QUATRIÈME PARTIE

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QUATRIÈME PARTIE

 

Du voyage de Benoîte à Marseille à sa mort (1692-1718)

QUATRIÈME PARTIE

CHAPITRE Ier Voyage à Marseille (1692)

CHAPITRE II Charité publique de Benoîte

CHAPITRE III Charmes du Laus

CHAPITRE IV Les bonnes odeurs du Laus

CHAPITRE V Faux Visionnaires

CHAPITRE VI Persécutions du Démon

CHAPITRE VII Benoîte et les Anges

CHAPITRE VIII Benoîte et les Bienheureux

CHAPITRE IX Privilèges de Benoîte. — Intuition des consciences

CHAPITRE X Benoîte révèle les secrets de ce monde de l'autre

CHAPITRE XI Prophéties de Benoîte

CHAPITRE XII Délivrance des possédés

CHAPITRE XIII Persécutions jansénistes

CHAPITRE XIV Les Gardistes au Laus

CHAPITRE XV Mort de Benoîte

 

CHAPITRE Ier Voyage à Marseille (1692)

 

Louis XIV, parvenu au faite de la puissance et de la gloire, ne sut ni mettre un terme à son ambition, ni user sagement de son prestige. Alors s'opéra une réaction universelle qui donna naissance à l'une des plus formidables ligues dont il soit parlé dans l'histoire. L'Allemagne, la Hollande, la Suède, l'Angleterre, la Lorraine, la Savoie, l'Italie et l'Espagne unirent leurs efforts contre le monarque si absolu de Versailles. Celui-ci mit sur pied six armées, qui cueillirent, d'abord de glorieux lauriers. Tandis que le maréchal de Luxembourg triomphait au nord et le Dauphin en Allemagne, Catinat remportait en Italie de brillants avantages. Ce général ne put empêcher, néanmoins, les armées du duc de Savoie, Victor-Amédée, d'envahir le Dauphiné et de le couvrir de ruines. Le Laus ne fut pas épargné. C'était en 1692. Il y avait alors quatre ans que cette invasion avait

 

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été prédite par la Bergère. Peu de gens peut-être avaient fait attention à cette prophétie, mais Benoîte ne perdait pas de vue le moment fatal de sa réalisation. Elle en était tellement préoccupée qu'elle en rêvait souvent: à chaque instant, il lui semblait voir approcher les hordes ennemies , qui l'obligeraient à fuir et à se réfugier à Marseille.

Si la Sainte Vierge ne crut pas devoir faire un mi-racle pour éloigner les bandes piémontaises de son bien-aimé Sanctuaire, elle rie leur en abandonna pas les richesses : elle mit à l'abri ce qui lui était cher et laissa passer la justice de Dieu. Lorsque l'ennemi ne fut plus qu'à quelques journées de marche, elle donna ordre à Benoîte de tout disposer pour le départ. Il s'agissait de sauver le personnel attaché au vénéré Sanctuaire et tout ce qui en constituait la richesse mobilière : linges, ornements, trésor et vases sacrés. Marseille fut désigné comme le lieu où les fugitifs devaient se réfugier pour y attendre en paix la fin de l'orage. C'était au mois de juillet. « Dans un mois, dit l'Ange député à Benoîte par la Reine du Ciel, les ennemis arriveront au Laits; allez-vous en avec les prêtres qui desservent le Sanctuaire, et emportez tout ce que vous avez de plus précieux. » La Bergère tenait au Laus par toutes les fibres de son âme; elle aurait voulu ne jamais quitter sa chère solitude, car il lui semblait qu'elle ne pourrait pas vivre ailleurs. Elle hésitait donc à partir, disposée qu'elle était à tout souffrir plutôt que d'abandonner sa sainte chapelle à la rapacité des étrangers. Mais l'Ange insista en lui disant qu'elle ne pourrait pas endurer les souffrances qu'on lui ferait subir.

La violence des tortures dont elle était menacée ne l'aurait peut-être pas déterminée à fuir, mais elle craignait de contrevenir aux ordres du Ciel; elle savait, d'ailleurs, que la plus légère hésitation à cet égard ne manquerait pas de lui attirer la suppression

 

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de quelque faveur. Elle partit donc le 2 août, avec M. Magnin, prêtre, et le frère Aubin. M. Hermitte devait la rejoindre plus tard. Déjà les bagages les avaient précédés et les attendaient à Gap, chez M. Juvénis, ami et protecteur de la Bergère. Cependant nos voyageurs ne descendirent pas chez cet homme de bien, mais dans une hôtellerie de la porte Lignolle (1). Tandis que M. Magnin et le frère s'occupaient à faire transporter les quatre coffres qui renfermaient tout ce qu'ils avaient à mettre à l'abri du pillage, Benoîte monte au grenier à foin et se met en prière; bientôt cet oratoire de circonstance est rempli des parfums qui signalent la présence de la Mère de Dieu. La Bergère ne vit néanmoins pas sa bonne Mère; mais elle fut toute réjouie d'avoir respiré les aromes célestes et annonça dès ce moment qu'elle passerait un mois à Marseille et qu'ensuite elle retournerait au Laus.

Tandis que Benoîte et les prêtres du Laus fuyaient devant les bandes du duc de Savoie, un homme du hameau s'obstina à vouloir rester chez lui. Les soldats piémontais le mirent à mort. Ce malheureux ne savait assurer une chose sans le faire par une imprécation. Celle-ci lui était familière : « Que les aigles m'emportent, si cela n'est pas. » Son cadavre resta sans sépulture et les aigles le dévorèrent. L'Ange dit à Benoîte que ce fut en punition de son serment habituel.

Un fait regrettable, et qui laisse une tache au front de la ville de Gap, signala le passage de nos fugitifs dans cette ville. Les notables de la cité, ayant appris que les richesses du Laus avaient été transportées dans leurs murs, se réunirent chez le gouverneur, M, de Villebois; là ils proposèrent de faire main-basse sur le trésor du Sanctuaire, pour s'en servir à payer les contributions que les ennemis ne

 

(1) La porte Lignolle était située à l'entrée actuelle de la rue de France.

 

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manqueraient pas de leur imposer. La motion fut acceptée, et très probablement elle aurait été exécutée si la Providence n'avait amené là M. Gaillard. « Je me trouvais à ce conseil, dit le vénérable archidiacre, et prévoyant le préjudice qu'il en résulterait pour le Laus, je courus avertir le prêtre et la Bergère qui allaient dîner. — Partez, leur dis-je, partez en diligence, afin d'éviter l'exécution de ce projet. Ils partirent, en effet, avec toutes leurs hardes, et allèrent coucher à La Saulce. »

Ils descendirent à la Croix-Blanche, grand-logis du Comte de Tallard: Obligée de séjourner huit jours dans ce village, pour y attendre l'arrivée de M. Hermitte et de quelques bagages en retard, Benoîte demanda au prieur de l'endroit la permission de balayer l'église. Cette faveur lui fut accordée de bonne grâce, et lui en valut une autre bien plus insigne. Pour la récompenser de cet acte de piété et d'humilité, sa bonne Mère daigna lui apparaître pour la consoler dans ses épreuves et en même temps pour lui annoncer que dans deux jours les ennemis seraient à La Saulce et que, par conséquent, il fallait se hâter de partir. Benoîte expédia sur le champ un courrier, puis un second, puis un troisième pour avertir M. Hermitte de la prochaine arrivée des bandes piémontaises, et pour l'inviter à partir sur l'heure même, à venir coucher à La Saulce et à tout disposer pour le départ du lendemain matin.

M. Hermitte, qui probablement n'avait pas cru le danger si prochain, partit aussitôt à cheval. Arrivé à la plaine de l'Avance, il trouve les premiers détachements des troupes royales. Comme il portait dans sa valise l'argent de la chapelle, il se défie même des soldats français et se met à courir à travers les broussailles. Le voyant fuir, quelques soldats font mine de le poursuivre : le pauvre prêtre n'en est que plus effrayé ; il court bride abattue à

 

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travers champs, et il arrive à La Saulee tout en désordre et plus mort que vif. Ce fut le principe d'une maladie dont il mourut l'année suivante.

Le matin venu, on chargea les bagages sur des voitures royales qui allaient en Provence et on partit pour Sisteron. Le lendemain même de ce départ, les ennemis arrivaient à La Saulce et mettaient le feu au logis du Comte de Tallard : toute la maison fut réduite en cendres, à l'exception de la chambre que la Bergère avait habitée.

En arrivant à Sisteron Benoîte se démit un bras, mais il parait que cet accident n'eut pas de suite, car le voyage ne fut pas interrompu.

M. Hermitte opinait qu'en partant de Sisteron on se dirigeât sur Avignon, mais Benoîte déclara, de la part de la bonne Mère, qu'ils devaient aller à Marseille, « où ils trouveraient des gens qui les logeraient honnêtement. Benoîte, en effet, ne devait pas être inconnue dans cette ville : elle dut y rencontrer, entre autres, M. de Malaval, qui venait si souvent au Laus. Très probablement aussi, elle n'était pas étrangère à M. de Rémusat, grand homme de bien, qui se fit un bonheur de la recevoir sous son toit.

En passant à la Tour-d'Aigues, un enfant à la mamelle qui n'avait pas rhème encore essayé de bégayer le nom de sa mère fit connaître la Bergère, comme autrefois Jean-Baptiste montrait le Sauveur: « Voilà, s'écria-t-elle, la Bergère du Laus. » Cette parole produite par un miracle trouva cent échos qui la répétèrent , et dans un instant la bourgade tout entière fut là, environnant l'illustre fugitive. Chacun voulait la voir et lui parler. Benoîte eut de la peine à s'arracher à cet empressement : une large distribution de médailles lui obtint enfin la faculté de continuer sa route et d'atteindre le but de son voyage.

 

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Arrivée à Marseille, elle est bientôt reconnue et appréciée. M. Hermitte la présente à M. Colongue-Foresta, en ce moment vicaire général du diocèse et plus tard évêque d'Apt. Ce prêtre remarquable par sa piété, ses vertus et son grand zèle à défendre la religion contre les jansénistes , n'eut pas de peine à reconnaître les mérites de Benoîte et les dons extraordinaires dont elle était favorisée.

La voyant un jour venir à lui de grand matin, il l'interpelle en ces termes: « Vous êtes bien matineuse, ma fille? Qu'y a-t-il d'extraordinaire ? » Benoîte lui demande humblement la permission de l'entretenir un instant en particulier; ce qui lui est accordé à l'heure même. « Je suis ici, dit-elle, pour vous dire, de la part de la bonne Mère, que vous avez en tête des projets que vous comptez exécuter d'une manière qui n'est pas agréable à Dieu. — Je ne sais ce que vous voulez dire, » répond le grand vicaire. — Là-dessus, Benoîte lui dévoile tout ce qu'il a dans sa pensée, et lui fait connaître la manière dont il doit réaliser son dessein. Etonné autant qu'émerveillé de ce que la Bergère a pénétré un projet qu'il n'avait communiqué à personne, pas même au directeur de sa conscience, M. Foresta conçoit une haute estime pour cette humble fille. Il manifeste ses sentiments d'une façon très ouverte en présence de plusieurs ecclésiastiques qui, devant lui, se communiquaient leurs impressions sur la Bergère du Laus. « Cette fille, dit-il, mérite qu'on ne parle d'elle qu'avec respect. Elle n'est pas connue encore, et surtout on ne connaît pas assez le privilège que Dieu lui accorde de scruter les consciences, de sonder les coeurs, de dévoiler le passé et de lire dans l'avenir. Rien ne lui est caché. Aussitôt qu'elle voit une personne, elle la connaît mieux que cette personne ne se connaît elle-même. Pour ce qui me concerne, elle m'a jeté dans l'étonnement le plus.

 

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profond en me parlant d'un projet qui n'était connu que de Dieu et de moi, et en m'indiquant de quelle manière je dois le réaliser. »

Cet hommage du vicaire général ne tarda pas à courir la ville. Tout le monde voulut dès lors voir Benoîte; et celle-ci se prêta avec une parfaite simplicité à ce pieux empressement.

M. Foresta voulut ensuite que les couvents qui ne pouvaient pas venir à elle ne fussent pas privés du bonheur de la voir et de l'entendre. Il autorisa donc la pieuse fille à visiter les monastères , s'en remettant à sa prudence ordinaire et à celle que Dieu et sa sainte Mère ne manqueraient pas de lui inspirer. La confiance de M. le vicaire général ne fut pas trompée: Benoîte se comporta partout avec un grand tant et une rare discrétion. Jamais maîtresse de novices ne déploya tant de sagacité et de sagesse. Elle charma les religieuses, bien qu'elle ne leur ménageât pas les salutaires avertissements. La puissance de lire dans les cœurs ne l'avait pas abandonnée dans l'exil; elle en usa au milieu de ce troupeau d'élite avec la même liberté qu'au saint vallon, asile des pécheurs.

Sa première visite fut pour les Madelonnettes ou Repenties. Elle vit ensuite successivement tous les autres couvents. Elle entretient d'abord les supérieures, puis chaque religieuse en particulier, comme le ferait un directeur. Et quel directeur que Benoîte! elle n'attend pas que la religieuse qui est là devant elle lui dévoile ses faiblesses ou simplement ses imperfections; elle parle la première, et, comme si elle lisait dans un livre, elle dit à celle qui se soumet ainsi à son regard scrutateur ce qu'elle a été, ce qu'elle est et ce qu'elle doit être pour sauver son âme. Les fautes, graves ou légères, les défauts et les imperfections, rien ne lui échappe: elle dévoile tout, même les hypocrisies, et surtout l'abus sacrilège des sacrements. Et ce qui n'est pas moins

 

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merveilleux, c'est qu'au lieu de blesser, par cette manifestation des plaies les plus délicates et parfois les plus honteuses de l'âme, elle provoque les témoignages les plus spontanés de la satisfaction et de la reconnaissance. C'est qu'elle sait mettre le baume sur la blessure: elle parle avec tant de douceur, avec une charité et une simplicité si parfaites, qu'il est impossible de ne pas se trouver heureux de se voir au moins une fois tel qu'on est.

En stimulant le zèle des religieuses à poursuivre la perfection de leur état, la Bergère peut leur proposer des modèles: ainsi, aux Ursulines, elle découvre à la bonne odeur un corps saint ; c'étaient les restes d'une dame de Montholon , décédée en ce couvent avec toutes les marques d'une réelle sainteté. Benoîte déclare aux religieuses qu'elles peuvent l'invoquer en toute assurance et qu'elles seront exaucées.

Ces visites de Benoîte aux monastères de Marseille firent un bien immense. Il se produisit partout un redoublement de ferveur tel qu'on aurait dit que ces communautés venaient de naître ou de subir une grande réforme. C'est ce que ne craignit pas d'avouer la supérieure de l'un de ces couvents , en disant à M. de Malaval: « La visite de la Bergère a fait, en un seul jour, plus de bien à notre communauté qu'on n'en a fait en vingt ans. »

Mais, si les religieuses de ces divers monastères eurent lieu d'être satisfaites d'avoir pu posséder quelques moments' la pieuse Bergère des Alpes, celle-ci ne se félicita pas toujours de leurs procédés à son égard. N'allons pas croire, cependant, que le mépris ou l'ingratitude aient quelque part payé les bons-offices de Benoîte: non; l'humble Bergère n'eut rien de semblable à reprocher aux religieuses de Marseille; mais elle se plaignit de leur trop grand empressement à devancer les jugements de l'Eglise, en la regardant comme une sainte et en faisant de

 

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ses habits de précieuses reliques. En effet, son bonnet, son collet, sa robe, reçurent un jour maints coups de ciseaux sans qu'elle y prît garde; quand elle s'en aperçut, elle en fut tellement contrariée qu'elle en pleura.

A côté de ce désagrément qui amène le sourire sur les lèvres, la pieuse fille en eut un autre plus réel et plus sérieux : tandis qu'elle recevait l'hospitalité chez M. de Rémusat, son Ange vint lui dire que les Piémontais avaient brûlé le couvent du Laus. Cette nouvelle l'affligea beaucoup, mais l'esprit céleste la consola en lui donnant l'assurance que l'église avait été épargnée et qu'à son retour elle recevrait, de la part des habitants de Théus, presque tout le bois nécessaire à la reconstruction de l'édifice. « Vous irez, dit l'Ange, le jour de la Saint-Jean, à la montagne de Théus, et personne ne vous refusera, à l'exception d'un seul qui est des plus riches et des plus aisés. » Cette prédiction se réalisera à la lettre; en attendant, Benoîte, à son tour, en fait une qui s'accomplit également au temps marqué. Une demoiselle employait au luxe de ses appartements les matinées complètes d'une servante, de sorte qu'il ne restait pas même à cette pauvre fille le temps de faire sa prière. La maîtresse ne priait pas mieux, et, par surcroît , elle était beaucoup moins scrupuleuse pour la propreté de son âme que pour celle de ses parquets : elle s'était souillée d'une faute grave que Benoîte lui rappela, ajoutant qu'en punition de ces désordres elle serait aveugle dans trois ans. L'événement justifia la prophétie.

Après la prédiction, le miracle. Une dame était épileptique et, pour comble de malheur, aveugle. Benoîte lui indique la cause de son mal, la conduit à la messe, prie avec elle et obtient la guérison de sa double infirmité. Le fait a été prouvé par plusieurs témoins et notamment par deux Pères de la Compagnie de Jésus.

 

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Un autre prodige analogue se passe dans la banlieue de Marseille. La Bergère avait quitté la ville en secret pour reprendre le chemin des Alpes: elle s'était retirée à la maison de campagne, ou, comme disent nos historiens, à la bastide de M. Jouvène. Tandis qu'elle était là, se préparant au départ, trois jésuites arrivent sur le soir, au moment du repas. Ils se raillent de la Bergère et des choses extraordinaires qu'on dit à son sujet. « Nous verrons demain , dit l'un d'eux, ce que vous êtes. » De grand matin, en effet, ils lui amènent une dame épileptique et percluse de ses membres , et laissent la malade seule avec la pieuse fille. Celle-ci déclare à la pauvre infirme que ses péchés sont la cause de son mal ; puis elle lui parle avec tant d'onction qu'après un entretien de deux heures la malheureuse femme sent le repentir naître dans son coeur. Elle éprouve néanmoins le souffle avant-coureur de ses attaques et commence à s'effrayer. Benoîte la rassure, en lui disant qu'il n'y aura rien autre chose. Puis la malade se lève, marche et va de ses pieds à l'église rendre grâces à Dieu et à sa sainte Mère. Elle offre ensuite à Benoîte, en témoignage de sa reconnaissance, ses chevaux et son carrosse; mais l'humble. fille remercie et reprend la route du Laus, où il lui tardait d'arriver.

En vain évitait-elle de se faire connaître: sa re-nommée la devançait partout. A Aix, on se presse sur ses pas et on veut la retenir de force pour jouir plus longtemps de sa présence. Peu s'en faut que, dans ce but, on ne l'enferme. Benoîte s'esquive à travers les champs et les vignes, au risque de se faire lapider par de grossiers vignerons.

A deux lieues de là, elle est atteinte par les voitures de deux princesses qui n'avaient pu l'aborder à son passage et voulaient absolument lui parler. Après avoir répondu à tout avec sa charité ordinaire, la bonne fille continue sa route à pied, malgré

 

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les pressantes sollicitations des deux nobles dames, qui s'offraient à la faire conduire jusqu'au Laus.

Non loin de là, Benoîte traversait un village appelé le Puis. L'église de cette paroisse avait été jusque-là le but d'une petite dévotion, mais depuis que Notre-Dame du Laus attirait les peuples entiers , on n'allait plus à la chapelle du Puis. Le prêtre qui en était chargé, oubliant que l'Esprit de Dieu souffle où il veut, voyait avec peine cette désertion. Apprenant que la fondatrice du Laus passait par là, il fut pris contre elle d'un accès de fureur inexplicable; il court à sa rencontre et l'accable de toutes sortes d'injures. La pieuse fille reçoit avec une patience angélique cette bordée d'insultes , puis , dès qu'il reprend haleine: — « Avez-vous tout dit, Monsieur; répond-elle. — Non, sorcière, s'écria-t-il avec dépit, j'aurais bien d'autres choses encore à ajouter! Mais que veux-tu dire? parle! — Je veux dire, Monsieur, puisque vous le permettez, que je ne suis, Dieu merci, ni sorcière, ni infâme, et que je n'ai pas mérité toutes les injures que vous avez proférées contre moi. Je suis véritablement une grande pécheresse; mais, grâces à Dieu, je n'ai pas commis tous les crimes dont vous m'accusez, et puisque vous me permettez de parler, je vous avertis que je vois l'enfer ouvert pour vous engloutir, si vous ne faites pénitence. » Le malheureux, déconcerté et touché, se mit à pleurer et à gémir. Il tombe à genoux devant Benoîte, lui demande pardon et la conjure de prier Dieu pour lui. Deux ans après, M. Gaillard apprit, par des pèlerins de Pertuis, que ce prêtre était devenu un modèle de sainteté pour tout le pays.

A Pertuis, une mère désolée, mais pleine de foi, présente à la Bergère son enfant malade. La servante de Dieu le touche et il est guéri à l'instant.

Dans ce même voyage, passant par une ville que nos manuscrits ne nomment pas, une dame se

 

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présente à Benoîte pour lui parler. Mais elle lui apparaît si laide que la Bergère se refuse à l'entendre: outre sa laideur étrange, des flammes lui sortaient de la bouche et toute sa personne répandait une horrible puanteur, « comme cela arrive plus ou moins aux pécheurs qui l'approchent, selon l'énormité ou le nombre des péchés, ajoute le docteur Gaillard , qui ne donne pas d'autre conclusion. Il est à croire, néanmoins, que la sainte fille eut raison de cette pécheresse comme de tant d'autres.

Le maître d'hôtel de Pertuis chez qui Benoîte, dans sa fuite, avait mis en dépôt les bagages qu'elle avait emportés du Laus, avait  prêté six cents écus sans billet : lorsque la Bergère fut de retour de Marseille, il lui témoigna son inquiétude au sujet de cet argent; Benoîte le rassura, en lui disant qu'il serait intégralement remboursé avant qu'elle fit prendre ses hardes. La chose se passa ainsi: quand on vint chercher les bagages, le maître d'hôtel pria les voituriers de dire à Benoîte que son argent lui avait été rendu depuis une quinzaine.

Enfin, après cet exil d'un mois, qui lui paraissait. avoir duré un siècle et qui cependant avait été si bien employé, la sainte Bergère rentre dans sa chère solitude, où elle reprend sa vie accoutumée et se met avec le plus grand empressement à réparer les ruines accumulées par les ennemis.

Elle avait apporté de Marseille un précieux souvenir; c'était une cloche que lui avait donnée M. Tigot, avocat du Roi. Un jour que celui-ci insistait auprès de la Bergère pour lui faire accepter quelque argent: « J'ai appris, dit-elle, que les ennemis ont emporté notre cloche, nous n'en n'avons point maintenant. Si vous avez cette charité, achetez-nous en une  de ce que vous roulez nous donner. » M. Tigot accepta à l'instant même cette heureuse solution. Placée sur le campanile, cette cloche s'est appelée depuis Cloche de soeur Benoîte. Fêlée et refondue en

 

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1721, elle est encore là pour redire la reconnaissance des Marseillais envers l'humble Bergère, et pour assurer aux pèlerins de l'antique cité de saint Lazare que la servante de Dieu n'oublie pas au ciel la bienveillante hospitalité qu'elle reçut de la part de leurs ancêtres.

 

CHAPITRE II Charité publique de Benoîte

 

§ Ier. — BENOÎTE ET LES MÈRES

 

« Vous enfanterez dans la douleur (Genèse, III, 16) » : cette terrible sentence, prononcée sur Eve coupable, s'exécute à la lettre sur toutes ses filles, et chez quelques-unes avec une telle rigueur que la vie y est souvent compromise. Or la Sainte Vierge a établi au Laus une sauvegarde contre cette grande misère. Les femmes qui en sont les victimes et celles qui en sont simplement menacées y accourent nombreuses, et i1 est inouï que le secours demandé avec foi leur ait été refusé. Benoîte n'est pas étrangère à ces faveurs : c'est souvent par son intermédiaire qu'elles sont obtenues; c'est à sa prière qu'elles sont accordées. Parfois il lui suffit de promettre de tenir l'enfant au baptême pour que celui-ci arrive heureusement à la vie, tandis que déjà plusieurs de ses frères ont été privés de ce bonheur. Une de ces mères malheureuses avaient eu la douleur de,voir quinze fois le fruit de son sein perdre la vie avant d'avoir vu la lumière. Dans son angoisse, elle pria Benoîte de vouloir bien être la marraine de l'enfant qu'elle

 

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était sur le point de mettre au monde. La Bergère promit. Les couches furent heureuses, et l'enfant non seulement reçut le sacrement de la régénération, mais vécut pour le bonheur de sa mère.

Une autre infortunée avait vu six fois le fruit de ses entrailles violemment arraché de son sein, et la pauvre femme était sur le point de mettre au monde son septième enfant. Redoutant pour celui-ci le sort des premiers, elle supplie Benoîte de demander instamment à sa bonne Mère la grâce d'une heureuse délivrance. Elle promet de faire présenter son enfant au baptême par les deux plus pauvres de la ville, et, de plus, de le vouer au blanc pendant sept ans. Le voeu de la mère et les prières de Benoîte sont entendus: l'enfant vient à la vie, reçoit le baptême et pendant sept ans publie par la blancheur de son vêtement les bontés de la Mère de Dieu.

Une autre femme aussi malheureuse avait accouché douze fois d'enfants mort-nés. Désolée de ne pouvoir au moins les présenter au saint baptême, elle promit à Notre-Dame du Laus d'entretenir pendant un an la lampe du Sanctuaire, si ce bonheur lui était accordé. Ce vœu fut agréable au Dieu de l'Eucharistie et à sa divine Mère: l'enfant fut régénéré par l'eau sainte et vécut longtemps pour la consolation de sa famille.

Un pareil bonheur fut accordé à Mme Ramus, femme de M. Jouvenne, procureur d'Embrun. Elle se voua à Notre-Dame du Luis et put désormais faire baptiser ses enfants. — La femme de messire Gérard, de Vallouise. vint un jour au Laus pour rendre grâces d'un pareil bienfait.

A côté de ces épouses, malheureuses de ne pouvoir se réjouir d'avoir donné le jour à l'enfant qu'elles ont conçu, il en est d'autres dont le sein est stérile et qui, comme Anne, femme d'Elcana, gémissent de leur opprobre. Celles-ci, à leur tour, trouvent au Laus un remède à leur affliction. Car, «sans enfants,

 

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la famille, qui est une image de la Trinité, n'est pas complète; l'union des époux est privée de son lien le plus durable; leur amour, de l'élément le plus sacré; et leur vieillesse, de consolation et d'appui. Un ménage sans enfants est un ciel sans étoiles, dit le bienheureux Nicolas de Flue. Puis, si un fils, dans une famille, n'est pas un ange, c'est au moins un petit missionnaire: à son apparition, la femme la plus légère devient sérieuse, l'homme le plus impie prend des sentiments chrétiens. A voir la paix que le nouveau-né répand autour de lui, on dirait qu'il vient du ciel. Enfin, Dieu garde ordinairement à son service les enfants qu'il accorde à la prière, et c'est beaucoup qu'il y ait au monde un chrétien de plus (1). »

Il n'est donc pas étonnant que les épouses chrétiennes qui n'avaient jamais eu le bonheur d'être mères, même après de longues années de mariage, aient eu recours à la Mère de Dieu pour obtenir la cessation de leur stérilité. Il paraît que leur prière, toujours ou peu s'en faut, était exaucée; car nos historiens ont compté plus de deux cents femmes ainsi favorisées, dans les quinze premières années du pèlerinage (1665-1680).

Si la Sainte Vierge accueille favorablement les voeux que lui adressent les femmes désolées de l'infécondité de leur sein , elle tient aussi à ce que ces mères soient fidèles à leurs engagements. Une femme, dit M. Gaillard, n'ayant pas d'enfants, vint au Laus prier la Mère de Dieu de donner la fécondité à ses entrailles, promettant de faire désormais de nombreuses aumônes. Sa prière est exaucée, et tout d'abord elle est fidèle à sa promesse: les malheureux sont soulagés dans leurs besoins. Mais lorsque l'enfant est arrivé à sa seconde année, elle se persuade qu'il est de son devoir de cesser ses

 

(1) Merveilles du Laus.

 

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libéralités , afin de mettre quelque chose en réserve pour son fils. Mal lui en prit, car son entant mourut; et la Sainte Vierge lui fit dire par Benoîte qu'elle n'en aurait jamais plus, pour n'avoir pas persévéré dans l'accomplissement de son voeu.

A tous ces faits, ajoutons celui-ci, bien capable d'encourager les femmes qui se résignent à voir s'exécuter en elles l'arrêt divin: « Vous enfanterez dans la douleur. » Une femme était morte dans les atroces tortures d'un laborieux enfantement, sans avoir même pu se confesser. Sa soeur, inquiète sur son salut, consulte Benoîte. Celle-ci répond, de la part de sa bonne Mère, que cette femme est sauvée, à cause de sa résignation dans ses souffrances, qui ont été pour elle un vrai martyre.

 

§ II. — BENOITE ET LES PRÊTRES

 

Pleine de sollicitude à l'égard de tous, comment Marie n'eut-elle pas veillée avec un soin plus particulier sur les prêtres de son Fils.

Or, au Laus, la bonne Mère signale par le ministère de Benoîte les secrètes embûches dont ils sont l'objet. « Avertissez ce prêtre, dit-elle, de se tenir en garde contre cette personne, car elle a conçu des desseins pervers au sujet de son honneur. » « Ces personnes, dit-elle une autre fois, ont formé le projet d'amener ce prêtre à un crime, en lui faisant faire bonne chère; avertissez-le. »

Dans une autre circonstance, Benoîte fut réveillée au milieu de la nuit par un Ange qui lui dit : «Vous avez assez dormi ; levez-vous et priez pour un prêtre qui combat à cette heure.

La Mère de Dieu prévient même les désagréments qui pourraient arriver aux ministres de son Fils. « Dites à ce prêtre, fait-elle dire à Benoîte par un Ange, d'aller remplir ses fonctions dans sa paroisse,

 

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car il a des ennemis qui ne manqueraient pas de le desservir auprès de son évêque. »

Dans une paroisse aux environs du Laus, une maladie contagieuse faisait de nombreuses victimes. Le curé, sans nul souci de la contagion, mangeait chez les malades et ne prenait aucune précaution. L'Ange dit à Benoîte de l'avertir de s'exposer moins qu'il ne fait, d'être plus prudent; que sans une protection particulière de Dieu, il aurait déjà pris le mal. Benoîte obéit, et le prêtre rend grâces à Dieu et à sa sainte Mère.

Cette vigilance de la Sainte Vierge s'exerce surtout en faveur des prêtres du Laus. Elle protège leur honneur et leur santé. Ainsi, c'est dans l'intérêt de leur réputation qu'elle engage Benoîte à ne plus les accompagner, même chez les malades, puisque des esprits pervers profitent de ces circonstances pour les attaquer par des critiques injustes et calomnieuses. « Avertissez les prêtres, dit-elle encore à sa fille, de ne pas laisser entrer cette personne dans leur maison, afin que leur réputation ne soit pas compromise et que les fidèles ne soient pas scandalisés. »

« Ces bons prêtres, dit M. Gaillard, voulaient coucher sur des pierres. La Mère de Dieu leur fait dire par Benoîte de ne pas le faire; car leur santé est nécessaire au ministère qu'ils ont à remplir. Qu'ils couchent donc dans leur lit et se reposent, afin d'être attentifs au confessionnal. S'ils ne dormaient pas a nuit, ils ne pourraient manquer de ne pas donner aux aveux de leurs pénitents l'attention convenable. »

Cette tendresse maternelle les accompagne même au-delà de la tombe : elle inspire à Benoîte de prier pour eux, afin qu'ils soient bientôt délivrés des peines du purgatoire.

 

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§ III. - BENOÎTE ET L'AUTORITÉ

 

La charité de Benoîte ne s'arrête pas aux limites glu saint vallon : elle s'étend aux populations voisines et à la France entière. Non-seulement elle prie ,et expie, en particulier, pour les pécheurs dont elle a sondé les plaies ou calculé les dangers, mais encore pour tout le peuple en général. Les calamités publiques lui sont annoncées d'avance pour qu'elle les détourne par ses prières, ses larmes et son sang. Le 22 avril 1690, l'Ange, de la part de la Mère de Dieu, avertit Benoîte qu'on est menacé de nombreuses tempêtes : en conséquence, elle ,lui prescrit de dire tous les jours les litanies des Saints. La Bergère veut bien essayer de fléchir le Ciel, mais elle ne se croit pas assez pure pour mériter d'être exaucée.

« Oui, bel Ange, répond-elle, je prierai; mais dites à la bonne Mère de prier aussi, car le plus simple de ses désirs est plus agréable à Dieu que toutes les prières venant de nous , qui ne sommes que de véritables pécheurs. »

Les vicissitudes de Louis XIV, vers la fin de son règne, eurent leur écho au solitaire vallon. L'Ange, et parfois la Mère de Dieu elle-même, entretenaient souvent Benoîte des malheurs du roi, des ennemis qu'il s'était faits dans le royaume par la révocation de l'édit de Nantes, des entreprises que méditaient contre lui les mécontents et les huguenots, des bouleversements qui suivraient sa mort si ses ennemis venaient à triompher, etc. En conséquence, ils invitaient Benoîte à prier et à faire prier. La Bergère obéissait, et alors c'était un redoublement de supplications, de larmes et de mortifications. Citons quelques faits.

« Le 24 décembre 1684, dit M. Peythieu, Benoîte avait passé toute la nuit en prières : un peu avant

 

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l'aube, elle eut le bonheur de voir la très aimable Mère de Dieu dans sa chapelle tout embaumée de sa présence. L'entretien roula sur divers sujets, mais en particulier sur les intérêts du roi. La très pure Vierge recommande instamment à sa fille de prier pour la prospérité de notre bon roi. Il est à remarquer, continue le pieux auteur, que toutes les fois que la famille royale et la personne du prince surtout ont couru quelque danger, la Mère de Dieu, au temps de ses apparitions à Benoîte, lui a toujours ordonné de prier et de faire prier pour leur prospérité. Aussi dans la chapelle du Laus on n'a jamais manqué de faire des prières, de donner des bénédictions et de dire des litanies pour attirer sur le roi et sa famille la protection du Ciel. »

« Le 29 octobre 1690, dit M. Gaillard, Benoîte priait à l'église. Un Ange lui apparut et lui dit : « Priez bien, ma soeur, afin que la paix se fasse, car la guerre doit durer longtemps encore. Il y aura une grande bataille, où restera beaucoup de monde. Si on faisait des prières publiques, la guerre cesserait plus tôt; mais parce que le peuple ne prie pas, parce qu'il devient de plus en plus méchant, la guerre ne cessera pas de sitôt. — Qu'on prie donc, qu'on fasse prier dans tous les sacrifices, afin que la paix se fasse, que le roi ne soit pas trahi, qu'il vive longtemps. Ses ennemis ont grande envie de l'empoisonner; s'il venait à mourir, ce serait un grand malheur pour la France.

L'année suivante (101), la Mère de Dieu redit à sa fille, presque dans les mêmes termes, les mêmes choses, sauf qu'elle m et sur le compte des huguenots le désir d'empoisonner le roi.

Quelques mois après (1692), la Mère de Dieu. dit à l'a Bergère de réciter plusieurs rosaires pour le roi, afin que Dieu le retire des graves embarras où il s'est jeté, le préserve d'être trahi et lui aide à mettre

 

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fin aux troubles que les huguenots causeront dans le royaume.

Le jour de Sainte-Luce 1695, l'Ange dit à Benoîte de redoubler de prières pour Sa Majesté, car u le prince de Piémont a ramassé une grande armée. et dès lors une grande guerre est imminente. n Il ajoute que le pauvre peuple du Dauphiné et du Lyonnais sera obligé de contribuer par des milliers et des milliers de charges de blé, qu'on portera en Piémont, et que cela le mettra dans une grande gêne. Il termine en disant que la cause de tous ces malheurs est dans les péchés des peuples. Plus tard, il signalera surtout deux iniquités qui irritent davantage le Ciel : « On est, dit-il, peu chaste et peu charitable pour les pauvres. »

Des recommandations identiques et de plus en plus pressantes sont faites en 1701, 1706 et 1709. Le 9 janvier de cette dernière année, la Mère de Dieu fait dire à Benoîte de prier pour les armées du roi, « jusqu'à la Saint-Jean. »

Absorbé par les nombreuses et incessantes préoccupations du gouvernement, étourdi par le bruit des armes, attristé par les revers qui succédaient à la gloire, le grand roi ne sut jamais, à coup sûr, que dans un vallon retiré des Alpes la Sainte Vierge, les Anges et une humble bergère s'occupaient d'une manière active de sa mauvaise fortune. Et pourtant, qui sait si les prières, les gémissements et les austérités de la pauvre et obscure villageoise ne contribuèrent pas à amoindrir ses revers, à protéger sa vie et à faire luire sur lui les jours meilleurs de sa vieillesse?

Déjà, longtemps avant, il ne s'était pas douté non plus, le puissant monarque, que sa noble et malheureuse épouse avait été souvent un objet d'entretien entre les Anges et Benoîte. Les épreuves et les chagrins de l'infortunée Marie-Thérèse avaient touché

 

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le coeur compatissant de la Bergère; et elle avait prié pour l'épouse vertueuse, mais délaissée et méconnue. Peu de temps après la mort de la royale victime, la Mère de Dieu, apparaissant à Benoîte, lui dit : « Elle était reine sur la terre, mon Fils l'a faite reine dans le Ciel. » Ces mots valent mieux que toutes les oraisons funèbres.

 

 


 

CHAPITRE III Charmes du Laus

 

Avant de parler des éclipses du Laus, nous avons à dire un mot des charmes qu'il produit et des odeurs qu'on y respire. Nous détachons à cet effet deux chapitres des Merveilles du Laus, nous contentant d'y ajouter quelques détails pour les compléter.

Après avoir attiré les pécheurs à son Sanctuaire par l'éclat de ses prodiges , la Sainte Vierge les retient auprès d'elle par un charme particulier. Charme est le seul mot qui exprime la sensation suave et vraiment extraordinaire qu'on éprouve en respirant l'atmosphère sacrée du Laus, Il y a dans l'air de cette solitude quelque chose d'indéfinissable et de divin, qui pénètre l'âme et fait courir par tout le corps tin frisson de bien-être, mélange de paix et de bonheur, qu'on n'a jamais ressenti nulle part. Plus on approche de l'église et de la sainte chapelle, plus l'impression est vive; en sorte que le foyer de ce qui l'a fait naître paraît être dans ce dernier lieu. Cette impression, du reste, n'a rien de commun avec le bonheur que procurent les grâces particulières qu'on y reçoit, ou les bonnes odeurs du Laus, dont nous

 

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parlerons bientôt. De prime abord, et sans aucune disposition préalable, on est pénétré. On se trouve si bien dans ces lieux, qu'on voudrait y rester, y vivre, y mourir, y reposer dans un tombeau. On ne se contente pas de le désirer: plusieurs personnes de différentes conditions ont réellement quitté le monde pour s'ensevelir dans cette solitude. Oui, c'est un charme, et ce charme est divin. L'incrédule ne peut pas plus le méconnaître que s'en défendre; l'étranger conduit au Laus par le hasard, le subit aussi bien que le pieux pèlerin attiré par l'espérance ou l'amour. Ce charme va directement au coeur, et le renouvelle s'il est coupable.

Il faut voir quelle puissance il a exercé sur les hommes, dès l'origine du pèlerinage.

Le P. Grasse, de la Compagnie de Jésus, ne faisait que traverser le vallon pour se rendre à Embrun. Il cheminait en silence, et paraissait absorbé, lorsque, en approchant de l'église, il s'arrêta court et dit à son compagnon: « Nous approchons de la sainte chapelle; je me sens ému et touché; mettons-nous à. genoux. » Ils se mirent à genoux et fondirent en larmes.

Le 30 mars 1686, le P. Tulle, d'Avignon, autre jésuite et recteur à Aix, à la fin d'une station prêchée à Gap, voulut faire une visite au Laus. « A son retour, il me disait, raconte M. Peythieu, qu'il n'aurait pas voulu pour tout l'or du monde n'avoir pas fait ce pèlerinage; que son coeur s'était tellement attendri dans la sainte chapelle qu'il avait eu de la peine à dire l'Introibo, tant l'émotion l'avait gagné. »

Un capitaine des troupes royales, se promenant près du lieu où stationnait son régiment, rencontre un paysan, auquel y demande s'il n'y avait point dans les environs quelque lieu de divertissement. Celui-ci, interprétant en bien sa pensée criminelle, lui indique le Laus, et le brave s'y rend. Arrivé dans le vallon béni, il cède à la curiosité et entre

 

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dans l'église; il marche d'un pas alerte et fier et fait retentir du bruit de ses éperons ce pavé que les pécheurs ont arrosé de leurs larmes. Mais il ne peut s'en retourner comme il est venu. Une force irrésistible le pousse dans un confessionnal , où bientôt on l'entend sangloter. Il y avait quarante ans qu'il avait rompu avec les saintes pratiques du salut. Sa conversion fut sincère, car, selon le langage de son valet, « lion terrible auparavant, il fut après aussi doux qu'un agneau. »

Deux autres hommes d'épée, gentilshommes fanfarons et libertins, subirent la même influence. En sortant de l'église, un matin, l'un disait à l'autre: « Si nous ne nous convertissons pas en ce saint lieu, nous ne nous convertirons nulle part; et nous sommes perdus. » Mgr de Genlis avait passé la nuit au Laus ; il entendit de sa fenêtre le propos et n'en fut pas peu impressionné.

Le charme du Laus fut entre les mains de la Sainte Vierge un véritable piège pour retenir et attacher à son sanctuaire des confesseurs de son choix. Nous allons voir comment y furent pris, dès l'origine, deux prêtres qui nous sont déjà connus, Pierre Gaillard et l'abbé Peythieu.

« Le bruit des visions de Benoîte se répand à Grenoble, où j'étais alors, écrit Pierre Gaillard, et on en parle dans toute la province. Je pars avec mon neveu, curé de Saint-Laurent, de Grenoble, pour aller voir sur les lieux ce qu'il en est (c'était dans l'octave de Notre-Dame d'août et la première année du pèlerinage). Du haut de la montagne, sitôt que j'aperçois la petite chapelle, je me mets à genoux; j'adore Dieu et je demande trois grâces pour l'intérieur de mon âme, que j'ai connu à la suite m'avoir été données; ce qui m'a entièrement dévoué à cette dévotion. J'y consacre mon corps, mon âme, y donne tous mes biens, ma bibliothèque après ma mort, et m'y ferai enterrer, s'il plaît à Dieu.

 

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» Quand je fus au bas de la montagne, je vis une si grande affluence de peuple, tant de processions, des gens si pénétrés, j'entendis raconter tant de belles choses qui se faisaient dans ce saint lieu, que je fus comme la reine de Saba, j'en vis encore plus qu'on ne m'en avait dit. »

Telle fut la première impression produite par le Laus sur cet homme déjà mûri par les affaires, la science et l'âge : il avait alors près de cinquante ans. Le charme pieux ne se démentit pas, et Pierre Gaillard tint ses promesses : il donna, en effet, son corps, son âme et tous ses biens au Sanctuaire de Marie.

La vocation de l'abbé Peythieu ne fut pas moins remarquable.

« La première fois que j'ai été à Notre-Dame du Laus, écrit-il dans ses Mémoires, ce fut en l'année 1665, le samedi d'avant Quasimodo, avec deux curés, l'un de Chorges et l'autre de Prunières, qui me dirent mille biens de cette dévotion et de Benoîte. Pour moi, j'en ressentis les effets d'abord que j'y fus, par des sentiments intérieurs de Dieu et d'horreur pour le diable, le monde et la chair, sentiments que je n'ai jamais eu si sensibles. Ensuite, comme je me tirais des pieds d'un confesseur, j'entendis une multitude de gens qui disaient: « Voici la Bergère de Saint-Etienne ! » Je la vis alors pour la première fois. En considérant la sérénité de son visage, je ne pus me tenir de dire ces paroles du prophète : Et cum simplicibus sermocinatio ejus (1). »

Ce jeune prêtre était attaqué d'une phthisie avancée: M. Lambert, le vicaire général administrateur d'Embrun, l'invita à aller au Laus, assurant qu'il y serait guéri; ce qui arriva en effet. Quatre ans après, il revenait au saint vallon pour ne plus en sortir. Comme M. Gaillard, il s'y dévoua corps et biens.

 

(1) Dieu se révèle aux simples.

 

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Il y avait encore au Laus un autre prêtre, nommé Barthélemy Hermitte. Comme les deux précédents, dont il fut le digne émule, il se laissa prendre aux charmes du saint vallon; mais ni lui ni personne ne nous a appris comment il s'était laissé enchaîner. Ce qu'on sait, c'est qu'arrivé l'un des premiers sur la scène, il eut la consolation d'être l'un des directeurs de Benoîte. Il mourut l'année d'après son voyage à Marseille.

Ces trois prêtres surabondaient de joie au milieu de leurs fatigues, et ils se disaient souvent, en se félicitant l'un l'autre, qu'ils ne voudraient pas changer leur laborieux ministère contre les plus hautes dignités de l'Eglise. C'est que les pénitents étaient aussi sous le charme: ils faisaient de bonnes confessions qui consolaient saintement les confesseurs, pendant que ceux-ci les consolaient à leur tour par des trésors de charité et de sagesse. Ces dispositions réciproques tenaient tellement au lieu, qu'un peu plus loin les mêmes personnes ne se reconnaissaient plus.

Pierre Gaillard l'a éprouvé plusieurs fois sur lüirnême. Un jour, entre autres, quatre personnes étaient venues de Valence exprès pour se confesser à lui-même, et, comme il se trouvait à Gap, elles l'appelèrent à la Cathédrale. Il y alla, mais il ne put pas même entendre la première jusqu'au bout, tant il était mécontent d'elle et de lui. Il s'interrompit donc tout à. coup, sortit du confessionnal, et pria les quatre pèlerins de le suivre au Laus. Il leur suffit même d'être sur le chemin du bienheureux pèlerinage pour que tout fût changé. Aussi le confesseur n'attendit pas d'être arrivé pour reprendre la confession interrompue. Il se mit de quelques pas en avant avec son pénitent, et ils continuèrent chemin faisant l'un à se confesser, l'autre à l'exhorter avec d'indicibles consolations. Laissons parler le digne archidiacre.

 

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« Chose admirable, qui me surprend! Sitôt que nous fûmes hors la ville, j'en prends un, je le confesse, me réservant de lui donner l'absolution au Laus. J'avais à peine invoqué le Saint-Esprit que je me trouve une onction autrement grande que celle du jour précédent. La confession se fait avec plus de consolation pour l'un et pour l'autre; car le pénitent se confesse avec plus de ferveur, d'amour de Dieu et d'horreur pour ses péchés.

» Les joies et les consolations, continue le pieux docteur, que les confesseurs et les pénitents goûtent en ce saint lieu sont admirables. Combien qui ont ouï une infinité de sermons donnés par des prédicateurs pathétiques et éloquents sans en avoir été touchés ! Eh bien! ils sont émus de quelques paroles que leur dit un confesseur en ce lieu béni. Ils se convertissent, changent de vie, quittent leurs mauvaises habitudes et persévèrent dans le bien. D'où vient cela, si ce n'est de la sainteté de ce lieu. J'en parle par expérience, sans exagération, et de la pure vérité. J'ai admiré très souvent la miséricorde de Dieu et la sainteté de ce lieu, en ce que des pécheurs qui ont vieilli dans de mauvaises habitudes, qui se sont confessés ailleurs sans dispositions, sans contrition, sans douleur et sans un vrai désir de s'amender, dès qu'ils ont entendu ici quelques paroles charitables d'un confesseur, sont si vivement touchés d'avoir offensé Dieu, qu'ils jurent de mourir plutôt que de pécher encore, et tiennent leur promesse. D'où vient ce prompt changement, si ce n'est d'une grâce victorieuse et efficace qu'ils reçoivent en ce saint lieu, d'un plaisir qui charme leur âme et les comble d'une joie inconcevable, d'un amour triomphant qui enlève leur volonté, qui les captive parla douleur qu'elle répand en leur âme et qui les comble d'une indicible consolation ?

» Les attraits de cette grâce sont si puissants qu'elle porte les douceurs dans le coeur, les sanglots

 

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dans la voix, les soupirs sur les lèvres et les larmes aux yeux... Aussi les plaisirs et les consolations que reçoivent pour lors les pénitents et les confesseurs sont inexprimables... Le Laus est une continuelle mission, où il ne se passe aucun jour sans qu'on y reçoive quelque grâce.

» Ces charmes attirent au saint vallon des populations entières, et chacun s'en retourne content avec le désir d'y revenir. Combien de personnes ont dit que le Laus est le refuge des pécheurs ! C'est là que Dieu leur inspire de faire de bonnes confessions, lève la honte de ceux qui ne les osent pas dire, assistés qu'ils sont des avis de Benoîte, qui leur découvre leur intérieur , les encourage, les examine et leur procure des confesseurs qui les renvoient contents. On peut dire de cette solitude: Benedixisti terram tuam : avertisti captivitatem Jacob (1). »

Monsieur Peythieu confirme les appréciations de M. Gaillard :

» Dieu n'a pas voulu que tant de grâces fussent resserrées dans le coeur de cette simple fille: il les a fait passer au dehors pour la conversion des pécheurs rachetés par son sang, et cela par l'entremise de sa sainte Mère.

» Ce que saint Cyrille dit de la Mère de Dieu se justifie bien dans ce désert: »Par son secours les » pécheurs reviennent à la pénitence: Te adjutrice, gentes veniunt ad paenitentiam. » Le nombre de personnes qui ont été attirées en ce saint lieu est incalculable. Du bout des Alpes on y a vu les pèlerins accourir pieds nus avec une joie indicible et s'en retourner avec la haine du péché dans le coeur. Des processions entières couronnées d'épines y ont paru pour adorer le Fils et honorer la Mère. Dans les premiers temps de la dévotion, toutes les avenues de

 

(1) Seigneur, vous avez béni cette terre : là vous avez fait cesser l'esclavage de Jacob.

 

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ce saint lieu étaient remplies de monde, et l'on ne pouvait sans verser des larmes de joie entendre retentir de tous côtés cette pieuse invocation: Mère de Dieu, priez pour nous. Les étendards de trente paroisses ont couvert le champ qui fait face à l'Eglise; et de mon temps , à une fête de la Nativité de la Sainte Vierge, je crois d'y avoir vu de cinq à six mille âmes; au moins puis-je assurer de n'y avoir passé presque aucun jour sans confesser. Enfin, dès le jour que la Mère de Dieu a répandu ses bénédictions sur cette terre, les chrétiens esclaves du péché y ont recouvré la liberté, les justes y ont reçu de nouvelles grâces, les affligés des consolations extraordinaires. A l'odeur de tant de merveilles, les peuples des montagnes, du coeur de la Provence, des capitales du Dauphiné et du Piémont même, y sont venus rendre leurs voeux et y faire leurs supplications. Ce grand mouvement de peuples est une marque certaine qu'il y a au Laus quelque chose de divin...

» Plusieurs personnes ont dit que pour se souvenir de ses péchés et faire de bonnes confessions il faut venir au Laus. Aussi la plupart des confessions sont d'une partie au moins et souvent de toute la vie. La grâce y dispose si bien les coeurs, qu'ils condescendent sans peine à tout ce que les confesseurs exigent d'eux, soit en fait de restitution, soit en fait de réconciliation.

» Des ecclésiastiques qui tiennent presque toujours le confessionnal , m'ont assuré que des pénitents leur ont avoué avoir caché leurs péchés à des missionnaires ou autres confesseurs, mais il n'en ont jamais trouvé qui aient caché leurs péchés au Laus. »

Ce que MM. Gaillard et Peythicu disaient en 1665, les prêtres de Sainte-Garde le répétaient en 1736 :

« Les seules approches de l'Eglise du Laus inspirent la piété; on n'y saurait entrer en mauvais état sons crainte; on n'en sort point sans être touché et

 

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rempli de consolation ; on y sent un attrait de piété qui met la joie au coeur; on ne s'en éloigne qu'à regret. C'est un désert dont les avenues sont rudes de toutes parts; il s'est cependant trouvé beaucoup de personnes qui, malgré les difficultés de l'accès, y ont voulu finir leurs jours... On ne saurait voir sans être touché le nombre de ceux qui y font des neuvaines. Des personnes de toute condition, des prêtres, ont choisi cette solitude pour y faire chaque année leur retraite. On voit souvent des prélats venir en ce saint lieu mettre le troupeau que Dieu leur a confié sous la protection de la Très Sainte Vierge, et se confirmer, par le séjour qu'ils y font, dans les vertus qui édifient l'Eglise et sanctifient leurs diocèses. »

Oui, il y a au Laus un charme particulier et d'une grande puissance; on en a vu la, raison et le but. C'est lui qui fixe auprès de la Mère des miséricordes de saints prêtres dignes de leur mission; c'est lui qui y attire les peuples, qui remue la conscience des coupables, qui révèle les joies de la pénitence et les amertumes du péché. Il saisit, pour ainsi dire, le pécheur au passage, et ne le lâche point qu'il ne l'ait rétabli dans la paix de Dieu.

Cette force extraordinaire, qui n'est pas la moindre des merveilles du Laus , existe toujours et produit les mêmes effets. Aujourd'hui comme autrefois on se plaît au Laus, et on voudrait y finir ses jours; on ne peut y passer sans ressentir quelque chose d'extraordinaire et de bon. Il n'y a pas un autre lieu sur la terre où l'on puisse si bien se confesser ; souvent de grands pécheurs y sont subitement convertis. D'autres merveilles ont dû remonter au ciel; celle-ci nous est restée; tout le monde en sait quel-

que chose.

 

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CHAPITRE IV Les bonnes odeurs du Laus

 

 

On n'oserait croire, si le prodige n'était très certain, que la Sainte Vierge ait embaumé de ses parfums les pauvres pécheurs réunis dans son Sanctuaire, lorsqu'Elle y descendait. Ses avertissements leur étaient transmis par un intermédiaire, mais l'émanation de ses parfums leur arrivait directement, en sorte qu'ils respiraient réellement quelque chose d'Elle. Cette ineffable bonté de Marie ne laisse place qu'à la reconnaissance et à l'admiration ; le doute n'est pas permis.

Les quatre écrivains qui ont parlé des merveilles du Laus sont unanimes sur celle-ci. Ils ont respiré ces divines odeurs , et ils en parlent comme d'un fait public : « Une infinité de personnes peuvent en rendre hommage. » Ils en parlent même à des hommes qui eussent été heureux de pouvoir les contredire; comme lorsque l'abbé Peythieu l'écrit dans son mémoire à Mgr de Genlis, qui s'était laissé prévenir contre le Laus.

Aussi l'embarras de l'histoire n'est-il pas de faire adopter le miracle, il est connu, mais d'en parler. On ne sait à quoi comparer ces odeurs; on ne trouve pas de termes pour peindre le bonheur qu'elles font éprouver.

« Je ne vous saurais exprimer, écrit à l'Archevêque le saint prêtre que nous venons de nommer, les bonnes odeurs qu'une infinité de personnes ont ressenties dans la chapelle, devant ou après que la très

 

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digne Mère de Dieu a paru à Benoîte, dès le commencement de la dévotion : ces odeurs n'ont aucun rapport avec les parfums et les fleurs de la nature.

» M. Bermond, médecin de Barcelonne (1), poursuit-il; a amené ici deux de ses enfants pour rendre grâce à Dieu et à la très Sainte Vierge de leur guérison et les offrir à la Majesté divine. Entrant dans l'église, il fut tellement embaumé de ces célestes odeurs, qu'il s'imagina que nous tenions des parfums dans la sainte chapelle, et voulut voir partout s'il n'y avait pas quelque baume ou drogue aromatique. Après avoir tout considéré, il dit : Cette odeur n'a aucun rapport avec les odeurs de la terre ; et il s'en alla les larmes aux yeux. »

« M. de Rochas, avocat au parlement de Grenoble, qui a eu le bonheur de sentir ces parfums, n'en parle qu'avec admiration , dit le docteur Gaillard; il avoue ingénument qu'il ne saurait les décrire, tant ils sont suaves , et que tout ce qu'il peut faire est de rendre grâces à Dieu.

» En 1690, la veille de l'Annonciation de la Sainte Vierge, par conséquent un jour de concours, l'église fut tellement embaumée, que chacun en fut charmé; tous en rendirent grâces à Jésus et à Marie, et s'en retournèrent bien consolés. On observe que dans ce mois de mars jusqu'au milieu de mai, il n'y a pas eu de semaine que l'église n'ait été embaumée. »

Ecoutons M. Grimaud :

«  Escrivant un jour des messes votives au devant de ladite chapelle, je sentis une odeur si suave, pendant un demi-quart d'heure, que de ma vie je n'ai jamais rien senti de pareil, ce qui me causa une satisfaction si grande que j'étais hors de moi-même.

» L'église était embaumée la première fois que

 

(1) Barcelonne, dans la Drôme, ou peut-être Barcelonnette, dans les Basses-Alpes.

 

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M. du Saix, gouverneur de Gap, y entra. Il en éprouva un tel saisissement, qu'on n'est plus étonné ni de la confiance avec laquelle il demanda la santé, ni de la résignation qu'il montra lorsque la Bergère lui répondit que la santé ne lui serait pas rendue.

» Un prêtre de Gap ne voulait rien croire de tout ce qui se passait au Laus, à moins de voir par lui-même quelque miracle ou quelque chose d'extraordinaire. Sur l'avis de Benoîte, il se dispose à son pèlerinage en préparant une bonne confession générale qu'il fait au Laus. Quelques jours après il re-tourne au saint vallon avec. quatre autres personnes. Dès qu'ils arrivent au sommet de la montagne, en vue de la chapelle, ils commencent à sentir les bonnes odeurs; et au moment où ils arrivent près du Sanctuaire, ils sont tellement embaumés de ces célestes parfums, ils en éprouvent tant de joie et de consolation, qu'ils ne se voyaient pas les uns les autres: ce qui dura deux heures. Le prêtre dit alors à ses compagnons: « J'avais demandé un miracle, la Sainte Vierge me l'a donné. »

Le frère Aubin avait le sens de l'odorat entièrement oblitéré. La Sainte Vierge lui fait dire que nonobstant cette infirmité il ressentirait les bonnes odeurs toutes les fois que l'église en serait parfumée. La promesse se réalisa cent fois, et le bon ermite en rendit grâces à Dieu et à sa très sainte Mère.

Enfin, la statue de marbre occupant le sanctuaire, et que Pie IX a couronnée en 1855 par Mgr Depéry, évêque de Gap, spécialement délégué par le Souverain Pontife, est elle-même un hommage éclatant offert aux fragrances de la Vierge Immaculée, comme le prouve l'inscription suivante, incrustée dans la paroi extérieure de la sainte chapelle, du côté de la sacristie:

 

A LA PLUS GRANDE - GLOIRE DE DIEV

LA PREMIERE FOIS - QUE - IENTRAI - EN - CETTE

ÉGLISE - JY SENTIS – UNE - SI - SOAVE - ODEUR

QV'IL - MOBLIGEA - DE FAIRE PRÉSENT
DE – CETTE - VIERGE – DE - MARBRE - AVEC - OBLIGATION

AVS    R. P. PRIEVR – DE FAIRE - DIRE - CHAQUE

SOIR   EN PERPETVITÉ    VN      SALVE REGINA

POUR - MON – AME – HONORÉ - PELA - DE GAP.

LE St HIPOLITE - FOURRAT - DEPRES -

MARCHA - A GÈNE – LA – FAICT - CONDVIRE

SVR    LE LIEV – GRATIS - DEMANDE  VNE

AVE MARIA – COMME -    DESSUS -     GÊNE 1716.

 

Voici comment le vicaire général de Gap s'exprime sur ces effluves du ciel : « Les odeurs de la Mère de Dieu sont si suaves, si délicieuses, et d'une si grande consolation, que celui qui les sent croit déjà jouir des avant-goûts du ciel. Sitôt qu'elles affectent l'odorat, elles enlèvent l'âme et toutes les puissances d'une manière si surprenante qu'il lui semble être hors d'elle-même. Le cœur en est tout rempli de joie et de consolation. En les comparant avec les plus excellentes. odeurs de la terre et les plus délicieul parfums, on voit de suite que l'avantage est pour celle-là. Si les hommes experts dans la distillation des plantes aromatiques et la préparation des baumes respiraient ceux du Laus, ils en seraient pâmés de consolations. Ils ne sauraient ni les connaître, ni en parler, ils ne pourraient que les admirer, parce qu'ils sont des écoulements de la divinité. » Puis, s'élevant à de hautes considérations, il poursuit : « L'odeur, en Dieu, est sa nature divine, l'illustre témoignage des grâces, des miséricordes et des faveurs singulières qu'il répand sur les créatures, dans le ciel ou sur la terre. »

Benoîte, qui respirait à leur source les suaves parfums de la Rose mystique, et dont les sens, épurés par le travail de la sainteté, étaient plus déliés, en était toute transformée. Chaque fois qu'elle revenait

 

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d'auprès de sa tendre Mère, son visage paraissait lumineux, et son âme était tellement enivrée de consolation que, semblable aux bienheureux, elle ne pouvait ni boire, ni manger, ni dormir. Ses vêtements étaient aussi imprégnés de la bonne odeur, et la conservaient pendant plusieurs jours. A ces signes on connaissait qu'elle avait vu la Sainte Vierge. Il est arrivé parfois aussi que la sainte Bergère a communiqué ces aromes divins à des objets qu'elle touchait. C'est ce que fut heureuse de constater une femme à qui Benoîte rendait un rosaire que son Ange lui avait fait trouver. Cet objet de piété exhalait entre les mains de sa maîtresse un parfum qui le lui rendit doublement cher.

Les bonnes odeurs étaient donc, pour la foule qui ne voyait pas la Mère de Dieu, une preuve d'autant plus sensible de sa présence, que ces odeurs paraissaient être moins une grâce particulière qu'un attribut de la nature céleste de Marie, en sorte qu'il eût fallu un acte de sa puissance pour les retenir.

Les Anges répandaient aussi de bonnes odeurs, mais beaucoup moins vives, beaucoup moins exquises que celles de leur Reine. Elles produisaient , dû reste, le même effet sur leur soeur Benoîte. Quant aux parfums qui s'exhalaient de la personne sacrée de Notre-Seigneur, ils surpassaient de beaucoup tout ce qu'elle avait éprouvé en ce genre.

D'après les observations de l'heureuse Bergère, toutes conformes, d'ailleurs, à l'enseignement des mystiques sur cette matière, on peut conclure, avec le docteur Gaillard, que Dieu, source des odeurs, les répand avec abondance sur toute la cour céleste comme un élément de bonheur, et qu'il en varie le degré et la nature pour les divers choeurs des Anges, vraies fleurs du paradis, avec une sagesse dont les fleurs de la terre nous donnent une idée.

Ainsi, la hiérarchie angélique se distinguerait tout aussi bien par les parfums que par la lumière et les

 

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autres éléments plus ou moins connus de la félicité. Benoîte a remarqué, en effet, que tel Ange embaumait plus fortement qu'un autre ou différemment.

Nous ne doutons pas qu'il en soit de même des âmes bienheureuses, puisque plusieurs ont déjà donné des marques de ce privilège sur la terre. Si nous en parlons, c'est que Benoîte a pris rang dans cette élite de la sainteté et qu'elle mêle ses propres parfums aux bonnes odeurs du Laus.

Lorsqu'on dit de quelqu'un qu'il est « en odeur de sainteté », cette expression n'est pas toujours simplement une figure, elle est parfois une réalité. La chambre de la bienheureuse Lidwine était, au témoignage de Thomas à Kempis, remplie d'un parfum délicieux qu'exhalait sa personne, et qui faisait croire à plusieurs qu'elle avait sur elle quelque aromate. Des personnes pieuses, attirées par le parfum et voulant en jouir davantage, approchaient leur visage de la poitrine de la malade, qui semblait être devenue une cassolette où le Seigneur avait déposé ses plus précieux aromes. Cette odeur devenait plus sensible lorsque Lidwine avait reçu la visite de Notre-Seigneur ou de son Ange, ou lorsque une vision l'avait transportée au ciel. Chez le bienheureux Venturini, de Bergame, la bonne odeur se manifestait lorsqu'il disait la Messe; saint Dominique la possédait à la main; saint François de Paule l'exhalait d'une manière beaucoup plus sensible après ses longs jeûnes ; et la bienheureuse Hélène, lorsqu'elle allait à la Communion. Le phénomène était extraordinaire chez saint Joseph de Cupertino: sa bonne odeur s'attachait à ses vêtements, à ses meubles, à sa chambre, dont on pouvait trouver la porte à l'odorat.

C'est quelquefois à la mort seulement que commence l'odeur de la sainteté , pour durer des siècles avec le cadavre. Les restes du pape Marcel les gardèrent sept cents ans; ceux de sainte Aldegonde, huit siècles....

 

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Après cela, et lorsque les mortifications, les stigmates, les extases, les affreuses souffrances de Benoîte ont déjà donné une idée de sa sainteté, il est facile de comprendre que cette sainteté fut trop belle pour réjouir le Ciel tout seul, et qu'elle put embaumer la terre de ses odeurs sensibles. Tout ce qui appartenait à la sainte était parfumé, ses habits, son voile, ses mains, son haleine, tout ce qu'elle touchait, et l'air même qu'elle traversait. Lorsqu'elle parlait, le souffle de ses lèvres prévenait délicieusement l'odorat avant d'aller remuer le coeur. « On se trouvait si bien auprès d'elle, qu'on n'eût jamais voulu la quitter. e On remarque aussi « que des fois plus que d'autres, selon l'amour qu'elle a pour Dieu, ses bonnes odeurs sont si délicieuses, qu'elles élèvent tous ceux qui l'écoutent. » Les fragrantes émanations avaient donc un flux réglé sur celui de l'amour ; l'amour divin était le foyer intérieur qui volatisait les aromes de son corps virginal. Plus le foyer était ardent, plus il dégageait des parfums. Comme sainte Lidwine, lorsque son coeur avait été échauffé par la sainte Communion, une extase, une vision, ils enivraient tous ceux qui l'approchaient. Celui qui rapporte ces choses ajoute : « Une infinité de personnes peuvent en rendre témoignage. »

Si donc Benoîte ne porte pas l'or et les perles de la Souveraine qu'elle représente, à la place, elle répand de célestes parfums. Ce signe de sa mission n'est pas moins concluant que la pénétration de son regard dans les ténèbres des consciences.

Ses parfums, ceux de Jésus-Christ, de la Sainte Vierge et des Anges, composent ce que la tradition a nominé les bonnes odeurs du Laus : mot magique dont le charme dure encore. Les enfants ont hérité de l'enthousiasme de leurs pères, qui, semblables aux compagnes de l'Epouse des Cantiques, couraient à l'odeur de ces parfums du Ciel.

Le miracle des bonnes odeurs n'a pas cessé au Laus. Il est plus rare, sans doute, que du temps de

 

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la sainte Bergère, mais il vient encore, de loin en loin, consoler quelques âmes privilégiées. Les gardiens du Sanctuaire reçoivent de temps en temps des témoignages sérieux de semblables faveurs. De ce nombre est celui de M. l'abbé Sevez, curé de Tremblay, en Savoie. Nous allons le laisser parler lui-même, en reproduisant un article inséré dans la Couronne de Marie (septembre 1876).

 

C'est bien divinement inspirée que l'Eglise, dans sa liturgie, applique à la Sainte Vierge ces paroles des Cantiques : In odorem unguentorum tuorum currimus ; adolescentulae dilexerunt te nimis. Nous courons, ô Marie, après l'odeur de vos parfums; les âmes saintes, comme des jeunes filles d'une sensibilité exquise, vous aiment, éperdument, car vous les parfumez des plus suaves senteurs.

Sans oser me compter au nombre de ces âmes privilégiées, c'est néanmoins avec un profond attendrissement et une vive re-connaissance que je viens exposer la faveur insigne qui m'a été faite, il y a des années déjà..., mais qui me reste présente au souvenir, et plus encore au coeur, comme un bienfait d'hier.

Oh ! que Marie est bonne ! Je ne l'avais point demandée, et spontanément, gratuitement, elle m'a accordé une de ces grâces qui ravissent l'âme, qui l'élèvent instantanément de la terre au ciel. Non, je n'aurais plus voulu vivre après avoir respiré ces parfums; je me serais volontiers élancé leur poursuite pour les respirer toujours. Comment choisir de rester encore sur la terre, quand une émanation venant du ciel vous enivre tout entier, l'esprit, le coeur, les sens ?

Et cette émanation venait de la Mère de Dieu ; et tout ce qui vient d'Elle dépasse tellement nos humaines conceptions qu'on ne peut ni en parler ni se faire comprendre. Aussi, grand est mon embarras lorsque je veux relater cette faveur divine. Il y a tant d'esprits forts qui ne croient pas au surnaturel ! Il y a tant d'esprits malveillants et portés à la critique! Il y a tant de misères en moi qui pourraient, dans un fait aussi prodigieux, faire soupçonner que je suis une tête exaltée, un mystique fourvoyé!... Mais rien de tout cela ne m'intimide, ni ne m'arrête ; j'ai deux témoignages qui me suffisent : celui de ma conscience et celui d'un évêque.

C'était le 16 avril 1857; je revenais d'une ville du midi de la France, où j'avais été appelé à prêcher le carême. Pendant ma station, l'histoire des merveilles du béni sanctuaire du Laus m'était tombée sous les mains, et je m'étais promis de ne pas passer par Gap saris m'y arrêter pour visiter ce lieu de pèlerinage. En effet, vers les huit heures du matin j'étais à l'autel, dans cette

 

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chapelle intérieure qui a été honorée si souvent de la présence de la Sainte Vierge, au temps de la vénérable soeur Benoîte, du Tiers-Ordre de saint Dominique. Quel n'est pas mon étonnement quand, au moment de commencer le divin sacrifice, avant de descendre les marches de l'autel, je me trouve plongé dans une atmosphère enivrante qui me vient du fond du Sanctuaire. Surpris tout d'abord, et ne soupçonnant pas que la bonne Mère voulût renouveler en ma faveur le prodige des odeurs suaves dont elle embaumait autrefois son vallon privilégié, je regarde autour de moi s'il n'y a point quelques vases de fleurs. Mais l'odeur qui m'arrive est si suave, si pénétrante, elle parfume tellement, mes sens, mon coeur surtout en est si délicieusement embaumé, que je ne puis plus méconnaître les émanations célestes; alors mon âme se fond de bonheur, mes yeux se remplissent de larmes qui coulent en abondance.

Je voudrais cependant commencer la sainte messe ; mais l'émotion que j'éprouve est si forte que je n'ai plus de voix. Je conjure alors ma tendre Mère de suspendre ses faveurs ; et je puis, au bout de quelques instanls, commencer l'adorable sacrifice, mais à voix basse, entrecoupée, faisant souvent des pauses pour maîtriser mon émotion el, m'essuyant plusieurs fois les yeux, toujours pleins de douces larmes. Le céleste parfum est revenu me visiter à la communion, mais avec moins d'intensité, peut-être à raison des efforts que je faisais pour m'en défendre, malgré le bonheur qu'il m'apportait, afin de pouvoir achever le saint sacrifice.

A mon retour à Gap, je crus devoir faire mon rapport à Mgr Depéry, qui m'écouta avec une bienveillance toute paternelle; et, comme je lui exprimais mon intention de garder pour moi le secret d'une telle faveur, Monseigneur me dit salis hésiter : « Non, Monsieur l'abbé, en ma qualité de gardien du Sanctuaire du Laus, je vous ordonne de faire connaître, pour l'honneur de la bonne Mère, la faveur dont vous avez été l'objet. » Dès ce moment mes scrupules ont disparu, et je me fais non seulement un honneur, mais un bonheur réel, de rappeler un prodige qui témoigne hautement du privilège accordé par la Mère de Dieu à ce Sanctuaire alpestre, où exceptionnellement elle se plaît à descendre entourée de l'atmosphère embaumée qui l'environne et que nous respirerons un jour avec délices au bienheureux séjour des élus.

Ces odeurs n'amettent aucune comparaison avec les senteurs de la terre. Tous ceux qui ont eu le bonheur de les respirer ne savent les décrire: pour ma part, je les ai comparées à un bouquet de jasmin et d'oranger: mais quelle différence!... Ces odeurs du Laus mettent l'âme dans la béatitude et le ravissement, elles sont miraculeuses.

Miraculeuses dans leur émission, dans leur intensité, dans leur permanence.

 

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1° Dans leur émission, ou manière de se produire. Les odeurs

ordinaires nous arrivent par simple émanation. L'atmosphère se

trouvant imprégnée de principes balsamiques émanés d'un corps

qui les renferme, ses principes arrivent à l'odorat par la respiration. Une violette se trouve cachée dans les broussailles du chemin, l'air qui l'entoure est embaumé de ses parfums; attiré par son odeur, le voyageur s'arrête pour cueillir l'humble fleur.

Les parfums du Laus, au contraire, se produisent par ondulations ; ils sont mystérieusement poussés et arrivent au visage comme un doux zéphir qui caresse. C'est comme une vague aérienne embaumée. Le flot marin qui, par ondulations successives, baigne le rivage, peut en donner une idée.

Dans le miracle dont j'ai été favorisé, j'ai remarqué trois ondulations bien distinctes; elles se sont produites à peu d'intervalle l'une de l'autre, et chaque ondulation m'est arrivée du tabernacle où repose la statue en marbre sculptée par un artiste à qui a été accordée la même faveur (I).

2° Miraculeuse dans leur substance odorante, dans leur intensité. Il y a autant ale différence entre les odeurs du  Laus et les parfums ordinaires qu'il y en a entre le ciel et la terre. Si l'on essaie une comparaison, elle ne rend nullement la sensation éprouvée, soit pour la fragrance, soit pour l'effet qu'elle produit sur le corps et sur l'âme.

Le corps y participe tout entier, car ce n'est pas seulement l'odorat qui entre en jouissance, mais tous les sens se trouvent imprégnés, rafraîchis, dilatés. Les yeux surtout se remplissent de lapines qui coulent d'elles-mêmes, avec un charme inexprimable. On accepterait volontiers de pleurer ainsi toute sa vie.

Les émotions de l'âme sont encore plus vives, s'il est possible. Le coeur nage dans un bien-être qui n'est pas de la terre, mais du ciel. Saint Paul, de retour du paradis, ne savait dire ni ce qu'il avait vu, ni ce qu'il avait entendu, ni ce qu'il avait goûté. Les personnes qui ont respiré les parfums du saint vallon ne peuvent non plus ni en parler ni les décrire ; elles ne savent que répéter d'une commune voix : ces parfums n'ont aucun rapport avec les odeurs de la terre ; tout ce qu'on peut faire, c'est d'en rendre grâces à la divine Mère.

3° Ces odeurs sont encore miraculeuses par leur permanence. A moins d'être plongé dans une atmosphère toute parfumée, la sensation odorante dure peu ; elle cesse par l'éloignement de l'objet qui l'a produite. Il n'en est pas ainsi des parfums du Laus; bien que les émanations soient suspendues, les effets restent les

 

(1) M. l'abbé Sevez se trompe en attribuant le don de cette statue â l'artiste même qui l'a exécutée; l'histoire dit simplement que M. Honore Pela, de Gap, en fit présent pour remercier la Sainte Vierge de lui avoir accordé la grâce de respirer les bonnes odeurs.

 

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mêmes à peu près. Ainsi, pour ce qui me regarde, mon émotion

persévéra, sans doute avec moins d'intensité, tout le jour, jusqu'à Gap.

En quittant Mgr Depery, je pouvais lui dire : Monseigneur, je laisse mon coeur au Laus; car je partais comme sans emporter mon cœur; je ne pouvais le détacher d'un lieu où il avait éprouvé tant de charmes, ni de la divine Mère, qui s'était montrée si bonne envers moi.

Les années, qui effacent tout, jusqu'aux meilleurs souvenirs, n'ont pas effacé les miens qui datent de dix-neuf ans. Encore aujourd'hui ,je puis dire en toute sincérité : Mon coeur est au Laus. C'est là que je m'endors, là que je veille, là que je prie, là que je célèbre la sainte messe, en un mot, c'est là que je vis et que je voudrais mourir; il m'a fallu des avis venant de haut, et que je respecte, pour faire changer ma détermination.

Ah! si ces parfums célestes apportent à eux seuls tant de bonheur au corps et à rame, qu'en sera-t-il quand non seulement l'odorat, mais tous nos sens à la fois jouiront, chacun à sa manière, de ce qui peut leur procurer une somme de satisfactions pleine et entière !

Hâtez ce moment, à ma divine A1ère; abrégez le nombre de mes jours sur cette triste terre ; que je vous voie de mes yeux, que je vous entende de mes oreilles, que je vous aime, non plus de loin, mais de près; que je jouisse enfin de votre douce, de aimable, de votre enivrante présence !

 

Fr. THOMAS, du  T.-O. de St-Dominique.

 

On pourrait multiplier les faits , en rappeler un grand nombre de récents ; ceux que nous venons de citer suffisent à établir d'une manière incontestable la réalité et la certitude des bonnes odeurs du Laus.

 

CHAPITRE V Faux Visionnaires

 

Tandis que la Sainte Vierge et Benoîte poursuivent tranquillement leur oeuvre, le démon dresse de nouvelles batteries. Il n'a pas pu déshonorer le pèlerinage, il va essayer de le vouer au ridicule en le parodiant; c'est une préparation aux éclipses. Satan est le « singe» de Dieu. Pour tromper plus facilement les âmes, les amener dans ses pièges et s'en faire adorer, non seulement il se transforme en ange de lumière, mais il s'étudie à donner à ses oeuvres les apparences des oeuvres divines. Esprit déchu, il est pervers; mais il n'a rien perdu ni de sa puissance, ni de son habileté naturelles; avec cela il lui est facile de faire illusion aux âmes crédules et peu habituées à discerner ses voies. A la fin du monde même, Dieu lui permettra de déployer toutes les ressources de son infernal génie et d'opérer des choses si étranges, que les élus eux-mêmes auront de la peine à se préserver de ses embûches. Ne soyons donc pas surpris s'il a pu faire des dupes aux environs du Laus. Son oeuvre , néanmoins, péchant toujours par quelque endroit, ne manque jamais d'être démasquée. C'est le sort réservé aux efforts qu'il tente pour contrefaire l'ouvrage de la Sainte Vierge au Laus.

Le voilà donc rêvant pèlerinages, apparitions, chapelles et tout ce qui attire au vallon sacré la foule des pèlerins. Il cherche des instruments, et il les trouve sans peine: il aura ses bergères, ses visionnaires,

 

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ses extatiques , voire même ses prêtres; mais le tout s'abîmera dans le ridicule. La première de ces tentatives infernales eut lieu au Laus même , sur le théâtre des apparitions célestes.

C'était aux débuts du pèlerinage: une pauvre fille, commise à la garde des troupeaux de Pierre Imbert et de Jean Bertrand, son gendre, servit d'instrument à la jalousie du démon. Etait-ce illusion? était-ce imposture? nul ne l'a jamais su; mais la bergère affirma à plusieurs reprises qu'elle voyait la Sainte Vierge dans le bois. Un dimanche même, pendant que toute la population assistait au saint sacrifice de la messe, elle arriva toute transportée, criant à la porte de l'église que la Mère de Dieu se montrait à elle dans la forêt voisine. De bonne foi ou par curiosité, tout le monde sortit du lieu saint pour courir à l'endroit des prétendues apparitions. Il ne resta dans l'église que le prêtre, le clerc et Benoîte. Inutile de dire que la prétendue vision échappa aux yeux de tous ceux qui étaient accourus pour la voir.

Benoîte acheva de détromper cette foule crédule en faisant savoir que le démon se jouait de la bergère : on s'aperçut, paraît-il , d'une passion déjà forte qu'elle avait pour le vin. C'en fut assez pour attirer le ridicule sur la pauvre fille et pour la faire renvoyer par ses maîtres.

Le second acte des parodies diaboliques se passa sur la paroisse de la Roche-des-Arnauds, au hameau de Sauve-Terre, appelé aussi Corréo, à une lieue de Gap. Un beau jour, le bruit se répand à la cité et aux alentours qu'une bergère de ce petit village voit la Sainte Vierge. Tout aussitôt les populations environnantes se portent à l'endroit des M'étendues apparitions. Un prêtre tombe à son tour dans le piège; il recueille les offrandes et fait bâtir une chapelle et un logement pour lui. Tout va pour le mieux; le miracle cependant manque encore, et il ne vient,

 

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pas. On pourrait peut-être s'en passer si Benoîte voulait venir consacrer par sa présence le nouveau pèlerinage. Le démon inspire cette pensée à sa bergère. Celle-ci part sur-le-champ, va au Laus, et fait tant par ses caresses et ses supplications qu'elle finit par décider Benoîte à faire le voyage de Sauve-Terre. Du reste, la pieuse fille ne croit pas avoir le monopole des visions: sa bonne Mère peut bien se montrer à d'autres qu'à elle, la plus indigne de toutes les créatures. D'ailleurs, pour avoir négligé par crainte révérentielle d'avertir un pécheur, elle est privée depuis quelque temps de voir la Mère de Dieu; on lui dit qu'elle la verra à Sauve-Terre, c'en est assez pour qu'elle parte: car, voir la Sainte Vierge c'était pour elle le ciel sur la terre; et pour en jouir une fois de plus, elle serait allée au bout du monde.

Elle partit donc, avec l'étrangère, de la meilleure foi possible. Tout porte à croire aussi que la bergère de Corréo était également sincère, car si ses intentions n'eussent pas été droites, Benoîte, habituée à sonder les coeurs , n'aurait pas manqué de les démasquer : il est donc à présumer que par l'artifice du démon cette pauvre fille voyait quelque chose d'extraordinaire. Si elle était de mauvaise foi, Dieu permit que Benoîte ne le connût pas, afin qu'elle allât sur les lieux confondre l'imposture.

Arrivées au terme de leur voyage, les deux bergères se mettent à genoux pour prier. Après quelques instants de silence et de recueillement , la visionnaire de Corréo s'écrie : « Voilà la Mère de Dieu ! Ne la voyez-vous pas , Benoîte ? — Non , répond celle-ci, je ne la vois pas, et je ne vois non plus aucune des marques qu'elle donne quand elle apparaît, qui sont des odeurs très suaves, une lumière qui éblouit, une joie et une consolation qui remplissent l'âme. Je ne crois pas même que vous la voyiez , comme vous le dites. » Là-dessus le prêtre intervient et s'efforce de prouver à

 

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la Bergère du Laus qu'elle voit fort bien la Sainte Vierge, mais qu'elle ne veut pas l'avouer par jalousie. « Non, Monsieur, reprend Benoîte, je vous parle sincèrement; je ne la vois pas, et je ne reconnais » aucun des signes qu'elle donne quand elle paraît. Ah! je vous le dirais bien si je la voyais; ce serait toute ma consolation, car je suis bien mortifiée de ne la voir pas, comme je l'espérais; et puis je ne saurais mentir. » Ils insistent, mais la pieuse fille est obstinée dans ses dénégations. La visionnaire est attristée, le prêtre irrité, Benoîte mécontente. La pauvre enfant n'a pas de peine à comprendre qu'elle s'est fourvoyée, et qu'elle n'a rien de mieux à faire que de s'en retourner. Elle prend donc congé de l'un et de l'autre et tourne ses pas vers le Laus. « De chagrin et de malice, dit M. Gaillard, ils la laissèrent partir sans lui offrir un morceau de pain ni un verre d'eau, quoiqu'il fût bien tard et que la pluie tombât à grandes averses. Elle n'avait rien mangé de tout le jour. »

La voilà donc en route à la garde de Dieu, au milieu des ténèbres, des pluies et des orages. Le démon venait de subir un nouvel échec, il résolut de s'en venger. Sous la figure d'un homme à taille gigantesque et dans un état de nudité complète, ayant l'air d'abattre un noyer, il attend la pudique Bergère pour la contrister et l'effrayer par cette infâme et horrible vision. Benoîte, en effet, à la faveur des éclairs qui se succèdent rapidement, aperçoit l'ignoble bûcheron à quelques pas devant elle. Elle n'a pas de peine à discerner sous cet extérieur celui qui la poursuit dès son enfance. Se munissant aussitôt du signe de la croix, elle continue sa route; mais, afin d'éviter cette affreuse rencontre , elle fait un long détour à travers les broussailles et les terrains détrempés par les eaux ; et ce n'est qu'après avoir ainsi cheminé longtemps qu'elle arrive toute ruisselante de sueur, trempée de pluie et couverte de boue,

 

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au couvent des Ursulines de Gap. Les bonnes religieuses la connaissaient déjà et l'aimaient beaucoup; elles la reçurent donc très amicalement, lui prodiguèrent les caresses et les attentions, et lui firent conter son aventure, qu'elles tournèrent en gaîté et ,dont elles s'amusèrent beaucoup. Un peu de repos termina cette fameuse journée, dont le souvenir resta, sans nul doute, profondément gravé dans la mémoire de la Bergère.

Le voyage de Benoîte fut certainement connu du public, car depuis ce moment il ne fut plus question du pèlerinage de Corréo. La visionnaire prit un autre parti: «elle se maria et se remaria » dit la chronique contemporaine. Quant au prêtre, il dut se repentir de sa trop grande crédulité et dévorer en secret sa confusion.

De Corréo, le démon transporta le théâtre de ses ruses à Avançon , en face du Laus. C'était sans doute pour mieux braver la Bergère. Là, il parvint sans peine à jeter dans l'illusion un pauvre malheureux qu'il tenait au lit depuis une douzaine d'années. Barthélemy Caire — c'était le nom du malade — était incapable du moindre travail , et ce n'était qu'à de rares intervalles et avec de grandes difficultés qu'il pouvait aller à l'église. En revanche, il voyait fréquemment des Anges qui s'entretenaient avec lui, des soleils qui l'environnaient de leurs rayons et aussi des démons qui l'effrayaient. M. Peythieu le visitait de temps en temps, pour l'encourager à la patience. Le malheureux, de son côté, s'ouvrait au saint prêtre et lui faisait confidence de ses visions. Inutile de dire que le pieux missionnaire n'avait pas de peine à reconnaître que son malade était le jouet de l'illusion. Il en était affligé et faisait tout au monde pour l'en tirer: l'infortuné s'obstinait à croire à un surnaturel divin. Pour en avoir le coeur net, M. Peythieu eut recours aux lumières de la Sainte Vierge par l'intermédiaire de Benoîte. La réponse fut donnée

 

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la veille de Noël : « Barthélemy Caire était trompé :... la preuve en serait donnée dans peu de jours. » On attendit sans inquiétude, tout en plaignant le pauvre visionnaire.

Celui-ci s'efforça de persuader à ses compatriotes que dans peu de temps tous les biens de la chapelle du Laus passeraient à l'église d'Avançon. En attendant, le jour de Saint-Jean l'Evangéliste, il passe de longues heures dans une sorte d'extase, et lorsque, vers le soir, il reprend ses sens, il convoque près de lui le curé de l'endroit et la population tout entière; puis il se pose en inspiré, comme la Bergère du Lems; il reproche aux uns et aux autres leurs fautes secrètes, et surtout il gourmande les maris en présence de leurs femmes, et réciproquement (1). Le pays fut troublé par ces révélations étranges et plus ou moins véridiques. Il n'en subit pas moins le prestige du visionnaire, car deux jours après, en la fête des Saints-Innocents, il se soumit avec une incroyable docilité à une fantaisie de cet illuminé. Avec plus d'autorité que n'en aurait eu le pasteur de la paroisse, Barthélemy Caire prescrit une procession h Notre-Dame du Laus, nu-pieds et à travers les neiges et les glaces, assurant que cet acte de piété serait si agréable à Dieu, qu'au moment où l'on arriverait à la Croix-d'Avançon, la cloche sonnerait d'elle-même. Le pèlerinage se fit, mais la cloche resta muette. Les Avançonnais , désabusés , s'en retournèrent un peu confus. Quant au pauvre halluciné, il fut retenu au Laus par M. Peythieu, qui le suivit de près pendant une quinzaine de jours et finit par le tirer de son illusion. Caire vécut désormais en bon chrétien et mourut de même.

 

(1) N'oublions pas qu’en vertu de ses lumières naturelles le démon peut connaître les faits déjà arrivés et ceux même dont la cause est déjà posée seulement, la révélation qu'il en fait tourne toujours à la ruine des âmes. Quand Benoîte, au contraire, dévoile les consciences, elle le fait à l'oreille et dans le but de ramener à Dieu. Presque toujours l'heureux résultat est atteint, et jamais il ne s'ensuit ni trouble ni scandale.

 

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D'Avançon, la scène passe au-delà de la Durance, près de Seyne, au diocèse de Digne. Cette fois la comédie se dénoue d'une façon tragique. Françoise, du Brusquet, petit village de la paroisse du Vernet, avait d'apparentes extases: elle voyait saint Joseph et prétendait ressentir les bonnes odeurs qui parfois embaumaient le vallon du Laus. Elle affectait les dehors d'une grande sainteté et se croyait en droit de corriger les pécheurs et de les avertir de leurs péchés secrets. En un mot, elle s'étudiait à copier en tout Benoîte.

Un tel rôle devait être difficile à soutenir longtemps: Françoise le joua huit années pleines. Un orgueil effréné , une obstination de femme . une hypocrisie de pharisien tinrent le personnage debout jusqu'au moment où il s'abîma dans la honte et le chagrin. Ces ressources diaboliques n'auraient pas suffi néanmoins à accréditer la visionnaire, si elle n'avait cherché une sorte d'approbation dans l'amitié de Benoîte. Il semble que, dans ce temps-là, tout ce qui est extraordinaire en sainteté demeure suspect s'il n'est ratifié par la Bergère du Laus. Les grands prélats comme les jeunes filles en défèrent à son jugement et le reçoivent sans appel, tant il est visible que l'esprit de Dieu est avec elle. Françoise rechercha donc Benoîte; elle vint même fréquemment au Laus pour la voir, s'entretenir avec elle et lui faire part des faveurs spirituelles qu'elle recevait du ciel. C'était la rencontre de deux extrêmes: un souverain orgueil et une parfaite humilité, une fourberie satanique et la plus aimable simplicité.

Benoîte recevait la visionnaire avec bonté, sans toutefois lui ménager les salutaires avertissements, les doux reproches. L'insuccès ne la décourageait pas plus que les mesures sévères qu'elle fut obligée d'employer ne lassaient sa prétendue rivale. Si elle avait la douceur de l'Ange gardien , elle en prenait

 

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parfois la liberté. Longtemps elle reprit la coupable en secret , lui reprochant ses défauts , ses hypocrisies et surtout son peu de sincérité en confession; longtemps elle chercha par ses caresses à la ramener à la pratique sincère de la vertu; ce fut en vain. Un jour même, elle poussa la complaisance jusqu'à l'accompagner à Gap, auprès du P. Monfalet, dominicain aussi pieux que savant, afin qu'elle pût se confesser en toute sincérité. Un instant on aurait pu croire que cette démarche charitable était couronnée d'un plein succès. En sortant du saint tribunal, la malheureuse jura devant le Saint-Sacrement qu'elle avait bien tout dit et qu'elle était toute résolue à changer de vie; mais Benoîte, qui lisait clairement dans la conscience de la coupable, ne fut pas dupe de ces protestations: elle dévoila ses mauvaises dispositions et lui reprocha sévèrement ses tergiversations hypocrites, lui assurant qu'une telle manière d'agir mettait son salut en danger : « Car, ajoutait-elle, ce n'est point là un jeu d'enfant, mais une affaire dont les conséquences seront éternel-les. » Françoise parut impressionnée par ce langage aussi charitable que sévère, et pendant quelque temps sa conduite en fut, au moins extérieurement, modifiée. Mais la conversion n'était pas sincère. La malheureuse fille ne tarda pas à reprendre son premier genre de vie, avec quelque chose de plus accentué dans l'orgueil et l'entêtement. Avec une recrudescence de zèle et d'activité, elle se mit de nouveau à gourmander les pécheurs, à prophétiser et à dévoiler les consciences.

En présence de cet état de choses, Benoîte essaya d'effrayer la coupable en lui prédisant que la voie dans laquelle elle marchait la conduirait au déshonneur. Rien n'y fit. Il fallut donc employer les moyens de rigueur: Benoîte signala la conduite de la malheureuse au prieur du Vernet, lui annonçant que

 

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s'il ne venait pas à bout de la ramener de ses égarements, il trouverait en elle une pierre de scandale pour toute sa paroisse.

Le zélé pasteur n'épargna rien pour agir sur la conscience de cette brebis qui courait à sa perte; mais ses prières, ses remontrances et ses menaces échouèrent devant l'obstination de la visionnaire. L'affaire fut alors porté au tribunal de l'official de Digne. Celui-ci fit enfermer Françoise dans le monastère des religieuses de Sainte-Marie, et la soumit à de fréquents interrogatoires ; mais il ne put la convaincre ni de supercherie, ni d'illusions, tant l'inculpée, était habile et ferme dans ses réponses. Interpellée sur ses amies et ses confidentes , la voyante du Brusquet cite la Bergère du Laus. Ce fut un trait de lumière pour le vicaire général : il saura par Benoîte ce qu'il doit penser de celle qui est là à ses pieds. Il députe aussitôt le sieur Jean-Baptiste Isoard au Laus, pour avoir sur cette fille tous les renseignements possibles.

Le délégué, arrivé au saint vallon, aborde la Bergère avec une apparente sévérité, et a l'air de lui reprocher ses relations amicales avec la visionnaire du Brusquet. Acceptant sans émotion ce reproche peu mérité, Benoîte répond que, puisque Françoise ne veut profiter ni de ses avis ni de ceux du P. Monfalet, elle ne se croit plus obligée au silence, et par conséquent elle dévoile à M. Isoard toute la conduite de la malheureuse, ajoutant qu'elle sera un jour le scandale de son pays.

M. Isoard reprend le chemin de Digne, et en route il trouve Françoise, qui s'était fait renvoyer de son couvent. Il lui reproche ses hypocrisies, son orgueil, son obstination et tous les défauts que Benoîte lui a révélés; elle répond que Dieu seul et elle savent ce qu'elle est. Là-dessus elle quitte le délégué et se réfugie à Seyne, où elle continue, avec le concours dé quelques dévotes peu instruites, à se faire passer

 

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pour une sainte, avec une telle habileté que, malgré les vices dont son coeur était plein, on ne fut désabusé que le jour où se réalisa la prédiction de Benoîte. Les marques de son inconduite devenaient visibles, et dans peu elle devait donner le jour à un enfant: dans l'espoir d'échapper au mépris public, elle alla accoucher dans un bois... Au bout de quelques jours , elle mourut de honte et de douleur. Ses parents recueillirent le fruit de ses désordres. A l'âge de quatre ans, cet enfant s'en allait dans la forêt criant de toutes ses forces : « Ma mère! ma mère ! » Un Ange apprit à Benoîte que Dieu le permettait ainsi, mais sans lui en dire la raison.

Benoîte fut plus heureuse auprès d'une autre hypocrite qui disait voir l'Enfant-Jésus et jeûner trois fois par semaine. La première chose était une illusion, la seconde un mensonge. Pour la guérir, Benoîte consulta sa bonne Mère; celle-ci répondit que la visionnaire n'avait qu'à dire : « Et Verbum caro factum est » et : « Laus Mariae », et qu'aussitôt les visions cesseraient. C'est ce qui arriva.

Là ne finissent point les parodies diaboliques. Il semble que tous ces échecs eussent dû déterminer le démon à cesser des attaques toujours déjouées ; mais non, Satan ne se décourage pas si facilement : quand il échoue sur un point il se transporte sur un autre, espérant obtenir tôt ou tard le succès qu'il désire.

C'est à La Couche, entre Chorges et Savines, que nous allons le voir de nouveau à l'oeuvre. La Couche est le nom d'un vallon solitaire et creusé d'affreux ravins. Les ruines du vieux monastère bénédictin de Saint-Michel dominent au levant l'une des pentes de ce sévère paysage. Or, aux environs de ces ruines, une jeune servante, originaire de Savines ou de Chérines, conduisait un jour un attelage de boeufs et rêvait doucement en traçant son sillon. Tout à coup ses boeufs, épouvantés et piqués par

 

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des mouches cruelles, s'emportent, brisent joug et charrue et s'enfuient à travers champs. La pauvre fille se met à leur poursuite : elle serrait de près les fuyards , lorsqu'elle aperçoit une belle dame qui leur barre le chemin et les arrête. La jeune paysanne s'empresse auprès de l'inconnue pour la remercier, mais celle-ci la prévient par ces paroles : « Ma fille, je veux établir en ee désert une dévotion semblable à celle du Laus. On bâtira ici une chapelle qui s'ouvrira d'elle-même lorsque vous viendrez y prier, et se refermera de la même façon quand vous en sortirez. » Troublée et surprise par cette vision, la jeune villageoise ne crut mieux faire que de courir au Laus pour instruire Benoîte de ce qui lui était arrivé et savoir d'elle ce qu'il fallait en penser. Cette démarche lui valut la grâce de ne pas tomber dans les embûches de Satan et de se raffermir dans le service de Dieu. La Bergère du Laus n'eut pas de la peine à reconnaître son ennemi sous les traits de la belle étrangère, et une nouvelle manoeuvre hostile dans le projet d'établir à quelques lieues du Laus une dévotion semblable à celle de ce lieu béni. Puis, cette porte qui devait s'ouvrir et se refermer d'elle-même était aux yeux de Benoîte une machine usée qui trahissait son origine. Elle n'hésite donc pas à affirmer à la jeune fille qu'elle avait été le jouet d'une illusion satanique, et que, par conséquent, elle devait bien se garder d'ajouter la moindre foi ni à ce qu'elle avait vu ni à ce qu'elle avait entendu. La pauvre enfant promit sans peine de suivre un si prudent conseil. Benoîte la retint quelques jours près d'elle, la disposa à une bonne confession et la mit sur le chemin du salut, où elle persévéra le reste de sa vie.

Quelques années après, le démon revenait à la charge et essayait une nouvelle contrefaçon sur une montagne de Gap. Laye, petit village situé à l'extrémité septentrionale du vaste plateau qui couronne le ment Bayard, eut aussi sa bergère inspirée, son

 

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prêtre dévoué, sa chapelle et son pèlerinage. Les prétendues visions commencèrent en 1683. Pendant deux ou trois ans , elles trouvèrent le public assez indifférent et ne firent que quelques rares dupes, mais un moment vint où elles parurent s'accréditer dans les masses : alors Mgr d'Hervé, évêque de Gap, jeta l'interdit sur le prêtre crédule, et tout fut fini : la visionnaire fut délaissée et nul ne vint plus prier à sa chapelle (1).

Ce dernier échec décourage-t-il l'ennemi de Benoîte? Nullement : il renoncera aux parodies, mais il ne cessera d'inquiéter la pauvre Bergère que lors-qu'elle aura cessé de vivre. Quand il ne pourra pas lui nuire dans son oeuvre, il la poursuivra dans sa personne et se fera lui-même son bourreau. Et ici nous abordons plus spécialement un des côtés les plus étranges, les plus merveilleux de cette vie déjà si merveilleuse. Les faits qui s'y rapportent tiennent cependant une place telle dans l'histoire de la Bergère, que M. Gaillard et Frère Aubin lui ont consacré l'un et l'autre un Mémoire particulier, sous ce titre: Des rudes tentations, cruels tourments et persécutions que les démons font souffrir à la Soeur Benoîte.

 

(1) Charles Benigne d'Hervé fut nommé évoque de Cap le 27 juin 1684; il arriva dans son diocèse peu de temps après, mais il ne fut sacré qu'en 1691. Il administra jusque-là avec les pouvoirs de Vicaire général , qu'il tenais du Chapitre, et c'est en vertu de ces pouvoirs qu'il jeta l'interdit sur la chapelle de Laye et sur le prêtre qui la desservait.

 

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CHAPITRE VI Persécutions du Démon

 

Benoîte a été toute sa vie persécutée par le démon : elle lui arrachait tant d'âmes ! Et puis, Dieu voulait la purifier des souillures de ses imperfections et lui faire mériter plus de gloire au Ciel. Nous avons vu déjà Satan enrager contre le berceau de la Bergère et essayer d'étouffer la petite enfant; plus tard, il lui suscite toutes sortes d'embarras et d'ennuis : les contrariétés jansénistes, les hésitations administratives, qu'il n'est peut-être pas téméraire d'attribuer parfois à ses inspirations, sont présentes à notre mémoire. Il a essayé aussi des parodies et du scandale, mais tout cela a été inutile: Benoîte n'a paru que plus sainte et son ouvre est allée chaque jour grandissant. Voici donc qu'il va descendre en personne dans la lice, et se prendre en quelque sorte corps à corps avec la pieuse Bergère. Dieu permet cette lutte à outrance pour procurer à l'humble fille le bonheur d'ajouter la couronne empourprée du martyre à la blanche fleur de la virginité.

Dès que les douleurs sacrées et périodiques du vendredi eurent cessé pour Benoîte, on la vit tout aussitôt en proie à d'autres souffrances, dont on ne connut d'abord pas la cause. Souvent on la voyait couverte de meurtrissures, ou bien on la trouvait dans son lit accablée, pâle, défaite et tellement abattue qu'elle paraissait avoir souffert dans son âme des maux encore plus grands que ceux dont son

 

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corps portait l'empreinte. Dans une circonstance, on entendit, au milieu d'une nuit obscure, sa voix plaintive jetant dans les airs des cris de détresse, sans qu'on pût savoir où elle était. Une autre fois elle resta perdue deux jours de suite, sans qu'on sût ce qu'elle était devenue. Enfin, sa mère, qui couchait quelquefois dans une chambre voisine de la sienne, entendit une nuit, de l'autre côté de la cloison, des voix si fortes et si formidables que la pauvre femme en mourait de peur dans son lit. Il n'en fallait pas tant pour éveiller la sollicitude des bons directeurs. Comme l'humble fille s'étudiait à cacher tout ce qui pouvait lui attirer l'estime des hommes : visions, extases, souffrances même, ils l'obligèrent, au nom de la sainte obéissance, à parler, à dire d'où venaient ses blessures, ses abattements, ses cris, ses absences. Elle commença dès lors à raconter jour par jour aux hommes de Dieu et au pieux ermite cet épouvantable martyre, dont nous ne parviendrons pas à peindre toute l'horreur.

Pour mieux tourmenter sa victime, l'esprit mauvais dut employer des formes sensibles. Il se montrait à elle, le plus souvent, sous les traits d'animaux divers. C'est ce qui convenait le mieux à celui que saint Jean appelle la Bête. Ainsi parfois il empruntait la figure de serpents plus ou moins affreux. Un jour, elle en vit un « de quinze pans de longueur au moins »; il avait une tête de chien, et s'approchait de son lit la gueule ouverte et l'oeil en feu. Saisie de frayeur, elle se lève pour prendre de l'eau bénite, mais la bête lui dit : « Si tu en prends, je te dévore.» La pauvre fille en prend quand même et en asperge l'animal, qui s'enfuit aussitôt. jetant par la bouche des flammes horribles et laissant après lui une odeur infecte à soulever le coeur. En d'autres circonstances, l'esprit infernal se cachait sous l'apparence d'un chien, d'une chèvre, d'un loup, d'un crapaud ou de quelque autre animal aussi vil. Il lui

 

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est arrivé aussi de se présenter à la sainte Bergère sous les traits plus nobles de l'homme; et néanmoins, alors il conservait toujours quelque chose de la bête, ou à la tête ou aux pieds ou aux mains : il avait la face noire, les yeux rouges et enfoncés, les mains armées de griffes et les pieds semblables aux serres de l'aigle. Sous cette forme humaine, il emprunte tous les sexes et tous les âges; il est tour à tour petit garçon ou petite fille, homme fait ou femme adulte. Un jour, il revêt quelques-unes des grâces de l'enfance, afin d'inviter la Bergère à le prendre dans ses bras et à le caresser, mais celle-ci le reconnaît bientôt à l'odeur infecte qu'il exhale et s'en débarrasse avec de l'eau bénite. Une autre fois , il se présente à sa porte sous les dehors d'une petite fille de dix ans, toute transie de froid et demandant en grâce la permission de se réchauffer à son foyer. La compatissante créature n'a garde de repousser une demande si légitime. Elle ouvre sa porte et laisse l'enfant s'approcher de son feu. Un instant après, la petite fille était métamorphosée en un gros homme, dont la bouche proférait les paroles les plus libertines. Benoîte le chasse aussitôt avec ses armes ordinaires : le signe de la croix et l'eau bénite.

Les débuts des persécutions diaboliques ne tendaient qu'à effrayer la timide Bergère et à l'inquiéter. Ainsi une fois l'esprit pervers se plaît à renverser le coffre de la pauvre fille, àjeter par terre et à traîner partout son linge et ses vêtements; une autre fois il lui brise un beau chapelet auquel elle tenait beaucoup. Puis un jour il jette son bonnet dans le feu, et, dans une autre circonstance, il trempe sa plus belle robe dans un vase d'huile.

Après ces méfaits, que nous appellerions volontiers des taquineries, il en vint aux tortures. Jusque-là, sans doute, Dieu ne lui avait pas permis de toucher à la personne de la Bergère, comme il avait

 

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fait autrefois pour Job, mais dès le jour que Satan fut autorisé à la maltraiter dans sa chair, il usa de la permission avec une perversité digne du génie du mal. Il s'approcha de la vierge, la saisit avec ses griffes, la renversa sur le pavé, la traîna comme un vil animal, déchira ses membres, les couvrit de blessures, la jeta dans le feu et la menaça de l'étouffer, de la précipiter, de la tuer, en un mot, si elle continuait de lui « arracher tant d'âmes. » Au contraire, il lui promet toutes sortes de biens, si elle veut se donner à lui; et alors, il se montre sous des formes moins repoussantes, quelquefois même voluptueuses. « Je suis à Jésus et à Marie, répond la douce Bergère ! Tu n'es qu'un superbe, un damné; tu n'as pas souffert passion pour moi, comment veux-tu que je me donne à toi ? »

La plupart de ces scènes se passaient dans la petite chambre de l'enfant de Marie, pauvre et pieux réduit si souvent embaumé des parfums de la Sainte Vierge et des Anges, ainsi que de l'encens des mortifications et des prières de la Bergère. Mais là le démon se trouvait mal à l'aise, tandis que la victime avait sous la main les armes qu'il redoutait. C'est pourquoi il chercha le moyen de faire souffrir ailleurs à la pauvre fille les tortures inventées par sa malice. Là, il espère venir à bout de l'héroïne, ou, s'il ne peut la vaincre, il aura du moins le plaisir de la tourmenter à outrance.

Epiant le moment où l'intéressante créature a succombé au sommeil, il la prend et l'emporte sur le sommet de quelqu'une des montagnes qui environnent le Laus, où, par les nuits sombrés qu'il choisit de préférence, la solitude est complète; où, dans les temps d'hiver, lorsque la neige recouvre la nature, on n'entend pas même un bruit, d'insecte ou de feuille; où enfin aucun secours d'homme ne peut arriver jusqu'à la pauvre infortunée. Puy-Cervier, Saint-Maurice, les cimes des Fraches, le pinacle de

 

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l'Erable, et surtout la Roche où niche l'aigle, deviennent tour à tour le théâtre de ces martyres nocturnes.

Ce n'est pas toujours à la même heure qu'ont lieu ces affreux enlèvements, mais un peu plus tôt ou un peu plus tard, selon que la fatigue et le sommeil gagnent la pauvre Bergère. Quand elle est éveillée, elle sent venir son ennemi ; elle s'arme alors du signe de la croix, s'asperge d'eau bénite, et l'empêche de la saisir; mais il se venge de sa déconvenue en la torturant toute la nuit par toutes sortes de grossièretés, l'appelant vilaine, coquine, et autres noms de ce genre empruntés au dictionnaire des carrefours; puis il achève de la martyriser en salissant ses oreilles par les discours les plus orduriers. Mais le malheur est au comble, s'il la trouve endormie. Il entre alors, sans bruit, dans sa cellule, s'empare de sa proie, la jette sur ses épaules, les jambes repliées en avant, la tête retombant en arrière et à la renverse, et l'emporte à travers les espaces. Cette course aérienne est si rapide que l'infortunée en est suffoquée. Le contact de l'air lui brûle la figure et lui donne des maux de tête qu'elle conserve le lendemain, avec les yeux injectés de sang.

Parfois il arrive que le ravisseur s'adjoint un complice; alors l'un d'eux la tient par les pieds et l'autre par les épaules, disposition pire peut-être que la première, en ce qu'elle rapproche l'horrible figure de Satan de l'angélique face de la Bergère.

Ici, un sentiment délicat fait peut-être frémir le lecteur.... Qu'il se rassure. Le démon avait grand soin de ne pas toucher sa proie sans voile; car, si par mégarde il lui arrivait seulement d'effleurer la main de la vierge, il se retirait comme quelqu'un qui a touché un charbon ardent. « Méchante, s'écriait-il, tu me brûles! » La pureté virginale doit produire cette impression sur l'âme immonde de

 

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Satan. Ainsi Benoîte, dans ces occasions critiques, se trouvait comme enveloppée d'un bouclier ardent.

La première fois que la sainte Bergère fut ainsi enlevée, ce fut au milieu de la nuit, au moment où elle se reposait sur son pauvre grabat. Passant au-dessus de la maison des directeurs, elle poussa des cris si perçants que ceux-ci et plusieurs autres personnes en furent éveillés. On ouvrit les fenêtres, on sortit pour écouter et pour voir, mais on ne vit rien et l'on n'entendit plus rien: déjà le groupe infernal était à Puy-Cervier. Là il laisse tomber sa proie à la renverse et de si haut qu'elle en a les épaules et les membres tout meurtris. La pauvre patiente gémit et se désole. « Ceci n'est encore rien, lui disent les pervers, tu es maintenant en notre pouvoir, et tu en souffriras bien d'autres. »

Surprise habituellement, comme nous l'avons dit, pendant son sommeil, Benoîte se fait un vêtement pour la nuit; de sorte que, désormais, elle sera toujours prête à combattre, comme le soldat qui dort sous les armes, la veille d'une bataille.

Au milieu de ces nuits mauvaises, elle eut à subir les mêmes tentations, les mêmes dégoûts qu'auparavant. Le démon cherchait surtout à l'entraîner à pécher: « Donne-toi à moi, tu seras heureuse. » Puis, comme la vierge résiste, il l'accable de menaces : « Maintenant tu es en mon pouvoir, ta grande Dame t'a abandonnée, je te ferai souffrir plus qu'aucune créature n'a souffert : je te désespérerai, je t'étranglerai, je te précipiterai; il faut que tu meures! » Tantôt il verse l'angoisse dans son âme en lui disant que dans peu il fera mourir telle personne qui soutient les intérêts du Laus, mais qu'auparavant il la fera tomber dans le péché en lui en fournissant les occasions les plus séduisantes; que tout de suite après, sans lui laisser le temps de se repentir, il la frappera et la précipitera ainsi dans l'enfer.

Benoîte souffre, gémit, pleure, mais résiste aux

 

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promesses et aux menaces du démon. Ne pouvant la vaincre dans son âme, il se venge sur son corps. Tantôt, pendant qu'il la porte dans les airs, il la laisse tomber sur des roches nues et anguleuses ou sur des souches d'arbres coupés, tantôt il la pousse sur une pente rapide où elle roule avec une avalanche de pierres mises en mouvement par le passage de son corps, sans savoir où elle ira aboutir, morte ou vive. Il varie à plaisir la manière de la laisser choir. Tantôt c'est sur la face, tantôt sur le dos, quelquefois sur le côté, d'autres fois sur les pieds, mais toujours de manière à ce qu'elle se blesse cruellement. Un jour elle se fait un trou à la tète, le lendemain au genou ; une fois elle se déchire la main, une autre fois elle se démet un doigt du pied. Les meurtrissures qu'elle reçoit aux autres parties du corps sont plus nombreuses encore et plus douloureuses, mais elle s'en préoccupe moins, parce qu'elle peut les cacher.

Par les nuits de pluie et d'orage, il va la déposer sur le toit de Notre-Dame de l'Erable ou dans quelque forêt inconnue et sans voie, où il l'abandonne, espérant qu'elle périra de misère ou qu'une bête féroce la dévorera. Il la torture ainsi en toute saison, mais particulièrement dans l'hiver. Quand il gèle à pierre fendre, que le vent du nord souffle avec violence, que l'eau des torrents se transforme en épaisses couches de glace, il se plaît à la transporter à demi vêtue sur quelque sommet élevé et escarpé où le froid est plus vif et où ne se trouve aucun abri. Il la tient là des heures entières, jusqu'à ce que, toute engourdie, elle tombe à demi-morte, ou que son Ange, la voyant près de succomber, vienne l'arracher à sa fureur. Combien de fois aussi, obligée de marcher sans chaussure au milieu des neiges glacées, n'a-t-elle pas vu ses pieds gelés et couverts ensuite de plaies affreuses !...

Après cela, il est clair que le démon n'a pas le

 

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pouvoir de lui arracher directement la Nie; mais quelle puissance pour la faire souffrir! Une fois il la maltraite tellement qu'elle reste huit jours au lit sans pouvoir faire le moindre mouvement. Il se plaît aussi à l'exposer sur des pointes de rocher, d'où elle ne peut remuer sans se précipiter. « Un jour, dit M. Gaillard, allant à la Croix-d'Avancon avec Benoîte, elle me montra un pic saillant, maintenant éboulé, situé à une hauteur prodigieuse, et où l'on aurait eu de la peine à se tenir assis. Or le démon l'avait un jour placée là, les pieds tombant dans le vide, dans l'espoir qu'en remuant elle ébranlât la pierre et roulât avec elle. »

Que devint-elle sur cette roche ? On le devine. Un Ange alla la chercher. Toujours empressés autour de leur soeur, les esprits célestes le furent surtout pendant ces longues années de tortures diaboliques. Un Ange la console quand le démon l'inquiète; il l'encourage si Satan la désespère; il la défend si le pervers veut la faire mourir. Un jour ils luttèrent pendant plusieurs heures autour du corps de la pauvre patiente, comme autrefois devant la dépouille mortelle de Moïse. Quand elle ne peut sortir d'un lieu escarpé ou du fond d'un précipice, elle prie, elle appelle son Ange; et celui-ci accourt pour la descendre de la cime abrupte ou la sortir de l'abîme et la remettre dans sa voie. Si elle est délaissée par son bourreau dans un lieu sauvage, un Ange lui fraye un passage à travers les broussailles humides ou blanchies de givre, au milieu des buissons épineux où elle ne pourrait passer sans laisser quelques lambeaux de sa chair ou quelques haillons de son vêtement. Si elle a perdu son chemin ou si elle se trouve dans les lieux inconnus, un Ange se présente aussitôt pour lui montrer sa route. Si les pieds de sa soeur, engourdis par le froid, déchirés par les caillous aigus du ravin, les ronces de la forêt ou les glaçons du torrent refusent leur service, il est là

 

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pour la soutenir. Si le ruisseau débordé lui barre le passage, il l'aide à le franchir; si la nuit est obscure, ô sainte Providence! il devient lumineux pour éclairer le chemin. Plus de vingt fois elle fut transportée sur le toit de Notre-Dame de l'Erable: un Ange allait l'aider à en descendre. S'il pleuvait, il lui ouvrait la porte de la chapelle; et pour abréger le temps, il disait le chapelet avec elle. Ensuite il la guidait de sa céleste lumière jusqu'au village, ou même jusqu'à la porte de sa cellule. Plus d'une fois, dans ce trajet, il s'arrêta sur le point culminant de la côte, d'où le pèlerin embrasse d'un coup d'oeil tout le bassin du Laus, et laissa sa soeur aller seule, tandis que lui, devenu éblouissant, restait là comme un phare, éclairant tout le vallon, jusqu'à ce que la vierge fut rentrée chez elle. Le 16 septembre 1701, ayant été transportée à la Roche où niche l'aigle, au milieu d'une nuit très obscure, la pauvre Bergère ne savait où passer pour s'en retourner: aussitôt un Ange apparaît à ses côtés, avec un immense flambeau qui éclairait non seulement les pas de la sainte fille, mais les montagnes d'alentour, et, de plus, exhalait un tel parfum qu'elle en fut toute réjouie. Pour mettre le comble à son dévouement, l'Ange apprend .à sa soeur comment elle doit s'y prendre pour cicatriser ses plaies.

Mais l'esprit céleste n'apparaissait que lorsque les forces humaines étaient à bout : jusque-là l'héroïne avait tout à endurer. Qu'on se figure, s'il est :possible, la douce victime exposée à toute la brutalité du génie du mal, par les plus mauvaises nuits, loin de l'église et de toute habitation. Les ténèbres ne couvrent pas toute la laideur de Satan ; le feu de l'enfer fait luire ses yeux terribles, sa bouche exhale un souffle infect et des paroles plus infectes encore. Il entre, les portes closes, et vole sans ailes, plus rapide qu'un oiseau de proie. Fort et puissant , agile et rusé, mais lâche, menteur, impitoyable, il fait

 

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servir toutes ses ressources au mal. Tel est le bourreau qui la persécute, sans répit, avec une rage croissante et désespérée. Elle eut, hélas! le temps d'en expérimenter toutes les cruautés: son supplice ne fut pas de quelques nuits: il dura quarante ans !... et il se renouvelait deux ou trois fois par semaine, quelquefois dix, quinze et jusqu'à vingt nuits de suite.

Quant au théâtre de ces luttes, le pèlerin peut s'en rendre compte par lui-même, s'il va au Laus par le chemin qui vient de Gap. Arrivé sur la montagne, il rencontre d'abord la célèbre chapelle de l'Erable. De là il suit la route que l'Ange et Benoîte ont si souvent faite ensemble. Arrivé au sommet de la côte, il rencontre un modeste oratoire appelé l'Oratoire de l'Ange; c'est là que l'esprit céleste se posait comme un phare pour éclairer la marche de la sainte Bergère. A droite et à gauche se voient les croupes boisées où la généreuse victime devait périr de misère, les crêtes décharnées où elle était exposée à toutes les rigueurs de l'hiver; puis, un peu plus bas, les pentes où elle a roulé; les ravins, les broussailles qui embarrassaient sa marche. On devine les efforts qu'elle dut faire pour regagner sa pauvre demeure, au milieu des ténèbres, accablée de froid, de sommeil, l'âme navrée, le coeur rassasié de dégoûts, le corps meurtri et brisé, obligée de faire diligence, avec ses pieds nus et sanglants, pour achever sa retraite avant la fin de la nuit. Elle fut aussi transportée, comme déjà nous l'avons dit, sur le mont Saint-Maurice, où elle avait passé quelques beaux jours de son enfance, et sur le Puy-Cervier, vers Jarjayes, d'où le retour était plus long et difficile; mais c'est surtout au point le plus escarpé de la roche qui sépare le Laus de la Bâtie-Vieille qu'elle a été transportée fréquemment. C'est cet endroit que nos manuscrits désignent sous le nom de Roche où niche l'aigle.

 

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Cependant le démon, voulant en finir, la déposa un jour, non plus sur quelque sommet isolé, mais dans le champ qui est derrière le logis des prêtres et qu'un chemin seul sépare de celui-ci. Ce champ appartenait même à la chapelle, et, comme on était au mois de juillet, il était couvert de moissons. Satan la coucha donc à la renverse, au milieu des blés, dans un lieu assez rapproché du chemin pour que les passants eussent pu  entendre les plaintes de la Bergère , si toutes ses puissances n'eussent été liées; et il lui tint ce discours: « Cette fois, tu ne peux refuser de te donner à moi, car tu vois que tu es en mon pouvoir; nul ne pourra te tirer de là. On a beau crier, pleurer, se lamenter, courir de ci et de là, demander à tous ceux que l'on rencontre si on ne t'a pas vue, on ne saura jamais où tu es; tu ne sortiras pas d'ici, tu y mourras , à moins que

tu ne te donnes à moi. Crois-m'en: tu feras bien de m'obéir. Donne-toi à moi, et tu auras tout à souhait, rien ne te manquera. Si tu as un peu de bon sens, tu dois voir que j'ai sur toi un pouvoir absolu ; pour te le prouver, je ne t'ai point portée dans un bois ni dans un désert, où nul n'aurait pu te trouver, mais je te tiens exprès là, à deux pas du chemin et de la maison des prêtres, où les passants te pourraient entendre facilement, si je te permettais de parler ou seulement de soupirer. Mais encore une fois, tu mourras ici, si tu t'obstines à ne pas vouloir te donner à moi. » Hélas! les plaisirs et les menaces ne pouvaient guère toucher l'amante du Calvaire, qui avait bu à longs traits au calice amer du Sauveur. Elle ne répondit qu'en baissant les yeux avec résignation, invoquant de coeur les noms sacrés de Jésus et de Marie, et s'abandonna au bon plaisir de Dieu.

Mais le démon espère lasser sa patience : il ne la quitte pas d'un instant. Pas un moment de sommeil, pas un mouvement, pas la moindre nourriture,

 

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pas une goutte d'eau, quoique les chaleurs soient étouffantes. Quinze jours se passent dans cet état. Au milieu de son martyre, elle se plaint aussi de ne pouvoir prier… — Ame généreuse, vos souffrances ne sont-elles pas une assez belle prière?

Cependant on la cherche partout; on interroge les pèlerins; les prêtres du Laus la redemandent en pleurant à Marie. Benoîte entend souvent les plaintes dont elle est l'objet, mais elle ne peut ni se lever ni répondre un seul mot : et cela augmente son martyre. Bien plus, sa mère l'appelait de ravins en ravins avec une voix déchirante, à laquelle ne répondait que l'écho de la solitude. Cette voix arrivait jusqu'au coeur de la fille et y enfonçait le dernier trait.

Or, MM. Peythieu et Hermite passant près du champ du martyre, tout en causant de la disparition de la pauvre Bergère, celui-ci vit dans le champ quelques épis remuer. Il eut la curiosité d'y entrer pour voir ce que ce pouvait être. A peine a-t-il fait quelques pas qu'il aperçut une espèce de cadavre qui respirait encore. « Benoîte! Benoîte! » cria-t-il à son compagnon, qui accourut aussitôt. « Est-ce bien vous, ma soeur? » dit-il ensuite à la Bergère. Celle-ci le regarda d'un oeil languissant et ne dit mot: ce qui lui fit comprendre qu'elle était sous le domaine d'une puissance infernale. Il court donc à l'église, et revient avec un surplis, une étole, le rituel, le bénitier, et il exorcise la chère soeur. Le démon s'enfuit et Benoîte parle, mais d'un ton si bas qu'à peine on l'entend. Elle était délivrée de l'esprit, mais non de la souffrance; elle n'avait pas la force de se relever. Pâle, défaite, amaigrie, elle faisait peur à voir. On la prend et on la porte à l'église, où on l'assied un instant sur une chaise, car elle ne pouvait se tenir à genoux. Après une courte action de grâces, on la porte au logis d'en-haut (1), on la

 

(1) Aujourd'hui l'Hôtel Bertrand.

 

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place sur un lit et on essaye de la réconforter: on ne peut lui faire prendre qu'une demi-cuillerée de vin.

Le démon était décidé à la faire mourir: elle fut morte vingt fois, dans cette occasion , si l'Ange n'était venu la fortifier par ses encouragements en l'embaumant de ses parfums. Toutes les fois que l'esprit céleste visite la pauvre agonisante, le démon crie, tempête et hurle. « Je suis le premier, dit-il, et ce messager d'en-haut ne me ravira point ma proie. » Mais l'Ange rassure la patiente en lui disant. que Satan n'a de pouvoir que sur son corps, que sa volonté et toutes les puissances de son âme échappent à son empire. Ces paroles la réconfortent et l'enflamment pour Dieu d'une charité si grande que son martyre ne lui paraît pas trop rigoureux.

Un jour le docteur Gaillard lui demanda ce qu'elle préférait, des sacrés stigmates ou des tortures que lui faisait souffrir l'esprit infernal. « Hélas ! répondit-elle avec des larmes dans les yeux, quelle différence! Mes douleurs du vendredi ne revenaient qu'une fois par semaine, à temps réglé, et n'affligeaient que le corps ; mais le démon m'enlève au moment où je m'y attend le moins; je suis dans des transes mortelles jusqu'à ce qu'il se présente. Il vient à toute heure de la nuit, et me tourmente aussi bien dans mon âme que dans mon corps. » Puisque Dieu le veut ainsi, que sa sainte volonté soit faite. Je lui avais demandé quelque chose de semblable, il m'a exaucée.

Il semble que le persécuteur, après la défaite qu'on vient de voir, devait se lasser lui-même; il n'en fut rien. Le Sanctuaire de Marie ne continuait-il pas à être témoin de conversions nombreuses, auxquelles Benoîte contribuait par tant de moyens? Et, circonstance qui échappa peut- être à la sagacité de l'esprit mauvais aveuglé par la fureur, ces conversions étaient d'autant plus nombreuses que, par

 

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suite de sa méchanceté, une plus belle expiation s'accomplissait. Il recommence donc avec une recrudescence de rage ses persécutions nocturnes, pour ne plus les discontinuer. Une fois, ayant porté sa douce victime à la Roche où niche l'aigle, et l'ayant laissé tomber, elle se fit tant de mal qu'elle resta deux jours sans pouvoir revenir. L'Ange paraissait donc l'avoir oubliée; et, comme Jésus-Christ au Jardin des Oliviers, elle put demander au Ciel s'il l'avait abandonnée. Cette tristesse eût manqué à son supplice. Aussi désormais ne craint-elle plus rien. Trois fois Satan la transporte au seuil de l'enfer, pour lui faire voir ce que sont devenues les âmes pour lesquelles elle a prié. Les supplices des réprouvés lui firent répandre d'abondantes larmes, et elle ne voulut se consoler qu'en souffrant davantage: elle ne trouvait plus le démon trop méchant !

Son sacrifice devint même si beau, que des Anges, sous des formes nouvelles, vinrent y assister, non seulement pour la consoler, mais pour l'admirer. C'était, un jour, une blanche colombe qui l'encourageait à la prière; d'autres fois, de petits oiseaux qui chantaient , priaient et parfumaient l'air pendant qu'elle souffrait le plus. 'Lorsqu'elle revenait de la montagne, toute languissante et près d'expirer, ils se formaient en couronne sur sa tête et la suivaient sans rompre leurs rangs. Comme ils étaient lumineux, de temps en temps elle levait la tête pour les regarder. Un jour elle les voyait tout blancs, un autre jour tout rouges, et quelquefois les deux couleurs se trouvaient alternées dans la couronne. La couleur de la virginité et celle du martyre ne pouvaient mieux convenir autour d'une victime si pure et si éprouvée. Et les parfums que ces oiseaux mystérieux distillaient de leurs ailes en agitant l'air remplaçaient sans doute l'encens qui doit se rencontrer dans tout sacrifice, pour accompagner au Ciel les gémissements de la victime, ces prières de feu qui

 

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obtiennent tout de la divine miséricorde. Afin que la patiente n'oubliât pas que ses douleurs avaient de mystiques rapports avec la passion de Jésus-Christ, les oiseaux célestes chantaient, en l'accompagnant, les litanies de la Passion: Jésus flagellé, ayez pitié de nous; Jésus couronné d'épines, ayez pitié de nous, etc. D'autres fois ils chantaient les litanies du saint nom de Jésus. Et dans ces chants, ils formaient deux choeurs, comme les assemblées des fidèles : l'un prononçait le verset et l'autre le répons. Ainsi chantant , priant , embaumant , brillant dans les ténèbres, ils allaient avec la vierge depuis le désert jusqu'à sa cellule. Une nuit, ils entrèrent avec elle en grand nombre, et ils firent entendre des concerts si suaves qu'elle se croyait au Ciel.

 

CHAPITRE VII Benoîte et les Anges

 

« Il semble que ce chapitre soit épuisé, après tous les faits charmants qui s'y rapportent, et qui ont trouvé place dans le cours de cette histoire, depuis la trousse d'herbes ramassée sur le territoire de Valserres, pendant que la jeune fille est prise d'extase, jusqu'à ces couronnes d'oiseaux célestes, qui suivent l'héroïne dans ses nuits d'épreuves : il n'en est rien. Et en donnant de nouveaux faits, nous n'en épuiserons pas la liste (1). »

Si la vie de Benoîte s'est écoulée dans un commerce intime avec le monde surnaturel, on peut

 

(1) Histoire des Merveilles du Laus.

 

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dire surtout que les Anges ont été ses familiers. Gardiens d'abord de son berceau , ils ont veillé ensuite sur son enfance; puis, quand la Reine du Ciel eut daigné la choisir pour son ministre dans l'oeuvre qu'Elle voulait fonder au Luis, ils ont rempli près d'elle l'office d'ambassadeurs!

Mais ici, rien de cette réserve froide et calculée, rien de ces sous-entendus habiles, de cet égoïsme voilé qui font le caractère des légations dont s'honorent mutuellement les princes de la terre: tout y est abandon charmant, simplicité parfaite, dévouement sans bornes. Voyant combien elle était aimée de leur Souveraine, ils ne purent s'empêcher de l'aimer aussi. Ils la regardèrent comme une soeur: sa vie était si angélique! Elle, à son tour, les traita en frères: ils étaient si bons! Leurs relations devinrent si cordiales, si intimes, si fréquentes, qu'on aurait dit des frères et une soeur associés pour une oeuvre commune, l'oeuvre de la Sainte Vierge. Ils agissent toujours de concert. Ensemble ils prient, ensemble ils adorent le Saint-Sacrement, ensemble ils veillent à la propreté du tabernacle, ensemble ils chantent et méditent les litanies de la Passion, ensemble ils travaillent à la conversion des pécheurs. Dans ce but, le chapelet se dit en commun. Le frère dit le verset et la soeur répond. Si elle est recueillie pendant l'auguste sacrifice, il en parait tout heureux et lui sourit. S'il n'y a pas de prêtre pour la communier, il fait lui-même l'office du prêtre. Zélé pour l'âme de sa soeur, il est plein de sollicitude pour son corps : il veille sur sa santé et sur sa vie. Lorsque, dans son zèle ardent pour la conversion des pécheurs, elle excède à macérer ses membres par les disciplines et les chaînes de fer, il lui enlève ses instruments de pénitence et ne les rend que sur l'ordre de la bonne Mère, à qui la pieuse fille a porté sa plainte.

Le 11 avril 1687, Benoîte avait passé la nuit en

 

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prières. Vers le matin, il lui vint à la pensée de donner à manger à douze pauvres en l'honneur des douze apôtres. Pendant qu'elle ruminait cette idée, un oiseau blanc comme une colombe et petit comme un moineau vint se poser sur sa tête et l'embaumer de suaves parfums. Surprise de cette étrange visite, la pieuse fille quitte sa chambre pour se rendre à l'église: le petit oiseau la suit. Chemin faisant, il se penche à son oreille et lui dit avec l'accent d'une voix humaine: « Dans peu vous serez malade,, et vous aurez des croix: armez-vous de patience et préparez-vous. »

Quand le démon la transporte, la nuit, sur les rochers et la roule dans les ravins, l'Ange vient à son secours, la tire du danger et l'accompagne jusqu'à sa cellule, ou bien se transforme en flambeau mystérieux pour éclairer sa route. S'il l'escorte jusqu'au village, elle le congédie aux premières maisons par ces mots adorables : « C'est assez, bel Ange; maintenant je n'ai plus peur, adieu! »

Tandis qu'elle se débat sous les griffes de Satan, au fond de quelque abîme ou au sommet de quelque pic, un Ange garde sa cellule, et, lorsqu'elle est rentrée, il s'enquiert de ses blessures et lui indique des remèdes pour la guérir. Un soir elle s'aperçut, en revenant du désert, qu'un lambeau de son vêtement avait disparu: « Il sera resté, dit-elle, accroché à quelque buisson. » L'Ange lui promet de le retrouver; quelques instants après, en effet, il le lui rapportait. Un autre jour, il lui fit également retrouver des clefs dont elle avait un pressant besoin.

Dans l'occasion, ce fidèle gardien devient terrible: il arrache sa soeur, non sans peine, à la rage du démon. Il l'encourage ensuite à soutenir, sans défaillance, les luttes diaboliques, et, dans ce but, il lui indique deux armes invincibles, la prière et le signe de la croix fait avec l'eau bénite.

Si l'Ange demande à sa soeur des prières ou du

 

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sang pour la conversion de quelque grand pécheur, il vient ensuite la réjouir en lui racontant l'heureux résultat de ses efforts.

Il a pour elle les attentions les plus délicates: il lui ouvre un passage à travers les broussailles; il lui tend la main quand le torrent est débordé; il la porte si elle ne peut plus marcher. Il lui ménage meme quelques bonnes surprises. Une nuit, comme elle revenait du désert bien souffrante , harassée de fatigue, et qu'elle se reposait un instant sur une pierre, sa main rencontra un beau chapelet : l'Ange l'avait déposé là tout exprès, car il savait combien sa soeur aimait les beaux chapelets.

Un peu d'humeur vient quelquefois varier ces scènes touchantes. Le chapelet trouvé nous en rappelle un autre encore plus beau dont un gentilhomme lui avait fait présent. Les grains en étaient d'ambre très pur. La Bergère aimait ce bijou, — trop peut-être: son Ange le lui prit et le cacha. Mais tout ne fut pas dit: Benoîte en appela à sa bonne Mère, dont elle savait toute la tendresse. Ce ne fut pas en vain : Marie lui indiqua où elle trouverait son précieux chapelet.

Nous nous rappelons aussi qu'un jour l'Ange ayant repris sa soeur d'une légère impatience qui lui était échappée, elle lui répondit sans hésiter: « Bel Ange, si vous aviez un corps comme nous, nous verrions ce que vous feriez. »

Ce laisser-aller, Benoîte le pousse jusqu'à imposer silence à ses frères du Ciel. Un jour que la Mère de Dieu lui était apparue assistée de plusieurs Anges revêtus de formes enfantines, ceux-ci se mirent à lui parler avant que l'Auguste Vierge eût ouvert la bouche. Benoîte les écouta un moment avec bienveillance, puis , comme elle avait hâte d'entendre sa bonne Mère : « Taisez-vous, dit-elle, laissez parler notre Mère. — C'est par son ordre que nous parlons, » reprit l'un d'eux. — Marie termina le différend par un sourire maternel et en faisant à sa fille la communication qui motivait sa visite.

Benoîte n'en continue pas moins d'honorer les Anges comme les messagers et les ministres de la Reine du Ciel. Elle a pour eux toutes sortes de déférences, et quand ils signalent un pécheur qu'il faut avertir, elle obéit sur-le-champ et quoi qu'il lui en coûte. A leur tour, les Anges l'honorent comme l'enfant de Marie et s'étudient à lui être agréables. Une fois, pendant qu'elle dort, l'un d'eux lui passe au cou un superbe collier, dont les grains servirent ensuite à faire des chapelets, que les pieux directeurs conservèrent précieusement. « Cent fois pour une, dit M. Gaillard , quand ils la voient désolée par l'endurcissement des pécheurs , exténuée par ses pénitences ou brisée par la rage du démon, ils lui font entendre de ravissants concerts pour la consoler et la réjouir. »

Ces respects réciproques ne nuisent en rien à l'abandon de leurs rapports dans la vie privée. Benoîte confie tout à son bon Ange; elle le consulte en tout et ne craint pas de l'interroger sur les choses de l'autre monde. Celui-ci, de son côté, lui rend toutes sortes de bons offices; il l'aide de son mieux dans toutes les occasions, jusqu'à lui fournir un nouveau moyen d'exercer la charité, en lui apprenant à guérir les malades avec les plantes que nous foulons aux pieds. Il lui apporte aussi, à plusieurs reprises, un vin bénit qui opère des merveilles auprès des infirmes.

Plusieurs fois, Benoîte assiste à des processions d'Anges semblables à celle dont nous avons parlé plus haut, et qui avaient lieu dans l'église. La Reine des Anges présidait le saint cortège. Des chants suaves, de ravissantes symphonies, les aromes et les clartés des demeures éternelles remplissaient le Sanctuaire et le transformaient, pour un instant, en la Jérusalem céleste. Voici quelques-unes de ces

 

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visions merveilleuses telles que les racontent nos manuscrits.

Le 15 août 1698, entre sept et huit heures du soir, Benoîte, rentrée dans sa chambre, récitait pieusement les litanies de la Sainte Vierge. Tout à coup la Mère de Dieu lui apparut, escortée par quatre Anges semblables à de tout petits enfants. Une joie extraordinaire remplit l'âme de la Bergère et la ravit pendant quelques instants. Revenue de sa contemplation, elle entend de la bouche de sa bonne Mère ces paroles: « Ma fille, suivez-moi; je vais vous faire voir des choses que vous n'avez jamais vues et qui vous réjouiront beaucoup. » Au même instant, deux petits Anges se détachent du groupe céleste et viennent prendre la Bergère; les deux autres restent auprès de leur Souveraine, qui s'élève dans les airs. Benoîte, à son tour, se sent enlevée dans l'espace à la suite de la Mère de Dieu. Son ascension durait déjà depuis assez longtemps, lorsqu'elle entendit un choeur angélique qui chantait les litanies de la Passion. Ces invocations: « Jésus méprisé, Jésus baffoué, Jésus crucifié, etc. » redites par des voix d'Anges , remplissaient son âme d'une ineffable compassion, mêlée d'une joie également indicible. Ces esprits bienheureux avaient encore d'autres chants qui la ravissaient de même, mais elle ne put les retenir.

A cette harmonie qui exaltait son âme, vinrent se joindre les suaves parfums exhalés par la Reine du Ciel et par ses Anges, et la Bergère en était enivrée. Ces joies qui n'avaient plus rien de terrestre furent néanmoins troublées, mais pour un instant seulement, par une préoccupation qui venait d'en bas et que produisait l'instinct de la conservation. Se voyant élevée à des hauteurs qu'elle ne pouvait plus calculer, la pauvre fille fut un moment sous l'impression de la peur. « Où es-tu? se disait-elle. Si ces deux petits angeons n'avaient pas la force de te

 

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porter, car tu es grande et pesante! Et s'ils te laissaient tomber, que deviendrais-tu ? » La bonne Mère la voyant dans ce trouble lui dit: « N'appréhendez pas , ma fille, vous ne tomberez pas. » Cette parole la rassura , et , désormais sans inquiétude, elle poursuivit le reste de sa route à travers les espaces, éclairés par les splendeurs de l'auguste Vierge.

Après un temps qu'elle ne put évaluer, elle arrivait aux portes du paradis. Ces portes, au nombre de six, étaient faites de pierres précieuses de couleurs variées et étincelantes : l'oeil de Benoîte en était ébloui. Un personnage vêtu de pourpre se présente devant la Souveraine du Ciel, salue avec une profonde révérence et ouvre la porte de la céleste Jérusalem. Une foule immense s'offre à la vue de la Bergère. « Voilà bien du monde, dit-elle à sa bonne Mère. — C'est le peuple de mon Fils, répond la Mère de Dieu, et vous en verrez bien davantage. — Si c'était de votre bon plaisir, ma bonne Mère, je voudrais bien rester ici. — Il n'en est pas encore temps, ma fille. » Pendant ce colloque, les deux Anges qui avaient escorté la Sainte Vierge et ceux qui avaient porté Benoîte se retirèrent et laissèrent les deux saintes voyageuses parcourir à pied les immenses parvis du Ciel.

L'heureuse fille nageait dans des flots de lumière et entendait des harmonies enivrantes , en traversant les phalanges des bienheureux. Ceux-ci lui paraissaient plus éclatants que des soleils: ils étaient assis sur des trônes environnés de splendeur et de gloire ; leur tête était nue et leur chevelure blonde; la jeunesse brillait au front de tous et ajoutait à leur beauté. De temps en temps, ils se levaient de leurs sièges dorés, puis ils se rasseyaient en chantant les louanges de l'Eternel. Lorsque la Reine du Ciel passait près d'eux , ils la saluaient avec amour et vénération et souriaient à son heureuse compagne. Parmi ces bienheureux, Benoîte reconnut MM. Peythieu

 

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et Hermitte, ses deux directeurs d'autrefois, qui, depuis, avaient quitté la terre et y revenaient par intervalles pour la visiter et la consoler. Ils la regardèrent, au moment où elle passait, avec une paternelle tendresse et la saluèrent du plus bienveillant sourire. Elle eut aussi le bonheur de contempler dans cet océan de gloire sa digne mère, ainsi que plusieurs de ses parents, de ses amis et des personnes de sa connaissance. La vue de ces âmes si chères suspendit un instant sa marche: elle aurait, voulu parler, mais Marie l'entraîna plus loin, en lui disant : « Suivez-moi, ma fille. »

Bientôt elle vit trois rangs de trônes ruisselants de lumière, éblouissants d'or et de pierreries et placés les uns au-dessus des autres en forme d'amphithéâtre. « Au rang le plus élevé sont les martyrs » vêtus de rouge, lui dit sa divine conductrice; au second, les vierges qui ne sont pas martyres , habillées de blanc, et au troisième, la foule des bienheureux revêtus de diverses couleurs. » Plus loin ,et au centre du Paradis, autant qu'elle put en juger, — car tant de splendeur l'éblouissait, — elle vit un trône plus élevé que les autres, et si éclatant de pierreries qu'elle ne put distinguer celui qui y était assis. Une multitude d'Anges vêtus de gloire l'environnaient. En passant devant ce trône, Marie se prosterna et adora; puis elle continua sa route dans les régions éternelles.

Tout près de ce tribunal, où les yeux mortels de Benoîte ne purent apercevoir l'Eternel, ils distinguèrent un arbre magnifique, par ses énormes proportions et sa ramée. Sa tête s'élevait à une hauteur prodigieuse et ses branches s'étendaient au loin. Les feuilles étaient d'or et les fruits semblables à des pommes rouges. Benoîte volontiers en eût cueilli un, mais le respect la retint: « Voilà bien un bel arbre, dit-elle à sa bonne Mère. — C'est l'arbre de vie, répond l'auguste Marie. »

 

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Cependant, la nuit s'était faite sur la terre et déjà touchait à son terme. Le même cortège qui avait enlevé au Laus sa sainte Bergère la lui rendit. Les deux Anges chargés de la porter la déposèrent au pied des rampes du Laus, sur le chemin de l'Ermitage. « Allez sans crainte, » lui dit la Mère de Dieu. Il n'était pas jour encore, mais la Bergère put néanmoins rentrer sans encombre dans sa cellule, car l'éclat de la Vierge immaculée éclairait sa route comme l'aurait fait un soleil de midi.

Ravie d'admiration de tout ce qu'elle avait vu et entendu. enivrée de joie et de consolation. Benoîte passa quinze jours dans une sorte d'extase, sans prendre aucune nourriture. Mais ces sentiments étaient trop vifs pour ne pas se trahir. Bientôt on les remarqua. Chacun se demandait quelle grande grâce elle avait reçue: on la suppliait, mais en vain, de s'expliquer ; elle aurait voulu rendre gloire à Dieu, mais elle craignait d'en tirer vanité. Un jour cependant, tandis qu'en repassant le linge de l'église elle causait avec ses compagnes des joies du Paradis, quelques mots relatifs à ce qu'elle avait vu lui échappèrent. C'en fut assez : une des femmes qui étaient là rapporta le fait au confesseur de Benoîte, qui lui commanda, pour la gloire de Dieu et au nom de la sainte obéissance, de dire ce qui s'était passé. Elle raconta alors, non sans beaucoup d'hésitation et d'embarras, ce qu'on vient de lire.

Une telle faveur devait avoir son contraste.

Afin de faire mieux apprécier à Benoîte le bonheur du ciel et de lui inspirer une crainte plus vive de l'enfer, comme aussi une plus tendre compassion pour les pécheurs , Dieu permit que cette sainte fille fut, par trois fois, transportée par Satan aux portes de l'abîme. L'infernal séjour est constamment rempli des ténèbres les plus épaisses, mais Dieu l'éclaire afin que la pieuse Bergère puisse en voir toutes les horreurs. Là, les démons et les réprouvés, en nombre incalculable, lui apparaissent avec le signe de

 

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la malédiction au front et voués aux plus affreuses tortures ; ils sont plongés jusqu'à la ceinture dans des étangs de soufre et de feu ; elle entend leurs grincements de dents, leurs cris de rage et de désespoir. Ce spectacle lui arrache des larmes de douleur et d'effroi ; elle en serait morte si deux Anges n'étaient venus la tirer de là et l'emporter dans sa cellule. Depuis ces affreux voyages, elle ne peut penser à l'enfer sans en frémir, et quand elle tombe malade, elle pleure à chaudes larmes en y songeant.

Mettant à profit ces bonnes dispositions, l'Ange l'engage à redoubler de zèle pour la conversion des pécheurs, afin de les empêcher de se précipiter dans ces flammes dévorantes.

Quelque lasse que vous soyez, dit-il, priez toujours pour les pécheurs, dussiez-vous ne dire que cinq pater. » Nous savons comment la pieuse fille obéit à ces pressantes invitations.

La veille de la Toussaint de l'année 1699, vers mi-nuit, Benoîte va à la Croix-d'Avaneon et s'y met en prière. Bientôt elle est ravie en extase et se trouve au milieu d'une multitude d'Anges, dans un lieu éclairé par des milliers de cierges. Là son oeil contemple des merveilles et son oreille entend des harmonies qu'elle ne peut traduire en langage humain : « C'était si beau qu'elle ne savait comment le dire. » Puis les esprits bienheureux se mirent à chanter les litanies de la Passion; l'un d'eux disait l'invocation et les autres répondaient. Benoîte répondait aussi, et son coeur se remplissait d'un tendre amour de compassion. En même temps, tous ses sens étaient comme enivrés par les parfums exquis qu'exhalaient les esprits célestes.

L'extase dura jusqu'au matin. La fraîcheur de la nuit n'avait eu aucune prise sur ce corps transporté dans les sphères d'un autre monde. Sa figure était transfigurée et radieuse, comme au sortir d'un entretien avec la Mère de Dieu.

Le 25 décembre de l'année 1700, après l'office de

 

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minuit, Benoîte était restée seule dans la chapelle. Bientôt elle vit l'église se remplir d'une multitude d'Anges qui arrivaient dans un ordre parfait et se mettaient à marcher en procession. Un étendard magnifique, émaillé de toutes sortes de fleurs, les précédait. La moitié d'entre eux était habillée de blanc et l'autre de rouge; chacun avait un flambeau à la main. La Bergère en prit un aussi à l'autel et se mit à suivre le céleste cortège. Trois fois ils firent le tour de l'église, à l'intérieur, avec des chants .pleins d'une ravissante harmonie. Ils chantaient le Gloria in excelsis, et cette antienne composée pour la circonstance : « Béni soit le Père céleste qui a choisi ce lieu pour la conversion des pécheurs; que le Seigneur bénisse tous ceux et celles qui viendront ici l'adorer. »

Benoîte ne comprenait pas le Gloria in excelsis : un Ange eut la bonté de le lui traduire en français. La pieuse fille le remercia et continua de suivre la procession, les mains jointes, et répétant par intervalles cette parole de componction: « Mon Dieu, faites-moi miséricorde. » — « Dieu vous la fera, » lui dit un Ange.

Quand tout fut fini, l'un des esprits célestes dit à la Bergère: « Fille , vous désirez ardemment certaine vision, mais vous ne verrez pas, cette fois, votre bonne Mère; prenez patience. — Si je n'ai pas l'honneur, répondit-elle, de voir ma bonne Mère, j'ai le bien de vous voir, vous, bel Ange! et cela me suffit. » Là-dessus, elle salue avec une profonde révérence. L'Ange disparaît avec ses compagnons, et Benoîte reste seule. Du dehors on apercevait à l'intérieur une grande lumière, et de suaves parfums s'échappaient de toutes parts , quoique l'église fût fermée.

Voici une autre procession non moins admirable; mais cette fois elle a lieu en plein air, et ce sont les âmes du purgatoire qui la font. Le soir de la fête de

 

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tous les Saints 1702, à l'heure où les cloches tintent le glas funèbre, Benoîte, seule au pied de la Croix-d'Avançon, priait pour les âmes du purgatoire. Le charme mélancolique de cette veillée l'avait gagnée, et elle ne songeait plus à rentrer au village. Vers minuit, elle aperçut, du côté de la vallée, une nuée épaisse, longue d'un quart de lieue, et qui se dirigeait du côté du saint vallon. C'étaient des âmes, en nombre infini , revêtues de formes humaines , tenant en main un flambeau et marchant en ordre de procession. Deux Anges étaient en tête du cortège: ils chantaient les litanies des Saints; et les bienheureux répondaient aux invocations. Au moment où les guides arrivaient au-dessus de sa tête, elle les interpelle par ces mots : « Voilà bien des âmes, beaux Anges! — Vous ne les voyez pas toutes, répondirent-ils; il y en a beaucoup d'autres dispersées dans les airs. » Aussitôt elle entend les bienheureux qui lui disent: « Nous allons au Sanctuaire adorer Dieu et remercier notre bonne Mère, notre avocate et notre protectrice. De là, nous irons au ciel jouir de la gloire éternelle. » Benoîte, toute consolée par cette vision, continue de bénir Dieu et se retire peu de temps après.

Déjà, en 1666, elle avait vu une semblable procession ; seulement alors sa bonne Mère tenait la tête du cortège , et les âmes rendaient témoignage à l'oeuvré qu'elle avait fondée. « Pendant notre vie, disaient-elles, nous sommes venues prier ici avec confiance, et la Mère de Dieu nous délivre en ce beau jour. Avant de nous ouvrir les portes du paradis, elle nous conduit dans son Sanctuaire pour y rendre grâces à Dieu. »

Il est donc vrai de dire que l'heureuse Bergère vivait avec les esprits célestes. Elle avait avec eux la simplicité, la candeur, la confiance, l'abandon d'un enfant au sein de sa famille. Eux, à leur tour, se faisaient petits pour la captiver davantage. C'était

 

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souvent sous les dehors de l'enfance qu'ils lui apparaissaient. Aussi, un jour, apercevant plusieurs des ces bienheureux esprits debout sur le mur qui bordait le chemin où elle passait, elle leur tendit la main: « Petits Anges, dit-elle ingénûment, voulez-» vous que je vous aide à descendre? » Une autre fois, elle en prit un dans ses bras et le garda quelques instants. Le jour de son ravissement au Ciel, elle craignait d'être un fardeau trop lourd pour les jeunes et délicates épaules qui la portaient.

Enfin, ces bons rapports entre l'Ange et la Vierge furent cimentés par le temps, car ils durèrent autant que la vie de la Bergère. Ils avaient commencé au berceau, ils ne finirent qu'au cercueil.

 

CHAPITRE VIII Benoîte et les Bienheureux

 

Familière avec les Anges, Benoîte l'a été aussi, en quelque sorte, avec le Ciel tout entier. Nous ne parlons pas de Notre-Seigneur, qui lui apparut souvent sur la Croix, plusieurs fois dans la sainte hostie, et qui vint un jour la consoler au temps des persécutions diaboliques. Après ces visions qui furent pour la Bergère une source féconde d'extases et de ravissements, nous rappelons, en passant, celles de la Sainte Vierge, qui avaient presque autant de charmes. La désolation, les tristesses dans lesquelles elle vivait quand les apparitions se faisaient attendre, prouvent combien elle était heureuse d'en être favorisée. Son bonheur éclatait sur sa figure et se trahissait même par les parfums qui s'échappaient

 

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alors de ses vêtements et de toute sa personne: « Ah! disait-elle, j'aime bien mieux voir une seule fois ma bonne Mère que de voir tous les Anges du paradis. » Eh bien! elle l'a vue et entendue, sa bonne Mère, non seulement une fois, mais des certaines de fois.

Elle l'a vue à Saint-Etienne, au vallon des Fours, tous les jours pendant quatre mois; au coteau de Pindrau, le 29 septembre 1664; sur l'autel de la chapelle de Bon-Rencontre, qui est devenu le trône de ses miséricordes; dans sa pauvre chambre très souvent, et notamment le 15 août 1698, et le jour de sa mort; à Embrun, enfin, sur l'autel majeur de la Métropole, le 30 juin 1669. Et, partout où elle l'a vue, elle a eu aussi l'insigne honneur de l'entendre et de traiter avec Elle des graves intérêts de la gloire de Dieu et du salut des âmes. Qui dira les ineffables entretiens qui ont lieu entre la Reine du Ciel et l'humble Bergère des Alpes, et combien Marie est bonne à l'égard de cette enfant de la terre !... Elle l'aime comme son enfant, ne lui parlant jamais qu'en lui disant « ma fille. » A ce titre, elle la comble de caresses, jusqu'à lui présenter sa main et à la faire reposer sur son manteau. C'est elle qui se charge de l'instruction et de l'éducation de l'heureuse enfant. En trois leçons, elle lui apprend ses litanies, l'oraison et l'amende honorable du Saint-Sacrement; en peu de jours elle l'instruit des plus sublimes vérités de la religion, la forme aux plus difficiles vertus et la lance dans la voie des conseils évangéliques. C'est elle aussi qui la dirige dans toute sa conduite, déterminant l'emploi de son temps et réglant ses prières, ses aumônes, ses jeûnes, ses veilles et toutes ses mortifications. Et pour l'encourager à tant d'héroïsmes, elle la ravit par l'éclat de sa douce majesté, l'embaume de ses parfums et lui fait ressentir les avant-goûts du ciel dans le célèbre ravissement du 15 août 1698.

 

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Et ces faveurs se sont prolongées pendant cinquante-quatre ans ! Elles se sont renouvelées tous les jours, pendant les quatre premiers mois ; et si elles n'ont pas été aussi fréquentes ensuite, elles étaient encore au moins mensuelles, puisque leur privation d'un mois entier était considérée comme une pénitence: « Puisque vous n'avez pas averti ce pécheur, vous passerez un mois sans me voir, » dit un jour la bonne Mère. Vers la fin de la vie de sa fille, cette bien-aimée Souveraine crut même devoir rendre plus rares ces grâces, afin de lui faire parcourir tous les genres de sacrifices ; et cependant elle ne passa jamais une année entière sans se faire voir. Et, lorsqu'arriva le dernier jour du pèlerinage de son enfant, Elle vint la consoler sur sa couche de douleur et, en bonne Mère, recevoir son dernier soupir.

Nous voudrions bien savoir sous quel costume, avec quelles parures, Benoîte voyait la Mère de Dieu; comment, dans la forme divine, étaient réparties les couleurs consacrées à la Reine des vierges et des martyrs; puis l'or, les perles, les diamants qui conviennent à la Souveraine des cieux. Nous voudrions savoir cela, non par curiosité vaine, mais afin de pouvoir, quand nous pensons à elle, nous la représenter, à notre tour, par une peinture fidèle que nous ne saurions imaginer nous-mêmes. On a bien dû interrroger Benoîte à cet égard. Nos manuscrits toutefois n'en disent que bien peu de chose. Il n'est parlé qu'une seule fois d'une robe d'or et d'une magnifique couronne , sans autres détails. Plus court encore est le narré de la célèbre apparition qui eût lieu dans la métropole d'Embrun. Marie « était en reine, parce que l'église était royale »: c'est bien peu, et c'est tout. Cependant, de ce que la Sainte Vierge apparut en reine dans une circonstance particulière, on peut inférer qu'elle se montrait d'autrefois différemment, et qu'elle variait ses

 

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ajustements et son aspect selon les circonstances. Ainsi s'étend pour nous le champ des conjectures. Et si Benoîte a raconté à quelque confident toute la beauté du spectacle dont elle a joui, le souvenir s'en est perdu. Il se peut aussi qu'elle. ait passé légèrement sur la forme , les couleurs et les parures , éblouie qu'elle devait être par la face radieuse de la céleste Dame. Il est dit, en effet, que sa figure était si lumineuse et si belle, que l'humble servante « en serait tombée pâmée, » c'est-à-dire évanouie, si, tout aussitôt , de douces et aimables paroles ne l'eussent fait revenir à elle. Voilà donc le caractère dominant de toutes les apparitions de la Sainte Vierge à sa Bergère: une radieuse beauté et une ineffable tendresse. C'est aussi ce qui satisfait le mieux notre esprit, faute d'image (1). »

Benoîte fut aussi réjouie ici-bas par la vision du chaste époux de la Sainte Vierge, le glorieux saint Joseph. Pendant six fois elle reçut cette faveur. Fille bien-aimée de Marie, aurait-elle pu être une étrangère pour le saint Patriarche? N'est-il pas naturel aussi que la Bergère associât dans son coeur l'amour de Joseph à celui de Marie?

« Benoîte s'adressait donc à saint Joseph avec la confiance et l'abandon d'une fille envers son père bien-aimé. Le saint ne se laissait pas vaincre en générosité et récompensait une si tendre dévotion par les faveurs les plus signalées. Aux heures de la souffrante et des mortelles angoisses , l'auguste protecteur apparaissait à sa pupille et l'encourageait à la patience. Lorsque Benoîte n'était encore que bergère, il se contentait de lui recommander le soin de son troupeau. Conseil bien simple, assurément, mais, avec la patience dans les épreuves et le fidèle accomplissement des devoirs de son état, on peut arriver au faite de la perfection. N'est-ce pas là ce

 

(1) Histoire des Merveilles du Laus.

 

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que Joseph a pratiqué à Bethléem , en Egypte, à Nazareth ?...

« Benoîte était un jour dans l'église d'Avançon. Une femme chrétienne l'avait priée de tenir son enfant sur les fonts sacrés du baptême. On semblait, dans le pays, se disputer le bonheur de la donner pour marraine aux nouveaux-nés, tant la sainte fille inspirait de sympathie et de confiance! Or, au lieu de prendre part au festin qui suivit la cérémonie du baptême, Benoîte se rendit à l'église pour y prier. Le patron du village, saint Gervais, lui apparut et lui recommanda de bien prier pour la conversion des pécheurs. Sans doute, la pieuse marraine n'oublia pas, en ce moment, les parents et amis du filleul, car, alors déjà, la cérémonie du baptême était trop souvent une occasion de désordre et de scandale. — Pour un ange qui sourit au berceau de l'innocence, combien d'esprits immondes ricanent autour de la table !... (1). »

Le 4 décembre 1678, la Mère de Dieu apparaît à la Bergère, assistée de deux bienheureuses également revêtues de gloire , mais dont l'une portait urne couronne d'épines et l'autre une couronne de fleurs. « Ma fille, dit la bonne Mère, si vous voulez une couronne dans le ciel, il en faut porter une d'épines sur la terre. » Benoîte comprit et courba la tête dans un acte de résignation à la volonté du ciel, Mais ces deux vierges, dont Marie avait fait ses compagnes, qui étaient-elles? La pieuse fille voulut le savoir; son bon Ange lui apprit que c'étaient sainte Barbe et sainte Catherine de Sienne.

Benoîte eut le bonheur aussi de n'être pas délaissée, même après leur mort, par les deux saints directeurs qu'elle avait eus sur la terre. MM. Peythieu et Hermitte partagèrent , avec d'autres bienheureux, le soin de la visiter. Elle avait d'autant

 

(1) Soeur Benoîte, par M. Juge.

 

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plus besoin de leur appui qu'ils n'avaient pas été remplacés dans leur zèle et leur foi. Elle était donc comme orpheline: c'est pourquoi ils s'empressent auprès d'elle avec une tendresse toute paternelle. Lui apparaissant au commencement de 1693, M. Peythleu l'encourage à la lutte en lui faisant voir la couronne qu'il porte sur la tète. « C'est, dit-il, la récompense » de ma patience. » Il est vrai qu'il manquait à cette couronne une fleur, et le saint n'hésita pas à avouer que c'était une vertu qui lui avait fait défaut: c'était dire à la pieuse fille qu'elle devait faire tout au monde pour que la sienne fut complète. Dans une autre circonstance, le saint prêtre, la voyant lutter avec le sommeil , lui fait entendre ces bonnes paroles : « Reposez-vous, chère enfant, dormez, il n'est pas jour encore. » Ne dirait-on pas que le bienheureux venait de temps en temps partager avec l'Ange gardien la douce mission de veiller sur le sommeil de la chère âme! Un peu plus tard, le 22 avril, la voyant exténuée par ses mortifications et un jeûne trop prolongé, il l'obligea à prendre quelque nourriture pour ne pas s'exposer à tomber dans le délire. Benoîte remarqua que ce qu'elle mangea alors avait un goût plus exquis que d'habitude. Une autre fois, il l'encourage à tout faire et à tout souffrir pour la gloire de Dieu , sans s'inquiéter des jugements humains, l'assurant qu'à la fin tout le monde lui rendra justice. En 1696, il lui apporte une quantité considérable de médailles rouges , représentant Notre-Seigneur, la Sainte Vierge et plusieurs saints, car il savait combien la pieuse fille était heureuse de pouvoir distribuer des médailles.

M. Hermitte, à son tour, apparut plusieurs fois à la sainte Bergère. Le 24 août 1693, Benoîte avait communié en l'honneur du patron de son directeur: vers minuit, elle entend quelqu'un qui marche dans sa chambre, et, en même temps, elle sent une odeur très suave et une main qui caresse légèrement sa

 

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joue. C'était le saint prêtre, mort depuis peu, qui venait la remercier de tout ce qu'elle avait fait pour le tirer bien vite du purgatoire. Quelques années après, au plus fort des persécutions jansénistes, il se montra de nouveau: « Ma fille, dit-il, on voudrait vous ôter du Laus, mais priez, et Dieu ne le permettra pas. » Ce disant, il disparaît. La sainte fille veut le suivre. « Il n'est pas encore temps, dit le bienheureux; patience , il faut souffrir encore. » Souffrir, c'était, en effet, la seule consolation qui restait à Benoîte sur la terre.

 

CHAPITRE IX Privilèges de Benoîte. — Intuition des consciences

 

La Sainte Vierge n'entoura Benoîte de tant d'amoureuses tendresses que pour en faire le digne instrument de ses miséricordes. A cet effet, après l'avoir enrichie des grâces les plus insignes et ornée des vertus les plus rares, elle lui communique les privilèges les plus remarquables ; intuition des consciences, don de prophétie, pouvoir des miracles , rien ne fut épargné pour faire de l'humble Bergère la digne coopératrice de la Mère de Dieu dans l'oeuvre admirable de la conversion des pécheurs.

Le Laus avait été choisi pour l'exécution de ce dessein; il ne s'agissait que d'y attirer les pécheurs et les faire tomber dans les pièges préparés par la divine miséricorde. Déjà l'aimable Mère de Dieu avait, dans ce but, multiplié les prodiges de tout genre. De plus, la solitude délicieuse du sacré vallon

 

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invitait, à son tour, les âmes troublées par le remords à s'arracher aux bruits du siècle, aux charmes du vice, aux sollicitudes de la vie, pour se mettre en présence d'elles-mêmes et écouter avec attention la voix de Dieu.

Puis, arrivé au Laus, ce n'était pas le Dieu terrible du Sinaï qu'y trouvait le pauvre pécheur, mais la Mère de miséricorde. Et celle-ci parlait, non plus comme Jehovah sur la montagne sainte par les foudres et les éclairs, mais par des miracles d'indicible tendresse. Elle transmettait non point des préceptes, mais de maternelles admonitions; et son ministre n'était pas un homme au visage sévère, à la parole dure, mais une douce et candide enfant du village.

Il semble qu'il y avait là de quoi inspirer aux âmes même les plus coupables la plus large confiance , et les amener, par conséquent, à faire ces aveux auxquels le Ciel répond toujours par le pardon. Et néanmoins la Sainte Vierge avait prévu que, pour un certain nombre de pécheurs , ce ne serait pas assez. Enervés par de vieilles habitudes, fascinés par les charmes de la passion, effrayés par les luttes futures, subjugués par le respect humain, enchaînés par la complicité, ils n'auraient peut-être jamais la force d'âme nécessaire pour prononcer, le mot fatal qui aurait procuré leur délivrance: eh bien! ce que n'auraient pu faire ni Io silence du désert, ni la grande voix des prodiges, ni les ineffables tendresses de la Mère de Dieu, un mot de la Bergère le fera. Elle regarde d'un oeil compatissant dans la conscience du coupable et en dévoile les plaies les plus secrètes, et aussitôt le charme mauvais est levé: le malheureux pécheur n'hésite plus à montrer au prêtre les misères que l'humble fille vient d'étaler à ses yeux.

« Le don de lire dans les consciences est assez fréquent dans l'histoire des saints. Jean de Sagonte,

 

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sainte Colette, sainte Thérèse, sainte Julienne, saint Thomas-d'Aquin, frère Olympe et beaucoup d'autres le possédaient. Le cardinal Fachonetti, de Sinigaglia, avait envoyé une lettre à saint Joseph de Cupertino par un de ses domestiques ; à peine le saint eût-il aperçu ce dernier qu'il lui dit d'un air sévère : « Comment, mon fils, tu sers un si noble maître, et tu n'as pas honte de sortir avec une figure aussi sale? Va donc te laver. » Le pauvre homme ne savait que penser, car il s'était lavé le matin, et il n'avait rien fait depuis qui eût pu lui salir la figure; mais, en réfléchissant, il pensa que le saint pouvait bien avoir eu l'intention de lui parler des souillures de son âme. Il fit donc une bonne confession et alla ensuite chez le saint prendre la réponse qu'il devait porter à son maître: le saint l'accueillit avec joie, le caressa et lui dit: « Te voilà propre, maintenant; lorsque tu es venu, tu étais noir comme un Maure. »

De tous les saints personnages qui ont possédé le don de lire dans les coeurs, aucun ne l'a exercé si longtemps et n'en a fait un si grand usage que notre Bergère. C'était sa mission, et quelle mission, au milieu de pareils concours ! Le privilège de mettre à nu les consciences était, entre ses mains, la petite pierre qui renversait les Goliath, et la ruse aimable imaginée par la plus tendre des Mères pour vaincre les dernières répugnances des pauvres pécheurs.

Les uns sont retenus par la difficulté réelle de se rappeler en détail les égarements d'une longue vie passée loin de Dieu, et par le déplaisir, non moins vrai, de reporter la vue sur un côté de leur existence morale qu'ils voudraient tant oublier. Benoîte se charge de leur examen, et les apprivoise avec le triste spectacle de leurs péchés, en en faisant elle-même la revue.

Mais il y a des péchés qu'on n'oublie jamais; comme ce sont ceux, précisément, qui blessent le plus la dignité humaine, on aime mieux en porter

 

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le poids, en subir le remords , que s'en délivrer par un aveu : tant il est vrai que la honte est déjà un grand châtiment. Flanquée de vanité et de pudeur, la honte, chez la femme, lui ferme fatalement la bouche, si elle oublie un seul instant que la scène se passe entre elle et Dieu. L'ombre, le mystère du saint tribunal n'y fait rien ; les tortures de la conscience et l'effroi de l'enfer ne suffisent pas toujours pour la déterminer à l'aveu ; elle se confesse et passe sous silence son péché secret, non sans en gémir. Dans la même misère, l'homme abandonne la confession et cherche à se distraire. Mais Benoîte n'avait pas besoin d'aveu pour connaître les plaies du coeur; elle les voyait… puis elle les nommait. Or, en les nommant, elle brisait le charrue mauvais. Le mystère était dévoilé; le coupable, se voyant accusé par une jeune fille qui le plaint, loin de le mépriser, comprend tout ce qu'il peut attendre du ministre des miséricordes de Dieu. S'accuser lui-même et au plus vite est devenu un besoin; plus d'hésitation, plus de retard ; il va, il court, se jette aux pieds d'un prêtre , et c'est par le funeste secret qu'il commence la confession de ses fautes.

Benoîte ne sait pas lire dans un livre, mais elle lit clairement dans la conscience des hommes et en découvre tous les secrets; le passé, le présent, les lieux, les personnes, les circonstances, les moindres détails, elle voit tout comme dans un miroir, en remontant jusqu'à l'enfance. Elle connaît beaucoup mieux une âme que cette âme ne se connaît; aussi lui arrive-t-il souvent de rappeler au coupable des circonstances qu'il a complètement oubliées. Ce labyrinthe qu'on appelle conscience n'a rien d'embrouillé pour elle; elle en suit tous les détours, et les fait suivre sans peine au patient qu'elle replie sur lui-même. Ce don remarquable est si connu du public qu'on prend l'habitude d'aller lui demander, après s'être confessé, si on n'a rien oublié. Des prêtres,

 

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accoutumés à scruter les consciences des autres, ne craignent pas de subir cette épreuve : un chanoine de Gap, après avoir fait une confession générale, reçut, les mains jointes, l'examen supplémentaire qu'elle lui fit, et retourna se confesser avec un tel bonheur, qu'il y associa les personnes qui se trouvaient sur son chemin, en leur racontant ce qui venait de se passer.

M. Gaillard, qui rapporte ces choses, se donne lui-même pour exemple. Ecoutons-le : « Mgr de Genlis m'avait fait l'honneur de me communiquer une ordonnance qu'il se proposait de publier; je pris la liberté d'y ajouter un article que Sa Grandeur accepta. L'un des prêtres du Laus (c'était l'époque des jansénistes) ne trouvant pas cet article de son goût, m'en témoigna son mécontentement avec mauvaise humeur. J'eus avec lui une discussion un peu vive. Le lendemain, je voulais dire la messe: ne pouvant me rappeler tout ce qui s'était passé le soir, je priais Benoîte de me dire les péchés que j'avais faits la veille. Elle me fit remarquer douze péchés véniels, entr'autres un de mensonge, que j'abhorre beaucoup. Je les écrivis ; malheureusement , je les ai perdus, sans quoi je les aurais déclarés ici pour ma confusion et le don qu'a cette sainte fille de lire dans les coeurs. »

Voici d'autres faits : « Au mois de mars 1669, Benoîte était malade à Saint-Etienne et avait perdu toute connaissance. Le chirurgien Manenti, dont la mère demeurait au château de Jarjayes, me rencontra — c'est M. Peythieu qui parle — au moment où j'allais visiter la malade, et me pria de la lui laisser voir, car il ne l'avait jamais vue: Benoîte non plus ne le connaissait pas. Je consentis volontiers à ce qu'il m'accompagnât. La malade était couchée dans une alcôve fermée par un linceuil en guise de rideaux, de plus, elle avait les yeux complètement fermés. Néanmoins, au moment où nous mettions le pied

 

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sur la porte, elle se mit à crier : « Je ne veux pas » qu'un chirurgien me touche. » Je le fis asseoir sur un coffre qui se trouvait près du lit; et aussitôt elle commença à lui déchiffrer toute sa vie; ce qui lui fit grand plaisir, quoique ce fût en ma présence. Puis elle lui dit: « Allez-vous en au Laus faire votre confession générale. » Le chirurgien promit et tint parole. Bien lui en prit, car il mourut quelque temps après. La conversion avait été sincère, car, avant de quitter sa mère, il lui avait fait promettre de faire comme lui et d'être bien dévote envers la Sainte Vierge. La bonne femme suivit ce pieux conseil, et désormais visita souvent la sainte chapelle. »

Une jeune fille de quinze ans se fait confectionner un habit de religieuse, et défend à son tailleur d'en rien dire. Sous ce travestissement, elle arrive, sept ans après, au Laus : Benoîte la démasque, l'invite à quitter cet habit et à changer de vie, si elle ne veut se perdre. La malheureuse se moque des avis charitables de la Bergère et part pour Rorne, où elle se livre à toutes sortes de désordres. Quinze ans après, elle revient au Laus, de compagnie avec un misérable aussi coupable qu'elle. Benoîte la reconnaît et la signale une seconde fois comme une fausse religieuse. Malheureusement, ses pressantes exhortations n'eurent pas plus de fruit que la première fois. C'est un des rares échecs du ministère de charité que remplissait la pieuse fille auprès des pécheurs. Elle fut plus heureuse dans la circonstance suivante:

« Benoîte était tombée malade chez M. Sonnier. Deux officiers, de passage dans le pays, en furent informés et voulurent la voir. La Bergère ne les avait jamais vus et ne les connaissait d'aucune façon. Néanmoins, sur leur demande, elle leur détaille toute leur vie, et, de plus, elle répond à toutes les questions qu'il leur plaît de lui adresser. Les deux soldats en sont heureux autant qu'émerveillés. Ils

 

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bénissent Dieu de cette rencontre, et profitent des charitables avis de la sainte fille. »

« Vous avez étouffé cinq enfants, » dit-elle à deux époux, « en les couchant avec vous, et vous ne vous » en êtes jamais confessé , par défaut d'examen ; « mais Dieu vous en demandera compte. » Ils acceptent la leçon avec reconnaissance, gémissent sur leur conduite, en demandent pardon à Dieu par une bonne confession et se recommandent aux prières de Benoîte.

Au commencement de mai 1677, un bourgeois de Grasse , marchand de profession , s'était préparé une partie de plaisir: un misérable père lui avait vendu sa fille. Il n'est pas dit d'où était ce père dénaturé, mais il paraît que l'affaire s'était traitée à Gap, et que les contractants, trop connus dans la ville, avaient convenu d'aller au Laus consommer leur triple infâmie. Ils descendaient donc tous trois, un matin, le chemin qui vient de Gap, lorsque Benoîte, qui se rendait à l'église, connut leurs criminelles intentions. Ils arrivèrent au commencement d'une messe et y assistèrent. Vers la fin, la Bergère quitte la chapelle et va attendre les coupables à la petite porte, et, à leur sortie, leur découvre leur coupable dessein ; puis elle les réprimande avec force et les exhorte instamment à rentrer en eux-mêmes. Ce n'est pas tout : sachant combien est habile le démon à retenir dans ses chaînes ceux qu'il a une fois asservis, elle va au logis où doivent s'installer les nouveaux venus, les signale à l'hôtesse et lui recommande de ne point leur donner de chambre et de ne pas les perdre de vue, ne serait-ce qu'un instant. Benoîte était toujours obéie : l'hôtesse suivit en tout point ses avis. Ce fut, du reste, chose facile, car la grâce travaillait le coeur du jeune négociant ; et

touché autant que surpris de ce qui venait de se passer, déjà il avait résolu de congédier ses malheureux complices, après , toutefois, leur avoir fait

 

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servir un bon repas , dont probablement ils avaient grand besoin, car la faim sans doute avait dicté l'infâme marché.

Resté seul au Laus, le jeune homme se prit à réfléchir sur l'étrange dénouement de son aventure. Il pouvait se demander ce que c'était que tout ce qu'il voyait et à quoi cela pourrait aboutir. Sa conscience se réveillait et accusait la passion. Celle-ci aurait voulu faire taire la voix importune: impossible. Le trouble allait croissant dans son âme. Le malheureux comptait que la nuit lui rendrait le calme, mais vain espoir! il ne put fermer l'oeil: il fut tellement agité que la sueur l'inondait dans sa couche. Il s'agissait de savoir s'il se confesserait ou s'il ne se confesserait pas. Certes, il n'était pas venu pour cela, mais ce qui s'était passé la veille !... mais le marché deviné et dévoilé par la Bergère !... mais la réprimande de la sainte fille !... aura-t-il le courage de n'en tenir aucun compte? La nuit se passe dans cette lutte effroyable, l'Angelus annonce l'aube du jour. Le jeune homme récite cette prière : c'en est assez, la grâce triomphe de la passion; le bon Ange est vainqueur de Satan. Le coupable n'hésite plus; il se lève, court à l'église et se jette dans un confessionnal. Quelques instants après, on le vit s'approcher de la table eucharistique; et quand il sortit de l'église, ce n'était plus le même homme. La joie débordait de son âme et rayonnait sur son front. Transporté d'une ivresse qu'il n'avait jamais connue jusque-là, il ne se possède plus. Il réunit une trentaine de pèlerins qui vagaient autour de l'église et, sans respect humain, il s'écrie en leur présence: « Que ce lieu est saint et admirable! J'y étais venu pour faire le mal , mais voilà que par la grâce de Dieu , le secours de la divine Marié et les salutaires avis de Benoîte, j'y ai trouvé le salut. »

L'histoire s'arrête      Nos manuscrits se taisent sur le père coupable et la fille infortunée. Il n'est

 

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plus parlé d'eux. Que devinrent-ils ? Eux seuls auraient-ils échappé aux divines influences du Laus? Cela n'est pas vraisemblable. Quelque extrême que soit la misère, un père qui vend l'honneur de sa fille est bien coupable, sans doute; mais ce père est aux pieds du Refuge des pécheurs : s'en sera-t-il allé sans avoir versé une larme de repentir? C'est le secret de Dieu. Quant à la fille, il répugne de la considérer comme complice de l'odieux marché. Si peu qu'elle ait été jeune, jeune de coeur sur-tout, elle a dû résister. Alors, c'est une victime... Elle seule, aussi, des, trois, pouvait prier : elle a dû prier en descendant au Laus, qui s'étalait sous ses yeux. Si elle a prié dans son péril extrême, comment n'aurait-elle pas été entendue de la Vierge immaculée et miséricordieuse? Alors, c'est l'héroïne d'un grand drame, dont on ne sait qu'une partie (1).

Une personne prie Benoîte de lui faire connaître son intérieur : « Prenez du papier, répond la Bergère, et écrivez. » Puis elle lui dicte dans les détails les plus circonstanciés et dans leurs mobiles toutes les fautes qu'elle a commises pendant sa vie. Celui qui se voit ainsi examiné et mis a nu en est tellement satisfait qu'il s'en va publiant partout que Benoîte lui a appris à se connaître.

« Dans le temps que M. d'Herbigné était intendant du Dauphiné (1679), vers le 15 mai, Benoîte eut le bien de voir la très sainte et très pure Mère de Dieu, qui, entre plusieurs autres choses, lui commanda d'avertir un vieillard du voisinage du mauvais état de sa conscience. Benoîte obéit. — « Pourquoi dites-vous cela ? demande le vieillard. — Parce que, reprend la Bergère, vous n'avez jamais osé dire un péché que vous commettez encore. — Quel est ce péché? — La Mère de Dieu l'a nommé, répond Benoîte; pour moi je ne sais pas ce que c'est. —

 

(1) Histoire des Merveilles du Laus.

 

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Vous en avez menti, vous en avez menti, réplique le vieillard. » Benoîte s'en va. — Un mois après , il vint les larmes aux yeux heurter à la porte de ma chambre, demandant à se confesser, parce que, disait-il, il avait donné deux démentis à la sainte Benoîte (c'est ainsi qu'il la nommait). Je fis mon possible pour que sa confession générale fût parfaite; et lorsqu'il eut fini, je lui demandai s'il voulait que j'interrogeasse Benoîte, pour savoir s'il s'était bien confessé. Il ne dit pas non ; mais comme je tardais un peu dans ma chambre, il s'en alla. Je demandai quand même à Benoîte s'il s'était bien confessé. — « Nenni, me répondit-elle sans hésiter; il n'a pas osé dire un si grand nombre. » Après toute la peine que j'avais prise, cette parole me surprit; je me rassurai cependant, car Benoîte ajouta aussitôt que je connaîtrais un jour toute la vérité. Déjà une année s'était écoulée, et le malheureux ne s'était pas confessé. Mais voilà qu'il tombe malade d'une fièvre continue. Benoîte m'engage à aller le voir; ce que je fis. Aussitôt il demande à se confesser. — « Je veux bien, lui dis-je, mais auparavant je veux savoir si Benoîte m'a dit vrai, en m'assurant » que vous n'aviez pas osé accuser le nombre de vos péchés. — Il n'est que trop vrai, répondit-il; la honte et le démon m'ont fermé la bouche (1). »

Mgr de Genlis, revenant de Paris, en 1684, résolut de passer au Laus. Il était encore à trois lieues du saint vallon que déjà la Bergère avait révélation du motif qui avait déterminé Sa Grandeur à faire ce pèlerinage. Quand le Pontife fut arrivé, Benoîte s'empressa de lui faire savoir (lue ses intentions étaient connues et les désigna. Il avoua que la sainte fille disait vrai et conçut pour elle une estime encore plus grande.

Un religieux feuillant vint de fort loin la consulter

 

(1) M. Peythieu.

 

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sur le mérite de ce dont il s'occupait, sans rien lui dire de plus. « Vous cherchez la pierre philosophale, lui dit Benoîte; cherchez plutôt le royaume de Dieu, votre temps sera mieux employé. »

Un gentilhomme la consulte sur la fidélité de sa femme; il en reçoit cette réponse foudroyante : « Si vous étiez fidèle à votre dame comme votre dame l'est à vous, Dieu bénirait votre maison, et vous n'auriez pas tant de malheurs à déplorer. »

Deux pèlerines de la Maurienne, en Savoie, dont l'une était veuve déjà et l'autre non mariée encore, demandent à Benoîte si elles doivent pratiquer la continence ou entrer dans le saint état du mariage. Benoîte les regarde, et aussitôt : « Tandis que vous m'interrogez sur votre vocation, vous pensez que vous ne pouvez pas vivre dans la continence ; si vous êtes persuadées que vous ne pourrez pas la la garder, pourquoi me consultez-vous? Suivez votre penchant, car il vaut mieux se marier que brûler. »

Deux époux de qualité arrivent au Laus de bien loin. L'épouse supplie Benoîte de demander à la bonne Mère de vouloir bien la guérir d'un mal interne qu'elle désirait cacher à son Inari. «Votre mal, ~r répond Benoîte, n'est pas dans votre corps, mais dans votre âme, qui est en très mauvais état; confessez-vous de telles et telles fautes, et tout ira bien après. » Les deux pèlerins mirent sept heures à faire leur confession générale. Quand ils étaient sur le point de partir, la Bergère leur dit :

« Maintenant, vous voilà beaux; mais vous étiez bien laids, quand vous êtes arrivés ! »

Un prélat, sur le point d'entreprendre une longue route, envoya deux laquais à Benoîte, pour la supplier de vouloir bien recommander à Dieu et à la bonne Mère sa personne et son voyage. Benoîte promit; puis, quand les deux serviteurs furent partis, elle députa secrètement un exprès chargé de dire à

 

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Sa Grandeur qu'elle serait bien aise de La voir, pour lui communiquer quelque chose qu'elle ne pouvait ni écrire, ni confier à personne. Ne pouvant aller elle-même trouver Sa Grandeur dans sa ville épiscopale, elle La priait de vouloir bien lui donner rendez-vous quelque part, promettant de s'y rendre aussitôt. Ce qui fut fait. Benoîte, arrivée la première, entra dans l'église pour y prier. C'est là que le Pontife eut avec la Bergère un entretien qui dura plus de deux heures. La sainte fille lui fit l'histoire de toute sa vie, lui parla de ses projets, signala ce qui était agréable à Dieu et ce qui ne l'était pas, lui donna, en toute humilité, ses conseils pour l'avenir et l'engagea à les suivre, l'assurant qu'il ferait en cela une oeuvre chère au coeur de Dieu et de la bonne Mère et propre à lui attirer de la considération.

Le prélat, paraît-il, ne suivit pas en tout les avis de Benoîte. Elle continua, néanmoins, de prier Dieu pour lui, à cause de l'estime qu'elle avait pour sa personne.

Parmi ceux qui consultent Benoîte sur leur intérieur, tous ne le font pas avec des intentions également pures. Il en est qui y mettent de la curiosité, comme le prouve le fait suivant :

Dans le courant de juin 1686, raconte M. Peythieu, deux ouvrières en soie, de Lyon, attaquèrent Benoîte en ma présence. « — Puisque vous connaissez tout ce que l'on a fait, dites-nous ce que nous sommes; que savez-vous de nous ? — Je ne sais rien, répond Benoîte en s'excusant. — Dites-le nous, reprend l'ouvrière; nous ne craignons pas ce monsieur; nous nous confesserons à lui, s'il le veut bien. — Puisque vous le voulez,. je vais vous le dire : Eh bien! votre soeur a toujours été chaste, mais vous avez très mal vécu, et vous avez besoin de faire une confession générale. » Puis, elle lui fit le détail de ses désordres. L'étrangère écouta courageusement son histoire secrète, avoua

 

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que tout était vrai, remercia la sainte fille, se recommanda à ses prières et alla préparer sa confession générale, qu'elle fit avec un repentir admirable.

Benoîte n'attendait pas toujours qu'on vînt la consulter. Une demoiselle, s'adressant un jour à elle pour avoir un confesseur, ajouta qu'elle aurait bientôt fait. « Comment, répond la Bergère, vous aurez. bientôt fait? Mais, mademoiselle, il y a moins de plis et de replis à votre jupe qu'il n'y a de péchés dans votre âme. Si demain Dieu me fait connaître que vous ne vous êtes pas bien confessée, je vous » retirerai de la table sainte. » Etonnée autant que mortifiée, la demoiselle s'adresse à M. Peythieu et se plaint de ce que Benoîte lui a parlé ainsi. « Prenez. garde, lui dit le bon prêtre, que Benoîte n'ait dit vrai; n'y a-t-il pas dans votre conscience quelque faute que vous ne dites pas? - Il est vrai, répond-elle, mais je la réserve pour mon confesseur. » Elle était donc disposée à profaner les sacrements en ne se confessant qu'à demi. Le confesseur lui fit comprendre l'étendue de ce malheur ,et de celui qu'elle pourrait encourir pour l'autre vie. Elle le comprit et acheva sa confession dans les meilleures conditions.

Un jour, voyant une personne qui se faisait passer pour une sainte, affectant de ne rien manger, Benoîte la convertit en lui disant : « Vous prenez du pain en cachette; vous ne trompez pas Dieu. » Elle déconcerta un hypocrite bien plus méprisable encore, dans la personne d'un faux religieux bien connu dans le voisinage, par ces foudroyantes paroles : « Vous n'êtes pas un religieux, mais une fille débauchée; vous avez eu six enfants, que vous avez étouffés et enterrés, sans même leur donner le baptême. »

Il arrive parfois que Benoîte ne se met pas en relations directes avec le coupable pour lui manifester

 

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sa conscience; elle le fait alors par intermédiaire, comme dans le fait suivant :

« Au mois de septembre 1686, dit M. Peythieu, je remarquai que trois personnes de Forcalquier me suivaient de près; je les abordai pour leur parler. Elles se plaignirent que Benoîte ne leur avait rien dit. — Voulez-vous, leur dis-je, que je l'interroge sur votre intérieur? — Oui, répondirent-elles. — Je vis alors Benoîte, et je lui demandai le fort et le faible de ces gens-là. Elle me découvrit minutieusement tout leur intérieur; puis elle me les amena au confessionnal. Je leur dis à chacune ce que Benoîte m'avait appris. Elles furent si touchées de cette connaissance de leur âme, qu'elles s'en allèrent les larmes aux yeux, bénissant Dieu et sa sainte Mère. »

Un dimanche qu'il y avait au Laus grand concours de pèlerins accourus de tous pays, Benoîte en avertit trente-cinq qui avaient caché des fautes graves dans leurs confessions précédentes; de ce nombre était une femme coupable d'infanticide, et qui était restée sept ans sans confesser son crime.

Aider les pauvres pécheurs à se reconnaître, leur faciliter l'abord redoutable et humiliant du confessionnal, les exhorter à revenir à Dieu, donner aux confesseurs des conseils et des avis salutaires pour le fidèle accomplissement de leur devoir, tel était le fructueux apostolat que la sainte Bergère exerçait au Laus. Puis, pendant que les pénitents s'accusaient, de leurs fautes, elle répandait ses prières au pied de l'autel ou se livrait aux plus rudes mortifications pour leur obtenir le repentir et la persévérance. « O Dieu! s'écria-t-elle un jour à l'église, que la

confession est une excellente chose! » Elle était ravie de voir le grand nombre d'âmes qui retrouvaient la grâce et l'innocence au sacré tribunal, et elle bénissait Dieu des admirables inventions de sa

 

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sagesse pour concilier les droits de la justice et ceux de la miséricorde.

Si Benoîte se montre empressée à faciliter à la plupart des pécheurs l'examen de leur conscience, si elle donne volontiers au plus grand nombre des conseils et des avis , il en est cependant quelques-uns auxquels elle s'obstine à ne vouloir rien dire. Le fait suivant nous donne les motifs de cette conduite.

Le 10 mai 1684, trois personnes de condition élevée étaient venues de Forcalquier pour voir le Laus et Benoîte. Elles cherchaient, en effet, à accoster la Bergère, mais celle-ci affectait de les fuir et de les regarder avec une froideur marquée. Elles s'en plaignirent amèrement aux directeurs et aux autres personnes qu'elles rencontraient. Il leur fut répondu que si elles étaient vaniteuses, ou ne désiraient parler à Benoîte que par esprit de curiosité, il fallait renoncer au désir de l'entretenir; la Bergère les quitterait après les premiers mots de la conversation. Cette observation les fit rentrer en elles-mêmes ; leurs dispositions se modifièrent. Elles se promirent de renoncer aux vanités du siècle et de servir Dieu avec une parfaite générosité de coeur. Au fur et à mesure que ces changements s'opéraient dans leur âme, la conduite de Benoîte à leur égard subissait des modifications analogues. Non seulement elle ne les fuyait plus, mais elle les approchait « avec son air engageant » et leur faisait mille honnêtetés. Elle finit par les combler de caresses, afin de les fixer définitivement dans l'amitié de Dieu.

Il paraît que des plaintes pareilles à celles que nous venons de raconter furent portées aux pieds de Monseigneur l'Archevêque , qui en témoigna son étonnement à M. Peythieu. Voici la réponse du saint prêtre : « Ce n'est pas, Monseigneur, une de ses moindres vertus; car cette manière d'agir montre de plus en plus quel est son esprit de  discernement.

 

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Ceux qui viennent au Laus n'y sont pas tous conduits par le même esprit. Les uns y viennent par dévotion, ne cherchant qu'à plaire à Dieu et à mieux assurer leur salut; d'autres pour y recouvrer la santé du corps; ceux-ci par hypocrisie, voulant paraître dévots ; ceux-là par complaisance pour des parents ou des amis; les uns encore pour critiquer la dévotion, et les autres enfin pour y trouver l'occasion de se livrer au désordre. C'est pourquoi Benoîte dit et croit que parler indistinctement à tout le monde, c'est du temps perdu. Dieu la favorisant de la connaissance des coeurs et du discernement des esprits, elle ne parle qu'à ceux qu'elle voit bien disposés et à qui elle espère pouvoir faire quelque bien. Elle laisse de côté les esprits mal tournés qui ne profiteraient pas de ses avis. »

Remplie de zèle pour la dignité du sacrement de pénitence, Benoîte ne le fut pas moins pour l'honneur de l'adorable Eucharistie. Pour sauvegarder l'un et l'autre, elle se servait volontiers du privilège que Dieu lui accordait de lire dans les coeurs. Un jour elle avertit les prêtres de ne pas admettre à la table eucharistique toutes sortes de personnes, parce qu'il y en aurait qui communieraient indignement. L'événement le prouva, car, dit notre historien, « dans ce temps-là même, le prêtre allait communier une personne qui n'avait pas dit tous ses péchés. Heureusement Benoîte , qui la connaissait, la retira doucement de la table sainte et la fit confesser, en l'avertissant de ses péchés. »

Une autre fois, quatre filles se présentent à la communion sans s'être confessées : la Bergère les arrête hardiment et les envoie au saint tribunal, après leur avoir fait un examen complet; et elle ne les laisse approcher de la sainte table qu'après s'être assurée de leurs bonnes dispositions.

« Une femme dont la conscience était loin d'être en parfait état se disposait à communier. Benoîte, qui

 

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lit clairement dans son âme, s'approche et lui dit :

« Comment osez-vous aller communier dans l'état où vous êtes? — Mon curé, répond la femme, m'a commandé de communier par obéissance. — Oui, répond Benoîte, mais vous êtes-vous fait connaître à votre curé ? — Oh ! il me dit qu'il me connaît et que je n'ai qu'à obéir. — Mais vous voyez bien qu'il ne vous connaît pas, puisque vous ne lui avez pas déclaré telles et telles choses qui se passent en vous ; et vous devez savoir que nous autres, femmes , il ne faut pas se presser de dire qu'on nous connaît, parce que nous avons beaucoup d'amour-propre et de peine à tout expliquer. — Mais il ne me l'aurait pas dit, réplique la femme, si cela n'était pas vrai. — Votre curé, lui dit la Ber- gère, a supposé que vous étiez sincère et bien confessée, et il ne faut pas lui faire l'injure de croire qu'il vous ordonne de commettre des sacrilèges par obéissance. Vous ne pouvez pas vous appuyer sur ce qu'il vous dit, puisque vous le trompez en lui cachant vos péchés, comme font d'autres; et si vous vous damnez, ce n'est que votre faute. » La pécheresse convint que Benoîte avait raison; elle se confessa et remercia sa bienfaitrice.

Le récit de ces merveilles, tout abrégé qu'il soit, fait comprendre cette parole que les gardiens du Sanctuaire entendent si souvent : « Oh ! si soeur Benoîte vivait encore, avec quel bonheur nous irions la prier de nous aider à faire, au moins une fois, une bonne confession et une sainte communion! » Benoîte n'est plus, il est vrai, mais la grâce de la sincérité dans la confession et de la ferveur dans la communion est un des privilèges attachés à son tombeau. Une confiante prière sur la dalle qui le recouvre suffit pour obtenir cette faveur. Que de pèlerins depuis bientôt deux siècles en ont fait l'expérience !

Pour mettre la sainte Bergère à même de connaître

 

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les secrets des coeurs, Dieu lui fait la grâce de voir le bien et le mal sous certaines images sensibles, propres à représenter le beau et le laid, l'ordre et le désordre. Elle ne devine pas les péchés, elle ne les lit pas non plus comme on lit une inscription ou les caractères d'un livre; mais elle les voit. Quelqu'un lui demandant comment elle peut, à chaque instant, à première vue, connaître ce qui se passe dans les consciences, attendu qu'elle ne peut être instruite par la Sainte Vierge et les Anges qu'à de rares intervalles, elle répond : « Je vois dans la conscience comme on voit, dans une glace, tout à la fois. » Admirable privilège que celui de voir une âme avec toutes les traces qu'y a laissées chaque péché commis, et de pouvoir distinguer, à la nature de ces affreuses souillures, la nature et le nombre des actes mauvais qui les ont produites !

Cette laideur de la conscience se réflétait quelquefois au dehors et paraissait surtout sur la figure du coupable. « Oh! mademoiselle, dit un jour la Bergère à une jeune personne de sa connaissance, que vous êtes devenue laide depuis que je ne vous ai pas vue; vous n'étiez pas ainsi autrefois. » Le fait est que la jeune fille avait eu le malheur de succomber à une séduction.

Les fautes énormes, les crimes qui outragent la nature se révélaient aux yeux de Benoîte par une excroissance de l'épaisseur d'un doigt, ronde et noire, qui apparaissait au front des coupables. Une fois elle se trouva en présence d'une femme souillée de forfaits si affreux que la pieuse fille « n'en avait jamais vu de semblables. » Elle voyait comme des doigts qui sortaient du front de la malheureuse. — Si c'était un hypocrite qui se présente à elle, elle voyait le signe révélateur courir sur son front. Elle se tenait alors en garde et avertissait le coupable de la défiance qu'il lui inspirait. — L'éclat ou l'obscurité du corps lui révélait aussi la beauté ou la

 

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difformité de l'âme : elle voyait brillants comme des soleils ceux qui recevaient la divine Eucharistie dans de saintes dispositions, et noirs comme des démons ceux qui se souillaient de sacrilège.

Non seulement Benoîte voit le péché commis, mais elle voit aussi la tentation. « Quelle est cette femme qui vous accompagne ? » demanda-t-elle un jour à un dominicain qu'elle rencontra sur sa route. — « Je suis seul, » répondit le religieux. Tous deux comprirent alors qu'il y avait là une tentation visible à la Bergère seule, et d'autant plus délicate que Benoîte ne reconnut pas de suite le démon dans cette femme. Elle le rencontrait cependant partout, jusque dans l'église, mais sous des formes diverses. Une demoiselle de Toulon priait un jour dans la chapelle, Benoîte vit un démon à côté d'elle. Elle comprit bien vite le danger dont cette personne était menacée, et elle s'empressa de la rejoindre, de lui parler et de l'encourager en l'avertissant de la présence du conseiller perfide. La sainte fille voyait souvent cet ennemi de Dieu et des hommes rôdant autour des confessionaux. Parfois il avait l'air de jubiler, mais presque toujours il semblait tourmenté de rage et de désespoir. Alors , quand il apercevait la Bergère, ou il fuyait, ou il lui faisait des menaces de la voix et du geste, comme à sa plus grande ennemie.

Benoîte connaissait encore certains péchés à la mauvaise odeur que répandaient les personnes qui s'en étaient rendues coupables ; comme aussi des odeurs plus ou moins suaves lui révélaient la présence des amis de Dieu.

A son retour de Marseille, elle fut accostée dans une ville par une dame de haute condition; mais elle ne put jamais l'approcher, car, en même temps que la bouche de cette pécheresse vomissait des flammes affreuses , toute sa personne exhalait l'odeur la plus infecte.

« Ces puanteurs repoussantes étaient surtout l'indice

 

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des péchés de la chair, de ceux précisément qui sont désignés par les noms de corruption et de désordre, lorsqu'ils ont passé à l'état d'habitude. Benoîte les sentait même à huit ou dix pas de distance. De près, c'était pour elle un supplice qu'elle n'était pas toujours maîtresse de dissimuler ou de dominer. Il arrivait souvent que les personnes de son sexe, après l'avoir vue un instant, se jetaient à son cou pour l'embrasser, tant l'humble fille était aimable; mais si ces personnes portaient avec elles l'odeur du péché, Benoîte ne pouvait se soumettre à un rapprochement aussi intime; elle se défendait de son mieux en disant : « Pas à présent; lorsque vous vous serez confessée. »

« Ce privilège, Benoîte l'a partagé avec plusieurs saints. Saint Jérôme rapporte que saint Hilarion discernait à l'odeur non seulement le péché, mais la nature du péché. Toute faute considérable produisait sur l'odorat de sainte Brigitte une sensation intolérable. Saint Philippe de Néri se servait de ce privilège dans le ministère de la confession ; lorsqu'un pénitent ne lui déclarait pas toutes ses fautes, il lui disait : « Allons, mon fils, continuez, vous sentez encore mauvais. » Certaines fautes immondes le torturaient tant par leur puanteur, qu'il était obligé de détourner la tête et d'abriter son nez dans son mouchoir.

» Enfin, comme la vue et l'odorat de la Bergère ne pouvaient s'étendre aux absents, elle recevait, sur l'état de leur conscience, des avertissements directs de ses conseillers ordinaires, la bonne Mère et ses Anges, avec ordre de les transmettre à qui de droit, et c'était une partie de sa mission qui ne manquait jamais de produire des effets aussi subits que surprenants. Nous l'avons vue à l'oeuvre : ce que nous avons dit est peu en comparaison de tout ce qu'elle fit en ce genre (1). »

 

(1) Histoire des Merveilles du Laus.

 

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CHAPITRE X Benoîte révèle les secrets de ce monde de l'autre

 

Celle qui lit si clairement dans les consciences, qui discerne avec tant de perspicacité le bien et le mal, connaît aussi, d'une science qui n'est jamais démentie, les choses cachées de ce monde. Aussi elle devient comme un oracle que l'on consulte dans les affaires les plus embrouillées , dans les doutes les plus sérieux. Dans des questions de droit où, faute de preuves, les plus habiles juriconsultes ne savent que décider, on s'adresse à la Bergère illettrée. On se souvient de la décision qu'elle donna quand il fut question de savoir si le Laus appartenait au diocèse d'Embrun ou à celui de Gap. Des personnes scrupuleuses au point de vue de la probité viennent lui demander si elles ont du bien mal acquis et se montrent prêtes à faire les restitutions que la sainte fille aura prescrites. Telles cependant ne furent. pas les dispositions d'un certain tailleur qui ne se faisait pas scrupule de retenir une partie des étoffes qu'on lui confiait. « Vous n'avez rien gardé? dit-elle à l'ouvrier. — Non, répond celui-ci. — Et comment appelez-vous ces quatre pans que  vous avez retenus ? C'est comme cela qu'on se damne. » — L'ouvrier rougit, avoua sa faute et promit qu'on ne l'y prendrait plus.

Une affaire plus compliquée se résout avec la même facilité à ce tribunal sans appel. Elle aborde un inconnu et lui dit sans préambule qu'il a contraint sa femme à faire un faux serment, d'où il

 

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résulte un dommage pour des tiers, dommage dont il bénéficie; que sa femme, morte depuis, est en purgatoire pour vingt ans, comme complice : donc obligation pour lui de restituer ; qu'il est assez riche pour le faire, et que, s'il ne le fait pas, il sera damné. Cet homme convient de tout ce qui lui est personnel et promet de suivre la décision donnée par la Bergère.

Rien n'échappe à son oeil pénétrant. Un jeune pèlerin lui demande s'il peut se marier dans le pays: « Comment? lui dit Benoîte, vous êtes déjà engagé » dans le vôtre, où une fille a votre parole ! » Or, le pays du fiancé volage était à vingt-huit lieues du Laus.

Elle encourage ainsi un religieux, tenté peut-être de regarder en arrière : « Bénissez Dieu de vous avoir séparé du monde; vous avez la meilleure part; si vous étiez resté dans le siècle, vous vous seriez marié, vous auriez tué votre femme par jalousie, et vos désordres vous auraient rendu épileptique. »

Un sort à peu près pareil était destiné à une jeune fille, si elle avait vécu : Dieu la fit mourir lorsque déjà elle était fiancée. Les mères qui pleurent la mort de ces jeunes filles moissonnées dans leur printemps ne savent pas toujours ce qu'elles font. Elles auraient peut-être pleuré de chagrin, si la mort n'avait pas frappé avant l'heure.

On vient consulter Benoîte, avec une égale foi, sur le sort des âmes dans l'autre monde. Qu'on juge, d'après ce qui précède, si cette foi n'est pas bien fondée. Lorsque, par exemple, Benoîte prédit à une jeune fille pleine de santé qu'elle mourra dans peu de jours et qu'elle ira au ciel, elle fait deux affirmations dont une seule peut être constatée; mais si celle-ci est démontrée vraie par l'événement, l'autre, qui vient de la même révélation, du même esprit, peut-elle être fausse ? L'Ange qui fait savoir au Laus

 

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ce qui se passe en Espagne, touchant un ouvrier des Alpes, qu'on croit mort, ne peut-il pas aussi facilement savoir ce que devient une âme dans le monde supérieur qu'il habite? Un raisonnement aussi simple, à la portée de toutes les intelligences, explique la ferme confiance qu'on avait en la parole de Benoîte, lorsqu'elle révélait les impénétrables secrets de l'autre monde ou de celui-ci. Il n'y avait pas à faire de différence ; les uns appuyaient les autres.

Benoîte répond aux pieuses sollicitudes des survivants avec simplicité et sagesse, heureuse au sujet des justes parvenus au repos, tremblante et discrète sur le sort des damnés, qu'elle ne confie qu'aux prêtres, toute pleine de zèle envers les âmes du purgatoire. Naturellement, ces dernières la préoccupent le plus, parce qu'on peut les secourir et s'en faire autant d'amies dans le ciel en les délivrant.

Ce commerce avec l'autre monde nous révèle des traits divers, moins terribles que consolants.

Un jeune homme de Valserres s'était trouvé un jour dans une compagnie de libertins, et avait été assez heureux pour arracher à leurs brutalités une jeune fille jusque-là honnête. Après sa mort, qui n'arriva que plus tard, la Sainte Vierge fit savoir à Benoîte que la conduite de ce jeune homme, d'ailleurs assez mondain, lui avait valu la grâce de mourir en bon chrétien et d'être sauvé.

Benoîte apprend de sa bonne Mère qu'un prêtre est au ciel, parce qu'il a bien pris les intérêts du Laus.

Une jeune fille de quinze ans, vendue, livrée à la brutalité d'un soldat, meurt sur le coup, en résistant de toutes ses forces à la violence. Benoîte apprend qu'elle est sauvée parce qu'elle a vaillamment combattu. C'était la réalisation de cette parole de sainte Luce au préfet Paschasius : « Si vous me faites faire violence, vous doublez ma couronne. »,

 

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Une femme meurt au milieu des atroces douleurs d'un accouchement laborieux. Sa soeur, inquiète sur son sort, interroge Benoîte. Celle-ci répond que la morte est au ciel, parce qu'elle a été patiente dans son martyre.

Un marchand est condamné à dix ans de purgatoire, parce qu'il n'était pas assez scrupuleux dans la mesure.

Dans une ville des environs du Laus meurt de mort subite une femme dont la vie n'avait pas été très régulière. Inquiète sur son sort, sa fille prie Benoîte de savoir si Dieu lui a fait miséricorde. Il est répondu qu'à la dernière heure cette femme a eu là contrition parfaite, et qu'elle est en purgatoire pour dix ans.

Une veuve est avertie que son mari est en purgatoire pour quatre ans; mais, comme elle est pauvre et ne peut pas faire prier pour lui, elle pourra le soulager en offrant des rosaires à la Mère de Dieu.

Benoîte, allant à Saint-Etienne, rencontre un homme mort depuis quatre ans, qui la salue et la remercie de l'avoir arraché de son vivant aux griffes du démon, et après sa mort aux flammes du purgatoire. Il disparaît ensuite, en exhalant de suaves odeurs.

Un homme des environs, grand dévôt de Marie, va tous les samedis au Laus, meurt comme un saint, et ne reste que six mois en purgatoire. Sa femme, qui partagea sa piété et ses bonnes oeuvres, y passe sept mois.

La mère de Benoîte est condamnée à trois ans d'expiation, parce que le dimanche elle arrivait parfois un peu tard à la messe, pour s'occuper trop autour de ses enfants.

Un homme de qualité sur le sort duquel on était inquiet, à cause de ses débauches; ne fait qu'un an de purgatoire, grâce à sa libéralité envers les pauvres et à sa dévotion à Notre-Dame du Laus. « Grand

 

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exemple, s'écrie là-dessus l'annaliste, de la puissance de la charité à couvrir nos péchés, et de la protection de la Sainte Vierge à l'heure de la- mort des pauvres pécheurs qui l'ont invoquée pendant leur vie. » Sans doute ce favori de la miséricorde s'était repenti et confessé avant de mourir.

Mgr Marion, évêque de Gap, est resté un an dans les flammes expiatrices, pour n'avoir pas accepté la mort avec assez de résignation. Une personne de piété y est retenue pendant sept ans, pour n'avoir pas obéi à son confesseur. Une femme expie pendant dix ans ses jugements téméraires; une autre, pendant trois ans ses impatiences. Un tisserand y souffre horriblement, pour n'avoir pas tenu bonne note de tout le fil qu'on lui confiait. Deux chefs de famille y sont pour cinquante ans, pour avoir mal élevé leurs enfants.

On trouve, à côté de ces peines plus ou moins grandes , des peines assez légères, au moins quant à la durée, dans ce lieu des dernières expiations. Un dominicain, mort en odeur de sainteté, n'y passe que trois jours ; une dame y expie ses vanités pendant six mois; un prêtre y demeure sept mois à cause de ses inquiétudes; une femme du monde y souffre neuf mois pour ses impatiences. Un pauvre malheureux ne fait que traverser le séjour de l'expiation, parce qu'il a été résigné dans sa dernière maladie.

La condamnation la plus forte est de cinq cents ans : mais quel pécheur 1 et quelle mort ! Mort sans sacrements, après trente ans d'une vie passée dans un commerce illicite — nous adoucissons les termes — avec circonstances très aggravantes tirées de la position sociale du pécheur, qui toutefois était fort repentant. Il faut dire aussi que s'il ne s'était pas confessé, c'est qu'il n'avait pu faire venir un prêtre à temps; mais il en avait eu au moins le vif désir. Probablement aussi il y avait eu dans sa vie

 

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une certaine somme de bien à mettre dans le plateau de la balance, en contrepoids avec le mal.

Le fait est grave : ne pouvant en récuser le témoignage, on a cherché à l'expliquer. N'importe, « il en a été quitte à bon marché: » telle est la réflexion qui s'est échappée de la bouche de tous les prêtres qui avaient lu le trait dans les manuscrits avant nous. Oui, à bon marché, surtout si on tient compte des prières de l'Eglise, du secours de la communion des saints, qui ont pu réduire de beaucoup, avec le temps, les cinq cents ans fixés en principe. Cet exemple, qu'il faut se garder d'imiter, ne laisse pas de militer en faveur d'une maxime bien connue : Ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu, tant qu'on est en état de voyageur.

 

CHAPITRE XI Prophéties de Benoîte

 

Benoîte voyait aussi clairement dans l'avenir qu'elle lisait dans les consciences. Ces deux privilèges se corroboraient mutuellement: on croyait sans peine aux prophéties, quand on voyait les pensées les plus secrètes mises au grand jour ; comme aussi on se gardait bien de contester le pouvoir de manifester le passé, quelque caché qu'il fût, à celle que l'on ne pouvait trouver en défaut dans ses prédictions. Les faits qui révèlent le don de prophétie dans Benoîte sont nombreux; nous en avons cité plusieurs, nous en rapporterons quelques-uns encore.

Une mère vient de Lyon l'interroger sur le sort de

 

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sa jeune enfant, qui a disparu depuis trois ou quatre ans et dont on n'a pu retrouver les traces. Benoîte lui répond que son enfant lui a été enlevée pour être engraissée, étouffée et utilisée pour des maléfices, mais qu'elle vit encore et qu'elle la re-trouvera avant de rentrer à son domicile. La pauvre femme s'en retourne pleine de confiance. Elle traversait l'une des rues de la Guillotière lorsqu'elle s'entendit appeler d'une fenêtre : c'était sa fille, qui l'avait reconnue. L'heureuse mère put, non sans peine, rentrer en possession de son enfant et la ramener dans sa famille. Depuis, pleine de reconnaissance envers la Sainte Vierge et sa pieuse servante, elle faisait annuellement le pèlerinage du Laus.

Un jeune homme du pays, parti depuis longtemps pour l'Espagne, n'avait plus donné de ses nouvelles on le croyait mort. Sa mère , sur le point de partager ses biens entre ses autres enfants, vint au Laus pour savoir de Benoîte si elle pouvait tout leur donner, ou si elle devait réserver le lot de celui qui avait disparu. La Bergère lui répondit que son fils était. vivant, que par conséquent il fallait lui réserver son lot dans le partage, car il reviendrait bientôt. La mère suivit cet avis, et elle fit bien : le jeune homme-écrivait quelques jours après pour annoncer son prochain retour.

Encore une mère affligée. Celle-ci vient de Briançon pour demander à Benoîte ce que sont devenus deux de ses enfants, disparus aussi, sans que personne sache ce qu'ils sont devenus. La Bergère rassure la pauvre femme, en lui disant que ses deux fils sont en Espagne, pleins de vie, mais qu'ils ne reviendront que dans neuf ou dix ans. La mère s'en retourna consolée et attendit en paix le retour promis, qui eut lieu effectivement au terme fixé.

Un homme marié avait quitté son pays pour aller chercher ailleurs de quoi vivre un peu plus à son aise. Il y avait bien longtemps qu'il était parti, et ni

 

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il ne revenait, ni il ne donnait signe de vie. Sa femme le crut mort, et elle vint demander à Benoîte si elle pouvait se remarier. « Non, répondit celle-ci, votre mari n'est pas mort, et il reviendra bientôt. » La femme se soumit ; et l'événement ne tarda pas à vérifier la prédiction.

Au mois de mai 1671, Benoîte fit connaître à un nommé Jean Arnar, de Saint-Maurice, le jour et les circonstances de sa mort. Amar consigna ce que lui avait dit la Bergère dans un écrit qui, plus tard, tomba entre les mains de M. Peythieu. Celui-ci put s'assurer que l'événement avait justifié la prophétie.

M. Mazet, prieur de Saint-Etienne, prétendait, à ce titre, avoir quelques droits sur les revenus de la chapelle. M. Peythieu en était assez ennuyé, et un jour de l'année 1671 il fit part de ses inquiétudes à Benoîte. « Prenez patience, dit la Bergère, Dieu y pourvoira. » L'année d'après, elle confirma son dire en ajoutant: « M. Mazet n'aura pas l'honneur de mourir ici. » En effet, quatorze ans plus tard (1686) le prieur renonçait volontairement à son bénéfice et allait mourir ailleurs.

Un jour Benoîte rencontre un jeune homme bien portant, bien fait et bien dispos de tous ses membres : « Dans peu, vous serez estropié d'une jambe, lui dit-elle, parce que, si vous restiez libre de votre corps, vous risqueriez de vous damner. » La prédiction se réalisa à la lettre. Le jeune homme, sans doute, se consola par la pensée qu'il vaut mieux entrer boiteux au ciel que d'aller en enfer sur ses deux jambes (1673).

Demoiselle Anne Benoît, de Gap, disait un jour à Benoîte « qu'elle ne savait pas ce que c'est que les croix. » — « Viendra un temps, répondit la Bergère, que vous ne direz pas cela. » Quelques années plus tard, la mort enlevait à l'heureuse fille deux parentes qu'elle adorait, puis à leur place vinrent s'installer deux mégères, ensuite survinrent, des troubles dans

 

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le ménage, enfin toutes sortes de si tristes affaires que la demoiselle Anne Benoît disait en 1686 : « Je vois maintenant que Benoîte avait raison quand elle m'annonçait que les croix ne me manqueraient pas.»

Une femme avait fait une neuvaine au Laus. Au muaient où elle se disposait à partir, Benoîte lui dit : « Allez droit chez vous, ne séjournez pas en route. », La pèlerine obéit et mourut en rentrant dans sa famille.

Disdier, maçon et chaufournier de la Bâtie-Vieille, avait fait pour le couvent une fournée de chaux qui ne put être utilisée qu'à moitié, parce qu'elle n'était pas cuite. Il voulut quand même être payé intégralement. « Vous n'en ferez pas d'autre, » lui dit Benoîte. Il mourut en effet quelques jours après (1678).

Au mois d'août 1680, Benoîte présidait au lavage d'une lessive. Un ouvrier maçon du nom de Jean Imbert descendait les rampes du côté de Gap : « Qu'est-ce que cet homme ? » demandent les femmes qui lavaient. « C'est un brave homme répond Benoîte, et il se porte très bien, mais il ne retournera pas à Gap. » Quatre jours après il mourait au Laus.

M. Hermitte partait pour traiter on ne sait où certaines affaires du couvent; il portait avec lui une somme assez ronde. « Prenez garde, lui dit Benoîte, vous serez volé; je vous avertis de la part de mon bon Ange. » Le bon prêtre prit la chose en riant. Or, pendant son repas de midi on lui vola quarante-cinq livres. Il les remplaça de son argent, parce qu'il n'avait pas suivi le conseil de Benoîte.

Pierre Sambain, surnommé Tardvenu , de Gap , hôte du Logis-d'en-haut, pressé par les remords de sa conscience, cherchait depuis quelque temps un confesseur qui lui convint. Il avait essayé dans plusieurs villages des environs du Laus, et nulle part il n'avait été satisfait. Un joûr il était parti pour Tallard, espérant de trouver là le guide choisi entre mille. Benoîte le rencontra : « Pourquoi, dit-elle ,

 

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allez-vous chercher ailleurs ce que vous trouvez au Laus ? Vous avez besoin d'une bonne confession générale, et il vous faut du temps pour cela. Vous pourrez donc plus aisément la faire sans sortir de chez vous. Sambain se rendit à l'avis de la Bergère, rentra au Laus, pria M. Peythieu de l'entendre, et quinze jours durant il consacra plusieurs heures à cette revue de conscience. — Un fait particulier que fait remarquer notre annaliste et que nous notons avec plaisir, c'est que ce pénitent, quand il veut se rafraîchir la mémoire au sujet de ses péchés, n'a qu'à réciter une dizaine de son chapelet.

Quelques jours après sa confession générale, qui lui avait procuré une grande tranquillité d'âme, il se sent tout-à-coup un grand dégoût pour la confession, et en même temps le trouble revient dans son âme. Il est agité, inquiet, sans savoir trop pourquoi. Plein de confiance en Benoîte, il lui fait part de son malaise et lui demande si, par hasard, il aurait manqué en quelque chose dans sa confession générale: Benoîte le rassure en lui disant que ce sont là de pures tentations du démon, qui s'efforce de reprendre sa proie. « Ayez confiance en Dieu et en sa bonne Mère, dit-elle, résistez généreusement » aux tentations; et lorsque le moment de votre mort sera venu, je serai là au pied de votre lit, et trois prêtres vous assisteront. » — Est-ce que je dois mourir bientôt, demande Sambain? — « Vous mourrez dans huit jours, » répond la Bergère. L'hôtelier se réjouit à l'annonce d'une fin prochaine, descend à Saint-Etienne pour se choisir une place au cimetière, remonte et se met au lit pour ne plus se relever. Le malade ne parle pas de confession, et les prêtres, très occupés de leur ministère, s'inquiètent peu de Sambain , que d'ailleurs ils ne croyaient pas en danger. Le huitième jour, qui était un dimanche, le malade perd la parole: aussitôt on se réunit à la chapelle pour réciter les litanies de la

 

 

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Sainte Vierge à son intention. Les prêtres le visitent ensuite, et au moment où ils mettent le pied dans sa chambre il recouvre la parole. « Il faut se confesser, dit-il, car il est temps de partir. » Il se confesse une première fois, puis une seconde, pour dire quatre fautes que Benoîte lui a rappelées, et il meurt soumis et résigné à la volonté de Dieu, assisté par trois prêtres et par Benoîte.

Quelques instants avant son dernier soupir, sa femme lui demandait comment il voulait qu'elle portât son deuil. « Ne vous mettez pas en peine, lui dit Benoîte; ma bonne Mère m'a dit qu'à la mort de votre mari vous seriez babillée de blanc. » Personne ne comprit alors, car le blanc n'était pas en usage dans le deuil. Au moment des funérailles , cette femme reste au lit, à la façon des veuves; pendant la nuit elle se trouve mal... et huit jours après on l'ensevelissait dans un linceuil. C'était la robe blanche annoncée par la sainte Bergère.

Pendant qu'on travaillait à la construction du couvent, Benoîte avertit les ouvriers qu'un échafaudage ne tarderait pas à s'écrouler. Ils ne tinrent nul compte de cette parole, ne firent rien pour éviter l'accident annoncé, et quelques heures après les trétaux s'en allaient , entraînant dans leur chute une femme et une fille. Celle-ci en reçut une secousse qui mit sa vie en danger.

Un gentilhomme, d'une santé fort ébranlée, vint au Laus pour demander sa guérison. Dieu ne devait pas la lui accorder. Benoîte lui annonce qu'il mourra dans deux mois; et, par conséquent, e qu'il mette -à profit ce peu de temps pour se préparer, que surtout il se hâte de faire des libéralités et des aumônes, car après sa mort ses parents feront peu pour le bien de son âme. »

En septembre 1685, Marguerite Imbert, femme de Jean Bertrand, du Laus, tombe malade. Comme on l'exhortait à la patience, en lui faisant espérer qu'elle

 

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se remettrait facilement et en peu de temps de son mal : « Ah! dit-elle, avec un rare courage, je sais que c'est ma fin. Lorsque nous revenions de l'enterrement de la femme de Pierre Jullien, Benoîte exhortait toutes les femmes du lieu à se préparer à la mort, puis s'adressant à moi, qui étais la plus jeune et la plus robuste, elle me dit : « Vous avez le bouquet. » Personne alors n'y fit attention, mais je ne l'ai pas oublié. » Benoîte avait dit vrai: Marguerite Imbert recueillit le bouquet d'immortelles laissé par la femme de Pierre Jullien.

Nous l'avons déjà dit: en 1688, Benoîte prédit l'invasion des armées du Duc de Savoie, qui ne devait se réaliser que quatre ans après. De la part de son bon Ange, elle invite aussi les prêtres à ménager l'argent de la Chapelle, parce qu'on en aura besoin pour reconstruire le Couvent, qui sera brûlé.

M. du Saix, gouverneur de Gap , ami des pauvres et grand homme de bien, était au Laus pour demander guérison d'un abcès dont il souffrait depuis quelque temps. Benoîte était malade aussi, et les directeurs prièrent l'excellent gouverneur d'aller passer quelques heures auprès de la Bergère, afin de recueillir les choses admirables qu'elle disait dans son sommeil. Il le fit avec plaisir. Or, pendant qu'il était là, Benoîte lui dit: « La neuvaine que vous faites vous servira pour l'âme, et non pour le corps: vous ne guérirez pas. Le pieux gouverneur lève les yeux au ciel et accepte avec une sainte résignation l'arrêt de sa mort. Il n'en continue pas moins sa neuvaine et garde au fond du coeur l'espoir d'un miracle ou même d'une guérison naturelle. Il use de tous les moyens humains que la science médicale lui indique; il essaie des eaux thermales de Digne, mais sans notable soulagement. Un praticien de Venise promet de le guérir : le malade lui donne cent louis. Les remèdes produisent quelque effet, et bientôt le gouverneur se croit guéri. Il fait part

 

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de son bonheur à M. Peythieu, qui en informe la Bergère. « Je le souhaiterais de tout mon coeur, dit Benoîte, mais quel moyen que cela soit, puisque la bonne Mère a dit qu'il ne guérirait pas? » L'événement donna raison à Benoîte. Le gouverneur mourut au temps dit, en odeur de sainteté, et ne passa que trois jours en purgatoire.

Une fille de Saint-Firmin , calomniée dans son honneur, quoiqu'elle fût chaste et pieuse, vint au Laus pour y chercher quelques consolations auprès de la bonne Mère et de sa servante. Benoîte l'encouragea de son mieux et l'engagea à se préparer à la mort par une bonne confession générale : ce qui fut fait avec un indicible contentement. De retour chez elle, la pauvre fille crut devoir témoigner sa reconnaissance à la Bergère en lui envoyant quelque linge. Benoîte, en la faisant remercier, lui fit dire de se tenir prête, car dans deux jours elle mourrait. Trois jours après, la paroisse de Saint-Firmin rendait hommage à la vertu de la jeune fille en assistant en masse à ses funérailles.

« Vous perdrez la vue, dit un jour Benoîte à une pécheresse, mais si vous faites pénitence, vous la recouvrerez. » La prédiction se réalisa dans ses deux parties.

En 1690, la paroisse de Champoléon, désolée par une grande sécheresse, organisa une procession à Notre-Dame d'Embrun, pour demander la pluie. Le ciel resta d'airain. On vint alors au Laus. Le prieur de Champoléon, pour satisfaire la dévotion de ses paroissiens , se disposait à célébrer une messe solennelle, lorsque Benoîte vint dire: « Hâtez-vous de célébrer, car vous n'aurez pas fait une lieue qu'une grande pluie arrivera. » Les pieux pèlerins furent en effet trempés jusqu'aux os.

Un jour Benoîte aperçoit autour d'un confessionnal, au milieu d'un groupe de pénitents qui attendaient leur tour, un personnage inconnu, mais qui

 

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frappe ses regards. Elle s'approche du saint tribunal et prie le confesseur de l'entendre sur-le-champ. Le prêtre obéit. L'homme tombe malade en sortant du confessionnal et meurt deux jours après.

Une autre fois elle aborde un inconnu dans la foule, et lui dit de u vitement » s'en retourner chez lui: c'est que. s'il tarde. sa maison sera dévalisée, et il ne faut pas que le Laus soit l'occasion d'un murmure.

Rappelons, en terminant ce chapitre, qu'étant à Marseille, Benoîte avait annoncé à M. Tigot, de la manière la plus précise, que les bandes piémontaises avaient brûlé le couvent et emporté la cloche.

 

CHAPITRE XII Délivrance des possédés

 

 

Soeur Benoîte, sans doute, n'a pas rempli au Laus les fonctions d'exorciste ; elle a cependant contribué d'une manière si directe et si efficace à la délivrance des possédés présentés à la sainte chapelle, qu'il nous a paru naturel d'ajouter ce chapitre à ceux qui traitent des privilèges de la plieuse Bergère.

Rien n'est mieux constaté dans les annales religieuses des peuples que les possessions de l'homme par le démon. Dans les siècles païens, Satan inspirait les pythonisses et rendait des oracles en agitant ses victimes dans des convulsions étranges. Les trépieds d'Apollon à Delphes, les chênes de Dodone. l'antre de Cumes, les dolmen de la Gaule sont restés célèbres par l'empire que le démon

 

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exerçait sur ses prophétesses. Au temps de Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans les premiers siècles du christianisme, le phénomène des possessions avait acquis une telle extension et une telle notoriété que les ennemis eux-mêmes du nom de chrétien, tels que Porphyre, Celse, Julien l'Apostat, n'ont jamais osé le nier. Il fallait tout l'orgueil et le parti-pris de la science moderne pour contester un fait malheureux, sans doute, mais réel. En soutenant que l'épilepsie, la catalepsie, la frénésie, la monomanie et autres névroses analogues expliquent tous les faits qualifiés de possession dans le système religieux, non seulement elle va contre l'histoire, mais elle blesse le bon sens et fait injure à Notre-Seigneur Jésus-Christ. N'est-ce pas une insanité, en effet, que de soutenir que les démoniaques ne sont que des malades ordinaires, lorsqu'on voit leur triste maladie céder devant une seule parole, comme celle-ci, par exemple : « Esprit impur, je te l'ordonne, sors de cet homme!» ou cette autre : « Tais-toi, esprit sourd et muet; sors de cet homme et n'y rentre plus! » A-t-on jamais vu un médecin , pour guérir un épileptique, un fou furieux, s'aviser d'objurguer la maladie et de l'appeler démon, esprit. impur? C'est pourtant ce qu'a fait le Sauveur; et, en agissant ainsi, il avait raison de ces maladies qui, aujourd'hui encore, font le désespoir de l'art. N'est-il donc pas souverainement absurde de s'obstiner à ne voir dans les possessions que des maladies naturelles ? Mais, s'il en est ainsi, le Sauveur aurait usé d'un procédé indigne de lui. Non seulement, eu effet, il aurait laissé croire aux Juifs que c'était l'esprit malin qui tourmentait les démoniaques, mais il les aurait confirmés dans cette erreur par ses discours et par sa conduite. Ce qui est pire encore, c'est qu'il aurait induit ses Apôtres dans cette même illusion et travaillé à y faire tomber tous ceux qui devaient croire en lui. Et, de fait, les Apôtres

 

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ont pris à la lettre ce que leur Maître avait dit à propos des démoniaques, et, à leur tour, ils ont exorcisé et chassé les démons. Leurs successeurs et l'Eglise, en tous les temps, ont fait de même. S'il n'y a pas de vraie possession, tous se sont trompés, et c'est Jésus-Christ qui en est la cause. Ce blasphème peut ne pas arrêter les incrédules dans leurs négations systématiques, mais il suffit pour dissiper tous nos doutes relatifs à la possibilité des possessions.

« Non seulement la possession est. un fait incontestable, mais l'observation a démontré que ce phénomène apparaît quelquefois comme une maladie épidémique ; qu'elle frappe. dans certains siècles, affecte certains pays, et présente souvent autant, de mystère, dans son origine, son développement et sa marche, que la peste ou le choléra. Or, les montagnes du Dauphiné ont été gravement atteintes du terrible fléau dans le seizième siècle; et, comme le mal durait encore lorsque Marie ouvrit son merveilleux Sanctuaire, on y vit arriver de toutes parts un grand nombre de possédés. Une seule paroisse du diocèse de Grenoble y envoya, en un seul jour trente femmes tourmentées par le génie du mal.

« Tous ces infortunés recevaient eaux pieds de la Sainte Vierge la santé de l'âme et du corps, puisque l'effrayante maladie frappe l'homme tout entier (1). »

Quant aux signes de la possession, on ne pouvait s'y méprendre, comme le prouvent surabondamment les faits que nous allons citer.

« Une Damoyselle était possédée par deux démons; elle enrageait et marchait. sur les ongles des pieds. Inutilement on avait essayé de l'exorciser; alors on se décida à l'emmener au Laus. Benoîte la

 

(1) Merveilles du Laus.

 

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fit confesser, puis elle communia et s'en retourna parfaitement guérie (1669). »

Joseph Arduin, natif du Monétier-de-Briançon, demeurant à Saint-Chaffrey, quoique bien jeune encore — il n'avait que dix ans — était tombé sous la puissance du démon. De sa bouche ne sortait que des blasphèmes affreux, jurements et imprécations horribles, tout autant d'abominations que lui inspirait sans doute le génie du mal, car nul, dans son entourage, n'avait pu les lui apprendre. Ses parents, désolés de son triste état, le conduisirent à Notre-Dame du Laus, Ne pouvant lui faire faire la route à pied, on le mit à cheval; mais le démoniaque, au lieu d'y prendre la position ordinaire, se mit à genoux sur la croupe de l'anima, et garda cette position pendant tout le temps qu'on mit à faire treize lieues, c'est-à-dire toute une grosse journée. Lorsqu'on lui fit quitter cette posture en le descendant de cheval, il se mit à marcher sur ses pouces et sur ses genoux. Arrivé au Laus, il fut présenté à la sainte chapelle. M. Hermitte, qui le reçut. voulut s'assurer si réellement il était possédé. Dans ce but, il lui fit tenir la main sur la flamme du cierge pascal. Pendant l'espace de trois Miserere, c'est-à-dire au moins quatre minutes, le jeune homme garda la position sans sourciller. Sa chair rôtissait, et lui paraissait insensible. « Si c'était toi, disait-il au prêtre, tu brûlerais, mais moi, non. n C'en était assez, la possession parut évidente. Les parents commencèrent une neuvaine pour obtenir du Refuge des pécheurs la guérison spirituelle et corporelle du malheureux enfant. Le premier jour, une offrande fut faite à la Sainte Vierge, et, dès ce moment, le jeune démoniaque ne proféra plus de blasphèmes. Les parents, appelés chez eux par les soins d'une nombreuse famille, croyant, d'ailleurs, à une guérison complète, résolurent de prendre le chemin de Briançon avant d'avoir achevé leur neuvaine. M. Hermitte

 

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s'efforça de les dissuader, les engageant à accomplir entièrement un voeu que Dieu avait agréé en leur accordant le commencement de la guérison de leur fils : ils ne tinrent pas compte de cet avis, et ils partirent. Ce fut un malheur, car non seulement l'enfant reprit son mal, mais il fut plus tourmenté que jamais : d'étranges convulsions s'ajoutèrent aux désordres primitifs. La leçon fut comprise : les parents ramenèrent leur malade au Laus, y firent une neuvaine complète, demandant miséricorde pour eux et pour leur fils. Leur prière fut exaucée, car cette fois le jeune démoniaque fut délivré entièrement et pour toujours. « C'est, dit M. Gaillard , ce que tous les Briançonnais ont vu et peuvent attester (1683). »

Laurence Pélissier, du Villard-Reymond, mandement d'Oysans, était possédée depuis l'âge de douze ans. Le P. Ramuel, récollet, fit sur elle les exorcismes de l'Eglise, mais sans résultat : l'agitation, les contorsions des bras, des jambes, de la tête, de tout le corps enfin, redoublèrent au con-traire. Le démon déclara cependant, par la bouche même de la victime, la cause de la possession et le nombre d'esprits pervers qui tourmentaient la pauvre fille. On crut alors qu'il n'y avait plus qu'une chose à faire, qui était de conduire la malheureuse enfant à Notre-Dame du Laus et d'implorer sur elle la protection de la Mère de Dieu par l'intermédiaire de soeur Benoîte. M. Peythieu dit qu'on ne vit jamais visage plus défiguré : le teint était noir, la bouche enflammée et comme brûlée, les yeux hagards et étincelants, la voix rauque et brutale...

Benoîte accueillit la jeune possédée avec tout co qu'il y avait de plus tendre dans sa charité. Elle fit tant par ses caresses et ses amicales remontrances, qu'elle décida l'infortunée à faire des prières particulières pour obtenir la grâce d'une bonne confession générale et sa guérison. La sainte Bergère

 

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priait de son côté, et, au bout de quelques jours, Laurence se confessait avec d'excellentes dispositions et communiait de même. C'était tout ce qu'il fallait; la guérison était obtenue. Au sortir de l'église, où elle est restée de longs moments en actions de grâces, la jeune fille est toute changée. Son visage est serein, ses yeux limpides, sa voix douce et calme, ses discours sensés et suivis, son maintien noble et digne, sa démarche réglée et tout son extérieur tellement modifié qu'on se demande si c'est bien elle. Parents, amis et pèlerins, tous en sont réjouis et rendent grâces à Dieu d'une pareille. transformation (1685).

M. de Malaval raconte le fait suivant : « Me trouvant un jour au Laus, j'entendis un malheureux en proie à une affreuse agitation qui criait : « Ah! misérable, je suis perdu, je suis perdu pour l'éternité !... » Puis je le vis se donnant de la tête contre les murailles, se frappant la poitrine avec une pierre et disant, à qui voulait l'entendre, qu'il voulait se noyer, se précipiter ou s'étrangler. Les directeurs ne croyaient pas pouvoir l'accueillir et le confesser dans un pareil trouble. Mais Benoîte les rassura et décida l'infortuné à approcher du saint tribunal. Sa confession dura trois heures. Le lendemain, il se réconcilia, reçut l'absolution et communia avec une ferveur angélique. La paix, la santé et le bonheur lui étaient rendus. ».

Le soir de ce beau jour, Benoîte fut transportée par le démon sur la montagne. Tandis qu'elle franchissait les airs sur les épaules de son cruel ravisseur, celui-ci lui dit : « Cet homme que tu as fait confesser m'appartenait, il était à moi: sans tes avis et tes bigoteries, il se serait noyé ou précipité.... Mais tu le payeras; je te tiens, et je te ferai cruellement souffrir. » Le fait est que la pauvre fille était presque mourante lorsqu'elle descendit de la montagne. Elle entendit alors une voix d'une douceur

 

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céleste qui lui redit cette délicieuse parole : « Courage, ma fille! » C'était la Mère de Dieu qui venait consoler sa servante (1689).

Madeleine Pelet, femme de Jean Monier, ayant eu un démêlé avec l'une de ses voisines, fut peu après possédée par l'esprit malin : « Elle aboyait comme un chien et soufflait comme un boeuf. » Son mari crut qu'une maladie si étrange ne pouvait être guérie que par miracle. Il conduisit donc la malade à Notre-Dame du Laus. Arrivés au saint vallon vers les huit heures du matin, ils entrèrent aussitôt dans l'église. C'était le moment où s'offrait le divin sacrifice. L'infortunée, sans respect pour le lieu saint et sans égard pour ce qui se passait à l'autel, se mit à aboyer avec tant de force que tout le monde en fut effrayé. Nonobstant la compassion qu'inspirait son triste état, les directeurs furent obligés de la faire sortir de l'église. Lorsque la messe fut terminée, Benoîte dit aux assistants : « Récitons les litanies de Notre-Dame pour cette femme. » La sainte prière fut dite avec tant de ferveur qu'avant les dernières invocations la malade était guérie. Toute joyeuse, elle courut vers son mari pour lui annoncer l'heureuse nouvelle. Sa voix avait repris son timbre naturel. Les deux époux rendirent à Dieu et à sa sainte Mère de grandes actions de grâces, et reprirent ensuite le chemin de leur pays.

M. Gaillard fit, de cette guérison étonnante, une relation qu'il nous a conservée. Elle est signée par le mari de la délivrée et par huit témoins : Disdier, Nas, Vachier, Nasvinière. Soubra, Sibille et Frère Aubin.

Un fait non moins remarquable que les précédents :arriva en 1684.

M. Blanchard, avocat à Forcalquier, était, par tempérament, doux. bon, mais quelque peu ombrageux. Le démon se servit de ce dernier penchant pour en faire une de ses victimes. Il lui mit au coeur

 

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des sentiments d'une jalousie insensée à l'égard de sa femme ; puis il l'entraîna à des communions sacrilèges, et, après l'avoir poussé à la profanation des divins sacrements, il lui inspira des pensées de désespoir en mettant devant ses yeux ce texte du prophète David : Peccator videbit et irascetur; dentibus suis fremet et tabescet, desiderium peccatorum peribit (1). Le malheureux, nourri de ces paroles désespérantes, qu'il croyait avoir été écrites pour lui, tomba dans une humeur sombre et farouche. Sa famille, désolée de ce triste état, le fit traiter comme un vrai malade. Les médecins les plus habiles de l'endroit, d'Aix et d'ailleurs, lui prodiguèrent en vain des soins aussi assidus qu'intelligents. Les prêtres les plus pieux, les religieux les plus saints, les âmes les plus ferventes virent, à leur tour, leurs conseils , leurs exhortations, leurs prières échouer devant ce mal qui torturait en même temps l'âme, l'esprit et le corps du malheureux. A la fin, ses parents et sa femme se lassèrent dans leur patience et ils résolurent de le faire enfermer. Un religieux récollet, le P. Piedmore, s'opposa à une pareille détermination et déclara qu'il n'abandonnerait pas l'infortuné dont il avait jusque-là dirigé la conscience. Il proposa, comme dernière ressource, de le conduire à Notre-Dame du Laus. On le laissa faire, et il arriva au vénéré sanctuaire vers la mi-novembre.

« L'aspect du malade, dit M. Peythieu, nous frappa. C'était un grand bel homme, mais étrange dans ses manières : il s'obstinait à ne vouloir pas regarder ceux qui lui parlaient, alors même que c'étaient des hommes. Le P. Récollet nous pria de ne lui parler ni de confession générale ni de ce qui regardait sa conscience, parce que, disait-il, toutes

 

(1) Le pécheur verra ses iniquités, et la colère l'emportera; il grincera des dents et il séchera d'effroi, son désir de conversion périra avec lui. (Psal. CXI).

 

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les fois qu'on touche à ces questions, cela le jette dans un accès de désespoir et lui imprime plus avant dans l'imagination les paroles du Psalmiste qui faisaient son supplice : Peccator videbit, etc...

» Nous étions disposés à suivre ce conseil, mais Benoîte ne fut pas de cet avis. En voyant le malade pour la première fois, elle dit que son trouble venait de sa conscience, et qu'il fallait nécessairement le déterminer à une confession générale. Cette bonne fille n'oublia rien pour en arriver là, et ses douces remontrances eurent plus de force que toutes nos raisons. Le malheureux obsédé commença sa confession, qui dura quinze jours. Or, nous remarquions qu'au fur et à mesure qu'il avançait dans ce travail spirituel, un changement heureux s'opérait dans son extérieur. Avant de recevoir l'absolution et d'approcher de la sainte table, il voulut savoir de Benoîte s'il n'avait plus rien qui pût déplaire à Dieu et l'empêcher de recevoir la grâce des sacrements. La sainte Bergère, instruite par son Ange, lui fit remarquer qu'il n'avait rien dit de sa jalousie à l'égard de sa femme ni des fautes qui en avaient été la suite: il en convint et se mit en mesure de compléter ses aveux. Benoîte ajouta qu'il devait envoyer un exprès à sa femme pour l'engager à venir le re-joindre, se réconcilier avec lui, et aussi avec Dieu en faisant, à son tour, une confession de toute sa vie.

» Le démon essaya d'empêcher une démarche qui devait avoir de si heureux résultats. Il inspira au lieutenant de Forcalquier, beau-frère de M. Blanchard, de nous écrire une lettre par laquelle il nous enjoignait de renvoyer immédiatement ce fou — c'est le nom qu'il donnait au malade — sans lui prêter un sou, sous peine de tout perdre. Sans nous arrêter à ce tour diabolique, nous écrivîmes à Mine Blanchard de se rendre incessamment à Notre-Dame du Laus. Ce qu'elle fit, nonobstant la rigueur d'un hiver des plus rudes qu'on ait vus. Ils demeurèrent ici encore

 

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neuf jours, et rentrèrent chez eux en bénissant Dieu et sa sainte Mère. M. Blanchard fut, depuis. un sujet d'édification pour tout le pays. Rien n'interrompait ses dévotions que les nécessités de sa famille. Après les soins domestiques, une grande partie de son temps était employée à prier dans les églises , à visiter les malades et à secourir les pauvres. »

Le pieux avocat revint l'année suivante faire un pèlerinage d'actions de grâces pour la faveur insigne qu'il devait à la protection de la Sainte Vierge et aux prières de la sainte Bergère.

Les Pères de Sainte-Garde racontent le fait suivant, arrivé en 1716, deux ans avant la mort de soeur Benoîte.

« Catherine Hermitte, de Seynes (Basses-Alpes), était possédée depuis longtemps. Elle fut délivrée au Laus, au grand étonnement d'une foule qui en fut témoin. Elle était tellement agitée par un esprit blasphémateur et immonde, qu'il ne sortait de sa bouche écumante que des impiétés si horribles que l'enfer seul pouvait les inspirer, et des paroles si obscènes que les oreilles les moins chastes ne pouvaient les entendre sans horreur. Les yeux semblaient lui sortir de la tête ; son regard était affreux et ses paroles étaient des hurlements qui donnaient l'épouvante. Elle n'était guère moins furieuse que les deux possédés que le Sauveur rencontra sur les confins des Géraséniens, se cachant la nuit dans des tombeaux et le jour se portant sur les chemins pour insulter aux passants. Catherine se retirait la nuit dans une cave, d'où elle sortait pour outrager quiconque se trouvait sur ses pas, particulièrement. les prêtres et les religieux, leur tenant les discours les plus orduriers et les plus impies.

» M. le curé de Seynes l'exorcisa, par ordre de Mgr l'Archevêque d'Embrun : elle répondit de point. en point, en sa langue naturelle, aux paroles de la

 

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liturgie et aux questions que l'exorciste lui faisait en latin ; mais elle ne fut pas délivrée. Les habitants, fatigués du désordre qu'elle causait dans la ville, la lièrent sur un cheval et l'envoyèrent, escortée par plusieurs hommes, à Notre-Dame du Laus. Arrivés devant l'église, ses gardes voulurent l'y faire entrer, mais ce fut impossible. Benoîte, alors , vint la prendre par la main, et elle suivit sans résistance. L'esprit mauvais, voyant qu'elle allait lui échapper, fit un nouvel effort et la tourmenta plus que jamais : elle se prit à pousser les cris les plus affreux et à vomir les blasphèmes les plus horribles contre Dieu et son saint nom.

» Le Supérieur du Laus commanda alors, de la part de Dieu, au démon de laisser en paix la malheureuse fille ; aussitôt celle-ci se calma. La Bergère l'exhorta ensuite très vivement à faire une confession générale. Elle se mit en devoir d'obéir, entra dans un confessionnal, et, après quelques moments d'agitation, commença ses aveux. Elle ne put pas les achever, car l'esprit des ténèbres lui liait la langue. On la fit entrer ensuite dans la sacristie, oit on l'obligea à manger un morceau de pain bénit. Elle en eut à peine goûté que, semblable à quelqu'un qui s'éveille d'un profond sommeil, elle s'écria en soupirant: Ah ! mon Dieu, que je me trouve soulagée! Puis, sans retard, elle revint d'elle-même achever sa confession, et elle le fit avec de grands sentiments de componction et de repentir. Quelques jours après, elle approchait de la sainte table avec un très profond respect, et passait ensuite deux heures immobile au pied de l'autel pour rendre grâces à Dieu de tout le bien qu'il venait de lui accorder par l'intercession de sa sainte Mère.

» Au sortir de l'église, la Bergère la fit manger avec elle, assaisonnant ce repas frugal de plusieurs avis très charitables qu'elle lui donna pour sa persévérance et son salut.

 

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» Comme elle se retirait, quelques instants après, dans son hôtellerie, elle entendit une voix qui lui disait : « Rendez gloire à Dieu; remerciez la très sainte Vierge, vous voilà délivrée. » Dès ce moment, le calme, la modestie et la joie reparurent sur son visage, et tout son extérieur fut empreint d'une parfaite retenue. Ses paroles ne respiraient plus que la piété la plus vive et la reconnaissance la plus parfaite envers Dieu et sa sainte Mère, édifiant tous ceux qui avaient été témoins de sa fureur et avaient entendu ses blasphèmes.

 » Ayant repris le chemin de Seynes, elle chantait en chemin les louanges de Dieu; et ceux qui l'avaient vue passer quelques jours auparavant liée et furieuse, ne pouvaient s'empêcher de bénir Dieu. A son arrivée , chacun accourut pour la voir et la féliciter, admirant en elle les miséricordes du Seigneur. Les officiers municipaux de la ville adressèrent une lettre de remerciements aux prêtres du Laus , comme s'il se fût agi de la cessation d'une calamité publique (1). »

« De ces pages , une voix s'élève, plus puissante que la nôtre, qui s'adresse aux pécheurs tourmentés, désespérés, et leur indique où est la paix, la paix de l'âme, la paix de l'esprit, la paix du corps qui est la santé, la paix qui est la vie et le bonheur : au Sanctuaire dédié à Marie. Il suffit d'y aller et de s'y recueillir quelques jours : le reste vient tout seul. Un petit voyage, de petites vacances, c'est peu : eh bien! ce peu, le démon fera tous ses efforts pour l'empêcher, et ses efforts sont redoutables. La voix dit qu'il faut lutter et l'emporter.

 » Quant aux pécheurs qui ne sont pas tourmentés, qui s'étourdissent par les affaires ou les plaisirs, la même voix leur dit que leur éclat est d'autant plus déplorable ; que la possession de l'homme

 

(1) Manuscrits.

 

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par le diable n'est qu'une faible image de la damnation; que s'ils ne se réveillent pas pendant qu'il est temps, ils ouvriront les yeux au dernier moment : peccator videbit, mais ce sera trop tard : desiderium peccatorum peribit (1).

 

CHAPITRE XIII Persécutions jansénistes

 

« De 1664 à 1672, dit M. Gaillard, les éclipses du Laus n'ont pas été considérables ; tout semblait , au contraire, concourir au bien de la dévotion. Celles qui ont eu lieu dans ce laps de temps n'ont été que passagères : ce n'était, après tout, que quelques brouillards soulevés par l'incrédulité. On n'y taisait pas attention : la seule vue du saint lieu, les bonnes odeurs qu'on y ressent, les grâces qu'on y reçoit dissipaient facilement les ténèbres amassées par les incrédules. De sorte que ces éclipses, au lieu d'avoir été nuisibles à la dévotion. semblent avoir raffermi la foi des croyants. »

De 1672 à 1692, les éclipses deviennent plus fréquentes et plus sombrés. Aux dénégations incrédules se joignent des hostilités semi-officielles. Les incroyants et quelques membres haut placés du clergé métropolitain travaillent de concert à miner l'oeuvre de la Sainte Vierge. « Ceux-ci, dit le docteur, obscurcissent la dévotion par trop de circonspection, et ceux-là par trop d'entêtement ; les uns n'osent lui donner leur appui, ils pèchent par faiblesse

 

(1) Merveille.

 

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les autres ne veulent croire que ce qu'ils comprennent, ils pèchent par ignorance. Il y a excès chez les uns et défaut chez les autres, la vérité est pour ceux qui se tiennent au milieu. »

Le parti janséniste, qui avait à Embrun des représentants en renom et qui avait toujours vu de mauvais oeil l'expansion de la dévotion nouvelle, se montre maintenant plus hostile. Peut-être se sentait-il encouragé par l'arrivée au pouvoir d'un Archevêque et d'un vicaire général qu'à tort ou à raison l'on croyait imbus des idées nouvelles. Quoi qu'il en soit, le Laus devient son point de mire. Il ne lutte pas encore à découvert, mais, pour être cachées, ses manoeuvres n'en sont pas moins réelles. Il fait surveiller la Bergère, afin de la surprendre en défaut; il la traite de visionnaire, d'idiote, de sorcière, afin de la vouer au mépris; il appelle ses visions des chimères et des impostures , afin d'empêcher les peuples d'y ajouter foi et par conséquent de visiter le Sanctuaire.

MM. Peythieu et Hermitte, instruits. par Benoîte de toutes ces menées odieuses, se rendent à Embrun, afin de témoigner en faveur de la sainteté de l'oeuvre fondée par Benoîte; mais on les y traite à leur tour d'idiots, de sots, assez imbéciles — nous adoucissons le mot — pour ajouter foi à un cerveau dépourvu de, sens commun. Les deux saints prêtres s'en reviennent très mécontents, mais disposés plus que jamais à donner le reste de leur vie à une oeuvre qui leur paraît d'autant plus divine qu'elle est plus humainement contrariée.

Pendant quelques années encore, ils peuvent, par leur zèle et leurs vertus, neutraliser les efforts de l'ennemi, mais bientôt M. Peythieu va recevoir au ciel la récompense qu'il a si bien méritée (1689), et M. Hermitte le suit quatre ans après (1693).

Ces deux morts furent un deuil et un malheur pour le Laus, Les ennemis du Sanctuaire s'en

 

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réjouirent. Il restait bien encore à Benoîte le prieur, Frère Aubin et M. Gaillard, mais ils se flattent de venir facilement à bout des uns et des autres. Le docteur est vieux et n'est pas souvent au Laus; le prieur pourra être privé de son bénéfice; l'ermite sera consigné dans sa cellule; quant à la Bergère, si elle s'obstine, on l'enfermera dans un cloître. Le projet est simple et parait d'une exécution facile; et néanmoins, pour en assurer la réalisation, ils travaillent à se ménager des intelligences dans la place. Dans ce but, ils font agir toutes les influences possibles pour amener l'Archevêque à remplacer MM. Peythieu et Hermitte par des prêtres affiliés à la secte. Leurs désirs sont servis à souhaits : la suite le prouvera surabondamment.

Dès ce jour, la guerre prend un caractère plus tranché : elle se cache moins, mais elle s'acharne davantage. Pour en voir tout l'odieux, il suffit de la considérer dans ses agents, dans ses moyens et dans ses résultats.

Mgr de Genlis, bien revenu, depuis sa première visite au Laus, des préventions qu'il avait conçues contre Benoîte et son oeuvre, ne s'est sans doute jamais montré ouvertement hostile ni à l'une ni à l'autre; aucun acte manifestement contraire aux intérêts du pèlerinage n'a été signé par lui : le fameux mandement dont nous parlerons bientôt fut fabriqué et publié à son insu. Néanmoins, il n'est pas possible à l'historien impartial de nier la coopération indirecte du prélat aux hostilités jansénistes contre le Laus. Sa Grandeur eut au moins le tort de ne pas suivre d'assez près ce qui se passait au saint vallon. Fréquemment éloignée de sa métropole par son séjour habituel à Paris, Elle ne donnait à cette partie reculée de son diocèse qu'une attention distraite. C'est un reproche que la Sainte Vierge lui faisait transmettre dès 1678.

Cette indifférence pour le Laus eut pour résultat

 

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de permettre à ses adversaires de travailler sous main à faire confier à des prêtres de leur parti la direction du pèlerinage. Ceux-ci, une fois maîtres de la place, n'épargnèrent rien pour indisposer le prélat contre la Bergère. A force de calomnies et de faux rapports, ils purent atteindre leur but. Oui, Mgr de Genlis a été indignement trompé : c'est vrai; mais il est vrai aussi que son nom et son autorité ont joué un rôle considérable dans les luttes que nous racontons. Que de fois les misérables qui circonvenaient le prélat ne lui ont-ils pas arraché des menaces contre Benoîte et contre ceux qui la soutenaient! L'Ange faisait connaître ces querelles sans fondement réel, mais en même temps il rassurait les intéressés contre leurs suites. C'est que, en effet, jamais l'archevêque n'essaya de les réaliser.

A côté du Pontife figure, comme l'un des membres les plus actifs de la lutte, un vicaire général. Quel est ce vicaire général? Il n'est pas nommé; mais ce n'était plus le sage M. Javelly : celui-ci était mort en 1672; c'est sans doute de son successeur qu'il est ici parlé. Quoi qu'il en soit, ce personnage influent disposa souvent du pouvoir en l'absence de l'archevêque. Il en usa et abusa pour molester Benoîte, le prieur de Saint-Etienne et l'ermite de l'Erable. Il avait pour aide-de-camp un religieux cordelier dont l'âme devait être bien noire, car il était animé contre le Laus d'une haine vraiment diabolique. Puis venaient, à titre d'auxiliaires et avec des dispositions plus ou moins perverses, les prêtres désignés pour remplacer les premiers gardiens du Sanctuaire.

Tels étaient les agents de la guerre déclarée au Laus. Comme on le voit , rien ne manquait de tout ce qui pouvait la rendre terrible ; surtout quand on sait que de l'autre côté il n'y avait que la faiblesse, l'obscurité, la simplicité, représentées par Benoîte et le frère Aubin. Nous ne parlons pas du prieur ni

 

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de l'archidiacre, car ni l'un ni l'autre ne résidaient au Laus et ne pouvaient, par conséquent, soutenir la lutte que par des efforts intermittents et des coups portés de loin. C'était donc, en résumé, la métropole contre la chapelle, la ville aux murs crénelés contre le hameau aux cabanes de chaume, et la crosse contre la houlette. La disproportion est visible; la lutte sera nécessairement inégale; et le parti de la Bergère, humainement parlant, ne peut manquer d'être écrasé. Pourrait-on en douter, quand on connaît les moyens diaboliques employés par des adversaires qui avaient déjà pour eux la puissance, le prestige et l'audace?

Les ennemis de Benoîte n'ont pu réaliser tous leurs desseins, ruais les perverses intentions ne leur ont pas manqué et leurs coeurs sont pleins de voeux hostiles que la Sainte Vierge signale à sa fille: « Vos ennemis, dit-elle, seraient bien aises que vous fussiez troublée (lisez : folle), car alors la Dévotion serait vite ruinée. » Un moyen radical et infaillible de détruire le pèlerinage serait de faire disparaître celle qui l'a fondé et le soutient; on en cherche donc l'occasion, et par surcroît de malice, on songe à reléguer la Bergère, en compagnie du frère Aubin, dans un lieu secret et éloigné, pour faire courir le bruit qu'ils se sont salivés ensemble... Mais la difficulté est de trouver un moment propice pour exécuter cet infernal dessein. On suit de près la sainte fille. On sait qu'elle a l'habitude de se lever souvent la nuit pour aller prier soit à la porte de l'église, soit à la Croix-d'Avaneon : il sera donc facile, à la faveur des ténèbres, de mettre la main sur cette proie tant convoitée; mais l'Ange veille sur sa soeur; il déjoue les complote et arrive toujours à temps pour avertir l'innocente de ne pas sortir la nuit et de bien fermer sa porte.

Pendant de longues années, cette idée remplit les têtes jansénistes; c'est leur rêve: il faut que la

 

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Bergère disparaisse. Mais qu'en feront-ils, si la Providence permet qu'elle leur tombe entre les mains? Un jour, ils seraient décidés à la mettre en prison; le lendemain, ils pensent qu'il serait mieux de l'enfermer dans un cloître, à moins qu'ils ne puissent l'exiler sans bruit et faire croire à une évasion. Ici le lecteur se demande comment l'un ou l'autre de ces projets n'a pas été réalisé. Il semble, en effet, que rien ne devait être plus facile. Benoîte n'avait ni soldats pour se défendre, ni forteresse pour s'y enfermer. Le prieur, l'ermite et M. Gaillard n'étaient pas, en apparence du moins, des défenseurs redoutables. Et cependant on les craignait,

et ce n'était peut-être pas sans raison; car, s'ils n'avaient pour eux ni la puissance de l'autorité ni celle du nombre, ils avaient le bon droit, et c'est toujours une force. Il y avait alors, comme aujourd'hui, une justice publique, qui, avertie du forfait, ne l'aurait pas laissé impuni. Or M. Gaillard était tout disposé à poursuivre l'iniquité devant les tribunaux. C'est lui-même qui l'assure : « La bonne Mère, dit-il, fait savoir à Benoîte que les supérieurs sont toujours dans l'intention de la mettre dans un cloître, mais qu'ils ne savent comment s'y prendre, craignant que la chose ne fasse du bruit et ne les couvre de confusion. » « Et ils ont raison, continue-t-il, car on ne l'abandonnerait pas. J'y mangerais tout ce que j'ai au monde pour la tirer du lieu où elle serait. Elle est séculière, et ils n'ont pas de juridiction sur elle. S'ils la croient criminelle, qu'on lui fasse son

procès : on la défendra ; mais si elle est innocente, pourquoi la tirer de sa maison? »

Ce défenseur officieux était incommode, et il s'attira la haine du parti. « lls en veulent, dit-il au prieur, à Benoîte et à moi. Ils ne peuvent souffrir que nous parlions de la dévotion, et surtout que j'en écrive l'histoire. » C'est pourquoi l'un de ces prêtres s'en va à Embrun « pour inspirer à l'archevêque

 

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de chasser du Laus le prieur, Benoîte et l'ermite. » Une fois ces trois-là partis, qu'y viendrait faire l'archidiacre? Mais le prélat hésita devant la crainte de produire un éclat fâcheux, et peut-être aussi devant sa conscience ; car, après ce qu'il avait vu de ses propres yeux, il ne devait pas ajouter une pleine confiance aux délations qui lui étaient faites.

Quoi qu'il en soit, l'idée de séquestrer la Bergère restait toujours à l'état de projet. Il fallait, pour motiver une mesure aussi grave, au moins un prétexte quelque peu sérieux, et on le cherchait. Dans ce but, on surveille plus activement la sainte fille, on pèse toutes ses paroles, on observe chacune de ses démarches, on épie la moindre de ses actions; et cela, non seulement le jour, mais même la nuit. « Le janvier 1700, l'Ange apparaît à Benoîte et lui dit que vers minuit des hommes sont venus écouter à sa porte, pour savoir ce qu'elle faisait ou disait, afin de la surprendre et lui faire des affaires. » Mais la sagesse de Dieu dirigeait la pieuse Bergère, et nul ne put jamais la trouver en faute.

Mais voici où perce toute la rage de Satan. Si Benoîte ne parle pas mal, elle parle trop bien; il importe donc de lui interdire la parole. C'est pourquoi on lui notifie défense expresse de communiquer avec les prêtres qui visitent le Sanctuaire. Pendant quatre mois, l'humble fille se soumet à cette tyrannique prohibition; mais, à la fin, la Sainte Vierge, qui est toujours, quoi qu'ils fassent, reine du Laus, lève l'interdiction et commande à sa fille de parler en toute liberté aux prêtres qui viennent la prier dans sa chapelle, et de les instruire de ses volontés.

Pour se venger de cet échec, ils renchérissent sur leur première iniquité, en étendant la défense à tous les pèlerins, et en l'imposant également au frère Aubin, le menaçant du cachot s'il continue d'exalter la dévotion. Par considération pour l'autorité, qui mérite toujours quelque respect, alors même qu'elle

 

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outrepasse ses droits, la bonne Mère invite Benoîte à être prudente et modérée dans ses discours. Quant au Frère, Elle déclare qu'étant, lui, du diocèse de Gap, il échappe à leur juridiction, et que, par conséquent, il peut en toute conscience et à son aise parler à tous les pèlerins.

A côté des prohibitions taquines, il y a les rapports calomnieux. Et pour ceux-ci, les plus futiles prétextes sont bons. « M. Peythieu, en 1896, était apparu à Benoîte et lui avait apporté une quantité prodigieuse de médailles toutes rouges, portant d'un côté l'image de Notre-Seigneur et de l'autre celle de sa sainte Mère. » Or, sur la recommandation qui lui en avait été faite par le saint prêtre, la Bergère les avait distribuées aux pèlerins. Il n'en fallut pas davantage pour fournir matière à une dénonciation. Ils font dire à l'archevêque que Benoîte se prévaut de cette faveur, qu'elle en tire vanité et que l'orgueil la perdra ; notons, en passant, qu'ils ne contestent pas le fait. Ils ajoutent d'autres griefs aussi sérieux que celui-là, englobant dans leurs accusations la Bergère, le prieur et l'ermite. Ils espèrent par ce moyen les rendre tous trois odieux au prélat et l'obliger à les chasser du Laus. Puis, pour couvrir leur malice, ils rejettent la responsabilité de ces délations mensongères sur le compte d'une pauvre femme d'Embrun. « Mentez, mentez; il en restera toujours quelque chose,» cette maxime diabolique se réalisa en ce moment. « Tous ces faux rapports, dit M. Gaillard, dégoûtent Monseigneur de cette dévotion et la lui font négliger. Il en prendrait plus soin sans cela; car c'est vraiment le lustre de son diocèse, cette chapelle où Dieu départ ses grâces plus abondamment qu'en aucun lieu de la province et où il se fait des miracles continuels. Mais ils ont beau faire, cette dévotion est l'oeuvre de Dieu, et toute la rage des démons ne la détruira pas. Semblable à la palme, elle fléchit pour se relever : curvata resurgo. »

 

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            Après les délations, le mépris. Ne pouvant se défaire de la personne de Benoîte, ils cherchent à détruire son influence. Il n'est besoin, que de la vouer au dédain. « Ils commencèrent donc par la laisser de côté, par ne plus s'occuper d'elle; ils ne l'emploient plus ni à la chapelle ni nulle part: c'est une autre personne qui est chargée d'orner les autels, d'entretenir le linge sacré et de veiller à la décence de la chapelle. Benoîte ne doit plus entrer dans l'église que le dimanche, et seulement pour y entendre la messe. Après cela, toutes les fois que l'occasion se présente de parler aux pèlerins de la sainte Bergère, ils ont l'air d'en être contrariés; mais, disent-ils, « ils sont bien obligés de dire la vérité, quelque pénible qu'elle soit. Or, il n'est que trop vrai que la pauvre fille n'est qu'une visionnaire,

une idiote, une tête fêlée. »

Les misérables ne reculent pas même devant l'accusation abominable de sorcellerie, et ils manifestent publiquement l'intention de la faire condamner comme affiliée à cette société ténébreuse dont Satan est le chef. A ce titre, ils la jugent indigne de participer aux sacrements de l'Eglise, et ils refusent de la confesser. Par là même ils la privent de la communion. Ils lui défendent pareillement d'entendre la messe les jours de semaine: c'est bien assez qu'elle y assiste les dimanches et les fêtes. Pareille prohibition est portée contre le frère Aubin, à qui, de plus, on interdit de quitter son ermitage pour venir servir les messes les jours non fériés. Mais l'Ange lui fait dire qu'il peut assister à toutes les messes, et qu'en les servant il fera une chose agréable à Dieu et digne de récompense.

En même temps qu'ils s'efforcent de tuer la Bergère par le mépris, ces mercenaires s'évertuent à discréditer le pèlerinage. Ils en entretiennent le moins souvent possible les peuples qui le fréquentent. « Les prêtres d'à présent, dit M. Gaillard, ne parlent de la dévotion que rarement, par respect

 

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humain et pour la forme. » Ils feignent de ne pas voir ou ils cachent le bien qui se fait au saint vallon.« Non seulement ils ne croient pas, continue notre auteur, mais ils ne veulent pas même savoir ce qui se passe en ce saint lieu, ni remarquer les miracles qui s'y font et les grâces qu'on y reçoit. J'ai voulu faire voir à l'un d'eux un miracle arrivé le lendemain de Notre-Dame de septembre : il ne voulut pas seulement lire le procès-verbal, quoiqu'il fût signé et attesté par plusieurs personne et que j'en eusse été témoin oculaire. »

Il n'est pas surprenant, après cela, que pour amoindrir l'oeuvre sainte, ils aient publié un mandement apocryphe et porté le mensonge jusque dans la chaire. Un beau jour, au lieu du prône, le supérieur lit une prétendue lettre pastorale, où il est ouvertement enseigné que la dévotion du Laus est un abus manifeste, réprouvée, par conséquent, par l'autorité diocésaine. Quelques jours après, la Mère de Dieu fait savoir que « cette pièce a été écrite par le vicaire général, assisté de quelques autres prêtres, à l'insu de l'archevêque ; que les grands en ont assez causé, mais que le menu peuple n'en a pas fait cas. »

Pour appuyer leur supercherie , ils affirment effrontément qu'on ne croit pas, au dehors, aux merveilles du Laus. « Le supérieur prêche en chaire que de Gap, de Grenoble et d'ailleurs, les évêques ne croient pas à ce qui se passe en ce saint lieu. En quoi il se trompe, car, sans parler des autres, celui de Gap y est si zélé et y a tant de foi, qu'il y va tous les ans à pied y conduire sa maison; il exhorte ses curés à y mener leurs processions aussi souvent qu'ils le peuvent; il engage chacun à y aller, et il en parle toujours avantageusement. Aussi, il n'y va jamais sans qu'il y reçoive de grandes consolations. Il n'est pas le seul; bien d'autres en font de même, gens de toute qualité, même des prélats, comme

 

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Mgr d'Apt et d'autres dont les noms sont conservés dans les mémoires, sans compter ceux que l'on n'a pas inscrits. »

Afin de ralentir la piété des fidèles, ils les détournent de déposer dans les troncs des oratoires les offrandes destinées à l'entretien de la lampe qui brûle, les samedis, devant l'autel de la Vierge, menaçant de renverser les oratoires si les dons continuent d'y affluer. Puis ils augmentent l'honoraire des messes, afin d'en diminuer le nombre. Ensuite ils refusent do confesser la plupart de ceux qui se présentent, et ils se montrent envers ceux qu'ils reçoivent d'un rigorisme si outré que le découragement et parfois le désespoir s'emparent des âmes. Benoîte arrête un jour et console un malheureux qui allait se précipiter en sortant du confessionnal. De pauvres épouses, à qui ils ont imposé des devoirs intolérables, n'osent plus rentrer dans leurs familles et errent éperdues dans les montagnes. Enfin, pour tirer d'un seul coup du fond des coeurs le culte si doux et si consolant de la Sainte Vierge, ils prêchent à tout venant qu'on ne doit pas l'appeler: Mère de Dieu, mais simplement: notre Soeur.

Une guerre si diabolique et si acharnée devait, en effet, aboutir à la ruine complète du pèlerinage. Et pourtant il n'en fut rien. Non seulement les résultats d'une lutte si longue et si disproportionnée furent nuls, mais ils tournèrent, au contraire, au triomphe de la bonne cause. « Car, comme dit M. Gaillard, ces persécutions incessantes sont la la marque la plus sensible que l'oeuvre est de Dieu, et font qu'elle est plus florissante après qu'avant. » Ces suites avaient été prévues, aussi bien que la guerre qui les a produites.

« Ces prêtres, disait la bonne Mère à sa fille, en 1697, veulent détruire la dévotion; mais ils auront beau faire, ils n'empêcheront pas les peuples de venir en ce lieu. » Le 22 juillet 1699, l'Ange disait à

 

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Benoîte : « Il y aura toujours des troubles au Laus tant qu'on n'y mettra pas des religieux. » Le 1er janvier 1700, il lui disait : « L'archevêque met au Laus des gens de sa doctrine, qui épousent ses sentiments; mais ils ont beau faire, c'est l'ouvrage de Dieu, qui subsistera malgré leur mauvais vouloir. Ces prêtres en sortiront un jour, et le Laus changera de face : tout y fleurira, et il y ira plus de monde. » «Ce qu'on verra avant que cette relation paraisse, » ajoute notre docteur. « Ils souhaitent, dit une autre fois l'esprit céleste, ils souhaitent abolir la dévotion, mais ils ne le pourront faire, car c'est l'ouvrage de Dieu, que ni l'homme ni le démon, avec toute leur malice et leur rage, ne sauront détruire, qui subsistera toujours plus florissant jusqu'à la fin du monde, faisant partout de grands

fruits. »

Plus tard (1708), le messager du Ciel dit à la Bergère « de ne se troubler pas du peu de soin que les prêtres ont de la dévotion et de ce qu'ils ne confessent pas : ils s'en iront tous, malgré qu'ils en aient. »

En attendant cet heureux jour, nos persécutés ne laissent pas de faire usage de leurs armes; mais quelles armes! la patience et la prière! « Jusqu'à ce que les temps changent, écrit le pieux archidiacre, il nous faut tout souffrir, louer Dieu de tout et le prier de changer le coeur des ennemis du Laus et de dessiller leurs yeux, afin qu'ils voient plus clairement la sainteté de ce lieu et travaillent plus utilement à la gloire de Dieu et au salut des âmes, tant qu'ils y seront. »

Se conformant à des sentiments si chrétiens, Benoîte prie et se mortifie, le prieur console les pèlerins, les confesse et les renvoie contents, et le frère Aubin continue d'édifier et de servir les messes.

Puis, lorsque la longue éclipse est près de finir, lorsque le temps de l'épreuve touche à sa fin, la

 

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bonne Mère envoie son messager à Benoîte. « Vous avez, lui fait-elle dire, un bon ami à Gap dans la personne de M. Juvénis ; mandez-lui qu'il écrive à Monseigneur, qui le considère beaucoup; il pourra ainsi faire éviter les scandales de ce saint lieu. » Nul doute que la Bergère n'ait intéressé à sa cause son illustre ami, qui aura été assez heureux de devenir aussi son protecteur. Tandis que M. Juvénis intercédait en faveur du Laus auprès du prince-archevêque, le supérieur des jansénistes était sévèrement censuré à Aix. Tout cela commença à ouvrir les yeux de l'archevêque et à le réveiller de sa malheureuse indifférence; l'évêque de Gap enfin porta le dernier coup aux ennemis du Laus, en l'instruisant de l'indignité de leur conduite.

« L'évêque de Gap, dit l'Ange à Benoîte, a fait un grand coup en parlant du jansénisme des prêtres du Laus. Monseigneur en a été humilié; mais à cette heure il parlera de la dévotion, et il en prendra plus de soin. » L'Ange disait vrai : l'archevêque prit enfin à coeur les intérêts du pèlerinage, et Dieu lui inspira la pensée d'en confier la direction à un saint prêtre, dont la vertu et le zèle venaient de se révéler dans un diocèse voisin par la fondation d'une congrégation qui vit encore aujourd'hui et se perpétue dans l'esprit de celui à qui elle doit son existence. Cet homme providentiel fut M. Bertet, fondateur et premier supérieur des religieux de Sainte-Garde.

 

CHAPITRE XIV Les Gardistes au Laus

 

Il y avait un demi-siècle que le Pèlerinage était fondé, et Benoîte l'avait soutenu par sa vertu, ses larmes et ses prières au milieu des épreuves de tout genre auxquelles il avait plu à la divine Providence de le soumettre, afin d'en montrer le caractère divin. La dernière était la plus terrible, et elle durait encore. C'était l'heure où Satan avait armé contre l'oeuvre sainte ceux qui auraient en être les plus fermes soutiens. Les gardiens du Sanctuaire, infectés de l'hérésie janséniste , travaillaient de tout leur pouvoir à éloigner les pécheurs de cet asile ouvert au repentir par la miséricorde divine. La Bergère s'efforçait de neutraliser ces menées hostiles en redoublant ses prières et ses austérités; elle pleura avec tant d'amertume qu'à la fin ses larmes n'étaient plus que du sang. Sa bonne Mère, il est vrai, l'encourageait au milieu de ses luttes en lui donnant l'assurance que non seulement ces hommes méchants ne viendraient pas à bout de renverser son ouvrage, mais que le Laus serait plus fréquenté après sa mort que pendant sa vie.

Benoîte se reposait avec bonheur sur ces espérances; et cependant, au point de vue humain, tout semblait conspirer contre les promesses de la Mère de Dieu; car qui soutiendra l'oeuvre sainte lorsque la Bergère ne sera plus là pour lutter contre ses ennemis? C'est bien, en effet, là-dessus que comptent

 

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les adversaires du pèlerinage. MM. Peythieu et Hermitte étaient morts depuis plusieurs années; M. Gaillard, plus qu'octogénaire, ne pouvait aller bien loin ; Frère Aubin n'était plus qu'un vieillard inoffensif, et la Bergère elle-même, usée par une vie déjà longue de sacrifices, de dévouements et d'austérités, ne pouvait durer longtemps encore; et lorsqu'elle ne sera plus, c'en sera fait de la dévotion. Ces calculs pervers ne paraissaient pas sans fondements. Aussi les ennemis de Benoîte, qui, en d'autres temps, auraient voulu la faire disparaître, la trouvaient maintenant trop âgée pour l'ensevelir dans un cloître. Quant à la faire mourir, ils n'y pensaient plus, car ç'eût été un crime inutile : la mort naturelle ne pouvant tarder d'arriver. En attendant, ils démolissent les oratoires, tiennent l'église fermée dans la semaine et repoussent ouvertement les pèlerins. Les concours, dès lors, diminuent, et tout semble préparer la réalisation des voeux impies de ces hommes sans coeur, pour le jour où la Bergère aura cessé de vivre.

Mais Dieu se rit des espoirs humains. Quand Benoîte ne sera plus là pour soutenir son oeuvre, la Sainte Vierge y sera encore. « Si elle a souffert ces indignes si longtemps près du trône de ses rniséricordes, ce n'a été que pour faire voir qu'ils étaient impuissants à le renverser. Mais leur tour est venu : c'est le moment où ils se croiront les plus forts, où Benoîte est la plus faible, où l'avenir du pèlerinage paraît le plus compromis. Marie ne les honorera pas même d'un acte de sa puissance pour les humilier en les rejetant : ils se retireront banalement sur l'ordre de l'autorité qui les avait envoyés; ils se retireront déclarés indignes, pour faire place à de pauvres prêtres inconnus. Et l'humble fille inoffensive qu'ils persécutaient lâchement et qu'ils souhaitaient voir mourir, les verra s'en aller. Elle vivra même assez pour assister au lever de ces beaux jours qui

 

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lui sont prédits, et qui doivent mettre fin aux éclipses du Laus (1).

Ces temps fortunés commencent à l'arrivée des PP. Gardistes. Mais pour raconter cet événement qui fut si heureux pour le pèlerinage, nous sommes obligé de jeter un regard rétrospectif sur certains faits de l'administration de Mgr de Genlis.

Le Dauphiné et la région des Alpes avaient cruellement souffert de la Réforme et des guerres de religion, et même après cent ans de trêve le mal était loin d'être réparé. Dès son élévation au siège d'Embrun, Mar de Genlis résolut de recourir au grand remède recommandé par le concile de Trente, et au mois d'avril 1671, avant même d'être jamais venu dans son diocèse, il décida « l'érection d'un séminaire archiépiscopal en la chapelle de Notre-Dame du Bon-Rencontre qui est au Laus. » Mais reconnaissant trop de difficultés à l'exécution de ce projet, ce l'ut à Embrun même qu'il établit son séminaire en cette année 1671, avec un chiffre de vingt élèves, qui fut ensuite porté à quarante. Malheureusement, l'invasion piémontaise de 1692 vint disperser le petit troupeau : à la paix, l'archevêque revint à son premier projet et, par « ses vicaires généraux avec des ingénieurs et entrepreneurs habiles, fit étudier les commodités et les incommodités du lieu de Notre-Dame du Laus, pour l'établissement projeté et puis tant d'années. » Finalement, « pour mille raisons très convaincantes, il fallut changer absolument de vues » ; et c'est dans l'une des principales terres de la mense, à Guillestre, que furent établis en 1701, avec approbation royale, les deux séminaires. Ils devaient d'abord être confiés à des prêtres séculiers ; puis en septembre 1703, « après de nouvelles réflexions et beaucoup de voeux et sacrifices offerts par des personnes d'un mérite distingué »,

 

(1) Merveilles du Laus.

 

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le gouvernement, spirituel et temporel en fut offert à Messieurs de Saint-Sulpice et accepté par eux, avec cette clause spéciale et très intéressante pour nous, que « serait unie au grand et petit séminaire la chapelle de Notre-Dame de Bon-Rencontre, sise au Laus, avec les fonds et revenus qui en dépendent, pour être régie spirituellement et temporellement par les dits sieurs de Saint-Sulpice, en la personne des prêtres qui seraient par eux choisis pour la direction des deux séminaires, le tout à condition que la dite chapelle de Notre-Dame du Laus serait commodément pourvue de toutes les choses nécessaires, soit pour l'entretien d'un nombre suffisant d'ecclésiastiques, soit pour toutes les autres nécessités, avant que les dits séminaires pussent profiter d'aucun revenu de ladite chapelle. »

Mais le concordat passé entre l'autorité diocésaine et les prêtres de Saint-Sulpice et l'acte d'érection restèrent sans effet, par suite de la renonciation absolue que firent ces derniers, « pour des raisons que nous ne pouvons bien pénétrer, » dit l'archevêque, et un nouveau concordat fut passé en mai 1704 avec la Compagnie de Jésus représentée par le P. Provincial et le P. Recteur du collège d'Embrun. Alors, par mandement du 31 juillet de la même année, Mgr de Genlis institua définitivement son séminaire archiépiscopal composé d'un grand et petit séminaire, pour être régis tous deux par les Pères de la Compagnie de Jésus, et « unit ce séminaire à la chapelle de Notre-Dame de Bon-Rencontre, du Laus, pour être semblablement régie et administrée temporellement et spirituellement par les dits Pères », avec la même restriction déjà imposée aux Prêtres de Saint-Sulpice, relativement à la jouissance des revenus.

De ces documents il résulte que la direction du Sanctuaire de Notre-Dame du Laus dut d'abord être confiée aux Sulpiciens et le fut réellement aux

 

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Jésuites; mais en fait, elle resta aux mains des prêtres séculiers, la plupart imbus des opinions jansénistes. Les Pères de la Compagnie de Jésus chargés de l'administration de la sainte chapelle de 1704 à 1712 ne semblent pas s'être préoccupés beaucoup du personnel qui la desservait ; car, s'ils en eussent eu un souci réel , il est probable qu'ils au-raient agi d'une manière très active auprès de l’archevêque pour le faire modifier. Mais les choses restèrent dans le triste état que nous connaissons jusqu'en 1712, époque où le prélat, mieux informé, se décida enfin à remplacer les jansénistes par les religieux de Sainte-Garde.

« En 1666 (1). tandis que Benoîte jetait les fondations de l'église, l'évèque de Carpentras consacrait, sur les limites de son diocèse et près d'Avignon, la chapelle du pèlerinage de Notre-Dame de Sainte-Garde, en un lieu qu'avait désigné l'apparition souvent répétés de globes de feu. Dans le même temps on vit, sur des signes non équivoques, s'élever en divers lieux d'autres sanctuaires à la Mère des miséricordes : ce qui prouve, pour le dire en passant, combien le monde avait alors besoin de secours dans sa misère. Quelques prêtres dévoués allèrent se fixer dans la solitude de Sainte-Garde, pour offrir leur ministère à cette foule que le besoin de conversion agite toujours en pareille circonstance. A l'oeuvre leur zèle s'enflamma: ils devinrent missionnaires, sous la conduite de M. Bertet. Lorsque le nombre des pèlerins qui venaient ne suffisait pas à leur ardente charité, ils allaient les chercher de village en village, leur digne supérieur se réservant toujours les courses les plus difficiles.

« C'est ce digne chef que la Sainte Vierge appelle au Laus pour en réparer les désastres, consoler

 

(1) Nous reproduisons ici quelques passages de l'Abrégé de la vie de M. Bertet.

 

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Benoîte et lui fermer les yeux. L'élu de Marie n'était pas novice; il avait fait ses preuves sur un autre théâtre, mais sous le même drapeau. Si Notre-Dame du Laus l'enlève à Notre-Dame de Sainte-Garde, c'est qu'il n'y a entre les sanctuaires de Marie, comme au service de Dieu en général, que de nobles rivalités. Le saint missionnaire en était si convaincu qu'il venait de fondre sa congrégation naissante avec celle de Sainte-Croix de Sisteron, afin d'organiser par cette réunion de forces des missions capables de répondre à tous les besoins. Le ciel bénissait ses desseins, puisqu'il lui donnait un nouveau champ, et le plus vaste où le zèle d'un missionnaire pût s'exercer. »

Ce fut donc en 1812, c'est-à-dire après un essai qui avait duré huit années, — par lequel Mgr l'archevêque comprit « les difficultés qu'il y aurait dans l'exécution de cette union au séminaire de la chapelle du Laus, soit à cause que les RR. Pères de la Compagnie de Jésus ne se chargent jamais des lieux de dévotion, attendu que par leur institut ils ne peuvent recevoir aucuns honoraires des messes qui sont en grand nombre dans la dite chapelle du Laus et qui en font le principal revenu, soit à cause des prêtres séculiers, qui par les gros appointements qu'il faut leur fournir et qu'on n'y attirerait pas autrement (1), absorbent entièrement tous les revenus de la dite chapelle, outre la difficulté qu'on a d'en trouver qui agent les qualités requises pour y faire les fonctions de leur ministère » — ce fut, disons-nous, en 1712, au 8 septembre, que Mgr de Genlis confia Notre-Dame du Laus aux PP. Gardistes, représentés par MM. J.-F. de Salvador, P. Rigord et Laurent-Dominique Bertet, par acte

 

(1) Ces derniers mots, que nous aurions voulu ne pas reproduire, nous donnent la mesure du zèle désintéressé des jansénistes qui desservaient alors le Laus : Mgr de Genlis commençait à les apprécier selon leur mérite.

 

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authentique dont nous rappellerons ici les principales clauses.

« … Mgr l'archevêque, du consentement des PP. Jésuites, qui se déchargent et se départent en faveur des PP. Gardistes, donne, remet et cède le service perpétuel de ladite chapelle du Laus aux missionnaires de la Croix et de Sainte-Garde, pour être par eux et leurs successeurs, avec tels autres prêtres qu'il leur plaira choisir, de l'agrément et approbation de Mgr l'archevêque et de ses successeurs, de service à perpétuité et pour fournir à leur entretien et subsistance. Mgr l'archevêque leur cède pareillement et assigne les églises , maisons , champs , prés, vignes, fonds de pension, droits et revenus en dépendant, en quoy que le tout consiste et puisse consister     

« Si, par quelque cas imprévu, l'on Citait aux missionnaires le service de la chapelle du Laus et ses revenus, Mgr l'archevêque veut et entend que la pension de mille livres et son capital, remise et donnée pour indemnité au Séminaire, appartienne aux missionnaires de plein droit, à condition néanmoins qu'ils feront des missions dans son diocèse à concurrence de ladite pension (1).

« Moyennant ce que dessus; MM. de Salvador, Ricord et Bertet, tant en leur nom qu'en celui des autres missionnaires existants et leurs successeurs, promettent et s'engagent de fournir incessamment un supérieur avec les autres prêtres de ladite mission de la Croix et de Sainte-Garde qui pourront être nécessaires pour desservir ladite chapelle du Laus, et d'y entretenir à perpétuité les quatre prêtres portés à l'institution du séminaire, qui seront inamovibles, et un plus grand nombre

 

(1) Par un autre acte du 22 octobre 1712, reçu par Me Blanc, notaire, Mgr l'archevêque, interprétant la clause par laquelle il donne la pension de 1,000 livres aux missionnaires, déclare qu'en cas d'expulsion des Gardistes, la chapelle et tous ses biens reviendront au Séminaire.

 

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quand il sera nécessaire, et que les rentes et re-venus dudit Laus le pourront supporter   

« Le supérieur de Sainte-Garde et de Sisteron pourra rappeler le supérieur du Laus et autres missionnaires, en remplaçant en même temps celui ou ceux qui seraient rappelés, le tout du consentement de Mgr l'archevêque et ses successeurs. Et à l'égard des prêtres étrangers employés au service de la chapelle, ils pourront être renvoyés par le supérieur.

« Les missionnaires, sains et malades, seront entretenus sur les revenus de ladite chapelle, sans qu'on puisse les expulser, si ce n'est à cause de crime, auquel ras on pourra leur ordonner de se retirer sans formalités de justice et selon la manière pratiquée parmi ces Messieurs.

« Et les missionnaires de Sainte-Garde et de la Croix ne relèveront et ne dépendront que des seigneurs archevêques et de messieurs leurs grands vicaires , auxquels ils rendront compte tant du spirituel que du temporel, quand par eux ils en seront requis. Et quand les revenus de ladite chapelle excèderont ce qui est nécessaire pour l'entretien des missionnaires et pour la bâtisse et ameublement nécessaires d'icelle, iceux seront obligés d'employer le surplus et excédant desdits revenus à faire des missions dans le diocèse, dans les lieux où les prélats jugeront le plus nécessaire, sans qu'ils puissent prétendre, sous quelque prétexte que ce soit, de transporter ou appliquer au profit d'autres lieux et diocèses les revenus de la chapelle du Laus

« Ne pourront les missionnaires enseigner ni élever la jeunesse et clercs du diocèse, au Laus ni ailleurs, dans ledit diocèse, afin que cela ne porte aucun préjudice au collège et au séminaire établis en cette ville        (1) »

 

(1) Acte du 2 sept. 1712, reçu en l'étude de Jean Blanc, notaire royal de la ville d'Embrun.

 

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Cet acte, aussi honorable pour Mar de Genlis que pour les missionnaires de Sainte-Garde, va mettre tin aux éclipses du Laus. Le Sanctuaire vénéré va enfin être de nouveau desservi par des prêtres recommandables à tous égards, et de nouveau l'on verra resplendir les beaux jours du pèlerinage. Les Peythieu, les Hermitte revivront bientôt dans la personne des zélés et pieux apôtres de Sainte-Garde. Les débuts, sans doute, seront difficiles, car nulle éclipse ne cesse tout d'un coup, mais la patience et la fermeté des nouveaux ouvriers triompheront à la fin de toutes les obstinations jansénistes. Mgr de Genlis et le supérieur de Sainte-Garde ne se dissimulaient pas les difficultés de l'entreprise; ils étaient convaincus l'un et l'autre qu'il fallait employer à cette oeuvre des prêtres dont la doctrine fut saine et la conduite irréprochable; mais, par-dessus tout, ils estimaient que le point capital était de leur donner un supérieur capable de soutenir d'abord bien des contradictions et de fonder ainsi à nouveau le pèlerinage par une patience héroïque. « On jeta les yeux sur M. Bertet, dont la grande réputation se répandait dans ces montagnes. Nommé par le prélat pour gouverner cette maison, il se rendit à ses ordres, et fut obligé d'y rester seul plusieurs mois au milieu des prêtres qui lui étaient inconnus, et qui, le regardant d'un oeil,jaloux, paraissaient disposés à tout entreprendre pour l'obliger à se retirer.

« L'homme de Dieu, accoutumé à ces voies dures, méditait attentivement ce qui s'était passé dans cette maison depuis son établissement. Il voyait de ses yeux une pauvre Bergère qui avait reçu de très grandes grâces de la Très Sainte Vierge, et dont la divine Providence venait de se servir pour bâtir une église où les pécheurs venaient en foule recourir à cette Mère de miséricorde. Dieu, en suscitant cette jeune fille pour l'établissement de la dévotion du Laus, lui avait donné de très bons directeurs, qui

 

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avaient contribué d'une partie de leurs biens, et par leur autorité, à la perfection de l'église et de la maison des prêtres destinés à la desservir. Mais la plupart de ces instruments de la miséricorde de Dieu n'étaient plus. Une mort précieuse avait été la juste récompense de leurs travaux et de leurs libéralités. Des prêtres, pour la plupart infectés des nouvelles erreurs, leur avaient succédé. Ils avaient surpris la religion de Mgr l'archevêque d'Embrun, qui, désirant former des prêtres au travail, avait cru ne pouvoir rien faire de plus avantageux pour eux que de les assembler dans la maison de Notre-Dame du Laus, où il se flattait qu'en se perfectionnant eux-mêmes , ils auraient servi à l'instruction et à l'édification des peuples qui s'y rendaient de toutes parts; mais il comprit enfin que de tels directeurs étaient bien plus faits pour détruire que pour édifier.

«  M. Bertet eut beaucoup à souffrir des manoeuvres de ces novateurs peu portés à soutenir le culte de la Mère de Dieu. Il s'aperçut bientôt qu'ils n'oubliaient rien pour en éloigner le peuple. « Restez dans vos paroisses, disaient-ils aux pèlerins; que venez-vous faire ici?» Avec de tels sentiments, ils étaient bien peu disposés à profiter des leçons et des exemples du saint missionnaire qui leur avait été envoyé. Celui-ci, attendant le moment où Dieu le délivrerait de ces esprits inquiets, répondait toujours à ceux qui, comme lui, souhaitaient leur éloignement : « Il faut souffrir, et ce n'est que par là qu'on avance les oeuvres du Seigneur. »

« Ce moment décisif arriva enfin. M. Bertet invita M. de Salvador, supérieur général de la Congrégation, à venir à son secours : « Venez, lui disait-il, car il me semble que j'ai un clou dans mes yeux et des lances à mes côtés, tant que j'aurai auprès de moi des prêtres d'une foi suspecte (1). »

M. de Salvador se rendit au Laus en toute diligence.

 

(1) Abrégé de la vie de M. Bertet.

 

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Ces deux hommes, ennemis de tout ce qui avait ombre de nouveauté en matière de foi, qui avaient juré à la Sainte Vierge une fidélité inviolable, qui étaient résolus à combattre ses ennemis jusqu'au dernier souffle de leur vie, se rendirent à Embrun, auprès de Me de Genlis. Ils l'instruisirent de nouveau de l'état où l'hérésie allait bientôt réduire la dévotion du Laus, si on laissait à ces indignes la liberté d'y rester. Ils lui tirent le détail de toutes les ruses dont l'hérésie s'était servie pour l'anéantir; il lui représentèrent, avec ce zèle de la foi qui fit toujours leur principal caractère, qu'il ne leur était pas possible de fournir de nouveaux sujets à cette maison si, par son autorité, ceux qui étaient reconnus mauvais n'étaient. pas obligés d'en sortir. Le prélat, convaincu de leur mauvaise conduite, prit enfin les arrangements nécessaires pour céder entièrement la maison et l'église aux prêtres de la Congrégation de Notre-Dame de Sainte-Garde, excluant tout autre prêtre qui n'y serait pas appelé par le supérieur de cette même congrégation.

« Les prêtres zélés pour la cause de l'Eglise, voyant M. Bertet victorieux de l'hérésie et défenseur du culte de la Très Sainte Vierge, lui en témoignèrent leur joie. Les peuples furent bientôt instruits du changement fait à Notre-Dame du Laus. Il ne resta plus dans la maison que deux respectables vieillards, qui avaient travaillé avec fruit à son établissement et à ses progrès (1). La pauvre Bergère y vit refleurir plus que jamais la dévotion à la Mère de Dieu. Quelques disciple,de notre saint supérieur, appelés de leur maison de Sainte-Garde, quittèrent leur pays, leur patrie, leur famille, et vinrent dans ces montagnes consacrer leurs travaux et leur vie pour la consolation des pauvres pécheurs accourus de toutes parts pour se mettre sous la protection de

 

(1) C'étaient probablement M. Gaillard et le frère Aubin.

 

 

 

 

 

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la Mère de miséricorde. Il y eut plus de retraites. plus de confessions que jamais. Le Ciel autorisa la dévotion des peuples par de nouveaux miracles et les missionnaires en furent plus d'une fois les heureux témoins (1). »

Il était juste qu'après les longue tribulations endurées pendant la domination janséniste, Benoîte eût enfin le banlieue de voir au Laus des hommes qui fussent pleins d'ardeur pour l'aider dans sa sainte mission et dont le zèle pour la conversion des pécheurs secondât son infatigable dévouement. Aussi la pieuse fille donna un nouvel essor à soir activité pour ramener les pécheurs à Dieu. Sachant que c'était là sa mission spéciale, elle ne se donna plus aucun repos pendant les six années qu'elle vécut encore après l'arrivée de M. Bertet et de ses zélés coopérateurs. Cette oeuvre de salut l'absorbait tout entière et lui procurait de nouvelles et bien douces consolations. Elle puisait d'ailleurs dans les visites de son bon Ange, et surtout dans ses entretiens avec sa bonne Mère, les forces que lui refusaient naturellement son âge et son tempérament affaibli par les austérités, les maladies et les tortures diaboliques. La sainte fille, loin de diminuer ses travaux, les augmentait, afin, disait-elle, de réparer le temps perdu. Elle appelait ainsi l'époque des persécutions jansénistes, où elle n'avait pu, air gré de ses désirs, s'occuper des pauvres pécheurs. Aussi ses exhortations devenaient de jour en jour plus pressantes et ses avis plus touchants. Sa parole, toute imprégnée d'un parfum céleste, empruntait à son expérience une autorité devant laquelle aucune résistance n'était possible.

 

(1) Abrégé de la vie de M. Bertet.

 

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CHAPITRE XV Mort de Benoîte

 

Cependant les forces abandonnaient Benoîte, et tandis que son cœur s'élargissait et eût voulu étreindre l'univers entier pour le jeter dans les bras de la miséricorde divine. soir corps succombait sous le triple fardeau de l'âge, du travail et de la souffrance. L'heure des dernières luttes, de la suprême victoire et de la récompense approchait, et l'angélique Bergère était un fruit mûr pour le Ciel. Elle était alors plus que septuagénaire, et sa vie avait été bien remplie. Un pèlerinage fondé malgré les obstacles les plus incroyables et les plus puissantes oppositions; des milliers et des milliers de pécheurs ramenés à Dieu; les vertus les plus héroïques constamment pratiquées : c'en était assez pour mériter le repos et les joies du paradis. Dieu. néanmoins, voulut soumettre cette belle âme à une suprême épreuve, afin de compléter la mesure de ses mérites.

Pendant la dernière année de sa vie, Benoîte fut en proie à de continuelles et effroyables souffrances. C'était la conséquence naturelle de ses longues et rigoureuses austérités. La pieuse fille accepta ce calice avec une âme net seulement résignée, mais heureuse ; et ce qui est plus admirable encore, c'est qu'elle persista , comme au temps de sa jeunesse, à ajouter à ces douleurs, que la Providence lui ménageait, les jeûnes, les veilles, les cilices et les mortifications de tout genre. Une seule chose lui manquait,

 

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c'était les larmes. Ses yeux en avaient tant versé, qu'ils en avaient tari la source. Elle pleurait néanmoins encore , la sainte fille , mais c'était, comme le Seigneur au Jardin des Oliviers, des larmes de sang. Deux fois par jour, le matin et le soir, ces pleurs s'échappaient goutte à goutte et avec de cruelles souffrances des yeux de la Bergère. Etait-ce la plénitude du sacrifice? Non; elle eut encore avec Notre-Seigneur un autre caractère de ressemblance : elle ressentit l'amertume de l'abandon, dans ces moments suprêmes où l'on n'a plus d'espoir qu'au Ciel. Sa bonne Mère, sa radieuse Maîtresse ne la visitait plus et paraissait l'avoir abandonnée. Et Satan était là pour enfoncer plus avant le trait dans son coeur : « Elle t'a abandonnée, lui répétait-il sans cesse, elle t'a abandonnée; tu n'as plus de recours qu'à moi. » — «Ah! mourir mille fois, abandonnée par Marie, plutôt que de l'abandonner un seul instant.» C'était la réponse de la chère victime à l'esprit infernal. Mais celui-ci se vengeait en redoublant les tortures.

Vers les dernières fêtes de la Pentecôte, c'est-à-dire au moment de l'année où les concours sont les plus nombreux, et, partant, les grâces les plus abondantes, le démon voulut en finir avec celle qui en était l'instrument. Une nuit donc il la tourmenta pendant quatre heures avec une rage croissante, la traînant par tous les coins de sa chambre et la rouant de coups. Le lendemain, elle ne put se lever. « Nous allâmes lui faire une visite, écrit le Père Royère; elle nous fit voir ses bras tout noirs des coups qu'elle avait reçus.

Depuis lors, elle ne fit plus que languir : une fièvre ardente la dévorait nuit et jour, la nuit surtout, qu'elle trouvait longue comme des années. Il fallait que ces nuits fussent bien mauvaises pour qu'elle s'en plaignît, elle qui en avait passé tant d'horribles sans se plaindre! Dès la Saint-André, c'est-à-dire un mois avant sa délivrance finale, elle

 

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ne quitta plus le lit. Elle savait d'ailleurs qu'elle ne s'en relèverait pas : un Ange le lui avait annoncé. Il lui avait en même temps fait connaître le jour de sa mort, qui serait celui de la fête des saints Innocents. Qui ne voit dans le choix de ce jour une dernière bénédiction accordée par le Ciel à cette simplicité d'enfant que Benoîte conserva toute sa vie ? Harmonie dans la mort comme dans la vie : on se rappelle que la soeur des Anges était née le jour de la fête de saint Michel, prince des esprits célestes. »

Deux nièces, qu'elle a laissées bien pauvres, sa filleule Benoîte et « sa chère Isabelle », étaient sa compagnie habituelle et l'assistaient pendant sa maladie. Sa prière était à peu près continuelle et toute remplie de foi, de confiance, de charité et de résignation. Ni les luttes intérieures contre le démon, ni les souffrances physiques ne purent lui rien faire perdre de sa sérénité. Elle avait demandé comme une grâce d'être avertie, si on remarquait en elle quelque impatience, mais on n'eut jamais à observer chez elle qu'une parfaite application à Dieu. Lors même qu'on n'osait plus la faire parler pour recevoir ses conseils, on allait encore apprendre, auprès de son lit de douleur, la patience, l'abnégation et la soumission à la volonté divine. Elle connaissait l'inutilité de tous les remèdes qu'on lui offrait, mais elle les acceptait quand même, et le sourire aux lèvres, voulant être obéissante jusqu'à la fin. D'ailleurs, qu'aurait-on pu lui prescrire de plus amer que les racines dont elle se nourrissait autrefois et de plus cuisant que les tortures qu'elle s'était volontairement imposées ou que le démon lui avait prodiguées? Elle n'était délicate que sur un point, celui de cette parfaite modestie dont elle avait été si jalouse dès son enfance et qu'elle devait conserver jusqu'au dernier moment.

Lorsque l'Ange vint lui annoncer le jour de sa

 

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mort, elle tressaillit de bonheur. Une douce clarté illumina son esprit et un arome tout divin parfuma tous ses sens. Dès ce moment, elle n'était plus sur la terre. Quelqu'un lui ayant dit que sa maladie n'était pas désespérée et qu'elle pourrait guérir encore : « Ah! s'écria-t-elle, priez Dieu qu'il me préserve de ce malheur. » Sa volonté, néanmoins, était subordonnée à celle de Dieu, comme nous allons le voir.

On en était à la Noël, et cette solennité, en 1718, tombait le dimanche. En ce jour deux fois saint, Benoîte, sachant qu'elle n'avait plus que trois jours à passer sur la terre, demanda le saint viatique, qu'elle reçut avec une dévotion admirable, après avoir jusqu'à deux fois sollicité son pardon de toute l'assistance. Lorsque Jésus fut dans son coeur, la divine Marie reparut enfin et vint la consoler une dernière fois, en embaumant sa pauvre chambre des parfums du Ciel. Après cela, que pouvait-elle désirer, sinon la vue de Dieu même?

Le lendemain, comme elle était plus faible, les directeurs du Sanctuaire durent envisager en face la perte qu'ils allaient faire. Ils ne pouvaient s'y résoudre. Que deviendraient-ils lorsqu'ils m'auraient plus leur sainte conseillère, et que le Laus serait privé de sa Bergère inspirée? Ils se tournèrent vers Dieu pour la lui redemander par d'unanimes prières. « Encore deux ans, Seigneur, n disaient-ils. Mais il fallait s'assurer du consentement de la malade. Ils allèrent ensemble, le mardi, lui présenter leur voeu, leur requête et leurs supplications. Benoîte répondit comme saint Martin : « Seigneur, si je puis encore vous servir sur la terre, je ne refuse pas de vivre; que votre volonté soit accomplie!» Puis elle se jeta entre les bras de son Dieu crucifié, dont l'image resta longtemps collée sur ses lèvres. Mais Dieu ne revint pas sur son arrêt; le sacrifice ne fut point accepté : et le mercredi, jour des saints Innocents,

 

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fut pour Benoîte le terme de ses longues épreuves.

Dès le matin , elle demanda qu'on chantât la grand'messe à son intention. Le P.Peliguy officia et on y mit toute la solennité possible. Elle n'avait pas encore reçu l'Extrême-Onction, qu'elle réclamait depuis plusieurs jours. On ne s'était pas pressé de la satisfaire, parce qu'on ne voyait aucun signe précurseur de sa fin prochaine. Il faut dire qu'on ne devait en apercevoir aucun jusqu'au dernier soupir, Il fallut enfin céder à ses instances, et, t ers trois heures après-midi, on lui apporta l'huile des malades. Elle se fit laver les pieds et les mains ; elle se confessa une dernière fois ; puis elle se livra tout entière aux mystérieuses opérations du sacrement, en plein état de connaissance. Lorsque le prêtre fut à l'onction des oreilles, elle ne put retenir cette exclamation : « Elles en ont tant entendu !... » En effet, et c'est par là que la sainte Bergère du Laus se distingue des autres vierges, inaccessible aux corruptions de la chair, elle a dû en entendre toute la nomenclature et la répéter sans toutefois souiller son coeur. Nos manuscrits sont pleins de choses qui les condamnent à na jamais voir le jour de la publicité dans leur intégrité, des choses qu'on ne peut écrire que dans un registre particulier ou dans un ouvrage didactique. C'est là ce qu'avaient entendu les oreilles de l'innocente créature, entendu à en être battues et rebattues pendant un demi-siècle. C'est là ce dont elle demandait à l'onction sainte d'effacer les moindres traces dans son esprit. Le sacrement produisit sur elle tout son effet : depuis ce moment, elle fut complètement heureuse , et sa joie, visible sur ses traits, ne la quitta plus.

La mort s'approchait, mais sans son cortège accoutumé de délire et d'agonie on ne la voyait pas venir. Cependant les directeurs comprirent, aux apprêts qui se succédaient, que leur voeu n'avait

 

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pas été exaucé, que leur consolation leur échappait et qu'ils n'avaient plus qu'une bénédiction à attendre de celle qu'ils s'efforçaient en vain de retenir.

« Chère soeur, dit alors le P. Royère, nous sommes vos enfants ; vous ne voulez pas nous bénir, avant de nous quitter? » — « C'est à la bonne Mère de vous bénir, » répondit la malade. Mais elle se reprit bientôt, en faisant un effort sur son humilité, pour ne pas les désobliger. — « Je le veux bien; dit-elle, rues bons Pères; je vais aussi vous bénir. » En même temps, elle étendit sa main que venait de sanctifier l'huile consacrée, et ces prêtres, qui l'avaient bénie tout-à-l'heure au nom de Dieu dont ils sont les ministres, maintenant à genoux autour de ce grabat, et avec une piété d'enfants auxquels ils s'assimilent, courbent leur tête sacrée sous la main défaillante de l'humble servante de Marie ! Tel est l'empire de la vertu et de la sainteté!

Huit heures du soir étaient proches. Les directeurs, moins le prieur, étaient sortis pour dire leur office et prendre les mesures nécessaires pour pouvoir veiller toute la nuit au chevet de la malade et ne pas manquer le moment où il leur serait donné de voir comment meurent les saints. Les apparences les trompaient. A peine étaient-ils sortis que Benoîte fait ses adieux à ses nièces, à M. le prieur, et à toutes les personnes présentes. On allume son cierge bénit, on lui fait la recommandation de l'âme; à sa prière, Isabelle et sa filleule récitent les litanies de l'Enfant-Jésus; puis elle lève les yeux au ciel et rend joyeusement le dernier souffle de vie... Elle conserva sa connaissance jusqu'au bout et n'eut point d'agonie. Le sourire resté sur ses lèvres fit assez comprendre que les Anges étaient là en grand nombre, pour recevoir l'âme de leur soeur et l'accompagner au Ciel... au Ciel où l'attendaient la couronne des vierges et celle des martyrs. Quelle vierge fut plus pure que celle-ci ? Quel martyr souffrit

 

 

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davantage? Quel tyran fut plus cruel que son persécuteur Satan? Lorsqu'on la revêtit de ses habits, on trouva sur son corps les dernières marques de son martyre occulte.

 

Les dominicaines ont un vêtement religieux qu'elles conservent à seule fin de s'en servir à la mort et de l'emporter dans la tombe ; Benoîte, comme tertiaire, avait le sien, qu'elle appelait sa robe de noces : on l'en revêtit dès le soir même pour l'exposer au public dans la chapelle. Le lendemain on la porta en procession autour de l'église et on fit le service funèbre, qui fut célébré avec toute la pompe possible. Il y eut un grand concours de peuple, quoique la quantité de neige qui était tombée pendant le nuit eût rendu le Laus presque inaccessible. Le clergé des paroisses voisines était accouru avec de nombreux fidèles. On ne croyait pas pouvoir trop honorer les funérailles de celle qui avait été la confidente de la Reine du Ciel et l'instrument de ses miséricordes. Les foules, au fur et à mesure qu'elles arrivaient par tous les sentiers aboutissant au saint vallon, se pressaient autour de la sainte Bergère, et voulaient contempler encore une fois ses traits vénérés. On se disputait le bonheur de faire toucher à son corps ou à ses vêtements des chapelets, des médailles ou autres objets de piété. Ses habits, ses meubles, même les plus usés, étaient enviés et partagés comme des reliques, qui devaient être non seulement un souvenir pieux, mais un gage protecteur. On ne se consolait de la mort de la sainte fille que par la pensée que du haut du ciel elle continuerait à protéger et le sanctuaire qu'elle avait fondé et les fidèles qui viendraient y invoquer avec confiance le nom de la Bonne Mère.

Une mort aussi précieuse devant Dieu n'aurait pas dû être un sujet de larmes, et cependant, au moment où se terminait la cérémonie funèbre, l'émotion contenue

 

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jusque-là éclata et devint générale. C'était un vrai désespoir : on ne pleurait pas, on poussait des sanglots, de hauts cris et comme des hurlements, dit le P. Royère, témoin de la scène. Riches et pauvres étaient également désolés; c'est que l'humble Bergère avait été utile è tous. Ceux qu'elle avait consolés dans leurs afflictions étaient inconsolables de l'avoir perdue; ceux qu'elle avait retirés des voies de l'iniquité par ses avis et ses prières eussent bien voulu la retirer du tombeau, mais vains désirs! il fallait se contenter de pleurer, et on pleurait.

M. Magnin, prieur de Saint-Etienne-d'Avançon, atteste lui-même ces larmes et ces regrets dans l'acte de sépulture, rédigé le jour même.

« Le 29 décembre 1718, Benoîte Rencurel, bergère de Saint-Estienne, après avoir receu tous les sacrements avec une foy non pareille, est morte et a esté enterrée dans le cimetière de Notre-Dame du du Laus, accompagnée de plusieurs prestres et autres gens de bien avec larmes et pleurs, témoignant le regret d'une si sainte aune. En foy de quoi ay signé,

 

» J. MAGNIN, prieur,

 

La formule de cet acte : « enterrée dans le cimetière du Laus, » ne contredit pas la tradition orale qui a toujours cru que soeur Benoîte a été, au jour de ses funérailles, déposée dans le caveau creusé dans le sanctuaire et qui porte son épitaphe. La dénomination de: Cimetière de Notre-Dame du Laus, désignait et le local contigu à l'église et les divers caveaux pratiqués dans l'intérieur de l'église elle-même. D'autres actes mortuaires en font foi.

La persuasion que Benoîte était une sainte, et que ses ossements feraient un jour des miracles, s'était tellement enracinée dans les esprits, du vivant même de la Bergère, que les habitants de Saint-Etienne s'étaient promis de revendiquer sa

 

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dépouille sacrée comme une propriété de leur paroisse. Ce dessein fut connu, et, pour le déjouer, le directeur de Benoîte lui fit déclarer par testament qu'elle voulait que son corps fut enseveli au Laus. Malgré cette garantie, on craignait un enlèvement du précieux trésor par les concitoyens de la sainte Bergère, et c'est pourquoi, dès le soir même du décès, il fut transporté à l'église et gardé à vue jusqu'au moment de son inhumation dans le caveau. Cette précaution ne fut pas inutile : des hommes vinrent en effet dans la nuit pour enlever le corps ; ils reculèrent devant la vigilance des gardiens et les mesures prises.

Le tombeau fut fermé d'une grosse pierre que l'on voit encore aujourd'hui à fleur du sol , et sur laquelle on grava l'inscription suivante :

Le trait grossier de cette inscription indique un ouvrier peu habile à manier le ciseau : qui sait si ce n'est point un des directeurs de la sainte Bergère qui a voulu lui donner ce dernier témoignage de vénération? Dans ce cas, on pardonne volontiers à une main plus habituée à bénir qu'à ciseler la pierre d'avoir imprimé d'une façon si barbare cette épitaphe, aussi simple que le fut celle dont elle recouvre les cendres.

 

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Les restes vénérés de la vénérable soeur Benoîte reposaient en paix dans l'humble caveau qui les abritait, lorsque la Providence permit qu'un accident vint troubler leur repos pour accroître la vénération qui les environnait.

C'était en 1788, à la veille de cette tourmente révolutionnaire qui viola tant de tombeaux et jeta aux vents tant de cendres bénies. Un ouvrier, du nom de Jullien , travaillait à l'église tout près de la tombe de la sainte Bergère. Une lourde pierre qu'il laissa choir frappa l'angle du marbre tumulaire, le brisa et alla enfoncer la partie supérieure du cercueil. Un éclat de la planche fit à la joue droite de la Sainte une blessure de laquelle sortirent quelques gouttes d'un sang vermeil. Tout ému et troublé de ce qui venait de se passer, l'ouvrier courut chercher Sébastien Bertrand, son filleul, âgé de huit à dix ans, et Barthélemy Bertrand, frère de Sébastien, pour les prier de lui tenir un flambeau pendant qu'il réparait les dégâts survenus. Les jeunes Bertrand accoururent et virent eux-mêmes, à la lueur de la lampe, le sang qui s'était échappé de la plaie encore béante. Tous les trois en furent émerveillés, et ils racontèrent que le corps de la sainte Bergère était en tout semblable à celui d'une personne endormie.

Le tombeau de soeur Benoîte, de nouveau fermé et scellé, ne fut plus ouvert jusqu'en 1854. A cette époque, la pose d'un carrelage en marbre, dans le sanctuaire, fut la cause d'une nouvelle visite, qui se fit dans les circonstances suivantes.

Le parquet qui sépare la balustrade de l'autel s'en allait de vétusté ; tandis qu'on l'enlevait, le tombeau de la Bergère fut mis à découvert. Aussitôt M. Blanchard, Supérieur des Missionnaires, avisa Mgr Depéry, évêque de Gap, qui, comprenant la gravité de la chose, partit immédiatement pour le Laus, visita le tombeau, recueillit avec grand soin les reliques

 

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sacrées et les fit enfermer dans un cercueil en plomb.

Depuis ce moment, les cendres de la sainte Bergère reposent dans la paix de leur tombeau, attendant l'heureux jour où l'Eglise nous autorisera  à les relever solennellement pour les placer sur l'autel.