sages et les plus parfaits doivent, lorsqu'ils reçoivent le plus fréquemment les visites de leurs frères, non seulement les tolérer avec patience, mais les

 

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recevoir même avec joie. Premièrement parce qu'ils en aimeront beaucoup mieux après la solitude et la désireront avec plus d'ardeur; parce que ce qui semble nous arrêter un peu lorsque nous courons le mieux, nous sert au contraire à nous donner de nouvelles forces, et que si notre course n'était point mêlée quelquefois de ces petites interruptions, nous ne pourrions sans nous lasser la continuer jusqu'à la fin. De plus lorsque ces visites nous mettent dans une nécessité d'accorder quelque petit soulagement notre corps, la charité que nous rendons ainsi à nos frères, avec ce relâchement innocent de notre jeûne qu'elle nous permet, nous est plus avantageuse que n'aurait pu être l'abstinence la plus laborieuse et la plus étroite. Sur quoi je vous dirai en un mot une comparaison fort ancienne et fort commune, mais qui est très propre pour notre sujet.

On dit que le bienheureux évangéliste saint Jean tenant une perdrix et la caressant avec la main, fut aperçu en cet état par un homme qui avait l'équipage de chasseur. Cet homme s'étonnant qu'un apôtre si considérable, qui avait rempli la terre de sa réputation, s'amusât à des divertissements si bas : « Êtes-vous, lui dit-il, cet apôtre Jean dont on parle partout, et dont la réputation m'a donné l'envie de vous voir? Comment donc pouvez-vous vous divertir à ces amusements si bas ? » « Mon ami,

 

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lui répondit cet apôtre, que tenez-vous en votre main? » « Un arc », lui dit le chasseur. « D'où vient donc qu'il n'est pas bandé, et que vous ne le tenez pas toujours prêt ? » « Il ne le faut pas, lui dit-il, parce que s'il était toujours tendu, quand je voudrais m'en servir ensuite, il n'aurait plus de force pour lancer avec violence une flèche sur une bête. » « Ne vous étonnez donc pas, répliqua ce bienheureux apôtre, que notre esprit se relâche aussi quelquefois, parce que si nous le tenions toujours bandé, il s'affaiblirait par cette contrainte, et nous ne pourrions plus nous en servir lorsque nous voudrions l'appliquer de nouveau avec plus de force et de vigueur. » (Coll., XXIV, 20-21. P. L., 49, 1311.)

 

III. — La direction des Supérieurs.

 

Le soin d'éviter les exigences excessives s'impose encore plus dans un monastère où doit s'établir un niveau de vertu extérieure, auquel tous puissent se hausser et se maintenir.

Aussi le maître le plus persuasif de la discrétion est le grand Pacôme, le fondateur du cénobitisme.

Contemporain de la fougue d'austérités qui emporte les premiers grands solitaires, le génie de Pacôme invente le vrai monastère. Il est surprenant de voir, dès le début, la vie parfaitement ordonnée de ces immenses groupements d'ascètes, et en particulier, la distribution du travail. L'esprit d'organisation n'aurait pas suffi. Ce qui nous étonne le plus, c'est la douce lumière de sagesse, de douceur, de discrétion que

 

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répand la règle apportée par l'ange et toute la vie de Pacôme.

Elève de Palémon, émule de Macaire, connaissant par expérience les sévérités que supporte un cœur vaillant, il sait condescendre aux vertus moyennes et même aux faiblesses. « Vir humanissimus », comme l'appelle Sozomène, il a l'art des ménagements, de la longanimité, de la correction opportune. Nous ne trouverons pas chez les grands maîtres modernes de la douceur et de la confiance une conduite plus encourageante que celle de Pacôme à l'égard de Silvain le comédien.

Avec ces principes de gouvernement paternel, ces procédés de direction indulgente, nous entendons exprimée par Ammon, par Paphnuce et par Antoine, l'aversion des reproches sans pitié et la condamnation des sévérités qui désespèrent.

 

La Règle Pacômienne.

 

Pacôme étant une nuit en oraison, un ange lui apparut, et lui dit : « Pacôme, Dieu veut que le servant purement comme tu fais, tu assembles un grand nombre de solitaires, et que les instruisant tous selon la règle qui t'a été montrée, tu t'efforces de les rendre agréables à sa divine majesté. » Car il avait longtemps auparavant, comme je l'ai déjà dit, reçu une table dans laquelle les choses suivantes étaient écrites :

« Permettez à chacun selon ses forces de boire et de manger, et obligez-les de travailler à proportion de ce qu'ils mangeront, sans les empêcher ni de manger modérément, ni de jeûner. Imposez de plus grands travaux aux

 

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plus robustes, et à ceux qui mangeront raisonnablement, et de moindres travaux aux faibles et à ceux qui jeûneront. »

« Bâtissez leur diverses cellules, et faites-les demeurer trois dans chacune. Que tout leur manger soit apprêté dans un même lieu, et qu'ils mangent tous ensemble. »

« Qu'ils soient revêtus durant la nuit de robes de lin, et ceignent leurs reins. Qu'ils aient tous un manteau blanc de poil de chèvre, qu'ils ne quitteront jamais, ni en mangeant, ni en dormant. Mais lorsqu'ils approcheront de la sainte Communion, qu'ils détachent leurs peintures, et quittent ce manteau se contentant seulement d'un capuce. »

L'ange dit aussi à Pacôme, que l'on ferait douze oraisons pendant le jour, douze au soir, et douze la nuit. A quoi répondant « que c'était bien peu », il répliqua : « Je ne vous ordonne que cela, afin que les plus faibles le puissent observer sans peine. Mais quant aux parfaits, ils n'ont pas besoin de cette règle, puisqu'étant retirés dans leurs cellules, et dans une très grande pureté de coeur, ils se nourrissent de la contemplation de Dieu, et le prient continuellement. » Cet ambassadeur céleste s'en alla après lui avoir tenu ces discours, et Pacôme rendant grâces à Dieu, selon sa coutume, ne douta plus de la vision qui lui avait été confirmée par une triple révélation. (Vit. Pac., 21. P. L., 73, 242.)

 

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Il y a aussi d'autres monastères où il se trouve jusqu'au nombre de deux ou trois cents solitaires, et à Panopolis où j'ai été, il en est un où il y en a trois cents. Ils travaillent à toutes sortes d'ouvrages, et emploient tout ce qui leur reste, outre leur nourriture, à entretenir des monastères de femmes et à assister les prisonniers. Ils se lèvent de grand matin, et font tous la cuisine chacun à leur tour, préparent les tables, y mettent du pain, des herbes sauvages, quelques autres hachées, des olives, du fromage, et pour toutes viandes quelques pieds ou autres extrémités d'animaux. Ceux qui sont le moins robustes entrent au réfectoire et mangent à la septième heure du jour, d'autres seulement au soir, d'autres de deux en deux jours. Et afin que l'on sache l'heure et le temps qu'ils doivent manger, chacun a pour marque une lettre de l'alphabet. Quant à leurs ouvrages, les uns labourent la terre dans la campagne, les autres travaillent au jardin, les autres au moulin et à la boulangerie, les autres à la forge, les autres à fouler des draps, les autres à tanner des cuirs, les autres à faire des souliers, les autres à la calligraphie, les autres à faire de grandes corbeilles, les autres à faire de petits paniers, et tous généralement apprennent par coeur l'Écriture Sainte. (Héracl., 19. P. L., 74, 297.)

 

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Semonce au cuisinier.

 

Même si les frères ne doivent pas y toucher, ou doit toujours préparer et servir les repas de règle.

 

Saint Pacôme après avoir demeuré quelque temps dans ce monastère nouvellement bâti, s'en alla en un autre qui était aussi sous sa conduite. Tous les frères étant sortis en grande hâte au-devant de lui, et l'ayant reçu avec une extrême révérence, un jeune enfant nourri dans la même maison vint aussi avec eux et le voyant, commença à lui crier : « En vérité, mon Père, depuis que vous êtes parti d'ici, personne ne nous a fait cuire des herbes, ni des légumes. » Le Saint lui répondit avec une extrême douceur : « Ne vous fâchez point, mon fils, je vous en ferai cuire. » Et étant entré dans le monastère, après- avoir prié Dieu, il alla dans la cuisine, où trouvant le frère qui en avait la charge faisant des nattes de jonc, il lui dit : « Combien y-a-t-il, mon frère, que vous n'avez fait cuire des herbes ou des légumes? » Il lui répondit : « Il y a environ deux mois. » « Et pourquoi, répartit le Saint, contre l'ordre que je vous avais donné, avez-vous eu si peu de soin des frères? » Ce solitaire s'excusant avec grande humilité, lui répliqua : « J'aurais fort désiré, mon révérend père, de pouvoir chaque jour m'acquitter de

 

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mon office. Mais voyant que les fi ères ne mangeaient point de ce que je leur faisais cuire, à cause qu'ils jeûnent tous, et qu'il n'y a que les enfants qui mangent quelque chose, pour n'être point obligé de jeter ce que l'on aurait apprêté avec grand travail, et pour ne pas demeurer inutile, je me mis à faire des nattes de jonc avec les frères, sachant qu'un de ceux que l'on m'avait donné pour m'aider à la cuisine pourrait suffire à apprêter ce peu que mangent les frères, qui n'est que des olives et de la salade. » « Combien avez-vous fait de ces nattes », lui dit saint Pacôme. « Cinq cents », répondit ce frère. « Apportez-les-moi toutes ici, afin que je les voie. » Ce qu'ayant fait, il commanda qu'on les brulât à l'heure même, et se tournant vers ceux qui avaient charge d'apprêter le manger aux frères, il leur dit : « Comme vous avez méprisé ce qui vous avait été ordonné pour la nourriture des frères, je méprise de même votre travail et le fais réduire en cendres. Vous n'ignorez pas qu'il est toujours louable de se priver des choses que l'on a en sa puissance, et que ceux qui le font pour l'amour de Dieu, en reçoivent de sa main une grande récompense. Mais comment peut-on s'abstenir de ce que l'on n'a pas en son pouvoir, puisqu'on ne saurait faire autrement; et qu'ainsi on attend en vain le salaire d'une abstinence contrainte, et par conséquent inutile? Lorsque l'on présente diverses choses à manger aux

 

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frères, s'ils se retranchent de quelques-unes pour l'amour de Dieu, ils ont très grand sujet d'espérer qu'il les en récompensera. Mais comment les récompenserait-il d'avoir usé sobrement de ce qu'ils n'ont point vu, et qu'il n'a pas été en leur puissance de manger? Ainsi, vous ne deviez nullement, sous prétexte d'un peu de dépense, discontinuer une chose si avantageuse aux frères. » (Vit. Pac., 43. P. L., 73, 260.)

 

Silvain le comédien.

 

Les moines zélateurs de la règle veulent chasser Silvain qui se souvenant de son ancienne profession, amuse et dissipe le monastère. La bonté et la discrétion de Pacôme lui découvrent les germes de vertu cachés sous ces apparences folâtres.

 

Un jeune homme nommé Silvain, qui était comédien, s'étant converti, vint supplier saint Pacôme de le recevoir dans son monastère. Ce que lui ayant accordé, les mauvaises habitudes dont il s'était infecté dans le siècle, l'empêchaient de se pouvoir assujettir à aucune discipline; et ainsi négligeant son propre salut, il passait les journées entières dans ses badineries et bouffonneries ordinaires, et gâtait même quelques-uns des frères qui se portaient à l'imiter. Ce que plusieurs d'entre les autres ne pouvant souffrir, ils supplièrent saint Pacôme

 

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de le chasser du monastère. Au lieu de leur accorder cette prière, il le supporta avec une extrême patience ; et après l'avoir averti de se corriger, de renoncer à son ancienne manière de vivre, il priait Dieu sans cesse qu'il lui plût de vouloir lui toucher le coeur par son extrême bonté. Mais Silvain continua dans ses imperfections ordinaires, et mettant les autres par son exemple en danger de se perdre; enfin tous les frères généralement estimèrent que l'on devait le chasser de cette sainte maison, comme étant très indigne d'y demeurer. Le bienheureux Pacôme crut néanmoins qu'il fallait encore un peu différer, et lui faisant une nouvelle correction, accompagnée d'une douceur sans pareille, et d'une sagesse merveilleuse, et lui donnant des instructions toutes saintes, pour lui faire con-naître en quelle manière on doit accomplir les commandements de Dieu, il l'enflamma de telle sorte de son divin amour et son âme par la foi fut si troublée du sentiment de l'avenir qu'il ne pouvait plus s'empêcher de verser continuellement des larmes. Ainsi s'étant entièrement corrigé, il servait aux autres d'un grand exemple de conversion; car en quelque lieu qu'il fût, et quoi qu'il fît, il pleurait toujours, et ne s'en pouvait empêcher lorsqu'il prenait ses repas avec les autres. Ce qui ayant touché plusieurs des solitaires, ils lui dirent : « Cessez enfin de pleurer, et ne vous laissez pas si fort abattre par la

 

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douleur. » Il leur répondit : « Je fais tout ce que je peux pour vous obéir, mais il n'est pas en ma puissance, car je sens dans moi comme un feu très violent qui ne me peut permettre de demeurer en repos. » (Vit. Pac., 38. P. L., 73, 255.)

 

Le premier besoin du monastère. Un bon supérieur.

 

On ne choisit jamais personne pour supérieur du monastère, qu'il n'ait appris par une longue suite d'obéissance, comment il doit commander à ceux qui lui doivent obéir; et qu'il n'ait été longtemps formé sous la longue conduite de ses anciens, pour savoir ce qu'il doit laisser comme par tradition aux plus jeunes solitaires.

Car ces hommes admirables reconnaissent que c'est le comble de la sagesse de bien conduire les autres, et de se bien laisser conduire soi-même; et ils disent hautement qu'en ce seul point consiste le plus grand don de Dieu, et l'effet de la plus grande grâce du Saint-Esprit. Ils savent d'un côté qu'un homme ne peut donner aucun avis salutaire à ceux qui lui obéissent, s'il n'a passé plusieurs années dans l'obéissance et dans la pratique de toutes sortes de vertus; et ils croient aussi de l'autre que personne ne peut bien obéir à son supérieur lui le conduit, s'il n'est consommé dans la

 

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crainte de Dieu, et s'il ne s'est rendu parfait dans une humilité véritable.

Aussi ce qui fait que nous voyons aujourd'hui de tous côtés tant de règlements et de pratiques toutes contraires, est que nous avons assez de présomption pour entreprendre de gouverner les monastères, sans savoir presque rien des règles de nos anciens, et que nous devenons abbés avant d'avoir été novices.

Nous ordonnons tout ce qui nous plaît, et nous avons plus de zèle pour faire observer ce qui vient de notre invention particulière, que pour garder inviolablement les règles et la doctrine si pure de nos saints prédécesseurs. (Inst., XI, 3. P. L., 49, 81.)

 

Ne pas charger les inférieurs de travaux excessifs.

 

Il y avait un solitaire qui, étant marié, avait quitté le monde pour se retirer dans le désert, et qui était fort souvent tenté du désir de re-tourner avec sa femme, ce qu'il dit aux plus anciens du monastère, qui voyant qu'il travaillait avec tant d'affection et faisait encore davantage qu'on ne lui commandait, lui ordonnèrent des travaux excessifs, afin de lui affaiblir le corps de telle façon qu'il ne put pas seulement se remuer. Sur quoi Dieu permit qu'un ancien père étant arrivé en Scété et ayant passé

 

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devant sa cellule qui était ouverte sans que personne en sortît, il y retourna en disant : « Le frère qui demeure ici ne serait-il point malade? » Il frappa ensuite à la porte, puis entra et trouvant qu'il se portait très mal, il lui dit : « Qu'est-ce donc, mon père, que vous avez ? » Il lui répondit : « J'ai passé de la vie du monde à celle que je fais maintenant et le démon me tente de retourner voir ma femme; ce qu'ayant conté à nos anciens, ils m'ont imposé des travaux si rudes, que m'efforçant de les accomplir avec une exacte obéissance, je me trouve accablé sous le faix, sans sentir diminuer néanmoins ce fâcheux désir qui me persécute; mais au contraire, il s'augmente de plus en plus. » Le vieillard l'entendant parler de la sorte en fut fort attristé et lui dit : « Ces bons pères, comme étant extrêmement parfaits dans le service de Dieu, vous ont imposé des fardeaux que vous avez peine à porter. Mais si vous voulez croire mon conseil, déchargez-vous-en, nourrissez-vous modérément, reprenez vos forces, exercez-vous à quelque ouvrage de Dieu et priez-le de vous délivrer de toutes ces fâcheuses pensées qu'il n'est pas en votre puissance de surmonter par votre travail. » Ce frère ayant pratiqué ces instructions, fut délivré peu de jours après de cette pénible tentation. (Pélage, V, 40. P. L., 73, 886.)

 

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La correction des fautes.

 

Le supérieur doit se garder de l'emportement et de l'impatience.

Il se guidera à la lumière de la charité et de la compassion pour les frères égarés ou de faible vertu.

Dangers des reproches et des châtiments indiscrets.

 

Les Saints Pères ont dit à ce sujet cette parole mémorable : Si, lorsque vous reprenez votre frère, vous vous laissez emporter au mouvement de votre colère, vous avez satisfait votre propre passion. Cependant nul homme sage ne renverse sa propre maison pour bâtir celle de son prochain. Si le trouble dans lequel vous êtes ne se passe point, faites-vous violence pour arrêter les sentiments de votre coeur, et adressez-vous à Dieu par cette prière : « O Dieu qui êtes plein de miséricorde, et qui aimez si tendrement nos âmes, vous, mon Dieu, qui nous avez tirés du néant par une bonté que nous ne pouvons ni expliquer, ni comprendre, qui nous avez donné l'être, afin que vous puissiez nous communiquer vos dons et vos richesses, et qui ayant eu pitié de nous, après même que nous avions, été assez malheureux pour nous éloigner de l'observation de vos préceptes, nous avez rappelés à vous par le mérite de votre sang adorable, assistez-moi dans cet état de misère et de faiblesse où je me trouve ; et comme autrefois vous avez commandé

 

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aux flots irrités de la mer de se calmer, daignez de mémo apaiser l'émotion de mon coeur, et ne souffrez pas que vous perdiez en même temps deux de vos enfants, en permettant que le péché leur donne le coup de la mort; afin que vous n'ayez pas sujet de me dire un jour ces paroles de votre prophète : Que me sert-il d'avoir répandu mon sang, si je tombe dans la corruption? Et ces autres si terribles : Je vous dis en vérité, je ne vous connais point; parce que faute d'avoir mis de l'huile dans vos lampes, vous les avez laissé malheureusement éteindre. » Et après que vous aurez apaisé l'agitation de votre coeur par cette prière, vous pourrez ensuite, selon l'avis de l'Apôtre, reprendre votre frère et le punir, suivant en l'un et en l'autre les règles de la prudence et de l'humilité, et vous appliquer à la correction et à la guérison de ce membre infirme avec toute la charité et la compassion que vous lui devez. Et aussi votre frère de son côté étant convaincu de l'amour que vous avez pour lui, recevra la correction que vous lui ferez et condamnera la dureté de son coeur, et de cette sorte vous lui donnerez la paix, après vous l'être donnée à vous-même. (Dorothée, XVII. P. G., 88, 1801.)

 

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Un frère ayant, à ce que l'on disait, fait quelque faute dans le monastère et en ayant été repris assez aigrement, il s'en alla trouver saint Antoine. Ce que les autres voyant, ils le suivirent pour le ramener et lui reprochaient cette faute en la présence du saint. Lui au contraire soutenait de ne l'avoir point commise. Saint Paphnuce surnommé Céphale s'y étant rencontré, leur dit à tous cette parabole dont ils n'avaient jamais entendu parler : « J'ai vu sur le bord du fleuve un homme qui était dans la bourbe jusqu'aux genoux et quelques-uns qui venant lui donner la main pour l'en retirer l'y ont enfoncé jusqu'au col. » Alors saint Antoine regardant Paphnuce dit : « Voilà un homme qui juge les choses selon la vérité et qui est capable de sauver les âmes. » Ces solitaires furent si touchés de ce discours, qu'ils firent pénitence de la mauvaise conduite qu'ils avaient tenue et ramenèrent au monastère celui qui en était sorti par leur faute. (Ruffin, 138. P. L., 74, 787.)

 

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Il arrive quelquefois, que ce qui est un remède à une personne devient un poison à une autre, et qu'un même remède est à une personne

 

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tantôt salutaire, lui étant donné dans un temps propre, et tantôt pernicieux et mortel, lui étant donné à contre-temps.

J'ai vu un médecin spirituel, également ignorant et indiscret, lequel ayant humilié et mortifié mal à propos une personne malade et toute languissante sous le poids de ses péchés, ne fit autre chose par cette rude mortification que de la jeter dans le désespoir. Et j'en ai vu un autre également sage et discret, lequel ayant fait par la force et la sévérité de ses paroles comme de profondes incisions dans une âme enflée d'orgueil, l'avait purifiée de toute la corruption qui l'infectait, et qui répandait au dehors une odeur insupportable.

J'ai vu un même malade spirituel, qui voulant purger une humeur maligne qui lui corrompait le coeur, avalait comme un breuvage salutaire toute l'amertume de l'obéissance en s'occupant dans les exercices corporels sans se reposer, et qui quelquefois au contraire pour guérir l'ceil de son âme qui était malade, se tenait dans le repos et dans le silence. Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ce que je veux dire. (Clim., XXVI, 25-27. P. G., 88, 1020.)

 

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Si vous voulez guérir votre prochain de quelque péché, et comme ôter une paille de son

 

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oeil (ou plutôt si vous croyez le vouloir) ne vous servez pas pour cet effet d'un instrument grossier qui l'enfoncerait encore davantage, mais servez-vous plutôt d'un instrument délicat. Cet instrument grossier n'est autre que des paroles rudes, et des gestes indécents et violents, tels que sont ceux d'un homme en colère; et cet instrument délicat est une instruction douce, et une répréhension charitable et modérée. « Reprenez, dit saint Paul; corrigez et conjurez », mais il ne dit pas frappez. Que s'il arrive qu'il faille même frapper, ne le faites que rarement, et que ce ne soit jamais par vous-même. (Clim., VIII, 21. P. G., 88, 832.)

 

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Un frère qui était dans le monastère de l'abbé Élie en ayant été chassé à cause de quelque tentation à laquelle il avait succombé, il s'en alla trouver saint Antoine, qui, après l'avoir gardé durant quelque temps auprès de lui, le renvoya d'où il venait. Mais les frères ne le voulant pas recevoir et l'ayant chassé pour une seconde fois, il s'en alla encore trouver saint Antoine, et lui dit : « Mon Père, ils n'ont pas voulu me recevoir. » Sur quoi ce grand serviteur de Dieu leur envoya dire ces propres mots : « Un vaisseau, après avoir perdu tout ce

 

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dont il était chargé, et fait naufrage, est arrivé enfin avec grande peine au bord de la mer, et le voyant en cet état vous le voulez faire périr. » Ces paroles leur ayant fait connaître le sentiment et l'intention du saint, ils reçurent aussitôt ce solitaire. (Pélage, IX, 1. P. L., 73, 909.)

 

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Quelques anciens étant allés trouver l'abbé Poemen lui demandèrent : « Si nous voyons des frères sommeiller pendant l'office, devons-nous les secouer, pour qu'ils reviennent à eux-mêmes et se tiennent éveillés? » — « Quant à moi, ré-pondit Pcemen, si je vois un frère sommeillant, je mets sa tête sur mes genoux, et je l'aide à se reposer. » (Apoph. Poemen, 32. P. G., 65, 343.)

 

IV. — La joie, fille de la discrétion.

 

La joie est fille de la vertu discrète. Les pèlerins ont noté l'impression de joie sereine reçue à leur arrivée dans une colonie de moines.

Pareille avait été la surprise causée par Antoine revenant au commerce des vivants, après vingt ans de réclusion volontaire dans un fort abandonné sans aucune communication avec le monde extérieur. On s'attendait à voir sortir un effrayant spectre, or « il avait le même visage qu'avant qu'il fût solitaire, la même tranquillité d'esprit, et l'humeur aussi agréable ».

De même, les théoriciens qui reprochent aux spirituels de renoncer à des droits essentiels de la nature

 

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doivent être étonnés de trouver chez l'ascète une joie et un contentement que des manières de vivre plus indulgentes à la nature ne procurent pas. Ne devraient-ils pas conclure que leur compassion étant sans objet, leurs reproches devraient s'évanouir?

Bien qu'ils exaltent la légitimité des plaisirs sensuels, ils n'ont pas la belle assurance de nos maîtres qui présentent la joie comme l'état normal de l'ascète et qui rangent la tristesse parmi les vices capitaux.

Les Pères distinguent bien deux sortes de tristesse : «  Il est bon de gémir de nos péchés, de nos torts envers le prochain. Mais il y a une tristesse nuisible, que l'ennemi insinue en la mêlant à la première. Il inspire une tristesse sans raison, ce qu'on appelle l'ennui, l'acédie, qu'il faut chasser en priant et en chantant. »

Ils tiennent compte de la diversité des tempéraments. Deux frères coupables de la même faute, et se ressemblant au point qu'on avait peine à les distinguer l'un de l'autre, sortent du temps de la pénitence, l'un avec un visage pâle et exténué, l'autre rayonnant de gaîté. Les anciens déclarent leur pénitence égale devant Dieu.

Ceux-là mêmes en effet qui sont portés aux méditations sévères doivent garder la confiance et la paix de l'âme.

A quoi découvre-t-on la nature des inspirations reçues et des apparitions qui s'offrent aux sens? Au calme ou au trouble qu'elles laissent après elles. Ceux qui ont entendu sur ce sujet le patriarche des solitaires retrouvent ses conseils et ses termes dans la règle du discernement des esprits donnée par saint Ignace.

Voici enfin des pages sur les péchés capitaux qui marquent plus fortement la nécessité de cette disposition vertueuse par les effets du défaut opposé.

De la liste des péchés capitaux établie par les Pères, deux noms ont disparu. Dans l'énumération adoptée par saint Thomas et qui est encore à notre usage, nous ne trouvons ni la tristesse ni l'acédie. L'envie et la paresse ont pris leur place,

 

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Nous nous servons de ce mot acédie faute d'un terme qui lui corresponde.

Le mal qui est dénoncé, c'est le dégoût, l'ennui, la nonchalance, la langueur, le découragement... le moine atteint d'acédie tombe aussi dans la paresse, mais celle-ci est plutôt considérée comme une suite de la maladie principale.

On comprend que s'adressant à la foule des chrétiens, les catéchismes n'attirent pas l'attention sur des états d'âme qui supposent une culture intérieure assez avancée.

Cependant bien des traits du moine atteint d'acédie se rencontrent en dehors du cloître, et même de nos jours les descriptions de nos anciens maîtres ne conviennent-elles pas à certains cas de neurasthénie?

En comparant les piquantes descriptions de Cassien, d'Evagre, de Nil et de Climaque, nous notons avec de légères différences la parfaite continuité de la tradition.

 

Surprise de ceux qui revoient Antoine après ses vingt ans de réclusion.

 

Ayant passé de la sorte environ vingt ans sans sortir jamais, et sans être vu que très rarement de personne, enfin plusieurs désirant avec ardeur de l'imiter dans cette sainte manière de vivre, et d'autre part grand nombre de ses amis l'étant venu trouver, et voulant à toute force rompre sa porte, il sortit comme d'un sanctuaire où il s'était consacré à Dieu et avait été rempli de son esprit. Ce fut alors la première fois qu'il parut hors de ce château à ceux qui venaient vers lui, et ils furent remplis d'étonnement de le voir dans une aussi grande

 

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vigueur qu'il eût jamais été, n'étant ni grossi, manque d'exercice, ni exténué par tant de jeûnes et de combats qu'il avait soutenus contre les démons. Il avait le même visage qu'avant qu'il fût solitaire, la même tranquillité d'esprit et l'humeur aussi agréable. Il n'était ni trop gai ni trop sévère ; il ne témoignait ni déplaisir de se voir entouré d'une si grande multitude, ni complaisance d'être salué et révéré de tant de personnes; mais étant en toutes choses d'une égalité et d'une modération d'esprit admirables, il montrait bien qu'il n'était gouverné que par la raison. (Vit. Ant., 15. P. L., 73, 134.)

 

Paroles d'Apollon. Les pèlerins découvrent que l'ascèse a fait du désert le séjour du bonheur.

 

Les frères qui étaient auprès de lui, ne mangeaient qu'après avoir reçu la sainte communion, environ la neuvième heure du jour, et demeuraient quelquefois au même lieu, sans en partir jusqu'au soir, qu'on les instruisait de la parole de Dieu, pour leur apprendre à ne cesser jamais d'accomplir ses commandements. Quelques-uns d'entre eux, après avoir mangé, s'en allaient dans le désert; ils employaient toute la nuit à méditer des passages de l'Ecriture Sainte qu'ils savaient par coeur; et les autres demeuraient au même lieu où ils s'étaient

 

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assemblés, et là, sans fermer les yeux, ils chantaient jusqu'au jour des hymnes et des cantiques à la louange de Dieu, ainsi que je l'ai vu et m'y suis trouvé présent. Quelques-uns d'entre eux descendaient de la montagne environ la neuvième heure du jour, et aussitôt après avoir reçu le sacré corps de Notre-Seigneur, ils se retiraient en se contentant de cette seule viande spirituelle. Leur contentement allait au delà de tout ce que l'on saurait s'imaginer, et leur joie était telle qu'il n'y a point d'homme dans le monde qui en puisse éprouver une semblable. Il ne s'en trouvait pas un seul qui fut triste ; et si quelqu'un paraissait de l'être un peu, leur saint père leur en demandait aussitôt la cause. Que s'il se rencontrait qu'il la lui voulût cacher, il lui disait ce qu'il avait dans le fond du coeur, l'obligeant ainsi de lui avouer sa peine; et il leur apprenait à tous, que ceux qui mettent leur seule confiance en Dieu, et espèrent de posséder son royaume, ne doivent jamais ressentir la moindre tristesse. « Que les païens, disait-il, s'affligent; que lés juifs répandent des larmes; que les méchants gémissent sans cesse; mais que les justes se réjouissent. Car si ceux qui mettent leur affection aux choses de la terre, se réjouissent de posséder des biens fragiles et périssables, pourquoi dans l'espérance que nous avons de posséder une gloire qui est infinie, de jouir

 

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d'un bonheur qui est éternel, ne serons-nous pas comblés de joie? » et l'Apôtre ne nous y exhorte-il pas, en nous disant : « Réjouissez-vous sans cesse; priez sans cesse, et rendez grâces à Dieu en toutes choses. » Mais qui serait capable de rapporter dignement quelle était la doctrine toute céleste de ce saint, et la grâce que Dieu répandait sur ses paroles? Ainsi ne vaut-il pas mieux que je demeure dans le silence que de continuer d'en parler trop faiblement. (H. M., 7. P. L., 21, 417.)

 

La douleur des péchés commis et la joie de se sentir pardonné.

 

La mère Synclétique disait : Il y a une tristesse utile, il y a une tristesse nuisible. Il est bon de gémir de nos péchés, pour nos torts envers le prochain. Mais l'ennemi s'insinue dans de pareils sentiments. Il inspire une tristesse sans raison que l'on appelle l'ennui, l'acédie, mauvais esprit qu'il faut chasser en priant et en chantant. (Pélage, X, 70. P. L., 73, 924.)    

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Toutes les fois que la vue de nos fautes nous porte dans le découragement et dans la tristesse, souvenons-nous aussitôt chue Notre-Seigneur

 

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enjoignit à saint Pierre de. pardonner les offenses jusqu'à septante et sept fois, puisque celui qui nous commande de pardonner à nos frères, nous pardonnera lui-même beaucoup plus d'offenses que nous n'en aurons pardonné aux autres. Et au contraire, lorsque la vue de la pureté de notre vie nous cause des élèvements de vanité, souvenons-nous de cette parole de l'apôtre saint Jacques : « Celui qui aura accompli toute la loi spirituelle de Jésus-Christ, et aura manqué en un seul point (savoir en se laissant aller à la vaine gloire), il sera puni comme coupable de tous. » (Clim., XXVI, 150. P. G., 88, 1065.)

 

Une règle du discernement des esprits : les bons anges apportent la joie.

 

Or il est facile avec la grâce de Dieu de discerner les bons anges d'avec les démons. Car la vue des bons anges n'apporte aucun trouble. Ils ne contestent ni ne crient, et on n'entend point leur voix ; mais leur présence est si douce et si tranquille qu'elle remplit soudain l'âme de joie, de contentement et de confiance, parce que Notre-Seigneur qui est notre joie et la puissance de Dieu son Père, est avec eux. Au contraire la surprise et l'aspect des mauvais anges remplit l'esprit de trouble. Ils viennent avec bruit et avec cris, tels que sont ceux des jeunes gens mal

 

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disciplinés, et avec tumulte comme des larrons; ce qui jette la crainte dans l'âme, remplit les pensées de confusion et de trouble, abat le visage de tristesse, donne un dégoût pour la vie solitaire, porte l'esprit dans le découragement, dans la tristesse, dans le souvenir des parents, dans la crainte de la mort, lui fait désirer les choses mauvaises, mépriser la vertu et le remplit d'inconstance.

Ainsi lorsqu'il vous arrive des visions qui vous étonnent, si cette crainte passe soudain et qu'une extrême joie lui succède, que votre esprit devienne tranquille, que vous vous trouviez plein de confiance, que vous repreniez de nouvelles forces, que vos pensées rentrent dans le calme, et, comme je l'ai dit auparavant, que vous sentiez dans votre coeur un amour généreux pour Dieu, prenez bon courage et mettez-vous en prière. Car cette joie et cet état de votre âme est une marque de la sainteté de l'esprit qui vous apparaît. Ainsi Abraham se réjouit en voyant Dieu et saint Jean tressaillit de joie dans le ventre de sa mère, en entendant la voix de la vierge qui portait un Dieu dans son sein. Mais lorsque dans l'apparition des esprits vous entendez des bruits et des troubles accompagnés des menaces de la mort, et voyez des fantômes qui vous représentent les choses du siècle, et tout le reste de tout ce que je vous ai dit, assurez-vous que c'est une

 

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tentation des mauvais anges; dont il ne faut pas de meilleure preuve que de voir l'âme demeurer dans l'appréhension et la crainte: ( Vit. Ant., 18. P. L., 73, 142.)

 

Les différences de tempérament.

 

Deux frères succombant à la tentation quittèrent la solitude et se marièrent. Quelque temps après, ils se dirent l'un à l'autre : « Quel avantage tirons-nous d'avoir abandonné une manière de vie toute angélique pour en prendre une si impure et passer de là dans des tourments éternels ? Retournons dans le désert pour y faire pénitence de notre péché ». Ainsi ils s'en retournèrent et après avoir confessé leur faute, ils prièrent les saints pères de les recevoir à pénitence. Ce que leur ayant accordé, ils les tinrent enfermés un an entier et leur donnaient également par poids et par mesure du pain et de l'eau. Le temps de leur pénitence étant achevé et étant sortis, ces bons pères s'étonnèrent extrêmement de ce que se ressemblant auparavant fort de visage, l'un d'eux était fort pâle et fort triste et l'autre vermeil et fort gai, vu qu'il n'y avait eu nulle différence en leur nourriture. Sur quoi, ayant demandé à celui qui était triste quelles étaient les pensées dont il s'entretenait dans sa cellule, il leur répondit « Je pas, sais et repassais par mon esprit les peines que

 

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je méritais de souffrir pour le châtiment de mes péchés et ma frayeur a été telle que ma peau s'est séchée et comme collée sur mes os. » Ils demandèrent ensuite à l'autre : « Et vous, à quoi pensiez-vous dans votre cellule? » « Je rendais grâces à Dieu, leur répartit-il, de ce qu'il lui avait plu me retirer de la corruption de ce monde et me garantir des tourments de l'autre, pour me rappeler à cette manière de vivre toute angélique. Ainsi ayant continuellement la bonté de mon Sauveur devant les yeux, j'étais plein de consolation et de joie. » Ces sages vieillards les ayant entendu parler de la sorte, jugèrent que leur pénitence était égale devant Dieu. (Pélage, V, 34. P. L., 73, 882.)

 

La vue du mal ne doit pas troubler.

 

Celui qui par cet amour de fils sera parvenu à l'image et à la ressemblance de Dieu, aimera et pratiquera le bien, parce qu'il y trouve sa joie; et imitant Dieu dans sa patience et cette douceur qu'il exerce envers les méchants, il ne sera plus agité de colère contre tous les péchés des hommes, mais la compassion qu'il aura de leur fragilité le portera plutôt à conjurer Dieu de les leur pardonner. Il se souviendra qu'il serait demeuré dans les mêmes désordres, si la miséricorde de Dieu ne l'en avait retiré; que ce n'est pas lui qui s'est

 

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délivré lui-même de ses vices, et des attaques de la chair, mais que c'est la grâce et la protection de son Sauveur; qu'ainsi il ne doit pas avoir de l'aigreur contre les défauts de ceux qui sont dans l'égarement, mais de la bonté et de la compassion ; et il chantera dans le fond de son coeur avec une douceur toujours tranquille ce verset de David : « Seigneur, vous avez rompu mes chaînes, je vous sacrifierai une hostie de louange. Si le Seigneur ne m'eût assisté, mon âme habiterait dans l'enfer. » Ainsi demeurant dans cette disposition de coeur et dans cette humilité solide, il pourra accomplir ce commandement si sublime et si parfait de. l'Évangile. « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et qui vous calomnient » ; et l'accomplissement de ce précepte l'élèvera non seulement à l'image et à la ressemblance de Dieu, mais jusqu'à être son fils même, comme Jésus-Christ le promet ensuite; « afin, dit-il, que vous soyez les enfants de votre père qui est dans le ciel, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et qui pleut sur les justes et sur les injustes. »…

 

Lors donc qu'un homme sera arrivé à cette haute imitation de Dieu, et qu'il aura comme lui, cette bonté et cette tendresse pour tout le monde, ce sera alors qu'étant tout revêtu de sa

 

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douceur et de sa patience, et qu'ayant comme Jésus-Christ, les entrailles de miséricorde, il pourra prier même comme lui pour ceux qui le persécutent, et dire : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » C'est pourquoi c'est une marque bien évidente qu'une âme n'est pas encore bien purifiée de l'impureté des vices, lorsqu'elle n'est point touchée de compassion pour les fautes des autres , et qu'elle n'a pour eux que la rigueur et la sévérité d'un censeur. Car comment celui-là pourrait-il avoir le coeur parfaitement juste qui n'a pas encore acquis ce que saint Paul nous enseigne être la plénitude de la loi, lorsqu'il dit : « Portez les fardeaux les uns les autres, vous accomplirez la loi de Jésus-Christ. » Il n'a pas même ces effets que produit la charité, et que le même saint Paul marque lorsqu'il dit : « La charité ne s'aigrit point, elle ne s'irrite point, elle ne s'enfle point d'orgueil, elle ne pense point le mal, elle souffre tout, elle supporte tout, elle croit tout. » « Car le juste, dit le sage, a de la compassion même pour les bêtes qui sont à lui, mais les entrailles des méchants sont sans miséricorde . » C'est pourquoi on ne doit point douter que le religieux et le solitaire ne soit lui-même sujet au péché, qu'il condamne si sévèrement et si inhumainement dans son frère. « Un roi sévère, dit l'Écriture, tombera dans les maux. » Et ailleurs : « Celui qui

 

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bouche ses oreilles pour ne pas écouter le faible et l'infirme, invoquera lui-même ensuite, et appellera à son secours sans que personne l'écoute. » (Coll., XI, 10. P. L., 49, 857.)

 

La tristesse et l'acédie.

 

Cassien explique par une comparaison l'état d'une âme qui est dans ce vice.

Depuis qu'un vêtement est une fois mangé de vers, il n'est plus d'aucun prix, et ne peut plus servir à aucun usage; lors même qu'un bois est pourri, il n'est plus bon pour les édifices quelque pauvres qu'ils puissent être, et ne mérite plus que le feu.

Ainsi lorsqu'une âme se laisse consumer par la tristesse, elle sera entièrement inutile à ce vêtement du grand-prêtre, qui, selon le saint prophète David, reçoit d'abord l'huile précieuse du Saint-Esprit qui, descendant du chef coule premièrement sur la barbe d'Aaron, et se répand ensuite jusqu'au bord de son vêtement.

Elle ne pourra pas de même avoir place dans l'édifice ni dans les ornements de ce temple spirituel dont saint Paul comme un sage arah teste a posé le fondement : « Vous êtes, dit-il, le temple de Dieu, et l'Esprit de Dieu habite en vous. » Et l'épouse décrit dans le Cantique quels sont les bois dont il est construit. « Nos

 

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poutres, dit-elle, sont de cyprès, et les pignons de nos maisons sont de cèdre », où l'on voit que pour bâtir ce temple divin on choisit particulièrement ces deux différentes sortes de bois parce qu'ils rendent une bonne odeur et qu'ils sont incorruptibles.

Causes et effets de la tristesse.

 

Cette tristesse vient quelquefois ou parce que nous nous sommes mis en colère, ou parce qu'il nous est échappé quelque plaisir que nous désirions, ou quelque gain que nous attendions et que nous nous voyons trompés dans l'attente de quelque bien que nous avions espéré. Quelquefois sans aucun sujet et sans aucune cause apparente, la seule malice du démon nous jette dans un si profond ennui que nous ne pouvons pas même recevoir les personnes qui nous sont les plus proches et les plus chères avec notre joie accoutumée.

Tout ce que la charité leur fait dire de divertissant dans ces rencontres, nous. paraît importun et superflu et nous ne leur disons aucune bonne parole, parce que le fiel et l'amertume ont rempli tout notre coeur. (Inst., IX, 3, 4. P. L., 49, 355.)

 

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Des effets de l'acédie. Description par Cassien.

 

Quand cette passion s'est une fois rendue maîtresse de l'âme d'un religieux, elle lui donne de l'horreur pour son monastère, du dégoût pour sa cellule et du mépris pour ses pères qu'il regarde comme des personnes lâches et peu spirituelles. Elle le rend mol et sans vigueur dans tous les ouvrages qu'il doit faire dans sa cellule. Elle ne lui permet pas de se tenir dans sa solitude et de s'y appliquer à la lecture. Il se plaint souvent que depuis tant de temps qu'il est religieux il a fait si peu de progrès et il dit. en murmurant qu'il ne peut espérer d'en faire davantage tant qu'il demeurera avec telles et telles personnes qui lui font peine. Il se plaint, il gémit de perdre ainsi le fruit de tous ses travaux, de demeurer inutile au lieu où il est, de n'y édifier personne par son exemple ou par ses paroles, lui qui pourrait ailleurs conduire les autres et servir si utilement les âmes.

Il loue les autres monastères qui sont éloignés du sien. Il les trouve heureux, il en parle à tout le monde comme de lieux bien plus propres pour son salut, et plus avantageux pour la vie religieuse. Il représente toutes les personnes qui y sont, comme des personnes

 

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d'une conversation très. agréable. Il ne trouve au contraire rien que d'incommode et d'importun au lieu où il est. Personne de tous ceux qui y sont ne l'édifie, il dit même qu'on a peine à y trouver de quoi vivre, si on travaille beaucoup. Enfin il déclare qu'il ne croit pas son salut en assurance pendant qu'il demeurera en ce lieu. Que c'est fait de lui s'il demeure davantage dans cette cellule et s'il ne la quitte promptement pour aller ailleurs.

Il se figure vers les onze heures ou le midi qu'il est si las, et qu'il a tant besoin de nourriture, qu'il semble qu'il ait fait un très long chemin, ou qu'il ait travaillé excessivement, ou qu'il ait passé deux ou trois jours sans manger. Il jette les yeux sur toutes les avenues des chemins, il regarde de tous côtés avec inquiétude, s'il ne lui arrive point d'hôte et il gémit de ce que personne ne vient le voir. Il sort souvent de sa cellule et y rentre aussitôt. Il lève à tout moment la tête pour regarder le soleil, et il s'étonne qu'il soit si lent à se coucher. Ainsi ayant l'esprit agité, et tout rempli de ténèbres, il est réduit dans une si grande inutilité et devient si incapable pour le bien, qu'il croit qu'il ne lui reste plus d'autre remède pour sortir de cette langueur que d'être visité de quelque frère, ou de se laisser aller au sommeil.

Sa paresse lui fait prendre aussi le dessein

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de prévenir ses frères, de leur rendre des visites de charité et de civilité, d'aller voir des malades ou des solitaires qui sont fort éloignés de lui. Elle lui représente de faux devoirs de piété ; qu'il doit s'informer où est un tel homme ou une telle femme, qui sont ses parents, et qu'il les doit voir. Que c'est une charité d'aller voir souvent une telle qui est une femme si sainte et si religieuse, principalement dans l'abandonnement général où elle est de tous ses parents. Que c'est une oeuvre très sainte que de lui fournir de quoi subsister lorsque ses plus proches la négligent, et qu'enfin il vaut mieux s'occuper dans ces actions de piété, que de demeurer inutilement dans sa cellule sans y pouvoir faire aucun fruit. Ce solitaire misérable se trouve si enveloppé dans les artifices du démon, que ne pouvant plus résister à la paresse, il se laisse aller à dormir, ou sort de sa cellule pour vaincre l'ennui qui le déchire en allant visiter quel-qu'un de ses frères, et usant d'un remède qui augmente même sa maladie au lieu de la diminuer. Car ce fier ennemi dont nous parlons attaque bien plus souvent celui qu'il espère de vaincre, aussitôt qu'il combattra contre lui, et qui met son salut non dans la victoire ou dans un généreux combat, mais uniquement dans la fuite. Il le presse et le poursuit jusqu'à ce que ce déplorable solitaire s'accoutumant de plus en plus à sortir de sa cellule, oublie enfin le

 

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but de sa profession qui n'est autre que le regard et que la contemplation de cette divine pureté qu'on ne peut acquérir que dans le silence et dans le repos de la solitude.

Ainsi ce lâche soldat de Jésus-Christ, renonçant à cette guerre sainte et fuyant devant son ennemi, s'embarrasse dans les affaires du monde, et se met en état de ne plaire plus à celui au service duquel il s'était d'abord donné sans réserve. (Inst., X, 2, 3. P. L., 49, 363.)

 

Description par Évagre.

 

Le démon de l'ennui qu'on nomme aussi le démon de midi est le plus redoutable des démons. Il attaque le moine vers la quatrième heure et il continue le siège de l'âme jusqu'à la huitième heure. D'abord il s'efforce de montrer que le soleil est lent et même qu'il n'avance pas du tout, que le jour est de cinquante heures. Ensuite il amène continuellement le moine à regarder à la fenêtre; plus encore ; il le force à sortir de la cellule, à fixer Ies yeux sur le soleil, à calculer à quelle distance on est de la neuvième heure, et à regarder de tous côtés si quelque frère se présente. Bien plus, il lui inspire l'aversion du pays qu'il habite, du genre de vie qu'il y mène, et en particulier du travail des mains. Puis il l'amène à croire que

 

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la charité a fui du coeur de ses frères, qu'il n'a personne auprès de qui chercher consolation. Si par un malheureux hasard quelqu'un en ce temps-là lui est désagréable, le démon fait grandir sa haine. En outre il le pousse à désirer un autre pays, où il trouvera facilement ce dont il a besoin, une occupation plus facile où il réussira. Il ajoute que pour plaire à Dieu, peu importe le lieu qu'on habite, que partout on peut adorer la majesté divine. Il joint à cela le souvenir des parents et de l'ancienne manière de vivre. Il fait voir la longueur de la vie, met devant les yeux les labeurs d'une vie toute consacrée à Dieu. Enfin il met en mouvement tous les artifices, pour ainsi dire, pour que le moine abandonne sa cellule et avec elle le combat (1). (Evagre, De oct. vit. P. G., 40, 1271.)

 

(1) Évagre le Pontique (mort vers 400). Ordonné lecteur par saint Basile, diacre par saint Grégoire de Nazianze, il résidait à Constantinople et il était mêlé à la vie mondaine lorsque ses succès le compromirent en excitant la jalousie d'un grand personnage. Obligé de s'enfuir, il se réfugia à Jérusalem où il fut accueilli par Mélanie, qui le dirigea vers l'Égypte. Il passa à Nitrie et aux cellules seize années d'une très rude pénitence. Il eut de nombreux et fervents disciples. Le fait de son origénisme pose d'importants problèmes. Quelle part a-t-il eue dans la diffusion des idées origénistes? A quelle dose étaient-elles mêlées à son enseignement ascétique? Il est probable que ses élèves peu curieux de théories ne s'assimilaient que les principes de conduite. Espérons que le P. Cavallera nous donnera bientôt le résultat de ses travaux sur ce grand maître.

 

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Description par Saint Nil.

 

Le moine pris d'acédie regarde assidûment vers la fenêtre, et son imagination lui représente des visiteurs. La porte a grincé sur ses gonds, le voilà debout! Il a entendu parler, et il est déjà penché au dehors pour se rendre compte; il ne quitte la fenêtre que pour se rasseoir et tomber dans la somnolence. Pendant qu'il lit, sa tête vacille souvent et il se laisse aisément aller au sommeil; il se frotte le visage, il s'étire, ses yeux quittent le livre et se fixent sur le mur; il revient à son livre, lit quelques instants, court des yeux à la fin des phrases, se livre à des travaux inutiles, compte les feuillets, calcule le nombre des cahiers, blâme la calligraphie et les ornements, puis repliant le manuscrit, il le met sous sa tête et s'endort d'un sommeil léger, car l'appétit va l'exciter et lui donner une nouvelle occupation (1). (Nil, De oct. vit. P. G., 79, 1159.)

 

(1) Dans les écrits groupés sous le nom de saint Nil, une anthologie des Pères recueillerait de belles pages. C'est là qu'on trouve la belle définition de la prière retenue par nos catéchismes « l'élévation de notre âme vers Dieu ». Mais l'attribution de ces oeuvres est contestée. Elles n'auraient pas pour auteur un Nil, abbé du Sinaï.

 

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Description par Climaque.

 

La vie commune des monastères est contraire à l'acédie; mais les anachorètes l'ont pour compagne inséparable dans leur solitude, elle ne les quitte point avant leur mort; et elle ne finit point avant la fin de leur vie les combats qu'elle leur livre à toute heure. Lorsqu'elle voit la cellule de quelqu'un de ces solitaire elle sourit en elle-même, et s'approchant de lui, elle établit sa demeure près de la sienne.

Le médecin visite les malades au matin ; mais cette langueur intérieure vient visiter vers le midi ceux qui s'exercent dans la vie religieuse.

Elle excite à satisfaire avec soin aux devoirs de l'hospitalité, et elle conjure tous les frères de faire beaucoup d'aumônes en travaillant fortement des mains. Elle exhorte les autres avec ardeur à visiter les malades, les faisant ressouvenir de cette parole de Jésus-Christ : « J'étais malade et vous m'êtes venu visiter. » Elle les porte à aller voir ceux qui sont dans la tristesse et l'abattement d'esprit; leur inspirant de consoler et de fortifier les faibles lorsqu'il n'y a rien de plus lâche ni de plus faible qu'elle-même.

 

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Quand nous sommes à l'office et dans la prière, elle nous fait souvenir de quelques affaires nécessaires et pressées, et toute déraisonnable qu'elle est, elle s'efforce de tout son pouvoir de nous tirer par quelque raison spécieuse de cette occupation si sainte.

Ce démon nous cause trois heures avant le repas, des frissonnements, des maux de tête, des chaleurs de fièvre, et des douleurs dans les intestins. Et quand l'heure de none est venue, il nous réveille en nous donnant un peu de relâche ; puis la table étant couverte, il nous fait sauter avec joie de dessus le lit pour y aller. Mais lorsqu'ensuite le temps de l'office et de la prière est venu, il commence tout de nouveau à nous rendre le corps pesant. Et lorsque nous prions il nous plonge dans le sommeil, et par des bâillements qu'il excite à contre-temps, il nous empêche de prononcer des versets entiers. (Clim., XIII, 5-9; P. G.,88, 859.)

 

CHAPITRE VII. CHARITÉ

 

I. — Pourquoi nous aimons le prochain

 

Des anachorètes séparés du monde par des centaines de lieues d'un affreux désert ne perdent pas l'amour des hommes rachetés avec eux, et après des années d'isolement ils sont prêts, comme Paul le premier ermite, à exprimer l'affection et la joie lorsqu'un de leurs semblables se présente à eux.

D'autre part, les cénobites et même les membres des colonies semi-hérémitiques rencontraient les mêmes excitants et les mêmes obstacles à la charité qui se trouvent dans les relations ordinaires du monde. Aussi recevons-nous d'eux l'enseignement intégral de la charité, sur sa nature, son fondement, son importance, ses applications multiples, les occasions et manières d'y manquer et de s'y soustraire.

La facile et prompte adaptation de leurs maximes à notre situation présente est une marque d'un esprit supérieur aux préoccupations passagères, de leur connaissance du fond de nature commun à tous les siècles et à tous les climats.

Les solitaires ne sont pas les vrais disciples du Seigneur s'ils n'aiment pas les autres comme eux-mêmes. Les vertus sont trompeuses qui prétendent marcher sans la charité. Cassien nous rapporte la leçon de l'abbé Nesteros, un des premiers maîtres qu'il trouva sur la terre d'Égypte, à Panéphyse.

 

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Macaire, administrateur de l'hôpital d'Alexandrie illustre dans une charade vivante la parole : Faites-vous des trésors qui ne passent pas. Précurseur des fondateurs d'asiles, d'hospices, d'orphelinats, avec la sainte audace, qui contraint les riches insouciants à verser l'impôt de la charité, il leur dit comme à la vierge avare en leur montrant les vieilles femmes, au visage rongé par le cancer : « Voilà votre trésor, vos émeraudes, vos hyacinthes ! »

Le saint vieillard Bisarion qui a donné son dernier vêtement au mendiant qu'il vient de rencontrer, s'excuse de sa nudité en montrant le livre des Évangiles : « Voilà celui qui m'a dépouillé ! »

Le fondement de la sublime confusion qui nous fait désigner du même mot les devoirs envers l'homme et les devoirs envers Dieu, Antoine, Apollon, Jean l'aumônier, Dorothée nous le découvrent : c'est Dieu reconnu dans le prochain.

L'abbé Nestéros expose le commandement nouveau.

 

Nous voyons de même dans l'Évangile, qu'étant prêt de retourner à son Père et voulant laisser auparavant à ses disciples, comme son testament et sa dernière volonté, il leur dit : « Je vous fais un nouveau commandement, qui est de vous entr'aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. C'est en cela, dit-il, aussitôt, qu'on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres. » Il ne dit pas si vous faites des miracles, mais si vous avez de l'amour les uns pour les autres ; ce

 

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qu'il est certain qu'on ne peut faire sans être comme lui, doux et humble. C'est pourquoi, nos Pères n'ont jamais cru que des religieux fûssent véritablement dans la piété et exempts de la vaine gloire, lorsqu'ils faisaient profession devant les hommes de chasser les démons et qu'ils publiaient dans le peuple par une vanité insupportable le don qu'ils avaient en effet, ou que leur présomption leur faisait croire qu'ils avaient reçu. Celui, dit l'Écriture, qui s'appuie sur le mensonge repaît les vents et il court après les oiseaux qui volent. Et il arrivera à ces personnes, ce qui est encore marqué dans les Proverbes : « Comme les vents, les nuées et la pluie se font visiblement reconnaître, de même ceux qui se glorifient dans un faux don. » Si donc nous voyons quelqu'un qui ait reçu cette grâce, nous devons estimer en lui non la grandeur de ses miracles, mais la sainteté de sa vie et nous ne devons pas considérer si les démons lui sont assujettis, mais s'il est rempli de cette charité dont saint Paul a décrit les effets et qu'il met au-dessus de tous les dons. (Coll., XV, 7. P. L., 49, 1003.)

 

Saint Jean s'excusait de répéter : « Aimez-vous les uns les autres », en disant : « C'est le précepte du Seigneur. » Bisarion s'excuse de sa nudité complète : «Voilà celui qui m'a dévêtu », dit-il, en montrant son volume des Evangiles, dont il va d'ailleurs se dépouiller pour en donner le prix aux pauvres.

 

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Il y avait un saint vieillard, nommé Bisarion, qui n'ayant point de bien était extraordinairement charitable. Il n'avait pour tous habits, suivant la tradition de l'Évangile, qu'une tunique avec un petit manteau, et il partait toujours sous son bras le saint Evangile, soit pour connaître par là s'il obéissait exactement aux commandements de Dieu, ou qu'il voulût toujours avoir la règle qu'il désirait si fort accomplir. Tout le cours de sa vie a été si admirable, que quand il aurait été un ange du ciel, il n'aurait pas vécu plus parfaitement sur la terre.

Arrivant un jour dans un village, il vit en la place publique un pauvre qui était mort, et tout nu. Aussitôt il quitta son petit manteau, et l'en couvrit. Étant passé un peu plus avant, il vint à lui un autre pauvre tout nu. Sur quoi s'étant arrêté, il commença à délibérer, et à raisonner ainsi à soi-même : « Est-il juste qu'ayant, comme j'ai fait, renoncé au monde, je sois vêtu, et que mon frère gèle de froid? Et ne serai-je pas cause de sa mort, si je le laisse mourir de la sorte ? Que ferai-je donc? Dépouillerai-je ma tunique pour la diviser en deux, et lui en donnerai-je une partie? ou la donnerai-je tout entière à celui que Dieu a créé à son image ? Mais si je la divise, de quoi nous pourra servir à lui et à moi de n'en avoir chacun qu'une partie ? et quel mal me pourra-t-il

 

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arriver, si dans l'exercice de la charité je vais au delà de ce que Dieu me commande? » Ce généreux soldat de Jésus-Christ ayant ainsi discouru en soi-même, il se résolut avec joie d'appeler ce pauvre sous un porche, où il se dépouilla pour le revêtir, et ainsi demeurant nu, il s'assit en se couvrant de ses mains, et en croisant les genoux, sans qu'il lui restât autre chose que cette divine parole, qui enrichit ceux qui la pratiquent, laquelle il portait sous son bras. La Providence de celui de qui elle procède fit que l'intendant de la Justice passant par là reconnut le saint vieillard, et dit à un de ceux qui l'accompagnaient : « N'est-ce pas là le bon père Bisarion? » lui ayant été répondu que oui, il descendit de cheval et dit au saint : « Qui vous a ainsi dépouillé, mon Père? » — « C'est celui-ci, lui répartit Bisarion, en lui montrant le saint Évangile. » Aussitôt l'Intendant quittant son manteau le mit sur les épaules de ce fidèle serviteur de Jésus-Christ, qui se retira à l'écart pour fuir la louange de celui qui était témoin de la bonne action qu'il avait faite, dont il ne voulait point d'autre récompense que celle que Dieu lui donnerait en secret lorsqu'il se cacherait au yeux des hommes.

Après avoir observé de la sorte tous les préceptes de l'Évangile, dont le parfait accomplissement était la seule chose qui remplissait. son esprit, il rencontra en passant un pauvre,

 

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auquel n'ayant rien à donner il courut dans la place publique, où il vendit son livre des Evangiles, afin de lui faire la charité. Peu de jours après, son disciple nommé culas lui disant : « Qu'avez-vous fait de votre livre, mon Père ? » Il lui répondit avec un visage gai : « Ne vous fâchez point, mon frère, si par la confiance que j'ai aux promesses de Jésus-Christ, et par l'obéissance que je lui veux rendre, j'ai vendu le livre même où sont écrites ces paroles qui me disaient sans cesse : « Vends tout ce que tu as, et le donne aux pauvres. » Ce saint a fait plusieurs autres actions de singulière vertu; et Dieu veuille par sa grâce nous rendre dignes de participer un jour avec lui aux félicités éternelles. (Hist. Laus., 116. P. L., 73, 1198.)

 

Où sont les vrais trésors. Macaire et la vierge avare.

 

Il y avait en Alexandrie une vierge, qui ne méritait pas de porter ee nom, laquelle paraissait humble par son habit, mais qui étant dans le fond du coeur superbe, insolente et avare, aimait plus l'or que Jésus-Christ. Elle ne donnait jamais rien, et non pas même une aumône.

Saint Macaire, prêtre et administrateur de l'hôpital des estropiés, voulant par une espèce de saignée le guérir de la maladie de l'avarice, il s'avisa d'une telle invention. Ayant dans

 

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sa jeunesse été lapidaire, il l'alla trouver, et lui dit : « Il m'est tombé entre les mains des émeraudes et des hyacinthes parfaitement belles; et je ne sais si elles viennent de quelque marchand, ou si on les a dérobées. Car elles n'ont point de prix, et valent plus que je ne puis dire. Celui qui les a les laisse néanmoins à cinq cents écus. » Elle se jeta aux pieds du saint homme, et lui dit : « Je vous prie de tout mon coeur, que nul autre que moi ne les achète. » Il lui répondit : « Venez donc jusqu'à mon logis, et vous les verrez. » — « Il n'est point nécessaire, répartit-elle, car je ne désire pas de voir celui qui les vend : mais voilà les cinq cents écus que je vous donne pour les avoir. » Le saint, qui a vécu jusqu'à cent ans, et était encore au monde, quand nous fûmes en ce pays-là, ayant reçu cet argent, il l'employa aux besoins de l'hôpital. Il se passa beaucoup de temps sans que cette fille osât lui parler de ces pierreries. Enfin l'ayant rencontré dans l'église elle lui dit : « Dites-moi, je vous en supplie, ce que sont devenues ces pierreries pour lesquelles je vous ai mis cinq cents écus entre les mains ? » « Si vous désirez de les avoir, lui répondit-il, venez où je loge, car elles y sont. Que si lorsque vous les aurez vues vous n'êtes pas contente, je vous rendrai votre argent. » Lui ayant parlé de la sorte elle le suivit avec joie; et quand ils furent

 

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entrés dans l'hôpital, où le logement des femmes était en haut, et celui des hommes en bas, saint Macaire lui dit : « Lesquelles désirez-vous de voir les premières, ou les hyacinthes, ou les émeraudes ? » « Celles qu'il vous plaira », lui répondit-elle. Alors il la mena en haut et lui montra des femmes estropiées, et à qui divers maux avaient tout défiguré le visage, puis il lui dit : « Voilà les hyacinthes. » Il la mena ensuite en bas : « Voilà les émeraudes : et je ne crois qu'on en puisse trouver de plus grand prix. Que si vous n'êtes pas satisfaite, vous n'avez qu'à reprendre votre argent. » Ces paroles firent tant de honte à cette fille, qu'elle s'en retourna sensiblement touchée de douleur, de voir qu'elle n'avait pas fait cette aumône par l'esprit de Dieu, mais comme y étant contrainte, et elle employa depuis cela tout son bien en de bons et saints usages. (Heracl., 2. P. L., 74, 255.)

 

Dieu vu dans le prochain.

 

Faire du bien aux hommes, c'est atteindre Dieu lui-même. Parole d'Apollon allant aider un de ses frères, de Jean l'aumônier désignant les pauvres comme ses maîtres, d'Antoine qui fait le portrait du Christ en réunissant les traits de vertu des solitaires.

Lorsque quelque solitaire priait le saint abbé Apollon de l'assister dans son travail et dans

 

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son ouvrage, il allait aussitôt avec une grande joie et disait ces belles paroles : « Je vais travailler aujourd'hui avec Jésus-Christ mon roi pour le salut de mon âme. Car c'est elle qui en recevra la récompense. » (Pélage, XVII, 3. P. L., 73, 1040.)

 

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Saint Jean ayant été élevé, non par les hommes, mais par la volonté de Dieu sur le trône de la grande ville d'Alexandrie si chérie de Jésus-Christ, il commença par une telle action à faire connaître qui il était, Il fit venir les économes et le diacre, et leur dit en présence de tous ceux qu'il honorait de sa confiance : « Il ne serait pas juste, mes frères, que nous eussions plutôt soin des autres que de Jésus-Christ. » Tous ceux qui se trouvèrent présents en grand nombre étant extrêmement touchés de ces paroles, et écoutant quelle en serait la suite, il continua ainsi : « Allez donc par la ville et faites-moi un rôle exact de tous mes maîtres. »

Ces personnes ne sachant qui étaient ceux dont il voulait parler, et ne comprenant pas qui pouvaient être les maîtres de leur patriarche, ils le supplièrent de le leur dire. Sur quoi il répondit cette parole angélique : « J'appelle mes maîtres et mes aides ceux que vous

 

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nommez pauvres et mendiants, puisque ce sont eux qui nous peuvent aider véritablement et noua donner le royaume du ciel. » Ce que le saint imitateur de Jésus-Christ avait ordonné ayant été promptement exécuté, il commanda à sou économe de donner chaque jour à tous les pauvres, dont le nombre était de sept mille cinq cents et davantage, ce qui leur était nécessaire pour vivre. (Vit. S. Joan. El. P. L., 73, 342.)

 

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Nous voyons tous les jours, disait saint Antoine, qu'un religieux excelle par la science, un autre par le discernement, un autre par la patience, d'autres par l'humilité, d'autres par la continence et les autres par la simplicité. Celui donc qui veut composer le miel spirituel doit comme une abeille très habile, recueillir le sue de chaque vertu chez celui qui est parvenu à y exceller.

Ainsi, quoique nous ne voyions pas encore que Jésus-Christ est tout en tous, selon l'expression de saint Paul, nous pouvons en cette manière le trouver en tous par parties. C'est de lui qu'il est dit que Dieu l'a fait notre sagesse, notre justice, notre sainteté, notre rédemption. Puisque nous trouvons dans l'un la sagesse, dans l'autre la justice, dans l'autre la douceur,

 

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ou la chasteté, ou l'humilité, ou la patience, nous avons le Christ dans les saints qui sont ses membres ; tous concourent dans l'unité de la foi et de la vertu à devenir l'homme parfait, en formant la plénitude de son corps par la réunion de leurs différentes qualités. (Inst., V, 4. P. L., 49, 208.)

 

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Mais si vous voulez connaître ce que nous devons avoir devant les yeux, lorsque nous nous trouvons ensemble. C'est premièrement de conserver entre nous une charité sincère; car comme dit un ancien Père, vous voyez Jésus-Christ votre Seigneur et votre Dieu, en voyant votre frère. Secondement, c'est d'entendre la parole de Dieu, parce qu'elle nous touche d'une manière plus vive, lorsque nous sommes tous assemblés pour l'écouter. Car souvent un frère apprend par les questions que les autres nous proposent, ce qu'il n'a jamais su, et enfin, c'est pour nous mieux connaître nous-mêmes, et savoir ce que nous sommes.

Par exemple, si on se rencontre à table avec quelques-uns de ses frères, c'est une occasion qui se présente, dans laquelle on pourra reconnaître ce que l'on est, si on considère au cas que l'on serve quelque viande qui soit bonne

 

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et bien apprêtée, si on a la force de s'en abstenir, si on peut s'empêcher de prendre une portion meilleure et plus grande que n'est celle de son frère, ou bien de choisir le morceau le plus. gros et lui laisser le plus petit, lorsqu'il arrive que la nourriture a été partagée. Car il y en a qui n'ont point de honte de mettre devant leurs frères les portions les plus petites, et de prendre les plus grandes pour eux. Mais quelle différence peut-on faire entre ces sortes de portions, qui puisse donner matière à distinctions si viles et si basses et à des envies d'avoir plus que son frère, et d'agir en cela contre son devoir? Il faut encore faire attention si on est capable de se priver de manger des mets et des viandes différentes que l'on a devant soi, de crainte que la diversité ne fasse commettre quelques excès scandaleux; si on ne donne point trop de liberté à sa langue; si on voit que son frère étant plus estimé et mieux traité que l'on est, on n'en a point de jalousie ; si quelqu'un parlant à un autre, se répandant en beaucoup de discours, et se conduisant d'une manière désordonnée, on ne s'y arrête point, mais sans le juger on s'attache à quelqu'un qui ait plus de vertu et de mérite que lui, s'étudiant à imiter saint Antoine, lequel allant visiter ses frères, s'il voyait en eux quelques bonnes qualités, il les conservait dans son coeur afin de les mettre en pratique, prenant

 

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de l'un la ferveur dans le travail, d'un autre l'humilité, d'un autre la mansuétude, d'un autre l'amour de la solitude et du repos, en sorte qu'il assemblait les différentes vertus de plu sieurs dans sa personne. (Dorothée, XXI. P. G., 88, 1795.)

 

II. — La pratique,

 

Dans les gens qu'il rencontre eu bourg lorsqu'il va vendre ses corbeilles, dans les cultivateurs chez qui il fait la moisson, comme dans les curieux qui pénètrent jūsqu'à sa grotte, le moine reconnaît Jésus-Christ qui lui demande secours et protection. Il n'est pas déconcerté si l'intérêt du prochain lui demande une exception à ses habitudes sévères.

Paphnuce qui a depuis des années renoncé au vin se soumet à la fantaisie d'un chef de brigands et trinque avec la troupe. Ephrem quitte les joies de la contemplation et devient la providence de la ville d'Edesse affamée.

Voici le bon Israélite venu sur le tard parmi les spirituels, après des années données au négoce, un certain Apollon incapable d'étude, dormant aux conférences. Il monte une petite pharmacie, il fait le tour des cellules, découvre et soulage les malades, c'est la soeur visiteuse de la paroisse monastique de Nitrie.

Les détails héroïques des vies qui se dépensent dans les hospices de Saint-Jean-de-Dieu nous les trouvons déjà racontés dans la notice d'Euloge, avec la description des accès de démence de son malade.

La patience de cette dame d'Alexandrie, dont Athanase n'avait pas deviné la haute vertu, peut être donné en exemple aux religieuses qui se donnent au service des pauvres ou des vieillards, dépouillés même des noms qui feraient connaître leur origine.

Discrétion et charité sont connexes. D'art de la direction

 

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ne sera pas donné à un homme qui ne sait pas pénétrer les coeurs. Pacôme, le maître du discernement, rayonne de tendre, active, compatissante charité. Il prend sur lui les charges, trop lourdes pour les épaules de ses inférieurs. On le sait accessible à toutes les confidences et à toutes les plaintes. Vous avez entendu déjà l'apostrophe naïve du novice, lorsqu'il vient visiter le monastère : « Depuis que vous êtes parti, on ne nous a rien servi de cuit ! » Cette confiance nous éclaire sur la condescendante sollicitude du fondateur de Tabenne.

 

Bonté condescendante. Paphnuce et les brigands,

 

Le saint abbé Paphnuce, qui ne buvait jamais de vin, allant par les champs et étant fort fatigué du travail du chemin, rencontra une troupe de voleurs, qui buvaient ensemble. Celui qui en était le chef l'ayant reconnu, et sachant qu'il ne buvait point de vin, lui dit en lui présentant d'une main un verre de vin, et tenant de l'autre son épée nue : « Si tu ne bois cela, je te tuerai. » Le saint vieillard qui, pour accomplir le commandement de Dieu, voulait gagner à son service l'âme de cet homme, prit le verre, et but le vin. Ce qui toucha si fort ce voleur, qu'il lui demanda pardon, et lui dit : « Pardonnez-moi, mon Père, le déplaisir que je vous ai fait. » Le saint vieillard lui répondit « J'ai confiance en mon Dieu qu'il se servira de cette rencontre, pour vous faire miséricorde et en ce monde et en l'autre. » A

 

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quoi ce voleur répartit : « Et moi j'espère qu'à commencer dès ce moment, Dieu me fera la grâce de ne faire de ma vie tort à personne. » Ainsi le saint gagna ce voleur, et ensuite tout le reste de la troupe, en s'abandonnant pour l'amour de Dieu à leur volonté. (Pélage, XVII, 12. P. L., 73, 975.)

 

La famine à Édesse.

 

Vous avez sans doute entendu parler d'un diacre de l'église d'Édesse, nommé Éphrem, puisqu'il tient rang entre ceux qui ont mérité que les serviteurs de Jésus-Christ écrivent leurs actions. Ayant mené une vie sainte et toute spirituelle, il se rendit digne de connaître sans étude, et par un pur effet de la grâce, ce que la théologie nous enseigne en cette vie, et ce que la béatitude nous fait voir en l'autre. Après avoir vécu fort tranquillement, et édifié pendant plusieurs années, tous ceux qui le venaient voir, il sortit enfin de sa cellule, pour la raison que je vais dire. La ville d'Édesse étant tombée dans une extrême famine, la compassion qu'il eut des pauvres gens de la campagne qui mouraient de faim, le fit résoudre d'aller vers les plus riches de la ville, auxquels il dit : « Pourquoi n'avez-vous point pitié de tant de personnes que la nécessité fait périr, et ne songez-vous point que vous vous damnez vous-mêmes,

 

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en laissant moisir le bien que vous pourriez et devriez employer à les assister? » Eux qui ne cherchaient qu'une honnête excuse, lui répondirent : « Nous ne savons à qui confier l'argent qu'il faudrait pour leur acheter du pain, d'autant que chacun ne pense qu'à son profit particulier. » Il leur répartit : « Quelle opinion avez-vous de moi ? » Or il était avec raison dans une très grande estime, et très générale. C'est pourquoi ils lui répondirent : « Nous savons que vous êtes un homme de Dieu. » — « Si vous avez cette créance, répliqua le serviteur de Jésus-Christ, vous pouvez donc me confier votre argent sans crainte, et je veux bien, pour l'amour de vous, me rendre administrateur d'un hôpital, pour recevoir tous ces pauvres misérables. » Ayant ensuite reçu l'argent qu'ils lui mirent entre les mains, il fit un parc enfermé de pieux, où on dressa jusqu'au nombre de trois cents lits. Là il nourrissait ceux qui mouraient de faim; il assistait les malades, sans abandonner un seul de ceux qui donnaient encore quelque espérance de vie ; il ensevelissait les morts; et pour tout dire en un mot, il n'oubliait rien de tout ce qui pouvait dépendre de sa charité et de ses soins, dans l'emploi de l'argent qui lui avait ainsi été confié. Ayant passé un an dans cet exercice, la moisson fut si grande, que l'abondance succéda à la famine; et alors ce saint homme

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n'ayant plus sujet de demeurer davantage, s'en retourna dans sa cellule, où il mourut un mois après, Dieu ayant voulu sur la fin de sa vie, lui offrir cette occasion d'acquérir une si riche couronne. Il a laissé aussi d'excellents écrits, qui témoignent assez quelle a été son éminente sagesse. (Héracl., 28. P. L., 74, 313.)

 

Apollon l'infirmier.

 

Un nommé Apollon, que l'on nommait le Marchand, ayant renoncé au monde et étant allé demeurer sur la montagne de Nitrie, il ne put apprendre aucun art, ni s'appliquer à aucune étude, à cause qu'il était déjà avancé en âge, et voici quel fut son exercice durant vingt ans qu'il passa sur cette montagne. Il allait non sans beaucoup de peine, acheter de son argent en Alexandrie toutes sortes de médicaments, qu'il distribuait à tous les solitaires dans leurs maladies. On le voyait depuis le point du jour jusqu'à l'heure de none courir de monastère en monastère pour voir s'il n'y avait point de malades. Il leur portait des raisins secs, des grenades, des oeufs, du pain blanc, et les autres choses dont les malades ont besoin. Ainsi ce serviteur de Jésus-Christ trouva moyen de mener jusqu'à sa vieillesse une manière de vie qui lui était propre, et lorsqu'il fut prêt de mourir, il laissa tous ces biens

 

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terrestres que la charité lui faisait amasser pour le soulagement de sen prochain, à un antre, semblable à lui, et le pria d'en vouloir user de la même sorte. Car y ayant cinq mille solitaires sur cette montagne, qui est un lieu désert et sauvage, ce secours et cette assistance leur sont non seulement utiles, mais nécessaires. (Héracl., 7. P. L., 74, 352.)

 

Histoire d'Euloge.

 

Saint Antoine réconforte la charité d'Euloge. Celui-ci presque poussé à bout par l'ingratitude et les violences d'un estropié à qui il s'est donné tout entier, l'emmène avec lui d'Alexandrie en Thébaïde. « Ne perdez pas la couronne à laquelle vous allez être bientôt appelés! » Sur cette réponse du patriarche, Euloge revient résolu à tout supporter, le malade revient guéri ou calmé. Leur sainte mort à tous deux.

 

Cet Euloge qui avait fort bien étudié, étant touché de l'amour de Dieu et du désir de vivre éternellement, renonça à tous les embarras du siècle, et distribua son bien aux pauvres, à la réserve d'un peu d'argent, à cause qu'il ne pouvait travailler. Un jour il trouva exposé sur le pavé de la place publique un pauvre estropié (1) qui n'avait ni pieds ni mains, mais à qui

 

(1) De Richeome dans La peinture spirituelle... Lyon, 1611. « Vous contemplez cet homme estropié n'ayant ni pieds ni jambes, tout Impotent et perclus et ressemblant plutôt à un terme de pierre ou à un tronc de bois qu'à une créature humaine, n'était qu'en son visage il porte la trongne d'un homme furieux et forcené. »

 

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la langue seulement était demeurée, pour pouvoir demander l'aumône à ceux qui passaient par là. Euloge s'étant arrêté le regarda fixement, et parla ainsi à Dieu dans son coeur, comme par une espèce de voeu : « Seigneur, je veux pour l'amour de vous, prendre cet estropié avec moi, et je vous promets de l'assister et de le nourrir jusqu'à sa mort, afin que je me puisse sauver par son moyen. Donnez-moi donc, ô Jésus-Christ, mon cher Maître, la patience qui m'est nécessaire pour lui pouvoir rendre ce service. » Puis s'approchant du pauvre, il lui dit : « Voulez-vous bien que je vous reçoive dans ma maison, et que je vous nourrisse et vous assiste? » Il lui répondit : « Plût à Dieu que vous daigniez me faire cette charité, dont je reconnais n'être pas digne. » « — Je m'en vais chercher un âne, dit Euloge, afin de vous emporter. » Euloge l'ayant emmené dans sa petite maison prit autant de soin de lui que s'il eût été son propre père. Car il le lavait, l'huilait, le réchauffait, et le portait de ses propres mains, le traitant beaucoup mieux que sa condition ne le méritait, et le nourrissant aussi bien que ses infirmités le demandaient, ce que cet estropié reçut comme il devait durant quinze ans.

Mais au bout de ce temps le démon s'étant rendu maître de son coeur afin de priver Euloge de la récompense qu'il pouvait espérer d'une si

 

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bonne oeuvre, et de dérober à Dieu les actions de grâce qui lui étaient dues, il le fit murmurer contre Euloge, jusqu'à lui dire mille injures, et lui donner mille malédictions. Euloge essayant d'adoucir son esprit, lui répondait : « Mon maître, ne parlez pas ainsi, je vous prie, mais, dites-moi en quoi j'ai pu vous déplaire, et je m'en corrigerai. » L'estropié répondait avec plus d'arrogance : « Je ne puis souffrir ces flatteries... Je ne veux pas, je ne veux pas demeurer ici : je veux qu'on me mène dans le marché. Quelle violence! Mène-moi où tu m'as pris. » Et il est sans doute que s'il eût eu des mains, il se serait étranglé, ou se serait passé une épée au travers du corps, tant il était agité par le démon. Euloge le voyant en cet état et ne sachant plus que faire, s'en alla demander conseil à des solitaires voisins. « Menez-le au grand homme », lui dirent-ils. Ils nommaient ainsi saint Antoine... Euloge suivant leur conseil flatta autant qu'il pût l'estropié, et le mit sur une petite barque, puis sortit de la ville et le mena dans le monastère des disciples du grand saint Antoine, qui selon ce que Crosne nous raconta, y arriva le lendemain sur le soir, couvert d'un manteau de peaux... S'étant assis il appela l'un après l'autre tous ceux qui se trouvèrent présents : et comme il se faisait déjà tard, personne ne lui ayant dit le nom d'Euloge, il l'appela par trois

 

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fois en lui disant : «Euloge, Euloge, Euloge. » Sur quoi Euloge ne lui ayant point répondu, dans la créance qu'il avait que la parole s'adressait à quelque autre qui portait ce même nom, saint Antoine lui dit : « C'est vous, Euloge, que j'appelle, vous qui venez d'Alexandrie. » Euloge lui répondit : « Que vous plait-il de me commander? » Alors le saint lui dit

« Pour quel sujet êtes-vous venu ici? » « Ce-lui qui vous a révélé mon nom, répartit Euloge, vous a sans doute révélé aussi quelle est la cause qui m'amène. » « Il est vrai, répondit saint Antoine ; mais ne laissez pas de le dire en présence de tous les frères, afin qu'ils la sachent aussi. » Alors Euloge lui raconta son histoire... Lorsqu'il eut fini, le saint lui dit d'une voix grave et austère : « Quoi, vous l'abandonnerez, Euloge? Mais Dieu qui est son Créateur ne l'abandonnera pas, encore que vous l'abandonniez, et lui suscitera quelque autre meilleur que vous qui le recevra. » Euloge entendant ces paroles trembla de crainte, et ne répondit pas un seul mot. Le saint le quittant s'adressa à l'estropié, qu'il gronda très rudement, en lui disant à haute voix : u Misérable, indigne que la terre te porte, et que le ciel te regarde : Ne cesseras-tu donc jamais de combattre contre Dieu, et d'aigrir l'esprit de ton frère? Ne sais-tu pas que c'est Jésus-Christ qui t'assiste par son

 

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moyen? Et comment as-tu donc le hardiesse de parler de la manière que tu fais contre Jésus-Christ? Car n'est-ce pas pour l'amour de lui qu'il s'est assujetti à te servir? » Ainsi les ayant reprise tous deux, il leur dit de s'en retourner...

En suite de ces paroles ils s'en retournèrent en grande hâte dans leur cellule, où ils vécurent dans une parfaite charité; et quarante jours après, Notre-Seigneur appela à lui le bienheureux Euloge, qui fut suivi trois jours après par ce pauvre, lequel étant infirme et estropié de son corps avait l'âme forte et robuste, et la rendit à son Créateur après la lui avoir recommandée. (Héracl., 9. P. L., 74, 280.)

 

Ne pas se faire payer ici-bas.

 

La sainte femme d'Alexandrie dont la patience est donnée en exemple, a compris que la vraie et parfaite charité ne veut pas de récompense terrestre. Elle demande à Athanase de confier à ses soins quelque personne insupportable et impossible à contenter. On n'a pas de peine à la servir.

 

Une sainte femme avait obtenu qu'Athanase lui confiât une veuve à soigner, et lui rendant tous les devoirs de la charité, elle remarqua

Que cette bonne veuve qui était douce et modeste extraordinairement, lui rendait à tous moments des témoignages de son extrême reconnaissance pour tous les bons offices qu’elle

 

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lui rendait. Elle s'en retourna aussitôt au bienheureux Athanase ; et se plaignit de ce qu'il l'avait mal servie. Ce saint prélat se doutant de la pensée de cette dame, commanda en secret qu'on lui donnât celle de toutes les veuves qu'on jugerait la plus bavarde, la plus colère, la plus pointilleuse et la plus violente.

Comme on n'eut pas tant de peine à choisir celle-ci que la première, on la mena aussitôt au logis de cette dame qui la reçut avec la même affection, et la servit avec le même soin que l'autre, et même encore avec plus de tendresse. Mais cette sainte femme ne reçut pour récompense de ses services que des injures, des médisances et des insultes continuelles. Cette veuve lui reprochait à tous moments par une calomnie détestable, qu'elle ne l'avait demandée à l'évêque Athanase que pour la tourmenter, et non pas pour l'assister, et qu'en venant chez elle où elle espérait être mieux, elle avait passé au contraire, d'un état très doux à un état de travail et de souffrance.

La violence de sa mauvaise humeur, alla même jusqu'à la frapper; mais cette sainte dame la servant encore avec plus d'ardeur et de soumission, s'étudiait non à réprimer son insolence en lui résistant, mais à se vaincre elle-même en s'y assujettissant, et quoiqu'elle en reçût les traitements les plus rudes et les dernières indignités, elle s'efforça toujours

 

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néanmoins d'apaiser par un excès de douceur et d'humilité, la furie et les emportements de cette femme. Enfin, s'étant pleinement affermie dans la vertu par ces saints exercices, et se trouvant dans la possession de cette parfaite patience qu'elle avait tant désirée, elle retourna au saint prélat Athanase pour lui rendre de très humbles actions de grâces de la sagesse de son choix, et des avantages qu'elle avait reçus par cet exercice. Elle lui avoua qu'il avait parfaitement accompli son désir, et qu'il lui avait donné une très digne maîtresse de patience, qu'elle sentait que cette vertu s'était comme nourrie et fortifiée en elle par les injures continuelles que cette veuve lui disait. (Coll., XVici, 14. P. L., 49, 1114.)

 

Charité universelle.

 

Pacôme en sympathie avec tous ses frères; il est partout où il y a une plaie à panser, un service à rendre.

 

Saint Pacôme aimait de telle sorte tous les serviteurs de Jésus-Christ qu'il compatissait à leurs peines avec une affection véritablement paternelle. Il exerçait de ses propres mains les oeuvres de miséricorde envers les vieillards, les malades et les enfants; et personne ne fortifiait tant que lui leur esprit par des considérations spirituelles, à supporter patiemment les

 

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maux dont ils étaient affligés. Plusieurs avançant dans la foi et dans les bonnes oeuvres par ses saintes instructions, et la plupart des frères dont le nombre croissait de jour en jour, s'efforçant d'imiter sa vertu, il en choisit quelques-uns qu'il établit sur les autres pour lui aider à gagner à Dieu les âmes de ceux qui de tous côtés les venaient trouver.

Or plusieurs, comme je l'ai dit, venant vers lui, et s'avançant diversement dans la vertu, il se remarquait de grandes différences entre leur manière d'agir. Ce qui fait que le saint vieillard suivant la règle qui lui avait été donnée du ciel, et se conduisant en toutes choses pair la grâce de Jésus-Christ, ordonnait à chacun d'eux ce qu'il devait faire selon la connaissance qu'il avait de ses forces, et de la portée de son esprit. Il enjoignait aux uns de gagner leur vie par les ouvrages de leurs mains, aux autres de servir les frères, et il ne les faisait pas vivre en tout temps d'une même sorte, mais il les obligeait à une abstinence, ou plus étroite, ou plus modérée, à proportion de leur travail et de leur zèle.

Il commit aux plus anciens après lui, le soin de tout ce qui était nécessaire aux frères et à ceux qui venaient du dehors, et il les exhortait tous d'être très affectionnés à l'obéissance, leur disant que cette vertu était comme l'abrégé par lequel ils pourraient arriver facilement au plus haut comble de la perfection, et cultiver dans

 

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lettes coeurs la crainte de Jésus-Christ, , puisque c'était plutôt vivre à Dieu, qu'à soi-même, que de produire avec humilité les fruits d'une humble obéissance.

Bien que ce saint homme se donnât tout entier aux occupations spirituelles, s'il arrivait que celui à qui il avait commis la conduite temporelle de la maison se trouvât absent, il faisait seul toutes choses comme s'il eût été le serviteur de tous les autres, et cela sans aucune ostentation ni vanité, qui corrompent d'ordinaire les meilleures actions des plus spirituels. Ainsi il ordonnait tout si sagement,, et demeurait dans une si profonde humilité, qu'il n'y avait aucun de ses frères qui n'en fût édifié. Il visitait avec soin tous les monastères, et lorsque venant revoir avec une affection paternelle ses chers enfants, il les trouvait attentifs à accomplis l'oeuvre de Dieu, on ne saurait exprimer la joie qu'il ressentait de leur avancement dans la vertu. (Vit. Pac., 25. P. L., 73, 245.)

 

III. — Fioretti.

 

Les leçons les plus suavement persuasives nous viennent de ces ennemis de la chair dont l'intransigeance nous scandalise. Nous ne voulons pas comprendre que le grand ennemi de la charité étant l'amour de nos aises et la recherche de notre satisfaction, celui qui a l'habitus de chercher ce qui le contrarie, ouvrira facilement les yeux sur les besoins du prochain et sera tout prêt au sacrifice que celui-ci attend. Et nous sommes surpris de ces menus gestes des géants de

 

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l'ascèse comme à la découverte de la flore du désert, mignonnes feuilles, pétales de miniature qui tirent sève et couleur du sol aride et des rochers brûlés par l'implacable soleil, douces teintes des fleurs de chardon, souriant parmi ces épines qui sont le pâturage des chameaux.

La compassion de Macaire pour la hyène et son petit aveugle, la peau de brebis dont elle lui fait présent, que Macaire transmet à Mélanie paraissent des traits empruntés aux fioretti (1).

De la cellule de Macaire d'Alexandrie part la grappe de raisin qui fait le tour des habitations de Scété.

Nous reconnaissons la sagesse et la rectitude de leurs vues sur le but à atteindre, la hiérarchie des vertus et la priorité des dettes de charité. Les violences qu'on se fait à soi-même ne doivent pas blesser, ni,

même par ricochet, atteindre le prochain. On rompt le jeûne, on va contre une habitude de privations qui est devenue chère, pour tenir compagnie à un hôte. Cassien nous fait remarquer que, les Syriens n'étaient pas fidèles à cette coutume d'Egypte. Un moine sait dissimuler ses privations pour mettre à l'aise ses convives. « C'est la sixième fois que je me mets à table aujourd'hui pour recevoir divers frères et j'ai encore appétit. »

La marque de la parfaite charité est qu'elle se dérobe et s'ignore. Plus encore que par les petites attentions et les prévenances ingénieuses, nous sommes gagnés à l'admiration affectueuse des maîtres par leurs aimables tromperies, leurs bienfaits cachés, leur souci de ne pas faire d'obligés, d'épargner aux frères la pensée qu'ils sont à charge.

Nous lions ce dernier bouquet sur le parallèle fait à deux reprises entre la constance d'une âme tendue vers la lutte continuelle et l'imperturbable bonté d'un coeur qui s'est fait inaccessible à l'impatience. « Depuis que j'ai pris cet habit je n'ai jamais mangé de viande », dit Hilarion. — « Pour moi, dit Epiphane, je ne me suis jamais endormi gardant un sentiment d'aversion. »

 

(1) Cfr. Introduction, p. XXXIII.

 

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Tout pour les malades !

 

Le soin des malades dans une communauté. Qu'on ne prenne pas leurs désirs pour des exigences déraisonnables. Leçon donnée par Pacôme.

 

On rapportait d'un vieillard de Scété qu'étant malade, il désirait manger du pain frais. Un frère l'apprenant, prit aussitôt sa peau de bique, en enveloppa un pain et ayant traversé le désert, le changea dans un bourg d'Égypte pour un pain frais et l'apporta au vieillard. Ses frères admiraient ces pains, mais le vieillard n'en voulait pas tâter, disant que c'était le sang de son frère. Alors les autres vieillards le prièrent en disant : « Au nom du Seigneur, prends de ce pain pour ne pas laisser inutile le sacrifice qu'a fait ton frère. » Alors le malade se rendit à leur désir. (Pélage, XVII, 17. P. L., 73, 976.)

 

*

* *

 

Un frère atteint de maladie mortelle était couché dans une cellule non loin de celle de Pacôme. Il demanda au supérieur du monastère qu'on lui donnât un peu de viande, vu son état d'épuisement. Il éprouva un refus. Il demanda alors qu'on le portât chez Pacôme, se mit à ses pieds et lui exposa son aventure. Le grand

 

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ascète trouvant cette demande juste, d'autant que le malade n'avait nullement démérité, se répandit en gémissements. A l'heure du repas, comme tous étaient à leur place et qu'ou lui avait servi sa portion, il s'abstint de boire et de manger et dit : « Où est donc écrite cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même? Ne voyez-vous pas ce frère qui a déjà l'aspect d'un mort? Pourquoi, avant même qu'il vous exposât sa détresse, l'avez-vous laissé sans vous occuper de lui ? Et quand il vous a exprimé son désir, comment l'avez-vous méprisé? Vous me direz : Tel n'est pas notre menu. Mais ne doit-on pas discerner le cas d'un malade ? Est-ce que tout n'est pas pur aux pure? Si vous n'étiez pas capables de reconnaître que cela était permis, pourquoi ne m'avoir pas soumis l'affaire? » Parlant ainsi il fondait en larmes.

Ce que voyant, les frères coururent acheter de la viande et la préparèrent. Alors Pacôme consentit à prendre sa réfection parmi les autres avec les légumes qu'on avait fait cuire. (Act. Sanct. Maii, t. III, 309.)

 

Dévouement des cuisiniers.

 

Voici l'action de frères que j'ai connus. Comme ils étaient de semaine pour le service de la cuisine on manqua totalement de bois et les frères devaient sa contenter d'aliments crus,

 

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et d'ailleurs l'abbé avait décidé cette xérophagie et tous s'y soumettaient de bon coeur. Mais les semainiers se seraient crus lésés et privés de la récompense d'un office de charité, si leur tour venu, ils avaient laissé les frères privés des mets ordinaires. Ils s'imposèrent alors un tel travail et de telles recherches que dans ces lieux arides et stériles, où il ne faut pas chercher des forêts comme dans ce pays (de Provence) et où pour avoir du bois on doit couper les arbres fruitiers, parcourant d'immenses étendues du désert qui va à la mer Morte pour recueillir les pailles, les épaves que le vent avait dispersées, les ramassant sur leur sein, ils purent préparer le repas régulier et ne permirent pas que les portions des frères fussent en rien changées. C'est ainsi qu'ils ne voulurent pas profiter de l'excuse que leur offrait aussi bien la décision du supérieur que la pénurie de combustible. (Inst., IV, 21. P. L., 49, 181.)

 

Les raretés et les primeurs. Macaire et la grappe de raisin.

 

On nous dit aussi qu'une grappe de raisin ayant été apportée à saint Macaire, sa charité qui lui faisait rechercher, non pas ce qui lui était commode, mais ce qui le pouvait être aux autres, la fit porter à un frère qu'il croyait en avoir davantage de besoin que lui. Ce solitaire

 

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rendit grâces à Dieu de cette bonté du saint; mais ayant comme lui plus de soin de son prochain que de soi-même, il porta cette grappe de raisin à un autre et cet autre à un autre ; de sorte qu'elle fit le tour de toutes les cellules qui étaient dispersées dans le désert et fort éloignées les unes des autres, jusqu'à ce qu'elle retomba entre les mains du saint, sans que nul des solitaires sût que ç'avait été lui qui le premier l'avait envoyée. Le saint reçut une extrême joie de voir une telle sobriété et une si grande charité dans tous ses frères et s'excita lui-même par cette considération à pratiquer plus que jamais les exercices de la vie spirituelle. (H. M., 29. P. L., 21, 453.)

 

Victoire héroïque sur la délicatesse.

 

Un frère donnait ses soins à un vieillard. Celui-ci fut atteint d'un ulcère d'où coulait en abondance un pus infect. Le frère entendait sa nature se soulever et lui dire : « Retire-toi, tu ne peux pas supporter l'odeur de cette pourriture. » Mais pour faire taire cette tentation, il prit un vase et lavant la plaie du vieillard il recueillit l'eau, et il en buvait quand il avait soif, et il s'en désaltérait. Alors une voix lui dit : « Si tu ne veux pas fuir, du moins ne t'abreuve pas de ce poison. » Et le frère résistait et il buvait de l'eau recueillie du pansement.

 

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Et Dieu voyant cette pratique de la charité, changea ce liquide en une eau très pure et appliqua au vieillard un remède invisible qui le gué-rit. (Pélage, XVII, 95. P. L., 73, 977.)

 

Danger de l'égoïsme.

 

Les Sarrasins, dans une de leurs expéditions, pillèrent la demeure de Sisoés et du frère qui était avec lui. Comme tous deux marchaient dans le désert à la recherche de quelque nourriture, Sisoés rencontra du crotin de chameau, et l'ayant mis en pièces il y trouva deux grains d'orge. Il mangea un grain et mit l'autre dans sa main. Son frère l'ayant rejoint s'aperçut qu'il mâchait quelque chose. « Est-ce là ta charité, dit-il, tu trouves un aliment, tu le manges seul, sans m'appeler. » L'abbé Sisoés répondit : « Je ne t'ai pas fait de tort, mon frère, voici ta portion que j'ai gardée dans ma main. » (Apoph., Sisoès. P. G., 65, 402.)

Accepter les services maladroits.

 

Non donum amantis respicitur... N'est-on pas excusable de rebuter le maladroit qui met toute sa bonne volonté à vous rendre un service déplaisant? Voilà ce que pense le mondain. Le moine ne doit pas laisser passer cette occasion d'un acte de haute vertu. Qu'il accepte avec un sourire de gratitude!

 

Un vieillard était malade au point de ne pou-voir prendre aucune nourriture. Son disciple le

 

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pressa en lui disant : « Permets dans que je prépare un peu de galette », et le vieillard consentit. Il se trouvait dans la cellule un pot qui contenait un peu de miel et un autre pareil qui contenait de l'huile de lin qui était rance et qui ne pouvait servir qu'à la lampe. Le frère fit erreur et prépara le repas du père avec cette huile, pensant se servir de miel. Le père en ayant goûté ne dit rien et mangea en silence. La troisième fois que le frère lui en offrit il lui dit : « Mon fils, je ne puis manger. » L'autre voulant le persuader : « Vois comme c'est bon, père, j'en mange moi aussi. » A peine en avait-il goûté qu'il comprit ce qu'il avait fait; il se jeta à genoux, s'écriant : « Pardonne-moi, père, je t'ai empoisonné ! tu m'as mis ce péché sur la conscience en ne parlant pas, » Le vieillard lui répondit : « Ne t'attriste pas, fils, pour cela, si Dieu avait voulu que je fasse un repas succulent tu aurais mis du miel et non oet ingrédient. » (Pélage, III, 51. P. L., 83, 767.)

 

Et le bon saint homme qui a égaré ses frères, pourquoi prétendait-il se reconnaître entre les pistes du désert? On est bien tenté de le renvoyer à la pratique de la mortification personnelle. Croyez-vous avoir fait acte d'héroïsme en retenant l'expression de votre contrariété ? Vous avez encore à apprendre : admirez la ruse de l'abbé Jean qui fera croire an frère qu'il ne s'est pas trompé.

 

Le saint abbé Jean allant un jour avec quelques-uns de ses frères, et celui qui les conduisait

 

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s'étant égaré à cause qu'il était nuit, ils lui dirent : « Que ferons-nous, mon père? Car ce frère s'est égaré, et nous courons risque de mourir faute de savoir le chemin. » Il leur répondit : « Si nous lui . en parlons, nous l'affligerons; mais je témoignerai être si las que je ne saurais plus du tout marcher, et ainsi je demeurerai ici jusqu'au jour. » Ce qu'il fit, et tous les autres avec lui, afin de ne point attrister ce frère en lui disant la faute qu'il avait faite. (Pélage, XVII, 7. P. L., 73, 974.)

 

L'art de panser les plaies intimes.

 

Deviner, comprendre, excuser les peines des autres. Que le spirituel dans la force et le prestige de la jeunesse, à qui vont les frères comme au porteur d'un message nouveau, pense au chagrin du père spirituel qui, à la rareté des visites mesure le déclin de ses forces et de sa réputation.

 

Avant que l'abbé Poemen vint en Égypte, il y avait un vieillard entouré d'une grande vénération. Mais lorsque Poemen fut venu de Scété et se fut établi dans le voisinage, beaucoup venaient à lui, laissant les conseils du vieillard, qui en conçut de l'envie et le montra dans ses discours. Poemen ayant connu cela, en fut affligé et dit à ses frères : « Quel ennui nous donnent ces gens, en abandonnant ce saint pour venir à nous, hommes de rien. Que faire? Comment guérir cet homme vénérable?

 

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Allons, préparons un petit festin, portons-le -chez lui avec un peu de vin, peut-être parviendrons-nous à l'amadouer. » Ils partirent et ayant frappé, ils dirent à son disciple : « Préviens ton maître que l'abbé Poemen vient demander sa bénédiction. » Mais le vieillard leur fit répondre : « Retirez-vous, car je n'ai pas le temps. Eux, bien affligés, insistèrent : « Nous ne partirons pas sans nous être mis à ses pieds. » Alors le vieillard ayant connu leur humilité et leur patience, ouvrit la porte et s'étant embrassés, ils mangèrent ensemble. Et le vieillard leur dit : « Ce qu'on m'avait rapporté de vous est au-dessous de la réalité. Vos actions sont cent fois plus que l'éloge qu'on fait. » Et il leur devint un ami très cher. (Pélage, XVII, 8. P. L., 73, 974.)

 

Bienfait dissimulé.

 

Lorsque le bienheureux solitaire Siméon fut venu ici d'Italie, comme il n'entendait pas un mot de grec, un des anciens voulut le traiter charitablement comme un étranger, et couvrir néanmoins la charité qu'il lui ferait d'un prétexte de récompense.

Il lui demanda pourquoi il demeurait ainsi toute la journée sans rien faire, et comment il ne s'appliquait point à quelque travail, ce qui lui faisait conjecturer que l'égarement de l'esprit

 

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l'on tombe dans l'oisiveté, joint au besoin des choses nécessaires à la vie, le ferait bientôt renoncer à la solitude, qu'on ne peut porter que lorsqu'on s'assujettit à gagner de ses propres mains de quoi vivre. Le solitaire Siméon lui répondit qu'il ne savait et ne pouvait rien faire de tout ce que les autres faisaient, et qu'il ne savait point d'autre métier que celui de copier les livres, ce qu'il était prêt à faire, s'il se trouvait quelqu'un dans toute l'Égypte qui eût besoin d'un livre écrit en latin. Ce saint vieillard ayant enfin trouvé l'occasion de pratiquer sa charité et son aumône sous couleur d'une récompense, dit aussitôt : « Voici, mon frère, un coup de Dieu, je cherchais il y a fort long-temps quelqu'un qui m'écrivît les épîtres de saint Paul en latin. Car j'ai un frère engagé à la guerre qui sait parfaitement cette langue, qui me presse il y a longtemps de lui envoyer quelqu'écrit de dévotion et à qui je souhaite de faire tenir quelque partie du Nouveau Testament. » Siméon prit cette occasion avec joie, comme si Dieu la lui eût fait naître. Mais ce vieillard fut encore plus aise de cette couleur sous laquelle il pouvait librement exercer une action de charité.

Il lui fit venir aussitôt, non seulement tout ce dont il avait besoin pour lui-même sous prétexte de la récompense qu'il s'engageait de lui donner pour le travail de toute une année, mais

 

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encore du parchemin et tout ce qui était nécessaire pour écrire. Quand le livre fut achevé, il le prit sans qu'il s'en pût servir à rien, et qu'il en pût tirer aucun usage, parce que personne en ce pays ne savait le latin. Toute sa récompense fut celle que sa haute piété lui fit espérer de cette sainte adresse et d'une si grande dépense, c'est-à-dire de donner à ce solitaire ce qui lui était nécessaire pour vivre, sans le faire rougir de cette aumône, et la lui faisant mériter par son travail; et de l'autre de s'acquitter de cette charité, comme si t'eût été véritablement une dette. Il s'acquit ainsi auprès de Dieu une récompense d'autant plus grande, que par un saint artifice il procura à cet étranger, non seulement ce qui lui était nécessaire pour vivre, mais les instruments mêmes de son travail et le moyen de s'y employer. (Inst., V, 39. P. L., 49, 260.)

 

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* *

 

Lorsque nous eûmes vu ces personnes, et que le désir de les imiter nous embrasait, le bienheureux Archébius, le plus estimé d'entre eux pour sa charité et son humilité, nous conduisit à sa cellule. Après qu'il nous eut demandé ce que nous désirions pour l'avenir, il feignit de vouloir quitter ce lieu, et il nous offrit sa cellules comme étant résolu de l'abandonner, et nous assurant que quand nous ne nous serions

 

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pas trouvés en ce lieu pour y loger, il n'aurait pas laissé de se retirer.

Le désir que nous avions de demeurer en ce lieu, et le témoignage d'un si saint homme fit que nous le crûmes sans hésiter Nous reçûmes ses offres avec joie, et nous prîmes possession sa cellule et de tous les petits meubles qui y étaient. Après qu'il fut ainsi venu à bout de sa sainte tromperie, et qu'il n'eut demeuré que fort peu de jours pendant lesquels il préparait de quoi se faire une autre cellule, il quitta ce lieu. Mais il y retourna ensuite pour s'en bâtir une autre avec beaucoup de peine et de travail. Et quelque temps après, d'autres personnes étant venues qui brûlaient encore comme nous du désir de demeurer dans cette solitude, il les trompa de la même manière qu'il nous avait trompés, et leur laissa sa cellule avec tout ce qui y était.

Sa charité infatigable usa de ce saint déguisement jusqu'à trois fois, et il se rebâtit trois différentes cellules. ( Inst., V, 37. P. L., 49, 256.)

 

La sympathie avec toute créature.

 

Siméon l'ancien passa un très long temps dans la solitude n'ayant pour tout logement qu'une caverne, ne mangeant que des herbes, et étant entièrement privé de toute conversation humaine. Mais il parlait sans cesse au

 

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Dieu et au maître de l'univers; et il acquit par ses travaux un si grand trésor de grâces spirituelles, qu'il commandait même aux bêtes les plus cruelles et plus farouches, ce dont non seulement des fidèles, mais même des juifs ont été témoins. Car quelques-uns d'eux allant un jour en un bourg qui est au delà de notre province, il survint une telle pluie mêlée de vents et de tourbillons, que ne pouvant voir à se conduire il sortirent de leur chemin et s'égarèrent dans le désert, sans rencontrer ni une seule personne, ni un seul village, ni même une seule caverne. Se trouvant donc ainsi agités d'une aussi grande tempête sur la terre que s'ils fussent en pleine mer, ils arrivèrent enfin comme dans un port favorable à la caverne du divin Siméon, qu'ils trouvèrent dans toute la négligence qu'un homme peut avoir pour son corps, et n'ayant pour tout habit que quelques méchantes peaux de chèvres qui lui couvraient une partie des épaules. Il ne les eût pas plutôt aperçus qu'il les salua, car il était fort civil, et leur demanda le sujet de leur venue. Sur quoi, lui ayant dit ce qui leur était arrivé, et l'ayant prié de leur montrer le chemin du bourg où ils désiraient aller : « Ayez un peu de patience, leur répondit-il, et je vous donnerai des guides pour voue y mener ». Après s'être assis et avoir un peu attendu, ils virent venir deux lions qui au lieu d'avoir un regard farouche caressaient le

 

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saint, témoignant leur soumission. Alors en leur faisant signe il leur commanda de conduire ces étrangers, et de les remettre dans le chemin d'où ils s'étaient égarés. (Theod., 6. P.L., 74, 45.)

 

L'hospitalité.

 

Le saint abbé Apollon nous donna aussi en particulier plusieurs autres instructions très salutaires touchant la manière dont on se doit conduire dans l'abstinence, la pureté d'esprit qu'il faut apporter dans la conversation, et l'affection qu'on doit avoir pour l'hospitalité. Il nous recommanda sur toutes choses de recevoir les frères qui nous viendraient visiter comme nous recevrions Jésus-Christ même ; et il disait que c'est de là que procède la tradition de se prosterner devant les frères qui nous viennent voir, comme si on voulait les adorer; parce qu'il . est certain que leur avènement représente celui de Notre-Seigneur, qui dit : « Lorsque j'ai été pèlerin vous m'avez reçu. » Et Abraham reçoit en cette manière ceux qui ne paraissaient être que des hommes mais dans lesquels il considérait son Seigneur. Il ajoutait que l'on doit aussi quelquefois contraindre les frères à donner du repos à leur corps, quoiqu'ils ne le désirent pas, et apportait pour cela l'exemple du bienheureux Lot, qui mena par force les anges loger chez lui. (H. M., 7. P. L., 21, 418.)

 

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Environ ce temps Denis prêtre et économe de l'église de Tantyre, lequel était extrêmement ami de saint Pacôme, ayant appris qu'il ne recevait pas dans son monastère les solitaires des autres maisons qui le venaient voir mais les faisait loger dehors, fut touché d'un extrême déplaisir, et le venant trouver plutôt pour lui faire des reproches que pour lui donner des avis, lui dit : « Vous faites fort mal, mon père, en ne rendant pas également à tous les frères la charité que vous leur devez. » Le saint reçut cette correction avec une extrême patience, et lui répondit : « Dieu sait quelle est mon intention, et l'affection paternelle que vous avez pour moi, fait aussi que vous ne pouvez ignorer que je suis si éloigné de mépriser quelqu'un, que je n'ai jamais donné sujet de déplaisir à personne. Comment donc oserais-je faire ce que vous dites, puisque j'attirerais sur moi la colère de Dieu, qui dit si clairement dans l'Évangile : « Je tiendrai comme fait à moi-même ce que vous aurez fait au moindre de tous mes frères ? » Je vous supplie donc, mon révérend père, de recevoir cette véritable excuse, et de croire que je n'ai nullement fait ce que vous improuvez ni par éloignement, ni par mépris des solitaires qui me viennent visiter. Mais d'autant qu'ayant

 

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reçu dans cette maison un grand nombre de personnes, entre lesquelles il y en a plusieurs nouvellement converties à Dieu, je reconnais par expérience que leurs inclinations sont fort différentes, et j'en ai vu quelques-uns si ignorants de notre manière de vivre, qu'ils ne savent pas seulement quel est notre habit, et d'autres dans une telle simplicité qu'ils ne sauraient distinguer leur main droite d'avec leur main gauche. Ce qui m'avait fait juger plus à propos de recevoir au dehors avec tout l'honneur qui se peut les solitaires qui nous viennent visiter, sans croire par là leur manquer de respect, mais au contraire pensant leur en rendre un beaucoup plus grand, vu principalement qu'ils se trouvent aux heures de l'office pour servir Dieu avec nous, et puis s'en vont se reposer dans le logement qui leur est préparé, tandis que je donne ordre, autant que je le puis selon Dieu, de faire qu'il ne leur manque rien de ce qui leur est nécessaire. » Ce bon prêtre après l'avoir entendu parler de la sorte, approuva et loua sa conduite, et vit clairement qu'il agissait en toute chose par l'Esprit de Dieu. Ainsi recevant une grande consolation de l'éclaircissement qu'il lui avait donné, il s'en retourna avec joie. (Vit. Pac.,138. P. L., 73, 252.)

 

L'hospitalité de ces heureux temps ignorait la variété de traitement que le nationalisme ou la différence des langues tend à créer.

 

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Apollon nous parla durant toute la. semaine de la sorte que je viens de dire et nous tint plusieurs autres semblables discours de la manière de vivre des solitaires, en confirmant la vérité de sa doctrine par l'autorité de ses miracles. Lorsque nous eûmes pris congé de lui, il voulut nous accompagner un peu, et nous donna encore cette instruction : « Sur toutes choses, nous dit-il, mes très chers enfants, vivez ensemble dans une grande union, et ne vous divisez point les uns les autres. » Puis se tournant vers les solitaires qui étaient venus avec lui, il leur dit : « Lequel d'entre vous, mes frères, veut bien les conduire jusqu'au prochain monastère des pères qui demeurent dans ce désert? » Sur quoi s'étant presque tous offerts avec grande affection, et voulant venir avec nous, il en choisit trois parmi ce grand nombre, qui savaient fort bien les langues grecques et égyptiennes, afin de nous pouvoir servir d'interprètes, s'il arrivait que nous en eussions besoin, et nous édifier par leurs entretiens; et il leur ordonna de ne nous point quitter que nous n'eussions vu tous les pères et tous les monastères que nous désirerions, lesquels sont en si grand nombre qu'il n'y a personne qui les puisse tous visiter. Il nous laissa aller ensuite après nous avoir donné sa bénédiction en ces termes :

«  Je prie le Seigneur de répandre du haut de Sion sa bénédiction sur vous; et que vous

 

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considériez durant tous les jours de votre vie quels sont les biens dé l'éternelle Jérusalem ». (H. M., 7. P. L., 21, 419.)

 

Le devoir de l'hospitalité prime les résolutions de jeûne et la règle du silence.

 

Deux solitaires étant venus voir un saint vieillard qui passait d'ordinaire un jour entier sans manger, il les reçut avec joie et il leur dit : « 11 est vrai que le jeûne a son mérite et sa récompense : mais celui qui mange par un pur mouvement de charité accomplit en même temps deux préceptes, l'un de renoncer à sa propre volonté et l'autre de bien recevoir ses frères. » (Pélage, XIII, 10. P. L., 73, 945.)

 

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Un solitaire en étant venu visiter un autre, il lui dit en le quittant : « Pardonnez-moi, mon père, de ce que je vous ai fait rompre votre règle. » « Ma règle, lui répondit ce saint homme, est de pratiquer la vertu d'hospitalité envers ceux qui viennent me voir et de les renvoyer en paix. (Pélage, XIII, 7. P. L., 73, 945.)

 

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Lorsque nous fîmes notre voyage de Syrie en Egypte, pour nous instruire des maximes

 

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des anciens solitaires de ces lieux, nous admirâmes la joie et la bonté avec laquelle on nous recevait partout. On n'observait point là ce que nous avons vu dans tous les monastères de la Palestine, où l'on attend à faire manger les frères qui les vont voir jusqu'à ce que l'heure des repas soit venue, excepté seulement les jours du mercredi et du vendredi, qui sont des jours consacrés. On rompait le jeûne en tous les endroits où nous allions, aussitôt que nous y étions arrivés.

Et comme nous nous informions auprès d'un de ces pères, pourquoi ils rompaient si indifféremment le jeûne de chaque jour, il nous répondit : «Je puis jeûner ici tous les jours, mais je ne puis pas vous avoir avec moi tous les jours; et vous m'allez quitter dans un moment. Quoique le jeûne soit utile et nécessaire, c'est néanmoins comme une offrande que nous faisons librement à Dieu et par le pur mouvement de notre volonté. Mais c'est une nécessité inévitable de vous recevoir avec charité, et de rendre aux hôtes ce que la charité nous commande. C'est pourquoi recevant Jésus-Christ en vos personnes, je lui dois donner à manger; et lorsque vous m'aurez quitté il me sera aisé de reprendre ensuite sur moi par quelque abstinence extraordinaire l'indulgence que je me serai accordée pour mieux recevoir Jésus-Christ. Car les enfants de l'Epoux ne peuvent jeûner lorsque l'Époux est avec

 

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eux, mais lorsqu'il les a quittés, c'est alors qu'ils le peuvent faire. » (Inst., V, 24. P. L., 49, 242.)

 

Partager le repas des hôtes, c'est les mettre à l'aise et entretenir leur joie. Ingénieuses combinaisons : se priver en paraissant manger, ou compenser ensuite le régime exceptionnel par une rigueur plus grande.

 

Je trouvais là un des anciens qui me reçut, et qui m'exhortant à la fin du repas de manger encore un peu, lorsque je lui dis que je ne le pouvais plus faire, il me répondit : « Quoi, voilà la sixième fois que je me mets à table aujourd'hui pour recevoir divers frères qui me sont venus visiter : j'ai mangé avec eux, et je les ai exhortés à bien manger, et cependant j'ai encore faim. Et vous qui n'avez mangé de tout le jour, vous dites que vous ne pouvez plus rien prendre ? » (Inst., V, 25. P. L., 49, 244.)

 

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L'abbé Macaire pensant aux repas que par charité il prenait avec les frères, avait résolu de compter le nombre de verres de vin qu'il accepterait de prendre et de passer ensuite autant de jours sans boire même d'eau. Quand donc les frères lui offraient du vin il s'empressait de boire pour se mortifier ensuite par la soif. Son disciple l'ayant appris, divulgua la pratique du

 

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père et demanda qu'on ne lui offrit plus de vin, montrant que c'était une pénitence qu'on lui offrait. (Pélage, IV, 26. P. L., 73, 868.)

 

La reine des vertus.

 

Lequel des deux possède une vertu plus forte? Celui qui est constant à jeûner, ou celui qui reste patient en toute occurrence?

 

Lorsque le bienheureux vieillard Jean, supérieur d'un célèbre monastère, vint un jour voir le vieillard Paèse, qui demeurait dans une vaste solitude, et qu'il lui demandait, en s'entretenant avec lui comme_ avec son ancien ami, ce qu'il avait fait depuis ces quarante années qu'ils s'étaient séparés l'un de l'autre, et qu'il avait passées dans la solitude sans être jamais troublé d'aucun frère : « Jamais, lui dit-il, le soleil ne m'a vu mangeant durant tout ce temps » ; à quoi Jean lui répondit : « Et pour moi, il ne m'a jamais vu en colère. » (Inst., V, 27. P. L., 49, 245.)

 

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Un jour Épiphane, évêque de Chypre, envoya prier l'abbé Hilarion : « Viens ! que nous nous voyions encore une fois avant de quitter ce pore, » Ils se rencontrèrent en effet. Tandis,

 

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qu'ils mangeaient, on apporta un peu de volaille et l'évêque en offrit à Hilarion. Le vieillard lui dit : « Excusez-moi, depuis que j'ai pris ce saint habit, je n'ai jamais mangé de viande. » A quoi Épiphane répartit : « Quant à moi, depuis que je porte cet habit, je n'ai laissé personne prendre son sommeil qui eût quelque chose contre moi, et de mon côté je ne me suis jamais endormi gardant un sentiment d'aversion. »

Hilarion lui dit : « Pardonne-moi, ta philosophie est supérieure à la mienne. » (Pélage, IV, 15. P. L., 73, 866.)

 

IV. — Blessures entre frères.

 

En fixant notre attention sur ces dispositions charitables, sur la mise en commun de ces volontés de faire plaisir, nous croirions avoir trouvé en ces coins des déserts le séjour de la joie la plus suave et d'une paix inaltérable.

Nos auteurs cependant n'ont pas omis le chapitre des défauts. Ils n'ont pas à dénoncer de criants outrages à la loi divine, mais ils découvrent les mauvais sentiments qui se cachent et l'hypocrisie de paroles et de gestes qui prétendent ne pas blesser la charité.

Les occasions de heurts et de différends étaient aussi nombreuses dans un groupement Nitriote que dans une paroisse de campagne aux maisons dispersées.

Dans le petit monde fermé d'un monastère, les froissements se multiplient par les frôlements répétés, les contacts prolongés. La clairvoyance est aiguisée par l'habitude de l'examen, et le repliement sur soi-même concentre le venin des blessures.

Cassien ne voile pas le tableau des ravages exercés par les démons de l'envie, de la rancune, des mesquines

 

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vengeances. Il dénonce les attitudes hypocrites, les silences affectés, l'habileté perfide à exciter l'adversaire ou à piétiner le frère absent,

Comment ces fleurs empoisonnées peuvent-elles croître en des coeurs si pieusement cultivés?  « Je suppose qu'un moine est toujours charitable. » Le moraliste scandalisé qui, devant ces révélations crierait à l'inefficacité ou à la malfaisance de cette culture, avouerait qu'il ignore la capacité de contradiction pratique et d'étranges compromis dont est douée la conscience humaine.

Ces vieux maîtres sont bien proches de nous. Ils connaissent notre fond de misère. Ils nous donnent déjà le sermon passe-partout sur les accrocs à la charité qui doit avoir sa place dans la retraite des dames de charité aussi bien que dans une retraite de religieuses. Pensera-t-on que ces exemples sont encore pris dans le monde dévot? Ceux qui ne sont pas à la pratique d'une retraite annuelle seraient-ils plus soucieux du divin précepte? Si on ne trouve pas aussi souvent chez eux cette tactique mesquine inspirée par le désir de dissimuler, n'est-ce pas que les instincts égoïstes n'étant pas combattus, les atteintes à la charité s'étalent librement. Ne voit-on pas cette inconscience dans le peu de cas qui est ordinairement fait de la réputation des absents ? On ne pense pas à se reprocher une médisance, cela n'appartient guère en effet qu'à ceux qui s'entendent souvent rappeler la défense « Ne jugez pas! » Le penchant à condamner est si profondément enraciné, si communément encouragé et légitimé qu'il faut comme antidote la prédiction du jugement qui sera sans appel : « Le mal que vous avez fait à votre frère, vous en êtes puni comme fait à moi-même. »

 

La malice des inimitiés.

 

Comme il n'y a donc rien qu'on doive préférer à l'amitié, il n'y a rien aussi qu'on ne doive

 

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faire et souffrir, plutôt que de se mettre en colère. Il faùt tout mépriser, quelque utile ou nécessaire qu'il paraisse, pour éviter de tomber dans cette passion ; et aussi souffrir de bon coeur tout ce que nous regardons comme des maux, afin de conserver inviolablement le bien de la charité et de la paix, parce qu'il n'y a rien, ni de plus pernicieux que la colère, ni de plus précieux que la charité.

 

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Car comme le démon sème des inimitiés entre les personnes faibles pour de petites commodités temporelles, il tâche de même de semer des sujets de désunion entre les personnes spirituelles, par la diversité de leurs sentiments. C'est de cette contrariété d'opinions que naissent ensuite ces disputes que saint Paul condamne, et qui se terminent enfin par des ruptures manifestes, par la malignité du démon qui ne pouvait voir sans envie une union qui liait ensemble les frères et les amis. C'est ce que nous marque cette excellente parole du Sage : « Les contentions excitent la haine, et l'amitié protégera tous ceux qui ne disputent point. » (Coll., XVI, 7, 8. P. L., 49, 1023.)

 

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Un solitaire qui avait été fort offensé par un autre vint trouver l'abbé Sisoès, et après lui avoir conté l'outrage qu'il avait reçu, lui dit : « Mon père, je suis résolu de m'en venger. » Le saint vieillard le pria de laisser la vengeance à Dieu. Mais ce solitaire continuant à protester qu'il se vengerait hautement, ce saint homme lui dit : « Puisque vous êtes si résolu, au moins prions Dieu. » Et alors se levant il commença de prier tout haut en cette sorte : « Mon Dieu, il n'est besoin que vous preniez soin de nos intérêts, et soyiez notre protecteur puisque ce frère soutient que nous pouvons et devons nous venger nous-mêmes. » Ce solitaire fut si touché de ces paroles, qu'aussitôt il se jeta à ses pieds, lui demanda pardon, et lui promit de ne vouloir jamais de mal à celui contre lequel il avait été si en colère. (Pélage, XIII, 10. P. G., 73, 971.)

 

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Un anachorète qui nourrit en son âme le souvenir des injures, est dans sa cellule comme un aspic est dans son trou, portant tout avec soi, comme le serpent, le venin mortel dont il est rempli. (Clim., IX, 13. P. G., 88, 844.)

 

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Et parce que souvent nous méprisons nos frères, lorsque nous les avons offensés ou affligés en disant qu'il n'y a point de notre faute, et que nous ne leur avons fait aucun mal, ce divin médecin de nos àmes qui connaît parfaitement le fond de nos coeurs, voulant arracher de nous jusqu'aux moindres racines de la colère, ne nous oblige pas seulement de pardonner à nos frères, et de nous réconcilier avec eux lorsqu'ils nous ont offensés, sans conserver le moindre souvenir de l'injure qu'ils nous ont faite; mais il veut encore et nous commande également que s'ils ont quelque chose contre nous, soit qu'ils aient raison ou qu'ils ne l'aient pas, nous laissions notre présent au pied de l'autel, c'est-à-dire que nous suspendions notre prière, que nous pensions auparavant à les satisfaire, et qu'après les avoir apaisés, nous allions ensuite offrir à Dieu des sacrifices purs et sans tache. Car Dieu ne prend point plaisir au culte que nous lui rendons, et il ne peut avoir notre service, agréable, lorsqu'il perd dans notre frère par la tristesse que nous lui causons, ce qu'il pourrait gagner dans nous. Il fait une perte qui lui est égale dans la perte de l'un des deux quel qu'il soit; parce qu'étant le Seigneur de tous, il a la même soif du salut de

 

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tous. C'est pourquoi lorsque notre frère a quelque chose contre nous, notre prière ne laisse pas d'être aussi inefficace, et d'être autant rejetée de Dieu, que si nous-mêmes conservions contre lui dans notre coeur des sentiments d'indignation et de haine. (Inst., VIII, 13. P. L., 49, 342.)

 

Aveuglés par la haine.

 

Divers moyens dont usent les frères en colère pour rassurer leur conscience.

Illusions de ceux qui réservent leur indulgence aux personnes avec qui la communauté de vie ne les met pas en contact, de ceux qui gardent le silence mais entretiennent leur irritation, de ceux qui boudent comme des enfants et qui par colère s'imposent des abstinences.

 

Mais avec quelles larmes devrait-on pleurer cet abus, où nous voyons tomber quelques religieux, qui ayant été piqués des discours de quelqu'un de leurs frères, lorsque quelque personne sage les conjure de s'adoucir, en leur représentant que la loi de Dieu défend de se fâcher contre son frère, répondent à toutes ces remontrances que si un païen, ou une personne du monde leur avait fait ce tort, ou leur avait dit cette parole, ils l'auraient dû supporter, mais qu'il n'y a pas moyen de souffrir son frère, lorsqu'il tombe dans un si grand péché, ou qu'il dit des injures si atroces. Quoi

 

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donc ! Ne doit-on avoir de la patience que pour les infidèles et les sacrilèges, et ne doit-on pas la témoigner envers tous?

Mais il n'est pas bien étrange que l'imagination fausse dont ces personnes sont prévenues, les aveugle tellement, qu'ils ne voient pas même que le terme dont s'est servi le Fils de Dieu, est entièrement contraire à ce qu'ils soutiennent? Car il ne dit pas : « Quiconque se fâchera contre un étranger sera coupable de jugement », ce qui peut-être aurait pu selon leur pensée, excepter nos frères, et ceux qui font profession de la même foi et de la même vie que nous; mais il dit en termes exprès : « Celui qui se fâche contre son frère sera coupable de jugement. » Quoique nous devions donc, selon la règle de la vérité, regarder tous les hommes comme nos frères, néanmoins le Sauveur marque en ce lieu par le nom de frère plutôt celui qui est chrétien et qui vit comme nous, qu'un païen et un infidèle. (Coll., XVI, 17. P. L. 49, 1031.)

 

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Mais quel autre abus est-ce, que de nous croire quelquefois bien patients, parce que nous dédaignons de répondre à nos frères qui nous irritent, pendant que nous aigrissons tellement

 

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leur colère par un silence aigre et affecté, ou par des gestes de mépris et de raillerie, que ce langage muet les aigrit infiniment plus, que n'auraient fait tes paroles les plus sanglantes. Nous nous croyons innocents alors, et nome pensons n'être pas coupables devant Dieu, parce qu'il n'est rien sorti de notre bouche, qui nous peut faire condamner des hommes. Mais dans le discernement des péchés, Dieu n'agit-il égard qu'aux paroles, et ne discerne-t-il pas encore davantage la volonté? Est-ce l'action seule qu'il condamne; ou le dessein et l'intention du coeur? Et n'examinera-t-il dans son jugement que la chaleur et l'emportement des paroles, et non tette colère superbe qui se cache souvent sous le voile du silence? Ce n'est pas tant l'offense qui a donné lieu à la colère de son frère, que l'intention que l'on a eue en l'irritant, qui est détestable devant Dieu. C'est pourquoi il ne considérera pas tant en son jugement l'auteur de cette querelle, que celui qui y a mis le feu ensuite et qui l'a allumée et entretenue par sa faute.

Il ne faut pas tant considérer dans ceux qui pèchent la manière dont la faute s'est faite, que l'affection qu'ils ont au péché. Quelle différence y a-t-il devant Dieu entre tuer son frère d'un coup d'épée, ou lui causer la mort d’une autre manière plus secrète; puisqu'il est toujours certain qu’il l’aura tué, ou par violence

 

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ou par artifice? Suffirait-il pour être innocent, de n'avoir pas poussé un aveugle dans le précipice, puisqu'on est également coupable de sa mort, si on néglige volontairement de l'en retirer, lorsqu'il s'y jette de lui-même? N'est-on criminel que quand on étrangle un homme de ses propres mains; et celui qui lui a préparé la corde, ou qui ne la lui a pas retirée lorsqu'il le pouvait, n'est-il pas aussi complice de cet homicide?

Il ne nous sert donc de rien de nous taire durant la colère de notre frère, si nous ne nous imposons cette loi, qu'afin de faire par notre silence, ce que nous aurions fait par les paroles les plus outrageuses, si nous affectons durant ce silence de faire quelques gestes, qui redoublent la mauvaise humeur de celui que nous devions tâcher de guérir, et si nous prétendons alors d'être loués comme de modestie et de retenue, ce qui ne sert qu'à redoubler notre crime, puisque nous voulons tirer de l'avantage et de la gloire de la perte même de notre frère, dont nous sommes cause. Ce -silence alors est également mortel et à notre frère et à nous-mêmes; puisqu'il ne sert qu'à allumer davantage la colère de son coeur, et qu'il ne permet pas qu'elle s'éteigne dans le nôtre. (Coll., XVI, 18. P. L., 49, 1032.)

 

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Il y a encore une autre sorte de tristesse qui est si détestable, que je n'en parlerais pas, si je ne savais qu'il y a des solitaires qui y sont sujets, et qui se trouvant quelquefois en mauvaise humeur ou en colère, s'abstiennent de manger, avec une opiniâtreté invincible. Nous voyons et nous ne le pouvons voir sans rougir, que des frères qui, lorsqu'ils sont en paix, ne peuvent attendre plus tard à manger que jusqu'à sexte, ou au plus jusqu'à none, passent néanmoins sans peine quand ils sont fâchés, deux jours de suite sans manger, parce qu'alors ils supportent aisément le défaut de la nourriture en se nourrissant, et comme en se soûlant de la colère. Ainsi jeûnant alors, non pour obtenir de Dieu la guérison de leurs défauts et l'humiliation de leur coeur, mais par un orgueil et une opiniâtreté diabolique, leur jeûne devient une impiété et un sacrilège. Ils n'offrent plus en cet état leurs sacrifices à Dieu, mais au démon; et ils tombent dans ce reproche que Moïse faisait aux Juifs « Ils ont sacrifié aux démons et non à Dieu, ils ont adoré des dieux qu'ils ne connaissaient pas. » (Coll., XVI, 19. P. L., 49, 1034.)

 

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La rancune.

 

J'en ai vu d'autres qui par une dissimulation pernicieuse, faisaient semblant de souffrir avec patience ce qui les fâchait, et qui gravaient d'autant plus au dedans de leur coeur le souvenir de cette injure, qu'ils en étouffaient au dehors par leur silence tous les témoignages de ressentiment. Ceux-là m'ont paru encore plus malheureux que ceux qui s'emportent de fureur, comme ayant terni et effacé la blancheur et la simplicité de la colombe par l'humeur noire et trompeuse de ce serpent, dont nous devons nous garder avec un pareil soin que du démon de l'impureté, parce qu'il a comme cet autre, l'inclination de la nature qui le favorise, et qui travaille avec lui.

J'en ai vu de si transportés de colère, que même ils ne voulaient point manger, et qui par cette abstinence indiscrète et déraisonnable ajoutaient un nouveau mal à leur premier mal, et un nouveau poison au premier poison. Comme au contraire j'en ai vu d'autres qui prenant leur colère pour une occasion juste et raisonnable de manger avec excès, déchargeaient toute leur fureur sur les viandes, et tombaient ainsi d'une fosse dans un précipice. Mais j'en ai vu de plus sages, qui comme de bons médecins faisant un mélange salutaire de

 

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ces deux choses si opposées gardaient le mi-lieu entre les deux extrémités, et se servaient très utilement pour adoucir leur colère de, la satisfaction qu'ils accordaient à leur corps par une nourriture médiocre et tempérée. (Clim., VIII, 16, 17. P. G., 88, 830.)

 

Contre les mauvais jugements

 

Ne jugez pas! La réputation du prochain est protégée par des défenses et des menaces. Certaines sévérités de nos maîtres peuvent étonner. On n'oserait cependant les attribuer à l'exaltation ou au scrupule.

Apprenons à ne pas les trouver excessives. C'est le même désir de perfection qui produit cette délicatesse extrême à l'égard des droits du prochain, et qui exige un compte rigoureux des offenses envers le Créateur.

 

Un saint vieillard disait : « Quoique vous soyez chaste, ne jugez pas pour cela celui qui a commis un péché d'impureté, afin de ne point contrevenir à la loi aussi bien que lui, puisque le même qui nous a défendu de commettre une impureté, nous défend aussi de juger. » (Pélage, V, 10. P. L., 73, 911.)

 

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L'abbé Hypérique disait : « Il vaut mieux manger de la chair et boire du vin que de dévorer son prochain en déchirant sa réputation. Car comme le serpent par ses paroles

 

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empoisonnées chassa Ève du Paradis terrestre, de mère celui qui médit de son prochain, perd non seulement son âme, mais aussi l'âme de la personne qui l'écoute. » (Ruffin, 134. P. L., 73, 786.)

 

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Le feu n'est pas plus contraire à l'eau que ces jugements téméraires le sont à l'esprit de la pénitence. Et quand vous verriez une personne tomber en faute à l'heure même de la mort, ne la condamnez pas pour cela, puisque le jugement de Dieu est caché aux hommes. Quelques-uns étant tombés publiquement en de grands péchés se relevèrent depuis en secret par des actions de vertu beaucoup plus grandes que n'avaient été leurs crimes. Et ainsi ceux qui aimaient à médire des autres furent trompés, s'étant attachés à la seule fumée, que les actions scandaleuses de ces personnes avaient répandue aux yeux du monde, et n'ayant pas vu la lumière secrète et divine dont le Soleil invisible avait depuis. éclairé leurs coeurs. (Clim., X, 8. P. G., 88, 848.)

 

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Dans un monastère se trouvaient deux frères de grande vertu qui avaient mérité de

 

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reconnaître chacun la grâce présente dans le coeur de l'autre. Il arriva qu'un certain vendredi l'un des deux sortit et vit quelqu'un qui mangeait; et il lui dit : « Comment, tu manges à cette heure un jour de vendredi ! » Le lendemain on célébrait la messe, comme c'est la coutume le samedi, le frère de ce solitaire l'ayant regardé fut tout attristé de ne plus voir en lui le signe de la grâce divine. L'ayant vu ensuite dans sa cellule il lui dit : « Qu'as-tu donc fait que je ne reconnais plus en toi la présence de la grâce? » Il lui répondit : « Mais ni dans mes actions ni dans mes pensées, je ne trouve de péché. » Le frère l'interrogeant lui dit : « N'aurais-tu pas dit de parole désagréable ? » Alors le souvenir lui revint et il avoua : « Oui, hier, ayant vu quelqu'un manger, je lui ai dit : « Tu manges à cette heure et un vendredi ! » Voilà mon péché. Mais faisons pénitence pendant deux semaines et prions Dieu de me pardonner. » Ainsi firent-ils et au bout de deux semaines l'ami du moine coupable vit de nouveau la grâce qui était en lui, et ils rendirent grâces à Dieu qui seul est bon. (Pélage, IX, 12. P. L., 73, 911.)

 

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L'indulgence.

 

Remèdes au penchant universel à juger en mauvaise part : Considérer d'une part ses propres défauts, de l'autre les qualités du prochain.

 

Un solitaire disant à saint Poemen : « Mon père, comment peut-on s'empêcher de parler au désavantage de son prochain? » Il lui répondit : « Il faut toujours avoir devant nos yeux le portrait de notre prochain, et le nôtre. Que si nous regardons attentivement le nôtre et en considérons bien les défauts, alors nous ferons cas de celui de notre prochain. Mais si au contraire nous estimons le nôtre, nous mépriserons le sien. Ainsi pour ne parler jamais mal d'autrui, il faut nous reprendre toujours nous-mêmes. » (Ruffin, 133. P. L., 73, 786.)

 

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Les Pères de Scété tenaient une réunion au sujet d'un frère coupable. L'abbé Pior gardait le silence. Puis il sortit, ayant rempli un sac de sable il le portait sur ses épaules, et ayant mis du sable dans un petit panier il le portait devant lui. Les Pères lui ayant demandé ce que cela voulait dire : « Le sac ce sont mes péchés; comme ils sont en nombre je les mets

 

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sur mon dos pour ne pas avoir à me lamenter et à pleurer sur eux; ce peu de sable dans le panier voilà les péchés de ce frère, ils sont sous mes yeux et je les considère pour juger le frère; je devrais plutôt mettre mes péchés par devant, penser à eux et prier Dieu de me pardonner. » Les frères l'ayant entendu dirent : « C'est le chemin que nous devons tenir si nous voulons nous sauver. » ( Ruffin, 136. P. L., 73, 786.)

 

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Un homme se trouve la nuit dans quelque endroit d'une ville, je ne parle pas d'un moine, mais de quelque habitant. Trois autres passent auprès de lui, l'un pense qu'il attend quelqu'un afin d'aller ensemble commettre une action impudique ; un autre croit qu'il est pour voler; et . le troisième s'imagine qu'un de ses amis ou de ses voisins lui a donné rendez-vous pour aller de compagnie à l'église y prier Dieu. Vous voyez, mes frères, que ces trois personnes ont vu ce même homme dans un môme lieu, et cependant qu'elles ont formé sur lui des pensées fort différentes, Chacun en a jugé selon sa disposition particulière. Car comme les corps mélancoliques et cacochymes tournent la nourriture qu'ils prennent dans l'humeur à laquelle ils abondent, quoique cette nourriture soit bonne, et qu'elle ne soit point par elle-même

 

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la cause de ce dérèglement, et que ce soit seulement l'intempérie naturelle qui la corrompt, et qui la change, ainsi les âmes qui out des habitudes vicieuses se font des blessures de toutes les choses qu'elles rencontrent, quoiqu'elles aient de la bonté, et qu'elles pussent leur être utiles. Mêlez par exemple, un peu d'absinthe dans un vaisseau rempli de miel, il ne manquera pas de lui communiquer toute son amertume. De même pour peu que nous ayons de malignité, nous gâtons le bien qui peut se trouver dans notre prochain, le regardant et en jugeant selon la mauvaise disposition où nous sommes.

Ceux qui ont une habitude de vertu sont semblables aux personnes qui ont un corps bien disposé, qui mangeant des choses capables de leur nuire, les changent par la bonté de leur tempérament en une nourriture saine, qui contribue à la conservation de leur santé ; ainsi une viande mauvaise ne leur fait aucun mal, (Dorothée, XVI. P. G., 88, 1798.)

 

V. — Les Saintes Amitiés.

 

Nous entendons bien le sens de ce mot de charité, nous admirons ce qu'il résume de bienfaits et de dévouements héroïques. Mais nous avons l'idée d'un autre sentiment, d'une affection qui s'adresse à l'intime d'une âme. Le coeur qui cherche en tous le Dieu jaloux, comment satisfera-t-il ce désir d'un autre coeur d'être aimé pour lui-même? « Ce parent, cet ami doit-il

 

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écarter toute considération personnelle, la pensée de ce qu'il a fait pour moi, de ce que je suis pour lui? Il me blessera en m'assurant de sa charité, c'est d'amitié que j'ai besoin. »

L'abbé Joseph n'éprouve aucun embarras à reconnaître la légitimité de ce désir. Le satisfaire c'est pratiquer la grande vertu à un degré supérieur.

On ne trouve pas chez les Pères l'insistance à prémunir contre les amitiés particulières commune chez les spirituels du XVIIIe siècle.

Saint François de Sales pourrait s'appuyer sur Cassien quand il invoque l'autorité des anciens : « Saint Thomas, comme tous les bons philosophes, confesse que l'amitié est une vertu : or il parle de l'amitié particulière; puisque, comme il le dit, la parfaite amitié ne peut s'étendre à beaucoup de personnes. »

Dorothée éclaire ce problème des affections entre des âmes qui cherchent Dieu seul par la comparaison du cercle, où les rayons en se rapprochant du centre se rapprochent les uns des autres.

Reconnaissons cependant que la philosophie et les analyses de nos auteurs ne nous satisfont pas pleinement. Ils nous gênent parfois en rappelant la nécessité d'être rompu à l'abnégation pour pratiquer l'amitié. Ils paraîtraient oublier que la force du sentiment ne s'arrête pas à considérer les sacrifices qu'exige le bien d'un ami.

C'est quand l'idée de philosopher et de moraliser est loin de leur esprit qu'ils donnent de touchants témoignages de l'amitié dont sont capables les plus désireux de détachement.

Si les arguments et les explications des Pères ne nous satisfont pas pleinement, s'ils ne nous ont pas donné la théologie de l'amitié, ils ne nous laissent aucun doute sur la solution pratique du problème.

Cassien en appliquant à son amitié pour Germain les termes dont se servait Grégoire de Nazianze parlant de ses relations avec Basile : « On disait que nous étions une âme en deux corps », nous donne la justification des amitiés saintes.

 

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L'amitié est une vertu.

 

Le chrétien étend sa charité à tous ceux que le Christ a voulu sauver. Cependant il est des personnes que la Providence unit par les liens plus intimes, membres d'une même famille, âme rapprochées par les ressemblances des tempéraments, par, la communauté d'intérêts, par un « je ne sais quoi ».

 

On peut rendre à tout le monde des effets de cette charité dont le bienheureux Apôtre dit : « Pendant que nous en avons le temps, pratiquons le bien envers tous et particulièrement envers les frères dans la foi. »

Et on est tellement redevable de cette charité envers tout le monde qu'on la doit même à ses ennemis, à qui Jésus-Christ veut que nous la rendions. Mais pour cette charité d'affection, qu'on appelle l'amitié, on ne la rend qu'à peu de personnes et seulement à celles qui sont liées avec nous par un rapport de moeurs et de vertus. Ce n'est pas que cette affection ne se divise encore en plusieurs degrés...

Nous le voyons dans le patriarche Jacob, qui aimant ses douze enfants avec une tendresse vraiment paternelle, sentait néanmoins une inclination particulière pour Joseph : « Ses frères, dit de lui l'Écriture, lui portaient envie parce que sou père l'aimait. n Non pas que cet homme si juste et qui était père, n'eût beaucoup d'affection pour ses autres fils, mais parce que

 

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son coeur se répandait avec plus de tendresse sur celui qu'il savait devoir être la figure du Sauveur.

C'est ce qui est marqué aussi de saint Jean. C'était le disciple que Jésus aimait, quoique Jésus aimât en même temps ses autres apôtres d'une affection très particulière, comme l'Évangile l'exprime en disant : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » Et au même endroit : « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'à la fin. » C'est pourquoi cette affection particulière de Jésus-Christ pour saint Jean ne marquait pas qu'il aimât faiblement les autres, mais qu'il aimait plus ardemment celui que le don de la virginité et la pureté d'un corps chaste rendaient plus aimable.

Car la charité vraiment réglée est celle qui n'ayant d'aversion pour personne, en aime néanmoins quelques-uns plus particulièrement, à cause de l'excellence de leur vertu et de leurs mérites et qui ressentant une affection générale pour tout le monde, se réserve un petit nombre de personnes choisies, pour les aimer avec une plus grande effusion de coeur et fait encore dans ce petit nombre choisi un second choix, par lequel elle s'en réserve quelques-uns qui tiennent le premier rang dans son amour et dans son coeur. (Coll., XXI, 14. P. L., 49, 1028.)

 

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Il y a plusieurs sortes d'amitiés qui lient diversement les hommes ensemble par une chaîne d'amour. Quelquefois la recommandation qu'on nous a faite d'une personne, nous ayant d'abord donné sa connaissance, nous lie après avec elle d'une manière très intime. Quelquefois l'engagement dans les mêmes affaires et la société dans un même commerce humain et civil, font contracter ensuite une amitié très étroite. Quelquefois la profession des mêmes arts, et les mêmes emplois de guerre ou de paix, ont été la première cause d'une union très particulière, jusque-là que ceux qui dans les forêts et les montagnes, ne se plaisent qu'à voler et répandre le sang humain, ne laissent pas d'aimer avec tendresse les compagnons de leur cruauté et de leur crime.

Il y a encore une autre sorte d'amitié qui vient de l'instinct de la nature, et de cette loi naturelle, qui fait que nous aimons nos concitoyens, nos femmes, nos parents, nos frères et nos enfants, et les préférons aux autres; et cette loi ne se borne pas aux hommes, mais s'étend aux bêtes et aux oiseaux. Car ils aiment leurs petits avec tant d'ardeur, que souvent pour les conserver et les défendre, ils n'appréhendent pas de s'exposer aux périls et à la mort. Enfin

 

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ces bêtes horribles, ces serpents pleins de venin, ces dragons volants, ces crocodiles et ces basilics, qui tuent même de leur vue, et ces autres monstres semblables que leur cruauté et leur poison mortel séparent du reste de la terre, gardent néanmoins la paix entre eux, et respectent en quelque sorte cette liaison du sang et de la nature. Mais comme toutes ces amitiés sont communes aux bons et aux méchants, aux hommes et aux bêtes, il est certain aussi qu'elles ne peuvent pas toujours durer. Elles sont souvent désunies par la séparation des lieux, par l'oubli et la longueur des temps, par la diversité des occupations et des affaires. Et comme cette liaison n'était née que de la naissance et de la nature, ou de la société d'un gain, ou d'un plaisir, aussi le moindre accident suffit pour la rompre. (Coll., XVI, 2. P. L., 49, 1012.)

 

Ce qui prouve et entretient l'amitié. Les degrés de l'amitié.

 

Les premiers fondements d'une véritable amitié consistent dans le mépris des biens du monde, et de tout ce qu'on y possède. Car ce serait une grande injustice, et une impiété même, si après avoir renoncé à la vanité du siècle, on préférait quelque petit meuble qui

 

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nous en resterait, à l'amitié de nos frères, qui nous doit être si précieuse.

Le second degré, de renoncer entièrement à sa volonté propre, de peur qu'en s'estimant trop sage ou trop éclairé, on aime mieux suivre ses sentiments que ceux de son ami.

Le troisième, est de savoir sacrifier au bien de la charité et de la paix, tout ce que l'on croirait être utile et même nécessaire. En quatrième lieu, il faut être bien persuadé qu'il n'y a jamais aucun sujet ni juste ni déraisonnable, pour lequel il soit permis de se mettre en colère.

En cinquième lieu, il faut tâcher de remédier à la mauvaise humeur et à la colère que notre frère a conçue contre nous sans sujet, et l'adoucir avec autant de soins que nous ferions la nôtre propre; car si nous ne nous hâtons de la chasser de son âme, elle peut nous être aussi pernicieuse, que si nous étions nous-mêmes transportés envers les autres.

Enfin le dernier degré, qui est aussi la ruine la plus assurée de tous les autres vices, est de croire à chaque jour qu'on doit mourir avant qu'il se passe. Cette pensée nous empêchera non seulement d'avoir en nous aucune aigreur contre personne, mais réprimera même tous les mouvements des vices et de la concupiscence. Quiconque observera exactement ces six règles, ne pourra ni ressentir en lui l'amertume

 

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de la colère, ou la chaleur des disputes, ni en donner le moindre sujet aux autres. Mais dès lors qu'on cessera de les garder, et que cet esprit ennemi de la charité aura insensiblement répandu dans le coeur le venin d'une aversion secrète, l'amitié se refroidira peu à peu par de petites disputes et dégénérera enfin dans une rupture et une division manifeste.

Car en quoi celui qui marche dans le chemin que nous venons de tracer, se pourrait-il trouver en différend avec son ami, puisqu'il coupe la racine de toutes les disputes, qui ne naissent d'ordinaire que de petits sujets, en renonçant à tout, et ne possédant rien en propre, pour pratiquer ce qui se lit,dans les Actes, de l'union des premiers fidèles : « Toute la multitude de ceux qui croyaient, dit saint Luc, n'avaient qu'un coeur et qu'une âme, et personne d'entre eux ne disait être à lui rien de ce qu'il possédait, mais toutes choses leur étaient communes. »

De plus, quel sujet de discorde pourra donner celui qui s'assujettissant en tout, non à sa volonté, mais à celle de son frère, sera un imitateur de Jésus-Christ, qui parlant en la personne de l'homme dont il s'était revêtu, dit : « Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé? »

A quelle contestation pourra être sujet celui règle ses propres lumières par les sentiments

 

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de son ami; qui ne Ies croit que lorsque son ami les approuve, et qui accomplit ainsi par l'humilité de son coeur cette parole de l'Évangile : « Néanmoins qu'il soit fait comme vous le voudrez, et non pas comme je le veux? »

Comment celui-là pourra-t-il causer la moindre tristesse à son frère, qui croira qu'il n'y a rien de plus précieux que la paix ? Et qui se souvient de cette parole de Jésus-Christ : « C'est en cela que l'on connaîtra que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres », par laquelle Jésus-Christ nous donne comme une marque particulière pour reconnaître ses brebis en ce monde, et les discerner des autres ?

Qui pourrait encore être susceptible de quelque aigreur contre son frère, ou lui donner sujet de se fâcher, lorsqu'il est très convaincu, que la colère qui est de soi si pernicieuse et si détestable, ne peut avoir de cause qui soit juste, et qu'il sait qu'il peut aussi peu prier quand son frère est en colère contre lui, que s'il était lui-même en colère contre son frère ; car il se souvient avec frayeur de cette parole de Jésus-Christ : « Si vous offrez votre présent à l'autel, et que vous vous souveniez que votre frère a quelque chose contre vous ; laissez là votre présent devant l'autel, et allez vous réconcilier avec votre frère, et vous viendrez ensuite offrir votre présent. » Il ne vous servira de rien de l'assurer que, pour vous, vous n'êtes point en colère

 

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contre votre frère, et de croire que vous avez accompli le commandement de l'Apôtre « Que le soleil ne se couche point sur votre colère, et celui qui se met en colère contre son frère sera coupable de jugement », si en même temps vous négligez avec une dureté inflexible de remédier à la colère de votre frère que vous auriez pu apaiser par votre douceur. Car vous serez également puni, comme coupable de désobéissance au commandement de Dieu. Celui qui vous a commandé de ne vous point mettre en colère contre votre frère, vous a commandé aussi de ne point négliger celle où votre frère peut tomber. Il est indifférent à l'égard de Dieu, qui veut que tous les hommes soient sauvés, si c'est vous ou un autre que vous perdez. Il fait une perte égale ; si votre âme ou celle de votre frère se perd, comme le démon fait un gain égal, s'il gagne votre âme, ou celle de votre frère.

Enfin, comment celui-là pourrait-il avoir la moindre mauvaise humeur contre son frère, qui croit mourir tous les jours, ou plutôt à tous les moments? (Coll., XVI, 6. P. L., 49, 1021.)

 

A proportion que la charité nous rapproche de Dieu, elle nous unit à notre prochain.

 

Que pensez-vous que soient les monastères; sinon un même corps, dont les frères sont les parties et les membres ? Ceux qui exercent les charges et qui en ont les emplois principaux, en

 

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sont la tête, ceux qui veillent pour la direction dès autres en sont les yeux, ceux qui sont appliqués à la parole en sont la bouche, les oreilles sont ceux qui écoutent, les mains ceux qui exécutent les commissions et les ordres. Si vous êtes la tête, gouvernez ; si vous êtes les yeux, veillez; si vous êtes la bouche, parlez et rendez-vous utile par l'instruction; si vous êtes l'oreille, obéissez; si vous êtes la main, travaillez; si vous êtes le pied, servez et que chacun rende au corps son assistance et son service, autant qu'il est capable et essayez de vous entr'aider les uns les autres, soit en apprenant à vos frères les vérités divines et en mettant la parole de Dieu dans leurs coeurs, soit en les consolant dans le temps des tentations, soit en leur donnant la main pour les secourir dans leurs travaux, en sorte que chacun s'efforce autant qu'il lui sera possible, de s'unir avec son frère car on s'unit à Dieu autant qu'on s'unit à son frère.

Je vous dirai à ce sujet un exemple tiré de nos saints Pères, afin que vous connaissiez mieux la force de ce que je viens de vous dire. Supposé qu'il y ait un cercle marqué sur la terre, c'est-à-dire une ligne tirée en rond à l'entour d'un point qui s'appelle un centre (car à proprement parler, on appelle un centre le milieu d'un cercle). Soyez attentifs à ce que je vous dis. Imaginez-vous que ce cercle est le

 

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monde, que le milieu de ce cercle est Dieu et que toutes les lignes droites tirées du cercle (ou de la circonférence) au centre, sont les voies et les conduites des hommes.

Ainsi d'autant plus que les saints rentrent dans le dedans du cercle par le désir qu'ils ont de s'approcher du centre, ils s'approchent de Dieu et à proportion qu'ils approchent de Dieu, ils s'unissent et s'approchent les uns des autres et d'autant plus qu'ils s'approchent les uns des autres, ils s'approchent de Dieu.

Il en est de même de la séparation : d'autant plus qu'on s'éloigne du centre, c'est-à-dire de Dieu, et qu'on se tire vers la circonférence du cercle, il est évident qu'on s'éloigne et qu'on se sépare les uns des autres et que d'autant plus qu'on s'éloigne les uns des autres on s'éloigne aussi de Dieu.

Voilà quelle est la puissance et l'ordre de la charité. Plus nous sommes au dehors, c'est-à-dire attachés aux créatures, moins nous aimons Dieu et plus nous sommes éloignés de notre prochain; et à proportion que nous aimons Dieu et que nous nous approchons de lui par la charité, nous nous approchons aussi de notre prochain et nous nous unissons à lui; comme d'autant plus que nous nous unissons à notre

prochain, nous nous unissons à Dieu. (Dorothée, VI. P. G., 88., 1695.)

 

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Cassien et Germain.

 

Car depuis les premiers commencements de cette milice spirituelle dont nous faisons profession, nous n'avons jamais pu nous séparer l'un de l'autre ni dans le monastère ni dans le désert; et ceux qui savent dans quelle union nous vivons, ont dit souvent de nous deux, que nous n'étions qu'une âme en deux corps. (Coll., I, 1. P. L., 49, 483.)

 

*

* *

 

Le bienheureux abbé Joseph qui est l'un de ces trois que j'ai marqués dans ma première conférence, était d'une très noble famille, et des premiers d'une ville d'Égypte qu'on appelle Thmuis. Il savait parfaitement bien non seulement la langue d'Égypte, mais encore la grecque, et lorsqu'il parlait avec des personnes, qui comme nous n'avaient aucune connaissance du langage égyptien, il n'avait pas besoin de truchement, mais il s'exprimait parfaitement bien lui-même en parlant grec. Ce saint abbé ayant reconnu que nous désirions de lui avec passion quelque entretien spirituel, il nous demanda premièrement si nous étions frères. Et lorsqu'il sut que nous n'étions frères que par l'esprit, et non selon la chair, et que depuis

 

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le commencement de notre conversion, nous avions toujours été inséparablement unis, soit dans le monastère, soit dans les pèlerinages que nous avions tous deux entrepris, dans le dessein de nous avancer dans la vie intérieure et spirituelle, il commença son discours. (Coll., XVI, 1. P. L., 49, 1011.)

 

Postumien visitant les moines d'Égypte, est pris d'un vif désir de recevoir son ami Sulpice, qu'il a laissé en Gaule.

 

Nous étions ensemble dans ma cellule, moi et mon ami Gallus, qui m'est bien cher, soit en mémoire de Martin dont il a été le disciple, soit pour ses qualités personnelles. Survint Postumien, à mon occasion revenu de l'Orient où il habitait depuis plus de trois ans qu'il avait quitté sa patrie. J'embrassai ce cher ami, je baisai ses genoux, ses pieds; nous fîmes, en pleurant de joie et tout hors de nous, un ou deux tours, puis jetant à terre des cilices, nous nous assîmes l'un à côté de l'autre. Postumien parla le premier et les yeux fixés sur moi : « J'étais, dit-il, aux extrémités de l'Égypte, lorsque je voulus revoir la mer. Un vaisseau de transport, chargé de marchandises pour Narbonne, allait mettre à la voile. Or la nuit suivante, je crus voir en songe ta main qui m'entraînait vers le navire et me poussait à

 

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y monter. Dès que l'aube chassa les ténèbres, je me levai du lieu où j'avais pris mon repos; j'avais l'esprit tout préoccupé de mon songe et je fus soudainement pris d'un tel désir de te revoir que, sans hésiter, je m'embarquai, Trente jours après j'arrivai à Marseille et dix jours après, ici même, tant mon amitié fut favorisée par une heureuse navigation. Mais enfin, après avoir à cause de toi, traversé tant de mers, parcouru tant de terres, laisse-moi maintenant te voir et t'embrasser sans témoin. » « Moi aussi, répondis je, durant ton séjour en Égypte, j'étais toujours avec toi par l'âme et la pensée, jour et nuit, je songeais à toi et ton amour me possédait tout entier. » (Sulp. Sev., Dial., I. P. L., 20, 187.)

 

Exemple d'association amicale à l'épreuve de tous les accidents.

 

Deux saints vieillards qui demeuraient dans une même cellule n'ayant jamais eu ensemble la moindre contestation, il y en eut un qui dit : « Feignons d'avoir quelque, différend ainsi que les autres hommes en ont. » L'autre répondit : « Je ne sais ce que c'est qu'un différend. » Sur quoi le premier répliqua : « Voilà une brique que je mets entre nous deux : je dirai qu'elle est à moi, et vous au contraire soutiendrez qu'elle est à vous; ainsi nous contesterons ensemble. »

 

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Ils mirent donc cette brique au milieu d'eux; puis le premier disant : « Elle est à moi, » le second répondit : « Je pense qu'elle m'appartient. » — « Nullement, répartit le premier, mais elle est à moi. » — « Si elle est à vous, répliqua le second, prenez-la donc. » Ainsi ils se trouvèrent d'accord, et ne purent avoir aucune dispute. (Pélage, XVII, 22. P. L., 73, 977.)

 

Ceux dont l'amitié garde la tombe.

 

Mais le désir de jouir du même repos dans lequel Siméon avait vécu auparavant l'ayant fait résoudre de s'en aller au mont Sinaï et cela ayant été su, plusieurs excellents hommes qui embrassaient sa même manière de vivre le vinrent aussitôt trouver pour lui tenir compagnie. Après avoir marché durant plusieurs jours, lorsqu'ils furent arrivés dans les déserts de Sodome, ils aperçurent dans un lieu creux les mains d'un homme élevées en haut, ce qui leur fit craindre d'abord que ce ne fût quelque artifice du démon ; enfin lorsqu'après avoir beaucoup prié Dieu ils continuèrent de voir toujours la même chose, ils s'approchèrent de ce lieu où ils virent une petite fosse semblable à une tanière de renard, mais n'aperçurent plus personne, ares que celui qui avait ainsi les mains élevées vers le ciel, ayant entendu le bruit de leurs pas s’était retiré et s'était caché.

 

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Alors le saint se penchant pour regarder dans cette fosse conjurait celui qui y était de se vouloir montrer à eux, s'il était homme, et non un démon qui voulût par ses illusions et ses impostures se moquer d'eux en leur faisant voir des fantômes. « Car, disait-il, nous sommes «les solitaires amis du repos, qui errons dans ce désert, où nous sommes entrés par le désir d'aller adorer le Dieu de l'Univers sur la montagne du Sinaï où il se fit voir à son serviteur Moïse, et lui donna les deux tables de la Loi : non que nous croyons qu'il soit renfermé dans aucun lieu, puisque lui-même nous a dit par un prophète : « Je remplis le ciel et la terre », ni que nous estimions que la terre et tous les hommes qui l'habitent ainsi que des sauterelles, le puissent comprendre, mais parce que ceux qui aiment véritablement et avec ardeur, ne désirent pas seulement voir ceux qu'ils aiment, mais se plaisent aussi dans les lieux où ils ont été et qui ont eu le bonheur de jouir de leur présence. »

Le saint ayant dit ces paroles et autres semblables, celui qui s'était caché dans cette fosse vint à paraître avec un regard assez sauvage, des cheveux pleins de crasse, un visage couvert de rides, des autres parties de son corps toutes desséchées, et un méchant habit fait avec des feuilles de palmiers et tout déchiré. Après les avoir salués il leur demanda d'où ils venaient et où ils allaient : à  quoi lui ayant répondu, ils

 

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lui demandèrent aussi d'où il était et ce qui l'avait porté à choisir une telle sorte de vie. « J'avais, leur répliqua-t-il, le même désir qui vous fait entreprendre ce voyage, et pour compagnon de mon dessein un de mes amis dont tous les sentiments étaient les miens. Et nous nous obligeâmes par serment, l'un envers l'autre, de ne point nous séparer même par la mort. Etant tombé malade en chemin, il rendit l'esprit en ce lieu-ci ; et moi pour ne pas manquer à mon serment je creusai la terre le mieux que je pus, et lui ayant donné sépulture, je travaillai à faire une autre fosse pour moi-même auprès de la sienne, où j'attends, comme vous voyez, la fin de ma vie, en rendant à Dieu le même service et les mêmes actions de grâces que je lui rendais auparavant. » (Theod., 6. P. L., 74, 47.)

 

Les appels de l'au-delà à ceux qui ont survécu.

 

L'abbé Grégoire supérieur du monastère de notre saint père Théodose, nous dit : « Etant allé voir un jour le saint vieillard Sifine, anachorète qui avait quitté son évêché pour l'amour de Jésus-Christ, et était venu demeurer auprès du château de Bethabare à six milles du fleuve du Jourdain, après avoir frappé longtemps à la porte, son disciple me vint ouvrir et me dit : « Mon Père! le saint vieillard étant malade à

 

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la mort, il a prié Dieu de ne le point retirer du monde jusqu'à ce qu'il sût que vous fussiez de retour (car j'avais lait un voyage à Constantinople vers le très pieux empereur Tibère pour quelques besoins du monastère). M'ayant ainsi. parlé, il s'en retourna vers le saint vieillard pour lui faire savoir mon arrivée, et puis revint me trouver au bout d'une heure, et me dit : « Montez, mon père! » Nous montâmes et trouvâmes que le saint vieillard était expiré : ce qui me fit connaître, qu'aussitôt après avoir appris que c'était moi qui frappais à la porte, il avait rendu l'esprit. L'ayant embrassé, tout mort qu'il était, il me dit d'une voix basse : « Mon père, sois le bienvenu », puis se remit à dormir du sommeil des justes. Ayant fait savoir sa mort à ceux des environs, et leur ayant mandé de venir pour l'enterrer, comme ils travaillaient à faire sa fosse, son disciple leur dit : « Ayez, je vous prie, la charité de la faire plus large, afin qu'elle en puisse tenir deux. » Ce qu'ayant fait, il se mit sur la natte de jonc, qui tenait lieu de linceul à ce saint homme, et rendit son âme à Dieu. Tellement que nous en enterrâmes deux au lieu d'un, ce fidèle disciple n'ayant pu, même par la mort, être séparé de son cher maître. (Moschus, 22. P. L., 74, 166.)

 

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Voici ce que rapporte un solitaire touchant les dernières années de cette vie, Première-

 

 

ment, il dit que saint Jean Climaque après avoir gouverné quelque temps (qu'il ne marque point) le monastère du Sinaï résolut de le quitter, et de retourner dans sa chère solitude qu'il avait prise depuis longtemps pour compagne et pour épouse. Ce qui montre combien ce grand saint était éloigné de toute ambition de dominer, et qu'il était accoutumé à être toujours comme ravi en Dieu par le don d'une perpétuelle oraison, qu'il ne pouvait souffrir les occupations et les distractions de la charge de supérieur, qui blessaient son humilité d'une part, et troublaient son recueillement de l'autre.

Cet historien ajoute qu'en quittant la supériorité il établit pour son successeur en sa place un frère qu'il avait nommé Georges, qui était un solitaire de la même montagne du Sinaï. Ce qui nous découvre encore un merveilleux amour de la solitude en saint Jean Climaque, puisqu'il avait toujours vécu seul dans sa cellule jusqu'à ce que le solitaire nommé Moïse le forçât à le recevoir avec lui, et qu'il se tint toujours séparé de son propre frère, tant cette âme était morte, non seulement au monde, mais à soi-même, et détachée des plus naturelles et des plus tendres affections.

 

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Et ce détachement parait avoir été encore plus grand en ce que cet abbé Georges, son frère, était un saint comme lui, et selon l'apparence son aîné. Car un historien grec qui vivait alors, et qui a parlé des hommes illustres du Sinaï, parle de Georges comme d'un anachorète qui avait passé soixante et dix ans dans cette montagne qui montre qu'il pouvait être encore plus vieux que saint Jean Climaque. Et il en parle comme d'un prophète, ainsi que nous le verrons ci-après.

Lorsque saint Jean Climaque approcha des dernières heures de la vie, son frère le vint visiter, et lui dit tout fondant en larmes : « Quoi, mon frère, me laissez-vous ainsi après vous, sans secours et sans assistance ?J'avais demandé à Dieu que vous m'envoyassiez à lui avant que d'y aller vous-même, parce que je ne puis pas gouverner cette sainte famille sans vous. Et je suis aujourd'hui si malheureux de vous voir partir avant moi ! » A quoi le saint répondit qu'il ne s'affligeât point, et que s'il pouvait quelque chose près de Dieu il ne le laisserait pas un an dans le monde, mais l'attirerait à lui avant la fin de l'année. Ce qui arriva ponctuellement. Car l'abbé Georges partit de ce monde dix mois après, reconnaissant par sa propre expérience, combien était grand le mérite de son frère devant Dieu, et combien l'amitié d'un saint qui est dans le ciel peut servir à ceux

 

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qu'il a laissée sur la terre, pour les faire entrer plus tôt dans la jouissance de la même gloire.

Mais il arriva une chose remarquable à cet abbé quatre mois depuis la mort de son frère. C'est que Dieu l'éclaira de la lumière de prophétie, et lui fit voir que le bienheureux Pierre, patriarche de Jérusalem, et lui, partiraient du monde ensemble dans six mois : ce qu'il jugea si certain qu'il en donna avis à ce patriarche, lequel mourut en ce même temps aussi bien que lui, selon que Dieu le lui avait révélé. (Introd. ad Clim. P. G., 88, 610.)

 

VI. — Le monde au désert.

 

Aussi remarquable que le nombre des moines est la multiplicité de leurs relations avec l'Égypte habitée et avec les autres parties du monde chrétien. Attirés par le récit des merveilles qui transforment le désert, beaucoup viennent y fixer leur vie. Accourent en plus grand nombre des pèlerins, qui resteront engagés dans les soucis du monde.

L'hospitalité n'est pas due seulement aux moines. Tous sont reçus avec égards et avec joie, on leur fait part des produits des jardins, on leur offre des provisions apportées des villes. On leur distribue aussi des avis salutaires. La durée du séjour n'est pas limitée, mais quand il se prolonge, les hôtes sont soumis à la règle du travail et on les initie à la vie spirituelle.

Les Pères ne pouvaient pas être indifférents aux nécessités de ceux qui étaient retenus dans le siècle.

Le coeur de Pacôme ne supporte pas que si près des monastères, des bergers et des paysans vivent dans l'idolâtrie ou l'ignorance des saints mystères. Il

 

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demande le secours du clergé, fait bâtir une église, usurpe même les fonctions de lecteur.

Plus extraordinaire est le zèle de Sérapion Sindonite qui se vend à des comédiens pour gagner leur âme et entreprend ensuite et sur terre et sur mer des voyages apostoliques.

L'ascendant des moines dont la plupart n'étaient pas dans les ordres n'empêchait pas l'humble et cordiale soumission aux évêques et au clergé. De savants historiens ont voulu établir qu'il y avait opposition entre la hiérarchie de l'Église et les solitaires guidés par le souffle de l'Esprit. Ces ingénieux systèmes ne s'appuient pas sur les vies des Pères. Quel démenti ils reçoivent des récits de la persécution arienne, des fuites d'Athanase auprès de ses amis du désert !

« Il est vraiment étonnant, est-il dit d'Antoine, que la faveur des princes se portât sur un homme caché à l'extrémité du monde connu. » Déjà l'influence des solitaires s'employait au soulagement et à la défense des sujets des empereurs. Antoine écrit à Constantin de considérer que Jésus-Christ est le seul roi véritable et éternel et que tous les princes doivent avoir beaucoup de clémence et d'humanité, un très grand soin de rendre justice et d'assister les pauvres.

Jean de Lycopolis reçoit des ambassadeurs de Théo-dose, leur prédit sa dernière victoire et sa mort:qui va suivre de près.

En Syrie, l'action auprès de la puissance civile est encore plus souvent signalée. Avant 'de se soumettre à la pénitence imposée par Ambroise, Théodose avait reçu les avertissements et les reproches de Macédonien. Le souvenir des discours de l'ancien consulaire n'empêche pas d'admirer la hardiesse et la logique de cet hermite ignorant, descendu de la haute montagne au secours des habitants d'Antioche.

Nous voyons aussi en Syrie plus souvent qu'en Egypte les foules attirées par la profusion des faveurs miraculeuses répandues par les solitaires.

La bienfaisante action du Stylite ne devrait-elle pas lui concilier les sympathies de ces juges qui promptement

 

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le condamnent sans appel, sur le simple énoncé des étranges tortures auxquelles il se soumettait.

N'est-elle pas émouvante la prière de Théodoret écrite lorsque le Stylite est encore en vie, au temps où les prodiges de conversions se multiplient : « comparant les actes du saint à une ruche de miel, je n'ai fait qu'en prendre une goutte au bout du doigt pour en faire goûter la douceur à ceux qui liront ceci qu'il me fasse la grâce de régler ma vie sur les préceptes de l'Évangile ! »

De pareils apôtres n'avaient pas à parcourir l'univers : Romains, Grecs, Égyptiens, Juifs, Bédouins venaient à eux.

Le zèle qu'ils apprécient est selon l'esprit d'Éphrem qui, là où avait échoué la controverse, convertissait par sa douceur. Le canon des vies du désert n'a retenu ni la sévérité de Schnoudi (1) au monastère blanc, ni ses violences contre les bourgades païennes.

Un disciple de Macaire apostrophe:un prêtre idolâtre : « Où cours tu ainsi, démon ? » Macaire lui, s'incline devant l'idolâtre et le convertit.

La cordiale hospitalité d'un moine gagne le coeur d'un manichéen. Cet autre pratique à la lettre le conseil de tendre la joue pour recevoir un second soufflet. Voilà les procédés de l'apostolat des moines.

 

(1) Schnoudi, né vers 343, mort à 118 ans, gouverna au monastère blanc et au monastère rouge, près d'Atripé (aujourd'hui Sohag) 2.000 moines et 1.800 soeurs. Sa sévérité et l'intransigeance de son zèle sont en contraste avec l'esprit des monastères pacômiens très nombreux dans la même région. Est-ce pour cela que Pallade, qui a vécu non loin de Schnoudi, et nos autres auteurs grecs et latins ne donnent même pas son nom ?

 

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L'hospitalité de Nitrie d'après Ruffin et Pallade. L'accueil fait aux âmes des visiteurs; initiation à l'ascétisme.

Nous vînmes ensuite en Nitrie, qui est éloignée d'Alexandrie d'environ quarante milles, et est le lieu le plus célèbre d'entre tous les monastères de l'Égypte. Il tire son nom d'un bourg qui en est fort proche, où il y a très grande abondance de salpêtre. Et je crois que la providence divine l'a ainsi permis; d'autant que l'on y devait laver un jour les péchés des hommes, ainsi qu'on se sert du salpêtre pour laver les taches des habits. Il y a là environ cinquante diverses habitations qui sont toutes sous la conduite d'un seul père. Dans quelques-unes plusieurs solitaires demeurent ensemble, en d'autres ils sont en petit nombre, et en d'autres ils sont seuls, Mais quoiqu'ils soient ainsi séparés, ils ne laissent pas d'être inséparables par la foi et par la charité qui les unit dans un même esprit.

Aussitôt que nous approchâmes, et qu'ils reconnurent que c'étaient des frères étrangers, d'abord comme si ç'eût été un essaim d'abeilles ils sortirent tous de leurs cellules, et avec une extrême gaieté vinrent en courant au-devant de nous, et la plupart d'eux nous apportèrent du pain et des peaux de bouc pleines d'eau, selon

 

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ces paroles dont le prophète use par manière de reproche : « Pourquoi n'êtes-vous pas allés au-devant des enfants d'Israël avec du pain et de l'eau? » Ils nous menèrent ensuite à l'église en chantant des psaumes, et puis nous lavèrent les pieds et les essuyèrent avec des linges, comme pour nous soulager de la lassitude que le travail du chemin nous avait causée, mais en effet pour attirer dans nos âmes une vigueur spirituelle par l'exercice de la charité qu'ils exerçaient envers nous.

Que dirais-je davantage de leur humanité, de leur charité, et du plaisir qu'ils prenaient à nous témoigner leur affection par toutes sortes de devoirs et de services? Chacun s'efforçait comme à l'envi de nous mener dans sa cellule ; et ne se contentant pas de satisfaire à tous les devoirs d'hospitalité, ils nous donnaient des instructions de l'humilité qu'ils pratiquaient si parfaitement, et de la douceur d'esprit et de ces autres biens de l'âme qui s'apprennent parmi eux, ainsi que parmi des personnes retirées du monde, avec des grâces différentes à la vérité; mais avec une doctrine toujours la même et toujours semblable. Nous n'avons jamais vu en nul autre lieu, une si ardente charité; nous n'avons jamais vu en nul autre lieu, la miséricorde s'exercer avec tant de ferveur et de zèle; et nous n'avons jamais vu en nul autre lieu, une si parfaite et si admirable hospitalité; nous

 

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n'avons jamais vu aussi une si parfaite méditation, une si grande intelligence des divines Ecritures, ni de si continuelles occupations dans la science des saints, cela allant jusqu'à un tel point, qu'il n'y a pas un d'eux qu'on ne prit pour un Docteur, en ce qui est de la divine sagesse. (H. M., 21. P. L., 21, 435.)

 

Deux genres de vie.

 

Il y avait deux frères nommés Paëse et Isaïe, enfants d'un marchand espagnol. Lorsque leur père fut mort, ils divisèrent ensemble leur bien, qui se trouva monter à cinq mille écus sans les meubles et les esclaves. Ils délibérèrent ensuite ce qu'ils feraient, et se dirent l'un à l'autre : « Mon frère, quelle sorte de vie embrasserons-nous? Si nous continuons comme notre père a fait, d'exercer, le commerce, d'autres jouiront après notre mort, et peut-être durant notre vie nous tomberons entre les mains des voleurs ou ferons naufrage. Embrassons donc plutôt la vie solitaire, afin de conserver le bien que notre père nous a laissé, et de ne pas perdre nos âmes. » Ils demeurèrent d'accord de ce dessein ; et ne se rencontrèrent pas toutefois dans tous les mômes sentiments. Car, ayant partagé leur argent et le reste de ce qu'ils avaient, ils résolurent

 

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bien l'un et l'autre de n'avoir pour but que de plaire à Dieu, mais en diverses manières. L'un, sans se rien réserver, donna tout ce qu'il avait aux monastères, aux églises et aux prisons; et, ayant appris un métier pour gagner sa vie, il employait tout son temps au travail et à la prière. L'autre ne disposa de rien de son bien, mais ayant bâti un monastère et pris quelques autres solitaires pour y demeurer avec lui, il exerçait l'hospitalité envers tous ceux qui y venaient, assistait tous les malades, retenait tous les vieillards, donnait à tous les pauvres, et le samedi et le dimanche dressait trois ou quatre tables où il recevait tous ceux qui étaient en nécessité. Après que ces deux frères furent morts, les autres solitaires parlaient diversement de la béatitude qu'ils possédaient comme ayant vécu l'un et l'autre dans une parfaite vertu. Mais la vie de celui qui ne s'était rien réservé, plaisait davantage aux uns, et celle de celui qui avait distribué aux pauvres tout ce qu'il avait, agréait davantage aux autres. Sur cette contestation, et sur les diverses louanges qu'ils leur donnaient, ils s'en allèrent vers le bienheureux Pambon, et, après l'avoir informé du sujet de leur différend, le supplièrent de leur dire laquelle de ces deux manières de vivre était la meilleure... « Ils sont tous deux parfaits devant Dieu puisque l'un a imité Abraham dans la vertu d'hospitalité,

 

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et l'autre le zèle du prophète Élie pour se rendre agréable à Dieu. » (Heracl., 2. P. L., 74, 263.)

 

Pratique du zèle apostolique. Pacôme.

 

Voyant que quelques pauvres gens des lieux voisins qui passaient leur vie à paître des troupeaux, ne participaient point aux sacrements de Jésus-Christ, et étaient privés du bonheur d'entendre l'Écriture Sainte qu'on lit partout solennellement le samedi et le dimanche, il fit résoudre à saint Aprion évêque de Tantyre, de bâtir dans leur bourg qui était presque désert, une église où ils pussent s'assembler, pour y être rendus participants des divins mystères. Ce qui ayant été exécuté, et n'y ayant point encore d'ecclésiastiques ordonnés pour y faire l'office, ni de lecteurs, il venait dans l'église accompagné de ses solitaires, à l'heure que -le peuple s'y était assemblé, et leur lisait l'Ecriture Sainte. Ce qu'il continua toujours depuis, lorsque le prêtre était absent, et il s'acquittait avec tant de joie de cette charge, et avait les yeux du corps et de l'esprit si attentifs à ce qu'il lisait, qu'il paraissait plutôt un ange qu'un homme. Plusieurs touchés de l'admiration de sa vertu, renoncèrent à l'idolâtrie pour se faire chrétiens. Car il avait une charité si parfaite et

 

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une compassion si grande pour le prochain, que lorsqu'il voyait des personnes qui par la tromperie du démon servaient les idoles, au lieu d'adorer le vrai Dieu, il gémissait de leur perte avec une douleur sans pareille, et versait des ruisseaux de larmes pour leur salut. (Vit. Pac., 26. P. L., 73, 246.)

 

Sérapion le Sindonite.

 

Il y avait un autre Sérapion qu'on nommait Sindonite, à cause qu'il ne portait aucune autre chose qu'un méchant manteau pour se couvrir; et il demeura toujours dans un tel dénuement de toutes choses qu'on l'appelait aussi l'impassible. Étant instruit, il savait par cœur toute l'Écriture Sainte. Cette privation si absolue de tous les biens périssables, et cette méditation continuelle des divines Écritures ne purent l'arrêter dans le repos de sa cellule, non qu'il fût poussé à en sortir par aucuns désirs terrestres, mais à cause qu'il se sentait pressé d'embrasser une vie apostolique.

Les Pères nous racontaient, qu'étant dans une certaine ville il se vendit à des comédiens étrangers pour le prix de vingt écus, qu'il cacheta et garda soigneusement. En servant ces comédiens, il ne mangeait que du pain et ne buvait que de l'eau, et méditant sans cesse

 

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l'Écriture Sainte, il gardait un continuel silence. Il demeura avec eux jusqu'à ce qu'il les eût rendus chrétiens, et fait abandonner le théâtre. Le mari fut le premier à qui Dieu toucha le coeur, la femme le suivit quelque temps après; et enfin toute la famille se convertit. Avant qu'ils connussent quel était le mérite et la vertu de leur esclave, ils souffraient qu'il leur lavât les pieds. Mais après qu'ils furent baptisés, et eurent comme j'ai dit, renoncé au théâtre pour embrasser une vie honnête et chrétienne, alors ayant une révérence toute particulière pour lui, ils lui dirent : « Il est bien raisonnable, mon frère, que nous vous affranchissions, et vous mettions en liberté, puisque vous nous avez le premier affranchis d'une cruelle servitude. »...

Après avoir fait plusieurs voyages, il vint en Grèce ; et ayant demeuré trois jours à Athènes, il ne se trouva personne qui lui donnât seulement un morceau de pain. Or il ne portait jamais d'argent, ni de sac ni de peau de brebis (selon la coutume des solitaires) ni de bâton, mais il avait pour toutes choses un méchant manteau. Le quatrième jour il se sentit pressé d'une extrême faim, parce que durant tout ce temps il n'avait mangé quoi que ce soit; et on peut juger combien une faim non volontaire est difficile à supporter, si elle n'est pas accompagnée d'une foi tout extraordinaire. Se trouvant en cet état, il monta sur un lieu de la ville assez

 

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élevé, où les personnes de condition ont accoutumé de s'assembler; et avec des larmes accompagnées de soupirs, il commença à crier : « Citoyens d'Athènes, secourez-moi je vous prie. » A ces paroles tous les philosophes qui se trouvèrent présents accoururent vers lui, et lui dirent : « Que demandez-vous? d'où êtes-vous? de quoi avez-vous besoin? » Il leur répondit : « Je suis Egyptien de nation, et solitaire de profession; et depuis que je suis absent de ma véritable patrie, je me suis trouvé pressé par trois créanciers, dont deux m'ont laissé en repos après les avoir satisfaits, et qu'ils n'ont plus rien eu à me demander, mais je ne puis trouver moyen de me défaire du troisième. » Ils le pressèrent fort de leur dire qui étaient ses créanciers, afin qu'ils les contentassent. « Où sont-ils, lui disaient-ils ? Qui sont ceux qui vous tourmentent de la sorte ? Faites-nous les voir, afin que nous vous secourions. » « C'est l'avarice, l'impureté, et la faim, leur répartit-il, dont les deux premiers m'ont quitté à cause que je n'ai point d'argent, que je ne possède rien dans le monde, et que j'ai renoncé à toutes sortes de délices, qui sont comme les nourrices de ces maux. Mais je ne puis me délivrer de la faim, y ayant quatre jours entiers que je n'ai mangé, et mon estomac me pressant de lui donner la nourriture ordinaire, sans laquelle je ne saurais vivre. » Ces philosophes, quoiqu'ils

 

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n'ajoutassent point de foi à ce qu'il disait, lui donnèrent une pièce d'argent, qu'il mit aussitôt sur la boutique d'un boulanger, et prit seulement un pain, puis sortit de la ville sans y retourner jamais, ce qui leur ayant fait connaître que c'était un homme véritablement vertueux, ils payèrent le pain à ce boulanger et reprirent leur argent.

Étant venu en un lieu proche de Lacédémone, et ayant appris qu'un des principaux de la ville, dont les moeurs étaient fort bonnes, était manichéen, avec toute sa famille, il se vendit à lui comme il s'était vendu auparavant à ces comédiens. Deux ans après il le retira de cette hérésie avec sa femme et tout le reste de sa famille, et les mena à l'Église. Ce qui leur donna tant d'affection pour lui, qu'ils ne le considéraient plus comme un esclave, mais l'honoraient et le respectaient davantage que s'il eût été leur propre frère ou leur propre père, et louaient et servaient Dieu avec lui. (Heracl., 14. P. L., 74, 305.)

 

La défense des opprimés. Macédonien et Théodose.

 

Quelque temps après, la ville d'Antioche ayant par le mouvement et par l'inspiration du démon porté la fureur et la rage contre les statues et Théodose et de l'impératrice sa femme,

 

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l'empereur envoya les deux principaux chefs de son armée pour porter à ces malheureux citoyens l'arrêt et l'effet tout ensemble de leur entière ruine. Le saint ayant su l'état déplorable où cette pauvre ville était réduite, descendit de la montagne pour aller à son secours. Lorsqu'il y fut arrivé, ayant rencontré dans la place publique ces deux généraux, il les arrêta; et eux ayant su qui il était, descendirent aussitôt de cheval pour le saluer, lui baisèrent les mains et embrassèrent ses genoux. Alors ii leur dit de demander à l'empereur, qu'il se souvînt qu'il était homme aussi bien que ceux qui lui avaient fait cette offense; et que puis-qu'il doit y avoir de la proportion entre la nature de celui qui reçoit une injure et sa colère, il devait reconnaître que la sienne avait été excessive, quand elle l'avait porté pour venger l'outrage fait à ses images, de vouloir faire périr celles de Dieu, et faire mourir des corps vivants, parce qu'on avait abattu des statues de bronze, au lieu desquelles il était très facile et on était prêt à en faire d'autres, mais que quoiqu'il fût empereur, il n'était pas en son pouvoir de rendre la vie à ceux à qui il aurait fait donner la mort, et non seulement de leur rendre la vie, mais de former l'un de leurs cheveux. Ces paroles qu'il proféra en langage syriaque leur ayant été expliquées en grec, ils en demeurèrent étonnés et lui promirent de les rapporter

 

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à l'empereur. Or je crois que personne n'oserait nier que le Saint-Esprit ne les lui ait inspirées. Car autrement comment serait-il possible qu'un homme qui n'avait jamais étudié, qui avait été nourri dans les champs, qui passait sa vie sur les sommets des montagnes, qui était dans une simplicité tout extraordinaire, et qui ne savait point l'Écriture Sainte, eût pu leur parler de la sorte? (Theod., 13. P. L., 74, 66.)

 

Ascendant des thaumaturges. Guérison des âmes.

 

Je parlerai maintenant de saint Maron, puisqu'il a aussi augmenté dans le ciel le nombre des saints. Ayant résolu de passer sa vie à découvert, il se logea sur le haut d'une montagne, où il consacra à Dieu un temple autrefois dédié au démon, et y bâtit une petite cabane dont il se servait très rarement. Il ne se contentait pas de vivre dans les mêmes austérités que les autres, mais il en inventait de nouvelles, pour amasser de plus en plus de saints trésors. Et celui pour l'amour duquel il supportait tant de peines, le récompensait par des grâces qui allaient encore au delà de ses travaux. Il lui accorda dans une telle plénitude le don de guérir les maladies, que sa réputation s'étendant partout, on venait de tous côtés le

 

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trouver, et les effets faisaient voir que ce n'était pas sans raison qu'elle était si grande puisque sa bénédiction comme une céleste rosée arrêtait le griffon, faisait cesser la fièvre, chassait les démons, et guérissait toutes sortes de maux par un seul remède. Car au lieu que les médecins en ont divers selon les diverses sortes de maladies, les saints n'emploient que la seule raison pour les guérir toutes.

Mais celui dont je parle ne guérissait pas seulement les maladies corporelles, il guérissait aussi celles de l'âme en faisant cesser l'avarice de l'un, la colère de l'autre, instruisant l'un dans les règles de la tempérance, et donnant des préceptes à l'autre pour vivre selon la justice, corrigeant l'inconstance de celui-ci, et réveillant la paresse de celui-là.

Par cette sainte agriculture il éleva plusieurs plantes dans la vertu, et fit pour l'offrir à Dieu cet admirable jardin que l'on voit maintenant dans la province de Cyr ; car ce Jacques si illustre et dont on peut dire avec tant de raisons ces paroles du prophète : « Le Juste fleurira comme un palmier, et ne sera pas moins fertile que le cèdre du Liban », fut l'une de ces excellentes plantes, comme aussi tous ces autres dont avec la grâce de Dieu je rapporterai particulièrement les actions. Saint Maron travaillant donc en cette sorte à ce bienheureux jardin, et guérissant tout ensemble comme j'ai dit les corps et les âmes,

 

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une maladie de peu de jours, qui fit connaître en même temps et la défaillance de sa nature et la vigueur dé son esprit, termina sa vie. (Theod., 16. P. L., 74, 75.)

 

Sermon sur la toilette.

 

Nous avons entendu parler des Gaulois occidentaux qui sont dans l'Europe et eu connaissance de ceux qui sont maintenant en Asie. Pierre était descendu de ceux-ci...

La Galatie fut le premier lieu de ses travaux. Puis il passa en Palestine. Ensuite il choisit pour demeure un sépulcre près d'Antioche. S'étant donc enfermé dans ce lieu, il y passa plusieurs années ne buvant que de l'eau froide, et ne mangeant que du pain, de deux jours en deux jours seulement. Un homme qui était possédé du démon étant venu à lui tout furieux, il le délivra par ses prières et sur l'instance qu'il lui fit de trouver bon qu'il ne le quittât jamais, mais qu'il le servît en récompense de l'obligation qu'il lui avait, il le reçut en sa compagnie. J'ai aussi connu cet homme, je me souviens de ce miracle; j'ai vu le service qu'il lui rendait et je les ai entendus tous deux parler de moi. Car Daniel, c'est ainsi qu'il se nommait, lui disant que j'aurais un jour aussi bien que lei le bonheur de le servir, le saint qui savait

 

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la grande affection que mon père et ma mère me portaient, lui répondit que cela ne serait pas. Il m'a souvent mis sur ses genoux et donné du pain et des raisins secs. Ma mère qui avait éprouvé les grâces singulières dont Dieu le favorisait, m'envoyait une fois par semaine recevoir sa bénédiction. Et voici par quelle occasion elle le connut. Elle avait un si grand mal d'un oeil que tous les remèdes dont on se peut aviser, ayant été pratiqués inutilement, et toute la science des médecins étant épuisée, une de ses femmes lui parla d'un miracle qu'elle avait vu faire au saint,.en guérissant d'un semblable mal par le signe de la croix et par ses prières, la femme de Pergame qui était alors gouverneur des provinces d'Orient. Ma mère se résolut aussitôt d'aller trouver cet homme divin, et comme elle était fort jeune, et n'était pas encore arrivée dans une parfaite vertu, il se rencontra que prenant plaisir à se parer, elle avait alors des pendants d'oreilles et des bracelets, et était richement vêtue, ce que le saint ayant remarqué, il commença par la guérir de cette trop grande curiosité, en lui parlant en cette sorte, car je veux rapporter ses propres paroles sans y rien changer : « Dites-moi, ma fille, je vous prie, si quelque peintre excellent avait fait un portrait selon toutes les règles de l'art, et l'avait exposé à la vue de tous ceux qui voudraient le regarder, il arrivait que quelqu'un qui ne connaîtrait rien

 

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à la peinture, voulût selon sa fantaisie porter jugement de celle-là, et qu'en y trouvant à redire il allongeât les traits des sourcils et des paupières, blanchît le visage et mît du rouge sur les joues : croyez-vous que ce peintre ne se mît pas en colère du tort qu'il recevrait par le changement qu'une main ignorante aurait apporté à ce qu'il aurait fait avec tant d'art? Ne doutez donc point que le Créateur de toutes choses, cet admirable ouvrier qui nous a formés, ne s'offense avec sujet de ce que vous accusez d'ignorance son incomparable sagesse. Car vous ne mettriez pas du blanc et du rouge si vous ne croyez pas en avoir besoin ; et vous ne sauriez croire en avoir besoin sans accuser de quelques défauts celui qui vous a donné l'être. Or sachez, ma fille, que son pouvoir est égal à sa volonté, puisque, comme dit David, il fait tout ce qui lui plaît. Mais le soin qu'il a de chacun de nous l'empêche de nous donner ce qui nous serait désavantageux. C'est pourquoi gardez-vous bien de rien changer à ce portrait qui est l'image vivante de Dieu, ni de tâcher de vous donner à vous-même ce que sa sagesse n'a pas, voulu vous donner, en vous efforçant d'acquérir contre son dessein une beauté fausse et non naturelle, qui rend coupables les plus chastes mêmes, parce qu'elle tend des pièges à ceux qui les voient. » Ma mère, dont les inclinations étaient excellentes, n'eut pas plutôt entendu ces paroles que Pierre

 

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la prit dans ses filets. Car celui-ci, aussi bien que l'autre de qui il portait le nom, péchait heureusement les âmes, et ainsi se jetant à ses pieds elle le supplia instamment de vouloir guérir son oeil. A quoi il lui répondit, qu'étant homme, et par conséquent d'une même nature qu'elle, et se trouvant outre cela accablé du poids de ses péchés, il n'osait espérer d'obtenir ce qu'il demandait à Dieu. Alors ma mère redoublant ses prières et lui disant toute éplorée qu'elle ne le quitterait point qu'il ne l'eût guérie, il lui répartit que c'était à Dieu qu'il se fallait adresser pour la guérir, et qu'il ne refuserait point les demandes de ceux qui l'invoquent avec foi, « Car sans doute, disait-il, il considérera la vôtre ; et ce sera à vous et non pas à moi qu'il accordera cette grâce. Si donc votre foi est sincère, ferme et pleine de confiance, donnes congé aux médecins : renoncez à tous les remèdes, et recevez celui-ci au nom du Seigneur. » En suite de ces paroles il mit la main sur son oeil, et en faisant le signe de la croix, il la guérit entièrement. Ainsi étant retournée dans sa maison elle n'eut plus besoin de remèdes, et elle quitta tous ses ornements, s'habillant depuis ce jour-là avec la simplicité qui lui était ordonnée par cet excellent médecin des âmes, quoi qu'elle fût encore si jeune qu'elle n'avait pas vingt-trois ans accomplis, et qu'elle n'eût point encore eu d'enfants, n'étant accouchée de moi que sept ans

 

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après, et n'en ayant jamais eu d'autres. Ainsi elle reçut une double guérison par les instructions du grand et admirable Pierre et obtint la santé de l'âme et du corps, tant ses paroles étaient puissantes et tant ses raisons étaient efficaces. (Theod., 9. P. L., 74, 56.)

 

Le Stylite.

 

Il donne aussi dans les fêtes publiques et solennelles une autre preuve de son incroyable patience. Car depuis que le soleil se couche jusques à ce qu'il se lève le lendemain, il demeure durant toute la nuit les mains élevées vers le ciel sans jamais fermer les paupières, ni sans chercher le moindre repos. Et au milieu de tant de travaux, de tant d'actions si extraordinaires et si éclatantes, et d'une telle multitude de miracles il demeure toujours dans une aussi grande modération d'esprit que s'il était le moindre de tous les hommes. Mais si sa modestie est grande, sa douceur ne l'est pas moins; et il ne se peut rien ajouter à la bonté avec laquelle il répond aux pauvres, aux artisans, aux paysans, et généralement à tous ceux qui lui vont parler.

Dieu qui lui est si libéral en toutes choses, lui a aussi accordé le don de science, comme il paraît par les exhortations qu'il fait deux fois

 

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chaque jour, dans lesquelles il parle avec un jugement et une sagesse admirables, et répand dans l'esprit de ses auditeurs par l'assistance du Saint-Esprit des instructions toutes saintes, pour les porter à ne regarder que le Ciel, à voler sur les ailes de leurs désirs, à renoncer à la terre, à se représenter incessamment le royaume que nous espérons de posséder, à trembler au bruit des menaces des supplices éternels, à mépriser les choses présentes, et à espérer les futures.

On voit aussi ce grand saint faisant la fonction de juge, rendre les jugements très justes et très équitables et il s'emploie à cette occupation et autres semblables après none. Car il est continuellement en prière durant toute la nuit et tout le jour, jusqu'à cette heure-là. Mais sitôt qu'elle est venue, il fait au peuple des exhortations toutes divines, il écoute leurs demandes, il accorde leurs différends, et guérit diverses maladies; puis quand le soleil se couche il commence à s'entretenir avec Dieu.

Mais parmi toutes ses occupations il ne néglige pas ce qui concerne l'Eglise, tantôt en combattant l'impiété des idolâtres, tantôt en terrassant la résistance opiniâtre des Juifs, et tantôt en dissipant les factions des hérétiques. Quelquefois aussi il écrit à l'empereur sur de semblables sujets, il éveille quelquefois le zèle des magistrats en ce qui regarde le service

 

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de Dieu; quelquefois, il exhorte même les prélats d'avoir davantage de soin des âmes qui leur sont commises.

En comparant les actions de ce saint jointes ensemble à une pluie qui tombe du ciel, tout ce que je viens d'en écrire n'en est qu'une goutte ; en les comparant à une ruche de miel, je n'ai fait autre chose que d'en prendre un peu au bout du doigt pour en faire goûter la grande douceur à ceux qui liront ceci ; et ce que chacun en publie, va extrêmement au delà de ce que j'en ai rapporté. (Theod., 26. P. L., 74, 107.)

 

Attitude envers les païens.

 

Saint Macaire montant un jour sur la montagne de Nitrie, il commanda à son disciple de marcher un peu devant lui, ce que faisant il rencontra un prêtre idolâtre qui courait extrêmement fort, et qui portait un gros bâton, auquel il commença à crier : « Où cours-tu ainsi, démon? » Ce qui mit ce prêtre en telle colère, qu'il lui donna mille coups et le laissa à demi-mort. Ayant ensuite recommencé à courir, il rencontra assez près de là saint Macaire, qui lui dit : « Bonjour, bonjour, vous vous donnez beaucoup de peine. » Cet homme s'étonnant de cette salutation lui répondit : « Qu'avez-vous remarqué de bon en moi qui vous oblige à me

 

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saluer de la sorte? » Le vieillard lui répliqua : « Je vous ai salué, parce que j'ai vu que vous étiez lassé de travail, et que vous couriez sans savoir où vous alliez. » Alors le prêtre lui dit : « Votre salutation m'a fait connaître que vous êtes un grand serviteur de Dieu, et m'a touché très sensiblement; au lieu qu'un autre malheureux solitaire que j'ai rencontré m'a dit des injures, dont je l'ai payé sur-le-champ en lui donnant quantité de coups. » Puis embrassant les pieds du saint, il ajouta : « Je ne vous quitterai point que vous ne m'ayez fait solitaire. » Après cela ils s'en allèrent ensemble au lieu où ce frère était étendu sur la terre tout meurtri de coups; et parce qu'il ne pouvait pas se remuer ils le portèrent à l'église. Les frères furent extrêmement étonnés de voir saint Macaire mener ainsi avec lui ce prêtre idolâtre, auquel ils donnèrent l'habit de solitaire, et plusieurs païens à son imitation embrassèrent le christianisme.

Le même saint Macaire disait que les paroles insolentes et pleines d'orgueil font une mauvaise impression dans l'esprit même des gens de bien; et qu'au contraire les paroles humbles et douces changent même les méchants en bons. ( Ruffin, 127. P. L., 73, 784.)

 

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Un moine habitait un coin du désert d'Égypte. Non loin de là était un manichéen qui était prêtre, ou du moins il était de ceux qu'on appelle 'prêtres dans cette secte. Comme il s'était mis en route vers un homme qui était dans la même hérésie, il fut surpris par la nuit à cet endroit même où vivait ce saint homme. Il hésitait à frapper et à demander un gîte, car il se savait connu du moine et il craignait un refus. A la fin cédant à la nécessité, il frappa. Le vieillard lui ayant ouvert, le reçut avec joie, le fit prier, lui donna à manger et le mena dormir. Et le Manichéen réfléchissait pendant la nuit, il s'étonnait de ce que ce moine n'avait eu aucune défiance à son sujet. « C'est vraiment un homme de Dieu », se disait-il. S'étant levé le matin il se jeta à ses pieds et lui dit : « Dès aujourd'hui je suis orthodoxe, je ne te quitterai pas. » Et il resta avec lui en effet. (Pélage, XIII, 11. P. L., 73, 945.)

Des philosophes voulaient mettre les moines à l'épreuve. Un moine passa portant de beaux vêtements. Ils lui dirent: « Viens donc ici ! » Le moine indigné leur répondit par des injures. Ensuite vint à passer un moine de haute taille, les traits et la démarche d'un paysan. « Viens ici, lui crièrent-ils, méchant moine, méchant

 

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vieillard! » Il accourut et ils le souffletèrent; lui, leur présenta l'autre joue. Alors se levant ils s'inclinèrent en disant : « Voilà un vrai moine! » L'ayant fait asseoir ils l'interrogeaient : « Que faites-vous de plus que nous dans ce désert ? Vous jeûnez, nous aussi nous jeûnons; vous châtiez votre corps, et nous aussi; qu'y a-t-il que vous faites que nous ne fassions pas ? Et alors pourquoi rester au désert ? » Le vieillard leur répondit : « Nous mettons notre espoir en la grâce de Dieu et nous gardons notre âme en paix. » Ils lui dirent alors : « Pour nous, nous ne pouvons pas faire une pareille garde. » Et ils le laissèrent partir. (Pélage, XVI, 16. P. L., 73, 972.)

 

La sainteté dans le monde.

 

Nous vîmes aussi le monastère de saint Paphnuce, qui était un vrai serviteur de Dieu, très célèbre en cette contrée et qui fut le dernier qui habita dans le désert proche d'Héraclée, ville fameuse de la Thébaïde. Nous apprîmes par le rapport très fidèle que ces bons Pères nous en firent, que ce saint homme qui menait sur la terre une vie toute angélique, ayant un jour prié Dieu de lui faire connaître auquel de ses saints il ressemblait, un ange lui répondit, qu'il était semblable à un certain musicien, qui gagnait sa vie à chanter dans

 

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un bourg proche de là. Ce qui l'ayant fortement surpris, il s'en alla en grande hâte dans le bourg y chercher cet homme, et l'ayant trouvé, il s'enquit de lui, ce qu'il avait fait de saint et de bon, et l'interrogea très particulièrement de toutes ses actions; à quoi il lui répondit, selon la vérité, qu'il était un grand pécheur, qu'il avait mené une vie infâme, et que de voleur qu'il était auparavant, il était passé clans le métier honteux qu'il lui voyait exercer alors.

Plus il lui parlait de la sorte, et plus Paphnuce le pressait de lui dire, si au milieu de ces voleries il n'avait point fait par hasard quelque bonne oeuvre. « Je ne le crois pas, lui répondit-il ; et tout ce dont je me souviens est, qu'étant avec d'autres voleurs nous prîmes un jour une vierge consacrée à Dieu, laquelle mes compagnons voulant violer, je m'y opposai, et l'arrachai d'entre leurs mains et, l'ayant conduite de nuit dans le bourg d'où elle était, je la ramenai dans sa maison aussi chaste qu'elle en était sortie.

« Une autre fois, je rencontrai une belle femme errant dans le désert, et lui ayant demandé le sujet qui l'y avait ainsi amenée, elle me conta son malheur. Son mari et ses trois fils étaient prisonniers pour dette, ils subissaient de mauvais traitements, elle ne pouvait les secourir, elle-même n'ayant pas mangé depuis trois

 

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jours... de lui procurai les 300 écus qui lui permirent de délivrer son mari et ses enfants. »

Alors Paphnuce lui dit : « En vérité, je n'ai rien fait de semblable ; et j'estime toutefois que vous n'ignorez pas que le nom de Paphnuce est assez connu parmi les solitaires, à cause du grand désir que j'ai eu de m'instruire, et de m'exercer en leur sainte manière de vivre; et Dieu m'a révélé sur votre sujet, qu'il ne vous considère pas moins que moi. C'est pourquoi, mon frère, puisque vous voyez que vous ne tenez pas l'une des dernières places auprès de sa Divine Majesté, ne négligez point de prendre soin de votre âme. » Cet homme n'eut pas plus tôt entendu ces paroles qu'il jeta les flûtes qu'il avait entre les mains, et le suivit dans le désert, où il changea l'art de la musique dont il faisait profession, en une harmonie spirituelle, par laquelle il régla de telle sorte tous les mouvements de son âme et toutes les actions de sa vie, qu'après avoir durant trois années entières vécu dans une très étroite abstinence, passant les jours et les nuits à chanter des psaumes et à prier, et marchant dans le chemin du paradis par ses vertus et par ses mérites, il rendit l'esprit au milieu des bienheureux choeurs des anges. Quelque temps après Paphnuce interrogea de nouveau le Seigneur qui répondit : « Tu ressembles au principal habitant du bourg le glus proche, » Il n'eut pas

 

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plus tôt ouï ces paroles, qu'il s'en alla en diligence le chercher, et lorsqu'il frappa à sa porte, cet homme qui avait accoutumé de recevoir tous les étrangers, courut au-devant de lui, le mena dans sa maison, lui lava les pieds, le fit mettre à table, et lui fit très bonne chère.

Durant qu'il mangeait, Paphnuce s'informait de lui : quelle était sa manière de vie, quelles choses il affectionnait le plus, et à quoi il s'exerçait. Sur quoi, répondant fort humblement, à cause qu'il aimait mieux cacher que de publier ses bonnes oeuvres, Paphnuce lui dit pour le presser, que Dieu lui avait révélé qu'il était digne de passer sa vie avec des solitaires. Ces paroles au lieu de l'enfler de vanité, lui donnèrent une opinion encore plus basse de soi-même; et ainsi il lui répartit : « Certes, je ne sais aucun bien que j'aie fait. Mais puisque Dieu vous a révélé ce qui me regarde, je ne saurais me cacher devant celui auquel toutes choses sont connues. Je vous dirai donc de quelle sorte j'ai accoutumé de me conduire envers ceux avec lesquels je me trouve. Il y a trente ans passés que, sans que personne le sache, je vis en continence avec ma femme, et cela de son consentement. J'ai eu d'elle trois enfants. Ce n'a été que pour ce seul sujet que je l'ai vue ; et je n'en ai jamais vu d'autres. Je n'ai refusé de loger chez moi aucun de ceux qui ont voulu y venir et je n'ai souffert que personne m'ait prévenu à

 

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aller au-devant des étrangers pour les recevoir. Je n'ai jamais laissé sortir de ma maison un seul de mes hôtes, sans lui donner de quoi se nourrir durant le reste de son voyage. Je n'ai jamais méprisé aucun pauvre; mais je les ai tous secourus dans leurs besoins. Lorsque j'ai agi comme

juge, je n'aurais pas considéré mon propre fils au préjudice de la justice. Le fruit du travail d'autrui n'a jamais trouvé d'entrée chez moi. Quand j'ai vu quelques contestations, je n'ai point eu de repos jusqu'à ce que j'aie remis la paix entre ceux qui étaient en différend... Voilà par la miséricorde de Dieu quelle a été la manière dont j'ai vécu jusqu'ici... ».

Une troisième fois, il entendit une voix du ciel qui lui répondit : « Vous êtes semblable à ce marchand qui vous vient trouver. Levez-vous promptement, et allez au-devant de lui. Car le voilà qui s'approche. » Paphnuce descendit à l'heure même de la montagne, rencontra un marchand Alexandrin qui amenait de la Thébaïde sur trois vaisseaux quantité de marchandises. Et parce qu'il était homme de grande piété, et qu'il prenait grand plaisir à faire de bonnes oeuvres, il avait avec lui dix-sept de ses serviteurs chargés de légumes qu'il faisait porter au monastère de l'homme de Dieu, ce qui était le seul sujet qui lui faisait chercher Paphnuce, lequel ne l'eut pas plus tôt abordé qu'il lui dit : « O âme très précieuse et digne

 

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de Dieu! que faites-vous? Vous qui avez le bonheur de participer aux choses célestes, pourquoi vous tourmentez-vous après les terrestres? Laissez-les à ceux qui n'étant que terre, n'ont de pensées que pour la terre; mais quant à vous, n'ayez point d'autre objet de votre trafic que le royaume de Dieu où vous êtes appelé, et suivez notre Sauveur qui vous doit bientôt appeler à lui. » Cet homme, sans différer davantage, après l'avoir entendu parler ainsi, commanda à ses serviteurs de donner tout ce qui restait de bien aux pauvres, auxquels il en avait déjà distribué la principale partie ; et suivant saint Paphnuce dans le désert, il fut mis par lui dans la même cellule d'où les deux autres étaient passés à Notre-Seigneur, et instruit de toutes choses. Là s'occupant et persévérant toujours dans les exercices spirituels, et dans l'étude de la divine sagesse, il alla bientôt comme eux, augmenter le nombre des justes.

Peu de temps après Paphnuce continuant à passer sa vie dans l'étude, et dans les travaux d'une très austère pénitence, un ange du Seigneur apparut à lui, et lui dit : « Venez maintenant, àme bienheureuse, et entrez dans les tabernacles éternels, dont vous vous êtes rendue digne. Voici les prophètes qui se préparent à vous recevoir. » Il ne vécut qu'un jour après; et quelques prêtres l'étant venu

 

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visiter, il leur raconta toutes les choses que Dieu lui avait révélées, il leur dit qu'il ne fallait en ce monde mépriser personne, soit qu'ils fussent engagés dans le ménage de la campagne, dans le trafic, ou dans le commerce, parce qu'il n'y a point de condition en cette vie dans laquelle il ne se rencontre des âmes fidèles à Dieu, et qui font en secret les actions qui lui plaisent. Ce qui fait voir que ce n'est pas tant la profession que chacun embrasse, ou ce qui paraît le plus parfait en sa manière de vie, qui est agréable devant ses yeux, comme la sincérité et la disposition de l'esprit jointe aux bonnes oeuvres. Après qu'il leur eut parlé de la sorte sur divers sujets, il rendit l'esprit; et tous les prêtres et les solitaires qui se trouvèrent présents, virent très évidemment et très clairement les anges enlever son âme, en chantant des hymnes. et des cantiques à la louange de Dieu. (H. M., 16. P. L., 21, 391.)

 

Une ville monastique.

 

Nous allâmes en une ville de la Thébaïde nommée Oxyrynque, où nous vîmes de si grandes merveilles de piété, qu'il est impossible de les raconter dignement. Toute l'enceinte de ses murailles est remplie de solitaires, et elle en est toute environnée au dehors. S'il y avait eu

 

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autrefois des édifices publies, et temples dédiés à des fausses divinités, ils étaient alors changés en des habitations de solitaires. Ainsi on voyait par toute la ville plus de monastères que de maisons, et comme elle est extraordinairement grande et fort peuplée, elle enferme douze églises, dans lesquelles le peuple s'assemble; et outre cela il n'y a point de monastère qui n'ait sa chapelle. Il n'y a pas même une seule porte, une seule tour, ni un seul recoin, qui ne soit habité par des solitaires, qui chantant jour et nuit de tous côtés des cantiques à la louange de Dieu, rendent cette ville comme une église consacrée à sa divine majesté. Il ne s'y voit pas un seul hérétique, ni un seul païen; mais ses habitants sont tous chrétiens et catholiques, en sorte que l'évêque peut aussi bien prêcher dans les places publiques que dans les églises. Les magistrats même, les principaux de la ville, et les autres habitants, mettent avec soin des gens à toutes les portes, pour prendre garde s'il ne viendra point quelque étranger, ou quelque pauvre; et aussitôt qu'il en paraît ils contestent à qui les mènera chez soi; pour leur donner tout ce qui peut leur être nécessaire.

Mais comment pourrais-je raconter de quelle sorte ils se conduisaient envers nous et les honneurs qu'ils nous firent lorsque nous voyant passer par leur ville, ils coururent pour nous recevoir comme si nous eussions été des anges.

 

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Que dirais-je de ces solitaires et de ces vierges, dont il y a un nombre si incroyable dans cette ville, que son saint évêque nous assura, lorsque nous le lui demandâmes, qu'il n'était pas moindre que de vingt mille vierges, et de dix mille solitaires. Certes il n'y a point de paroles qui soient capables de représenter l'affection qu'ils nous témoignèrent; et je ne saurais, sans rougir de honte, vous dire les honneurs qu'ils nous rendirent, et comme quoi ils déchiraient nos manteaux, chacun nous tirant de son côté, pour nous emmener chez lui.

Nous vîmes plusieurs de ces saints Pères qui étaient favorisés de diverses grâces de Dieu, les uns dans l'administration de sa parole, les autres dans les exercices de la pénitence, et les autres dans le don de faire des prodiges et des miracles. (H. M., 5. P. L., 21, 408.)

 

CHAPITRE VIII. CONTEMPLATION

 

I. — L'éloge de la prière.

 

Les seuls mots de vie au désert évoquent le solitaire passant de longues heures prosterné dans l'obscurité de sa grotte ou les bras tendus vers le ciel brillant d'étoiles. On peut imaginer qu'un homme, ayant fui le tracas, l'agitation et le spectacle des misères morales, ne pratique d'autre ascèse que l'éloignement du monde. Mais comment concevoir sa vie sans une occupation intérieure? Son esprit, n'étant plus emporté par le mouvement des affaires et des plaisirs, déploiera son activité dans des régions que les sens n'atteignent pas, et sera attiré par les grands problèmes dont seule l'agitation mondaine peut détourner l'esprit.

Cependant la conversation du philosophe avec soi-même ne donnerait pas la vraie notion de la prière; encore moins le songe vague où le fellah prolonge ses loisirs, suivant en pensée par delà les derniers palmiers les hautes voiles des felouques qui remontent lentement le cours du fleuve.

Ce n'est pas à ces occupations de l'esprit, actives ou paresseuses, que vont les éloges des Pères. « La prière apprend toute chose », d'après Agathon. « C'est, dit Climaque, une familiarité sainte et l'union sacrée de l'homme avec Dieu, c'est le soutien et la conversation du monde, la productrice des larmes et la fille des mêmes

 

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larmes qu'elle a produites. » Sans aller au bout de cette série de définitions admiratives nous voyons bien que dans la pensée des Pères la prière n'est pas un simple passe-temps ni un pur exercice de l'intelligence. Ce n'est même pas un devoir dont on s'acquitte seulement à des moments déterminés. La perfection de la prière, c'est à quoi tend toute la vie du solitaire. L'accès à la contemplation, c'est la meilleure part qu'il ambitionne d'obtenir. Cette conclusion de l'évangile de Marthe et de Marie, Cassien y revient souvent. Il n'y a pas d'autre fin que le solitaire, le chr4tien parfait, doive avoir en vue; ou plutôt, toutes les autres fins lui sont subordonnées. En avançant dans l'étude des vertus, nous nous sommes élevés sans effort ni secousse de degré en degré. A l'entrée d'un chapitre nous ne perdions pas de vue les régions déjà parcourues et même en explorant de nouveaux plateaux, nous rencontrions des paysages familiers. La liaison de toutes les vertus à la prière est encore plus apparente.

Les vertus dépendent de la prière parce que nous devons demander la grâce sans laquelle nous ne pourrions les pratiquer; rappelons-nous le commentaire du « Deus in adjutorium ». Bien plus, il y a une liaison réciproque entre les travaux de l'ascèse et la prière. « Tout l'édifice des vertus ne s'élève que pour monter à la perfection de la prière, de même si la prière ne conserve cet édifice, il ne pourra subsister longtemps sans tomber. »

La prière est la forme supérieure et universelle des vertus, c'est le souffle qui active la germination des semences bénies et achève leur développement. La prière doit être continuelle. Adole sur le mont des Oliviers suit ce précepte à la lettre, demeurant continuellement debout, à jeun, en chantant et priant.

Mais pareille application exige des forces qui ne sont pas données à tous et nos maîtres suggèrent de la prière une idée plus attrayante et plus compréhensive.

Le vrai contemplatif prie lorsqu'il est engagé dans les occupations extérieures.

Prier sans cesse, c'est donc maintenir son âme par la

 

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charité dans la direction de la fin suprême. Qu'on s'élève à cette unité de vue, qu'on n'oublie pas la connexion de la prière avec toute les démarches de l'âme, si l'on veut saisir la spiritualité des pères et avoir le dernier mot de leur morale.

 

Dignité de la prière.

 

Nous sentons le besoin du secours d'en-haut que nous devons solliciter, la prière est une demande. Cependant les Pères la considèrent plutôt en elle-même; son excellence est de nous élever à Dieu, d'entretenir, de rendre plus étroite l'union divine.

 

La prière étant considérée en elle-même est une familiarité sainte et une union sacrée de l'homme avec Dieu. Mais si on la considère selon l'efficace de sa vertu et selon les effets qu'elle produit, c'est le soutien et la conservation du monde, la réconciliation de l'homme avec Dieu, la mère et la productrice des larmes et la fille des mêmes larmes qu'elle a produites, la médiatrice de la rémission des offenses, le pont qui nous fait passer avec sûreté le torrent des tentations, le rempart contre les misères et les actions de cette vie, l'exterminatrice de tous nos ennemis invisibles, l'exercice des anges, la manne spirituelle qui nourrit tous les esprits, la joie des bienheureux dans la félicité de la vie future.

 

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La prière est une action du coeur, qui se renouvelle sans cesse et qui ne finit jamais. C'e¢ la source des vertus. C'est le canal par lequel coulent les grâces et les dons du ciel. C'est un avancement insensible dans la vertu. C'est la nourriture de l'âme. C'est la lumière qui éclaire les ténèbres de l'esprit. C'est la ruine du désespoir. C'est un effet et une marque de l'espérance qu'on a en Dieu. C'est le bannissement de la tristesse. (Clim., XXVIII, 1, 2. P. G., 88, 1129.)

 

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Lorsque vous avez persisté longtemps à demander à Dieu quelque grâce sans l'avoir encore obtenue, gardez-vous bien de dire que vous n'avez tiré aucun fruit de vos prières, puisque l'assiduité même de vos prières est un très grand fruit. Car y a-t-il un bien plus excellent et plus sublime que d'être uni si étroitement à Dieu par l'oraison et de persévérer sans relâche dans cette union si sainte. (Clim., XXVIII, 33. P. G., 88, 1136.)

 

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Marthe et Marie.

 

Il n'y a qu'une chose vraiment nécessaire.

 

Il faut donc que le premier de nos soins et de nos efforts, et que le dessein continuel de notre coeur soit de nous attacher invariablement à Dieu, et d'arrêter fixement notre esprit dans les choses divines. Tout ce qui ne tend pas là, quelque grand qu'il puisse être, ne doit tenir que le second ou le dernier rang, et nous doit même passer pour dangereux. Nous avons dans un même endroit de l'Évangile une excellente figure de ces deux choses, c'est-à-dire, d'une âme toujours appliquée à Dieu, et des actions qui la peuvent détourner de ce saint exercice : c'est dans l'histoire de ces deux soeurs, Marthe et Marie, qui représentent fort bien ce que nous disons.

Marthe était occupée à un ministère très saint, puisqu'elle ne travaillait que pour le service de Jésus-Christ et de ses disciples. Marie sa soeur était au contraire uniquement attentive à la doctrine toute céleste du Sauveur. Elle se tenait à ses pieds, elle les baisait, elle les parfumait du parfum précieux d'une sincère confession. Le Sauveur la préféra en cet état à sa soeur, et déclara qu'elle avait choisi la meilleure part, qui ne lui pourrait jamais être ôtée. Car Marthe se trouvant

 

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agitée de divers soins, quoique son occupation fût très sainte, elle s'adressa à Jésus-Christ; et comme elle se voyait toute seule, et incapable de fournir à un si grand travail, elle le pria de commander à sa soeur qu'elle l'aidât. « Approuvez-vous, Seigneur, lui dit-elle, que ma soeur me laisse ainsi seule dans ce travail' Dites-lui donc qu'elle me vienne aider! » Ce n'était point pour un ministère bas, ou pour quelque ouvrage vil et méprisable qu'elle demandait ce secours. Elle ne portait sa soeur à l'assister que dans une occupation très louable. Et néanmoins le Sauveur lui répondit: « Marthe, Marthe, vous vous empressez, et vous vous troublez de beaucoup de choses. Mais il n'en faut que peu, ou même qu'une seule. Marie, votre soeur a choisi la bonne part, et elle ne lui sera point ôtée. »

Vous voyez clairement que Jésus-Christ même établit la principale piété dans la théorie, c'est-à-dire, dans la contemplation de Dieu. Après cela quelque nécessaires et quelque utiles que soient les autres vertus, nous ne devons leur donner que le second lieu, puisqu'on ne les exerce, et qu'on ne les acquiert toutes que dans la vue et dans le désir de celle-ci. Quand Jésus-Christ dit « Vous vous empressez et vous vous troublez pour beaucoup de choses, quoiqu'il n'y en ait que peu, ou même qu'une

seule qui soit nécessaire », il met visiblement

 

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le souverain bien de tette vie, non dans l'action, quelque louable qu'elle soit, et quelque fruit qu'elle puisse produire, mais dans cette unique et simple contemplation de lui-même ; et il assure que ce peu suffit pour arriver à. cette parfaite béatitude, et à cette divine contemplation. Car l'âme qui veut s'élever vers Dieu doit s'appliquer premièrement à considérer et à imiter ce petit nombre de saints qui le sen. vent. Il faut qu'elle contemple Dieu en eux à mesure qu'elle se perfectionne, et qu'elle s'avance de jour en jour jusqu'à ce que par le secours de la grâce, elle devienne capable de contempler cet objet unique et souverain, qui est Dieu même. (Coll., I, 8. P. L., 49, 490.)

 

La continuité et la perfection de la prière, but unique du religieux.

 

Toute la fin d'un solitaire, et sa plus haute perfection; tend à n'interrompre jamais son oraison, et à posséder autant que le peut la faiblesse d'un homme sur la terre une tranquillité immobile dans l'âme, et une inviolable pureté de coeur. C'est ce bien si précieux que nous tâchons de nous procurer par tous les travaux de notre corps et par la contrition de notre esprit. Il y a une liaison réciproque entre ces deux choses qui sont inséparablement unies entre elles. Car tout l'édifice des

 

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vertus ne s'élève que pour monter à la perfection de la prière, de même si la prière ne conserve cet édifice, et n'en soutient toutes les parties en les liant et les unissant ensemble, il ne pourra être ferme et solide, ni subsister longtemps sans tomber. Cette prière stable et continuelle ne peut s'acquérir sans ces vertus, et ces vertus qui en sont comme le fondement ne peuvent non plus acquérir sans elle leur dernière perfection. C'est pourquoi nous ne pouvons pas aisément parler de la prière, ni traiter tout d'un coup de sa principale et dernière fin, qui ne s'obtient que par la perfection de tout le reste des vertus, si nous n'examinons auparavant ce qu'elle nous oblige de racheter, ou de rechercher avant qu'elle se forme en nous, et si selon cette parabole de l'Évangile, nous ne supputons exactement tout ce qui est nécessaire pour la construction de cette tour spirituelle si sublime et si élevée.

Mais quoi que nous puissions faire pour bâtir les murailles de cette tour, elles ne pourront soutenir le comble de cet édifice, si avant d'asseoir et de construire cette grande masse de bâtiments, nous ne rejetons tout ce qu'il y a de vicieux dans notre terre, et ne fouillons bien avant dans notre coeur, pour en arracher toutes les tiges des passions et en déterrer toutes les racines mortes, pour bâtir

 

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ensuite sur la terre ferme ; ou plutôt si nous n'établissons sur cette pierre évangélique les fondements inébranlables d'une simplicité et d'une humilité chrétienne, qui doivent soutenir cette tour et ce grand édifice des vertus, afin que n'étant plus exposés à tomber, ils puissent s'élever jusque dans le ciel. Celui qui s'appuie sur ce double fondement, méprise toutes les pluies des passions, des torrents impétueux, des persécutions les plus violentes et les tempêtes les plus cruelles des puissances de l'air. Son édifice demeure ferme parmi ces épreuves, et bien loin de tomber en ruine, il n'en reçoit pas même la moindre secousse. (Coll., IX, 1. P. L., 49, 769.)

 

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L'abbé du monastère qu'Épiphane, évêque de Chypre, de sainte mémoire, avait fondé dans la Palestine, lui ayant mandé que par l'assistance de ses prières, ils avaient soin d'observer leur règle et de dire exactement tous les jours tierce, sexte, none et vêpres, ce saint évêque pour lui faire connaître que cela ne suffisait pas, lui répondit : « Il paraît par ce que vous dites, que vous ne priez point aux autres heures, sans songer que les véritables solitaires doivent prier incessamment, ou louer au moins Dieu dans leur coeur. » (Pélage, XII, 6. P. L., 73, 941.)

 

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J'ai aussi connu un nommé Adule, lequel étant venu à Jérusalem, entra dans une manière de vie st peu commune, et si extraordinairement austère, qu'elle allait comme au delà des forces humaines, et étonnait de telle sorte les démons mêmes, que les plus cruels d'entre eux n'osaient s'approcher de lui pour le tenter. Ses incroyables travaux et ses veilles le faisaient passer dans l'ōpinion de quelques-uns pour un fantôme. Car, durant le carême; il ne mangeait que de cinq jours en cinq jours; et durant le reste de l'année, que de deux jours en deux jours. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire dans ses extrêmes austérités, c'est que depuis le soir jusqu'à l'heure que les frères s'assemblent dans les chapelles, il demeurait continuellement debout, à jeun, en chantant et priant sur la montagne des Oliviers, d'où Notre-Seigneur Jésus-Christ monta au ciel, sans que jamais la pluie, ni la grêle l'en pussent faire sortir. Lorsque l'heure de la prière était venue, il allait avec un marteau heurter aux cellules de tous les frères, pour les faire assembler dans les chapelles, où il priait et chantait deux ou trois antiennes avec eux; puis quand le jour s'approchait, il s'en retournait dans sa cellule où se reposant

 

 

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jusqu'à l'heure de tierce, que le chant des psaumes l'éveillait, il en chantait jusqu'au soir. Il était souvent si mouillé que les habits que les frères lui ôtaient pour lui en donner de secs, dégouttaient comme si on les eût trempés dans la rivière. Voilà quelle a été la vertu d'Adole de Tarse, qui passa toute sa vie à Jérusalem où il mourut et fut enterré. (Héracl., 30. P. L., 74, 316.)

 

II. — Le corps en prière.

 

Les touristes qui se levaient en même temps que les religieux pour assister à l'office de nuit dans l'église de la Grande Chartreuse sentaient se réveiller en eux l'instinct de la prière et comme se former une âme de pèlerin. Les visiteurs de Nitrie n'étaient pas curieux du paysage ni de pittoresques assemblées nocturnes ; ils venaient chercher à s'édifier, mais pour eux aussi les premières leçons qu'ils recevaient étaient celles de la prière vocale.

« Environ l'heure de none, il est permis à chacun de s'approcher des demeures des moines et d'écouter les hymnes et les cantiques que l'on chante à Jésus-Christ... Il y en a qui s'imaginent en les entendant que leur esprit est élevé vers le ciel et qu'ils sont dans un paradis de délices. »

Les chants s'élevaient des cellules et des divers oratoires particuliers. Les réunions à l'église pour la synaxe n'avaient lieu que le samedi et le dimanche.

La liturgie que Cassien avait trouvée était vénérable par son origine. Comme des controverses rituelles s'étaient élevées dans les premiers temps, un moine y avait mis fin, grâce à la séduction de sa voix harmonieuse, et avait donné la vraie forme du chant et des

 

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cérémonies. On avait reconnu en lui un messager céleste.

On n'avait pas à défendre contre les païens la légitimité d'un culte extérieur. Cependant Climaque donne une raison contre les contempteurs de la prière vocale qui ont surgi depuis : Notre esprit tend à s'harmoniser avec l'attitude que prend notre corps ; oublier les relations avec ce compagnon, quel déficit chez celui qui veut travailler au bien de l'âme !

Et aussi quelle injustice et quelle présomption dans le dédain pour ces prières que répète le paysan ignorant. De ce qu'il ne peut expliquer le sens des phrases apprises par coeur, a-t-on le droit de conclure que son âme ne saurait gagner les hauteurs? « Élevez les yeux de votre âme vers le ciel et si vous ne le pouvez, ceux de votre corps, étendez vos mains en croix sans les remuer. » Les Pères rappellent de diverses manières que c'est l'attitude de l'âme que Dieu regarde.

Dans l'histoire de Paul, nous voyons la pratique de compter les prières avec de petits cailloux et nous avons un avertissement contre cette illusion de vouloir déterminer exactement le degré de perfection atteint et la vanité des comparaisons entre saintes âmes.

La préoccupation d'assurer la dignité, la sincérité de l'hommage rendu à Dieu dans l'office public anime le petit traité liturgique de Cassien. Il connaît bien le secours que la régularité, l'exemple, l'émulation donnent à la piété des moines, mais il n'ignore pas les tentations qu'ils peuvent avoir d'alléger cette charge de l'office, surtout la tentation du sommeil. « Nous nous hâtons de nous prosterner pour prier, afin de terminer bientôt l'office... Nous comptons à chacun des psaumes combien il nous en reste encore à dire... »

La leçon qui a de tout temps été mieux retenue que les avertissements et les sermons, c'est le récit de la vision de Macaire et les diableries plus amusantes que terribles qu'il fait passer sur l'écran. L'exercice continuel de la volonté, la lutte contre l'automatisme, nécessaire pour atteindre le plus humble degré de la prière, portent nécessairement plus haut et disposent à l'oraison.

 

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La liturgie du désert.

 

Les Egyptiens n'ont que douze psaumes à l'office. Ce nombre est dépassé dans d'autres régions.

Cassien donne la raison de la pratique égyptienne et montre la supériorité de ses maîtres.

C'est au temps de la ferveur primitive que ce nombre a été fixé. L'accroissement du nombre des psaumes est plutôt signe de déclin; en l'adoptant on semble admettre que les psaumes puissent être récités rapidement et sans attention.

Dans cette mesure discrète les Pères font paraître leur souci que la prière vocale reste la prière de l'âme.

 

Que dans toute l'Égypte et dans toute la Thébaïde on garde le nombre de douze psaumes.

Dans toute l'Égypte et toute la Thébaïde on s'en tient au nombre de douze psaumes, tant à la cérémonie du soir qu'à celle du matin; ensuite viennent deux leçons, l'une de l'Ancien, l'autre du Nouveau Testament. Cette pratique est respectée depuis plusieurs siècles dans toutes ces provinces, parce qu'elle n'est pas d'invention humaine, ayant été enseignée du ciel par le ministère d'un ange.

Dans un temps où subsistait encore la ferveur de l'Église primitive, des Pères vénérables s'étaient réunis en vue de fixer le nombre de psaumes que devaient réciter chaque jour les communautés et de laisser ainsi en héritage à leurs successeurs ce qui les maintiendrait dans la piété et dans une

 

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union parfaite. Tandis que ces Pères emportés par leur zèle et ne tenant pas compte de ce qui convient à une communauté où se rencontrent forcément des moines plus faibles, renchérissaient les uns sur les autres parlant de 50, de 60 psaumes et même encore plus, l'heure de la cérémonie du soir arriva et ils se disposèrent à accomplir le devoir quotidien. Alors un moine se leva et se tint au milieu pour psalmodier. Les autres restaient assis (comme c'était la coutume en Égypte), leur coeur tout attentif aux paroles de celui qui chantait. Or après qu'il eut chanté onze psaumes, en faisant une pause après chacun d'eux, il acheva le douzième avec le répons de l'alleluia, et se soustrayant aux yeux de l'assemblée il mit fin à la cérémonie et en même temps à la controverse. (Inst., II, 4. P. L., 49, 83.)

 

Les Egyptiens n'ont que deux offices chaque jour. Ils entendent bien que le sacrifice de louange doit se poursuivre entre ces offices.

 

Les offices (tierce, sexte et none) auxquels nous sommes conviés par celui qui vient frapper à notre porte, les Pères d'Égypte les célèbrent en quelque sorte tout le long du jour, sans interruption et spontanément, en même temps qu'ils travaillent. En effet continuellement occupés d'un travail manuel, ils ne cessent jamais entièrement la méditation des psaumes

 

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et des autres parties de l'Écriture. Il n'y a donc chez eux, en dehors de l'office du jour et de l'office de nuit, aucune cérémonie publique, sauf le samedi et le dimanche, jours auxquels on se réunit à l'heure de tierce pour la communion. Une offrande continuelle est préférable à des offrandes faites seulement à certains moments; et un présent spontané vaut mieux que celui qu'on est appelé à rendre d'office; c'est ce que proclame David en s'en faisant gloire. « Je vous offrirai un sacrifice volontaire. » Et encore : « Seigneur! vous avez pour agréables les paroles que ma bouche profère librement. » (Inst., III, 2. P. L., 49, 112.)

 

Attitude extérieure et dispositions intimes.

 

La dépendance mutuelle des deux substances incomplètes, comme diront les scolastiques, ne doit pas davantage être perdue de vue au temps de la prière dans la cellule.

Priant en son particulier le moine n'oublie pas qu'il a un corps. Ses gestes, les positions qu'il prend ont une influence sur son oraison.

Il pourra avoir des attitudes qui lui sont interdites à l'église.

« Humilions notre corps en nous prosternant à terre pour offrir à Dieu nos supplications et nos voeux... »

« Commencez vos prières par celle-ci : Ayez pitié de moi, Seigneur, car je suis faible et languissant. »

Ce sont déjà les prescriptions des « Exercices Spirituels » sur la manière d'entrer en méditation :

 

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« Avant de commencer ma méditation, à un ou deux pas de l'endroit où je vais la faire, je resterai debout l'espace d'un Notre Père. J'élèverai mon esprit à Dieu... je ferai un acte de respect en m'humiliant en baisant la terre. »

 

Il y a différence entré la joie que reçoivent en l'oraison ceux qui prient ensemble dans une communauté de religieux et celle que ressentent les solitaires qui prient tout seuls dans leur solitude. Car celle-là peut être sujette à quelques élèvements de vanité par la vue et la présence des frères au lieu que celle du solitaire est toute remplie d'humilité comme lui venant de la seule présence de Dieu et sans qu'il ait d'autre témoin que soi-même. (Clim., XXVIII, 24. P. G., 88, 1132.)

 

 

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Quand nous assistons debout avec plusieurs autres à l'office de l'église, contentons-nous d'humilier intérieurement notre âme en la même manière que les personnes suppliantes humilient extérieurement leur corps. Mais si nous prions seuls, et sans qu'il y ait des témoins de nos actions, qui nous puissent donner sujet de nous élever par leurs louanges, ne nous contentons pas seulement de nous humilier au dedans de notre coeur, mais humilions aussi notre corps en nous prosternant à terre pour

 

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offrir à Dieu nos supplications et nos voeux. Car en ceux qui sont imparfaits, l'intérieur se conforme souvent à l'extérieur. (Clim., XXVIII, 27. P. G., 88, 1134.)

 

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Il est utile à ceux qui n'ont pas encore acquis la véritable oraison du coeur, de mortifier leurs corps dans les prières vocales et sensibles qu'ils offrent à Dieu, en étendant leurs mains, en frappant leur poitrine, en levant avec tendresse et affection les yeux vers le ciel, en jetant de profonds soupirs, et en priant toujours à genoux. Et comme il arrive souvent que nous ne pouvons faire toutes ces choses à cause des personnes qui sont présentes, les démons nous combattent principalement en ce temps, où n'ayant pas encore la force de leur résister, tant par la constance et la fermeté de l'esprit, que par la puissance intérieure et invisible de la prière, il est très difficile que nous ne cédions à la violence de leurs efforts. C'est pourquoi retirez-vous aussitôt si vous pouvez; cachez-vous pour un peu de temps dans un lieu secret; et là élevez les yeux de votre âme vers le ciel s'il vous est possible, et si vous ne le pouvez, au moins élevez-y ceux de votre corps. Étendez vos

 

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mains en croix sans les remuer, afin de confondre et de vaincre cet Amalec spirituel par cette figure salutaire. Criez vers celui qui a le pouvoir de vous sauver; et criez, non avec des paroles élégantes et étudiées, mais avec des termes humbles en commençant toutes vos prières par celle-ci : « Ayez pitié de moi, mon Dieu. Car je suis faible et languissant. » Alors vous éprouverez la puissance du Très-Haut, et par son secours invisible vous repousserez invisiblement ces ennemis invisibles. Celui qui s'est accoutumé à les combattre de cette sorte pourra bientôt les chasser,. même par la seule prière du coeur. Car Dieu a accoutumé d'accorder cette seconde victoire pour récompense des premiers travaux à ceux qui le servent avec zèle. Ce qui est très conforme aux règles de sa justice et de sa sagesse. (Clim., XV, 69. P. G., 88, 899.)

 

Le silence.

 

Parfait silence qui doit se maintenir dans une réunion nombreuse.

Une dévotion exubérante importune les voisins et peut donner un témoignage trompeur des dispositions intimes.

 

Lors donc que ces saints hommes s'assemblent pour célébrer l'office divin, tout le monde garde un si profond silence que quoiqu'il y

 

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ait un si grand nombre de personnes, on croirait néanmoins qu'il n'y a dans l'église que celui qui se lève pour chanter le psaume au milieu des autres. Ce silence se redouble lorsqu'on finit la prière; personne alors ne crache, ni ne se mouche, ni ne tousse, ni ne bâille. On n'entend point de soupirs qui puissent troubler ceux qui prient. On n'y entend point d'autre parole que celle du prêtre qui termine l'oraison; si ce n'est peut-être que quelque solitaire dans le transport violent de sa piété en laisse échapper quelqu'une par surprise, qui se soit imperceptiblement dérobée, et qui sorte de son coeur avec tant d'ardeur qu'il ne l'ait pu retenir, parce que son âme étant toute en feu, et ne pouvant plus se tenir comme resserrée au dedans d'elle-même, s'est déchargée au dehors par ses soupirs. Pour les autres qui, étant tièdes et lâches parlent et crient en priant, ou qui font sortir ces soupirs, ou qui se laissent aller à ces bâillements que nos Pères ont tant condamnés, ils font une double faute : premièrement parce qu'ils sont coupables de la profanation de leurs prières en les offrant à Dieu avec cette négligence; et parce qu'en second lieu ils peuvent par ce bruit troubler quelqu'un de leurs frères, qui sans cette distraction extérieure se serait peut-être appliqué à la prière avec plus de ferveur et d'attention. C'est pourquoi ces saints

 

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hommes veulent que nous terminions promptement cette prière, de peur que si nous y demeurions trop longtemps nous ne fussions en danger d'en interrompre l'attention et l'ardeur par quelque phlegme ou quelque crachat qui nous presserait de sortir. Ainsi lorsque notre prière est encore toute fervente, il faut se hâter de l'offrir à Dieu, et de la ravir comme d'entre les pièges de notre ennemi. Car quoique le démon soit toujours envenimé contre nous, et qu'il tâche à tout moment de nous nuire, il ne faut point douter qu'il ne redouble ses efforts, lorsque nous offrons à Dieu nos prières contre lui. Il tâche alors d'exciter en nous diverses humeurs pour troubler notre âme et pour la distraire, et il prétend ainsi l'attiédir et éteindre peu à peu le feu dont elle commençait à être embrasée. C'est pourquoi ces hommes si sages croient qu'il est beaucoup plus utile de ne faire que des prières courtes, mais de les réitérer souvent : afin que nous puissions d'un côté par ces fréquentes prières nous tenir inséparablement attachés à Dieu; et que de l'autre cette brièveté si utile nous donne moyen d'éviter tes flèches dont notre ennemi nous veut percer, principalement durant le temps de notre prière. (Inst., II, 10. P. L., 49, 97.)

 

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Contre la précipitation.

 

On doit s'arrêter aux paroles de la louange divine, les goûter, et les faire siennes.

 

Pour cette même raison, les psaumes même qui ont été choisis pour être chantés à la synaxe, ils ne cherchent pas à les achever en les récitant tout d'un trait. Mais, selon le nombre des versets, ils divisent le psaume en deux ou en trois et font des pauses pendant lesquelles ils se livrent à la ferveur de la prière. En effet ils ne se complaisent pas à réciter une multitude de versets, mais ils aiment à goûter le sens des phrases qu'ils prononcent, s'efforçant de pouvoir dire en vérité : « Je chanterai en esprit, je chanterai dans mon coeur! » (I Cor., XIV). Aussi jugent-ils plus profitable de chanter une série raisonnable d'une dizaine de versets que de dérouler tout un long psaume dans la confusion. Cette confusion vient parfois de la précipitation du chantre qui, considérant la longueur et le nombre des psaumes qui restent à chanter, ne s'applique pas à en faire distinguer le sens par les auditeurs, mais se précipite vers la fin de la synaxe. Enfin, s'il arrive qu'un jeune moine, emporté par sa ferveur, ou manquant de formation, commence à accélérer le mouvement, il est arrêté par l'ancien qui de la

 

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main donne un coup sur le siège où il est assis et fait ainsi lever tous les assistants pour l'oraison, empêchant qu'ils ne soient gagnés par l'ennui, en entendant une telle abondance de psaumes...

Ils partagent les douze psaumes de cette façon : s'il y a deux chantres, chacun en récite six; s'il y en a trois, chacun d'eux en a quatre. Mais un chantre n'en psalmodie pas moins de trois, et quel que soit le nombre des moines assemblés, ils ne sont pas plus que quatre à psalmodier. (Inst., II, 11. P. L., 49, 99.)

 

Dormir à propos.

 

Le parfait solitaire s'endort au récit des bagatelles ou lorsqu'il entend les langues médisantes.

Le tiède se réveille quand on commence à raconter une fable.

 

Nous vîmes aussi un autre vieillard nommé Machétès qui demeurait assez loin des autres frères. Ce saint homme demanda longtemps cette grâce à Dieu et l'obtint enfin, que quelque long que pût être un entretien spirituel, il ne s'y endormît jamais; mais qu'aussitôt qu'on commencerait à dire une parole de médisance ou quelque discours inutile, il s'endormît aussitôt sans que cette parole envenimée pût seulement souiller son oreille. (Inst., V, 29. P. L., 49, 246.)

 

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*

* *

 

Ce même vieillard nous découvrit encore en cette sorte que c'était le diable qui était l'auteur des fables et des discours inutiles et l'ennemi des entretiens spirituels. Comme il parlait un jour devant ses frères de quelques sujets pieux, et qu'ils les voyait si assoupis qu'ils ne pouvaient vaincre le sommeil, il changea aussitôt de discours et leur raconta une fable. Et ayant remarqué que le plaisir qu'ils y trouvaient les avait réveillés, et qu'ils y étaient attentifs, il leur dit en soupirant : « Nous avions jusqu'ici parlé de choses saintes et spirituelles et vous êtes tombés dans un assoupissement profond; et aussitôt que je vous ai conté une fable, vous en êtes tous sortis. Jugez de là qui est celui qui a porté envie à ces conférences saintes et spirituelles, ou qui est l'auteur de ces niaiseries. Car vous pouvez reconnaître aisément qu'il n'y en a point d'autre que celui qui se réjouissant du mal, ne cesse point de faire ses efforts pour empêcher les saints entretiens et pour conserver les inutiles. » (Inst., V, 31. P. L., 49, 247.)

 

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Le nombre des oraisons.

 

Paul croyait offrir le tribut que Dieu attendait de lui en faisant chaque jour 300 oraisons, qu'il comptait en tirant 300 petits cailloux de sa tunique. Il apprend qu'une simple villageoise fait 700 oraisons. Inquiet, il consulte Macaire. Il reçoit de cet insigne spirituel la réponse du bon sens : « Si vous êtes capable de plus, faites-le; mais considérez d'abord la qualité de vos prières. »

 

Il y a une montagne en Égypte nommée Phermé, qui est proche de la vaste solitude de Scété. Elle est habitée par environ cinq cents solitaires, entre lesquels il y en avait un, nommé Paul, qui était un homme excellent, et qui passa toute sa vie en cette manière. Il ne fit jamais aucun ouvrage, il ne se mêla jamais d'aucune affaire; et ne reçut jamais rien de personne, que ce qu'il fallait pour vivre durant un jour. Mais tout son ouvrage et tout son exercice consistaient à prier sans cesse. Il faisait chaque jour trois cents oraisons réglées, et portait sur lui pour cela trois cents petites pierres, dont il en mettait une à part à chaque oraison qu'il luisait. Étant allé trouver saint Macaire, surnommé le citadin, pour recevoir quelque consolation de lui, il lui dit : « Mon père, je suis extrêmement affligé. » Le saint l'ayant contraint de lui en déclarer la cause, il lui parla de la sorte : « Il y a dans un village

 

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une fille qui sert Dieu depuis trente ans, dont plusieurs m'ont rapporté, qu'elle ne mange que le samedi et le dimanche, et qu'elle fait chaque jour sept cents oraisons, ce qui m'oblige à me condamner moi-même de ce qu'étant un homme, et ayant beaucoup plus de force qu'elle, je n'ai pu jusqu'ici faire que trois cents oraisons par jour. » Saint Macaire lui répondit : « Voici la soixantième année que je ne fais que cent oraisons par jour, et que je travaille de mes mains pour me nourrir, et pour m'acquitter de ce que je dois envers mes frères, sans que néanmoins ma conscience m'accuse d'être négligent. Que si la vôtre vous reproche quelque chose, encore que vous en fassiez trois cents par jour, il est visible ou que vous ne priez pas avec assez de pureté, ou que vous en pouvez faire davantage ». (Heracl., 8. P. L., 74, 279.)

 

La vision de Macaire.

 

Les Égyptiens se représentaient les démons sous les traits des nègres de l'Ethiopie qui apportaient dans leur paisible contrée les horreurs de l'invasion. Mais les démons savent se transformer; ils deviennent d'amusants petits Ethiopiens, ils se répandent parmi les moines pendant qu'ils récitent ou entendent l'office et multiplient les ingénieuses tentations.

 

Ceux qui l'avaient entendu de sa propre bouche nous assurèrent que le démon vint

 

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une nuit frapper à la porte de sa cellule, et lui dit : « Levez-vous, abbé Macaire, afin que nous allions avec les frères faire les prières de la nuit. Ignorez-vous qu'il ne se fait point d'assemblée de solitaires dans laquelle nous ne nous trouvions? Venez seulement, et vous verrez de nos oeuvres. » Macaire se rendit à l'office de nuit, l'office durant toute la nuit, et là se mettant encore en prière il demanda à Dieu de lui faire connaître si ce que le démon lui avait dit était véritable. Aussitôt il vit dans toute l'église comme de petits enfants éthiopiens extrêmement laids, qui couraient de tous côtés, et allaient si vite qu'il semblait qu'ils eussent des ailes. Or la coutume est que tous les frères étant assis, il y en a un qui récite un psaume, et les autres l'écoutent ou répondent. Ces petits Éthiopiens courant donc, comme j'ai dit, deçà et delà, faisaient diverses malices à tous ceux qui étaient ainsi assis. Ils fermaient les paupières de quelques-uns, et ils s'endormaient aussitôt. Ils mettaient les doigts dans la bouche de quelques autres et ils les faisaient bâiller. Et alors même que, le psaume étant achevé, ces solitaires se prosternaient en terre pour faire oraison, ils ne laissaient pas de courir à l'entour d'eux, paraissant à l'un sous la figure d'une femme, à un autre comme bâtissant quelque maison, à un autre comme portant quelque

 

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chose et ainsi à d'autres en d'autres manières ; ce qui faisait que ces solitaires durant leur prière roulaient dans leur imagination et dans leurs pensées tout ce que les démons leur représentaient comme en se jouant. Il y en avait néanmoins quelques-uns, qui comme par je ne sais quelle force supérieure les repoussaient de telle sorte, lorsqu'ils les voulaient ainsi tromper, qu'ils tombaient, les pieds contre terre, et que ne pouvant après cela demeurer debout, ils n'osaient plus passer auprès d'eux; au lieu qu'au contraire ils marchaient sur la tête et sur le dos de quelques autres des frères et, se moquaient d'eux parce qu'ils n'étaient pas attentifs à leur oraison. Saint Macaire ayant vu cela jeta de profonds soupirs et fondant en larmes en la présence de Dieu lui dit : « Regardez, Seigneur, de quelle sorte le démon nous tend des pièges. Parlez s'il vous plaît d'une voix tonnante, faites-lui sentir les effets de votre juste colère. » Lorsque la prière fut finie, le saint pour approfondir encore davantage la vérité de ce qu'il avait ainsi vu, fit appeler en particulier et l'un après l'autre tous ceux des frères auxquels il avait remarqué que les démons s'étaient ainsi apparus et leur demanda si durant leur oraison ils avaient eu quelque pensée ou de bâtiment, ou de voyage, ou d'autres choses selon ce qu'il avait reconnu

 

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que les démons les leur avaient. représentées; chacun d'eux lui avouant que cela s'était passé de la sorte il connut que toutes ces pensées vaines et inutiles que l'on a durant l'office et dans la prière, arrivent par l'illusion des démons, et que ces Ethiopiens si affreux et si difformes sont repoussés par ceux qui veillent avec grand soin sur eux-mêmes, parce qu'une âme unie à Dieu, et qui dans le temps de l'oraison a une attention particulière vers lui, ne peut souffrir que rien d'étrange ni d'inutile entre dans elle, pour la distraire et pour la troubler. (H. M., 29. P. L., 21, 455.)

 

III. — L'art de prier.

 

L’assiduité aux offices célébrés en commun et à la récitation lente et solitaire des psaumes dans la cellule, donne le désir d'une connaissance plus intime de Dieu. Disons plutôt que ce goût de prière est déjà l'aube de l'oraison. « Vous êtes déjà arrivés à la porte d'une oraison si excellente.., c'est connaître à moitié une chose que de discerner ce qu'on doit demander pour la connaître, et un homme sera bientôt savant, lorsqu'il peut dire déjà ce qu'il ne sait pas » (Coll. X). « Tu ne chercherais pas ce qu'est l'oraison, si tu ne la faisais déjà. » Aussi bien n'y a-t-il pas de limite nettement marquée entre les deux sortes de prière, mentale et vocale; il n'y aurait pas de prière si l'esprit n'avait point de part à la récitation.

De l'art de prier les Pères connaissent les deux éléments, celui des procédés, des recettes et des conseils, et celui qu'on attend du maître intérieur.

Nous recevrons d'abord les données de leur expérience qu'ils ont formulées en préceptes.

 

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Comment occuper l'esprit et le maintenir priant? Le moyen qui s'offre naturellement aux débutants est de se rappeler les leçons des maîtres, de se les redire, d'entrer ainsi dans leurs pensées. Ainsi font les disciples des rhéteurs et des philosophes. Les moines en refaisant la prière dont ils ont reçu la confidence, ne s'écartent pas de la sainte Écriture et des psaumes, modèle et thème de la prière chrétienne. Retenir les pensées qui ont spécialement frappé au cours de l'office, s'en laisser pénétrer, se les assimiler par une lente et continuelle considération, voilà l'enseignement de Cassien. Nous en voyons le fruit dans la manière dont le verset « Deus in adjutorium » est appliqué à tentes les situations où le moine peut se trouver. Sur cette autorité peuvent s'appuyer les disciples de saint Tenace aussi bien que les fervents de la prière liturgies

Il faut voir aussi quelles précautions l’âme doit prendre pour rester libre de se donner à cet exercice. Le conseil qui revient ici est celui qui a fait adopter la vie solitaire « Fuge, tace. » Il s'agit d'en faire l'application à l'occupation la plus sainte.

Avoir quitté la ville ne suffit pas, on doit garder sa cellule, pour y continuer la prière solitaire et nocturne du Maître.

Ne retournez pas en pensée dans le monde! Les sollicitations des souvenirs et de l'imagination sont pressantes. Écartez-les avec l'énergie de votre première fuite, comme ce religieux qui voulant affranchir sa prière du tribut des distractions, jette au feu le paquet de lettres attendues depuis longtemps et qu'il vient enfin de recevoir.

Mais ce n'est pas seulement au temps de la prière que le combat doit avoir lieu. Quels sont en définitive les objets qui ont le plus de puissance pour détourner notre esprit? Ceux auxquels nous sommes attachés. En rompant ces liens nous libérons notre prière.

Ainsi la maîtrise des facultés est le fruit naturel de l'abnégation et la facilité à s'élever est en fonction de la pureté de l'âme.

On trouve déjà dans les textes que nous citons, et

 

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il serait facile de les compléter, les éléments communs aux diverses méthodes, leur insistance sur les dispositions lointaines à l'oraison, sur les précautions à prendre pour assurer le recueillement, les encouragements à ceux qui sont attaqués des distractions, l'éloge de cet effort de prière qui est lui-même une prière.

 

Apprenez-nous à prier!

 

Germain s'adresse à l'abbé Isaac. Germain a entendu bien des exhortations; il est déjà dans l'habitude de donner du temps à la prière. Mais, pense-t-il, il doit y avoir un art de prier, comme il y a une grammaire et une rhétorique. Il entrevoit confusément les linéaments de ces préceptes : se faire une idée qui aide à concevoir Dieu, moyens de la développer, recettes pour la fixer dans l'esprit. Germain attend de l'abbé Isaac qu'il mette au point ces éléments et lui livre une méthode.

 

Mon père, dit l'abbé Germain, il est certain que votre première conférence nous avait fort étonnés, et c'est ce qui nous avait portés à souhaiter encore le bien de vous voir, mais celle-ci nous étonne bien davantage. Car plus nous nous sentons encouragés par vos discours à soupirer après un si grand bonheur, plus aussi nous nous trouvons abattus et sans espérance, en ne voyant pas le moyen d'arriver à un état si sublime. Il faut donc, s'il vous plaît, que vous nous permettiez de vous ouvrir notre cœur, et de vous dire franchement toutes les pensées qui nous viennent, lorsque nous sommes en nos cellules.

 

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Il nous semble donc, mon père, que chaque profession et chaque art doit, avant que de pouvoir monter à la perfection, passer par des commencements qui soient aisés et faciles afin que ces premières instructions soient comme un lait pour s'y nourrir et s'y fortifier peu à peu, et pour s'élever comme insensiblement et sans peine du dernier degré de cet art, à sa plus haute perfection. Comment, par exemple, un enfant pourrait-il prononcer les syllabes et assembler les mots, s'il n'avait appris auparavant à bien connaître les lettres ? Ou comment pourrait-il lire couramment, et sans hésiter, celui qui ne peut qu'à peine lire trois mots de suite? Comment pourrait devenir habile dans la rhétorique, ou dans la philosophie, celui qui ne sait pas encore les règles de la grammaire? Nous croyons de même, mon père, que cet art divin qui nous apprend à nous tenir inséparablement attachés à Dieu, a aussi ses principes et ses fondements qu'il faut établir d'abord, et bien affermir pour y asseoir ensuite cet édifice spirituel de la plus haute perfection. Que si vous nous permettez de vous dire nos pensées, quoique très informes, nous avons cru que ces fondements pouvaient être, d'après quelque objet et quelque idée qui remplit notre mémoire, et qui nous servit à concevoir Dieu, et à nous tenir en sa présence, et de chercher ensuite, comment on se

 

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peut fixer dans cette idée. Nous croyons, mon père, que tout est renfermé dans ces deux principes.

C'est pourquoi nous désirons savoir quelle peut être cette idée qui serait propre à nous faire concevoir Dieu, et à le rendre présent en sous, afin que tâchant de nous la tenir toujours devant les yeux, nous puissions dès lors que nous l'aurions perdue de vue, la rappeler aussitôt et la recouvrer sans aucune peine, Car il arrive quelquefois qu'après nous être longtemps égarés dans nos prières, lorsque nous revenons à nous, comme d'un profond assoupissement, et que nous réveillant de notre sommeil, nous cherchons de rappeler ce souvenir de Dieu, qui était déjà tout étouffé dans nous, cette longue recherche nous lasse, et avant même que noua ayons retrouvé nos premières pensées, notre effort et notre attention se relâchent et se dissipent sans que notre esprit ait pu rien concevoir de spirituel. Il est visible que nous ne tombons dans ce désordre et dans cette confusion, que parce que nous n'avons rien d'arrêté que nous nous proposions comme un objet fixe et immobile, auquel nous puissions tout d'un coup rappeler notre esprit après cette dissipation, et le faire rentrer comme dans un port tranquille, après qu'il s'est longtemps égaré de sa route. C'est pourquoi il arrive que notre âme dans cette ignorance, et

 

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dans tette multitude d'embarras et de difficultés, se trouvant comme dans une ivresse continuelle, va d'objet en objet, et de pense en pensée, sans qu'elle puisée même conserver longtemps celles qui sont bonnes, qui lui viennent plutôt par hasard que par sen travail et sa recherche, perce que les recevant toutes sans choix comme elles se présentent, elle ne peut remarquer quand elles se retirent comme elle ne s'était point aperçue de leur entrée. (Coll., X, 8. P. L., 49, 828.)

 

L’initiation opportune

 

Modèle du directeur, l'abbé Isaac, s'est gardé de donner à ses disciples des leçons que leur inexpérience les rendait incapables de saisir. Il les voit maintenant assez avancés pour qu'on leur ouvre la porte du sanctuaire.

 

Cette demande que vous me faites, si particulière et si spirituelle, est une marque que vote n'êtes pus fort éloignée de la pureté. On ne peut guère, je ne dis pas comprendre et concevoir cette matière, mais je dis même en former les difficultés que vous faites, qu'après avoir employé beaucoup de temps, et avoir fait beaucoup d'effets, pour tâcher de la pénétrer. Il faut avoir longtemps mené une vie réglée et exacte, qui nous donne enfin par une longue expérience la hardiesse de frapper à la porte

 

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de cette divine pureté, et qui excite en nous un désir ardent de la posséder. C'est pourquoi, puisque je reconnais par ce que vous venez de dire, que non seulement vous êtes déjà arrivés comme à la porte d'une oraison si excellente, mais que vous êtes même entrés au dedans, et que vous avez connu par votre expérience une grande partie de ce qu'elle cache de plus secret et de plus impénétrable, j'espère que je n'aurai pas grande peine à vous faire entrer, autant que Dieu m'en fera la grâce, dans ce sanctuaire, et que vous n'aurez pas de peine à y contempler les choses que nous tâcherons de vous faire voir. C'est connaître à moitié une chose, que de discerner ce qu'on doit demander pour la connaître ; et un homme est bientôt savant, lorsqu'il connaît bien ce qu'il ne sait pas.

C'est pourquoi je ne crains plus de passer pour une personne ou légère, ou qui trahisse la vérité qu'elle possède, en vous découvrant aujourd'hui ce que j'avais voulu dans notre dernière conférence vous cacher de la perfection et de l'excellence de la prière, puis-qu'aussi bien, étant en l'état où vous êtes, Dieu seul sans nos paroles et sans notre ministère, vous ferait comprendre plus de choses sur ce sujet que je ne vous en pourrais dire. (Coll., X, 9. P. L., 49, 830.)

 

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La récitation de l'office et l'oraison.

 

Quel a été jusque-là l'exercice intérieur des deux amis Germain et Cassien? Ils ont repassé dans le secret de la cellule les leçons reçues à la synaxe.

Trois extraits des « Institutions » rappellent et complètent ce que nous avons appris de la prière commune des moines. Réunis dans l'église, tous observent la loi du parfait silence, évitant même un mouvement qui pourrait le troubler. Tous sont attentifs tandis que l'un d'eux récite lentement le psaume. Lorsqu'il a fini ils se prosternent, puis se relèvent, les mains tendues vers le ciel, toujours en silence. On entend seulement quelques soupirs de frères à la piété plus expansive. Le moine oublie la présence de ses voisins, il est tout à Dieu. Nous saisissons le passage de la prière vocale à l'oraison. Revenu dans sa cellule, seul à seul avec le Seigneur, il garde présentes à l'esprit les paroles divines qui l'ont frappé. Il approfondit l'impression reçue et tout en tressant des nattes il donne cours aux saintes inspirations. Suivant le mouvement de la grâce il s'arrêtera plus ou moins longtemps aux diverses paroles. Le religieux qui à fréquenté à Manrèse retrouve ici les conseils sur les trois manières de méditer une prière ou un texte. On peut s'en tenir à cette méthode pour avancer dans la science de l'oraison et acquérir la facilité de l'entretien intérieur.

Qu'un seul verset puisse retenir l'attention d'un spi-rituel touché par la grâce, nous en avons la preuve dans la méditation de l'abbé Isaac sur le « Deus in adjutorium » que nous avons donnée à la fin du chapitre de la grâce (1).

 

Voici donc l'ordre que ces saints solitaires gardent dans le commencement et dans la fin

 

(1) Tome I, p. 101.

 

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de leurs oraisons. Lorsque le psaume qu'on récite est achevé, ils ne se jettent pas tout d'un coup et précipitamment à genoux, comme nous faisons en cette province, où avant même que le psaume soit fini, nous nous hâtons de nous prosterner pour prier, afin de terminer bientôt l'office. Comme nous voulons passer le nombre des psaumes qui a été réglé autrefois par nos anciens, nous comptons à chacun des psaumes qu'on récite combien il en reste encore à dire. Nous nous hâtons d'être bientôt à la fin de notre office, parce que nous pensais plus au soulagement de notre corps qui est fatigué par cette multitude de prières, qu'à l'utilité et à l'avantage que nous ,eu devons tirer pour notre âme. Ces saints solitaires d'Egypte ne se conduisent pas de la sorte. Avant que de se mettre à genoux, ils prient quelque temps, et se tiennent presque toujours debout. Ils se prosternent ensuite un, moment en terre comme pour adorer Dieu, et se relèvent promptement; et étendant encore les mains comme auparavant, ils s'appliquent ainsi avec plus d'ardeur et plus d'attention à la prière. Ils disent qu'en demeurant longtemps prosternés en terre non seulement on est plus anisé aux distractions et aux égarements des pensées, mais qu'on est encore attaque du sommeil avec plus de violence. Et plût à Dieu que nous ne fussions pas si convaincus de cette

 

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vérité par notre propre expérience, et par ce qui nous arrive tous les jours, lorsque nous souhaitons bien souvent que ces prosternements durent longtemps, plutôt pour nous reposer en cet état que pour prier? Que celui d'entre ces saints solitaires qui doit dire la collecte se lève de terre, tous les autres se lèvent en même temps. Il n'y en a pas un seul qui ose ni le prévenir en se mettant à genoux avant lui, ni demeurer encore en terre lorsqu'il s'en est relevé, et ils craignent qu'on ne croie qu'ils n'ont pas tant voulu suivre celui qui termine la prière, que faire eux-mêmes leur oraison en particulier.

Nous n'avons point encore vu pratiquer en aucun endroit de l'Orient ce qui se fait en cette province, où lorsque celui qui chante le psaume l'a fini, tous les autres se lèvent et chantent avec lui à haute voix : « Gloire soit au Père, au Fils, et au Saint-Esprit. » Mais dans l'Orient lorsque celui qui récite le psaume l'a achevé, tout. le monde demeure dans le silence et passe à l'oraison; et ce n'est que l'antienne qu'on a coutume de finir par ce verset, qu'on ajoute pour honorer la Trinité. (Inst., II, 7, 8. P. L., 49, 91.)

 

Qui travaille prie.

 

Ce nombre réglé de douze psaumes, ils en allègent en quelque sorte le poids en donnant

 

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quelque repos à leur corps. En effet, à l'exception de celui qui s'est levé pour réciter les psaumes, tous restent assis sur des sièges très bas, l'attention de leur coeur suspendue à la voix du chantre. Les jeûnes et le travail continuel de jour et de nuit amènent une telle lassitude qu'ils ne peuvent réciter en restant debout même ce nombre de psaumes, et qu'ils ont besoin de ce soulagement...

Lorsque la récitation des prières de règle est terminée, chacun rentre dans sa cellule. Là, ils continuent à offrir le sacrifice de louange avec une particulière attention. Aucun ne se laisse reprendre par le sommeil, mais ils persévèrent ainsi jusqu'à ce que la clarté de soleil étant revenue, le travail du jour succède à celui de la nuit. (Inst., II, 12. P. L., 49, 101.)

 

*

* *

 

Ils joignent encore à ces veilles l'ouvrage de leurs mains, de peur qu'ils ne soient surpris du sommeil comme les personnes qui demeurent dans l'oisiveté. Car comme ils ne se réservent aucun temps pour se reposer et pour suspendre leur travail, ils n'interrompent aussi jamais leurs méditations spirituelles. Ils exercent en même temps l'âme et le corps, et tâchent de joindre et d'égaler le bien de l'un avec les avantages de l'autre. Ils se servent

 

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pour arrêter les mouvements du coeur et l'instabilité des pensées, du travail extérieur des mains comme d'un poids et comme d'une ancre immobile qui puisse raffermir leur âme et la retenir dans l'enclos d'une cellule comme dans un port assuré, afin que ne s'appliquant plus qu'à la méditation des choses saintes et à la garde de sespensées, elle s'empêche par cette vigilance non seulement de consentir à quelque chose de mauvais, mais de donner même entrée à une pensée inutile. De sorte qu'il est difficile de discerner qui des deux tient le premier rang; c'est-à-dire, si c'est pour se mieux appliquer à la méditation qu'ils travaillent toujours des mains, ou si c'est par ce travail continuel qu'ils font de si grands progrès dans la piété, et qu'ils se sont acquis tant de lumières, et une si grande science. (Inst., II, 14. P. L., 49, 104.)

 

Prière vécue.

 

Continuons à montrer la parenté des directions suivies aujourd'hui avec l'enseignement des primitifs.

Une disposition requise habituellement, qui est plus nécessaire à l'entrée de l'oraison et qui doit alors s'exprimer par les paroles ou l'attitude, c'est le sentiment de son indigence, l'aveu même d'impuissance et l'humble demande du secours nécessaire.

Est-ce autre chose que la pauvreté spirituelle de Cassien?

Autre conseil de saint Ignace : ne pas considérer les mystères dans le lointain de l'histoire ou d'un symbole

 

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de foi, mais s'en approcher, se faire comme témoin et même prendre part à l'action. N'est-ce pas ce que conseillait Isaac « que nous n'écoutions pas seulement ce que les personnes disent, mais que nous le voyions de nos yeux et le bouchions de nos mains »

 

Que l'âme donc s'attache sans cesse à cette parole, jusqu'à ce que par la méditation continuelle qu'elle en fera, elle devienne assez forte pour rejeter loin d'elle cette abondance de pensées, et y renoncer comme à des richesses intérieures et spirituelles, qui sont comprises dans ce renoncement qu'elle a fait à tout, afin que, se renfermant comme dans la pauvreté de ce verset, elle puisse aisément arriver à cette première des béatitudes évangéliques : « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le Royaume du ciel est à eux. » C'est en cette manière qu'un homme devenant excellemment et spirituellement pauvre, accomplira cette parole du prophète « Le pauvre et l'indigent, Seigneur, loueront votre nom »; et en effet quelle pauvreté peut être plus grande et plus sainte que la pauvreté de celui qui reconnaissant qu'il u'a rien de lui, espère chaque jour de la libéralité d'autrui, ce qui lui est nécessaire pour vivre, et qui, campus unit que sa vie et sa subsistance dépendent à tous moments de la seule bonté de Dieu, qui la soutient, fait profession d'être un de ces misérables pauvres, et lui crie sincèrement tous les jours : « Pour moi mon Dieu, je suis

 

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un mendiant et un pauvre, mou Dieu assistez-moi! »

Le moine qui se maintient dans sa simplicité et son innocence se nourrira des mystères les plus sublimes, et s'étant par la force et par le sue de cette divine nourriture, transformé dans toutes les affections qui sont exprimées dans les psaumes, il en recevra toutes les impressions,et les récitera, non plus comme ayant été composées par un prophète, mais comme s'il, les composait lui-même, et qu'il offrît à Dieu sa propre prière, avec une profonde contrition de coeur, ou qu'au moins il crût ces psaumes faite exprès pour lui en particulier, et reconnût clairement que toutes les vérités qui y sont enfermées n'ont pas seulement été accomplies en David, mais qu'elles s'accomplissent encore, et se vérifient tous les jours eu sa propre personne.

Car nous comprenons tout autrement l'Ecriture Sainte, et nous pénétrons pour dire ainsi jusque dans ce qu'elle enferme , de plus intérieur et de plus secret, lorsque notre propre expérience non seulement connaît, mais prévient même tout ce qu'elle dit, et que le sens de ses mystères et de ses énigmes nous est découvert plutôt par ce que nous sentons nous-mêmes, que par tout ce que les hommes nous en peuvent dire. Car passant dans le même mouvement et dans la même impression qui

 

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ont fait autrefois composer un psaume, nous en redevenons comme les auteurs, nous le prévenons plutôt que nous ne le suivons. Nous comprenons ce qu'il dit, plutôt par le coeur que par l'esprit. Nous ne faisons plus presque que nous souvenir en le méditant, de ce qui se passe tous les jours, ou s'est passé en nous par l'artifice des démons; et nous nous rappelons dans la mémoire en les récitant, ou les maux que notre négligence nous a faits ou les biens que notre vigilance nous a acquis, ce que Dieu nous a donné par sa bonté, ce que le démon nous a ravi par sa malice, ce que notre oubli nous a dérobé, ce que notre fragilité nous a fait perdre, et ce que notre ignorance et notre peu de lumière nous a fait omettre.

Car nous trouvons toutes ces diverses affections exprimées clairement dans les psaumes, afin qu'y contemplant comme dans un miroir très pur toutes les choses qui nous arrivent, nous les puissions mieux reconnaître, et qu'ainsi ayant en quelque sorte fait naître les affections même, et les mouvements que nous sentons, nous n'écoutions pas seulement ce que ces psaumes disent, mais que nous le voyions des yeux, et le touchions comme des mains, que nous ne le regardions plus seulement comme des paroles dont nous avons chargé notre mémoire, mais comme des mouvements qui nous sont devenus naturels, et que nous les

 

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prononcions avec un profond sentiment du coeur, en pénétrant toujours le sens, non par la suite du texte, mais par la lumière de notre propre expérience. C'est le moyen d'arriver à cette haute perfection de la prière que nous avons représenté dans notre dernière conférence, autant que Dieu a daigné de nous en donner la forme, où l'esprit n'est plus occupé d'aucune image ou d'aucun fantôme, où il ne se sert même d'aucune parole ni d'aucun usage de la voix, mais se laisse aller à un transport, à des ardeurs et des mouvements qui ne se peuvent exprimer, où se sentant emporté hors de lui-même, et entraîné au-dessus de ses sens et de toutes les choses visibles, il n'offre plus ses prières à Dieu que par des soupirs et des gémissements ineffables. (Coll., X, 11. P. L., 49, 836.)

 

Rapprochez encore de la direction donnée par saint Ignace le conseil de Climaque : « Consolé par une parole, arrêtez-vous y sans passer outre. »

 

Ne faites pas de longs discours en parlant à Dieu, de peur que cette vaine recherche de paroles étudiées et inutiles ne dissipe l'attention de votre esprit, qui ne doit être attaché qu'à la vie de ce grand et divin objet. Une seule parole du publicain attira sur lui la miséricorde de Dieu. Et une seule parole pleine de foi sauva le larron. Les longs discours remplissent d'ordinaire de vaines images l'esprit

 

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de celui qui prie et confondent sen attention au lieu que peu de mots sont capables de la recueillir.

Lorsque vous vous sentirez tout consolé et tout attendri par quelque parole que vous réciterez dans vos prières, arrêtez-vous-y sets passer outre, puisque c'est une marque assurée que ,notre ange gardien prie avec nous. (Clim., XXXVIII, 14, 15. P. G., 88, 1131.)

 

Conditions du recueillement.

 

Le lieu de l'oraison : « Il faut renfermer l'âme et le corps entre les murailles d'une cellule. » Ce conseil n'est pas contredit par les transports des saints en présence de la sature sortie des mens divines. Pour que ce cantique d'admiration s'élève spontanément, le coeur a dû prendre l'habitude de la prière en réalisant les conditions extérieures du recueillement. Il a dû se priver de l'usage de ses sens, avoir exercé le regard intérieur, avoir vu clair dans son fond paisible, comme le pécheur dans une eau tranquille.

 

Plût à Dieu, mon père, dit l'abbé Germain qu'il fût aussi facile de conserver toujours les pensées saintes et spirituelles, comme il est aisé d'en concevoir les semences. Car nous voyons tous les jours, qu'aussitôt qu'aller commençât à naître dans notre coeur ou par la méditation et le souvenir de l'Écriture, ou par la mémoire de quelques actions extraordinaires de vertu, ou par la considération des

 

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mystères, elles nous échappent en un moment et elles s'enfuient de nous en quelque sorte, sans que nous puissions les retenir. Si notre esprit fait de nouveaux efforts et cherche de nouveaux sujets de bonnes pensées, elles disparaissent encore aussi promptement que les premières, de sorte que notre esprit ne pouvant dans cette agitation continuelle et dans ce flux et reflux de pensées demeurer ferme et arrêté, et étant incapable par lui-même de se fixer dans ces pensées saintes, il semble qu'il y a quelque lieu de croire que lors même qu'il s'arrête davantage à quelques-unes, elles naissent plutôt dans lui, comme par hasard, qu'il ne les forme par son application et son travail.

Car comment pourrions-nous croire qu'il est en notre pouvoir de les faire naître, puisqu'il n'est pas en notre pouvoir de les retenir? Mais ne nous arrêtons pas là maintenant, s'il vous plaît. J'aurais trop peur que l'éclaircissement de cette nouvelle matière ne nous jetât trop loin et ne vous fit trop interrompre le sujet de l'oraison que vous avez déjà commencé. Nous la réserverons donc pour un temps plus propre et vous continuerez, s'il vous plaît, mon père, à nous parler de la prière. Nous avons un désir extrême de nous informer de toutes ses qualités. C'est un sujet trop important, puisque saint Paul nous

 

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exhorte à prier toujours. C'est pourquoi, mou père, nous vous conjurons de nous parler d'abord de la qualité de la prière, c'est-à-dire de nous expliquer quelle est cette prière qu'on doit toujours avoir dans le cœur et, après nous l'avoir fait connaître, de nous apprendre le moyen de nous y occuper sans relâche. Car nous voyons assez qu'il ne faut pas en ceci une médiocre application du coeur. L'expérience nous le fait assez connaître tous les jours, et encore bien davantage, lé discours que votre sainteté vient de nous faire, par lequel vous réduisez toute la fin d'un religieux et le plus haut point de la vertu à la persévérance et à la perfection de la prière. (Coll., IX, 7. P. L., 49, 779.)

 

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C'est pourquoi il est d'une extrême importance, à celui qui veut acquérir la pureté du coeur, de choisir des lieux qui ne le puissent jamais tenter par leur fertilité à les cultiver, qui ne le fassent point sortir malgré lui de sa cellule et qui ne l'excitent point à venir travailler à la campagne, de peur que la liberté d'un si grand air ne dissipe tout le recueillement de ses pensées, ne détourne cette droite intention de son âme, et ne lui fasse perdre

 

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de vue ce but qu'il se doit toujours proposer. On ne peut éviter ce malheur, quelque attentif et quelque vigilant qu'on puisse étre, qu'en renfermant l'âme et le corps entre les murailles d'une cellule, afin que chaque religieux étant dans ce repos céleste, puisse comme un excellent pêcheur se préparer, à l'imitation des apôtres, de quoi pouvoir vivre ; qu'il voie sans faire de bruit dans le fond paisible de son coeur, cette foule de pensées qui sont comme des poissons qui y nagent, qu'il jette le filet comme du haut d'un rocher, d'où considérant attentivement tout ce qui se passe au-dessous de lui, il tire comme avec l'hameçon, les pensées qu'il discernera être les meilleures, et rejette les autres comme des poissons qui sont mauvais, et qui ne peuvent faire que du mal. (Coll., XXXIV, 3. P. L., 49, 1287.)

 

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Je me souviens de volis avoir dit dans notre première conférence que chaque âme s'élève dans la prière à proportion de la pureté qu'elle a, et qu'elle se sépare de la vue et du souvenir de toutes choses terrestres et sensibles, à mesure qu'elle se purifie davantage et selon qu'elle est capable de voir par ses yeux intérieurs Jésus, ou humble et encore dans son

 

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corps mortel, ou glorifié et venant dans la majesté de sa gloire. Car celui-là ne pourra pas voir Jésus lorsqu'il viendra dans la splendeur de son royaume, qui étant encore engagé dans cette faiblesse des Juifs, ne peut pas dire avec l'Apôtre : « Quoique nous ayons connu Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus comme tel. »

Ceux-là seulement peuvent contempler sa divinité avec des yeux très purs, qui s'élevant au-dessus de toutes les oeuvres et de toutes les pensées basses et terrestres, se retirent et montent avec lui sur cette montagne élevée de la solitude, où Jésus-Christ dégageant les âmes du tumulte des passions et les séparant du mélange de tous les vices, les établit dans une foi vive et les fait monter au plus haut comble des vertus, où il montre ensuite à découvert la gloire et la splendeur de son visage à ceux qui ont les yeux du coeur assez purs pour le contempler. Ce n'est pas que Jésus ne se laisse voir aussi de ceux qui demeurent dans les villes ou dans les bourgs, c'est-à-dire qui sont engagés dans la vie active et dans les actions de charité. Mais ce n'est pas dans cette gloire et dans cette majesté éclatante qu'il ne montre qu'à ceux qui peuvent monter comme saint Pierre, saint Jacques et saint Jean sur la montagne des vertus. C'est ainsi qu'autrefois il apparut à Moïse et qu'il parla à Élie

 

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dans le fond d'une solitude. Jésus-Christ a voulu lui-même nous confirmer cela par son exemple et nous tracer en sa personne le modèle d'une parfaite pureté. Car encore qu'il fût la source inépuisable de toute la sainteté et qu'il n'eût aucun besoin comme nous de la retraite et de la solitude pour l'acquérir, puisqu'étant la pureté même, il ne pouvait recevoir la moindre altération de la multitude et de la contagion des hommes, lui qui au contraire, purifie et sanctifie quand il lui plaît tout ce qu'il y a d'impur et de contagieux dans les hommes, il se retire néanmoins tout seul sur une montagne pour y prier. Il voulait nous apprendre par cette retraite à nous séparer comme lui du trouble et de la confusion du monde, lorsque nous voudrions offrir à Dieu des prières parfaites et les pures affections de notre coeur, afin qu'étant encore dans une chair mortelle, nous puissions nous conformer en quelque façon à cette souveraine béatitude, qu'on promet aux saints dans l'autre monde et à regarder Dieu comme nous tenant lieu de tout en toute chose. (Coll., X, 6. P. L., 49, 826.)

 

Souvenirs importuns.

 

On se fait violence en cherchant le silence profond, en fuyant mémo la lumière du jour. Il faut savoir aussi

 

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aller contre les affections légitimes, les soucis du zèle, lorsqu'ils excitent au temps de la prière des préoccupations importunes.

 

Je crois qu'il ne sera pas inutile de rapporter aussi l'action d'un solitaire qui s'appliquait à avoir grand soin à purifier son coeur et à contempler les choses célestes. On lui apporta un jour, après quinze ans de retraite, plusieurs lettres de la part de son père, de sa mère, et de beaucoup de ses amis qui demeuraient dans la province du Pont.

Ce saint religieux prenant ce gros paquet de lettres pensa longtemps en lui-même, et dit : « Combien cette lecture me va-t-elle faire naître de pensées qui me porteront ou à une joie ridicule, ou à une tristesse inutile? Combien de fois le jour détournera-t-elle mon coeur de la contemplation à laquelle je tâche de m'appliquer, pour me faire souvenir de ces personnes qui m'écrivent. Combien me faudra-t-il attendre de temps avant que de sortir de ce trouble et de cette confusion où je vais entrer, et combien me faudra-t-il travailler pour rentrer dans la tranquillité et dans la paix où je tâche depuis tant de temps de m'établir, si mon esprit étant touché de cette lecture se retrace le visage et les paroles de ceux que j'ai quittés il y a si longtemps et recommence à les voir en quelque sorte, et à demeurer encore de coeur avec eux. Que me

 

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servira-t-il de m'être retiré d'eux de corps si je suis avec eux en esprit? Que me servira-t-il après avoir banni leur souvenir de ma mémoire, en renonçant au monde pour vivre comme si je n'y étais plus, si je ne laisse pas ensuite de revivre en quelque sorte au monde, et de donner entrée à des choses que j'avais déjà étouffées? » Lorsqu'il repassait toutes ces pensées en lui-même, il ne se put résoudre non seulement à ouvrir une seule de ces lettres, mais non pas même à décacheter le paquet, de peur qu'en se souvenant des noms de ceux qui lui écrivaient, ou en se représentant seulement leurs visages, il ne perdît son application avec Dieu. Il le jeta donc au feu, en la même manière qu'on le lui avait donné, et dit en même temps : « Allez, toutes les pensées de mon pays, brûlez toutes avec ces lettres, et ne tâchez pas davantage de me faire retourner à des choses auxquelles j'ai renoncé ». (Inst., V, 32. P. L., 49, 248.)

 

Difficultés d'être maître de nos pensées.

 

Ces difficultés viennent de la légèreté de notre esprit. Nous quittons volontiers une considération pour une autre, nous changeons encore, le mouvement s'accélère de psaume en psaume, de l’Evangile à saint Paul..., noue parcourons toute l'Écriture Sainte. La vraie prière s'arrête longtemps à la même pensée.

Autre comparaison : il y a une légèreté en enviable,

 

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l'âme comme une plume qui a été mouillée et appesantie par la boue, ne peut être saisie par le souffle de l'esprit et reste collée aux objets terrestres.

 

Quelques solitaires demandant à l'abbé Agathon, laquelle de toutes les vertus était la plus difficile à pratiquer, il leur répondit : « Je crois que c'est celle de l'oraison, parce que lorsque nous voulons prier Dieu, il n'y a point d'effort que les démons ne fassent pour interrompre notre prière, à cause qu'ils savent que rien n'est si puissant pour les désarmer et les empêcher de nous nuire. C'est pourquoi en tous les autres travaux que nous entreprenons dans la vie religieuse, quelque continuels et pénibles qu'ils puissent être, nous ne laissons pas de jouir de quelque repos, mais il ne se passe pas un moment dans la prière, que nous n'ayons toujours beaucoup à combattre ». (Pélage, XII, 2. P. L., 73, 941.)

 

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Car notre âme se peut comparer à une plume très légère, qui en se conservant dans sa sécheresse sans être mouillée par aucune eau ou aucun accident extérieur, peut s'élever au ciel par sa légèreté naturelle, soutenue du moindre souffle de l'air. Mais s'il arrive qu'elle soit un peu mouillée, ou même qu'elle soit

 

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trempée dans l'eau, elle en deviendra aussitôt appesantie; et bien loin de suivre sa légèreté, le poids de cette humidité qui la pénètre, la fera aussitôt tomber en terre. Il en est de même de notre âme. Tant que le vice ne s'en approche pas, ou que le soin des choses de la terre ne l'appesantit point, et qu'elle n'est point souillée par l'eau sale des plaisirs bourbeux de ce monde, sa pureté et sa légèreté naturelle soutenue du souffle du Saint-Esprit, l'élèvera à la contemplation de Dieu, et lui fera quitter la terre pour ne vivre plus que dans le ciel et dans la méditation des choses invisibles.

C'est pourquoi nous devons extrêmement peser cet avis de Jésus-Christ. «Prenez-garde, que vos coeurs ne s'appesantissent point par la gourmandise, par l'excès du vin, par les soins de ce monde. » Si nous voulons donc que notre prière pénètre non seulement le ciel, mais ce qui est même au-dessus du ciel, faisons en sorte que notre âme étant purifiée de tous les vices de la terre et de toutes les ordures des passions, rentre dans la légèreté que Dieu lui a donnée. (Coll., IX, 4. P. L., 49, 774.)

 

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Car nous sentons tous les jours qu'aussitôt que nous commençons de penser à quelque

 

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verset d'un psaume, il s'échappe insensiblement, et nous admirons nous-mêmes que nous passions si vite d'un endroit de l'Écriture à un autre. Quand notre esprit commence encore à s'y appliquer, avant que nous l'ayons plu approfondir, notre mémoire est emportée par un autre passage qui se présente, et qui nous fait perdre la méditation de celui qui le précédait.

De celui-là l'esprit tombe encore dans un autre, et roulant ainsi de psaume en psaume, de l'Évangile à saint Paul, des apôtres aux prophètes, des livres de morale aux livres historiques, il ne fait qu'errer et que courir par toute l'étendue de l'Écriture. Il ne peut rien retenir ou rejeter à son choix. Il n'examine rien à fond. Il n'établit rien de certain sur tout ce qu'il lit; il entrevoit confusément et superficiellement quelque chose; et au lieu de pénétrer dans le sens intérieur,. de s'y appliquer et de s'en nourrir, il ne fait que l'effleurer au dehors, et il le quitte lorsqu'à peine il a commencé à le goûter. Ainsi étant toujours dans l'égarement, toujours dans l'instabilité, toujours dans l'agitation, il est, dans l'église, même au temps de la prière et du sacrifice, dans une distraction continuelle qui le rend comme ivre, et incapable de s'acquitter comme il faut de ses devoirs. Si par exemple nous prions, nous pensons à un psaume ou à quelque lecture que nous aurons faite.

 

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Si nous chantons un psaume, il nous viendra dans l'esprit autre chose que ce qu'il contient. Si nous lisons, nous nous trouverons distrait par la pensée de ce que nous avons fait, ou de ce que nous devons faire. Ainsi notre esprit se conduisant d'une manière irrégulière, et faisant tout sans ordre et à contre-temps, il s'abandonne comme au hasard à tout ce qui se présente à lui, sans pouvoir ni retenir en soi ce qui lui plaît davantage, ni s'en occuper solidement. (Coll., X, 13. P. L., 49, 840.)

 

Oraison et détachement, influence réciproque.

 

Si l'on veut développer l'aptitude à monter, qu'on veille à ne pas souiller la pureté de l'âme par des paroles inconsidérées!

Non seulement aux temps fixés pour la prière, mais dans tout le cours de la journée, on préservera cette pureté de l'âme par l'éloignement de tout ce qui ne mène pas à Dieu.

Le détachement dispose à l'oraison, de l'oraison naît le détachement: ces relations entre la pratique de la vertu et la facilité à prier sont rappelées fréquemment et avec Insistance, c'est l'exhortation à la prière continuelle, reçue dès la première conférence de Cassien.

 

Je crois, répondit le saint vieillard Isaac, qu'il est impossible de bien comprendre toutes les différentes sortes d'oraisons sans une grande pureté du coeur, et sans une assistance particulière de la grâce et de la lumière du Saint-Esprit. La prière est aussi diversifiée dans ses

 

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espèces, qu'une âme, ou pour mieux dire, toutes les âmes ensemble le sont dans leurs dispositions et dans leurs états. Ainsi quoique nous reconnaissions franchement que notre esprit soit trop grossier pour voir et pour distinguer nettement toutes ces différences, néanmoins je ne refuse pas d'essayer de vous les expliquer, autant que le peu d'expérience que j'ai de ces choses, le pourra permettre. Car la prière, pour le dire ainsi, se transforme dans tous les états de l'âme. Elle se proportionne au degré de pureté dans lequel nous nous sommes élevés, et aux dispositions différentes dans lesquelles les divers accidents de la vie, ou notre attention particulière à Dieu nous peut mettre.

C'est pourquoi il est certain qu'une même personne ne peut former toujours des prières semblables et uniformes. On prie autrement lorsqu'on est dans la joie, ou lorsqu'on est dans une tristesse et dans un accablement qui nous fait perdre toute l'espérance. On prie autrement lorsque tout nous réussit heureusement dans la piété, ou lorsqu'on est attaqué par des tentations très violentes, lorsqu'on demande à Dieu le pardon de ses péchés, nu lorsqu'on le prie de nous redoubler ses grâces, de nous accorder quelque vertu, ou de nous délivrer de quelque vice, lorsqu'on pense à l'enfer et à la terreur du dernier jugement, ou

 

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lorsqu'on s'anime par l'espérance des biens éternels ou par le désir de les posséder, lorsque nous nous trouvons dans quelques dangers, et que nous sommes réduits à quelques extrémités, ou lorsque nous sommes dans la paix et dans l'assurance, enfin lorsque Dieu nous révèle ses saints mystères, ou lorsqu'il nous laisse dans la stérilité et dans une sécheresse de pensées, aussi bien que de vertus. (Coll., IX, 8. P. L., 49, 779.)

 

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Un autre saint vieillard disait : « Comme nous ne pouvons voir notre visage dans l'eau trouble, ainsi notre âme ne peut contempler Dieu dans la prière, si elle ne se purifie auparavant de toutes les pensées vaines qui la remplissent de nuages. » (Pélage, XII, 13. P. L., 73, 942.)

 

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Il arrive souvent qu'une personne qui a reçu de Dieu le don d'une parfaite oraison et qui en a goûté les grâces et les douceurs, souille la pureté de son âme par une parole inconsidérée et qu'ensuite, elle ne trouve plus dans ses prières ce qu'elle y cherche et ce qu'elle avait accoutumé d'y trouver auparavant. (Clim., XXVIII, 54. P. G., 88, 1138.)

 

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Puisque vous désirez d'être encore instruit, dit l'abbé Isaac, je veux bien vous redire en peu de mots ce que je crois le plus sûr pour arrêter l'égarement de notre coeur. On peut remarquer pour cela trois choses principales : la veille, la méditation et la prière. L'assiduité et l'application continuelle à ces trois exercices établissent bientôt notre esprit dans une fermeté immobile et inébranlable.

Il y faut néanmoins joindre le travail des mains qui soit continuel, en ne le destinant pas à notre avarice particulière, mais aux sacrés usages qu'en doit faire le Monastère, afin que retranchant ainsi tous les soins de cette vie, nous rappelions toute notre intention à l'accomplissement de cette parole de saint Paul : « Priez sans relâche. » Car celui qui ne prie que lorsqu'il est à genoux prie bien peu; mais celui qui lors même qu'il prie se laisse emporter aux égarements et aux distractions de son coeur, ne prie point du tout. C'est pourquoi avant même que de prier, nous devons tâcher d'être dans la même disposition où nous souhaitons que Dieu nous trouve lorsque nous prions. Car il faut nécessairement que l'état où est l'esprit avant qu'il prie, passe et continue encore dans sa prière, et qu'il y

 

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trouve selon qu'il était disposé auparavant, ou des pensées basses qui le portent vers la terre, ou des pensées saintes qui l'élèvent vars le ciel. (Coll., X, 14. P. L., 49, 842.)

 

IV. — L'Inspiration.

 

Comment les Pères auraient-ils négligé cet élément de la prière que ne peuvent suppléer ni conseils ni méthodes? Par leurs observations répétées sur la pureté du regard intérieur, ils ont mis en évidence la supériorité des leçons sans paroles données à l'intime du coeur. C'est que même en serrant davantage et en complétant les conseils méthodiques, nous ne trouverions pas le secret de l'oraison, de la prière fervente ni mémo de la plus simple prière. Les règles de la prosodie ne font pas un poète. La prière elle aussi est chose d'inspiration, d'une inspiration transcendante, il lui faut le souffle d'en-haut.

Ce secours est indispensable. L'appréciation du rôle de la grâce dans l'oraison ne porte pas trace d'influence pélagienne, à moins de trouver le semi-pélagianisme dans l'assurance réitérée, que le ciel ne manquera pas à la bonne volonté.

Il faut bien distinguer de la science spirituelle cette autre science que peut acquérir un philosophe, ou celui qui commente l'Écriture comme un chef-d'oeuvre humain. Que le moine lui-même, en qui on suppose présent un foyer de lumière spirituelle, ne mesure pas l'action de l'esprit divin à la facilité qu'il peut avoir d'exprimer de belles pensées

Les chrétiens peu familiers avec l'enseignement des spirituels confondent souvent révélation sensible et communication de la grâce. Dieu a bien des manières de nous appeler et de nous parler sans faire de miracle. Les bons conseils donnés par les saints, ceux donnés

 

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par les objets inanimés, par le jeu des événements nous mettent déjà dans les régions surnaturelles.

La joie et la paix nous font sentir que nous respirons une atmosphère divine. Mais l'aridité, l'ennui, le sentiment du vide, ne sont pas des marques que le contact divin a cessé. Les alternatives de clarté et de ténèbres pourraient égarer une âme inexpérimentée.

L'histoire des sectes illuministes montre la nécessité de prémunir contre les illusions ceux qui se guident aux lumières les plus intérieures. A ceux déjà apportés au chapitre de la Discrétion nous ajoutons quelques exemples d'hommes vertueux trompés par le démon.

Ce sont des cas isolés. Il ne paraît pas que les victimes de ces prestiges diaboliques aient fait école. Fait considérable, à la louange des Pères Égyptiens : le faux mysticisme qui a fait des ravages en Syrie et en Orient, et dont on voit des manifestations bruyantes à toutes les périodes de l'histoire religieuse, ne s'est pas développé ni acclimaté parmi eux.

 

L'ambition de Macaire.

 

Il se propose de ne plus laisser son esprit redescendre sur la terre. Après trois jours d'efforts, il y renonce. Dieu le préserve de la vanité en lui faisant sentir que les grâces d'union ne dépendent pas de la volonté des hommes.

 

Cet homme, qui semblait être impassible, nous disait aussi une autre fois « Après avoir exactement accompli tous les devoirs de la vie solitaire et religieuse, il me vint un autre désir purement spirituel, qui fut de mettre durant cinq jours mon esprit en telle assiette, que rien ne le pût séparer de Dieu et qu'il n'eût point d'autres pensées que de lui seul. Je fermai ensuite le dedans et le dehors de ma

 

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cellule, afin de n'être point obligé de répondre à qui que ce fût, et me tenant debout, je commençais sur les huit heures du matin à dire à mon âme : « Prends garde à ne point descendre du ciel. Tu as là les Anges, les Archanges, les Chérubins, les Séraphins et toutes les Puissances célestes. Tu y as ton Dieu, créateur de toutes choses. N'en pars donc point, ne descends point au-dessous des cieux et ne te laisse point aller à des pensées basses et terrestres. » Ayant passé de la sorte deux jours et deux nuits, le démon en conçut une telle rage, qu'il vint comme une flamme de feu, et brûla tout ce qui était dans ma cellule et même la natte de jonc sur laquelle j'étais debout, en telle sorte que je croyais brûler moi-même; ce qui m'ayant enfin touché de crainte, je me départis le troisième jour de la résolution que j'avais prise, ne pouvant davantage tenir ma pensée dans cette parfaite union et je descendis dans la considération des choses du monde, Dieu le permettant ainsi, de peur que je ne m'enflasse de vanité. » (Héracl., 6. P. L., 74, 274.)

 

Science surnaturelle.

 

L'abbé Théodore offre un exemple des lumières que jette une vie vertueuse sur le texte des Livres Saints. Lés efforts que la grâce demande à l'ascète, nécessaires pour montrer les degrés supérieurs de l'oraison, le sont

 

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également à qui veut avoir la vraie science de l'Écriture.

Des spirituels d'âges postérieurs dénonceront, parfois non sans malice, les illusions et les incompréhensions de docteurs devenus savants par la seule étude des livres. Ici le jeune Cassien est mis en garde contre la présomption que peut donner une certaine science acquise. On se croira un spirituel parce qu'on peut parler des choses spirituelles. « Ce sont deux choses différentes, d'avoir quelque facilité de parole        et de contempler les mystères par l'oeil d'un coeur pur et éclairé. »

 

Nous avons vu aussi l'abbé Théodore qui était un homme d'une grande sainteté, et extrêmement habile, non seulement dans tout ce qui regarde la science de la pratique, mais encore l'intelligence de l'Écriture, qu'il n'avait point acquise par l'étude et par la lecture, ou par les belles lettres du monde, mais uniquement par la pureté de son coeur. Car il savait à peine quelques mots de la langue grecque, et il ne la parlait qu'avec difficulté. Ce saint homme cherchant une fois l'éclaircissement d'une question très difficile, demeura en prières sept jours et sept nuits sans discontinuer, jusqu'à ce que Dieu lui en eût enfin donné

l'éclaircissement.

Lorsque quelques solitaires témoignaient un jour à ce saint homme l'étonnement où ils étaient de cette grande lumière qu'il avait, et qu'ils lui demandaient l'explication de quelques endroits de l'Écriture, il leur dit qu'un religieux qui désirait pénétrer dans le sens de

 

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l'Écriture Sainte, ne devait point consumer son esprit à lire les commentaires, mais qu'il devait plutôt employer tous ses soins à se purifier de ses vices. Quand ces vices auront €té bannis de l'âme, les yeux du coeur n'ayant plus ce voile, commenceront à contempler sens effort, et comme naturellement les merveilles renfermées dans l'Écriture.

 

Car le Saint-Esprit ne nous a pas donné ces livres, afin qu'ils nous fussent inconnus et inintelligibles. C'est nous-mêmes qui nous les obscurcissons en couvrant les yeux de notre coeur par le voile de nos péchés. Lorsque ces yeux intérieurs ont recouvré leur première santé et leur naturelle vigueur il nous suffit de lire ces livres saints pour en avoir l'intelligence, sans que nous ayons besoin de ces commentaires, comme les yeux de notre corps, lorsqu'ils sont sains et purs, n'ont point besoin d'aucun secours étranger pour voir. La raison même qui fait que ces auteurs s'entre-combattent, et tombent dans tant de différentes erreurs, est que la plupart d'entre eux se hâtent de donner des sens à l'Écriture, avant que d'avoir travaillé à purifier leur âme. Ainsi l'impureté de leur coeur les jetant dans des sentiments tout différents et contraires à la foi, elle les empêche de bien comprendre la lumière de la vérité. (Inst., V, 33, 34. P. L., 49, 249.)

 

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Lorsque nous parlons de Dieu par l'Esprit de Dieu, notre parole est celle de Dieu même, qui est toute pure et toute sainte et subsiste éternellement; au lieu que celui qui parle de Dieu par son propre esprit et non par une connaissance qui lui vienne de l'esprit de Dieu, n'en parle que par des conjectures, qui n'ont point de solidité ni de subsistance. (Clim., XXX, 23. P. G., 88, 1158.)

 

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C'est pourquoi si vous avez un désir sincère de vous élever à la science spirituelle, non par un mouvement de vaine gloire mais par un véritable désir de purifier vos coeurs, enflammez-vous d'ardeur pour jouir d'abord de cette béatitude : « Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu », afin que de là vous puissiez passer à cette science dont l'ange parle ainsi à Daniel : « Ceux qui seront savants brilleront comme la splendeur du firmament; et ceux qui instruisent plusieurs personnes de la justice, reluiront comme des astres dans toute l'éternité. » Et dans un autre prophète : « Faites luire sur vous la lumière de la science, pendant que vous

 

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aurez le temps. » Comme je remarque déjà en vous une grande ardeur pour la lecture, hâtez-vous d'acquérir promptement tout ce qui regarde la morale et cette science de pratique sans laquelle on ne peut s'élever à cette pureté de contemplation, qui n'est donnée pour récompense qu'à ceux qui après une infinité de travaux, sont enfin arrivés à la perfection non par les discours ou les instructions des autres, mais par leurs propres actions. Car ils n'acquièrent pas l'intelligence par la méditation de la loi, mais par le fruit de leurs oeuvres. Ils disent avec David : « Vos commandements m'ont donné l'intelligence. » Et après s'être purifiés de toute l'impureté de leurs passions, ils disent avec confiance : « Je chanterai et j'aurai l'intelligence dans une voie pure et sans tache. » Celui-là chante, et comprend ce qu'il dit, qui demeure ferme dans la voie pure par la pureté de son coeur. C'est pourquoi si vous avez quelque désir de préparer dans votre âme un temple à cette science spirituelle, purifiez-vous de toute la contagion des vices, et dégagez-vous de tous les soins de ce monde. Car il est impossible qu'une âme qui tient encore tant soit peu aux soins du siècle, mérite le don de la science, qu'elle puisse être féconde en des pensées et des sens spirituels, ou retenir avec quelque fermeté les lectures saintes qu'elle fait.

 

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Prenez donc bien garde, mes enfants, et vous particulièrement, Cassien, à qui votre jeunesse rend ce que je m'en vais vous dire plus difficile à observer, que si vous voulez que votre lecture ne vous soit point inutile, et que tout le fruit de vos saints désirs ne se dissipe point par l'élèvement, vous imposiez à votre bouche un silence éternel. Car c'est là le premier pas de cette science actuelle, et tout le travail de l'homme, dit l'Ecclésiaste, est à régler sa bouche. C'est pourquoi il est bon que vous ayez toujours un grand soin d'écouter et de retenir toutes les paroles et les instructions de vos anciens, en tenant toujours votre coeur ouvert, et votre bouche fermée, et;vous hâtant plutôt de faire exactement ce qu'on vous aura dit, que d'enseigner ce que vous savez. Car en apprenant aux autres ces saintes vérités, on est exposé à la vaine gloire ; mais en les pratiquant dans le silence, on n'en retire que le fruit d'une intelligence spirituelle. C'est pourquoi dans les conférences que vous aurez avec les anciens, ne prenez jamais la liberté de parler que pour leur demander l'éclaircissement d'une difficulté dont l'ignorance vous serait dangereuse, ou pour acquérir une connaissance qui vous serait nécessaire.

Car il y a des personnes vaines qui font semblant d'ignorer ce qu'elles savent fort bien,

 

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afin de faire connaître leur habileté par des questions adroites et affectées. Mais il est impossible que celui qui s'applique à la lecture des choses saintes, pour s'acquérir de l'estime, obtienne jamais de Dieu le don d'une vraie science. Car quiconque est maîtrisé par cette passion, est, par une suite nécessaire, l'esclave de plusieurs autres, et principalement de celle de la vaine gloire. Ainsi, s'étant laissé vaincre dans ces premiers combats auxquels il est exposé pour pouvoir acquérir le règlement des moeurs et la pratique de la vertu, il ne pourra plus s'élever à cette science et cette contemplation spirituelle, qui naît de ce premier état comme de sa source. Soyez donc toujours prompt à écouter, et lent à parler, de peur de tomber dans le malheur que marque Salomon dans ses proverbes, lorsqu'il dit : « Si vous voyez un homme léger et inconsidéré dans ses paroles, sachez qu'il y a plus à espérer d'un insensé que de lui. » (Coll., XIV, 9. P. L., 49, 965.)

 

La prière toute pure.

 

Voici résumée dans une instruction de Jean de Lycopolis, la doctrine sur la relation entre la pureté de la conscience et la faculté d'atteindre Dieu : « Le but de la vie solitaire est d'offrir à Dieu des prières si pure que la conscience du solitaire ne puisse rien lui

 

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reprocher... que l'on ne s'imagine nulle forme en Dieu... pur esprit qui peut bien se faire sentir... mais non pas être compris, être limité. »

 

La principale chose à quoi les solitaires doivent travailler est d'offrir à Dieu des oraisons si extrêmement pures que leur conscience ne leur puisse rien reprocher, ainsi que Notre-Seigneur nous l'apprend dans l'Évangile par ces paroles : « Lorsque vous êtes en prière, si vous vous souvenez d'avoir reçu quelque déplaisir de votre frère, pardonnez-lui de tout votre coeur, puisque si vous ae le faites, votre Père qui est dans le ciel ne vous pardonnera point aussi vos fautes. » Si donc, comme je l'ai déjà dit, nous nous présentons devant Dieu avec une conscience pure et exempte de tous ces défauts et de toutes ces passions dont j'ai parlé, nous pourrons voir Dieu autant qu'il peut être vu en cette vie et élever vers lui dans nos prières l'oeil de notre entendement pour contempler sinon du corps et avec des regards sensibles, au moins de l'esprit et par une connaissance intellectuelle, celui qui est invisible. Car que nul ne se persuade de pouvoir contempler sa divine essence telle qu'elle est en elle-même et ne forme pour cela dans son esprit quelque image qui ait du rapport à une figure corporelle. Que l'on ne s'imagine nulle forme en Dieu, ni aucunes limites qui le bornent; mais qu'on le conçoive

 

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comme un pur esprit, qui peut bien se faire sentir et pénétrer les affections de nos âmes, mais non pas être compris, être limité, ou être représenté par des paroles. Ce qui fait que nous ne devons approcher de lui qu'avec un profond respect et une très grande crainte, ne le considérer par nos regards intérieurs crue d'une telle manière que notre âme sache qu'il est infiniment élevé au-dessus de toute la splendeur, de toute la lumière, de tout l'éclat et de toute la majesté qu'elle est capable de concevoir, quand même elle serait toute pure et exempte de toutes les taches et les souillures de la volonté corrompue.

Il faut que ceux qui font profession de renoncer au siècle et de suivre Dieu, travaillent principalement à ce que je viens de dire, suivant cette parole du psalmiste : Apprenez et considérez que je suis le Seigneur. Car celui qui le connaît autant qu'un homme le peut connaître, acquerra ensuite d'autres connaissances, même des plus grands mystères, puisque plus son âme sera pure, et plus Dieu lui révélera de choses et lui découvrira ses secrets, parce qu'alors il se considérera comme son ami et comme il considère ceux dont notre Sauveur dit dans l'Évangile : « Je ne vous nomme plus mes serviteurs, mais mes amis », et ainsi il lui accordera comme à un ami qui lui est très cher, l'effet de toutes ses

 

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demandes. Les anges et tous les bienheureux esprits qui sont dans le ciel, le chériront aussi comme étant l'ami de Dieu et de leur maître ; ils satisferont à tous ses désirs et on pourra dire de lui véritablement : Que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni aucune autre créature ne seront capables de le séparer de l'amour de Dieu qui réside en Jésus-Christ. (H. M., 1. P. L., 21, 397.)

 

Tous enseignés par Dieu. (S. Jean, VI, 45.)

 

Les Pères ne confondent pas action surnaturelle et action miraculeuse. Ils n'excitent pas le désir de merveilles opérées sur les sens, paroles, visions, etc... mais ils enseignent que Dieu s'adresse à toutes les âmes. Ils apprennent à discerner sa voix et à entretenir les communications avec le ciel.

Dieu a diverses manières d'appeler au désert, diverses manières de converser avec l'âme solitaire.

Prenant la voix d'un conférencier, ou d'un chantre, ou donnant son accent aux objets inanimés, au moment qu'il a choisi il sait dire au religieux gagné par la joie des larmes ou par la crainte : « Je suis là ! »

 

Pour expliquer donc plus particulièrement ces trois sortes de vocations dont nous venons de parler, la première est lorsque Dieu nous appelle immédiatement par lui-même, la seconde, lorsqu'il nous appelle par un homme qu'il nous envoie et la troisième lorsque nous exposant à quelque grand péril, ou à quelque

 

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grand mal, il nous force en quelque sorte de nous convertir à lui.

Dieu nous appelle immédiatement par lui-même, lorsque par ses inspirations divines il nous touche le coeur, et que nous trouvant dans un profond assoupissement, il nous réveille tout d'un coup, nous fait aimer notre salut, nous inspire le désir et l'amour de la vie éternelle, nous exhorte à le suivre, et nous y pousse par une componction salutaire. C'est ainsi que nous voyons dans l'Écriture qu'Abraham sortit par le commandement de Dieu, de son pays, et du milieu de sa parenté, quand Dieu lui dit : « Sortez de votre terre et de votre parenté, et de la maison de votre père. » Ce fut aussi de la sorte que Dieu appela à lui le grand Antoine; et sa conversion n'eut point d'autre principe que Dieu même. Car ayant un jour entendu cette parole de l'Évangile en entrant dans une église : « Qui ne hait pas son père et sa mère, et ses enfants et sa femme, et ses terres et sa vie même, ne peut être mon disciple, si vous voulez être parfait, allez et vendez tout ce que vous avez, et donnez-le aux pauvres, et venez ensuite après moi et me suivez », il en fut percé jusqu'au coeur. Il crut que ce commandement de Dieu s'adressait particulièrement à lui, et renonçant à tout ce qu'iI possédait, il se résolut de suivre

 

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Jésus-Christ, sans y avoir été poussé par la parole et l'instruction d'aucun homme.

Le second degré de vocation est celui que avons dit se faire par l'entremise des hommes, lorsque l'exemple des saints, ou leurs instructions nous touchent, et nous enflamment du désir de notre salut. C'est de cette voie que je reconnais que la grâce de Dieu s'est voulu servir pour m'appeler à lui, m'ayant si fort touché autrefois par les vertus et les paroles de ce grand saint dont nous venons de parler, que j'embrassai ensuite la profession religieuse, et me sacrifiai à la vie qu'il avait choisie. C'est aussi de cette manière, comme nous le voyons dans l'Écriture, que les enfants d'Israël furent délivrés autrefois de la servitude de l'Égypte par l'entremise de Moïse.

La troisième manière dont Dieu nous appelle, est celle qu'on peut dire être mêlée de nécessité et de violence, comme il arrive lorsqu'au milieu des richesses et des plaisirs du monde, qui occupent tout notre cœur, nous nous trouvons surpris et accablés tout d'un coup de quelque accident funeste, et qu'ainsi étant frappés, ou par un grand péril qui nous menace, ou par la perte de notre bien, ou par la mort des personnes qui nous étaient les plus chères, nous sommes forcés en quelque sorte par l'adversité de nous

 

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jeter entre les bras de Dieu, lue nous avions méprisé dans notre prospérité.

Il y a dans l'Écriture beaucoup d'exemples de cette vocation accompagnée de quelque sorte de nécessité. Car nous y voyons que Dion pour punir les crimes des enfants d'Israël,les livre entre les mains de leurs ennemis, qu'ils sont réduits aux dernières extrémités sous leur domination cruelle, et que l'excès de leurs maux les fait rentrer en eux-mêmes pour se convertir à Dieu. (Coll., III, 4. P. L., 49, 561.)

 

Diversité des Touches divines.

 

Mais qui est l'homme, quelque expérience qu'il ait, qui soit capable de rapporter toutes les différentes espèces de ces componctions ineffables qui enflamment l'âme, et qui lui font former des prières si ferventes et si pures? Je vous en rapporterai ici quelques-unes, autant que Dieu me fera la grâce de m'en souvenir, pour vous servir seulement d'exemple. Souvent en récitant un verset de quelque psaume, nous nous trouvons tout d'un coup dans le mouvement d'une prière toute de feu. Quelquefois la voix d'un de nos frères qui est tout ensemble nette et édifiante, nous fait passer de l'assoupissement où nous

 

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étions, dans une fervente application à la prière.

Nous savons aussi que la psalmodie grave et modeste a souvent donné de la ferveur dans l'église à ceux qui étaient présents. Souvent aussi les exhortations et les entretiens spirituels d'un homme de Dieu, réveillent les âmes lorsqu'elles sont abattues et leur inspirent une ardeur nouvelle pour la prière. Quelquefois même la mort d'un de nos frères, ou de quelque personne que nous aimons, nous fait entrer dans une profonde componction. Le souvenir de notre ancienne tiédeur et de notre négligence passée, nous inspire aussi quelquefois une chaleur sainte et extraordinaire. Ainsi tout le monde peut voir par ce peu que je viens de dire, que Dieu a une infinité de moyens pour nous réveiller, quand il lui plaît, de notre assoupissement, et de nous faire rentrer par sa grâce, dans un renouvellement de ferveur. (Coll., IX, 26, P. L., 49, 802.)

 

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Comme il y a plusieurs sortes différentes de lumières qui frappent les yeux des hommes, ainsi le Soleil intelligible répand plusieurs illuminations différentes dans nos âmes. Car il les éclaire tantôt par les larmes extérieures

 

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et sensibles de la pénitence qui sortent des yeux du corps, tantôt par des gémissements intérieurs et spirituels qui sortent du fond de l'âme, tantôt par une joie qui procède d'avoir entendu la parole sainte, et tantôt de celle qui se forme d'elle-même dans l'esprit, tantôt du repos de la solitude, et tantôt de l'obéissance. Outre ces diverses sortes d'illuminations, il y en a une autre toute singulière, qui par un ravissement d'extase met l'âme en présence de Jésus-Christ d'une manière secrète et ineffable, et la remplit d'une lumière spirituelle et céleste. (Clim., XXVI, 145. P. G., 88, 1066.)

 

Dieu se cache.

 

Ces émotions bienfaisantes ne durent pas toujours. Elles font place à l'indifférence, à la sécheresse, à l'ennui, au trouble.

D'où l'étonnement, l'inquiétude, les plaintes: « Comment peut-il se faire que Dieu soit si loin ? Quel est le crime dont il me punit? Que puis-je faire? Que Sais-je devenir ? »

Ces maîtres de discrétion savaient donner la parole encourageante et le conseil opportun. Les réponses générales qu'ils nous ont laissées n'ont pas la précision dei règles du discernement des esprits suivies de nos jours. Mais elles en donnent la substance et la description même de ces états dissipe les conclusions déprimantes. On est prémuni contre le découragement lorsqu'on est averti que ces alternatives sont le lot de toutes les âmes à la recherche de Dieu.

 

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Écoutons Germain, l'ami de Cassien, exposant à l'abbé Isaac les fluctuations de son âme.

 

Souvent le souvenir de mes péchés me faisant verser beaucoup de larmes, je me suis vu tout d'un coup si transporté de cette joie dont vous parlez, et que Dieu produisait en moi par sa visite, que l'excès même de cette joie me persuadait que je ne devais point désespérer qu'il ne me pardonnât toutes mes fautes. Et il est vrai, mon père, que je ne

trouverais rien au monde de plus heureux et de plus excellent que cet état, s’il était en notre pouvoir de nous y mettre. Mais quoique je fasse quelquefois des efforts extrêmes pour tâcher d'exciter en moi cette componction et ces pleurs, et que je rappelle pour cela avec soin dans ma mémoire tous mes péchés, et tous les égarements de ma vie, tous mes efforts sont inutiles.

Il me semble alors que mes yeux soient de pierre, et qu'ils soient tellement durs qu'on n'en puisse faire sortir une goutte d'eau. Ainsi autant j'ai de joie quand je me trouve dans cette abondance de larmes, autant

j'ai de douleur quand je vois que je ne puis plus pleurer de nouveau lorsque je le veux. (Coll., IX, 27. P. L., 49, 804.)

 

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Ce fut donc à ce bienheureux abbé Daniel que nous nous adressâmes pour apprendre de lui, pourquoi, lorsque nous sommes dans nos cellules, nous sentions quelquefois une si grande ferveur, une joie si ineffable, des lumières et des connaissances si saintes et si abondantes, que non seulement la parole, mais la pensée même ne les pouvait suivre, que notre oraison était alors pure et ardente, et que l'âme remplie de fruits spirituels sentait, lors même qu'elle priait en dormant, que ses prières étaient efficaces, et qu'elles s'élevaient jusqu'au trône de Dieu.

D'où venait aussi que d'autres fois nous nous sentions, sans aucune cause apparente, si plongés dans une profonde mélancolie, et si remplis d'une tristesse déraisonnable, que non seulement notre esprit devenait tout sec et stérile sans pouvoir produire aucune bonne pensée, :mais que notre cellule nous devenait insupportable, nos lectures sans goût, nos prières sans attention et sans arrêt, notre esprit sans application et tout égaré, et tenant quelque chose de celui d'un homme ivre sans que nos soupirs et nos efforts puissent rappeler notre âme dans son assiette ordinaire; et que plus nous la voulons attacher et fixer

 

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en Dieu, plus elle s'emporte et dissipe en mille distractions et mille pensées, et devient tellement sèche et stérile, et comme incapable de porter aucun fruit spirituel, que ni le royaume des cieux, ni la crainte de l'enfer ne la peut réveiller de cette léthargie mortelle et de ce profond assoupissement. (Coll., IV, 2. P. L., 49, 585.)

 

Pourquoi la désolation ?

 

Nos Pères nous ont appris trois raisons de ces sécheresses de l'âme dont vous me parlez. Car elles viennent ou de notre négligence, ou des attaques du démon, ou de la conduite de Dieu qui veut éprouver ses serviteurs. Elles viennent par notre négligence, lorsqu'ayant donné lieu par notre faute à quelque tiédeur, nous tombons dans l'indifférence, et ensuite dans le relâchement et dans une paresse, qui fait que nous étant rempli l'esprit de pensées mauvaises, nous rendons la terre de notre coeur fertile en épines et en ronces, qui privent l'âme de tout fruit spirituel, et l'empêchent de s'appliquer à la contemplation et à l'oraison. Elles viennent par les attaques du démon, lorsqu'étant quelquefois appliqués au bien intérieurement, cet esprit de malice se glisse dans notre âme par ses subtilités artificieuses,

 

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et fait que nous quittons nos meilleures résolutions, ou insensiblement et sa nous en apercevoir, ou par un ennui qui no en sépare malgré nous.

Quand ces sécheresses viennent de la conduite et de la disposition de Dieu, il le fait pour deux raisons. La première, afin que nous abandonnant pour un peu de temps, cette vue humble que nous avons alors de notre faiblesse, nous empêche de nous élever de pureté de cœur qu'il nous avait donnée en nous visitant de sa grâce, et que l'expérience que nous faisons de ce que nous sommes lorsqu'il nous a abandonnés, nous fasse reconnaître que nous ne pouvons ni par nos soupirs ni par notre travail, rentrer dans ce premier état de joie et de pureté, et que cette première joie ne venant point de nos efforts, mais de sa seule grâce, nous devons encore la lui demander, et ne l'attendre que de sa seule miséricorde.

La seconde raison est que Dieu veut par là éprouver notre fidélité, notre persévérance et la fermeté de nos désirs. Il veut nous faire connaître à nous-mêmes avec quelle ferveur d'esprit, et quelle persévérance dans l'oraison nous devons lui redemander la présence de son esprit lorsqu'il s'est une fois éloigné de nous, afin qu'ayant appris combien on doit travailler pour acquérir de nouveau cette joie si pure et

 

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si spirituelle, nous nous efforcions avec plus d'ardeur et de vigilance, à la conserver dans nous. Car on est d'ordinaire plus négligent à garder ce qu'on croit plus aisé à retrouver. (Coll., IV, 3, 4. P. L., 49, 587.)

 

Les illusions.

 

Le conseil de s'abandonner à la direction de l'Esprit ne peut être donné en public sans qu'on rappelle le danger d'être trompé et la nécessité de contrôle de l'humilité et de l'obéissance.

Le cas de Sérapion serait plutôt décourageant. Cependant, sans nous présumer plus habiles et plus clairvoyants que ses guides, nous serions portés à supposer qu'une série de questions, posées sans apparence d'interrogatoire, auraient amené ce saint homme à s'exprimer plus exactement et à découvrir la vérité qu'il possédait en réalité.

L'abbé Daniel nous atteste d'ailleurs l'indulgence du Juge Omniscient à l'égard des simples qui sont tombés dans quelque erreur.

 

Il se trouva donc dans ce grand nombre de solitaires qui étaient prévenus de l'erreur anthropomorphiste un abbé nommé Sérapion, consommé dans toutes sortes de vertus, et recommandable par l'austérité de sa vie. Son ignorance en ce point de doctrine nuisait beaucoup à tous ses frères; et plus il les passait par le mérite de ses grandes vertus, et par l'autorité de sa vieillesse, plus aussi son erreur leur était dangereuse, et pouvait davantage altérer la pureté de leur foi.

 

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Comme le saint prêtre Paphnuce tenta longtemps de le gagner, mais inutilement, parce que Sérapion regardait l'opinion si orthodoxe de ce saint abbé comme une opinion nouvelle, qu'il n'avait point reçue de la tradition, le diacre Photin, homme très savant, arriva du profond de la Grèce dans ce désert, pour y voir les solitaires. Le bienheureux Paphnuce le reçut avec toute sorte d'amitié et de respect. Et pour confirmer la foi et la vérité contenue dans les lettres de Théophile il le pria de lui dire en présence de tous les frères, comment les églises de l'Orient entendaient cet endroit de la Genèse : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. » Ce saint diacre lui répondit sans hésiter, que tous les évêques de ce pays n'entendaient point cela à la lettre, ni d'une manière grossière, et rapporta beaucoup d'endroits de l'Écriture, pour prou

ver que cela ne se devait pas entendre de la sorte.

Il montra clairement combien il était indigne de croire que cette majesté invisible de Dieu, si auguste et si incompréhensible, pût être bornée par quelque chose qui eût la forme et la ressemblance d'un homme, puisqu'elle était toute simple, sans composition, sans corps, sans figure, et que l'oeil ne la pouvait voir, comme l'esprit ne la pouvait comprendre. Enfin il lui parla si fortement sur ce sujet, que le bon

 

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vieillard Sérapion, se rendit à ses raisons, et reconnut ainsi cette vérité catholique établie par toute la tradition de l'Eglise. L'abbé Paplhnuce ressentit à ce changement une joie infinie, et tous les solitaires de ce désert n'en eurent pas une moindre. Nous fûmes ravis de voir que Dieu n'eût pas permis qu'un si grand homme, qui avait vécu si exemplairement durant tant de temps dans le désert, persistât jusqu'à la mort dans une erreur, où sa seule ignorance et sa simplicité l'avaient engagé, et nous noue levâmes tous pour lui en rendre de très humbles actions de grâce, Durant notre oraison, ce bon vieillard se trouva si surpris de voir que ces images anciennes et ces fantômes accoutumés qu'il se représentait en Dieu lorsqu'il priait, s'effaçaient de son esprit, que s'abandonnant tout à coup aux soupirs et aux larmes, et se jetant par terre, il cria en soupirant à haute voix: « Hélas! que je suis misérable, ils m'ont enlevé mon Dieu! Je ne sais plus maintenant à quoi je me dois attacher, ou qui je dois adorer, ou à qui je puis m'adresser. » (Coll., X, 3, P. L., 49, 823)

 

V. — Les sujets de méditation.

 

Nous aurions un moyen de pénétrer la prière intime des Pères s'ils nous avaient laissé un cours suivi de méditations. En effet les écoles de spiritualité peuvent

 

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être distinguées par les mystères auxquels leur attention va de préférence, et il est aisé en parcourant un livre de méditations de reconnaître la famille d'âmes à laquelle appartient l'auteur, et les maîtres qu'il a fréquentés.

Mais ni les laïcs ni les moines de ces temps n'avaient à leur service de pareils mentors, pas plus que des manuels de retraite.

La traduction de leur discours intérieur est encore incomplète et imparfaite.

Les grandes vérités, la mort, la fin des temps, le châtiment éternel, sont plus souvent rappelés, sans doute parce que plus faciles à exposer et plus aptes à frapper les esprits.

C'est le thème habituel des exhortations qui nous ont été livrées.

Nous savons que l'aliment ordinaire de leur piété était l'Ancien et le Nouveau Testament. Mais nous ne la voyons pas occupée du détail des scènes de la vie de Jésus, comme le sera la dévotion du moyen âge dans « les Méditations de la vie du Christ ».

La personne du Sauveur est présente à leur pensée, nous l'entendons invoquée dans les moments critiques du combat « Donnez-moi, ô Jésus-Christ, mon cher Maître, dit Euloge, la patience qui m'est nécessaire pour supporter cet estropié. » Antoine chasse les démena en son nom. Salaman, que se disputent deux villages, répète : « Je suis attaché à la croix avec Jésus-Christ. » L'abbé Isaac veut que le moine comme un hérisson spirituel se tienne à l'abri sous la pierre évangélique, c'est-à-dire qu'il se renferme dans le souvenir de la Passion de Jésus-Christ. Nous avons donc les témoignages multiples des relations habituelles des solitaires avec la personne du Verbe Incarné mais nous n'avons pas la confidence de leur conversation. Constatons une fois de plus qu'il ne faut pas juger seulement des sentiments profonds d'un homme ou d'un âge par ce qui nous est laissé d'écrit, et que des silences ne doivent pas nous faire déprécier la prière des simples et des temps primitifs.

 

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Tous sont appelés.

 

Tous sont appelés à la conversation divine. Qu'aucun n'objecte son ignorance ! Le manque de culture importe peu.

Il est bien vrai qu'un fellah devenu moine ne saura pas répéter ce que les anciens ont dit à la conférence. Ne concluez pas qu'il n'a pas profité, qu'il perd son temps s'il se tient seul en prière, ou que dans son travail, il n'aura pas plus de dévotion qu'avant sa conversion. Un verset suffit à la piété de Pambon comme au repentir de Thaïs. Comment ces paroles, toujours les mêmes, leur sont toujours nouvelles, c'est leur secret.

 

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Quelques solitaires demandant à saint Macaire, en quelle manière ils devaient prier, il leur répondit : « Il n'est pas besoin d'user de quantité de paroles; mais il suffit d'étendre les mains vers le ciel et de dire : Seigneur, que votre volonté et votre bon plaisir soient accomplis! Et lorsque nous nous sentons combattus et pressés de quelque tentation, il faut dire : Secourez-moi, mon Dieu. Car il sait bien ce qui, nous est nécessaire. » (Pélage, XIII, 10. P. L., 73, 806.)

 

 

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Un solitaire disant à un bon vieillard : « Mon père, je prie souvent nos anciens pères de

 

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me donner des avis et des instructions salutaires pour ma conduite, mais je suis si malheureux que je ne retiens rien de ce qu'ils me disent. » Le saint homme qui avait deux cruches vides dans sa cellule, lui dit : « Mon fils, prenez l'une de ces cruches; mettez-y de l'eau; lavez-la; puis remettez-la en sa place. » Le frère ayant fait cela deux fois de suite, le vieillard lui dit de lui apporter ces deux cruches; ce qu'ayant aussitôt fait il lui demanda laquelle des deux était la plus nette. « C'est, lui répondit le solitaire, celle où j'ai mis de l'eau et que j'ai lavée. » Alors le vieillard lui dit : « Mon fils, il eu est ainsi de votre âme. Car celui qui entend souvent la parole de Dieu, encore qu'il ne retienne pas les réponses qu'on fait à ses demandes, est beaucoup plus pur dans le coeur que celui qui ne daigne pas s'informer de ce qui regarde son salut. » (Pélage, X, 92. P. L., 73, 929.)

 

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Pambon était sans doute bien jeune et ne savait pas lire, lorsqu'il s'adressa un jour à un solitaire pour apprendre de lui quelque psaume. Le frère lui ayant dit le premier verset du psaume 38° : « J'ai dit en moi-même : je veillerai sur moi en toutes choses, pour ne

 

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point pécher par la langue », il ne voulut pas apprendre le second verset et s'en alla, disant que le premier lui suffirait, et qu'il se contentait de tâcher de l'apprendre par la pratique. Six mois après le même solitaire lui faisant des reproches de ce qu'il ne l'avait point vu tout ce temps, il répondit qu'il n'avait pu encore apprendre à pratiquer le verset qu'il lui avait dit, et beaucoup d'années après, un de ses amis lui demandant s'il l'avait enfin appris, il lui répondit qu'à peine en avait-il pu venir à bout en dix-neuf ans. (Socrate, IV, 23. P. G., 67, 514.)

 

Où va leur pensée.

 

L'abbé Étienne ne peut satisfaire par de longs discours la sainte curiosité de ses visiteurs, et cependant, jour et nuit il ne pense à autre chose qu'à Notre-Seigneur Jésus-Christ.

A propos de Pierre le Galate, Théodoret justifie la pratique catholique des pèlerinages. C'est l'amour pour la personne du Sauveur qui conduit Pierre en Palestine.

 

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Trois anciens solitaires étant allés trouver l'abbé Etienne, qui était prêtre, et lui parlant de ce qui regarde le salut, voyant qu'il ne leur répondait point, ils lui dirent : « D'où vient, mon père! que vous demeurez dans un

 

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tel silence, puisque nous ne venons ici que pour apprendre de vous des choses utiles et profitables à nos âmes? » Il leur répondit : « Excusez-moi, s'il vous plaît. C'est que je n'ai rien entendu de ce que vous avez dit : et tout ce que je vous puis dire, est que, je ne pense jour et nuit à autre chose et n'ai sans cesse devant les yeux que Notre-Seigneur Jésus-Christ, attaché pour nous sur la croix. » Ces paroles les ayant extrêmement édifiés, ils s'en retournèrent, (Moschus, 10, P. L., 74, 149.)

 

 

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La Galatie fut le premier lieu où saint Pierre s'exerça dans les travaux de la vertu. De là il passa en Palestine, pour voir les lieux où s'est accomplie la passion de notre Sauveur, et y adorer le Dieu qui nous a rachetés par son sang; non qu'il le crût enfermé dans un certain lieu, Isar il n'ignorait pas que sa nature est infinie, mais parce que ne se contentant pas que la saule pointe de son esprit jouit par la foi de ces délices spirituelles, sans que les sens y participassent, il désirait que ses yeux reçussent aussi la joie do voir et de considérer cet objet si cher et si agréable, ainsi qu'il arrive d'ordinaire qu'une personne qui en aime fort une autre n'a pas seulement la joie

 

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de la voir, mais regarde avec plaisir toutes les choses qui lui appartiennent, ce qui fait que l'épouse touchée d'un semblable amour pour son époux s'écrie dans le Cantique : « Mon bien-aimé est entre les autres hommes ce qu'un arbre chargé de fruits est entre les plantes stériles. Je me suis reposée à l'ombre de cet arbre et j'ai goûté de ses fruits si délicieux. » Cet homme admirable n'a donc rien fait en quoi on puisse trouver à redire, lorsque désirant de voir comme une ombre de cet époux, il allait voir le lieu d'où sont sorties ces eaux salutaires qui se sont répandues sur tous les hommes. (Théod., 9. P. L., 74, 56.)

 

Vérités toujours nouvelles.

 

Dans nos « retraites de huit jours » et dans nos sermons de missionnaires, dans Dupont et dans le P. Lejeune, nous ne trouverons pas les grandes vérités rappelées avec plus de force et de pénétration que dans l'exhortation d'Evagre, ou dans le dialogue pathétique imaginé par Pacôme entre l'âme et le corps.

Nous ne pouvons lire une page de ces méditations sans rencontrer le nom de Jésus-Christ. En nous appliquant à retrouver dans ces mentions rapides la marque de leur attachement profond au Sauveur, nous suivons la méthode des apologistes qui apportent dans les paroles et les soupirs échappés aux martyrs la preuve la plus touchante de la foi à la divinité de Jésus dans les premiers fidèles.

 

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Quelques-uns disent que l'oraison est encore plus utile et plus salutaire que la méditation de la mort. Mais pour moi, j'estime que ces deux pratiques saintes, quoique différentes entre elles, sont néanmoins unies ensemble, comme les deux natures, la divine et l'humaine, quoique différentes entre elles, sont néanmoins unies ensemble dans la seule personne de Jésus-Christ. (Clim., XXVIII, 50. P. G., 88, 1137.)

 

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Le saint abbé Évagre disait à ses frères : « Soyez retenus en toutes choses, et veillez sur vos sens, afin de ne vous point affaiblir en la résolution que vous avez prise de vivre dans le repos de la solitude, et d'y persévérer toujours. Et quand vous êtes assis dans vos cellules, rappelez vos pensées en vous-mêmes, et mettez-vous devant les yeux le jour de la mort, puisque c'est un puissant moyen de mortifier vos sens. Considérez en quel état vous serez réduits alors, et les douleurs que vous souffrirez. Songez quel est l'horrible malheur des damnés. Représentez-vous cet insupportable silence, ces profonds gémissements,

 

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ces craintes continuelles, ces combats intérieurs qui leur déchirent le coeur, ces douleurs présentes, cette cruelle attente d'être encore plus malheureux à l'avenir, et ces larmes amères qui ne diminueront ni ne finiront jamais. Souvenez-vous aussi du jour de la résurrection, imaginez-vous ce divin, terrible et épouvantable jugement. Songez quelle sera la confusion que les pécheurs recevront à la vue de Dieu et de Jésus-Christ en présence de tous les anges et de tous les hommes. Considérez que cette confusion sera suivie d'un feu éternel, d'un remords de conscience, qui comme un ver immortel ne cessera jamais de les ronger, des ténèbres de l'enfer, d'un grincement de dents, d'une frayeur épouvantable, et de tous les autres supplices que l'on se puisse imaginer. Représentez-vous d'un autre côté les récompenses qui sont réservées aux gens de bien, leur confiance en Dieu et en Jésus-Christ son Fils, dont tous les anges et tous les saints seront témoins, et que ces deux états si différents soient sans cesse présents à votre esprit. Gémissez en pensant au jugement des pécheurs, dans l'appréhension d'être compagnons de leurs misères. Et soyez pleins de consolation, de contentement et de joie en songeant aux récompenses que Dieu réserve pour les élus, afin de ne rien omettre de tout ce qui pourra dépendre de vous pour

 

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vous approcher des uns, et vous éloigner des autres. Et soit que vous soyez dans votre cellule ou en dehors, prenez garde de n'oublier jamais ces choses ; mais ayez-les toujours présentes, afin d'éviter au moins par ce moyen, de tomber en de mauvaises et sales pensées. (Apoph., Evagre, 1. P. G., 65, 174.)

 

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Celui qui s'occupe toujours dans ces méditations saintes, acquiert la pureté de l'esprit, l'humilité du coeur, le mépris de la vaine gloire et s'efforce de renoncer à toute la prudence du siècle. Ainsi, mes très chers frères, il faut que l'âme qui est toute spirituelle, emploie continuellement sa sagesse à combattre la masse terrestre de sa chair et agisse si prudemment avec elle qu'elle l'oblige de consentir à ce qui est le plus parfait. Il faut le soir en s'en allant coucher qu'elle dise à toutes les parties de son corps : « Tandis que nous sommes ensemble, obéissez-moi puisque je ne vous conseille rien que de juste, et servons le Seigneur avec joie. » Il faut qu'elle dise à ses mains : « Il viendra un temps que toute votre force cessera, que vous ne pourrez plus être les ministres de la colère et que ne pouvant plus ravir le bien d'autrui, vous serez contraintes

 

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de demeurer en repos. » Il faut qu'elle dise à ses pieds : « Il arrivera un jour que vous ne pourrez plus marcher dans les voies de l'iniquité, ni courir pour faire de mauvaises actions. » Il faut qu'elle parle de la même sorte à toutes les parties de son corps, en général et leur dise : « Avant que la mort nous sépare de cette séparation causée par le péché du premier homme, combattons généreusement, demeurons fermes dans nos bons desseins et servons Jésus-Christ avec soin et avec courage, afin que lors de son second avènement il daigne essuyer de ses propres mains la sueur dont nous aurons été trempés durant quelques années en travaillant pour son service et nous donner la possession d'un royaume qui ne finira jamais. Versez des larmes, mes yeux, et faites connaître, ma chair, que si vous m'êtes assujettis, c'est par une noble servitude. » (Vit. Pac., 46. P. L., 73, 268.)

 

Les chrétiens s'approprient les sentiments exprimés dans le Pater.

 

Les lignes de l'Evangile qui s'offrent le plus naturellement à qui veut apprendre à prier, sont celles qui contiennent la prière modèle, le Pater. Dans le commentaire qu'en donne l'abbé Isaac, on peut constater à quelle hauteur se tenait la pensée des solitaires. C'est au sens le plus spirituel qu'ils s'attachent. Ce qui les touche, c'est les relations filiales que Dieu permet à ses

 

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créatures, c'est les intérêts du Père céleste. Ils se montreraient même trop exclusifs, en écartant la demande des biens nécessaires à la vie du corps.

 

 

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Mais il y a une autre prière beaucoup plus sublime et beaucoup plus élevée que toutes ces quatre sortes d'oraisons dont nous venons de parler. Elle se forme par la contemplation de Dieu seul, et par l'ardeur d'une charité si embrasée, que l'âme étant comme fondue et abîmée dans l'amour qu'elle a pour Dieu, et se jetant dans son sein pour s'y plonger et s'y perdre, elle lui parle avec une familiarité toute divine, et s'entretient librement avec lui comme avec son père. L'oraison que Jésus-Christ nous a prescrite, nous marque dès le premier mot, que nous devons tendre à cet état. « Notre Père », dit-il. Lors donc que nous -reconnaissons et que nous confessons par nos propres paroles, que le Dieu et le Seigneur de tout l'univers est notre père, nous déclarons assez par là que nous sommes passés de la condition des esclaves, à celle des enfants adoptifs de Dieu. Nous ajoutons ensuite, « qui êtes dans les cieux », afin que nous souvenant que la vie présente n'étant qu'un exil, et la terre où nous sommes, n'étant qu'une terre étrangère qui nous sépare de notre Père, nous

 

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l'ayons en aversion et en horreur; et que nous portions tous nos désirs à cette bienheureuse patrie où nous avouons que demeure notre Père, et sans rien commettre cependant, qui soit indigne de cette haute qualité et de cette adoption divine, ou qui nous privant de cet héritage paternel, comme des enfants qui ont dégénéré de leur père, nous expose à la rigueur et à la sévérité de ses jugements.

Quand nous serons élevés et établis dans ce degré si sublime d'enfants de Dieu, nous nous sentirons aussitôt enflammés de ce désir si pieux, dont brûlent tous ses véritables enfants; et n'étant plus occupés à nos propres intérêts, nous ne chercherons plus uniquement que la gloire et l'honneur de notre Père, en disant : « Que votre nom soit sanctifié ! » Nous témoignons par là que tous nos voeux et toute notre joie est de voir que notre père soit honoré, et nous nous rendons ainsi les imitateurs de celui qui a dit : « Celui qui parle de lui-même, cherche sa propre gloire ; mais celui qui cherche la gloire de celui qui l'a envoyé, est véritable et il n'y a point d'injustice en lui. » C'était de ce zèle si ardent que brûlait celui qui a été appelé de Dieu même un vase d'élection, lorsqu'il souhaitait d'être fait anathème, et d'être séparé de Jésus-Christ, pourvu qu'il lui pût gagner beaucoup d'âmes, et que tout Israël se sauvant, augmentât

 

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l'honneur et la gloire de son père. Il souhaite hardiment de mourir pour Jésus-Christ, puisqu'il savait qu'on ne peut perdre la vie en mourant pour la vie. C'est ce qui lui fait dire aussi ailleurs : « Nous nous réjouissons de ce que nous sommes infirmes et vous autres puissants. » (Coll., IX, 18. P. L., 49, 788.)

 

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Nous disons ensuite : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain céleste », qu'un autre évangéliste appelle « notre pain de chaque jour ». Le premier assurément marque la dignité de sa substance et le distingue de toutes les créatures de la terre, au-dessus desquelles il est infiniment élevé par l'excellence de sa grandeur et sa sainteté. Et le second exprime ses propriétés et son usage particulier. Car en l'appelant le pain de chaque jour, il marque clairement que sans lui, nous ne pouvons recevoir ni entretenir un seul jour la vie de l'âme. Et par ce mot d'aujourd'hui, Jésus-Christ montre manifestement qu'on doit recevoir ce pain chaque jour et que ce qu'on nous en donna hier ne nous suffit point, si l'on ne continue de nous le donner aujourd'hui.

Il nous apprend donc par ce mot, que le besoin continuel où nous sommes de cette nourriture, nous doit avertir de faire en tout

 

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temps cette prière, puisqu'il n'y a point de jour auquel nous n'ayons besoin de fortifier notre coeur par ce pain céleste. Néanmoins, ce mot d'aujourd'hui se peut entendre de tout le temps de cette vie, comme si nous disions à Dieu : « Pendant que nous sommes en ce monde, donnez toujours ce pain. » Car nous savons que vous ne manquerez pas de le donner éternellement dans le ciel à ceux qui l'auront mérité, mais nous vous conjurons de nous le donner en cette vie, parce que si nous ne le recevons de vous en ce monde, vous ne nous le donnerez jamais en l'autre. » (Coll., IX, 21. P. L., 49, 794.)

 

Les biens de ce monde.

 

Vous voyez donc quel est le modèle de nos prières, que celui même que nous devons tâcher de fléchir nous a tracé. Il n'y est point parlé de richesses, ni d'honneur, ni de puissance et de force. On n'y demande point la santé du corps, ni les commodités de la vie. Car Dieu ne veut pas qu'un chrétien lui demande rien de vil et de bas, ni qu'on attende de l'auteur de l'éternité rien de temporel et de périssable. Si donc un homme au lieu de demander à Dieu par cette prière les grâces et les dons éternels, lui demande quelque

 

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chose de terrestre et de passager, il fera une injure insigne à sa magnificence et à sa libéralité toute divine, et il irritera plutôt son juge par une prière si basse, qu'il ne l'apaisera. (Coll., IX, 24. P. L., 49, 800.)

 

VI. — Les sommets.

 

Une des raisons de l'insuffisance de notre information sur le contenu de la prière des Pères est qu'en bien des cas sa sublimité ne leur permettait pas de nous en faire part. « Celui qui possède Dieu ne se propose point en lui-même quelque point particulier de méditation pour s'en entretenir dans l'oraison. Car c'est alors que l'Esprit-Saint prie pour lui et dans lui par des gémissements ineffables. »

Les disciples dociles à une sage direction s'assimilent les pensées et les aspirations de leurs maîtres. Mais il est une prière mystérieuse à laquelle tous ne sont pas élevés et dont la notion reste voilée à la plupart, « cette prière de feu qui est connue et éprouvée de si peu de personnes ou qui, pour mieux parler, est ineffable. »

Déjà nous avons vu des ascètes luttant uvée des adversaires que nos regards ne pouvaient atteindre, recevant des encouragements dont nous n'avons pas l'expérience.

En les considérant se mouvoir dans les régions mystiques, nous apprécions les distances qui les séparent de notre prière.

Les grands athlètes, Antoine, Arsène, Macaire ont goûté le repos sur ces sommets. Mais l'idée de ces faveurs ne doit pas être associée seulement à de grands noms. Nous aimons l'étonnement de Macaire, trompé d'abord par l'extérieur des deux jeunes moines et découvrant la hauteur de leur contemplation. En même

 

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temps qu'à ces deux frères notre admiration doit aller à la multitude des mystiques inconnus.

Cassien mettant en parallèle les deux genres de vie du solitaire et du cénobite, assigne comme but au solitaire les degrés les plus élevés de l'oraison. Et c'était le sentiment commun que les anachorètes atteignaient ces hauteurs. L'âme comme libérée des soins matériels, ils ne pensaient plus à la réfection de leur corps. Comme on leur portait au début de la semaine les sept rations quotidiennes de deux petits pains, on pouvait supputer par le nombre de pains qu'ils laissaient intacts la durée de leurs ravissements.

Quelles indications nous ont-ils données sur ces états transcendants ? Nous n'avancerons pas, comme nous l'avons fait à propos de l'ascétisme, que la doctrine mystique a fait peu de progrès depuis eux.

« La prière du religieux n'est point parfaite, lorsqu'en la faisant, il connaît et il s'aperçoit lui-même qu'il prie. »

Avec cette définition de saint Antoine nous recueillons quelques paroles d'âmes favorisées de grâces supérieures.

Par ces confidences hésitantes, bégayantes, par ces traits rapides, par l'émotion de ces tâtonnements, notre inexpérience est peut-être plus touchée, plus rapprochée de la conscience du mystère dans lequel et duquel nous vivons tous.

Parmi ces pages qui parlent de la vertu consommée nous plaçons l'éloge de la charité.

En effet Cassien et après lui Climaque présentent en même temps comme le but suprême la charité parfaite et la contemplation sublime. Atteindre au plus haut degré de l'oraison, c'est, atteindre le plus haut degré de l'amour.

« La charité, la souveraine paix de l'âme, l'adoption qui nous fait enfants de Dieu, ne sont différentes l'une de l'autre que de nom. »

L'union à Dieu dans l'amour, c'est l'anticipation de la béatitude.

Paraphrasant saint Paul dans une apostrophe enflammée à la charité, Climaque voit d'un seul regard la

 

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pratique des vertus du voyageur et le bonheur suprême dont il jouira quand la foi et l'espérance n'auront plus d'objet.

 

Désirs de monter.

 

Après l'entretien sur l'oraison dominicale l'abbé Isaac amène au seuil de la théologie mystique. Ceux qui se sent rendus familiers les sentiments exprimés par Jésus-Christ dans le Pater, seront disposés à des dons plus précieux, à cette prière de feu que Notre-Seigneur nous a tracée quand il passait les nuits sur la montagne.

 

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Quoique cette prière semble renfermer toute la perfection, comme ayant été composée et prescrite par Jésus-Christ même, elle élève néanmoins ceux qui se la sont rendue familière à un état encore plus sublime, dont nous avons parlé auparavant. Car elle les conduit à cette prière toute de feu, qui est connue et éprouvée de si peu de personnes ou qui, pour mieux parler, est ineffable parce qu'elle est au-dessus de l'esprit et du sentiment de tous les hommes. Elle ne se forme point par le son de la voix ni par le mouvement de la langue ni par la prononciation des paroles, mais l'âme seule éclairée par la lumière du Saint-Esprit, s'explique à Dieu non par les faibles paroles des hommes, mais par une effusion et une multiplication de mouvements et d'affections

 

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qui sortent du coeur comme d'une source abondante; et étant ainsi élevée vers lui, elle lui dit en un moment tant de choses à la fois, qu'elle ne peut lorsqu'elle retourne dans son état naturel, ni les exprimer par ses paroles ni les suivre par ses pensées.

C'est cette oraison si sublime que Notre-Seigneur nous a tracée, lorsqu'il passait la nuit en prières sur une montagne, ou lorsqu'il priait dans un profond silence, comme il fit au jardin dans son agonie, où il fut tout trempé d'une sueur de sang, par le transport d'une attention et d'une douleur inimitables à tous les hommes. (Coll., IX, 24. P. L., 49, 801.)

 

L'esprit qui souffle au désert.

 

Nous recueillons les indices des grâces sublimes départies au bienheureux Arsène. Des traits semblables avaient révélé le mérite d'Antoine, de Pacôme, de Macaire.

Mais il y avait une foule d'autres solitaires que l'on ne pensait pas à surprendre en extase, comme les deux frères que Macaire voit au milieu des anges.

Nous inclinons à généraliser cette remarque. Pour les habitants du désert ces grâces supérieures étaient les grâces ordinaires.

 

Arsène.

 

Un frère étant venu à Scété à la cellule de saint Arsène et regardant par la fenêtre vit le saint vieillard comme tout en feu. C'était en

 

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vérité un frère digne de voir les merveilles de Dieu. Il frappa ensuite à la porte et Arsène étant sorti et le voyant tout étonné, il lui demanda s'il y avait longtemps qu'il frappait et s'il avait vu quelque chose, il lui répondit que non. Arsène s'entretint quelque temps avec lui et le renvoya. (Apoph., Arsène, 23. P. G., 65, 95.)

 

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L'abbé Daniel rapportait de saint Arsène que le soleil se couchant les samedis derrière lui, lorsqu'il était en oraison les mains étendues vers le ciel, il ne cessait point de prier en cette posture, jusqu'à ce que cet astre venant le lendemain à se lever, lui frappât les yeux. (Apoph., Arsène, 30. P. G., 65, 98.)

 

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Il passait ordinairement les autres nuits sans dormir et lorsque le jour s'approchait, comme il voulait se reposer un peu pour satisfaire à la nature, il disait au sommeil : « Viens ici, mauvais serviteur. » Puis il fermait les yeux et ayant comme à la dérobée un peu dormi tout assis, il se levait incontinent. (Apoph., Arsène, 14. P. G., 65, 91.)

 

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Tout le temps de sa vie Arsène, tandis qu'il était assis à son travail avait un linge à sa portée pour sécher les larmes qui coulaient de ses yeux.

A la nouvelle de sa mort, l'abbé Poemen dit : « Heureux abbé Arsène! tu t'es pleuré toi-même en ce monde; car celui qui ne pleure pas en ce monde sur ses péchés, pleure dans l'autre éternellement. » (Apoph., Arsène, 41. P. G., 65, 106.)

 

Isidore.

 

Il avait une telle intelligence des Écritures Saintes, et une si grande lumière dans les choses de Dieu, que même dans les heures du repas lorsqu'il mangeait avec les frères il était ravi en esprit, sans pouvoir parler ni se mouvoir. Et quand on le priait de dire ce qui lui était arrivé dans ses extases, il répondait : « Mon esprit s'étant appliqué fortement à quelque pensée, il s'y est laissé emporter. » Je l'ai vu souvent pleurer à table (Héracl., 1. P. L., 74, 251.)

 

Mystiques inconnus.

 

Deux jeunes hommes s'étant présentés comme disciples à saint Macaire il avait voulu les renvoyer,

 

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parce qu'ils paraissaient fort délicats. Sur leurs instances il leur avait dit de construire une cellule et leur avait donné ses directions. Le saint vieillard voyant qu'ils s'avançaient de jour en jour dans la pratique des bonnes oeuvres, et qu'ils venaient souvent à l'église où ils demeuraient longtemps en oraison dans un grand silence, il désira de savoir au vrai quelles étaient leurs occupations. Ayant donc jeûné toute un semaine, il pria Dieu qu'il lui plût de les lui faire connaître, et puis les étant allé trouver il frappa à la porte de leur cellule; la lui ayant ouverte, et connaissant que c'était l'homme de Dieu qui venait les visiter, ils se prosternèrent en terre comme pour l'adorer. Après avoir fait oraison selon la coutume et s'être assis, l'aîné fit signe au plus jeune, lequel sortit aussitôt, et lui, en continuant de travailler à son ouvrage demeura toujours assis sans dire une seule parole. A l'heure de none, son frère revint avec ce qui était nécessaire pour leur nourriture; et alors lui ayant fait un autre signe, il apporta une petite table sur laquelle il mit trois petits pains, et se tint debout sans dire mot. Après qu'ils eurent mangé ils dirent à saint Macaire « Mon père, vous en retournerez-vous aujourd'hui? » « Non, leur répondit-il, mais je passerai la nuit avec vous. » Alors ils mirent pour lui dans un des coins de la cellule une natte faite de jonc, et se

 

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couchèrent sur une autre dans un autre coin comme pour se reposer et pour dormir. Saint Macaire adressa encore sa prière à Dieu afin qu'il lui plût de lui faire reconnaître plus particulièrement quelle était leur manière de vivre. Aussitôt le dessus de la cellule s'étant comme ouvert, une lumière aussi claire qu'elle pourrait être en plein midi remplit toute la cellule sans que les deux frères s'en aperçussent. Quand ils crurent que ie saint vieillard dormait, ils se levèrent, et ne pouvant le voir, quoique de son côté, il les vit fort bien; ils se mirent en oraison en étendant les mains vers le ciel. Le vieillard les considérant attentivement aperçu les démons qui venaient ainsi que des mouches pour s'asseoir sur la bouche et sur les yeux du plus jeune, et un ange du Seigneur qui avec une épée tranchante des deux côtés les empêchait et les chassait. Mais quant à l'aîné il vit qu'ils ne pouvaient en aucune sorte approcher de lui. Le point du jour venant ils se jetèrent tous deux sur leur natte ; et saint Macaire se levant comme s'il n'eût fait que de s'éveiller, ils se levèrent aussi comme s'ils fussent sortis d'un long sommeil. L'aîné des deux frères s'approchant de lui, lui dit : « Aurez-vous agréable, mon père, que nous chantions des psaumes? » S'étant mis ensuite à chanter, le vieillard aperçut qu'à chaque verset qu'ils disaient il sortait de leur

 

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bouche comme des globes de feu qui s'élevaient vers le ciel. Quand ils eurent achevé matines, saint Macaire les pria de vouloir prier Dieu pour lui. Sur quoi, sans lui rien répondre, ils se jetèrent à ses pieds pour se recommander à ses prières. Et ainsi le saint reconnut que l'aîné était parfait devant Dieu et que les démons faisaient encore la guerre au plus jeune. Peu de jours après l'aîné changea les travaux de la terre contre le repos du ciel ; et son frère ne lui survécut que de trois jours. (Ruffin, 195. P. L., 73, 802.)

 

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Un jour l'abbé Evagre dit à l'abbé Arsène : « Comment se fait-il que nous qui avons reçu l'instruction et acquis la science, nous n'avons point de vertus et que ces grossiers fellahs de l'intérieur en sont très riches? » Arsène lui répondit : « Parce que nous donnons notre attention aux disciplines de la science mondaine nous n'acquérons rien; et ces paysans, eux, par leur propre labeur acquièrent les vertus. » (Pélage, X, 5. P. L., 73, 912.)

 

Le mystique doit-il livrer son secret?

 

Pouvons-nous rassembler les éléments d'un traité de mystique? L'insistance de Cassien en développant cette

 

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idée que pour comprendre un mystique il faut avoir éprouvé la même action divine que lui, restreindrait singulièrement le nombre des lecteurs et n'encouragerait pas les privilégiés de grâces supérieures à se confier au grand public. « Il leur arriverait ce qui arriverait à un homme qui ayant mangé du miel en voudrait faire concevoir la douceur à un autre qui n'en aurait jamais goûté ». (Coll., XII,13.)

 

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Le premier degré de l'oraison consiste à rejeter par la seule vue de l'esprit les pensées de distraction qui le dissipent dans la prière au moment qu'elles se présentent. Le second degré consiste à retenir notre esprit dans la méditation des paroles et des prières que nous récitons. Mais le dernier et le plus parfait degré consiste en un transport de l'âme et en un ravissement de l'esprit en Dieu, (Clim., XXVIII, 23. P. G., 88, 1132.)

 

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Car il faut avouer que les dons que la bonté ineffable de Dieu fait à ses fidèles serviteurs, lorsqu'ils sont dans un corps d'argile et de boue, sont tout à fait grands et admirables, et qu'ils ne se peuvent comprendre que de ceux qui les ont éprouvés eux-mêmes. C'est de ces grâces prodigieuses que s'occupait le prophète David,

 

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lorsque les considérant par la lumière d'un esprit purifié, il s'écrie en sa personne, et en la personne de ceux que Dieu a élevés à un état si parfait « Vos oeuvres sont admirables, et mon âme en est dans le ravissement. » Ce grand prophète n'aurait rien dit ni de grand ni de nouveau, s'il avait dit ces paroles dans une autre vue, et par un autre sentiment et si par ces ouvrages de Dieu il en avait entendu d'autres que ne sont ceux dont nous parlons. Car il n'y a personne à qui la seule vue du monde et des créatures ne fasse connaître aisément que les ouvrages de Dieu sont admirables.

Mais il y a d'autres miracles que Dieu opère tous les jours dans ses saints, et qu'il fait éclater sur eux avec une magnificence toute divine. Nul n'entre dans la connaissance de ces merveilles invisibles, que celui qui les ressent dans le fond de son coeur; et l'âme qui les connaît et qui en jouit est tellement surprise dans le secret de sa conscience de l'excès de ses dons, qu'elle ne trouve plus ni de pensée pour s'en entretenir, ni de parole pour les exprimer, lorsqu'elle sort de cette ferveur qui l'embrasait, et redescend dans l'usage commun de la vie, et dans la vue des objets grossiers et terrestres. Car quelle est l'âme qui puisse s'empêcher d'admirer les miracles que Dieu opère en elle-même, lorsqu'après avoir été assujettie à un désir insatiable de manger, et

 

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avoir recherché avec une extrême avidité les viandes les plus délicates et les plus somptueuses, elle se voit tout d'un coup tellement affranchie de cette passion, qu'elle a peine même à prendre, quoique rarement, ce peu de nourriture la plus vile et la plus grossière dont elle se sert, pour n'accabler pas entièrement la nature?…

Et pour ne point parler ici de ces opérations de Dieu toutes secrètes et toutes cachées que chacun des saints éprouve en soi-même, qui ne sera surpris d'admiration, lorsqu'il considère cette joie céleste et spirituelle dont Dieu comble souvent l'âme lorsqu'elle l'espère le moins, et ces transports d'une consolation divine et ineffable dont nos coeurs sont tellement transportés, qu'ils passent tout d'un coup de la paresse et du profond sommeil où ils languissaient auparavant, dans une allégresse incroyable et une prière pleine d'ardeur. C'est là cette joie dont saint Paul disait autrefois : « Que l'oeil ne l'a point vue, que l'oreille ne l'a point entendue et que le coeur de l'homme ne l'a pu comprendre. » C'est-à-dire le coeur de celui qui étant encore enveloppé des vices de la terre, n'est encore qu'un homme, et attaché aux affections et aux inclinations humaines sans avoir des yeux intérieurs pour contempler ces dons de la magnificence de Dieu. Enfin le même apôtre dit ensuite tant de

 

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lui-même que de ceux qui lui ressemblent, et qui comme lui se sont déjà séparés de la conduite ordinaire des hommes. « Pour nous autres, Dieu nous a révélé toutes ces choses par son esprit. » (Coll., XII, 12. P. L., 49, 891.)

 

Confidences.

 

« La prière n'est pas parfaite, tant que le religieux s'aperçoit lui-même qu'il prie. n voilà une définition négative donnée par Antoine. Nous chercherons en vain dans les nombreux écrits de la famille des Vitae Patrum des précisions sur les degrés de passivité, des analyses, des descriptions ex professo ou des classifications. Leur vocabulaire mystique n'est pas en avance sur celui de la théologie de cette époque.

Avec de saintes âmes qui ont vécu à des époques plus savantes, nos amis pourraient s'excuser de leur silence sur la répugnance à faire entrer dans le cadre de divisions logiques l'infinie souplesse de la grâce qui s'adapte à la diversité des âmes. Mais les quelques paroles qui trahissent leurs expériences ont un sens sur lequel nous ne pouvons nous méprendre et elles éveillent le goût de l'ineffable.

Le ton des homélies de Macaire est bien différent de celui des apophthegmes qui lui sont attribués. Cette différence, même en dehors des considérations d'histoire et de philologie, pose la question de leur authenticité. Aussi ne faisons-nous qu'un seul emprunt à oes pages de très haute inspiration.

 

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Mais pour vous faire concevoir ce que c'est qu'une véritable prière, je n'ai qu'à vous

 

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rapporter, non mes sentiments, mais ceux du bienheureux Antoine, que nous avons vu souvent si appliqué à la prière, qu'il arrivait quelquefois que le ravissement où il avait passé la nuit et cette grande ferveur d'esprit où il se trouvait, lui faisait dire au soleil levant : « Soleil, que tu m'es importun. Pourquoi m'empêches-tu? Il semble que tu ne te lèves que pour me dérober ma véritable lumière. »

Ce saint homme disait de l'oraison cette parole toute céleste et plus qu'humaine. La prière d'un religieux n'est point parfaite lorsqu'en la faisant, il connaît et il s'aperçoit lui-même qu'il prie. Et pour prendre la liberté d'ajouter quelque chose à cette parole admirable, nous rapporterons ce que notre expérience nous a appris, des marques par lesquelles nous pouvons reconnaître que Dieu a exaucé nos prières. (Coll., IX, 31. P. L., 49, 807.)

 

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Parfois un moine se mettant à genoux, son coeur est soudain rempli de la vertu d'En-Haut, son âme exulte en la compagnie du Seigneur comme l'époux, selon la comparaison d'Isaïe.

Il arrive aussi qu'un homme engagé dans les affaires toute la journée, s'il veut donner le soir à l'oraison, le voilà soudain saisi dans la profondeur de son être par la douceur et la vie

 

 

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divine, l'âme sort d'elle-même pour ainsi dire et elle est portée dans les régions supérieures; alors tous les soucis de choses terrestres sont ensevelis dans l'oubli; l'esprit est captivé parles choses du ciel, infinies, incompréhensibles, par des merveilles qui ne peuvent être exprimées en paroles humaines, à tel point que l'âme éclate en ce désir : « Oh! si je pouvais quitter la terre, et m'envoler lorsque je suis dans l'acte de la prière! »

Question :Est-ce que tous parviennent aux états de ce genre?

Réponse : La grâce, en vérité, mêlée à la nature humaine dès l'âge de la tendre enfance est comme enracinée; on dirait qu'elle est comme une partie de la nature et qu'elle adhère à l'homme substantiellement. Mais elle dispose l'homme de diverses façons. Regardez le feu : parfois il s'anime et devient ardent, d'autres fois il se ralentit et devient plus faible; et sa lumière suivant les moments brille d'une vive clarté ou baisse tristement. Il en est de même de ce foyer de la grâce, tandis qu'il reste allumé, la grâce devient plus éclatante et ce sont les ardeurs de la charité divine, une sorte d'ivresse ; ensuite sa clarté se voile.

Dans cette lumière divine à certains a été montrée la forme auguste de la croix qui a marqué son empreinte à l'intime de leur être.

Un jour un homme en prière fut pris par

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l'extase, il se trouva transporté près de l'autel de l'église. On lui présenta trois pains qui semblaient fermentés dans l'huile. Et plus il mangeait, plus les pains grossissaient et se multipliaient.

D'autres ont vu apparaître un vêtement splendide, comme on n'en voit point sur la terre, et comme les mains humaines ne peuvent pas en confectionner. Ce vêtement était semblable à celui dont était couvert le Seigneur sur la montagne, devant Jean et Pierre, brillant comme les éclairs; et ceux qui l'ont vu étaient dans une admiration profonde.

Ouvrant les yeux à cette lumière, l'homme est plongé dans la douceur de la contemplation, il n'est plus maître de lui-même, il devient comme un étranger et un barbare à l'égard du monde présent, ayant acquis la science de la dilection et des mystères les plus cachés. Ainsi l'homme arrivé au sommet de la perfection, il est comme soustrait à l'empire du péché.

Mais voilà qu'ensuite la grâce paraît se retirer et que la puissance ennemie jette un voile sur elle ; elle ne disparaît cependant pas tout à fait, et elle se tient au plus intime de l'être. (Mac.(1), hom. 8. P. G., 34, 527.)

 

 

(1) Le recueil d'homélies auquel nous empruntons ces pages était attribué sans conteste à Macaire jusqu'à ce que Dom Villecourt y reconnut l'oeuvre d'un hérétique messalien de Mésopotamie. Ses conclusions sont contestées, en particulier par le Dr Mason et par le P. Stiglmair (Zeitschrift fur Katol. Theologie, 1925, p. 244). Sans entrer dans la discussion, notons que l'influence hétérodoxe n'est pas très apparente puisque pendant des siècles les auteurs spirituels ont tenu les homélies en haute estime, sans faire de réserves.

 

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Les expériences de Climaque.

 

Les extraits des homélies de Macaire sont une transition aux lignes mystiques de Climaque; l'épithète convient à ses confidences sur « le changement produit dans une âme pure, lorsque le Seigneur vient se montrer à elle, quoique d'une façon invisible », sur les démarches du Seigneur qui semblable à une mère « se cache pour se faire chercher de son enfant », « sur le corps transformé et devenant comme incorruptible ».

Climaque dans la paraphrase du « cerf altéré » image de l'âme qui soupire après l'union divine, montre sa dépendance de l'école Égyptienne. Il reproduit le trait emprunté par l'abbé Pasteur à une histoire naturelle fantaisiste, trait laissé do côté par les auteurs subséquents, comme le seront des emprunts faits à Pline par saint François de Sales. Nous avons là un exemple des nombreuses citations implicites qui, jointes à son auto-biographie, attestent que l'abbé du Sinaï est un disciple des Pères d'Egypte.

 

Si la présence d'une personne qui nous est chère fait un changement sensible dans notre esprit et dans notre corps et nous remplit d'une joie et d'une gaieté qui paraît même sur notre visage, quel changement ne fera point la présence du Seigneur dans une âme pure, lorsqu'il vient se montrer à elle d'une manière invisible. (Clim., XXX, 16. P. G., 88, 1157.)

 

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La douleur vive et profonde de la pénitence reçoit la consolation de Dieu ; comme la pureté du coeur reçoit l'illumination du ciel. Cette illumination est une impression forte et efficace qui ne se peut expliquer; que l'on voit de l'oeil de la grâce sans la voir par celui de la raison. Cette consolation est un rafraîchissement de l'âme affligée, qui comme un' enfant pleure et crie en elle-même avec tendresse et avec amour. Ce rafraîchissement est un renouvellement de l'âme accablée de douleur, lequel par un effet merveilleux change des larmes amères et cuisantes en des larmes douces et agréables.

Les larmes qui sont produites par la pensée de la mort produisent la crainte. A cette crainte succède la confiance; de cette confiance naît la joie; et cette joie finissant en quelque sorte sans qu'en effet elle finisse jamais, elle produit la fleur céleste du divin amour.

Repoussez de votre coeur toutes les joies extérieures qui se viennent présenter à vous, et repoussez-les avec la main de l'humilité, comme n'en étant pas digne, de peur que les recevant trop facilement, vous ne receviez le loup au lieu du pasteur (c'est-à-dire la joie du démon au lieu de celle de Jésus-Christ)...

 

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Lorsqu'une âme religieuse qui est à l'égard de Dieu ce qu'un petit enfant est à l'égard de son père, commence à le connaître par une lumière intérieure, dont il l'éclaire, elle est toute remplie de joie quand elle le voit; mais lorsque son père céleste s'éloigne d'elle pour un temps par une sage dispensation de sa bonté, et de l'amour qu'elle lui porte, et que revenant ensuite il se montre à elle tout de nouveau, elle est touchée de joie, et de tristesse tout ensemble; de joie, parce qu'elle revoit cet objet de son affection et de ses désirs ; et de tristesse, à cause qu'elle a été trop longtemps privée de la vue d'une beauté si divine et si adorable. Une mère se cache pour se faire chercher de son enfant et elle est ravie de joie lorsqu'elle voit qu'il la cherche avec douleur. Elle l'instruit de cette sorte à demeurer inséparablement attaché à elle, et l'enflamme d'un nouvel amour pour elle. « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende cette vérité », dit Notre-Seigneur. (Clim., VII, 56-58, 60. P. G., 88, 816.)

 

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Celui à qui Dieu a fait cette grâce de le mettre en cet état si sublime, est, dès ici-bas, quoique revêtu encore d'une chair mortelle,

 

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le temple vivant de Dieu, qui le conduit et le gouverne toujours dans toutes ses paroles, ses actions et ses pensées, qui par la lumière intérieure dont il éclaire son âme, lui fait comme entendre la voix de la volonté divine et l'élevant au-dessus de toutes les instructions des hommes, lui fait dire avec David : « Seigneur, quand irai-je jouir de la vue bienheureuse de votre gloire? Car je ne puis plus supporter la violence de ce désir qui me presse et qui me consume et je soupire après cette beauté immortelle que vous m'aviez donnée avant que le premier péché de désobéissance nous eût assujettis à la mort. » (Clim., XXIX, 11. P. G., 88, 1158.)

 

 

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L'âme dégagée des liens du corps.

 

Ceux qui sont arrivés à ce degré d'amour qui les rend égaux aux anges, oublient souvent de prendre la nourriture qui est nécessaire à leur corps et je pense même que d'ordinaire ils n'ont point le désir du manger qui est si naturel à tous les hommes. Et certes, on ne doit pas le trouver étrange, puisque nous voyons souvent que même les gens du monde ne pensent point à manger lorsque quelque désir plus violent les possède.

Je crois encore que les corps de ces

 

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personnes qui sont devenues comme incorruptibles ne sont pas si sujets que les autres aux maladies ; parce qu'ayant été purifiés par cette flamme toute pure de l'amour divin qui a éteint celle de la concupiscence, ils ne sont plus sujets à aucune corruption. Et je crois aussi que lorsqu'ils mangent, ils n'y peuvent prendre aucun goût ni aucun plaisir. Car l'eau qui est dans la terre ne nourrit pas plus une plante en humectant ses racines, que ce feu du ciel nourrit ces âmes en les consumant. (Clim., XXX, 18, 19. P. G., 88, 1158.)

 

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L'abbé Poemen disait : Nous lisons dans les psaumes que le cerf ne désire pas avec plus d'ardeur de désaltérer sa soif dans une fontaine, que notre âme désire de goûter les délices de son Dieu. Or comme les cerfs après avoir mangé des serpents dans le désert, et que leur venin s'est répandu dans tout leur corps se sentent embrasés d'une telle ardeur, qu'ils cherchent partout des fontaines pour l'éteindre, de même les solitaires étant embrasés dans la solitude par l'ardeur du venin des malins esprits, désirent de rencontrer au jour du dimanche de claires fontaines, c'est-à-dire le corps et le sang de Notre-Seigneur

 

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Jésus-Christ, pour être purifiés de l'infection d'un poison si redoutable. (Pélage., XVIII, 17. P. L., 73, 983) (1).

 

La contemplation et l'amour pur.

 

Perfection de la prière, perfection de la charité.

La charité est comme un essai de la béatitude. La charité parfaite regarde Dieu en lui-même et non dans son bienfait, et le bienfait divin est abondant à proportion de ce désintéressement. Sans exclure la considération de son propre bonheur, celui qui a été amené par l'Esprit aux dispositions les plus saintes, s'oublie lui-même pour ne voir que le bon plaisir divin.

Nous entendons et Cassien et Climaque, nous rapprochons le début des collations du dernier sommet où parvient l'abbé du Sinaï; rappelant une fois de plus que le grand maître de l'ascétisme dirige les désirs vers la charité comme vers le but suprême, nous écoutons cet enseignement poétisé par celui en qui nous aimons à entendre toute l'école et que nous nommerions volontiers le dernier des Pères du désert.

 

La charité, la souveraine paix de l'âme et l'adoption qui nous fait enfant de Dieu, ne sont différentes l'une da l'autre que de nom. Car ces trois choses ainsi que la lumière, le feu et la flamme, concourent toutes trois ensemble pour produire le même effet. ( Clim., XXX, 9. P. G., 88, 1156.)

 

(1) Cfr. Clim., XXX, 14. P. G., 88, 1156.

 

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Il y a trois choses qui empêchent d'ordinaire les hommes de s'adonner au vice : la crainte de l'enfer et la sévérité des lois, l'espérance et le désir du ciel, l'amour du bien et l'affection des vertus. Car la crainte chasse le mal et la contagion des vices, selon ce qui est écrit : « La crainte du Seigneur hait la malice. » L'espérance de même nous retire de tous les péchés, selon cette parole des psaumes : « Tous ceux qui espèrent en Dieu, ne pécheront point. » Enfin, l'amour ne tombe point dans le vice, puisque saint Paul dit : « Que la charité ne tombe point, elle couvre la multitude des péchés. » C'est pourquoi saint Paul renfermant le salut dans ces trois vertus : « Ces trois choses, dit-il, demeurent présentement es cette vie la foi, l'espérance et la charité. » La foi fait fuir le mal par l'appréhension des supplices de l'enfer. L'espérance retirant notre coeur de la vie présente, nous fait mépriser tous les plaisirs du corps par l'attente des biens du ciel. Et la charité nous échauffant lé coeur, et nous portant à l'amour de Jésus-Christ et des vertus spirituelles, nous fait rejeter tout ce qui y est contraire avec aversion et horreur.

Quoique ces vertus semblent n'avoir toutes que la même fin qui est de nous retirer des choses illicites, elles sont néanmoins extrêmement

 

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différentes l'une de l'autre, par la qualité des effets qu'elles produisent. Car les deux premières sont des vertus d'hommes et particulièrement de ceux qui étudient la perfection, et qui n'ont pas encore conçu en eux-mêmes une véritable affection pour les vertus. Mais la troisième est proprement une vertu de Dieu ; c'est-à-dire, qu'elle est propre à ceux qui sont transformés dans l'image et la ressemblance de Dieu. Car il n'appartient qu'à cet Etre souverain de faire toujours le bien sans aucune crainte, et sans l'espérance d'aucun avantage, mais dans la seule vue de son extrême bonté. « Le Seigneur, dit Salomon, a fait toutes choses pour lui-même. » C'est sa bonté qui lui fait répandre tous les jours une si grande abondance de biens sur les bons et sur les méchants, parce qu'elle ne peut être ni lassée par la malice des hommes, ni irritée par leurs injustices, mais qu'elle demeure toujours parfaite sans être capable d'aucun changement. (Coll., XI, 6. P. L., 49, 852.)

 

L'amour mercenaire.

 

Qu'il faut pour être parfait sortir du degré de la crainte qui est l'état de serviteur, et quitter même celui du mercenaire pour passer à celui des enfants. Exemple de l'enfant prodigue de l'Evangile.

 

Si quelqu'un donc veut être parfait, il faut qu'il sorte de ce premier degré de la crainte,

 

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qui est un état servile, dont il est dit : « Quand vous aurez tout fait, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles. » Il faudra qu'il passe ensuite au degré de l'espérance, où il cesse d'être esclave en devenant mercenaire, parce qu'il attend la récompense qu'on lui a promise et que n'étant plus dans cette crainte basse de la peine de ses péchés qu'il croit pardonnés et reconnaissant que Dieu lui a fait faire quelques bonnes oeuvres, dont il semble aussi qu'il attende la récompense qu'il lui en promet, il ne peut pas néanmoins monter encore jusqu'à cet amour désintéressé de fils, qui espère tout de la bonté de son père, avec une parfaite confiance, parce qu'il sait que tout ce qui est à son père est à lui. C'est cet état divin auquel l'enfant prodigue de l'Évangile n'osait aspirer, parce qu'ayant dissipé le bien de son père, il croyait avoir perdu le droit de porter le nom de son fils. « Je ne suis pas digne, dit-il, d'être appelé votre fils. » Après avoir envié aux pourceaux les cosses qu'on leur jetait selon la parole de l'Évangile et n'avoir pu même s'en rassasier comme il l'eût souhaité, c'est-à-dire après s'être nourri des vices les plus infâmes, il rentre tout d'un coup dans lui-même, il n'a plus que de l'horreur pour une nourriture si détestable et étant tourmenté par l'appréhension d'une faim si cruelle, il devient esclave en quelque sorte et ne pensant qu'à gagner quelque chose par

 

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son travail, il souhaite d'être mis au rang des mercenaires, comme il le témoigne par ces paroles : « Combien, dit-il, de mercenaires sont maintenant dans la maison de mon père, dans l'abondance de toutes sortes de biens et moi, je meurs ici de faim. Je retournerai chez mon père, je lui dirai : Mon Père, j'ai péché contre le Ciel et contre vous, je ne suis plus digne maintenant d'être encore appelé votre fils : Traitez-moi comme un de vos mercenaires. » (Coll., XI, 7. P. L., 49, 853.)

 

Paul a été élevé à une très haute contemplation, il envisage l'union parfaite et continuelle, voilà son désir, il y tend de tout son être, et cependant oubliant son propre avantage, il accepte d'être éloigné du bien suprême. C'est la charité parfaite.

 

Ce grand apôtre ayant donc élevé ce bien suprême, infiniment au-dessus de tout le fruit qu'il pouvait faire par sa prédication, il se rabaisse néanmoins dans la vue de la charité, sans laquelle on ne peut mériter de jouir de Dieu, et ne refuse pas de se soumettre à cette séparation de Jésus-Christ, quoiqu'elle lui fût si pénible, parce qu'elle était encore nécessaire à ceux, à qui, comme il dit lui-même, il servait comme de nourriture, en leur donnant par les mamelles de sa charité, le lait d'une doctrine spirituelle et évangélique. Car il n'est déterminé à ce choix que par cette vertu héroïque, qui lui fait même souhaiter d'être anathème,

 

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afin de pouvoir sauver ses frères : « Je désirerais, dit-il, de devenir moi-même anathème, et d'être séparé de Jésus-Christ pour mes frères, avec lesquels je suis uni par le lien d'un même sang, qui sont les Israélites. » C'est-à-dire, je voudrais être condamné à des peines non seulement temporelles, mais même éternelles; et que tous les hommes, si cela se pouvait, jouissent de la gloire et de l'héritage de Jésus-Christ. Car je suis très assuré que le salut de tous les hommes est plus utile, et à Jésus-Christ et à moi-même, que le mien propre. (Coll., XXIII, 6. P. L., 49, 1252.)

 

L'âme transformée par la charité parfaite.

 

Ainsi cette vertu qui fait toute la perfection des âmes en cette vie et qui néanmoins comme étant toujours imparfaite croît toujours jusqu'à la mort, sanctifie l'âme d'une telle sorte (selon qu'un grand personnage qui en était instruit par sa propre expérience me le disait autrefois) et la détache si fortement de toutes les affections de la terre, qu'après l'avoir misé dans un port céleste, elle l'élève presque dès ce monde par une espèce de ravissement jusque dans le ciel pour y contempler et pour y voir Dieu. Ce qui a fait dire à David, qui l'avait aussi éprouvé lui-même, que ces âmes extraordinaires sont comme de puissants dieux

 

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de la terre souverainement élevés au-dessus d'elle. Et nous avons vu de pareils transports et de semblables ravissements en la personne de ce solitaire d'Égypte, qui tenait presque toujours les bras étendus en croix lorsqu'il priait avec ses frères. (Clim., XXIX, 5. P. G., 88, 1148.)

 

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L'amour divin nous obtient le don de prophétie et la grâce des miracles. C'est un abîme inépuisable d'illuminations divines. C'est une source de flamme, qui à mesure qu'elle se répand dans notre coeur, le brûle et le consume davantage par la soif ardente qu'elle lui cause. C'est ce qui compose toute la béatitude des anges. C'est ce qui fait croître en gloire et en connaissance dans l'éternité.

« Dites-nous maintenant, ô la plus belle et la plus excellente des vertus, où vous menez paître vos saints troupeaux, où vous reposez durant la chaleur du midi. Éclairez-nous. Désaltérez-nous. Conduisez-nous et menez-nous par la main, puisque nous désirons de monter jusqu'à vous. Car vous régnez sur toutes les créatures. Vous m'avez blessé et percé jusque dans le fond de l'âme. Et je ne puis plus retenir le feu dont vous m'avez embrasé. Il faut que je le fasse sortir au dehors

 

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en vous louant, et que je finisse cet ouvrage par vos louanges. Vous dominez sur la puissance de la mer. Vous adoucissez et calmez entièrement quand il vous plaît la plus violente agitation de ses flots. Vous humiliez les superbes dans leurs pensées les plus orgueilleuses et les rendez semblables à un homme percé de plaies qui est tout languissant et tout abattu. Vous avez foudroyé vos ennemis par la force de votre bras et vous rendez invincibles ceux qui vous aiment.

« Je souhaiterais, ô grande vertu, d'apprendre de vous de quelle sorte Jacob vous vit appuyée sur cette échelle mystérieuse. Expliquez-moi, je vous prie, en quel état on doit être pour y monter et quel est l'assemblage de ces vertus, par lesquelles, comme par autant d'échelons célestes, les amateurs de votre beauté souveraine peuvent monter jusqu'à vous. Je désirerais fort de savoir aussi quel est le nombre de ces degrés et combien il faut de temps pour arriver jusqu'au dernier. Car Jacob qui lutta autrefois avec vous et qui mérita de voir cette échelle sainte, nous a fait assez connaître que ce sont les anges qui nous servent de guidēs pour y monter, mais il n'a pas voulu, ou pour mieux dire, il n'a pu nous éclairer des autres mystères que nous figurait cette vision. »

Lorsque j'eus achevé ce discours que je faisais en moi-même, il me sembla que cette reine

 

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m'apparut du haut du ciel et que parlant à l'oreille de mon âme, elle me dit : « Vous ne pourrez, ô amateur de l'amour divin, contempler tous les traits de ma beauté, jusqu'à ce que vous soyez dépouillé de ce corps terrestre, qui comme un voile épais et grossier la dérobe à vos yeux mortels. Contentez-vous maintenant d'apprendre que cette échelle est l'ordre et l'enchaînement spirituel des vertus qui la composent et que c'est moi qui suis appuyée sur le haut de cette échelle, selon cette parole du très saint interprète des secrets du ciel : « Que la foi, l'espérance et la charité sont les trois vertus de cette vie et que la charité est la plus grande d'entre elles. » (Clim., XXX, 34, 35. P. G., 88, 1160.)