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Instruction que la Reine du ciel m'a donnée.
Instruction que notre auguste Maîtresse m'a donnée.
Instruction que m'a donnée la puissante Reine dû monde, la bienheureuse Marie.
Instruction que j'ai reçue de notre auguste Maîtresse.
Instruction que notre auguste Maîtresse m'a donnée.
Instruction que la Reine du ciel m'a donnée.
Instruction que la Reine du ciel m'a donnée.
464
mensonge: car Dieu est le seul qui honore et qui élève sans se tromper ceux
qui le méritent. Le monde change ordinairement les lots, et décerne ses
honneurs à ceux qui en sont le moins dignes, ou aux intrigants qui savent les
capter avec le plus d'adresse.
1127. Fuyez cet écueil, ma
fille; ne vous attachez point au plaisir que procurent les louanges des hommes
; rejetez leurs avances et leurs flatteries. Donnez à chaque chose le nom et
l'estime quelle mérite, car les enfants de ce siècle se conduisent en cela
avec trop peu de réflexion. Jamais aucun des mortels n'a pu mériter d'être
honoré des créatures comme mon très-saint Fils; et
pourtant il ne fit que dédaigner et accepter un instant les honneurs qu'on lui
rendit à son entrée dans Jérusalem; il ne permit ce triomphe que pour
manifester sa puissance divine, et pour rendre ensuite sa passion plus
ignominieuse, ainsi que pour enseigner aux hommes qu'on ne doit pas recevoir
les honneurs du monde pour eux-mêmes, si l'intérêt de la gloire, du Très-Haut
ne présente pas une autre fin plus relevée, à laquelle on puisse les rapporter
; car sans cela ils sont vains et inutiles, puisqu'ils ne sauraient faire la
véritable félicité des créatures capables d'un bonheur éternel. Et comme je
vois que vous souhaitez savoir la raison pour laquelle je ne me trouvai point
près de mon très-saint Fils dans ce triomphe, je
veux satisfaire votre désir, en vous rappelant ce que vous avez écrit souvent
dans cette histoire de la vision que j'avais des oeuvres intérieures de mon
Fils bien-aimé dans le très-pur
465
miroir
de son âme. Cette vision me faisait connaître quand et pourquoi il voulait
s'éloigner de moi. Alors je me prosternais à ses pieds, et le suppliais de me
déclarer sa volonté sur ce que je devais faire : et quelquefois cet adorable
Seigneur me le déclarait et me le commandait expressément; d'autres fois il le
laissait à mon choix, afin que je le fisse avec le secours de la lumière
divine, et avec la prudence dont il m'avait douée. C'est ce qui eut lieu
lorsqu'il résolut d'entrer dans Jérusalem triomphant de ses ennemis. Ainsi il
me laissa libre de L'accompagner ou de rester à Béthanie; alors je le priai de
me permettre de ne pas assister à cette manifestation mystérieuse, le
suppliant néanmoins de me mener avec lui quand il retournerait à Jérusalem
pour y souffrir et pour y mourir; parce que je crus qu'il lui serait plus
agréable que je m'offrisse à participer aux ignominies et aux douleurs de sa
Passion, qu'aux honneurs que les hommes lui rendaient; et il m'en serait
revenu une part en qualité de mère, si j'eusse assisté à son triomphe, étant
connue pour telle de ceux qui le bénissaient et le louaient; mais je ne
recherchais point les applaudissements, et je savais d'ailleurs que le
Seigneur les ordonnait pour découvrir sa divinité .et sa puissance infinie,
auxquelles je n'avais aucune part; et que par l'honneur qu'on me rendrait
alors, je n'augmenterais pas celui qu'on lui devait comme à l'unique Sauveur
du genre humain. Ainsi, pour jouir dans ma solitude de ce mystère et glorifier
le Très-Haut en ses merveilles, j'eus dans ma retraite la connaissance de tout
466
ce que
vous avez écrit. Il y a là pour vous une leçon qui vous excitera à imiter mon
humilité, à détacher votre affection de tout ce qui est terrestre , et à vous
élever aux choses célestes, qui vous inspireront un profond dégoût pour les
honneurs du monde, connaissant par la divine lumière qu'ils ne sont que vanité
des vanités et affliction d'esprit (1).
CHAPITRE-VIII. Les démons s’assemblent clans l'enfer pour délibérer sur le
triomphe que notre Sauveur Jésus-Christ reçoit dans Jérusalem. — Ce qui
résulte de cette assemblée. — Les princes des prêtres et les pharisiens se
réunissent de leur côté.
1128. Tous les mystères que
renfermait le triomphe de notre Sauveur furent grands et admirables, comme
nous l'avons remarqué; mais ce qui se passa dans l'enfer accablé par le
pouvoir divin , lorsque les démons y furent précipités au moment de l'entrée
triomphale de Jésus dans la ville sainte, ne nous fournit pas en son genre un
moindre sujet d'admiration. Depuis le dimanche auquel ils essuyèrent cette
défaite jusqu'au mardi suivant, ils restèrent deux jours
(1) Eccles., I, 14.
467
entiers sous le poids de-la droite du Très-Haut, éperdus à la fois de honte et
fureur, et ils exhalaient leur rage devant tous les damnés par des hurlements
effroyables ; une nouvelle épouvante se répandit à travers ces sombres
régions, dont les infortunés habitants virent s'accroître leurs tourments. Le
prince des ténèbres Lucifer, plus troublé que tous les autres, convoqua tous
les démons, et se plaçant, comme leur chef, dans un lieu plus élevé, il leur
dit
1129.« II n'est pas
possible que cet homme, qui nous persécute de la sorte, qui ruine notre empire
et qui brise mes forces, ne soit plus que prophète. Car Moïse, Élie et Élisée,
et nos autres anciens ennemis ne nous ont jamais vaincu avec une pareille.
violence, quoiqu'ils aient opéré d'autres merveilles ; et je remarque même
qu'il ne m'a pas été caché autant d'oeuvres de ceux-là que de celui-ci ,
surtout quant à ce qui se passe dans son intérieur, où je ne sais presque rien
découvrir. Or comment un simple homme pourrait-il faire cela, et exercer sur
toutes choses un pouvoir aussi absolu que celui que tout le monde lui
reconnaît ? Il reçoit sans émotion et sans aucune complaisance les louanges
que les hommes lui donnent pour les merveilles qu'il a faites. Il a montré en
cette entrée triomphante qu'il vient de faire dans Jérusalem un nouveau
pouvoir sur nous et sur le monde, puisque je ne me trouve pas assez fort pour
accomplir mon dessein, qui est de le détruire et d'effacer son nom de la terre
des vivants (1). A l'occasion de ce
(1) Jerem., XI, 19.
468
triomphe, non-seulement les siens l'ont proclamé
publiquement bienheureux, mais beaucoup de gens soumis à ma domination se sont
joints à eux et l'ont même reconnu pour le Messie, pour Celui qui est promis
dans la loi des Juifs; de sorte qu'ils ont tous été portés à le révérer et à
l'adorer. C'est beaucoup pour un simple mortel, et si celui-ci n'est rien de
plus, il est sûr qu'aucun autre n'a joui auprès dé Dieu d'une aussi haute
faveur, et qu'il s'en sert et s'en servira encore pour nous causer de grandes.
pertes ; car depuis que nous avons été chassés du ciel , il ne nous est pas
arrivé d'essuyer des défaites comparables à celles auxquelles nous accoutume
cet homme depuis sa naissance, ni de rencontrer une pareille vertu. Et s'il
est par malheur le Verbe incarné (comme nous avons sujet de le craindre), nous
ne devons rien négliger, c'est une affaire qui demande toute notre attention :
parce que si nous le laissons vivre, il attirera tous les hommes après lui par
son exemple et par sa doctrine. J'ai tâché quelquefois, pour assouvir ma
haine, de lui ôter la vie, mais ç'a été toujours en vain; car dans son pays
j'avais disposé quelques personnes à le précipiter du haut d'une montagne, et
il eut la puissance d'échapper à ses ennemis (1). Une autre fois, étant à
Jérusalem, je fis prendre à plusieurs pharisiens la résolution de le lapider,
et il se déroba tout à coup à leurs regards (2).
1130. J'ai maintenant pris
des mesures plus sûres
Luc., IV, 30. — (2) Joan., VIII, 59.
469
avec
son disciple et notre ami Judas; je lui ai inspiré le dessein. de vendre et
de, livrer son maître aux pharisiens, que j'ai aussi animés d'une furieuse
envie par laquelle ils le feront sans doute mourir d'une mort fort cruelle,
comme ils le désirent. Ils n'attendent qu'une occasion favorable, et je la
leur prépare avec tout le zèle et toute l'adresse dont je suis capable car
Judas, les scribes et les princes des prêtres feront tout ce que je leur
proposerai. Je trouve néanmoins en cette entreprise une grande difficulté que
nous devons redouter et qui demande de sérieuses réflexions c'est, que si cet
homme est le Messie qu'attendent ceux de sa nation , il offrira ses peines et
sa mort pour la résurrection des hommes, et il satisfera et méritera
infiniment pour tous. Il ouvrira le ciel, et les mortels y jouiront des
récompenses dont Dieu nous a privés, et ce sera pour nous un nouveau et
insupportable tourment si nous ne faisons tous nos efforts pour l'empêcher. En
outre, cet homme souffrant et méritant laissera au monde un nouvel exemple de
patience pour les autres ; car il est très-doux et
très-humble de coeur, nous ne l'avons jamais vu
impatient ni troublé : il enseignera à tous la pratique de ces vertus, que
j'abhorre le plus et qui déplaisent au même point à tous ceux qui me suivent.
Ainsi il faut pour nos propres intérêts que nous délibérions sur ce que nous
devons faire pour persécuter ce nouvel homme, et que vous me disiez ce que
vous pensez de cette grave affaire. »
1131. Ces esprits , de
ténèbres entrèrent en de
470
longues conférences sur cette proposition de Lucifer, se livrant à tous les
transports de leur rage contre notre Sauveur, mais aussi regrettant l'erreur
que déjà ils croyaient avoir commise, en travaillant à sa perte avec tant
d'astuce et de malice; par un surcroît de cette même malice, ils prétendirent
dès lors revenir sur leurs pas et empêcher sa mort, parce qu'ils étaient
confirmés dans le doute qu'ils avaient que Jésus pût être le Messie, tout en
ne parvenant pas à s'en assurer d'une manière certaine. Cette crainte jeta
Lucifer dans un si grand et si pénible trouble , qu'ayant approuvé la nouvelle
résolution qu'ils prirent de s'opposer à la mort du Sauveur, il rompit
l'assemblée et leur dit : « Soyez sûrs, mes amis , que si cet homme est
véritablement Dieu, il sauvera tous les hommes par ses souffrances et par sa
mort; il détruira par ce moyen notre empire, et les mortels seront élevés à
une nouvelle félicité et revêtus contre nous d'une nouvelle puissance. Quelle
énorme bévue nous avons faite en machinant sa perte! Allons donc détourner
notre propre malheur. »
1132. Après cette décision,
Lucifer et tous ses ministres se rendirent dans la ville et dans les environs
de Jérusalem, où ils firent quelques tentatives auprès de Pilate et de sa
femme pour empêcher la mort du Seigneur, ainsi que le racontent les
évangélistes (1); ils en firent aussi plusieurs autres qui ne sont pas
mentionnées dans l'histoire évangélique, et qui ne laissent pourtant pas
d'être véritables. Ainsi ils
(1) Matth., XVII,19; Luc., XXIII, 4; Joan., XVIII, 38.
471
s'adressèrent en premier lieu à Judas, et par de nouvelles suggestions ils
tâchèrent de le dissuader de la vente de son divin Maître, qu'il avait déjà
conclue. Et comme il ne se décidait point à renoncer à son entreprise, le
démon lui apparut sous une forme sensible, et fit tous ses efforts pour le
persuader de ne plus songer à ôter la vie à Jésus-Christ par la main des
pharisiens. Connaissant l'avarice insatiable du perfide disciple, il lui
offrit beaucoup d'argent, afin qu'il ne le livrât pas à ses ennemis. De sorte
que Lucifer se donna plus de peine en cette circonstance que lorsqu'il l'avait
auparavant porté à vendre son doux et divin Maître.
1133. Mais, hélas ! que la
misère humaine est grande ! Le démon, qui avait déterminé Judas à lui obéir
pour le mal, fut impuissant lorsqu'il voulut le faire reculer. C'est que la
force de la grâce que ce malheureux avait perdue ne secondait pas l'intention
de l'ennemi, et sans ce divin secours, tous les raisonnements, toutes les
impulsions du dehors ne sauraient amener une âme à quitter le péché et à
suivre le véritable bien. Il n'était pas impossible à Dieu de porter à la
vertu le coeur de ce disciple infidèle, mais la sollicitation du démon qui lui
avait fait perdre la grâce, n'était pas un moyen convenable pour la lui faire
recouvrer. Et le Seigneur avait de quoi justifier la cause de son équité
ineffable s'il ne lui donnait pas d'autres secours, puisque Judas était arrivé
à une si grande obstination même dans l'école de notre divin Maître, en
résistant si souvent à sa doctrine, à ses inspirations
472
et à
ses faveurs, en méprisant avec une effroyable témérité ses conseils paternels,
ceux de sa très-douce Mère, l'exemple de leur
sainte vie, leur conversation, et les vertus de tous les autres apôtres.
D'impie disciple avait tout repoussé avec une opiniâtreté plus grande que
celle d'un démon, et que Celle d'un homme qui est libre de faire le bien ; il
se précipita comme un forcené dans la carrière du mal; et il alla si loin, que
la haine qu'il avait conçue contre son-Sauveur et
contre la Mère de miséricorde le rendit incapable de chercher cette même
miséricorde, indigne de la lumière nécessaire pour distinguer la même
lumière, et comme insensible même à la raison et à la loi naturelle,
qui auraient suffi pour le détourner de persécuter l'innocent dont les mains
libérales l'avaient comblé de bienfaits. Grande leçon pour la fragilité et la
folie des hommes, qui sont exposés à tomber et à périr dans de semblables
périls, parce qu'ils ne les craignent pas, et à donner à leur tour l'exemple
d'une chute si malheureuse et si déplorable.
1134. Lés démons ayant
perdu l'espoir de changer les dispositions de Judas, s'en éloignèrent, et
entreprirent les pharisiens, auxquels ils firent les mêmes propositions et
tâchèrent de les persuader, de ne point persécuter notre Seigneur Jésus
Christ: Mais par les mêmes raisons ils ne réussirent pas mieux auprès d'eux
qu'auprès de Judas, car il ne leur fut pas possible de leur faire quitter le
mauvais dessein. qu'ils avaient formé. Il y eut bien quelques scribes qui par
des motifs humains se demandèrent si ce qu'ils avaient résolu
473
leur
serait profitable ; mais comme ils n'étaient pas assistés de la grâce, la
haine et l'envie qu'ils avaient conçues contre le Sauveur reprenaient bientôt
le. dessus- dans leur âme. Les malins songèrent ensuite à travailler la femme
de Pilate et Pilate lui-même ; et se servant de la pitié naturelle aux femmes,
ils la portèrent, comme il est rapporté dans l'Évangile (1), à lui envoyer
dire de rie point condamner cet homme juste: Par cet avis et par plusieurs
considérations qu'ils présentèrent à Pilate ils lé déterminèrent à toutes les
tentatives qu'il fit pour soustraire l'innocent Seigneur à une sentence dé
mort , comme je le raconterai avec les détails nécessaires. Lucifer et ses
ministres n'aboutirent malgré tous leurs efforts à aucun résultat. Lorsqu'ils
en reconnurent l'inutilité, ils changèrent de plan , et entrant dans une
nouvelle fureur, ils excitèrent les pharisiens, leurs satellites et les
bourreau à faire mourir le Sauveur de la mort la plus prompte ; mais après
l'avoir tourmenté avec la cruauté impie qu'ils déployèrent pour altérer sa
patience invincible. Le Seigneur permit qu'on lui fit subir tous les tourments
imaginables, pour les hautes fins de la rédemption du genre humain , quoiqu'il
empêchât que les bourreaux n'exerçassent quelques cruautés indécentes
auxquelles les démons les provoquaient contre son adorable personne, comme je
le dirai plus loin.
1135. Le mercredi qui
suivit l'entrée de notre Seigneur Jésus-Christ dans Jérusalem (ce fut le
(1) Matth., XXVII, 19.
474
jour
qu'il passa tout entier à Béthanie sans aller au Temple (1), les scribes et
les pharisiens s'assemblèrent de nouveau dans la maison dit chef des prêtres,
qui s'appelait Caïphe, pour délibérer sur les moyens de se saisir par la ruse
du Rédempteur du monde et de le faire mourir (2), parce que les honneurs que
tout le peuple lui avait rendus dans cette conjoncture avaient augmenté leur
haine et leur envie contre sa Majesté. Cette envie venait de ce que notre
Seigneur Jésus-Christ avait ressuscité Lazare, et des autres merveilles qu'il
avait faites dans le Temple. Ils décidèrent dans cette assemblée qu'il fallait
lui ôter la vie (3), tout en couvrant leur horrible dessein du prétexte du
bien commun, comme le dit Caïphe prophétisant le contraire de ce qu'il
prétendait. Le démon voyant leur résolution, inspira à quelques-uns la
précaution de ne point exécuter leur projet, au jour de la fête de Pâque , de
peur que le peuple, qui révérait Jésus-Christ comme le Messie ou comme un
grand prophète; n'excitât quelque tumulte (4). Lucifer fit cela pour voir si,
en retardant la mort du Sauveur, il pourrait l’empêcher. Mais comme Judas
était déjà tyrannisé par sa propre avarice et par sa propre méchanceté, et
privé de la grâce dont il aurait eu besoin pour en secouer le joug, il se
rendit fort troublé et inquiet à l'assemblée des princes des prêtres, et leur
proposa de leur livrer son maître ; la vente en fut conclue
(1) Matth., XXI, 17. — (2)
Matth., XXVI, 3. — (3) Joan., XI, 49 ; Matth.,
XXVI, 5; Marc., XIV, 2. — (4) Matth., XXVI, 15.
475
pour
trente pièces d'argent, le traître se contentant de cette somme pour le prix
de Celui qui renferme en lui-même tous les trésors du ciel et de la terre ; et
afin de ne point perdre cette occasion, les princes des prêtres bâclèrent leur
odieux marché malgré l'inconvénient de l'approche de la Pâque, la sagesse et
la providence de Dieu le disposant de la sorte.
1136. C'est alors que notre
Rédempteur dit à ses disciples ce que saint Matthieu rapporte: Sachez que
dans deux jours le Fils de l'homme sera livré pour être crucifié (1).
Judas était absent lorsqu'il leur adressa ces paroles ; mais bridant de
consommer sa trahison, il revint bientôt auprès des apôtres, et le perfide
tâchait de découvrir par les questions qu'il faisait à ses compagnons, au
Seigneur lui-même et à sa très-sainte Mère, par
quel lieu ils passeraient en partant de Béthanie, et ce que son divin Maître
avait résolu de faire durant ces jours de fête. Le disciple infidèle
s'informait adroitement de tout cela pour livrer avec plus de facilité le
Sauveur entre les mains des princes des prêtres, selon l'accord qu'il avait
fait avec eux, et prétendait par cette conduite hypocrite cacher sa trahison.
Cependant ses intentions criminelles étaient connues
non-seulement du Sauveur, mais encore de sa
très-prudente Mère-: car les saints anges l'informèrent incontinent de
la promesse par laquelle il s'était engagé à le livrer aux princes des prêtres
pour
(1) Matth., XXVI, 2.
476
trente
deniers. Ce même jour le traître eut la hardiesse. de demander à notre grande
Reine par quel endroit son très-saint Fils avait
résolu de passer pour aller célébrer la Pâque : et elle liai répondit avec une
douceur incroyable : Qui peut , ô Judas, pénétrer les secrets jugements du
Très-Haut ? Dès lors elle cessa de l'exhorter à renoncer à ses mauvais
desseins; néanmoins notre adorable Sauveur et sa miséricordieuse Mère le
souffrirent toujours jusqu'à ce qu'il désespérât lui-méme
de son salut éternel. Mais la très-douce colombe
prévoyant la perte irréparable de Judas , et que son
très-saint Fils serait bientôt livré à ses ennemis , exhala de tendres
plaintes en la compagnie des anges, car elle ne pouvait s'entretenir avec
d'autres du sujet de sa douleur ; ainsi elle communiquait- toutes ses peines à
ces esprits célestes, et leur parlait avec tant de sagesse et de merveilleuse
raison, qu'ils ne se lassaient point d'admirer une créature humaine qui au
milieu d'une si amère affliction savait agir avec une sublime perfection
jusqu'alors inouïe :
Instruction que la Reine du ciel m'a donnée.
1137. Ma fille, tout ce que
vous avez appris et rapporté dans ce chapitre renferme de grands enseignements
et de profonds mystères, dont les mortels peuvent tirer les fruits les plus
salutaires, s’ils
477
les
étudient avec attention. Vous devez en premier lieu remarquer, sans une
imprudente curiosité, que, comme mon très-saint
Fils est venu détruire les oeuvres du démon (1) et le vaincre lui-même, afin
d'affaiblir son empire sur les hommes, il fallait, selon Cette intention,
qu'en le maintenant dans sa nature angélique, et dans la science habituelle
qui répond à cette même nature, il lui cachât néanmoins, ainsi que vous l'avez
indiqué ailleurs, beaucoup de choses dont l'ignorance devait servir à réprimer
la malice de ce dragon de la:manière la plus convenable à la douce et forte
providence du Très-Haut (2). C'est pour cela que l'union hypostatique des deux
natures divine et humaine lui fut cachée; et il se méprit tellement sur ce
mystère, qu'il se perdit dans ses recherches, et ne cessa de changer d'opinion
et de résolution jusqu'à ce que mon très-saint
Fils permit au moment opportun qu'elle connût et qu'il sût que son âme
divinisée avait été glorieuse dès l'instant de sa conception. Il lui cacha
aussi quelques miracles de sa très-sainte vie, et
lui en laissa connaître d'autres. La même chose arrive maintenant à l'égard de
certaines âmes, et mon adorable Fils ne permet pas que l'ennemi connaisse
toutes leurs oeuvres, quoiqu'il pût naturellement les connaître; parce que sa
Majesté les lui cache pour arriver à ses hautes fins en faveur des âmes. Mais
plus tard elle permet ordinairement que le démon les connaisse pour sa plus
grande confusion, comme il
(1) I Joan., III, 8. — (2) Sap., VIII, 1.
478
arriva
dans les oeuvres de la rédemption, lorsque, pour accroître son dépit et son
humiliation, le Seigneur permit qu'il les connût. C'est pour cette raison que
le dragon infernal épie avec tant de soin les âmes, pour découvrir
non-seulement leurs oeuvres intérieures, mais même
les extérieures. Vous comprendrez par là, ma fille, combien grand est l'amour
que mon très-saint Fils a pour les âmes, depuis
qu'il est né et qu'il est mort pour elles.
1138. Ce bienfait serait
plus général et plus continuel envers beaucoup d'âmes, si elles-mêmes ne
l'empêchaient, en se rendant indignes de le recevoir et en se livrant à leur
ennemi, dont elles écoutent les conseils pleins de malice et de perfidie. Et
comme les justes, comme les grands saints, sont des instruments souples entre
les mains du Seigneur, qui les gouverne lui-même, sans permettre qu'aucun
autre les meuve, parce qu'ils s'abandonnent entièrement à sa divine
Providence; il arrive au contraire à beaucoup de réprouvés qui oublient leur
Créateur et leur Restaurateur, que, lorsqu'ils se sont livrés par le moyeu de
leurs péchés réitérés entre les mains du démon, il les porte à commettre toute
sorte de,crimes et les emploie à tout ce que sa malice dépravée désire, témoin
le perfide disciple et les pharisiens homicides de leur propre Rédempteur. Les
mortels ne sauraient trouver aucune excuse dans cet horrible désordre; car
comme Judas et les princes des prêtres usèrent de leur libre arbitre pour
rejeter la proposition que le démon leur fit de cesser de persécuter notre
Seigneur Jésus
479
Christ, ils auraient pu à plus forte raison en user pour ne point consentir à
la pensée que cet esprit rebelle leur donna de le persécuter, puisque pour
résister à cette tentation ils furent assistés du secours de la grâce s'ils
eussent voulu y coopérer; et pour s'obstiner dans leurs desseins sacrilèges,
ils ne se servirent que de leur libre arbitre, et que de leurs mauvaises
inclinations. Que si la grâce leur manqua alors, ce fut parce qu'elle leur
devait être refusée avec justice, à eux qui s'étaient assujettis au démon,
pour lui obéir dans tout le mal imaginable, et pour ne se laisser gouverner
que par sa volonté perverse, en dépit de la bonté et de la puissance de leur
Créateur.
1139. Vous comprendrez par
là que ce dragon infernal n'a aucun pouvoir pour porter les âmes au bien, et
qu'il en a un grand pour les pousser au mal, si elles oublient le dangereux
état où elles se trouvent. Et je vous dis en vérité, ma fille, que si les
mortels y faisaient de sérieuses réflexions, ils seraient dans de continuelles
et salutaires frayeurs; car dès qu'une âme est une fois tombée dans le péché,
il n'est point de puissance créée qui puisse la relever ni empêcher qu'elle se
précipite d'abîme en abîme, parce que le poids de la nature humaine, depuis le
péché d'Adam , tend au mal comme la pierre à son centre, par l'effet des
passions qui naissent des appétits concupiscible et irascible. Joignez à cela
l'entraînement des mauvaises habitudes, l'empire que le démon acquiert sur
celui qui pèche, la tyrannie avec laquelle il l'exerce, et alors, qui sera
assez ennemi de lui-même pour ne
480
pas
craindre ce péril? La seule puissance infinie de Dieu peut délivrer le
pécheur, sa main seule peut le guérir. Et cela étant incontestable, les
mortels ne laissent pas que de vivre aussi tranquilles et aussi insouciants
dans un état de perdition que s'il ne dépendait que d'eux d'en sortir par une
véritable conversion quand ils le voudront. Beaucoup de gens savent et avouent
qu'ils sont incapables de se retirer sans le secours du Seigneur de l'abîme où
ils sont; et cependant avec cette connaissance habituelle et stérile, au lien
de le prier de les secourir, ils l'offensent et l’imitent de plus en plus, et
prétendent que Dieu les attende avec sa grâce, jusqu'à ce qu'ils soient las de
pécher ou qu'ils aient atteint le dernier terme de leur malice et de leur
folle ingratitude.
1140. Tremblez, ma
très-chère fille, devant, ce danger formidable, et
gardez-vous d'une première faute; car si vous y tombez, vous en éviterez plus
difficilement une seconde, et votre ennemi acquerra de nouvelles forces
contre. voua. Sachez que votre trésor est précieux, que vous le portez dans un
vase fragile (1), et qu'un seul faux pas peut vous le faire perdre. Les ruses
dont le démon se sert contre vous sont grandes, et vous êtes moins adroite et
moins expérimentée que lui. C'est pourquoi vous devez mortifier vos sens, les
fermer à tout ce qui est visible, et mettre votre cœur à l'abri de la
protection du Très-Haut, comme dans une forte citadelle, d'où vous
(1) II Cor., IV, 7.
481
résisterez aux attaques et aux persécutions de l'ennemi. Que la connaissance
que vous avez eue du malheur de Judas, suffise pour vous faire redouter les
périls de la vie passagère. Quant à la nécessité de m'imiter en pardonnant à
ceux qui vous haïssent et vous persécutent, en les aimant, en les supportant
avec une patience charitable, en invoquant pour eux le Seigneur avec un
véritable zèle de leur salut, comme je le fis à l'égard du perfide Judas, je
vous ai maintes fois donné les avis les plus pressants; je veux que vous vous
signaliez dans la pratique de cette vertu, et que vous l'enseigniez à vos
religieuses et à tous ceux que vous fréquenterez; car la patience et la
douceur que mon très-saint Fils et moi avons
exercées en toute sorte de rencontres, couvriront d'une confusion
insupportable tous les mortels qui n'auront pas voulu se pardonner les uns aux
autres avec une charité fraternelle. Les péchés de haine et de vengeance
seront punis au jugement avec une plus grande indignation, et ce sont ceux
qui, en la vie présente, éloignent davantage les hommes de la miséricorde
infinie de Dieu, et qui les approchent de plus en plus de la damnation
éternelle, s'ils ne s'en corrigent avec un profond repentir. Ceux qui sont
doux envers leurs persécuteurs et qui oublient les injures, ressemblent
particulièrement au Verbe incarné , qui ne cessait jamais de chercher les
pécheurs, de leur pardonner et de leur faire du bien. L'âme qui l'imite en
cela, puise à la source même de la charité et de l'amour de Dieu et du
prochain, des dispositions et des qualités
482
spéciales, qui la rendent merveilleusement alite et propre à recevoir les
influences de la grâce et les faveurs de la divine droite.
CHAPITRE IX. Notre Sauveur Jésus-Christ étant à Béthanie, prend congé de sa
très-sainte Mère le jeudi de la Cène pour aller souffrir. — Notre grande Reine le
prie de lui accorder la communion quand il en serait temps. — Elle le suit à
Jérusalem avec la Madeleine et quelques autres saintes femmes.
1141. Pour continuer le
cours de cette histoire, nous avons laissé le Sauveur du monde accompagné de
ses apôtres retourner à Béthanie , après son entrée triomphante dans
Jérusalem. J'ai dit au chapitre précédent ce que firent les démons avant que
Jésus-Christ fût livré aux princes des prêtres, et les autres choses qui
résultèrent de leur assemblée, de la trahison de Judas et du conciliabule des
pharisiens. Revenons maintenant à ce qui se passa à Béthanie, où notre auguste
Reine resta avec son très-saint Fils, et le servit
durant les trois jours qui s'écoulèrent depuis le dimanche des Rameaux
jusqu'au jeudi. L'auteur de la vie se trouva pendant tout ce temps avec sa
bienheureuse Mère, excepté celui qu'il prit pour aller
483
à
Jérusalem instruire le peuple dans le Temple, le lundi et le mardi; car il ne
se rendit point à Jérusalem le mercredi, comme je l'ai déjà marqué. Dans ces
derniers voyages il informa ses disciples des mystères de sa passion et de la
rédemption du genre humain avec plus de clarté. Et quoiqu'ils entendissent
tous la doctrine de leur Dieu et de leur Maître, chacun y répondait néanmoins
selon la disposition avec laquelle il l'écoutait, selon les effets qu'elle
produisait et selon les sentiments qu'elle excitait dans son coeur; ils
étaient toujours un peu froids et si faibles qu'ils n'accomplirent point dans
le cours de la passion ce qu'ils avaient promis, comme l'événement le fit
voir, et comme je le raconterai en son lieu.
1142. Notre Sauveur
communiqua à sa divine Mère, durant ces derniers jours qui précédèrent sa
passion, de si hauts mystères de la rédemption du genre humain et de la
nouvelle loi de grâce, qu'il y en a plusieurs qui seront cachés jusqu'à ce que
l'on jouisse de la vue du Seigneur dans la patrie céleste. Je ne puis déclarer
que fort peu de chose de ceux que j'ai connus; mais notre adorable Sauveur mit
en dépôt dans le coeur de notre très-prudente
Reine tout ce que David appelle secrets et mystères de sa sagesse (1). Ils
concernaient principalement les oeuvres du dehors, dont Dieu même avait bien
voulu se charger; savoir: notre rédemption , la glorification des prédestinés,
et, comme but suprême, l'exaltation de
(1) Ps.L, 8.
484
son
saint Nom. Notre divin Maître prescrivit à sa
très-prudente Mère tout ce qu'elle devait faire durant le temps de la
passion et de la mort qu'il allait souffrir pour nous, et la prévint d'une
nouvelle lumière. Dans tous ces entretiens, il lui parla avec un air plus
sérieux qu'à l'ordinaire, dans l'attitude d'un roi plein de majesté, selon que
l'importance du sujet le demandait; car alors toutes les tendresses de fils et
d'époux cessèrent entièrement. biais comme l'amour naturel de la
très-douce Mère et l'ardente charité de son âme
très-pure dépassaient toutes les conceptions des
intelligences créées, comme d'un autre côté elle prévoyait la fin prochaine
des rapports ineffables qu'elle avait eus avec son Dieu et son Fils, il n'est
aucune langue qui puisse exprimer les tendres et douloureuses affections du
coeur de cette incomparable Mère ni les amoureuses plaintes qu'elle exhalait :
tourterelle mystérieuse qui commençait à sentir les ennuis d'une solitude que
toutes les autres créatures du ciel et de la terre ne pouvaient embellir.
1143. Le jeudi qui fut la
veille de la passion, et de la mort du Sauveur étant arrivé, le Seigneur avant
le lever du soleil appela sa très-amoureuse Mère,
qui s'étant prosternée à ses pieds selon sa coutume, lui répondit : « Parlez,
mon divin Maître, car votre servante vous écoute. » Son
très-saint Fils la releva, et lui dit avec une douceur toute céleste :
« Ma Mère, voici le temps fixé par la sagesse éternelle de mon Père, où
je dois opérer la rédemption du genre humain, que sa sainte volonté mille fois
bénie m'a
485
recommandée; il faut donc que nous exécutions le sacrifice de la nôtre,
que nous lui avons si souvent a offert. Permettez-moi d'aller souffrir et
mourir pour les hommes, et consentez en qualité de mère véritable
à ce que je me livre à mes ennemis pour obéir à mon Père éternel;
concourez avec moi par cette obéissance à l'œuvre du salut éternel, puis que
j'ai reçu de votre sein virginal mon être d'homme passible et mortel ,
dans lequel je dois racheter le monde et satisfaire à la justice divine. Et
comme vous avez volontairement donné votre Fiat pour mon
incarnation (1), je veux que vous le donniez maintenant pour ma passion
et pour ma mort sur la croix; par ce sacrifice que vous ferez à mon Père
éternel, vous reconnaîtrez la faveur qu'il vous a faite en vous choisissant
pour ma Mère; puisqu'il m'a envoyé afin que par le moyen de la
passibilité de ma chair je recouvrasse les brebis perdues de sa maison,
qui sont les enfants d’Adam (2). »
1144. Ces paroles de notre
Sauveur transpercèrent le coeur si tendre de la Mère de la vie; elle le sentit
se briser en elle-même comme sous un nouveau pressoir par la douleur la plus
forte qu'elle eût encore soufferte. C'est que l'heure arrivait, l'heure de la
désolation et des larmes, l'heure dont elle ne pouvait appeler ni au temps ni
à un antre tribunal supérieur, pour faire révoquer le décret efficace du Père
éternel, qui avait
(1) Luc., I, 88. — (2) Matth.,
XVIII, 11.
486
marqué
le moment de la mort de son Fils. La très-prudente
Mère voyait en lui un Dieu infini dans ses attributs et dans ses perfections,
et un homme véritable; son humanité unie à la personne du Verbe, sanctifiée
par cette union et élevée à la dignité la plus ineffable; elle repassait en
son esprit l'obéissance qu'il lui avait montrée quand elle lui prodiguait ses
soins maternels, les faveurs qu'elle en avait reçues pendant un si long temps
qu'elle avait demeuré en son aimable compagnie, et elle se disait que bientôt
elle serait privée de ces faveurs, de la beauté do son visage, de la douceur
vivifiante de ses paroles; et que non-seulement
tout cela lui manquerait à la fois, mais qu'elle-même
le livrait aux tourments, aux ignominies de sa passion, et au sacrifice
sanglant de la mort de la croix ; et qu'elle le remettait entre les mains des
ennemis les plus impitoyables. Toutes ces considérations, toutes ces images,
qui frappaient alors. plus vivement que jamais la prévoyante Mère, pénétrèrent
son cœur amoureux d'une douleur vraiment indicible. biais la magnanimité de
notre Reine surmontant sa peine insurmontable, elle se. prosterna de nouveau
aux pieds de son adorable Fils, et les baisant avec un
très-profond respect, elle lui répondit eu ces termes :
1145.
« Seigneur, Dieu très-haut, et auteur de
tout ce qui a l'être, je suis votre servante, quoique vous soyez le fils
de mes entrailles, parce que votre bonté ineffable a daigné m'élever de la
Poussière à la dignité de votre Mère; il est juste que ce vermisseau
reconnaisse votre libérale clémence , et
487
obéisse à la volonté du Père éternel et à la vôtre. Je m'offre avec
résignation à son bon plaisir, afin que sa volonté éternelle et toujours
aimable s’accomplisse en moi comme en vous. Le plus grand sacrifice que
je puisse offrir sera de ne point mourir avec-vous, et de me voir dans
l'impuissance d'empêcher votre mort en mourant moi-même à votre place ;
car si je souffre à votre exemple et en votre compagnie, ce sera un
grand soulagement à mes peines, qui seront toutes douces en
comparaison des vôtres. Mon supplice à moi , ce sera de ne poil voir pas
vous perdre un instant de vue au milieu des tourments que vous endurerez
pour le salut des hommes. Recevez, ô mon unique bien ! le sacrifice de
mes désirs, et la douleur que j'aurai de vous voir mourir, vous qui êtes
l'Agneau très-innocent, et la figure de la
substance de votre Père éternel (1), tandis que je serai condamnée à vivre
encore. Agréez aussi la douleur dont je serai pénétrée en voyant l'effroyable
châtiment du péché du genre humain retomber sur votre personne adorable
par la main de vos cruels ennemis. O cieux ! ô éléments! ô
créatures qui y êtes renfermées ! esprits célestes, saints patriarches
et prophètes, aidez-moi tous à pleurer la mort de mon bien-aimé, qui
vous a donné l'être; et pleurez avec moi le malheur des hommes,
qui, après avoir causé cette mort, perdront la vie éternelle qu'il leur
doit mériter, sans qu'ils profitent
(1) Hebr., I, 3.
488
d'un
si grand bienfait. Oh ! malheureux réprouvés, mais bienheureux prédestinés,
car vos robes ont été lavées dans le sang de l'Agneau (1) ! Louez le
Tout-Puissant, vous autres qui avez su profiter dé
ce bienfait. O mon Fils et le bien infini de mon âme, fortifiez votre Mère
affligée, et recevez-la pour votre disciple et votre compagne, afin que je
participe à votre passion et à votre croix, et que le Père éternel, recevant
votre sacrifice, reçoive aussi le mien, comme celui de votre Mère. »
1146. C'est en ces termes
et en d'autres que je ne saurais traduire, que la Reine du ciel répondit à son
très-saint Fils, et elle s'offrit à différentes
reprises à participer à sa passion et à l'imiter en toutes ses souffrances,
comme coopératrice et coadjutrice de notre rédemption. Ensuite elle le pria de
permettre qu'elle lui fit une autre demande à laquelle elle avait songé depuis
longtemps, par la connaissance qu'elle avait de tous les mystères que le
Maître de la vie devait opérer à la fin de la sienne; et la divine Majesté le
lui ayant permis, la bienheureuse Mère lui dit: « Bien-aimé de mon âme et
lumière de mes yeux, je ne suis pas digne, mon Fils, de ce que mon coeur
souhaite; mais vous êtes, Seigneur, l'appui de mon espérance et en cette foi ,
je vous supplie de me faire participante, et si cela vous agrée, du
sacrement ineffable de votre sacré corps et de votre précieux sang, que vous
avez résolu d'instituer pour gage de votre
488
gloire; afin que vous recevant encore dans mon sein, a vous me communiquiez
les effets d'un mystère si nouveau et si admirable. Je sais bien, Seigneur,
qu'aucune créature ne peut dignement mériter un bienfait si excessif,
que vous avez destiné entre vos oeuvres par votre seule munificence; et pour
solliciter maintenant cette même munificence, je ne puis que vous offrir à
vous-même vos seuls mérites infinis. Que si j'ai quelque droit à faire valoir,
parce que vous avez pris dans mes entrailles l'humanité
très-sainte dans laquelle vous les renfermez, je n'entends point en
user tant pour vous rendre mien en ce sacrement, que pour être à vous par
cette nouvelle possession, en laquelle je puis recouvrer votre douce
compagnie. J'ai appliqué mes oeuvres et mes désirs à cette divine communion,
dès le moment où vous avez daigné m'en révéler le secret et me découvrir la
volonté que vous aviez de demeurer dans votre sainte Église sous les espèces
du pain et du vin consacrés. Revenez donc, Seigneur, à la première habitation
de votre Mère, de votre amie et de votre servante, que vous avez exemptée du
commun péché afin qu'elle vous reçût la première fois dans son sein. J'y
recevrai maintenant l'humanité que je vous ai communiquée de mon propre sang,
et nous y resterons étroitement unis dans un nouvel embrassement, qui
fortifiera mon coeur, enflammera mes affections, et vous retiendra à jamais
auprès de moi, vous qui êtes mon bien infini et l'amour de mon âme. »
1147. Notre auguste Reine
exprima dans cette
490
occasion beaucoup de sentiments de respect et d'un incomparable amour: car
elle parla à son très-saint Fils avec toute
l'ardeur et toute la tendresse dont elle était capable, pour obtenir la
participation de son sacré corps et de son précieux sang. Le Seigneur lui
répondit aussi avec une douce affection , et lui accordant sa demande, il lui
promit qu'elle jouirait de la faveur qu'elle sollicitait, lorsqu'il
célèbrerait l'institution de cet adorable Sacrement. Dès lors la très pure
Mère fit de nouveaux actes d'humilité, de reconnaissance, de vénération et de
foi pour se préparer à la communion eucharistique, après laquelle elle
soupirait; et il arriva dans cette rencontre ce que je dirai en son lieu.
1148. Notre Sauveur
Jésus-Christ ordonna ensuite aux saints anges de sa bienheureuse Mère de
l'assister dès lors sous une forme visible pour elle, et de la servir et
consoler dans son affliction et dans sa solitude, comme effectivement ils le
firent. Il ordonna encore à notre grande Dame qu'aussitôt qu'il serait parti
avec ses disciples pour Jérusalem, elle le suivit à peu de distance avec les
saintes femmes qui étaient vomies de Galilée en leur compagnie, et lui
recommanda de les instruire et de les encourager, de peur que leur foi ne
faiblit par le scandale qu'elles recevraient en le voyant souffrir et mourir,
au milieu de tant d'ignominies, sur une croix infâme. En terminant cet
entretien, le Fils du Père éternel donna sa bénédiction à sa
très-amoureuse Mère, et lui fit ses adieux avant
ce dernier voyage, qu'il n'entreprenait que pour souffrir et mourir.
491
La
douleur dont les coeurs du Fils et de la Mère furent pénétrés dans cette
séparation surpasse tout ce qu'on en peut humainement concevoir; car elle
répondit à leur amour réciproque, et cet amour était proportionné à la qualité
et à la dignité de leurs personnes. Et, quoique nous ne puissions nous en
faire une juste idée, cela ne nous dispense pas d'y réfléchir sérieusement, et
de partager avec toute la compassion dont nous sommes capables, la tristesse
de notre divin Maître et de sa très-sainte Mère,
si nous ne voulons encourir le reproche d'ingratitude et d'insensibilité.
1149. Notre Sauveur ayant
pris congé de sa tendre Mère et son Épouse désolée, quitta Béthanie le jeudi,
qui fut celui de la Cène, un peu avant midi, accompagné des apôtres qui se
trouvaient près de lui, pour aller à Jérusalem pour la dernière fois. A peine
avait-il fait quelques pas sur cette route qu'il ne devait plus parcourir,
qu'il leva ses yeux vers le Père éternel, et, le glorifiant par des louanges
et des actions de grâces, il s'offrit de nouveau, avec le plus ardent amour et
l'obéissance la plus absolue, à souffrir et à mourir pour tout le genre
humain. Notre divin Maître fit cette prière et cette offrande de lui-même avec
un zèle et une générosité si admirables, que, comme il est impossible de les
dépeindre, il me semble que tout ce que j'en dirais tic ferait titre trahir la
vérité et mes désirs. Père éternel et mon Dieu, s'écriait notre Seigneur Jésus
Christ, je vais par votre volonté et a pour votre amour souffrir et mourir
pour l'affranchissement des hommes, qui sont mes frères et les
492
ouvrages de vos mains. Je vais me livrer pour leur a salut, et pour rassembler
et ramener à l'unité ceux a qui sont dispersés par le péché d'Adam (1). Je
vais préparer les trésors par lesquels les âmes créées à votre
image et à votre ressemblance doivent être ornées et enrichies, afin
qu'elles recouvrent le privilège de votre amitié et acquièrent le bonheur
éternel, et afin que votre saint, Nom soit connu et exalté de toutes les
créatures. Pour ce qui est de votre côté et du mien, toutes les âmes
trouveront dans votre miséricorde un remède efficace; ainsi votre équité
inviolable sera justifiée à l'égard de ceux qui mépriseront cette rédemption
surabondante. »
1150. La bienheureuse
Vierge partit sur-le-champ de Béthanie pour suivre l'Auteur de la vie,
accompagnée de Madeleine et des autres saintes femmes qui étaient venues de
Galilée avec notre Seigneur Jésus-Christ. Et comme le divin Maître instruisait
ses apôtres chemin faisant, et les disposait par les enseignements de la foi
au spectacle de sa passion , afin qu'ils ne se laissassent ébranler ni par la
vue des outrages qui l'attendaient, ni par les tentations de Satan , de même
la Maîtresse des vertus consolait et prémunissait de ses avis ses
pieuses disciples, afin quelles ne se trompassent point quand elles
assisteraient à la flagellation et au crucifiement de leur adorable Maître.
Et, quoique ces saintes femmes fussent naturellement plus timides et plus
fragiles que les apôtres, elles se
(1) Joan., XI, 52.
493
montrèrent néanmoins plus fortes que plusieurs d'entre eux dans la fidélité
avec laquelle elles gardèrent la doctrine et les instructions de leur grande
Maîtresse. Celle qui se distingua le plus en tout fut sainte Marie-Madeleine,
ainsi que les évangélistes le rapportent (1); car elle avait un caractère
magnanime, franc, énergique, et son âme était embrasée de tous les feux de
l'amour divin. Aussi se chargea-t-elle, entre tous les premiers serviteurs de
Jésus, d'accompagner et d'assister constamment sa Mère, sans la quitter un
instant dans tout le cours de la passion; et c'est ce qu'elle fit comme une
amante très-fidèle.
1151. La bienheureuse Mère
s'associa à la prière et à l’offrande que le Sauveur fit dans cette occasion;
car elle voyait toutes les oeuvres de son très-saint
Fils dans le clair miroir de cette lumière divine par laquelle elle les
connaissait, pour les imiter, comme je l'ai dit si souvent. Notre grande Dame
était servie et escortée par les anges qui la gardaient, et ils se
manifestaient à elle sous une forme humaine, ainsi que le Seigneur lui-même le
leur avait ordonné. Elle s'entretenait avec ces esprits célestes du grand
sacrement de son adorable Fils, que ni ses compagnes ni toutes les créatures
humaines ensemble ne pouvaient pénétrer. Ils connaissaient et appréciaient
dignement l'amour immense qui consumait, comme un violent incendie, le coeur
très-pur et très-innocent
de la Mère, ainsi que la force irrésistible avec laquelle les délicieux
parfums
(1) Matth., XXVII, 56; Marc., XV, 40; Luc., XXIV,
10; Joan., XIX, 25.
494
de
l'amour réciproque de Jésus-Christ son Fils, son Époux, son Rédempteur,
l'attiraient après lui (1). Ils présentaient au Père éternel le sacrifice de
louange et d'expiation que lui offrait pour les pécheurs l'unique bien-aimée,
choisie entre toutes les créatures. Et, comme tous les mortels ignoraient la
grandeur de ce bienfait et de l'obligation dans laquelle les mettait l'amour
de notre Seigneur Jésus-Christ et de sa très-sainte
Mère, cette divine Reine commandait aux saints anges d'en rendre honneur,
gloire et bénédiction su Père, au Fils, et au Saint-Esprit; et ils
accomplissaient tout cela conformément à la volonté de leur puissante
Princesse.
1152. Les paroles me
manquent, aussi bien que l'intelligence et la sensibilité, pour exprimer
dignement ce que j'ai connu en cette circonstance de l'admiration des saints
anges, qui, d'un côté, contemplaient le Verbe incarné et sa
très-sainte Mère acheminant l'oeuvre de la
rédemption avec tout le zèle que leur inspirait leur ardent amour pour les
hommes, et d'un autre côté considéraient la noire ingratitude et
l'endurcissement de ces mêmes hommes (2), qui méconnaissaient un bienfait dont
la grandeur aurait forcé la reconnaissance des démons eux-mêmes, s'ils eussent
été capables de le recevoir. Cette admiration des anges ne supposait nullement
l'ignorance; elle n'accusait que notre odieuse insensibilité. Je suis une
pauvre femme pleine de faiblesses et moins qu'un
(1) Cant., I, 3. — (2) Ps. IV, 3.
495
vermisseau de terre; mais je voudrais, sachant ce que j'ai appris, élever ma
voix si haut qu'elle fat entendue par tout l'univers, afin de réveiller les
enfants de la vanité et les amateurs du mensonge, et de leur rappeler ce
qu'ils doivent à notre Seigneur Jésus-Christ et à sa
très-sainte Mère; je voudrais, prosternée à leurs pieds, les conjurer
de n'être pas si ennemis d'eux-mêmes et si lents à sortir de cette funeste
léthargie, qui les expose à la damnation éternelle et à la perte de la vie
bienheureuse que notre Rédempteur Jésus-Christ nous a méritée par la mort
cruelle de la croix.
Instruction que notre auguste Maîtresse m'a donnée.
1153. Ma fille, je vous
appelle de nouveau, afin que votre âme étant éclairée par les dons singuliers
de la divine lumière, vous vous plongiez dans le profond océan des mystères de
la passion et de la mort de mon très-saint Fils.
Préparez vos puissances, et employez toutes les forces de votre coeur et de
votre âme, pour vous rendre jusqu'à un certain point digue de
connaitre, de peser et de ressentir les ignominies
et les douleurs que le fils du Père éternel lui-même a bien voulu souffrir, en
s'humiliant jusqu'à mourir sur une croix pour racheter les hommes, et pour
vous pénétrer de tout ce que j'ai fait et souffert, en
498
l'accompagnant dans sa très-cruelle passion. Je
veux , ma fille, que vous vous appliquiez à cette science si négligée des
mortels, et que vous appreniez à suivre votre Époux et à m'imiter, moi qui
suis votre Mère et votre Maîtresse. En écrivant et en approfondissant en même
temps ce que je vous enseignerai de ces mystères, je veux que vous vous
dépouilliez entièrement de toutes les affections humaines et terrestres, et de
vous-même, afin que, loin des choses visibles, vous marchiez sur nos traces
dans un parfait dénuement des créatures. Et puisque je vous appelle maintenant
à part pour l'accomplissement de la volonté de mon
très-saint Fils et de la mienne, et qu'en vous enseignant nous voulons
enseigner les autres, il faut que vous regardiez et que vous reconnaissiez le
bienfait de cette rédemption abondante, comme s'il vous eût été
personnellement et exclusivement accordé, et comme s'il suffisait que vous
seule n'en profitiez pas, pour que tout le fruit en fût perdu (1). Vous
comprendrez par là quelle estime vous en devez faire; car effectivement dans
l'amour avec lequel mon très-saint Fils a souffert
et est mort pour vous, il vous a regardée avec les mêmes sentiments que si
vous seule eussiez eu besoin de sa passion et de sa mort pour votre remède.
1154. Vous devez mesurer
sur cette règle votre obligation et votre gratitude. Et puisque vous
connaissez la fatale insouciance que les hommes opposent
(1) Galat., II, 21.
497
à
l'amour extrême que leur Dieu et leur Créateur fait homme leur a témoigné en
mourant pour eux, travaillez à réparer cette injure, en l'aimant pour tous les
autres, comme si vous seule étiez chargée de payer la dette commune par votre
reconnaissance et votre fidélité. Gémissez aussi sur la folie des hommes qui
se jouent avec un si grand aveuglement de leur bonheur éternel , et qui
amassent sur leur tète les trésors de la colère du Seigneur, en le frustrant
des principaux effets de l'amour infini qu'il a fait éclater en faveur du
monde. C'est pour cela que je vous découvre tant de secrets, et en même temps
la douleur incomparable que je ressentis aussitôt que mon
très-saint Fils m'eut quittée pour aller au sacrifice de sa passion et
de sa mort. Rien ne saurait exprimer l'affliction de mon âme en cette
circonstance; mais si vous y pensez, toutes les peines vous paraîtront douces,
les plaisirs terrestres insipides, et vous ne souhaiterez que de souffrir et
que de mourir avec Jésus-Christ. Unissez votre compassion à la mienne, vous
devez cette fidèle correspondance et ce retour aux faveurs que je vous
accorde.
1155. Je veux aussi que
vous considériez combien est en horreur aux yeux du Seigneur, aux miens et à
ceux des bienheureux le peu de soin que les hommes prennent de fréquenter la
sainte communion, et de s'en approcher avec les dispositions convenables et
avec une dévotion fervente. C'est pour que vous compreniez bien et
transmettiez cet avis important que je vous ai découvert ce que je fis, me
préparant des
498
années
entières pour le jour auquel je devais recevoir mon
très-saint Fils dans l'adorable sacrement, ainsi que ce que je vous
dicterai dans la suite pour l'instruction et la confusion des mortels; car si
étant innocente, exempte de tout péché, et comblée de toutes les grâces, je
n'ai pas laissé de faire tous mes efforts pour y ajouter de nouvelles
dispositions par mon humilité, par ma reconnaissance et par une vive ferveur,
que ne devez-vous pas faire, et vous et les autres enfants de l'Église, qui
chaque jour, à chaque heure, commettent de nouvelles fautes et contractent de
nouvelles souillures , avant que de s'approcher de la beauté de la divinité et
de l'humanité de mon très-saint Fils et Seigneur?
Quelle excuse trouveront les hommes su jour du jugement, d'avoir eu Dieu
lui-même parmi eux sous les espèces sacramentales dans l'église, où il attend
qu'ils viennent le recevoir pour les remplir de la plénitude de ses dons, et
d'avoir cependant méprisé cet amour et ce bienfait ineffable, pour se livrer
aux joies mondaines, et pour s'attacher à la vanité et au mensonge? Soyez
étonnée, ma tille, comme les anges et les saints le sont, d'une telle folie,
et gardez-vous bien d'y tomber.
CHAPITRE X. Notre Sauveur Jésus-Christ célèbre la dernière cène légale avec
ses disciples. — Il leur lave les pieds. — Sa
très-sainte
Mère connaît tous ces mystères.
1156. Le jeudi qui précéda
le jour de sa passion et de sa mort, notre Sauveur poursuivait vers le soir,
comme je l'ai dit, son chemin vers Jérusalem, s'entretenant avec ses disciples
des profonds mystères qu'il leur annonçait. Ils lui proposèrent quelques
doutes sur ce qu'ils n'entendaient pas; et il les résolut tous par des
explications dignes du Maître de la sagesse et du Père le plus tendre, en
faisant pénétrer dans leurs coeurs une douce lumière. Il avait toujours aimé
les apôtres; mais dans ces derniers jours de sa vie, il voulut, semblable à un
cygne divin, donner un charme nouveau aux accents de sa voix et aux
expressions de son amour. Non-seulement les
approches de sa passion et la prévision de tant de tourments qu'il devait
souffrir, n'arrêtaient point ses épanchements, mais comme le calorique
concentré par l'opposition du froid se répand de nouveau avec toute son
efficace, de même le feu de l'amour divin qui brûlait sans cesse dans le coeur
de notre amoureux
500
Jésus,
s'en échappait plus ardent et plus actif que jamais , pour envelopper dans
l'incendie ceux-là même qui voulaient l'éteindre, après avoir d'abord enflammé
ceux qui lui étaient le plus proches. Il arrive ordinairement aux enfants
d'Adam , excepté Jésus-Christ et sa très-sainte
Mère, de se mettre en colère dans les persécutions, de s'irriter des injures,
de s'impatienter dans les peines, de se troubler de tout ce qui leur est
contraire, de montrer de la mauvaise humeur à ceux qui les offensent, et de
regarder comme une action héroïque de ne pas s'en venger sur-le-champ; mais
l'amour de notre divin Maître ne fut point diminué par les injures qu'il
devait recevoir en sa passion; il ne se rebuta ni pour l'ignorance de ses
disciples, ni pour leur infidélité prochaine.
1157. Ils lui demandèrent
où il voulait célébrer la Pâque de l'agneau (1); car cette nuit les Juifs
célébraient leur souper comme une fête fort solennelle, et c'était en leur loi
la plus claire figure de Jésus-Christ et des mystères qu'il devait opérer pour
ce même peuple; mais les apôtres n'étaient pas encore capables de les
comprendre. Notre divin Maître leur répondit en chargeant saint Pierre et
saint Jean de le devancer à Jérusalem , et d'y préparer la cène de l'agneau
pascal dans une maison oit ils verraient entrer un serviteur portant une
cruche d'eau, et de dire de sa part au maître de la maison de lui disposer un
lieu pour souper avec ses disciples. Cet homme était un habitant
(1) Matth.,
XXVI, 17; XIV, 12; Luc., XXII, 9
501
de
Jérusalem fort riche, fort considérable, dévoué au Sauveur, et du nombre de
ceux qui avaient cru à sa doctrine et à ses miracles; de sorte qu'il mérita
par sa piété que l'Auteur de la vie choisit sa maison pour la sanctifier par
les mystères qu'il y opéra, la consacrant alors en un saint Temple pour les
autres mystères qui y seraient opérés ensuite.. Les deux apôtres
s'empressèrent d'obéir , et selon les marques que le Seigneur leur avait
annoncées, ils entrèrent dans cette maison , et prièrent le maître d'y
recevoir notre Rédempteur pour y célébrer la grande fête des Azymes, car
c'était le nom que l'on donnait à cette Pâque.
1158. Le coeur de ce père
de famille fut éclairé d'une grâce singulière, et il leur offrit libéralement
sa maison et tout ce qui était nécessaire pour la cène légale; il indiqua
aussitôt une grande salle (1) tapissée et ornée avec la magnificence
convenable aux augustes mystères que notre Sauveur y voulait opérer, quoiqu'il
les ignorait aussi bien que les deux apôtres. Lorsque les préparatifs furent
terminés, le Seigneur arriva au logis avec les autres disciples, et sa
bienheureuse Mère ne tarda pas d'y venir aussi avec les saintes femmes qui
l'accompagnaient. Aussitôt qu'elle y fut arrivée, elle se prosterna humblement
et adora son très-saint Fils selon sa coutume,
puis elle lui demanda sa bénédiction, et le pria de lui prescrire ce qu'elle
devait faire. Sa Majesté lui ordonna de se retirer
(1) Luc., XXII, 12.
502
dans
une chambre de la maison, car elle était grande et commode, et d'y observer ce
que la divine Providence avait déterminé de faire dans cette nuit, de
fortifier les femmes qui étaient en sa compagnie, et de leur donner les
instructions nécessaires. Notre puissante Reine obéit, et se retira avec ces
saintes femmes. Elle leur dit de persévérer dans la foi et dans la prière, se
préparant elle- même par des actes fervents à la communion qu'elle savait
devoir bientôt recevoir, et toujours intérieurement attentive à tout ce que
son très-saint Fils faisait.
1159. Lorsque sa
très-pure Mère se fut retirée, notre Sauveur Jésus
entra avec les douze apôtres et les autres disciples dans la salle qu'on lui
avait destinée, et il y célébra avec eux la cène de l'agneau, observant toutes
les cérémonies de la loi, sans rien omettre des rites qu'il avait lui même
établis par l'intermédiaire de Moïse (1). Dans cette dernière cène, il
instruisit les apôtres du sens de toutes les cérémonies de cette loi
figurative; il leur fit connaître qu'il les avait prescrites aux anciens
patriarches et prophètes pour symboliser ce qu'il devait lui-même accomplir en
réalité comme Réparateur du monde ; que l'ancienne loi de Moïse et ses figures
disparaîtraient devant la vérité qu'elles représentaient, que les ombres ne
pouvaient que se dissiper, puisqu'il apportait la lumière et le principe de la
nouvelle loi de grâce, sous laquelle subsisteraient seulement les préceptes
(1)
Exod., XII, 3 etc.
503
de la
loi naturelle, qui devait durer toujours, mais que ces préceptes seraient
perfectionnés par d'autres préceptes divins, et par les conseils qu'il
enseignait; que par l'efficace qu'il donnerait aux nouveaux sacrements de sa
nouvelle loi, tous les sacrements de la loi de Moïse cesseraient comme
insuffisants et purement figuratifs, et que c'était pour cela qu'il célébrait
avec eux,cette cène, par laquelle il mettait un terme aux cérémonies et à la
force obligatoire de la loi ancienne, puisqu'elle ne tendait qu'à prédire et
qu'à signifier ce que le Rédempteur faisait; et que, le but atteint, on
n'avait plus besoin des moyens.
1160. Les apôtres
découvrirent par ce nouvel enseignement quelques-uns des grands secrets
renfermés dans les profonds mystères que leur divin Maître opérait; mais les
autres disciples qui se trouvaient avec eux n'eurent pas la même intelligence
des oeuvres de cet adorable Seigneur. Judas fut celui qui y fit le moins
d'attention : il y comprit peu de chose, ou même rien du tout, parce qu'il
était absorbé par son avarice , et qu'il ne songeait qu'à la trahison qu'il
venait d'ourdir, et aux moyens de la consommer secrètement. Le Sauveur
dissimulait aussi, parce que cette conduite convenait à son équité et à
l'exécution de ses très-hauts jugements. Il ne
voulut pas l'exclure de la cène ni des autres mystères, jusqu'à ce que
lui-même s'en éloignât par sa mauvaise volonté : au contraire, il le traita
toujours comme son disciple, son apôtre et son ministre, et respecta son
honneur, enseignant par cet exemple aux enfants de l'Église
504
combien ils doivent vénérer ses ministres et ses prêtres, et conserver leur
honneur sans divulguer les fautes et les faiblesses que la fragilité de la
nature humaine ne leur permettra point de cacher. On n'en saurait trouver
aucun plus méchant que Judas, et nous en devons être persuadés. Il n'est
personne non plus qui puisse jamais s'égaler à notre Seigneur Jésus-Christ, ni
avoir autant d'autorité que lui; c'est ce que la foi nous enseigne. Or il
n'est pas juste que ceux qui sont infiniment inférieurs au divin Maître
fassent à l'égard de ses ministres meilleurs que Judas, quelque méchants
qu'ils soient, ce que le Seigneur lui-même n'a pas fait à l'égard de cet
abominable apôtre, et les prélats ne sont pas exempts de cette obligation ;
car notre Seigneur Jésus-Christ était véritablement le Pontife souverain, et
pourtant il a supporté Judas et lui a conservé son honneur.
1161. Notre Rédempteur fit
dans cette occasion un cantique mystérieux à la louange du Père éternel, le
bénissant de ce que les figures de l'ancienne loi s'étaient accomplies en lui,
et pour la gloire qui en revenait à son saint nom; et après qu'il se fut
prosterné et humilié quant à son humanité sainte, il adora et magnifia la
Divinité comme infiniment supérieure à cette même humanité; et s'adressant au
Père éternel, il lui fit intérieurement avec beaucoup de ferveur cette sublime
prière :
1162.« Mon Père éternel,
Dieu immense, votre divine volonté a déterminé de créer mon humanité,
pour que je fusse comme homme le chef de
505
toutes
les créatures prédestinées à votre gloire et à une félicité éternelle, et pour
qu'elles se dispo sassent parle moyen de mes oeuvres à acquérir leur
véritable béatitude (1). C'est pour cela, et pour racheter les enfants d'Adam
de leurs péchés que j'ai vécu trente-trois ans parmi eux. Maintenant,
Seigneur, le temps propice est arrivé, l'heure agréable à votre volonté
éternelle est venue, où votre saint nom doit être manifesté aux hommes,
connu de toutes les nations et exalté par la connaissance de la sainte
foi qui doit révéler à tous votre Divinité incompréhensible. Voici le
moment d'ouvrir le livre scellé de sept sceaux (2) que votre sagesse m'a
donné, et de mettre une heureuse fin aux anciennes figures et aux
sacrifices des animaux (3), qui ont représenté celui de moi-même
que je veux offrir maintenant pour mes frères les enfants d'Adam, les
membres de ce corps dont je suis chef, et les brebis de votre
troupeau que je vous supplie de regarder avec miséricorde. Que si les
anciens sacrifices et les figures que je réalise maintenant, apaisaient
votre colère par les choses qu'ils représentaient, il est juste, mon
Père, que cette colère cesse, puis que je m'offre volontairement en sacrifice
afin de mourir sur la croix pour les hommes, et que je me
sacrifie comme un holocauste dans le feu de mon amour (4). Modérez donc,
Seigneur, la rigueur de
(1) Rom., VIII, 29. — (2) Apoc.,
V, 29. — (3) Hebr., I, 1, etc. — (4)
Ephes., V, 2.
506
votre
justice, et regardez le genre humain avec clémence. Donnons aux mortels
une loi salutaire, par laquelle ils puissent s'ouvrir les portes du
ciel, qui ont été fermées jusqu'à cette heure par leur
désobéissance. Qu'ils trouvent enfin un chemin assuré, et un libre accès
pour entrer avec moi en présence de votre Divinité, s'ils veulent
m'imiter, observer mes préceptes et suivre mes traces. »
1163. Le Père éternel agréa
cette prière de notre Sauveur; et aussitôt il envoya du ciel des légions
innombrables d'Anges, pour assister dans le cénacle aux oeuvres admirables que
le Verbe incarné y devait opérer. Pendant que tout cela se passait dans le
cénacle, l'auguste Marie était dans son oratoire élevée à une
très-haute contemplation dans laquelle elle voyait
ces merveilles aussi clairement et aussi distinctement que si elle y eût été
présente ; et elle coopérait et répondait à toutes les couvres de son
très-saint Fils comme coadjutrice de toutes, de la
manière que son incomparable sagesse lui enseignait. Elle faisait des actes
héroïques de toutes les vertus , par lesquelles elle devait répondre à celles
de notre Seigneur Jésus-Christ: car elles résonnaient toutes par un écho
mystérieux et divin dans le coeur de la très-pure
Mère, et alors notre bien-aimée Reine répétait à son tour les mêmes prières.
Elle y ajoutait de nouveaux et divins cantiques de louanges pour ce que la
très-sainte humanité opérait en la personne du
Verbe afin d'accomplir la volonté divine, et les anciennes figures de la loi
écrite.
507
1164. De quelle admiration
nous serions ravis comme le furent les anges et comme le seront tous les
bienheureux dans le ciel, si nous connaissions maintenant cette ineffable
harmonie des vertus et des rouvres qui se trouvaient coordonnées dans l'âme de
notre puissante Dame comme dans un coeur savamment organisé, sans se confondre
ni s'empocher les unes les autres, lorsque toutes en général et chacune en
particulier opéraient dans cette occasion avec la plus grande force !
L'auguste Princesse était remplie des divines lumières que j'ai marquées; et
par là même elle savait que les cérémonies et les figures légales étaient
accomplies en son très-saint Fils, et qu'il les
terminait en instituant la nouvelle loi et des sacrements plus nobles et plus
efficaces. Elle considérait le fruit si abondant de la rédemption dans les
prédestinés, la perte des réprouvés, l'exaltation du saint nom de Dieu, et de
l'humanité sainte de son Fils Jésus, la connaissance et la foi universelle de
la Divinité qui se propageraient dans l'univers entier; elle voyait le ciel
fermé depuis tant de siècles s'ouvrir, afin que dés lors les enfants d'Adam y
entrassent par l'établissement et le progrès de la nouvelle Église évangélique
et de tous ses mystères, et reconnaissait que toutes ces grandes choses
étaient le magnifique ouvrage de son très-saint
Fils, qui s'attirait l'admiration et les louanges de tous les courtisans
célestes. Elle bénissait le Père éternel, et lui rendait des actions de grâces
spéciales pour ces oeuvres inénarrables, sans en omettre aucune, et elle
puisait dans
508
tous
ces saints exercices une joie et une consolation indicibles.
1165. Mais elle considérait
aussi que toutes ces oeuvres merveilleuses devaient coûter à son propre Fils
les douleurs, les ignominies, les affronts et les tourments de sa passion, et
enfin la cruelle mort de la croix, qui il devait subir tout cela en l'humanité
qui ij avait reçue d'elle, et qui un si grand
nombre d'entre les enfants d'Adam, pour qui il allait souffrir, le paieraient
d'ingratitude et perdraient le fruit abondant de la rédemption. Cette
prévision remplissait d'amertume le coeur compatissant de la plus tendre des
Mères. Mais comme elle était la vivante image de son
très-saint Fils, tous ces divers mouvements de joie et de tristesse se
trouvaient en même temps dans son coeur magnanime. Ils n'étaient point
capables de la troubler, et elle ne laissait point d'instruire et de consoler
les saintes femmes qui étaient avec elle; au contraire, tout en se maintenant
elle-même à la hauteur des lumières divines qu'elle recevait, elle savait,
dans ses rapports extérieurs, descendre jusqu'à elles pour les éclairer et les
fortifier par des conseils salutaires et par des paroles de vie éternelle. O
admirable Maîtresse! ô exemplaire plus qui humain! que nous devons tâcher
d'imiter. Il est vrai que notre fonds de piété est imperceptible en
comparaison de cet Océan de grâce et de lumière. Mais il est sûr aussi que nos
peines ne sont presque qu'apparentes en comparaison de celles qu'elle a
endurées, puisqu'elle seule a plus souffert que tous les
509
enfants d'Adam ensemble. Et cependant, ni son exemple, ni son amour, ni notre
intérêt éternel ne suffisent pour nous faire souffrir avec patience la moindre
adversité qui nous survient. La moindre persécution nous trouble et nous met
de mauvaise humeur; aussitôt nous nous laissons emporter par nos passions et
abattre par la tristesse, nous y résistons avec colère, nous perdons la
raison, nous devenons indociles; tout est en nous dans le désordre, et chacun
de nos mouvements nous rapproche du précipice. D'un autre côté, la prospérité
nous séduit et nous entraîne aussi à notre perte, de sorte que nous ne pouvons
en aucun cas nous fier à notre nature corrompue et affaiblie par le péché.
Dans toute espèce d'occasions, souvenons-nous donc de notre auguste Maîtresse
pour régler nos sentiments désordonnés.
1166. La cène légale étant
achevée et les apôtres bien instruits, notre Seigneur Jésus-Christ se leva de
table, comme le rapporte saint Jean (1), pour leur laver les pieds. Et il fit
auparavant une autre prière mentale au Père, se prosternant en sa présence
comme nous avons vu qu'il l'avait fait au moment de la cène; et il dit: « Mon
Père éternel, Créateur de tout l'univers, je suis votre image engendrée
par votre entendement , et la figure de votre substance (2); et m'étant offert
par la disposition de votre sainte volonté à racheter le monde par ma
passion et par ma mort, je veux, Seigneur, selon
(1) Joan., XIII, 4. — (2) Hebr., I, 3.
510
votre
bon plaisir, entrer dans ces mystères en m'humiliant jusqu'à la
poussière, quoique je sois votre Fils unique, afin de confondre
l'orgueil de Lucifer par mon humilité. Pour donner l'exemple de cette
vertu à mes apôtres et à mon Église, qui doit être établie sur ce
fondement solide de l'humilité, je veux, mon Père, laver les pieds à mes
disciples, et même à Judas, le dernier de tous par sa méchanceté; et me
prosternant devant lui avec une humilité profonde et véritable, je
lui offrirai mon amitié et son remède. Et quoiqu'il soit le plus grand
ennemi que j'aie entre les mortels, je ne lui refuse rai point ma miséricorde
ni le pardon de sa trahison, afin que, s'il ne le reçoit pas, le ciel et la
terre sachent que je lui ai ouvert les bras de ma clémence, et qu'il l'a
méprisée lui-même par une volonté obstinée. »
1167. Notre Sauveur fit
cette prière avant que de laver les pieds à ses disciples. Et pour dépeindre
jusqu'à un certain point les transports et la sainte ardeur avec lesquels son
divin amour disposait et exécutait ces oeuvres, on ne saurait trouver dans le
langage ,des. termes assez propres , ni dans toute la création des
comparaisons assez justes; car l'activité du feu, l'impétuosité des flots de
la mer, le mouvement de la pierre vers son centre, et tous ceux que l'on peut
s'imaginer dans les éléments au dedans et au dehors de leur sphère ; tout cela
est quasi inerte. Mais nous ne pouvons pas ignorer que ce ne soit son seul
amour et sa seule sagesse qui aient pu inventer un tel genre
511
d'abaissement, par lequel le Verbe incarné lui-même a humilié son front
jusqu'aux pieds de l'homme, et jusqu'à ceux du plus pervers des mortels, qui
fut Judas; c'est par cette humilité que Celui qui est la Parole du Père
éternel, le Saint des saints, et essentiellement la bonté même, le Seigneur
des seigneurs, et le Roi des rois a bien voulu appliquer ses lèvres sacrées
sur la partie du corps la plus vile et la plus sale , et se prosterner devant
le plus méchant des hommes pour le justifier, s'il eût reconnu et reçu ce
bienfait qu'on ne saurait jamais assez estimer ni assez célébrer.
1168. Après que notre divin
Maître eut achevé sa prière, il se leva avec un visage
très-serein; et se tenant debout, il ordonna à ses disciples de se
ranger et de s'asseoir, comme pour se constituer leur serviteur. Ensuite il
quitta le manteau qu'il portait sur la tunique qui était tissue et sans
couture, et qui tombait jusqu'aux pieds, sans pourtant les couvrir. Il avait
dans cette occasion ses sandales, qu'il ôtait parfois quand il allait prêcher,
et que parfois il gardait. Il s'en servait depuis que sa bienheureuse Mère les
lui avait faites en Égypte, et elles s'étaient agrandies dans la même
proportion que ses pieds avec l'âge, ainsi que je l'ai fait remarquer plus
haut. Ayant quitté le manteau, dont l'Évangéliste fait mention sous le terme
d'habits, il prit un linge, et s'en ceignit d'un bout, laissant l'autre
extrémité libre (1). Ensuite il mit
(1) Joan., XIII, 4.
512
de
l'eau dans un bassin pour laver les pieds des apôtres (1), qui considéraient
avec admiration tout ce que faisait leur adorable Maître.
1169. Il s'adressa au
prince des apôtres pour les lui laver, et lorsque le fervent apôtre vit
prosterné à ses pieds le même Seigneur qu'il avait reconnu pour le Fils du
Dieu vivant, réitérant dans son intérieur cette profession de foi par la
nouvelle lumière qui l'éclairait, et reconnaissant avec une humilité profonde
sa propre bassesse, il s'écria, dans son trouble et dans sa surprise :
Quoi ! Seigneur, vous nie laveriez les pieds (2) ! Mais notre Rédempteur
lui répondit avec une douceur incomparable : Vous ne savez pas maintenant
ce que je /fais; mais vous le saurez à l'avenir (3). C'était lui dire :
Obéissez d'abord à ma volonté, et ne préférez pas votre sentiment au mien, car
vous renverseriez l'ordre des vertus, et vous les sépareriez. Vous devez
soumettre votre entendement et croire que ce que je fais est convenable, et
après que vous aurez cru et obéi, vous découvrirez les mystères de mes
couvres, à l'intelligence desquelles vous devez arriver par la porte de
l'obéissance; car sans l'obéissance elle ne saurait être véritablement humble,
mais elle serait présomptueuse. Votre humilité ne doit pas non plus être
préférée à la mienne; je me suis humilié jusqu'à la mort (4), et pour
pratiquer une si grande humilité j'ai obéi; et tout en étant mon disciple,
vous
(1) Joan., XIII, 5. — (2) Ibid., 6. — (3) Ibid., 7. — (4)
Philip., II, 8.
513
ne
suivez pas ma doctrine, puisque sous prétexte de vous humilier, vous voulez
désobéir, et renversant l'ordre des vertus, vous vous privez de l'humilité et
de l'obéissance, en suivant la présomption de votre propre jugement.
1170. Saint Pierre ne
comprit pas la doctrine renfermée dans la première réponse de son divin
Maître: car quoiqu'il fût à son école, il n'avait pas expérimenté les divins
effets de ce mystérieux lavement des pieds que le Sauveur allait faire; et
embarrassé par son humilité indiscrète, il répliqua au Seigneur Vous ne me
laverez jamais les pieds (1) ! L'Auteur de la vie lui répondit plus
sévèrement: Si je ne vous lave, vous n'aurez point de part avec moi. Par cette
menace notre adorable Maître établissait la sûreté de l'obéissance. Car il
semble, au point de vue naturel, que saint Pierre eut quelque excuse de
résister à une action si extraordinaire, et que l'esprit humain ne saurait
approuver qu'un homme terrestre et pécheur permit que le même Dieu qu'il
reconnaissait et qu'il adorait, se prosternât à ses pieds. Mais cette excuse
n'était pas ici recevable, parce que notre divin Maître ne pouvait pas errer
en ce qu'il faisait; et lorsqu'on ne découvre point évidemment que celui qui
commande se trompe, l'obéissance doit être aveugle, et il ne faut point
chercher des raisons pour s'en défendre. Notre Sauveur voulait en ce mystère
arrêter le cours de la désobéissance de nos premiers parents, Adam et Ève,
(1) Joan., XIII, 8.
514
par
laquelle le péché était entré dans le monde (1) et à cause du rapport que la
désobéissance de saint Pierre avait avec la leur, notre Seigneur Jésus-Christ
le menaça d'un autre châtiment semblable à celui dont ils avaient été menacés,
disant que, s'il n'obéissait, il n'aurait point de part avec lui; c'était
l'exclure de ses mérites et du fruit de la rédemption, par laquelle nous
sommes rendus dignes de son amitié et de participer à sa gloire. Il le
menaçait aussi de lui refuser la participation de son corps et de son sang,
qu'il devait bientôt consacrer sous les espèces du pain et du vin; et tandis
que le Seigneur voulait se donner, non en partie, mais tout entier dans cet
adorable sacrement, et qu'il souhaitait avec la plus grande ardeur de se
communiquer aux siens de cette manière mystérieuse, la désobéissance de
l'apôtre eût pu le priver de cet amoureux bienfait, s'il y eût persisté.
1171. La menace que notre
Rédempteur fit à saint Pierre, l'instruisit si bien et le mit dans une si
sainte crainte, qu'il reprit aussitôt avec une parfaite soumission : Seigneur,
non-seulement les pieds, mais les mains et la tête
(2), afin que vous me laviez entièrement. Et ce fut comme s'il lui eût dit:
J'offre mes pieds pour courir après tout ce qui vous sera agréable, mes mains
pour l'exécuter, et ma tête pour ne suivre point mon propre jugement, quand il
faudra vous obéir. Le Sauveur agréa cette soumission de saint Pierre, et lui
dit : Pour vous autres, vous êtes purs, mais non pas
(1) Rom., V, 19. — (2) Joan., XIII, 9.
515
tous (car
l'infâme Judas se trouvait parmi eux), et celui qui est lavé, n'a besoin
que de se laver les pieds (1). Notre Seigneur Jésus-Christ s exprima
ainsi, parce que les disciples (excepté Judas) étaient purifiés de leurs
péchés et justifiés par sa doctrine; et ils avaient seulement besoin de laver
leurs imperfections et leurs fautes légères pour s'approcher de la communion
avec de meilleures dispositions, telles qu'elles sont requises pour recevoir
la plénitude de ses divins effets, et obtenir une grâce plus abondante et plus
efficace: car les péchés véniels, les distractions et la tiédeur sont de
grands obstacles à cette plénitude. Ainsi saint Pierre fut lavé, et les autres
obéirent, aussi émerveillés qu'attendris; car ils recevaient tous par ce
mystérieux lavement des pieds nue nouvelle effusion de lumières et de grâces.
1172. Notre divin Maître
vint pour laver les pieds à Judas, dont la noire trahison ne fut pas capable
d'éteindre la charité de cet adorable Seigneur, ni d'empêcher qu'il ne lui
donnât en quelque sorte de plus grands témoignages d'affection qu'aux autres
apôtres. Et sans les leur faire remarquer, il les rendit sensibles pour Judas
de deux manières. Extérieurement, il s'avança vers lui d'un air aimable et
caressant, se prosterna à ses pieds, les lava, les baisa, et les mit contre sa
poitrine avec une tendresse singulière. Intérieurement, il le favorisa de
vives inspirations qu'il lui envoya selon le besoin de sa
(1) Joan., XIII, 10.
516
conscience dépravée: car ces secours furent en eux-mêmes plus grands à l'égard
de Judas, qu'à l'égard d'aucun autre des apôtres. Mais comme il se trouvait
dans de très-mauvaises dispositions, tyrannisé par
de vieilles habitudes vicieuses, et endurci dans son obstination partant de
successives résolutions criminelles, comme son intelligence s'était obscurcie
et ses puissances affaiblies, et qu'il s'était entièrement éloigné de Dieu, et
livré su démon, qu'il avait placé dans son coeur comme sur le trône de sa
malice , il résista à toutes les grâces et à toutes les inspirations qu'il
recevait pendant que le Sauveur lui lavait les pieds. Il se fortifia dans
cette résistance par la crainte de déplaire aux scribes et aux pharisiens,
s’il manquait à l'accord qu'il avait fait avec eux. Et comme la présence de
Jésus-Christ et la force de ses grâces tendaient à dissiper les ténèbres de
son entendement, il s'éleva des abîmes de sa conscience une violente tempête
qui le remplit de confusion, d'amertume, de colère, d'aigreur, et l'éloigna de
son divin Maître et médecin au moment où il lui présentait une dernière fois
le remède salutaire, que le malheureux changea lui-même en un poison mortel
par cette méchanceté dont il était rempli.
1173. La malice de Judas
résista à la vertu de ces divines mains, dans lesquelles le Père éternel avait
mis tous ses trésors (1), et le pouvoir de faire des prodiges et d'enrichir
toutes les créatures. Et quand
(1) Joan., XIII, 2.
517
même
l'obstiné Judas n'aurait reçu que les grâces ordinaires, que la présence de
l'Auteur de la vie opérait clans les âmes, et celles que sa
très-sainte personne y pouvait naturellement
répandre, l'iniquité de ce misérable disciple n'en dépasserait pas moins
toutes nos pensées. Notre Seigneur Jésus-Christ était merveilleusement bien
fait de sa personne; il avait un air imposant et serein , une beauté pleine
d'une douceur attrayante; les cheveux , longs à la manière des Nazaréens,
lisses, d'une couleur entre le blond doré et le châtain; les yeux grands et
bien fendus; le regard accompagné d'une grâce et d'une majesté admirables; la
bouche, le nez, et toutes les parties du visage parfaitement proportionnés; et
il se montrait en tout si aimable, qu'il inspirait il ceux qui te regardaient
sans prévention un respect et un amour singulier. Son seul aspect pénétrait
les Mmes d'une joie ineffable, les éclairait, et produisait sur elles des
impressions divines et d'autres effets admirables. Judas vit à ses pieds cette
personne du Christ si digne d'amour et de vénération; il en reçut de nouveaux
témoignages d'affection et des faveurs extraordinaires. Niais son ingratitude
et sa perversité furent si grandes, que rien ne fut capable de l'émouvoir et
d'amollir son coeur endurci; au contraire il s'irrita de la douceur de
Jésus-Christ, et ne voulut point le regarder au lisage, ni faire cas de sa
personne: car dès qu'il eut perdu la grâce et la foi, il conçut une telle
aversion pour sa divine Majesté et pour sa très-sainte
Mère, qu'il ne les regardait jamais au visage. La terreur qu'eut Lucifer
518
de la
présence de notre Sauveur fut en quelque façon plus grande; en effet, cet
ennemi, comme je l'ai dit, trônait dans le cour de Judas, et ne pouvant
souffrir l'humilité que notre divin Maître pratiquait envers les apôtres, il
prétendit sortir de Judas, et du cénacle; mais le Seigneur le retint parla
puissance de son bras, afin d'y abattre alors son orgueil, quoique ensuite il
en ait été chassé (comme je le dirai en son lieu); et c'est ce qui redoubla sa
fureur et les doutes qu'il avait que Jésus-Christ ne fût véritablement Dieu.
1174. Notre Sauveur acheva
le lavement des pieds, et ayant repris son manteau, il s'assit au milieu de
ses disciples, et leur fit cet admirable sermon, que rapporte l'évangéliste
saint Jean, et qui commence par ces mots: Savez-vous ce que je viens de
vous faire? Vous m'appelez votre Maître et votre Seigneur, et vous avez raison
, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi qui suis votre Maître
et votre Seigneur, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres.
Car je vous ai donné l'exemple , afin que vous fassiez la même chose que j'ai
faite envers vous : puisque le serviteur n'est pas plus grand que le maître,
ni l'apôtre plus grand que celui qui l'a envolé (1). Le Sauveur poursuivit
son discours, instruisant ses apôtres, et leur communiquant de grands
mystères, et une doctrine céleste, à l'exposition desquels je ne m'arrête pas
ici, parce que les Évangélistes en font mention. Ce sermon donna aux apôtres
de nouvelles lumières sur les mystères
(1) Joan., XIII, 13, etc.
519
de la
très-sainte Trinité et de l'Incarnation, les
disposa par une nouvelle grâce à celui de l'Eucharistie, et les confirma dans
la connaissance qu'ils avaient reçue de la sublimité des miracles et de la
prédication du Seigneur. Saint Pierre et saint Jean furent favorisés d'une
illumination particulière: car chaque apôtre reçut plus ou moins de
connaissance, selon ses dispositions et selon la volonté divine. Ce que
rapporte saint Jean (1) des questions qu'il fit à notre Seigneur Jésus-Christ
à la sollicitation de saint Pierre, pour savoir quel était le traître qui
allait le trahir, ainsi que le divin Maître l'avait annoncé lui-même, arriva
pendant la cène, lorsque saint Jean était appuyé sur son sein. Saint Pierre
désirait connaître le coupable, pour punir ou empêcher sa trahison par le zèle
qui l'enflammait, et par cet amour pour Jésus-Christ qu'il faisait toujours
éclater avant tous les autres. Mais saint Jean ne le lui déclara point,
quoiqu'il le connut par le signe du morceau que le Sauveur offrit à Judas,
signe par lequel il avait dit à l'Évangéliste qu'il le lui indiquerait; ainsi
il ne le connut que pour lui seul, sans vouloir le découvrir à personne, pour
pratiquer la charité qu'il avait apprise à l'école de notre adorable Maître.
1175. Saint Jean reçut des
faveurs singulières pendant qu'il était penché sur le sein du Sauveur Jésus,
et il y apprit de sublimes mystères touchant sa divinité et son humanité, et
d'autres touchant sa bien
(1) Joan., XIII, 23. — (2) Ibid., 16.
520
heureuse Mère. Ce fut dans cette occasion que le Seigneur la lui recommanda :
car il ne lui dit pas sur la croix qu'elle serait sa mère, ni à elle que le
saint Évangéliste serait son fils; mais, Voilà votre mère (1) parce qu'il ne
le déterminait pas alors, mais il manifestait seulement en public ce qu'il lui
avait recommandé en particulier. Notre auguste Reine avait une connaissance
fort claire, comme je l'ai marqué ailleurs, de tous les mystères que son
très-saint Fils opérait dans ce lavement des
pieds, et pénétrait toutes ses paroles, glorifiant le Très-Haut pourtant de
bienfaits par des cantiques de louange. Et quand notre divin Maître opérait
ces merveilles; elle ne les considérait point comme des choses qu'elle
ignorât, mais comme voyant accomplir ce qu'elle savait auparavant, et qu'elle
avait écrit dans son coeur, ainsi,que la loi l'était sur les tables de Moïse
(2). Dans ce même temps elle instruisait ses saintes disciples de tout ce qui
pouvait leur être utile, et se réservait ce qu'elles n'était pas capable de
comprendre.
Instruction que m'a donnée la puissante Reine dû monde, la bienheureuse Marie.
1176. Ma fille, je veux que
vous vous distinguiez sans les trois vertus principales de mon Fils et mon
(1) Joan., XIX, 27. — (2) Deut., V, 22.
521
Seigneur, que vous avez dépeintes dans ce chapitre, afin qu'en les pratiquant
vous l'imitiez comme son épouse et ma très-chère
disciple. Ces vertus sont, la charité, l'humilité et l'obéissance, que cet
adorable Sauveur a fait surtout briller dans sa conduite à la fin de ses
jours. Il est certain qu'il a donné pendant toute sa vie des marques
éclatantes du grand amour qu'il portait aux hommes, puisqu'il a fait pour eux
tant de merveilles dès l'instant qu'il fut conçu dans mon sein par l'opération
du Saint-Esprit. Mais à la fin de sa vie, qui fut le temps auquel il établit
la loi, évangélique et le Nouveau Testament, la flamme de l'ardente charité et
du feu amoureux qui brûlait dans son coeur, en jaillit su dehors avec une
nouvelle force. Ce fut dans cette occasion que la charité de notre Seigneur
Jésus-Christ agit avec toute son efficace en faveur des enfants d'Adam : car
tout concourut alors pour l'exciter; de son côté, les douleurs de la mort qui
l'environnaient (1); et du côté des hommes, les répugnances à souffrir et à
recevoir leur propre bien, les ingratitudes, les méchancetés, et les desseins
d'ôter l'honneur et la vie à celui qui leur consacrait et donnait la sienne,
et leur préparait le salut éternel. Par ces obstacles l'amour, qui ne pouvait
point s'éteindre (2), éclata davantage, et le Seigneur devint, pour ainsi
dire, plus ingénieux à conserver ce même amour dans ses propres oeuvres, à
trouver le secret de demeurer parmi les hommes après qu'il aurait dû s'en
(1) Ps. CXIV, 3. — (2) Cant., VIII, 7.
522
éloigner, et à leur enseigner par son exemple et par sa doctrine les moyens
assurés et efficaces pour participer aux effets de son divin amour.
1177. Je veux que vous
soyez fort savante et fort industrieuse en cet art d'aimer votre prochain pour
Dieu. Vous le mettrez en pratique, si les injures et lès peines que vous en
recevrez ne font qu'augmenter en vous la charité, sachant qu'alors seulement
elle n'est ni douteuse ni suspecte, quand, du côté de la créature, elle n'est
provoquée ni par des bienfaits ni par des flatteries. Car en aimant celui qui
vous fait dit bien vous remplissez un devoir, mais si vous n'y prenez bien
garde, vous ne savez pas si vous l'aimez pour Dieu ou pour les avantages qu'il
vous procure; et, dans ce dernier cas, vous aimeriez votre intérêt, vous vous
aimeriez vous-même plutôt que votre prochain en vue de Dieu, et quiconque aime
pour d'autres fins que pour Dieu ne connaît point le pur amour de la charité :
il n'est dominé que par l'amour aveugle de son propre intérêt. Mais si vous
aimez votre prochain sans y être porté par des considérations personnelles,
alors vous aurez pour motif et pour objet principal le Seigneur lui-même, et
c'est lui que vous aimerez en la créature, quelle qu'elle soit. Et comme vous
pouvez exercer plus facilement la charité intérieure que l'extérieure, quoique
vous deviez les embrasser toutes deux autant que vos forces vous le
permettront, il faut que vous tâchiez, dans l'exercice de la charité et dans
la dispensation des bienfaits spirituels, de vous appliquer toujours aux
grandes choses, conformément
523
aux
desseins du Seigneur, par vos prières, par de pieuses pratiques et par de
prudentes exhortations, travaillant par ces moyens au salut des âmes.
Souvenez-vous que mon très-saint Fils ne fit à personne aucun bien temporel
qu'il ne lui communiquât en même temps un bien spirituel; car ses divines
oeuvres eussent été moins parfaites si elles avaient manqué de cette
plénitude. Vous comprendrez par là combien fou doit préférer les biens de
l'âme à ceux du corps; et ce sont ceux-là que vous devez toujours demander en
premier lieu, quoique les hommes charnels ne demandent souvent, par un
aveuglement étrange, que les biens temporels, oubliant les éternels et ceux
qui supposent la véritable amitié et la grâce dit Très-Haut.
1178. Les vertus d'humilité
et d'obéissance prirent un nouveau lustre en mon
très-saint Fils par les choses qu'il fit et qu'il enseigna lorsqu'il
lava les pieds à ses disciples. Et il faudrait que votre cour fût bien
insensible et bien indocile aux leçons du Seigneur, si, malgré les lumières
dont un si rare exemple remplit votre âme, vous ne vous humiliiez point
au-dessous de la poussière. Soyez donc persuadée dès maintenant que vous ne
pourrez jamais avoir aucun sujet de dire ni de vous imaginer que vous êtes
humiliée autant que vous le méritez, quand me-me vous seriez méprisée de
toutes les créatures, quelque pécheresses qu'elles fussent, puisque aucune ne
saurait être aussi Méchante que Judas, et que vous ne sauriez être aussi
sainte et aussi parfaite que votre divin Maître. Néanmoins,
524
si
vous tâchez de mériter qu'il vous favorise et honore de cette vertu
d'humilité, il vous donnera un genre de perfection et de ressemblance par
lequel vous serez digne du titre de son épouse, et de participer à une espèce
d'égalité avec lui. Sans cette humilité, nulle âme ne peut être élevée à une
telle excellence ni à une participation si sublime; car on n'abaisse que ce
qui est élevé, et on n'élève que ce qui est bas; ainsi une âme est toujours
exaltée à proportion de soi, humilité et de ses anéantissements (1).
1179. Afin que vous ne
perdiez pas cette perle de l'humilité au moment où vous croiriez la mieux
garder, je vous avertis qu'il ne faut pas que vous en préfériez la pratique à
l'obéissance, ni que vous la régliez par votre volonté, mais par celle de
votre supérieur; car si vous préférez votre propre jugement à celui des
personnes qui ont droit de vous commander, quoique vous le fassiez sous
prétexte de vous humilier, vous tomberez par là même dans l'orgueil, puisque,
dans ce cas, non-seulement vous ne choisissez pas
la dernière place, mais vous vous élevez au-dessus du jugement de vos
supérieurs. Cet avis vous prémunira contre l'illusion à laquelle vous seriez
exposée en vous défendant, comme saint Pierre, des bienfaits du Seigneur; car
par cette résistance vous vous priveriez non-seulement
des dons que vous faites difficulté de recevoir, mais même de l'humilité, qui
est le plus grand de tous les trésors et celui que vous prétendriez
(1) Matth., XXIII, 12.
525
conserver; vous manqueriez en même temps à la reconnaissance que vous devez au
Seigneur pour les hautes fins qu'il a toujours en ses oeuvres, et vous vous
opposeriez à l'exaltation de son saint Nom. Il n'appartient pas à vous de
scruter ses jugements impénétrables, ni de les réformer par les raisons plus
ou moins plausibles sur lesquelles vous vous fondez pour vous persuader que
vous êtes indigne de recevoir de telles faveurs ou de vous appliquer à de
telles oeuvres. Tout cela, ma fille, n'est qu'un germe de l'orgueil de Lucifer
caché sous une humilité apparente, et cet ennemi prétend par là vous rendre
incapable de la participation du Seigneur, de ses dons et de son amitié, que
vous désirez avec tant d'ardeur. Faites-vous donc une loi inviolable de croire
aux faveurs du Très-Haut; de les recevoir, les estimer et les reconnaître avec
un profond respect, lorsque vos supérieurs vous déclareront qu'elles sont de
lui, et ne marchez pas en chancelant sans cesse au milieu de nouveaux doutes
et de nouvelles craintes; mais agissez avec ferveur, et alors vous serez
humble, obéissante et douce.
525
CHAPITRE XI. Notre Sauveur Jésus-Christ célèbre la cène sacramentale en
consacrant dans l'Eucharistie son
très-saint et véritable corps et son précieux sang. — Les prières et les demandes
qu'il fait. — Sa bienheureuse Mère communie. — Autres mystères qui arrivèrent
dans cette occasion.
1180. C'est en tremblant
que je commence à traiter du mystère ineffable de l'Eucharistie, et de ce qui
arriva en son institution car en élevant les yeux de l'âme pour recevoir la
lumière divine, qui me guide dans cet ouvrage et qui me fait voir tant de
merveilles unies ensemble, je me défie de ma faiblesse, que je découvre par
cette même lumière. Mes puis situées se troublent, et je ne saurais trouver
des termes pour dépeindre ce que je vois et ce que ma pensée me représente,
quoique tout cela soit fort au-dessous de l'objet à l'entendement. Je parlerai
néanmoins, tout ignorante que je suis, pour ne pas manquer à l'obéissance et
pour suivre l'ordre de cette histoire, en continuant le récit de ce que la
très-pure Marie a opéré en ces merveilles. Que si
je ne m'exprime point avec une clarté digne de la grandeur du sujet, la
faiblesse de mon sexe et l’admiration dans laquelle je suis m'excuseront; car
il n'est pas aisé de
527
s'occuper de la justesse et de la propriété des termes, lorsque la volonté
désire ne suppléer à l'insuffisance des paroles que par des affections, et
jouir dans la solitude de ce qu'il ne serait ni possible ni convenable de
découvrir.
1181. Notre Seigneur
Jésus-Christ célébra la cène légale sur une table qui n'était élevée de terre
que d'environ six ou sept doigts, à demi étendu sur le parquet, comme les
apôtres, selon la coutume des Juifs. Après qu'il eut achevé le lavement des
pieds, il fit préparer une autre table de la hauteur de celles dont à présent
nous nous servons pour prendre nos repas, terminant par cette cérémonie les
cènes légales et les rites matériels et figuratifs pour commencer le nouveau
festin par lequel il établissait la nouvelle loi de grâce. De sorte qu'il fit
la première consécration sur une table ou sur un autel élevé, comme ceux que
l'on voit dans l'Église catholique. On couvrit cette nouvelle table d'une
nappe fort riche; puis l'on y mit un plat et une grande coupe en forme de
calice, capable de contenir le vite que le Sauveur y voulait mettre, car il
préparait toutes choses par sa puissance et, par sa sagesse divine. Le maître
de la maison obéit à une inspiration d'en haut en lui offrant ces vases
magnifiques, qui étaient d'une pierre précieuse semblable à l'émeraude. Les
apôtres s'en servirent depuis dans le temps convenable pour consacrer,
lorsqu'ils en eurent le pouvoir. Notre Seigneur Jésus-Christ s'assit avec les
douze apôtres et quelques autres disciples; il se fit apporter du pain sans
levain qu'il mit
528
dans
le plat, et du vin pur qu'il versa dans le calice, et prépara les autres
choses nécessaires.
1182. Alors le Maître de la
vie adressa à ses apôtres le discours le plus admirable, et ses paroles
divines, qui pénètrent toujours jusque dans le plus intime du cœur, furent
pour eux dans cette instruction comme des dards enflammés du feu de la
charité, qui leur communiquait son doux embrasement. Il leur découvrit de
nouveau les plus sublimes mystères de sa divinité, de son humanité et des
oeuvres de la rédemption. Il leur recommanda la paix et l'union de la charité
qu il leur devait laisser dans ce sacré mystère qu'il allait opérer (1). Il
leur promit que, s'ils s'aimaient les uns les autres, son Père éternel les
aimerait de l'amour dont il l'aimait lui-même (2). Il leur fit connaître
l'importance de cette promesse, et qu'il les avait choisis pour fonder la
nouvelle Église et la loi de grâce. Il leur renouvela les lumières qu'ils
avaient de la suprême dignité, de l'excellence et des prérogatives de sa
très-pure Mère Vierge. Saint Jean fut favorisé
d'une illumination particulière à cause de l'office auquel il était destiné.
Notre auguste Reine, plongée dans une divine contemplation; regardait, de la
chambre où elle s’était retirée, tout ce que son
très-saint Fils faisait dans le cénacle; et elle en avait une plus
profonde intelligence que tous les apôtres et que tous les anges ensemble,
qui, comme je l'ai dit ailleurs, y assistaient sous une forme humaine, adorant
(1) Joan., XIV, 27. — (2) Joan., XVII, 26.
529
leur
Seigneur, leur Roi et leur Créateur. Les mêmes anges allèrent prendre Hénoch
et Élie là où ils étaient, et les amenèrent dans le cénacle, le Seigneur
voulant que ces deux patriarches de la loi naturelle et de la loi écrite se
trouvassent présents à la nouvelle merveille et à l'établissement de la loi
évangélique, et qu'ils participassent à ses ineffables mystères.
1183. Tous ceux dont je
viens de parler étant assemblés, et considérant avec admiration ce que faisait
l'Auteur de la vie, la personne du Père éternel et celle du Saint-Esprit
apparurent dans le cénacle, comme il était arrivé au Jourdain et sur le
Thabor. Tous les apôtres et tous les disciples ressentirent certains effets de
cette apparition; il n'y en eut pourtant que quelques-uns pour qui elle fut
visible, particulièrement l'évangéliste saint Jean, qui eut toujours le
privilège de pouvoir jeter le regard perçant de l'aigle sur les divins
mystères. Toute la cour céleste se réunit alors dans le cénacle de Jérusalem;
telles furent la pompe et la magnificence avec lesquelles fut fondée l'Église
du nouveau Testament, fut établie la loi de grâce et fut instituée l’oeuvre de
notre salut éternel ! Pour se faire une idée juste des actes du Verbe incarné,
l'on doit remarquer que, comme il avait deux natures, la divine et l'humaine,
et toutes deux eu une seule personne, qui était celle du Verbe, les actes des
deux natures sont pour cette raison attribués à une même personne, et c'est
aussi pour cela que la même personne est appelée Dieu et homme. Par
conséquent, lorsque je dis que le Verbe incarné parlait à son Père
530
éternel et le priait, on ne doit pas entendre qu'il parlât et priât par la
nature divine en laquelle il était égal au Père (1), mais en la nature
humaine, en laquelle il lui était inférieur (2), ayant un corps et une âme
comme nous. C'est de cette manière que notre Seigneur Jésus-Christ glorifia
dans le cénacle son Père éternel pour sa divinité et pour son lare infini, et
le pria ensuite pour le genre humain en ces termes :
1184. « Mon Père, Dieu
éternel, je vous exalte en a l'être infini de votre divinité incompréhensible,
en laquelle je suis une même chose avec vous et avec le
Saint-Esprit (3) ; engendré de toute éternité par votre entendement (4),
comme la figure de votre substance et l'image de votre propre nature
indivisible (5). Je veux consommer l'œuvre de la rédemption du genre humain,
que vous m'avez recommandée en la nature que j'ai prise dans le sein de ma
Mère; lui donner la dernière perfection et la plénitude de votre bon plaisir;
quitter le monde pour m'asseoir à votre droite, et vous amener toits ceux que
vous m'avez donnés, sans qu'il s'en perde aucun (6), autant que cela
dépend de notre volonté et de la suffisance de leur remède. Ales délices sont
d'être avec les enfants des hommes (î), et si en t’en allant je les
laisse sans mon assistance, ils seront seuls, comme des orphelins
abandonnés: c'est pourquoi je
(1) Joan., X, 30 — (2) Joan., XIV, 28. — (3) Joan., X, 30. — (4) Ps., CIX, 4.
— (5) Hebr., I, 3. — (6) Joan., XVII, 12. — (7)
Prov., VIII, 31.
531
veux,
mon Père, leur donner des gages de mon amour, qui ne saurait s'éteindre,
et des récompenses éternelles que vous leur avez préparées. Je veux leur
laisser un mémorial impérissable de ce que j'ai fait et a souffert pour eux.
Je veux qu'ils trouvent en mes mérites un facile et efficace remède au péché
qu'ils ont a contracté par la désobéissance du premier homme, et les
réintégrer en l'entière possession du droit qu'ils ont perdu, et qu'ils
avaient de prétendre au bonheur éternel pour lequel ils ont été créés.
1185. Et comme le nombre de
ceux qui persévèreront dans la justice sera fort petit, il faudra bien
assurer aux hommes d'autres remèdes par lesquels ils puissent la
recouvrer et l'accroître en recevant a de nouveau les dons les plus sublimes
de votre clémente ineffable, pour les justifier et les sanctifier
par des secours et des moyens divers dans l’état de leur dangereux,
pèlerinage. Que si nous avons dé terminé par notre volonté éternelle de les
tirer du néant pour leur donner l’être et l'existence, ç’a été
pour leur communiquer les grandeurs de notre divinité, nos perfections et
notre éternelle félicité; votre amour, qui m'a fait naître passible et
qui m'a a obligé de m'humilier pour eux jusqu'à la mort de la croix (1),
ne serait pas satisfait s'il n'inventait un nouveau mode de se
communiquer aux hommes selon leur capacité et selon notre sagesse et
notre puissance. Ce mode doit consister en des signes
(1) Philip., II, 3.
532
visibles, proportionnés à la condition sensible des hommes, et ces signes
doivent produire des effets invisibles auxquels participera leur esprit
invisible et immatériel.
1186. «Pour ces
très-hautes fins de votre gloire, je
demande, mon Père, le Fiat de votre volonté éternelle en mon nom
et en celui de tous les pauvres et affligés enfants d'Adam. Que si leurs
péchés provoquent votre justice , leurs misères et leurs besoins
implorent votre miséricorde infinie. Et je joins à cette même miséricorde
toutes les oeuvres, de mon humanité unie par un lien indissoluble à ma
divinité; l’obéissance avec laquelle j'ai consenti non seulement à souffrir,
mais à mourir pour eux ; l'humilité avec laquelle je me suis soumis ana
hommes et à leurs jugements iniques; la pauvreté, et les travaux de ma
vie, mes opprobres et ma passion; ma mort, et l'amour avec lequel j'ai
accepté tout cela pour votre gloire, et afin que vous fussiez
connu et adoré de toutes les créatures, capables de votre grâce et de
votre félicité. Vous m'avez, mon Père, rendu frère des hommes; vous avez
voulu que je fusse leur chef (1), comme celui de tous les élus qui
doivent éternellement jouir avec nous. de notre divinité, afin
qu'ils soient, comme enfants, héritiers avec moi de vos biens éternels
(2), et qu'ils participent, comme membres, à l'influence que
je veux leur communiquer comme chef (3),
(1) Coloss., I, 18. — (2) Rom., VIII, 17. — (3) I
Cor., VI, 15.
533
selon
l'amour que je leur porte comme à mes frères; et je veux, autant qu'il
est en moi, les entraîner à ma suite, et le faire rentrer dans votre
amitié et dans le doux commerce sous les lois duquel ils ont été formés
en leur chef naturel, le premier homme.
1187.
« Je détermine, Seigneur, par cet amour immense que tous les mortels
puissent désormais être pleinement réengendrés en votre grâce par le
sacrement du Baptême, et qu'ils le puissent recevoir aussitôt qu'ils seront
nés, sans aucun concours de leur propre volonté, que des tiers
manifesteront alors pour eux, afin qu'ils renaissent au jour de votre
sagesse. Qu'ils soient dès lors héritiers de votre gloire , et marqués
comme enfants de mon Église par un caractère indélébile; qu'ils soient
purifiés de la souillure du péché originel ; qu'ils reçoivent les dons
des vertus de foi, d'espérance, et de charité, avec lesquels ils puissent se
montrer vos enfants dans leur conduite, vous connaître, espérer en
vous, et vous aimer pour vous-même. Qu'ils reçoivent aussi les vertus avec
lesquelles ils a puissent régler leurs passions désordonnées par le péché, et
discerner sans erreur le bien et le mal. Que le sacrement soit la porte de mon
Église, et qu'À, rende ceux qui l'auront reçu capables des autres
sacrements et des nouveaux bienfaits de notre grâce. Je détermine encore
qu'après ce sacrement ils en reçoivent un autre , qui lés con firme dans
la sainte foi qu'ils ont professée et qu'ils
534
doivent professer; afin qu'ils puissent la défendre avec fermeté, quand ils
auront l'usage de la raison. Et comme la fragilité des hommes leur fera
aisément transgresser ma loi, et que ma charité ne peut les laisser sans un
remède qui leur soit facile et opportun, je destine à cet effet le
sacrement de la Pénitence, par lequel, reconnaissant et confessant leurs
péchés avec douleur, ils seront rétablis dans l'état de justice, et
continueront à gagner des mérites pour la gloire que je leur ai promise. Ainsi
Lucifer et ses ministres ne triompheront point de les avoir fait déchoir de
l’état heureux dans lequel le baptême les avait mis.
1188. « Les hommes étant
justifiés par le moyen de ces sacrements, seront capables de la participation
la plus haute, la plus intime et la plus tendre qu'ils puissent avoir avec moi
dans l'exil de leur vie mortelle : ils la réaliseront en me recevant d'une
manière ineffable sous les espèces du pain et du vin; en celles du pain, je
laisserai mon corps, et en celles du vin je laisserai mon sang. Je me
trouverai véritablement et réellement tout entier en chacune de ces espèces
consacrées; quoique j'établisse ce sacrement mystérieux de l'Eucharistie sous
l'une et sous l'autre , parce que je m'y donnerai en forme d'aliment
proportionné à la condition des hommes et à leur état de voyageurs, opérant
toutes ces merveilles pour eux, et voulant rester ainsi au milieu d'eux
jusqu'à la fin des siècles (1). Et afin qu'ils
(1) Matth., XXVIII, 20.
535
aient
un autre sacrement qui les purifie et les sou tienne lorsqu'ils seront arrivés
su terme de la vie, a je leur destine le sacrement de l'Extrême-Onction;
qui leur sera aussi comme un gage de leur résurrection dans les mêmes corps
qui auront été marqués par ce sacrement. Et comme tous tendent à sanctifier
les membres du corps mystique de mon Église, en laquelle doit régner un ordre
parfait, et chacun doit occuper le rang convenable à son ministère, je
veux que les ministres de ces sacrements reçoivent eux-mêmes un sacrement
particulier qui les élèvera, par rapport à tous les autres fidèles, su degré
suprême du sacerdoce, et j'instituerai à cet effet le sacrement de l'Ordre,
qui les revêtira d'un caractère spécial et les sanctifiera avec une efficacité
merveilleuse. Et quoique ce soit de moi qu'ils doivent tous recevoir cette
excellence, je veux qu'elle leur soit communiquée par l'intermédiaire d'un
chef, qui sera mon vicaire, représentera ma personne, et sera le Pontife
souverain, aux mains duquel je confierai les clefs du ciel, et je veux que
tous lui obéissent sur la terre. Pour que rien ne manque à la perfection de
mon Église, j'institue en dernier lieu le sacrement du Mariage, qui
sanctifiera les rapports naturels établis pour la propagation du genre humain;
afin que tous les états de l’Église soient enrichis et ornés de mes mérites
infinis. C'est là, Père éternel, ma dernière volonté, par laquelle je fais
tous les mortels héritiers de mes mérites, que leur dispensera ma nouvelle
536
Église, dans laquelle je les mets en dépôt. »
1189. Notre Rédempteur
Jésus-Christ fit cette prière en présence des apôtres, sans qu'ils s'en
aperçussent. biais la bienheureuse Mère, qui de sa retraite le voyait et
l'imitait en tout, se prosterna et offrit comme Mère au Père éternel les
demandes de son Fils. Et quoiqu'elle ne pût ajouter aucune valeur méritoire
aux oeuvres de son très-saint Fils, néanmoins, en
sa qualité de coadjutrice, elle unit ses prières aux siennes, comme dans les
autres occasions semblables, et sollicita de son coté la divine miséricorde,
afin que le Père éternel ne regardât point son Fils tout seul , mais toujours
en compagnie de sa fière. Aussi les regarda-t-il tous deux, et agréa-t-il à la
fois les prières que le Fils et la Mère lui adressaient pour le salut des
hommes. Notre auguste princesse fit encore dans cette circonstance une autre
chose, parce que son très-saint Fils l'en chargea.
Pour la comprendre, il faut remarquer que Lucifer se trouva présent lorsque
Jésus-Christ lava les pieds à ses apôtres, comme je l'ai dit au chapitre
précédent; et ayant vu ce que le Sauveur faisait , et qu'il ne lui permettait
pari de sortir du cénacle, il inféra de là qu'il destinait aux apôtres quelque
bienfait insigne, et tout en reconnaissant son impuissance contre le Seigneur,
il voulut, poussé par l'orgueil et par nue haine implacable, pénétrer ces
mystères pour tâcher de s'y opposer par quelque méchanceté. La bienheureuse
Vierge connut le dessein de Lucifer, et vit que son
très-saint Fils lui remettait cette cause; c'est pourquoi brûlant du
zèle de la gloire
537
du
Très-Haut, et usant de son autorité de Reine, elle commanda su dragon et à
tous ses ministres de sortir aussitôt du cénacle et de descendre dans les
gouffres de l'enfer.
1190. Pour vaincre Lucifer,
le bras du Tout-Puissant arma la
très-pure Marie d'une nouvelle vertu, à laquelle
ni lui ni les autres démons ne purent résister; ainsi ils furent précipités
dans l'abîme, jusqu'à ce qu'il leur tilt de nouveau permis d'en sortir, et
d'assister à la passion et à la mort de notre Rédempteur, par laquelle ils
devaient être entièrement vaincus, et assurés que Jésus-Christ était le
Messie, le Sauveur du monde, Dieu et homme véritable. On voit donc que Lucifer
et ses ministres furent témoins de la cène légale, du lavement des pieds des
apôtres et ensuite de toute la passion; mais ils ne furent présents ni à
l'institution de la divine Eucharistie, ni à la communion que notre Seigneur
Jésus-Christ donna lui-même aux apôtres. Les démons chassés, notre auguste
Reine s'éleva à une plus haute contemplation des mystères qui s'approchaient,
et les saints anges chantèrent la gloire du grand triomphe que cette nouvelle
et vaillante Judith venait de remporter sur le dragon infernal. Au même moment
notre divin Sauveur fit un autre cantique pour glorifier le Père éternel et
lui rendre des actions de grâces de ce qu'il lui avait accordé ses demandes en
faveur des hommes.
1191. Après tout ce que je
viens de dire, notre Rédempteur prit en ses vénérables mains le pain qui
538
était
dans le plat, demandant intérieurement l'agrément du Très-Haut et le priant de
permettre qu'alors dans le cénacle, et plus tard dans la sainte Église, il se
rendit réellement et véritablement présent dans l'hostie en vertu des paroles
qu'il allait prononcer, comme obéissant à ces mêmes paroles; puis il leva les
yeux au ciel avec tant de majesté, que les apôtres, les anges et la
bienheureuse Vierge Mère elle-même, furent saisis d'une nouvelle crainte
révérentielle. Enfin, il prononça les paroles de
la consécration sur le pain, qui fut changé
transsubstantiellement en son véritable corps, et il prononça la
consécration du vin sur le calice, changeant le même vin en son véritable
sang. Aussitôt qu'il eut achevé de prononcer les paroles sacramentelles , le
Père éternel répondit Celui-ci est mou Fils bien-aimé, dans lequel je trouve
mes délices, et je les trouverai jusqu'à la fin du monde; il demeurera avec
les hommes tout le temps que leur exil durera. La personne du Saint-Esprit
confirma la même promesse. Et la très-sainte
humanité de Jésus-Christ en la personne du Verbe s'inclina profondément devant
la Divinité dans le sacrement de son corps et de son sang. Notre grande Reine,
qui était dans sa retraite, se prosterna et adora son Fils dans l'Eucharistie
avec un respect infini. Ensuite les anges de sa garde et tous les autres anges
l'adorèrent à leur tour, et après que ces esprits célestes l'eurent adoré,
Hénoch et Élie en firent de même, chacun de son côté en leur nom et en celui
des anciens patriarches et des prophètes de la. loi naturelle et de la loi
écrite.
539
1192. Tous les apôtres et
disciples crurent à ce grand mystère, excepté le perfide Judas, et l'adorèrent
avec une foi vive et une humilité profonde, chacun selon sa disposition. Et
alors notre grand prêtre Jésus-Christ éleva son corps et son sang consacrés,
afin que tous ceux qui assistaient à cette première messe l'adorassent de
nouveau, comme ils le firent effectivement. Sa très-pure
Mère, saint Jean, Hénoch et Élie furent au moment de l'élévation éclairés
d'une plus vive lumière, afin de mieux savoir comment le corps sacré du
Sauveur se trouvait sous les espèces du pain et son. précieux sang sous celles
du vin, et en toutes deux Jésus-Christ vivant tout entier par l'union
inséparable de son âme, de son corps et de son sang, comment la Divinité y
résidait, et en la personne du Verbe celles du Père et du Saint-Esprit; et
comment par ces unions, ces existences et ces concomitances inséparables, les
trois personnes divines étaient présentes dans l'Eucharistie avec l'humanité
parfaite de notre Seigneur Jésus-Christ. Ce fut notre auguste Princesse qui
pénétra plus avant toutes ces vérités, et l'intelligence que les autres en
eurent fut proportionnée aux degrés de leur perfection. Ils connurent aussi
l'efficace des paroles de la consécration, et qu'elles avaient dès lors une
vertu divine, afin qu'étant prononcées sur la matière requise avec l'intention
de Jésus-Christ par quelque prêtre que ce fût né ou à naître, elles
changeassent la substance du pain en son corps, et celle du vin en son sang,
laissant les accidents sans sujet, et avec un
539
nouveau mode de subsister sans disparaître, et cela d'une façon si ineffable
et avec tant de certitude, que le ciel et la terre passeront avant que cesse
l'efficace de cette formule de consécration, dûment prononcée par le prêtre et
ministre de Jésus-Christ.
1193. La bienheureuse Marie
connut aussi par une vision spéciale de quelle manière le corps sacré de notre
Seigneur Jésus-Christ était caché sous les accidents du pain et du vin sans
leur causer comme sans subir aucune, altération , parce que ces mêmes
accidents ne peuvent pas plus être les formes du corps du Sauveur, que ce
corps ne peut devenir leur sujet. Ils conservent après la consécration la même
étendue et les mêmes qualités qu'ils avaient auparavant , et ils occupent le
même espace, comme on le voit en l'hostie consacrée; et le corps sacré y est
d'une manière indivisible sans qu'une partie soit confondue avec l'autre,
quoiqu'il ait toute sa grandeur; il est tout entier en toute l'hostie, et tout
entier en chaque partie, sans que l'hostie l'étende ni le rétrécisse, et sans
que le corps étende ni rétrécisse l'hostie; parce que l'étendue propre du
corps ne dépend point de celle des espèces accidentelles, ni le volume des
espèces du corps consacré ; ainsi ils ont un mode d'existence tout à fait
distinct, et le corps pénètre la quantité des accidents sans qu'ils le
puissent empêcher. Et quoique naturellement la tête demanderait un autre lieu
et occuperait un autre point de l'espace que les mains et ainsi des autres
parties, il arrive par la puissance divine que le corps consacré se trouve
tout
541
entier
dans un même lieu; car ici il ne
dépend point de l'étendue de l'espace qu'il occupe naturellement; la
très-sainte Eucharistie échappe à toutes ces
dépendances, tous ces rapports, parce que le corps du Sauveur y peut être sans
eux avec toutes ses dimensions ; il n'est pas non plus dans un seul endroit ni
dans une seule hostie , mais en même temps dans toutes les hosties consacrées,
quoique le nombre en soit presque infini.
1194. Elle comprit encore
que, bien que le sacré corps n'eût, comme je viens de l'expliquer, aucune
dépendance naturelle des accidents, il ne s'y trouverait néanmoins qu'autant
de temps que les espèces du pain et du vin dureraient sans se corrompre, parce
que la très-sainte volonté de Jésus-Christ, auteur
de ces merveilles, l'avait déterminé de la sorte. Ce fut comme une dépendance
volontaire et morale de l'existences miraculeuse de son corps et de son sang
avec l'existence intégrale des accidents. Et quand ils se corrompent par les
causes naturelles qui peuvent' les altérer, comme il arrive après qu'on a reçu
le sacrement, car la chaleur de l'estomac les altère et les corrompt, ou par
d'autres causes qui peuvent produire le même effet, alors Dieu crée de nouveau
une autre substance au dernier instant où les espèces sont disposées à
recevoir la dernière transmutation , et cette nouvelle substance qui remplace
pour ainsi dire le corps, consacré, sert à la nutrition du corps humain, qui
se l'assimile et la pénètre de sa vie. Cette merveille de créer une nouvelle
substance, qui absorbe les accidents altérés et corrompus, est une
542
conséquence de la volonté divine, qui a déterminé que le corps sacré ne
subsisterait point avec la corruption des espèces. Cela a même quelque rapport
à l'ordre de la nature; car la substance de l'homme qui se nourrit, ne saurait
prendre aucun accroissement que par une autre substance qui lui est ajoutée de
nouveau, et dont les accidents primitifs ne peuvent se conserver dans le corps
humain.
1195. La main du
Tout-Puissant a renfermé tous ces miracles et
plusieurs autres dans ce très-auguste sacrement de
l'Eucharistie. La Reine de l'univers les approfondit. tous par sa divine
science; saint Jean, les patriarches de l'ancienne loi qui s'y trouvaient
présents, et les apôtres en sondèrent plusieurs jusqu'à un certain point. La
bienheureuse Marie, en connaissant la grandeur de l'inestimable bienfait qui
s'étendait sur tous les mortels, connut aussi l'ingratitude avec laquelle ils
traiteraient un mystère si ineffable, institué pour leur remède; et elle se
chargea dès lors de réparer autant qu'il lui serait possible notre
insensibilité, et de rendre de continuelles actions de grâces du Père éternel
et à son très-saint Fils pour l'incompréhensible
faveur que le genre humain recevait. Elle voua toute sa vie à ces prières
réparatrices, et elle les faisait souvent en versant des larmes de sang qui
partaient de son coeur enflammé de la plus ardente charité, pour expier notre
coupable et honteux oubli.
1196. Ce que j'admire le
plus, c'est ce qui arriva à notre Seigneur Jésus-Christ lui-même, qui, ayant
élevé le très-saint Sacrement, afin que les
disciples
543
l'adorassent, comme je l'ai dit, le divisa avec ses mains sacrées, et se
communia lui-même le premier, comme le premier et le souverain Prêtre. Et se
reconnaissant, en tant qu'homme, inférieur à la divinité qu'il recevait en son
corps et en son sang consacrés, il se recueillit, s'humilia, et parut trembler
en la partie sensitive, pour nous montrer deux choses : l'une, le respect avec
lequel on doit recevoir son sacré corps: l'autre, la douleur qu'il ressentait
de la témérité avec laquelle tant de personnes s'approcheraient de ce très,
auguste sacrement. Les effets que produisit la communion dans le corps de
Jésus-Christ furent divins et ineffables; car la gloire de son âme
très-sainte rejaillit quelques instants sur lui,
comme lors de la transfiguration; mais cette merveille ne fut manifestée qu'à
la très-pure Mère, et un peu à saint Jean, à
Hénoch, et à Élie. Après cette faveur, la très-sainte
humanité renonça en la partie inférieure à tout repos et à toute consolation
jusqu'à la mort. La divine Mère découvrit aussi, par une vision particulière,
comment son très-saint Fils se recevait lui-même
en l'Eucharistie, et comment il demeura lui-même dans son propre sein après
s'être reçu. Tout cela produisit les plus sublimes effets en notre grande
Reine.
1197. Notre Sauveur
Jésus-Christ fit en se communiant un cantique de louanges au Père éternel, et
s'offrit lui-même dans l'Eucharistie pour le salut du genre humain; ensuite il
divisa une autre particule du pain consacré, et la remit à l'archange saint
Gabriel, afin qu'il la portât à la bienheureuse Marie
544
et
qu'il la communiât. Par cette faveur les saints anges furent comme satisfaits
et dédommagés de ce que la dignité sacerdotale, si excellente, était conférée
aux hommes et non point à eux, d'avoir eu seulement entre leurs mains le corps
consacré de leur Seigneur et de leur Dieu ; ils en ressentirent tous une joie
nouvelle et inexprimable. Notre auguste Reine attendait, les yeux baignés de
larmes, la sainte communion, lorsque l'archange Gabriel arriva avec une légion
innombrable d'autres anges; elle la reçut de la main de ce saint prince la
première après son adorable Fils, qu'elle imita en son humilité et en sa
sainte crainte. Le très-saint Sacrement fut mis en
dépôt dans le sein de la très-pure Marie, et dans
son coeur, comme dans le véritable sanctuaire, et le plus décent tabernacle du
Très-Haut. Et ce dépôt du sacrement ineffable de l'Eucharistie y resta tout le
temps qui s'écoula depuis cette nuit jusqu'après la résurrection ,
c'est-à-dire jusqu'au moment où saint Pierre consacra et dit sa première
messe, comme je le rapporterai plus tard. Le Seigneur tout-puissant ordonna de
la sorte cette merveille, pour la consolation de sa divine Mère, et aussi pour
accomplir par avance en cette manière la promesse, qu'il fit depuis à son
Église, de demeurer avec les hommes jusqu'à la fin des siècles (1) : car après
sa mort, sa très-sainte humanité ne pouvait point
demeurer dans l'Église dune autre manière, tant qu'on n'aurait point consacré
son corps et son
(1) Matth., XXVIII, 20.
545
sang.
Ainsi fut mise en dépôt dans la très-pure Marie
cette manne véritable, comme la manne figurative, l'avait été dans l'arche de
Moïse (1). Et les espèces sacramentales se conservèrent sans se corrompre dans
son sein tout le temps qui se passa jusqu'à la nouvelle consécration. Elle
rendit ales actions de grâces au Père éternel et à son
très-saint Fils par de nouveaux cantiques , imitant encore en cela le
Verbe incarné.
1198. Après que la Reine
des anges eut reçu la communion, notre Sauveur donna le pain consacré aux
apôtres, et leur ordonna de le départir entre eux et de le recevoir (2); il
leur conféra par ces paroles la dignité sacerdotale, qu'ils commencèrent
d'exercer en se communiant eux-mêmes avec un souverain respect et avec
beaucoup de larmes de dévotion, adorant le corps et le sang de notre
Rédempteur, qu'ils avaient reçu. Ils eurent l'avantage d'être élevés les
premiers à cette haute dignité, comme étant choisis pour être les fondateurs
de l'Église évangélique (3). Ensuite saint Pierre , par le commandement de
notre Seigneur Jésus-Christ, prit d'autres particules consacrées, et communia
Hénoch et Élie. Et par les effets de cette communion , ces saints personnages
furent fortifiés de nouveau pour attendre jusqu'à la fin du monde la vision
béatifique, qui leur est différée depuis tant de siècles par la volonté
divine. Les deux patriarches louèrent le Tout-Puissant,
et lui rendirent
(1) Hebr., IX, 4. — (2) Luc., XXII, 17. — (8) Ephes., II, 20.
546
de
ferventes actions de grâces pour une telle faveur; après quoi les saints anges
les remirent au lieu d'où ils les avaient tirés. Le Seigneur réalisa ce
prodige, pour donner à ceux qui avaient vécu sous les anciennes lois naturelle
et écrite, des gages de son incarnation, de leur rédemption et de la
résurrection générale. Car tous ces mystères sont renfermés dans le sacrement
de l'Eucharistie, et en le donnant aux deux saints patriarches Hénoch et Élie
qui vivaient en une chair mortelle, le Sauveur en étendit la participation aux
deux états de ces anciennes lois; parce que les autres qui le reçurent étaient
soumis à la nouvelle loi de grâce, dont les apôtres étaient les pères. Les
deux saints Hénoch et Élie comprirent toutes ces choses, et rendirent, au nom
des autres justes de leurs lois, des actions de grâces à leur Rédempteur et au
nôtre pour ce mystérieux bienfait.
1199. Il arriva un autre
miracle fort secret en la communion des apôtres : ce fut que le perfide Judas,
voyant que le divin Maître leur prescrivait de communier, résolut, l'infidèle,
de ne le point faire, mais de garder secrètement, s'il le pouvait, le sacré
corps, pour le porter au prince des prêtres et aux pharisiens, et de leur dire
quel personnage était son maure, puisqu'il déclarait que ce pain était sou
propre corps, afin qu'ils condamnassent cette déclaration comme un grand
crime; que, s'il ne pouvait pas réussir dans ce dessein, il se proposait de
commettre quelque autre attentat contre cet adorable sacrement. La Reine de
l'univers, qui observait par une très-claire
vision tout
547
ce qui
se passait, les dispositions intérieures et extérieures avec lesquelles les
apôtres recevaient la sainte communion, et les effets que ce divin sacrement
produisait en eux, vit aussi les intentions exécrables de l'obstiné Judas.
Elle s'enflamma du zèle de la gloire de son Seigneur, comme Mère, comme Épouse
et comme Fille; et, connaissant que c'était sa volonté qu'elle usât en cette
occasion du pouvoir de Mère et de Reine, elle ordonna à ses anges de retirer
successivement de la bouche de Judas le pain et le vin consacrés, et de les
remettre avec les autres espèces eucharistiques; car il lui appartenait, dans
cette rencontre, de défendre l'honneur de son très-saint
Fils et d'empêcher la nouvelle injure que Judas voulait lui faire. Les anges
obéirent; ainsi, lorsque le plue méchant des hommes communia, ils lui ôtèrent
de la bouche. les espèces sacramentales les unes après les autres, et, les
ayant purifiées du contact de ce palais sacrilège, ils les remirent
secrètement avec les autres espèces tant le Seigneur voulait toujours
conserver l'honneur de son ennemi et de son apôtre endurci ! Et comme Judas ne
fut pas des derniers à communier, et que les, saints anges exécutèrent
vivement l'ordre de leur Reine, ceux qui communièrent après, selon leur rang
d'ancienneté, reçurent ces espèces. Notre Sauveur rendit des actions de grâces
au Père éternel, et termina par là les mystères des Cimes légale et
sacramentelle pour commencer ceux de sa passion, dont je parlerai dans les
chapitres suivants. La Reine du ciel ne cessait de considérer avec admiration
tous ces mystères,
548
et de
glorifier le Très-Haut par des cantiques de louanges.
Instruction que j'ai reçue de notre auguste Maîtresse.
1200. O ma fille! si ceux
qui professent la sainte foi catholique ouvraient leurs coeurs endurcis et
pesants pour recevoir la véritable intelligence du sacré mystère et du
bienfait inestimable de l'Eucharistie, ou si, affranchis des affections
terrestres et de la tyrannie de leurs passions, ils s'appliquaient avec cette
foi vivifiante à découvrir en la divine lumière leur félicité, et à considérer
qu'ils possèdent au milieu d'eux dans le très-saint
Sacrement le Dieu éternel, qu'ils peuvent le recevoir, le fréquenter et
participer aux effets de cette manne céleste! s'ils appréciaient le prix et la
grandeur de ce don! s'ils estimaient ce trésor ! s'ils goûtaient sa douceur !
s'ils savaient y chercher la vertu cachée de leur Dieu tout-puissant! Ah! ils
n'auraient rien à désirer ni à craindre dans leur exil! Les mortels ne doivent
point se plaindre dans l'heureux temps de la loi de grâce, si leur fragilité
et leurs passions les affligent, puisqu'ils ont dans ce pain du ciel le salut
et la force à leur disposition. Ils ne doivent point se troubler non plus, si
le démon les tente et les persécute, puisqu'ils peuvent glorieusement le
vaincre par le bon usage de ce sacrement
549
ineffable , s’ils le reçoivent souvent et dignement dans cet espoir. La grande
faute des fidèles est de ne point réfléchir à ce mystère, et de ne point se
prévaloir de sa vertu infinie dans tons leurs besoins; car mon
très-saint Fils l'a institué pour leur remède. En
vérité je vous le dis, ma très-chère fille,
Lucifer et ses ministres sont saisis d'une telle terreur en présence de
l'Eucharistie, qu ils souffrent de plus grands tourments à s'en rapprocher
qu'à rester dans l'enfer. Et s'ils entrent dans les églises, et s'exposent par
là à endurer de nouveaux supplices, c'est dans l'espérance de faire pécher
quelques âmes dans ces lieux sacrés et devant le
très-saint Sacrement. Car la haine qu'ils ont contre Dieu et contre les
âmes les détermine seule, lorsqu'ils trichent ale remporter une pareille
victoire, à affronter ces tourments et ces supplices en se rapprochant de mon
très-saint Fils présent dans l'Eucharistie.
1201. Quand on le porte en
procession par les rues, d'ordinaire ils fuient et s'éloignent bien vite, et
ils n'oseraient aborder ceux qui l'accompagnent s'ils ne savaient, par une
longue expérience, qu'ils réussissent souvent à faire perdre à plusieurs
chrétiens le respect dû à cet auguste sacrement. C'est pour cette raison
qu’ils s'attachent surtout à tenter dans les églises; car ils comprennent
combien grande est l'injure que l'on fait au Seigneur en oubliant qu'il s'y
trouve, par un effet de son amour, dans le sacrement, où il attend les hommes
pour les sanctifier, et pour en recevoir le retour du tendre amour qu'il leur
témoigne
550
par
tant de douces industries. Vous connaîtrez par là quelle force ont contre les
démons ceux qui reçoivent dignement ce pain céleste, et combien les hommes se
rendraient formidables à ces esprits rebelles, s'ils le mangeaient avec une
dévotion et avec une pureté dans lesquelles ils bicheraient de se maintenir
jusqu'à une autre communion. biais il en est fort peu qui veuillent prendre ce
soin, et l'ennemi les épie sans cesse pour profiter des occasions propres à
les jeter dans l'oubli, dans les froideurs et dans les distractions, et pour
empêcher qu'ils ne se servent contre lui d'armes si puissantes. Gravez ces
leçons dans votre cour, et, puisque le Très-Haut a ordonné par l'organe de vos
supérieurs que, malgré votre démérite, vous receviez chaque jour cet adorable
sacrement, travaillez à vous conserver dans l'état oit vous vous mettez pour
une communion jusqu'à ce que vous en fassiez une autre car mon Seigneur et moi
voulons que vous vous serviez de ce glaive dans les combats du Très -Haut, au
nom de la sainte Église, contre les ennemis invisibles qui persécutent et
affligent aujourd'hui la Maîtresse des nations, sans qu'il se trouve personne
qui la console et qui songe à ses peines (1). Gémissez sur cette
insensibilité, et laissez votre cour se briser de douleur est voyant que,
tandis que le tout-puissant et juste Juge est si irrité contre les
catholiques, qui, sous la sainte foi dont ils font profession, provoquent tous
les jours sa colère par des péchés énormes, il y en
(1) Thren., I, 1.
551
a si
peu qui en considèrent et qui en craignent les funestes suites, et qui
cherchent à les détourner en recourant au véritable remède, qu'ils pourraient
obtenir par le bon usage du très-saint sacrement
de l’Eucharistie, en le recevant avec un cœur contrit et humilié, et en
implorant mon intercession.
1202. Cette. irrévérence,
qui est un très-grand péché dans tous les enfants
de l'Église, est sans doute beaucoup plus odieuse et plus criminelle chez les
mauvais prêtre, indignes de leur caractère; parce que le peu de respect avec
lequel ils traitent l'adorable Sacre meut de l'autel porte les autres
catholiques à ne pas en faire assez de cas. Assurément, si le peuple voyait
les prêtres s'approcher des divins mystères avec une crainte respectueuse, il
comprendrait mieux que tous les fidèles doivent recevoir leur Dieu dans
l'Eucharistie avec une égale vénération. Ceux qui s'en approchent avec les
dispositions convenables brilleront dans le ciel comme le soleil entre les
étoiles; car la gloire de l'humanité de mon très-saint
Fils rejaillira sur eux d'une manière spéciale, dont ne seront pas favorisés
ceux qui n'ont pas fréquenté la sainte Eucharistie avec celte dévotion. En
outre, leurs corps glorieux auront sur la poitrine comme certaines devises
éclatantes pour marquer qu'ils out été de dignes tabernacles du
très-saint Sacrement quand ils l'ont reçu. Ce sera
là un sujet particulier pour eux de grande joie accidentelle; pour les esprits
célestes, de chants d'allégresse et de triomphe; pour tous les bienheureux, de
vive admiration. Ils recevront encore une autre
552
récompense accidentelle, car ils connaîtront mieux que les autres comment mon
très-saint Fils se trouve dans l'Eucharistie, et
tous les miracles qu'elle renferme; et cette connaissance leur causera une si
grande joie; qu'elle seule suffirait pour les rendre éternellement
bienheureux, quand ils n'en auraient `point d'autre dans le ciel. Pour ce qui
est de la gloire essentielle de ceux qui auront communié avec dévotion et avec
pureté de conscience, elle égalera et même surpassera souvent celle, de
plusieurs martyrs qui n'auront pas reçu la sainte Eucharistie.
1203. Je veux aussi, ma
fille, que vous appreniez de ma propre bouche ce que je pensais de moi,
lorsque étant dans la condition de voyageuse sur la terre, je devais recevoir
mon Fils et mon Seigneur dans le divin sacrement. Pour mieux le concevoir,
vous n'avez qu'à repasser dans votre mémoire tout ce que vous avez appris de
mes dons, de ma grâce, de mes ouvres et des mérites de ma vie, telle que je
vous l'ai fait connaître, afin que vous l'écriviez. Je fus préservée dans ma
conception du péché originel, et dès cet instant j'eus la connaissance et la
vision de la Divinité, comme vous l'avez dit plusieurs fois. J'eus une plus
grande science que tons les saints ensemble; je surpassai en amour les
séraphins les plus éminents; je ne commis jamais aucun péché; je pratiquai
toujours toutes les vertus d'une manière héroïque, et la moindre de mes vertus
m'éleva à un plus haut degré que les plus saints personnages parvenus au
comble de la perfection; toutes mes oeuvres tendirent aux
553
fins
les plus sublimes; les dons que je reçus furent sans nombre et sans mesure;
j'imitai mon très-saint Fils avec une fidélité
souveraine; je travaillai aveu ardeur; je souffris avec courage, et je
coopérai à toutes les couvres du Rédempteur dans la proportion qui m'était
assignée; je ne cessai jamais de l'aimer et de mériter les accroissements les
plus extraordinaires de grâce et de gloire. Eh bien ! je crus avoir obtenu une
magnifique récompense de tous ces mérites, en recevant une seule fois le sacré
corps de mon Fils dans l’Eucharistie ; encore ne me jugeais-je pas digne d'une
si grande faveur. Considérez maintenant, ma fille, ce que vous et les autres
enfants d'Adam devez penser en recevant cet admirable sacrement. Et si une
seule communion serait une récompense surabondante pour le plus grand de tous
les saints, que doivent penser et faire les prêtres et les fidèles qui la
reçoivent fréquemment? Ouvrez les yeux parmi les épaisses ténèbres qui
aveuglent des hommes, et élevez-les à la divine lumière pour connaître ces
mystères. Regardez vos oeuvres comme fort insignifiantes, vos mérites comme
fort mesquins, vos peines comme bien. légères, et votre reconnaissance comme
bien insuffisante pour un si rare bienfait dont jouit la sainte Église;
possédant sous les espèces eucharistiques Jésus-Christ un
très-saint Fils qui ne demande qu'à le communiquer à tous les hommes
pour les enrichir. Que s'il ne vous est pas possible de lui rendre un juste
retour pour cette faveur, inestimable et pour tant d'autres que vous en
recevez, du moins humiliez- vous
554
jusque
dans votre néant, et croyez avec toute la sincérité de votre coeur que vous en
êtes indigne. Glorifiez le Très-Haut, bénissez-le, et préparez-vous sans cesse
à recevoir la communion avec de ferventes affections , disposée à souffrir
plusieurs fois le martyre pour obtenir un si grand bien.
CHAPITRE XII. La prière que notre Sauveur fit dans le jardin. — Les mystères
qui. S'y passèrent, et ce que sa
très-sainte Mère en connut.
1204. Par les merveilles
que notre Sauveur opéra dans le cénacle, il fondait le royaume que le Père
éternel lui avait donné par sa volonté immuable, et lorsque arriva la nuit qui
termina le jeudi de la Cène, il résolut de marcher au rude combat de sa
passion et de sa mort, par lequel la rédemption du genre humain devait être
accomplie. Il sortit de la salle où il avait célébré tant de mystères, et au
même moment sa très-sainte Mère sortit aussi de sa
retraite pour aller au-devant de lui. Le Prince des éternités et notre auguste
Reine se rencontrèrent, et aussitôt leurs coeurs furent si vivement
transpercés d'un glaive de douleur, qu’il n’est pas possible aux hommes ni
même aux
555
anges
de sonder une plaie si profonde. La plus désolée des Mères se prosternant
l'adora comme non Dieu et son Rédempteur véritable. Et le Seigneur la
regardant avec une majesté divine et avec une tendresse filiale, lui dit ces
seules paroles : « Ma Mère, je serai avec vous dans la tribulation;
accomplissons la volonté de mon Père éternel et le salut des hommes. » Notre
grande Reine s'offrit au sacrifice avec la fermeté d'un cœur magnanime, et
demanda à son Fils sa bénédiction. Et après l'avoir reçue, elle s'en retourna
dans sa retraite, où le Seigneur lui permit de rester, sans perdre de vue rien
de ce qui lui arriverait et de ce qu'il opérerait, afin qu'elle l'imitât et
coopérât en toutes choses, selon qu'elles la regardaient. Le maître de la
maison qui était présent à celle douloureuse séparation, offrit alors par une
inspiration divine sa maison et tout ce qui s'y trouvait à la bienheureuse
Vierge, et la pria de sen servir tout le temps qu'elle demeurerait à
Jérusalem; la Reine de l'univers accepta cette offre avec une humble
reconnaissance. Les mille anges de sa garde qui l'assistaient toujours sous
une forme visible à ses yeux seulement, restèrent près d'elle, et
quelques-unes des saintes femmes qu’elle avait amenées lui tinrent aussi
compagnie.
1205. Notre Rédempteur
sortit de la maison du cénacle accompagné de tous les hommes qui avaient
assisté aux deux Cènes et à la célébration des mystères; ensuite il y en eut
plusieurs qui prirent congé de lui pour aller chacun où ses occupations
556
l'appelaient. Le Sauveur n'étant suivi que de ses douze apôtres, se rendit sur
la montagne dés Oliviers, qui est proche de Jérusalem et à la partie orientale
de cette ville. Et le perfide Judas, toujours vigilant et impatient de livrer
son divin Maître, ne douta point qu'il n'allât passer la nuit en oraison ,
selon sa coutume, et crut que cette occasion était fort propre pour le mettre
entre les mains de ses complices les scribes et les pharisiens. Dans cette
malheureuse résolution il s’arrêta, et laissa avancer son adorable Maître et
les autres apôtres, sans qu'ils s'en aperçussent alors, et aussitôt qu'ils
furent un peu éloignés, il courut en toute hâte à sa perte. Troublé, agité,
bouleversé, il trahissait l'infâme dessein qu'il couvait, et ne pouvant se
défendre, malgré son orgueil, d'une sombre inquiétude, qui révélait le mauvais
état de sa conscience, il arriva tout effaré à la maison des princes des
prêtres. Il lui advint en chemin que Lucifer, voyant l'ardeur avec laquelle ce
perfide travaillait à faire périr notre Seigneur Jésus-Christ, et soupçonnant
plus que jamais qu'il était le véritable Messie, comme je l'ai dit au chap. X°
, lui apparut sous la figure d'un de ses amis,
très-méchant homme à qui il avait confié le secret de sa trahison. Sous
cette figure le dragon infernal s'entretint avec Judas sans en être connu, et
il lui dit que, bien qu'il eût approuvé le dessein. qu'il avait de vendre son
maître pour les raisons qu'il lui avait exposées, il avait pourtant changé
d'avis après avoir mûrement considéré cette entreprise, et qu'il serait sans
doute mieux de ne point livrer son ennemi
557
aux
princes des prêtres et aux pharisiens, parce qu'il n'était pas aussi méchant
que lui Judas le pensait, qu'il ne méritait pas la mort, et qu'il pourrait
bien s'échapper au moyen de quelques miracles, et punir sa tentative par les
grands désagréments qu'il lui causerait.
1206. Lucifer se servit
dans ses nouveaux doutes de ce stratagème pour empocher que le perfide
disciple ne suivit ses premières inspirations contre l'Auteur de la vie. biais
cette nouvelle ruse lui fut inutile, parce que Judas, qui avait volontairement
perdu la foi, sans être borné aux conjectures du démon, aima mieux risquer la
mort de son maître que de s'exposer à l'indignation des pharisiens en leur
manquant de parole. Cette crainte et son avarice abominable lui firent
mépriser le conseil de Lucifer, qu'il prenait pour cet homme dont j'ai parlé.
Et comme il était privé de la grâce, il rie voulut point et ne put pas même se
résoudre, malgré les instances du démon, à abandonner sa criminelle
entreprise. Or, dans le temps que les princes des prêtres étaient assemblés
afin de délibérer sur les moyens auxquels pourrait recourir Judas pour
accomplir la promesse qu'il leur avait faite, le traître entra chez eux , et
leur dit qu'il avait laissé son maître et les autres disciples sur la montagne
des Oliviers, et qu'il croyait qu'ils pourraient facilement le prendre cette
nuit, en usant de sages précautions, de peur qu'il ne leur échappât par
(1) Matt., XIV, 44.
558
ses
artifices ordinaires. Les princes des prêtres se réjouirent beaucoup de cet
avis, et firent aussitôt préparer des gens armés pour aller saisir le
très-innocent Agneau.
1207. Pendant que l'on
faisait tous ces préparatifs, le Seigneur était avec les onze apôtres, et
travaillait à notre salut éternel et à celui même de ceux qui ne songeaient
qu'à le faire mourir. Ce fut un admirable débat entre la malice excessive des
hommes et la bonté infinie de Dieu; que si cette lutte du bien et du mal
commença dans le monde à partir du premier homme, ces deux principes extrêmes
atteignirent en la mort de notre Rédempteur leur plus grand développement,
puisque la malice humaine et la bonté divine déployèrent en ce moment l'une
coutre l'autre toutes leurs ressources possibles : la première, en ôtant la
vie et l'honneur au Créateur et au Rédempteur des hommes; la seconde, en les
sacrifiant pour leur salut avec une immense charité. Il fut pour ainsi dire
nécessaire dans cette occasion que l'âme très-sainte
de notre Seigneur Jésus-Christ regardât sa très-pure
Mère, et que sa Divinité eu fit de même, afin de trouver parmi les créatures
un sujet capable d'attirer son amour et d'arrêter la justice divine. Car il
considérait alors qu'en cette seule pure créature il recevrait dignement le
fruit de la passion et de la mort que les hommes lui destinaient; la justice
divine trouvait cri cette sainteté sans borne une certaine compensation à la
malice des hommes, et les trésors des mérites de Jésus-Christ étaient mis en
dépôt eu l'humilité,
559
en la
fidélité et en la charité de cette auguste Dame, afin que l'Église renaquit
ensuite et sortit des mérites et de la mort du même Seigneur, comme le phénix
de ses cendres. Cette complaisance que l'humanité de notre Rédempteur prenait
à considérer la sainteté de sa divine Mère, le fortifiait en quelque sorte
pour vaincre la malice des mortels, et il reconnaissait que la patience avec
laquelle il souffrait toutes ses peines n’était point inutile , puisqu'il
trouvait entre les hommes sa bien-aimée et très-sainte
Mère.
1208. Notre grande
Princesse connaissait de sa retraite tout ce qui se passait, elle découvrit
les pensées de l’obstiné Judas , et de quelle manière il s'écarta du collège
des apôtres, comment Lucifer lui parla sous la figure de son ami, tout ce qui
lui arriva dans la maison des princes des prêtres, et les préparatifs qu'ils
firent pour prendre le Seigneur. On ne saurait exprimer la douleur que cette
connaissance excitait dans le cœur de la très-pure
Mère, ni les actes des vertus qu'elle pratiquait à la vue de tant de
méchanceté, ni l'admirable conduite qu'elle tint dans tous ces événements; il
suffit de dire que tout ce qu'elle fit eut une plénitude de sagesse et de
sainteté souverainement agréable à la bienheureuse Trinité. Elle eut
compassion de Judas, et pleura sa perte. Elle répara le crime de ce perfide
disciple en adorant, en aimant et en glorifiant le même
Seigneur, qu'il vendait par une si noire trahison. Elle était prèle à
mourir pour ce malheureux, s'il eût été nécessaire. Elle pria pour ceux qui
complotaient l'emprisonnement et la mort de
560
son
divin Agneau, et les regardait comme des gages qui devaient être estimés et
rachetés par le prix infini d'un si précieux sang et d'une vie si sainte;
c'était le cas que cette très-prudente Dame en
faisait.
1209. Notre Sauveur
poursuivit son chemin vers la montagne des Oliviers, passa le torrent du
Cédron, et entra dans le jardin de Gethsémani (1); et s'adressant à tous les
apôtres qui le suivaient, il leur dit: « Asseyez-vous ici pendant que je m'en
rai là pour prier, et priez de votre côté de peur que vous n'entriez en
tentation (2). » Notre divin Maître leur donna cet avis afin qu'ils fussent
constants en la foi contre les tentations qu'il leur avait annoncées lors de
la Cène; il leur dit aussi qu'ils seraient tous scandalisés cette nuit de ce
qu'ils lui verraient souffrir, que Satan les attaquerait pour les cribler (3)
et les troubler par ses tromperies; que, comme il avait été prédit, le Pasteur
devait être frappé et les brebis dispersées (4). Ensuite le Maître de la vie
appela saint Pierre, saint Jean et saint Jacques (5), et se retira avec eux
dans un autre endroit, où il ne pouvait être ni vu ni entendu des huit autres
apôtres. Seul avec les trois premiers, il éleva les yeux vers le Père éternel,
et le glorifia selon sa coutume; et voulant accomplir la prophétie de Zacharie
(6), il demanda intérieurement qu'il fat permis à la mort de s'approcher de
l'innocent
(1) Joan., XVIII, 1. — (2) Matth., XXVI, 30; Luc., XXII, 40. — (3) Luc., XXII,
31. — (4) Zachar., XIII, 7. — (5) Marc., XIV, 33. — (6) Zachar , XIII, 7.
561
par
excellence, et qu'il fût ordonné au glaive de la justice divine de s'éveiller
et de marcher contre le Pasteur et contre l'homme uni à Dieu, pour exercer sur
lui toute sa rigueur, et pour le frapper jusqu'à lui ôter la vie. C'est pour
cela que notre Seigneur Jésus-Christ s'offrit de nouveau au Père pour
satisfaire sa justice et, pour le rachat de tout le genre l’humain ; il permit
aux tourments de la passion et de la mort de se faire ressentir en la partie
passible de son humanité très-sainte, et suspendit
dès lors la consolation qu'elle pouvait recevoir de la partie impassible, afin
que par ce délaissement ses douleurs et ses afflictions arrivassent à leur
plus haut degré. Le Père éternel approuva et permit tout cela selon la volonté
de la très-sainte humanité du Verbe.
1210. Cette prière fut
comme une permission par suite de laquelle s'ouvrirent les digues clés eaux
amères de la passion, afin qu'elles inondassent l'âme de Jésus-Christ, comme
il l'avait dit par David (1). Ainsi il commenta dès lors à s'attrister et à
sentir de grandes angoisses, et dans cette désolation il dit aux trois apôtres
: Mon âme est triste jusqu’à la mort (2). Et, comme ces paroles et la
tristesse de notre Sauveur renferment de très-grands
mystères pour notre instruction, je dirai quelque chose de ce qui m'en a été
déclaré, ainsi que je le conçois. Le Seigneur permit que cette tristesse
arrivât au plus haut degré auquel elle pouvait naturellement et
miraculeusement arriver
(1) Ps. LXVIII, 2. — (2) Marc., XIV, 34.
562
avec
toute la possibilité que comportait son humanité
très-sainte. Il ne s'attrista pas seulement en la partie inférieure de
son âme par le désir de vivre, qui lui est naturel, mais aussi en la partie
supérieure, où il prévoyait la réprobation de tant d'âmes pour lesquelles il
devait mourir; et il savait que cette réprobation était conforme aux jugements
et aux décrets impénétrables de la justice divine. Ce fut. là la cause de sa
plus grande tristesse, comme nous le verrons plus loin. Il ne dit pas qu'il
était triste pour la mort, mais jusqu'à la mort : parce que la tristesse qu'il
avait des approches de la mort, à cause du désir naturel de la vie, fut
moindre que celle que lui causait la connaissance de la réprobation de tant
d'âmes. Et, outre qu'il s'était imposé la nécessité de mourir pour la
rédemption da genre humain, sa très-sainte volonté
était prête à surmonter ce désir naturel pour notre instruction, parce qu'il
avait joui, eu la partie par laquelle il était voyageur, de la gloire du corps
dans sa transfiguration. Car il se croyait comme obligé, à cause de cette
jouissance, de souffrir en retour de cette gloire qu'il avait reçue en tant
que voyageur, afin qu'il y eût du rapport entre ce qu'il avait reçu et ce
qu'il donnait, et que nous fussions instruits de cette doctrine par ces trois
apôtres qui furent témoins de cette gloire et de cette tristesse ; c'est dans
ce but qu'ils furent choisis pour assister à l'un et à l'autre mystère, et ils
le comprirent dans cette circonstance par une lumière particulière qui leur
fut donnée à cet effet.
563
1211. Il fut aussi comme
nécessaire, pour satisfaire l'amour immense que notre Sauveur Jésus-Christ
avait pour nous, de permettre à cette tristesse mystérieuse de le plonger dans
une mortelle agonie : car s'il n'en exit épuisé toute l'amertume, sa charité
n'aurait point été rassasiée, et l'on n'aurait point connu si clairement que
toutes les eaux des plus grandes tribulations n'étaient pas capables de
l'éteindre (1). Il exerça dans les mêmes souffrances cette charité envers les
trois apôtres qui étaient présents, et tout troublés de savoir que l'heure,
s'approchait en laquelle notre divin Maître devait souffrir et mourir, comme
il le leur avait lui-même annoncé par plusieurs prédictions. Ce trouble et
cette crainte qu'ils éprouvaient les faisaient rougir intérieurement
d'eux-mêmes, sans oser découvrir leur confusion; mais le
très-doux Seigneur les encouragea en leur manifestant sa propre
tristesse, et en leur faisant connaître qu'il l'aurait jusqu'à la mort, afin
qu'en le voyant lui-même affligé, ils n'eussent pas honte de sentir les peines
et les craintes dans lesquelles ils se trouvaient. Cette tristesse du Seigneur
eut aussi un autre mystère à l'égard des trois apôtres Pierre, Jean et
Jacques; car ils avaient entre tous les autres une plus haute idée de la
divinité et de l'excellence de leur Maître, tant à cause de la sublimité de sa
doctrine, de la sainteté de ses couvres et de la grande puissance qu'ils
découvraient en ses miracles, que parce qu'ils les avaient toujours
(1) Cant., VIII, 7.
564
plus
vivement admirées et avaient considéré plus attentivement l'empire qu'il
exerçait sur les créatures. Ainsi, pour les confirmer en la foi qui leur
devait faire croire que le Sauveur était aussi un homme véritable et passible,
il fut convenable qu'ils le vissent de leurs propres yeux triste et affligé
comme un homme véritable, et qu'avec le témoignage de ces trois apôtres,
privilégiés par de telles faveurs, la sainte Église pût étouffer les erreurs
que le démon prétendrait y semer touchant la réalité de l'humanité de notre
Seigneur Jésus-Christ; et enfin, que les autres fidèles trouvassent dans cet
exemple un grand motif de consolation lorsqu'ils seraient dans les afflictions
et dans la tristesse.
1212. Après que les trois
apôtres eurent été éclairés par cette doctrine, l'Auteur de la vie leur dit :
Demeurez ici, veillez et priez pour moi (1) : leur enseignant par ces
paroles la pratique de tous les avis qu'il leur avait donnés, et leur
recommandant de rester constamment unis à lui en sa doctrine et en la foi; de
ne point se laisser entraîner du côté de l'ennemi; de se tenir sur leurs
gardes et de veiller, pour suivre' et déjouer ses manoeuvres, et d'espérer
fermement qu'après les opprobres de la passion ils verraient l'exaltation de
son nom. Ensuite le Seigneur s'éloigna un peu des trois apôtres, et, se
prosternant le visage contre terre, il pria le Père éternel et lui dit :
Mon Père, s'il est possible, que ce calice soit détourné de moi (2). Notre
(1) Matth., XXVI, 38. — (2) Ibid., 39.
565
Seigneur Jésus-Christ fit cette prière après être descendu du ciel avec une
volonté efficace de souffrir et de mourir pour les hommes; après avoir méprisé
l'ignominie de sa passion (1), qu'il avait volontairement embrassée, et
renoncé à toutes les consolations que son humanité pouvait recevoir; après
avoir recherché avec le plus ardent amour les afflictions, les douleurs, les
affronts et la mort; après avoir fait une si grande estime des hommes, qu'il
se résolut de les racheter au prix de son sang. Or, lorsque déjà il avait
vaincu à ce point par sa sagesse divine et humaine la crainte naturelle
qu'aurait pu lui inspirer la pensée de la mort, lorsqu'il l'avait surmontée
par la force d'une charité qui ne saurait s'éteindre, il ne semble pas que
cette seule crainte ait pu le porter à faire cette prière. C'est ce que j'ai
connu par la lumière qui m'a été donnée sur les mystères cachés que cette même
prière de notre Sauveur renfermait.
1213. Pour faire comprendre
ce que j'ai appris à cet égard, il faut que je fasse remarquer que, dans cette
occasion, notre Rédempteur Jésus-Christ traitait avec le Père éternel de la
plus grande affaire qu'il eût entreprise, et c'était la rédemption du genre
humain, et le fruit de sa passion et de sa mort sur la croix pour la
prédestination secrète des saints. Dans cette prière, le Sauveur représenta au
Père éternel ses peines; son très-précieux sang et
sa mort, qu'il offrait, de son côté, comme un prix
très-surabondant pour tous les
(1) Hebr., XII, 2.
566
mortels, et pour chacun de ceux qui étaient nés et de ceux qui devaient naître
jusqu'à la fin du monde : et du côté du genre humain, il lui représenta tous
les péchés, toutes les infidélités, toutes les ingratitudes et tous l'es
mépris dont les méchants se rendraient coupables pour se priver du fruit de la
passion et de la mort qu'il acceptait et qu'il subirait pour eux, et pour
ceux-là mêmes qui, ne profitant pas de sa clémence, devraient être condamnés
aux peines éternelles. Et autant notre Sauveur mourait volontiers et comme par
inclination pour ses amis les prédestinés, autant les souffrances et la mort
lui étaient amères et pénibles par rapport aux réprouvés; parce que de leur
côté il ne se trouvait aucune raison finale pour laquelle le Seigneur dût
subir une mort si ignominieuse. Sa Majesté donna à la douleur qu'il ressentait
le nom de calice, terme dont les Hébreux se servaient pour exprimer ce qui il
f avait de plus affligeant, comme le Seigneur le témoigna lorsqu'il demanda
aux enfants de Zébédée s'ils pouvaient boire le
calice qu'il boirait (1). Ce calice était d'autant plus amer à notre Seigneur
Jésus-Christ, qu'il savait mieux que ses souffrances et sa mort seraient
non-seulement inutiles aux réprouvés, mais quelles
leur seraient une occasion de scandale et leur attireraient un châtiment plus
terrible, à cause de l'abus et du mépris qu'ils en feraient (2).
1214. J'ai donc compris que
la prière de notre Seigneur Jésus-Christ fut de demander au Père qu'il
(1) Matth., XX, 22. — (1) I Cor., I, 23.
567
détournât de lui ce calice très-amer de mourir
pour les réprouvés; et que sa mort étant inévitable, personne, s'il était
possible, ne se perdit, puisque la rédemption qu'il offrait était surabondante
pour tous les hommes, et autant que cela dépendait de sa volonté il
l'appliquait à tous, afin que, s'il était possible, elle fût efficacement
utile à tous; sinon, il soumettait sa très-sainte
volonté à celle de son Père éternel. Notre Sauveur fit à trois différentes
reprises cette même prière (1), et étant dans l'agonie il pria avec un
redoublement de ferveur, comme le dit saint Luc (2), selon que l'exigeait
l'importance de l'affaire qu'il traitait. Il y eût dans cette prière comme une
espèce de débat entre l'humanité de Jésus-Christ et la divinité. Car
l'humanité, par le grand amour qu'elle avait pour les hommes, qui étaient de
la même nature, souhaitait que tous obtinssent le salut éternel par sa
passion. Et la divinité représentait, selon notre manière de concevoir, que
par ses très-hauts jugements le nombre des
prédestinés était déterminé, et que, suivant l'équité de sa justice, le don de
la gloire ne devait point être accordé à ceux qui en faisaient un si grand
mépris, et qui se rendaient volontairement indignes de la vie spirituelle par
leur résistance opiniâtre à Celui qui la leur procurait et qui la leur
offrait. De cette espèce de débat résultèrent l'agonie de Jésus-Christ et la
longue prière qu'il fit, alléguant la puissance de son Père éternel, et que
toutes choses étaient possibles à sa majesté et à sa grandeur infinie (3).
(1) Matth., XXVI, 44. — (2) Luc., XXII, 43. — (3)
Marc., XIV, 36.
568
1215. Cette agonie augmenta
en notre Sauveur par la force de sa charité et par la prévision des obstacles
qu'il savait que les hommes mettraient à ce que sa passion et sa mort
profitassent à tous. Alors il sua de grosses gouttes de sang en si grande
abondance, qu'elles découlaient jusqu'à terre (1). Et, quoique sa prière fût
conditionnelle et que l'objet de sa demande ne lui fût point accordé, parce
que la condition posée ne devait point être remplie de la part des réprouvés,
il obtint du moins que les secours seraient grands et fréquents pour tous les
mortels, et qu'ils seraient augmentés pour ceux qui ne les repousseraient
point et qui voudraient en user; que les justes et les saints participeraient
avec une grande abondance au fruit de la rédemption, et que la plupart des
grâces dont les réprouvés se rendraient indignes leur seraient attribuées. Et
la volonté humaine de Jésus-Christ se conformant à la volonté divine, il
accepta la passion respectivement pour tous les hommes, pour les réprouvés
comme suffisante, comme devant leur assurer des secours suffisants s'ils
voulaient s'en servir; et pour les prédestinés, comme efficace, parce qu'ils
coopèreraient à la grâce. Ainsi fut disposé et comme effectué le salut du
corps mystique de la sainte Église sous son chef et son fondateur notre
Seigneur Jésus-Christ (2).
1216. Et pour la plénitude
de ce divin décret, lorsque le Sauveur, dans son agonie, priait pour la
(1) Luc., XXII, 44. — (2) Coloss., I, 18.
569
troisième fois, le Père éternel lui envoya l'archange saint Michel (1), afin
qu'il lui répondit et le fortifiât d'une manière sensible, en lui communiquant
par la voie des organes corporels ce que le Seigneur savait par la science de
son âme très-sainte; car l'ange ne lui pouvait
rien dire qu'il ignorât, pas plus qu'il ne pouvait opérer, pour remplir sa
mission, aucun autre effet dans l'intérieur du divin Maître. Mais, comme je
l'ai dit ailleurs, notre Seigneur Jésus-Christ suspendait toutes les
consolations qui pouvaient rejaillir de sa science et de son amour sur sa
très-sainte humanité, l'abandonnant en tant que
passible à tout ce que les souffrances avaient de plus rigoureux, ainsi qu'il
le témoigna depuis sur la croix; et au lieu de ces consolations, il reçut
quelque adoucissement à ses peines par l'ambassade du saint archange, au moins
du coté des sens, par un effet analogue à celui que produit la science ou
connaissance expérimentale de ce que l'on savait auparavant par la théorie :
car l'expérience a toujours quelque chose de neuf pour les sens, et excite
d'une manière particulière les facultés naturelles. Ce que saint Michel dit au
Sauveur de la part du Père éternel, en s'adressant à sa raison humaine,
consista à lui représenter qu'il n'était pas possible (comme sa Majesté le
savait) que ceux qui ne voudraient pas se sauver fussent sauvés; mais qu'au
gré divin le nombre des prédestinés était inestimable, quoiqu'il fût moindre
que celui des réprouvés; que parmi eux se trouvait au
(1) Luc., XXII, 43.
570
premier rang sa très-sainte Mère, ce fruit si
digne de sa rédemption; que les patriarches, les prophètes, les apôtres, les
martyrs, les vierges et les confesseurs en profiteraient aussi pour se
signaler dans son amour et opérer des choses admirables à la gloire du saint
nom du Très-Haut; et l'ange lui nomma plusieurs de ceux-ci après les apôtres,
entre autres les fondateurs des ordres religieux , dont il lui marqua les
qualités particulières. Il lui exposa également d'autres grands mystères qu'il
n'est pas nécessaire de mentionner ici; je n'ai d'ailleurs pas ordre d'en
parler, et ce que j'ai dit suffit pour suivre le cours de cette histoire.
1217. Dans les intervalles
de cette prière que fit notre Sauveur, les évangélistes disent qu'il retourna
vers les apôtres pour les exhorter à veiller, à prier, à se garder de la
tentation (1). Le très-vigilant Pasteur fit cela
pour apprendre par son exemple aux prélats de son Église quel soin ils doivent
avoir de ses brebis; car si notre Seigneur Jésus-Christ a, pour s'en occuper,
interrompu une prière si importante, il est facile d'en conclure ce que les
prélats doivent faire, et combien ils sont obligés de préférer le salut de
ceux qui leur sont soumis à tout autre intérêt. Pour connaître le besoin que
les apôtres avaient d'être secourus, il faut remarquer qu'après que le Dragon
infernal eut été chassé du cénacle, comme je l'ai raconté; et fut resté
quelque temps terrassé su fond de l'abîme, le Seigneur lui permit ensuite d'en
sortir, parce que sa
(1) Matth., XXVI, 41; Marc., XIV, 38. — (2) Luc.,
XXII, 40.
malice
devait servir à l'exécution des décrets du TrèsHaut.
A l'instant une multitude de démons circonvinrent Judas pour l'empêcher de
vendre son maître, par tous les moyens que j'ai rapportés. Et comme ils ne
parvinrent point à le dissuader de son projet sacrilège, ils tournèrent leur
rage contre les autres apôtres, soupçonnant qu'ils avaient reçu quelque grande
faveur de leur Maître dans le cénacle, et Lucifer tenait à en découvrir la
nature pour tâcher d'en prévenir les effets. Notre Sauveur connut ce cruel
acharnement du prince des ténèbres et de ses ministres, et, comme un père
charitable et un prélat vigilant, il alla trouver ses enfants encore faibles,
ses disciples encore novices, qui étaient ses apôtres, il les réveilla et leur
recommanda de prier et de se tenir sur leurs gardes, afin qu'ils n'entrassent
point en tentation et qu'ils évitassent les surprises de leurs ennemis, qui
les menaçaient dans l'ombre et leur tendaient des pièges sans qu'ils s'en
doutassent.
1218. Il revint donc su
lieu où il avait quitté les trois apôtres, qui ayant été les plus favorisés,
avaient plus de sujet de veiller et d'imiter leur divin Maître. Mais il les
trouva endormis ; s'étant laissé abattre par l'ennui et la tristesse qui les
accablaient, ils étaient tombés dans une espèce de tiédeur et d'apathie que
suivit ce dangereux sommeil. Avant que de les éveiller, il les considéra et
pleura un moment sur eux, les voyant plongés par leur négligence dans- cette
nuit funeste de la paresse, pendant que Lucifer était si vigilant pour les
perdre. Puis il s'adressa à Pierre, et lui
572
dit :
Quoi ! Simon , vous dormez? Vous n'avez pu seulement veiller une heure avec
moi (1)? S'adressant ensuite et à lui et aux autres, il leur dit:
Veillez et priez, afin que vous n'entriez point en tentation, car mes ennemis
et les vôtres ne dorment point
comme vous. La raison pour laquelle il reprit saint Pierre, fut
non-seulement parce qu'il l'avait choisi pour être
le chef et le supérieur de tous, et parce qu'il s'était distingué entre les
antres disciples par ses protestations de mourir pour le Seigneur et de ne le
point renoncer, quand même tous les autres se scandaliseraient à son sujet,
l'abandonneraient et le renonceraient; mais il le reprit encore parce que ces
mêmes protestations que l'apôtre avait faites du coeur le plus sincère, lui
méritaient l'avantage d'être repris et averti d'une manière spéciale. Il est
certain, en effet, que le Seigneur corrige ceux qu'il aime, et que nos bonnes
résolutions lui sont toujours agréables, quand même nous ne les accomplirions
pas dans la suite, comme il arriva à saint Pierre, le plus fervent des
disciples. Je parlerai dans le chapitre suivant de la troisième fois que notre
Rédempteur Jésus-Christ revint pour réveiller tous les apôtres, quand Judas
s'approchait pour le livrer à ses ennemis.
1219. Retournons au
cénacle, où la Reine de l'univers était avec les saintes femmes qui
l'accompagnaient, voyant avec la plus grande clarté dans la divine lumière
tous les mystères que son très-saint
(1) Marc., XIV, 37 et 38.
573
Fils
opérait dans le jardin, sans qu'aucune circonstance lui fût cachée. Au même
moment que le seigneur se retira avec les trois apôtres Pierre, Jean et
Jacques, notre auguste Dame se retira de la compagnie des femmes dans une
autre chambre, et emmena avec elle les trois Marie , dont elle établit
Marie-Madeleine supérieure. Quant aux autres femmes, elle les avait quittées ,
après les avoir exhortées à prier et à veiller, afin qu'elles n'entrassent
point en tentation. Lorsqu'elle fut seule avec ses trois disciples les plus
familières, elle supplia le Père éternel de suspendre en elle toutes les
consolations qui pouvaient l'empêcher de sentir en son corps et en son âme
avec. son très-saint Fils et à son imitation, ce
que les souffrances ont de plus rigoureux, et de permettre qu'elle souffrit en
son corps les douleurs des plaies que le Seigneur devait recevoir. La
bienheureuse Trinité approuva et exauça cette prière : ainsi la divine Mère
ressentit dans une certaine mesure les douleurs de son adorable Fils, comme je
le dirai en son lieu. Elles furent si violentes, qu'elle en serait morte
plusieurs fois, si la droite du Très-Haut ne l'eût miraculeusement soutenue;
mais sous un autre rapport, ces douleurs que lui dispensait la main du
Seigneur, allégèrent et garantirent en quelque sorte sa vie; car avec son
immense et brûlant amour, rien n'aurait pu lui être plus mortellement pénible
que de voir souffrir et mourir son bien-aimé Fils sans endurer personnellement
avec lui les mêmes peines.
1220. L'auguste Vierge
choisit les trois Marie pour
574
assister avec elle à la passion, et elles furent, en raison de ce choix,
favorisées d'une plus grande grâce que les autres femmes, et éclairées d'une
plus vive lumière des mystères de Jésus-Christ. Quand la plus sainte des mères
se fut retirée avec les trois Marie, elle sentit aussitôt une nouvelle
tristesse, et s'adressant à ses compagnes : « Mon âme, leur dit-elle, est
triste de ce que mon bien-aimé Fils et Seigneur doit souffrir et
mourir sans que je puisse mourir avec lui au milieu des mêmes tourments.
Priez, mes amies, afin que vous ne soyez point surprises par la
tentation. » Ayant dit ces paroles, elle se mit un peu à l'écart, et
s’unissant à la prière que notre Sauveur faisait dans le jardin, elle exprima
les mêmes désirs pour ce qui la concernait, et selon la connaissance qu'elle
avait de la volonté humaine de son très-saint
Fils; et après s'être rapprochée des trois femmes aux même s intervalles pour
les encourager (car elle connut aussi la rage que le Dragon avait contre
elle), elle continua sa prière et tomba dans une agonie pareille à celle du
Sauveur. Elle pleura la perte des réprouvés, parce qu'elle découvrit mieux
alors les grands mystères de la prédestination et de la réprobation éternelle.
Et pour imiter en tout le Rédempteur du monde et coopérer avec lui, elle eut
une sueur de sang semblable à celle du Seigneur, et l'archange saint Gabriel
lui fut envoyé par ordre de la très-sainte Trinité
pour la fortifier, comme saint Michel avait été envoyé à notre Sauveur. Le
saint prince lui déclara là volonté du Très-Haut dans les mêmes termes que le
575
premier archange avait parlé à son très-saint
Fils; car ils faisaient l'un et l'autre la même prière, et la cause dé leur
tristesse était aussi la même; et c'est pourquoi il y eut de la conformité
entre leurs actes et entre leurs visions, bien entendu avec les différences
convenables. J'ai appris que dans cette circonstance, la
très-prudente Dame avait préparé quelques linges, prévoyant ce qui
devait arriver en la passion de son bien-aimé Fils; et alors elle chargea
quelques-uns de ses anges de se rendre avec un morceau de toile au jardin, oh
le Seigneur suait du sang, afin d'essuyer sa face vénérable, et c'est ce que
firent lés ministres du Très-Haut, car sa Majesté voulut bien, pour l'amour de
sa Mère et pour lui augmenter son mérite, recevoir cette pieuse et tendre
marque de son affection. Quand arriva l'heure où les ennemis du Sauveur se
saisirent de sa personne, sa Mère désolée l'annonça aux trois Marie, qui
commencèrent- à se lamenter en versant des torrents de larmes, surtout la
Madeleine qu'enflammait une plus amoureuse ferveur.
Instruction que notre auguste Maîtresse m'a donnée.
1221. Ma fille, tout ce que
vous avez connu et écrit dans ce chapitre est un avis de la plus haute
importance pour vous et pour tous les mortels, si vous y réfléchissez avec
attention. Pesez-les donc en votre
576
esprit
et méditez sérieusement sur cette capitale affaire de la prédestination ou
réprobation éternelle des :tores, puisque mon très-saint
Fils l'a traitée lui-même si sérieusement, et que la difficulté ou
l'impossibilité qu'il y a que tous les hommes soient sauvés, lui a rendu si
amère la passion et la mort, qu'il acceptait et subissait pour le remède de
tous. Dans ce pénible combat, il a fait connaître toute l'importance de cette
affaire; et c'est pour cela qu'il redoubla ses prières auprès de son Père
éternel; tandis que l'amour qu'il avait pour les hommes lui faisait suer avec
abondance son propre sang d'un prix inestimable, parce que sa mort ne pouvait
pas profiter à tous, à cause de la malice avec laquelle les réprouvés se
rendraient indignes de participer à ses effets. Mon Fils mon Seigneur a de
quoi justifier sa cause, en ce qu'il a offert à tous le salut par son amour et
par ses mérites infinis; et celle du Père éternel est aussi justifiée en ce
qu'il a donné au monde ce remède , et qu'il l’a mis devant chaque homme, de
sorte qu'il pût étendre la main vers la mort ou vers la vie, vers l'eau ou
vers le feu (1), en connaissant la distance qui les sépare.
1222. Mais comment les
hommes prétendront-ils s'excuser ou se disculper d'avoir oublié leur propre
salut éternel, lorsque mon adorable Fils et moi avec lui le leur avons procuré
avec une telle sollicitude, et avons souhaité avec une si grande ardeur qu'ils
le reçussent? Et si aucun des mortels ne saurait se disculper
(1) Eccles., XV, 17 et 18.
577
de sa
négligence et de sa folie, combien moins le pourront, su jour du jugement, les
enfants de la sainte Église, eux qui ayant reçu la foi de ces mystères
ineffables, se distinguent néanmoins fort peu des infidèles et des idolâtres
par la vie qu'ils mènent ! Ne vous imaginez pas, ma fille, qu'il ait été écrit
en vain qu'il y a beaucoup d'appelés, et peu d'élus (1). Tremblez à cette
sentence, et renouvelez dans votre coeur le soin et le zèle de votre salut
selon l'obligation qu'a augmentée pour. vous la connaissance de tant de
sublimes mystères. Et quand vous ne le feriez pas en vue de la vie éternelle
et dans l'intérêt de votre propre bonheur, vous devriez le faire pour répondre
à l'affection que je vous témoigne en vous révélant tant de divins secrets, et
si je vous nomme ma fille et l'épouse de mon Seigneur, vous devez comprendre
que votre rôle doit se borner à aimer et à souffrir sans la moindre attention
à aucune chose visible, puisque je vous appelle à suivre mon exemple; et afin
que vous le suiviez fidèlement, je veux que votre prière soit continuelle, et
que vous veilliez avec moi une heure, c'est-à-dire tout le temps de la vie
mortelle, qui, comparée avec l'éternité, est moins qu'une heure et qu'un
instant. Voilà les dispositions dans lesquelles je veux que vous poursuiviez
le récit des mystères de la passion, que vous vous en pénétriez, et que vous
les graviez dans votre coeur.
(1) Matth., XX, 16.
578
CHAPITRE XIII. La prise de notre Sauveur par la trahison de Judas. — Ce que la
très-pure Marie fit dans cette occasion, et quelques mystères qui s'y passèrent.
1223. Dans le même temps
que notre Sauveur Jésus-Christ priait son Père éternel sur la montagne des
Oliviers, et travaillait au salut de tout le genre humain, le perfide disciple
Judas s'empressait pour le livrer aux princes des prêtres et aux pharisiens.
Et comme Lucifer et ses ministres ne purent détourner Judas et ses complices
de l'inique dessein qu'ils avaient de faire mourir leur Créateur et leur
Maître, cet esprit rebelle changea lui-même de résolution par une nouvelle
malice, et poussa les Juifs à exercer les plus grandes cruautés sur la
personne sacrée du Seigneur. Le dragon infernal soupçonnait fort, comme je
l'ai déjà dit, que cet homme si extraordinaire était le Messie et Dieu
véritable; c'est pourquoi il voulait, pour s'en assurer, faire de nouvelles
expériences par le moyen des injures les plus sanglantes qu'il suggérait
contre le Sauveur aux Juifs et à leurs satellites, en leur communiquant aussi
son orgueil et son effroyable envie. Ce que Salomon avait écrit au livre de
579
la
Sagesse (1) s'accomplit donc à la lettre dans cette occasion. Car il parut à
Satan que si Jésus-Christ n'était point Dieu, mais un simple mortel , il se
laisserait abattre par la persécution et par les tourments, et qu'ainsi il en
triompherait; et que s'il était Dieu, il le ferait assez connaître en se
tirant des mains de ses ennemis et en opérant de nouvelles merveilles.
1224. L'envie des princes
des prêtres et des scribes se ralluma aussi sous le nième source de téméraire
impiété, et incontinent ils assemblèrent une troupe nombreuse à la
sollicitation de Judas, qui devait être son guide, et la chargèrent d'aller
avec un tribun, quelques soldats idolâtres et beaucoup de juifs, se saisir du
très-innocent Agneau qui attendait l'événement, et
pénétrait toutes les pensées des princes des prêtres, comme Jérémie l'avait
prophétisé expressément (2). Tous ces ministres d'iniquité sortirent de la
ville, et prirent le chemin de la montagne des Oliviers; ils étaient adnés et
munis de cordes, de chaînes, de flambeaux et de lanternes (3), suivant les
dispositions arrêtées par l'auteur de la trahison , ce perfide craignant que
sou très-doux Maître, qu'il prenait pour un
magicien, ne fit quelque prodige pour se dérober à leurs recherches : comme si
les armes et les mesures des hommes eussent pu prévaloir contre la puissance
divine, s'il eût voulu s’en servir, comme il le pouvait, et comme il l'avait
fait dans d'autres occasions avant que cette heure déterminée arrivât, en
(1) Sap., II, 17, etc. — (2) Jerem., XI, 19. — (3) Joan., XVIII, 3.
580
laquelle il devait lui-même se livrer volontairement à la passion, aux
outrages et à la mort de la croix !
1225. Comme ils
s'approchaient, sa Majesté revint pour la troisième fois vers ses disciples,
et les ayant trouvés endormis, il leur dit: Vous pouvez maintenant dormir et
vous reposer; l'heure est venue, en laquelle vous verrez que le Fils de
l'homme sera livré entre les mains des pécheurs. Mais c'est assez; levez-vous,
allons, car celui qui me. doit livrer est près d'ici, il m'a déjà vendu (1).
Le Maître de la sainteté adressa ces paroles aux trois apôtres les plus
privilégiés, sans leur témoigner la moindre aigreur, et au contraire, avec
beaucoup de patience et de douceur. Pour eux, ils étaient si confus qu'ils ne
savaient , porte le texte sacré, que répondre au Seigneur (2). Ils se levèrent
aussitôt, et il alla avec eux trois joindre les huit autres à l'endroit où il
les avait laissés, et les trouva aussi endormis de tristesse. Notre divin
Maître voulut qu'ils marchassent tous réunis sous la conduite de leur chef, en
forme de communauté et d'un corps mystique à la rencontre des ennemis, leur
enseignant ainsi la force que possède une communauté, parfaite pour vaincre le
démon et ses partisans, et pour n'en être point vaincue; parce qu'un triple
lien, comme dit l'Ecclésiaste (3), est rompu difficilement; et si quelqu'un
prévaut contre un seul, deux pourront lui résister, car e est là le prix de
l'union (4). Le Seigneur
(1) Marc., XIV, 41. — (2) Ibid., 40. — (3)
Eccles., IV, 12. — (4) Ibid., 9; V, 12.
581
instruisit de nouveau tous les apôtres, et les prépara à l'événement. Bientôt
on entendit le bruit des soldats et des ministres qui venaient pour le
prendre. Le Sauveur alla au-devant d'eux, et au même instant il dit
intérieurement. avec une profonde émotion et un air si majestueux, qu'il
faisait éclater quelque chose de sa Divinité : « Passion si désirée, douleurs,
plaies, outrages, peines, afflictions, mort ignominieuse, venez, venez
enfin, venez vite; car l'incendie de l'amour qui me consume pour le
salut des hommes, vous attend comme son aliment propre : approchez-vous
de Celui qui est très-innocent entre les
créatures; il connaît ce que vous valez, il vous a cherchés, il vous a
souhaités, et il vous accepte librement et avec joie; je vous ai achetés par
les grands désirs que j'ai eus de vous avoir, et je vous estime à votre
juste prix. Je veux réparer le mépris que l'on fait de vous, vous
anoblir et vous revêtir du plus haut caractère. Que la mort vienne, afin
qu'en la subissant sans l'avoir méritée, je remporte.« sur elle le triomphe,
et que je mérite la vie à ceux qui ont reçu cette mort en châtiment du péché
(1).« Je permets que mes amis m'abandonnent (2) ; car je veux, et je puis moi
seul entrer dans la lice pour assurer à tous la victoire. »
1226. Pendant que l'Auteur
de la vie disait ces paroles, Judas s'avança pour donner à ses complices le
signe dont ils étaient convenus ensemble, savoir,
(1) Os., XIII, 14. — (2) Isa.,
LXIII, 5.
582
que
son maure était celui qu'il saluerait, et auquel il donnerait le perfide
baiser de paix (1) ; leur recommandant de se saisir aussitôt de sa personne,
et surtout de ne point en prendre un autre pour lui. Le malheureux disciple
usa de toutes ces précautions, non-seulement à
cause de la cupidité qui le dévorait et de la haine qu'il avait conçue contre
son divin Maître, ruais aussi à cause des frayeurs qui s'emparèrent de lui :
car il semblait à ce misérable que si notre Seigneur Jésus-Christ ne mourait
point dans cette occasion, il serait obligé de retourner en sa compagnie, et,
redoutant la confusion qu'il éprouverait en sa présence plus que la mort de
son âme et plus que celle de son adorable Maître, il brûlait, pour éviter
cette honte, de consommer au plus tôt sa trahison, et de voir l'Auteur de la
vie périr entre les mains de ses ennemis. Or, le traître aborda le très doux
Seigneur; et, dissimulant sa haine avec l'art de la plus insigne hypocrisie,
il le baisa en lui disant : Je tous salue, Maître (2); et c'est par ce trait
infâme de Judas que s'acheva, pour ainsi dire, l'instruction du procès de sa
perte, et que fut définitivement justifiée la cause de Dieu, qui allait dès
lors lui retrancher ses grâces et ses secours. Car le perfide distille combla
la mesure de sa malice et de son audace impie lorsque, méconnaissant la
sagesse qu'avait notre Seigneur Jésus-Christ, comme Dieu et comme homme, pour
découvrir sa trahison, et la puissance qu'il avait de l'anéantir,
(1) Matth., XXVI, 48. — (2) Marc., XIV, 45.
583
il
prétendit lui cacher sa méchanceté sous l'apparente affection d'un disciple
fidèle, et cela pour livrer aux tourments et à une mort si ignominieuse son
Créateur et son Maître, de qui il avait reçu tant de bienfaits. Il renferma
dans cette seule trahison tant de péchés si énormes, qu'il n'est pas possible
d'en exprimer la malice; car il fut infidèle, parricide et sacrilège, ingrat,
inhumain et désobéissant, menteur, avare, impie, et maître de tous les
hypocrites; et il tourna tout cela contre la personne même de Dieu incarné.
1227. D'autre part, la
miséricorde ineffable du Seigneur et l'équité de sa justice furent aussi
justifiées, (le sorte qu'il accomplit parfaitement ces paroles de David :
J'étais pacifique avec ceux qui haïssaient la paix; et quand je leur parlais,
ils m'attaquaient sans sujet (1). Le Sauveur réalisa ce mot prophétique
avec iule perfection si éminente, qu'au même moment où Judas le baisait et en
recevait cette très-douce réponse : Mon ami,
pourquoi êtes-vous venu (2)? il lui envoya, par l'intercession de sa
bienheureuse Mère, une nouvelle et très-vive
lumière qui fit connaître à ce perfide l’horrible noirceur de sa trahison, le
châtiment dont il était menacé, s'il ne réparait son crime par nue sincère
pénitence; et que , s'il voulait y recourir, il obtiendrait sou pardon de la
divine clémence. Ce que Judas entendit dans ces paroles de notre Seigneur
Jésus-Christ fut comme si sa Majesté lui eût dit
(1) Ps. CIX, 7. — (2) Matth.,
XXVI, 50.
584
intérieurement celles -ci : « Sachez , mon ami, que vous vous perdez, et
que vous vous éloignez de ma miséricorde par cette trahison. Si vous
voulez mon amitié, je ne vous la refuserai pas pour cela, pourvu
que vous vous repentiez de votre péché. Considérez l'impiété que vous
commettez en me livrant par un baiser. Souvenez-vous des bienfaits que
vous avez à reçus de mon amour, et que je suis le Fils de la Vierge qui
vous a aussi particulièrement favorisé dans votre apostolat par les leçons et
par les conseils d'une tendresse tout à fait maternelle. A sa seule
considération vous deviez ne point commettre une telle trahison que de vendre
et livrer son propre Fils, puisqu'elle ne vous a jamais désobligé; tant
de douceur et tant de charité dont elle a usé à votre égard ne
méritaient pas d'aussi cruelles représailles. Mais, quoique votre crime soit
consommé, ne rejetez pas son intercession, qui seule sera puissante auprès de
moi ; elle m'a si souvent demandé pour vous le pardon et la vie, que je veux
bien vous les offrir encore. Soyez certain que nous vous aimons, parce
que vous habitez encore le séjour de l'espérance; nous ne vous refuserons
point notre amitié si vous la désirez. Et si vous la rejetez, vous
encourrez notre indignation et votre punition éternelle. » Cette divine
semence ne produisit aucun fruit dans le coeur du malheureux disciple, plus
dur que le diamant et plus cruel que celui du tigre, puisque, résistant à la
divine miséricorde, il s'abandonna au désespoir, comme je le dirai dans le
chapitre suivant.
585
1228. Judas ayant donné le
signe du baiser, l'Auteur de la vie et ses disciples se trouvèrent face à face
avec la troupe de soldats qui venaient pour le prendre; c'était la rencontre
des deux escadrons les plus différents et les plus opposés qu'il y eût jamais
dans le monde. Car d'un côté était notre Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme
véritable, comme capitaine et chef de tous les justes, suivi des onze apôtres,
qui étaient et devaient être les plus illustres et les plus vaillants soldats
de soit Église; il était aussi accompagné de l'armée innombrable des esprits
angéliques, qui, admirant ce spectacle, le bénissaient et l'adoraient. De
l'autre côté venait Judas, comme auteur de la trahison, tout armé d'hypocrisie
et de méchanceté, escorté d'une foule de bourreaux juifs et idolâtres pour
exécuter cette trahison avec la plus grande cruauté. Parmi eux se trouvait
Lucifer avec des milliers de démons, excitant Judas et ses compagnons à porter
hardiment leurs mains sacrilèges sur leur Créateur. Sa Majesté, s'adressant
aux soldats avec nue grande autorité, malgré son désir incroyable de souffrir,
leur demanda : Qui cherchez-vous? Ils lui répondirent : Jésus de
Nazareth. Le Seigneur leur dit : C'est moi (1). Dans cette dernière
réponse, si précieuse, si essentielle pour le bonheur du genre humain,
Jésus-Christ se déclara notre Rédempteur, nous donnant des gages assurés de
notre remède et des espérances du salut éternel, qui ne nous était accordé que
parce qu'il s'offrait volontairement à nous racheter par sa passion et par sa
mort.
(1) Joan., ( ?) II, 4 et 5.
586
1229. Les ennemis ne
découvrirent point ce mystère, et ne comprirent pas le sens véritable de cette
parole : C'est moi. Mais la bienheureuse Mère et les anges le
pénétrèrent entièrement, et les apôtres le connurent aussi. Et ce fut comme si
le Seigneur leur eût dit : Je suis Celui qui suis, et je l'ai déclaré à mon
prophète Moïse (1); car je suis par moi-même, et toutes les créatures
tiennent de moi leur être et leur existence : je suis éternel, immense,
infini, un par la substance et par les attributs, et, cachant ma gloire, je me
suis fait homme afin de racheter le monde par le moyen de la passion et de la
mort que vous voulez me faire souffrir. Comme le Seigneur dit cette parole en
vertu de sa divinité, il ne fut pas possible aux ennemis d'y résister, et
aussitôt qu ils l'eurent ouïe, ils tombèrent tous par terre à la renverse (2).
Non-seulement les soldats furent terrassés, mais
les chiens qu'ils menaient et les quelques chevaux sur lesquels ils étaient
montés tombèrent aussi, réduits à l'immobilité des rochers. Lucifer et ses
démons, abattus parmi les autres, se sentirent accablés d'une nouvelle
confusion et déchirés par de nouveaux tourments. Ils restèrent dans cet état
environ un demi-quart d'heure sans aucun mouvement. O parole mystérieuse par
le sens et d'une force plus qu'invincible! Que le sage ne se glorifie pas dans
sa sagesse, et que le fort ne se glorifie pas dans sa force (3); que l'orgueil
et l'arrogance des enfants de Babylone soient confondus, puisqu'une
(1) Exod., III, 14. — (2) Joan., XVIII, 6. — (3) Jerem., IX, 23.
587
seule
parole sortie de la bouche du Seigneur avec tant de douceur et d'humilité
déjoue tous les efforts et détruit toute la présomptueuse puissance des hommes
et de l'enfer. Que les enfants de l'Église sachent aussi que les victoires de
Jésus-Christ se remportent en confessant la vérité et en laissant passer la
colère (1); en imitant sa douceur et son humilité de coeur (2), et en ne
triomphant que dans la défaite, avec une simplicité de colombe et avec fine
douceur d'agneau, sans opposer la résistance de loups furieux et affamés.
1230. Notre Sauveur regarda
avec les onze apôtres l'effet de sa divine parole dans le renversement de ces
ministres d'iniquité, et contempla en eux d'un air affligé l'image de la
punition des réprouvés; il exauça l'intercession de sa
très-sainte Mère, qui le pria de les laisser se relever, car sa divine
volonté avait déterminé de le permettre par ce moyen. Et, quand il fut temps
de leur accorder cette permission, il pria le père éternel et lui dit : « Mon
Père, Dieu éternel, vous avez mis toutes choses entre mes mains (3), et
a avez laissé à ma volonté la rédemption du genre humain, que votre justice
demande. Je veux très volontiers la satisfaire avec plénitude, et nie livrer
à la mort pour mériter à mes frères la participation à vos trésors et le
bonheur éternel toue vous leur avez préparé. » Par suite de cette
volonté efficace, le Très-Haut permit aux hommes, aux démons et aux pètes de
se relever et de revenir à leur premier état.
(1) Rom., XII, 19. — (2) Matth., XI, 29. — (3)
Joan., XIII, 3.
588
Alors
notre Sauveur leur demanda pour la seconde fois : Qui cherchez-vous? Ils
lui dirent: Jésus de Nazareth (1). Sa Majesté leur répondit avec la plus
grande douceur : Je vous ai dit que c'était moi : si c'est donc moi que
vous cherchez, laissez aller ceux que vous voyez ici (2). Par ces paroles,
le Seigneur donna aux ministres et aux soldats le pouvoir,, de le prendre et
d'exécuter ce qu'ils avaient résolu; et c'était, sans qu'ils le comprissent,
de charger sa divine personne de toutes nos douleurs et de toutes nos
infirmités (3).
1231. Le premier qui
s'avança témérairement pour saisir l'Auteur de la vie fut un nommé
Malchus, serviteur du pontife. Et, quoique tous
les apôtres fussent troublés, affligés, effrayés, saint Pierre s'enflamma plus
que les autres du zèle de l'honneur et de la défense de son divin Maître; il
tira une épée qu'il avait, et, en frappant Malchus,
il lui coupa et détacha une oreille (4). Et le coup lui aurait fait une plus
grande blessure si la providence divine du Maître de la patience et de la
douceur ne l'eût amorti. Le Seigneur ne voulait point permettre qu'un autre
que lui mourût dans cette occasion; car il venait donner la vie éternelle à
tous (si tous voulaient la recevoir), et racheter le genre humain par ses
plaies, par son sang et par ses douleurs. Il n'était point non plus conforme à
sa volonté et à sa doctrine que l'on défendit sa personne avec des armes
offensives, et que cet exemple
(1) Joan., XVIII, 7. — (2) Ibid., 8. — (3) Isa.,
LIII, 4. — (4) Joan., XVIII, 10.
589
demeurât dans son Église comme si ce dût être une principale intention de s'en
servir pour la défendre. Pour confirmer la doctrine qu'il avait enseignée à
cet égard, il prit l'oreille coupée et la remit à Malchus,
le laissant plus sain qu'il ne l'était auparavant. Mais s'étant adressé
d'abord à saint Pierre pour le reprendre, il lui dit : Remettez votre épée
dans le fourreau; car tous ceux qui prendront l'épée pour tuer périront par
l'épée. Quoi ! je ne boirai pas le calice que mon Père m'a donné? Pensez-vous
que je ne puisse pas prier mon Père, et qu'il ne m'enverrait pas tout d
l'heure plusieurs légions d'anges pour me défendre ? Comment donc
s'accompliront les Écritures et les prophéties (1)?
1232. Par cette douce
réprimande saint Pierre apprit, comme chef de l'Église, qu'il devait tirer
d'une puissance spirituelle les armes dont il se servirait pour l'établir et
la défendre; que la loi de l'Évangile n'enseignait point à combattre et à
vaincre le démon, le monde et la chair avec des épées matérielles, mais par
l'humilité, la patience, la douceur et la charité parfaite; que, par le moyen
de ces vertus victorieuses, la force divine triomphe de ses ennemi et de la
puissance de ce monde ; que ce n'est pas aux disciples de notre Seigneur
Jésus-Christ d'attaquer et de se défendre avec ces armes matérielles, mais aux
princes de la terre pour leurs possessions terrestres, et que l'épée de la
sainte Église doit être spirituelle,
(1) Joan., XVIII, 11; Matth.,
XXVI, 53.
590
et
toucher plutôt les âmes que les corps. Ensuite notre adorable Sauveur
s'adressa aux ministres des Juifs et leur dit avec une grande majesté: Vous
êtes venus avec des épées st des bâtons pour me prendre, comme l'on prend un
voleur; j'étais tous les jours avec vous dans le Temple, enseignant et
prêchant, et vous n'avez point mis la main sur moi; mais c'est maintenant
votre heure, et voici la puissance des ténèbres (1). Toutes les paroles de
notre Rédempteur étaient pleines de profonds mystères, et il n'est pas
possible de les découvrir ni de les déclarer tous, surtout ceux qui étaient
renfermés en celles qu'il prononça dans le cours de sa passion et au moment de
sa mort.
1233. Ces reproches de
notre divin Maître avaient bien de quoi adoucir et confondre ces ministres
d'iniquité, mais ils ne les émurent point; c'était un germe qui tombait sur
une terre maudite et stérile, sans aucune rosée de vertus et de piété
véritable. Néanmoins l'Auteur de la vie voulut les reprendre et leur enseigner
la vérité jusqu'à ce point, afin que loin, méchanceté fût moins excusable;
qu'en la présence de la suprême sainteté et de la justice même, ils reçussent
une leçon et une vive réprimande de ce péché et de tous les autres qu'ils ,
commettaient, et qu'ils ne se, trouvassent point privés du remède salutaire
s'ils voulaient en profiter. Le Sauveur voulut aussi prouver qu'il savait tout
ce qui devait arriver, et qu'il se livrait volontairement à la mort et entre
les mains de
(1) Matth., XXVI, 55; Marc., XIV, 48; Luc., XXII,
53.
591
ceux
qui la lui procuraient. Ce fut pour cette raison et pour plusieurs autres
très-sublimes que le Seigneur leur dit ces
paroles, parlant à leur coeur comme en pénétrant les secrets et la malice, et
comme connaissant la haine qu'ils avaient conçue contre lui et la cause de
leur envie, qui venait de ce qu'il avait repris les vices des prêtres et des
pharisiens, et enseigné la vérité et le chemin de la vie éternelle au peuple;
et de ce que par sa doctrine, par son exemple et par ses miracles, il gagnait
la volonté de tous ceux qui étaient humbles et pieux, et ramenait même
beaucoup de pécheurs en son amitié et en sa grâce. Or, il est évident que
Celui qui avait assez de puissance pour faire ces choses eu public aurait pu
empêcher, s'il l'eût voulu, qu'on ne le prit aux champs, puisqu'on ne l'avait
pas pris dans le Temple ni dans la ville où il prêchait : c'est qu'alois lui-
même ne voulait pas être pris jusqu'à ce que fût venue l'heure qu'il avait
déterminée, et à laquelle il devait donner cette permission aux hommes et aux
démons. lorsque ce temps fut arrivé, il la lotir donna, afin qu'ils le
maltraitassent et le prissent; et c'est pour cela qu'il leur dit : C'est
maintenant votre heure, et voici la puissance des ténèbres. Comme s'il
leur eût dit : Il a fallu jusqu'à présent que je restasse au milieu de vous en
qualité de Maître pour vous enseigner et vous instruire; c'est pour cette
raison que je n'ai pas permis que vous m'ôtassiez la vie. Mais je veux
maintenant consommer par ma mort l'œuvre de la rédemption du genre humain, que
mon l'ère éternel m'a recommandée; ainsi
592
je
vous permets de me prendre et d'exécuter sur moi vos desseins. Ayant eu cette
permission, ils se jetèrent comme des tigres sur le
très-innocent Agneau; ils le saisirent, l'attachèrent avec des cordes
et des chaînes, et le menèrent de la sorte chez le pontife, comme je le
raconterai en son lieu.
1234. L'auguste Marie était
très-attentive à tout ce qui arrivait en la prise
de notre Seigneur Jésus-Christ, et la vision qu'elle en eut lui rendait ces
scènes plus frappantes que si elle y eût été réellement présente; car elle
pénétrait par l'intelligence tous les mystères que renfermaient les paroles et
les oeuvres de son très-saint Fils. Quand elle vit
que les soldats et les ministres partaient de la maison du pontife, elle
prévit les outrages qu'ils feraient à leur Créateur et à leur Rédempteur; et
pour les réparer dans les limites quo sa piété pouvait atteindre, elle invita
les saints anges et un grand nombre d'autres à adorer et à louer avec elle le
Seigneur des créatures, en réparation des injures qu'il recevrait de ces
enfants de ténèbres. Elle recommanda la même chose aux saintes femmes qui
priaient avec elle; et elle les avertit que déjà son
très-saint Fils avait permis à ses ennemis de le prendre et de le
maltraiter, et qu'ils commençaient à user avec une cruauté inouïe du pouvoir
qui il leur avait donné. Et assistée des maints anges et de ces pieuses
femmes, elle lit intérieurement et extérieurement des actes admirables de foi,
d'amour et de religion, glorifiant et adorant la Divinité infinie, et la
très-sainte Humanité de son Fils et son Créateur.
Les
593
saintes femmes l'imitaient dans les génuflexions quelle faisait, et les
princes célestes répondaient aux cantiques par lesquels elle exaltait, l'être
divin et humain de son bien-aimé Fils. De sorte qu'à mesure que les monstres
d'iniquité l'outrageaient par leurs insultes et leurs sarcasmes, elle réparait
leur impiété par des louanges et par une religieuse vénération. Et elle
apaisait en même temps la justice divine, et empêchait qu'elle ne foudroyât
les persécuteurs de Jésus-Christ; car la très-pure
Marie fut seule capable de suspendre le châtiment de tous ces sacrilèges.
1235.
Non-seulement notre grande Princesse fut capable d'apaiser le courroux
du juste Juge, mais elle sut encore obtenir des faveurs pour
ceux-mêmes qui l'irritaient, et porter la divine
clémence à leur rendre le bien pour le mal, dans le temps qu'ils rendaient à
notre Seigneur Jésus-Christ le mal pour le bien, loin de reconnaître la
sainteté de sa doctrine et les bienfaits qu'ils en recevaient. Cette
miséricorde arriva à son plus haut degré à l'égard de l'infidèle et obstiné
judas. En effet, la compatissante Mère percée de douleur et à la fois vaincue
par la charité, eu voyant qu'il trahissait sou très-saint
Fils par un baiser de cette bouche immonde, dans laquelle le Seigneur lui-même
était entré peu auparavant par l’Eucharistie, et qu'il lui était permis alors
de toucher de ses lèvres la face vénérable du Sauveur, pria sa divine Majesté
d'accorder de nouvelles grâces à ce perfide, afin que, s'il voulait les
recevoir, il ne se perdit point, lui qui avait eu un tel bonheur que de
toucher de cette manière
594
le
visage que les anges eux-mêmes désirent contempler. Ce fut par cette prière de
l'auguste Vierge que le Seigneur prévint, comme je l'ai dit, de tant de
faveurs le traître Judas au moment où il allait consommer la plus noire de
toutes les trahisons. Et si le malheureux eût commencé à répondre à ces
grâces, cette Mère de miséricorde lui en aurait procuré de plus grandes, et
aurait fini par lui obtenir le pardon de son crime, comme elle le fait à
l'égard d'autres grands pécheurs qui veulent lui donner cette gloire, tout en
s'assurant à eux-mêmes la félicité éternelle. Mais Judas ne connut point ce
secret, et perdit tout à la fois, comme je le dirai dans le chapitre suivant.
1236. Quand notre illustre
Reine vit aussi que tous les satellites et tous les soldats qui venaient
prendre son très-saint Fils avaient été renversés
parla force de la divine parole, elle lit avec les anges un autre cantique
mystérieux pour exalter la puissance infinie de sa Divinité et la vertu de sa
très-sainte Humanité; elle y renouvela la victoire
qu'eut le Nom du Très-Haut en submergeant Pharaon et ses troupes dans la mer
Rouge (1), et ce fut pour glorifier son Fils et son Dieu véritable de ce
qu'étant le Maître des armées et l'arbitre des victoires, il voulait bien se
livrer à la passion et à la mort pour racheter d'une manière plus admirable le
genre humain de la servitude de Lucifer. Ensuite elle pria le Seigneur de
laisser se relever tous ceux qui étaient renversés. Ce qui l'engagea à faire
(1) Exod., XV, 4.
595
cette
prière, ce fut d'abord la charité généreuse et la tendre compassion qu'elle
ressentit pour ces hommes créés par la main du Seigneur à son image et à sa
ressemblance; ce fut, en second lieu, le désir d'accomplir d'une manière
excellente cette loi d'amour qui nous ordonne de pardonner à nos ennemis, et
de faire du bien à ceux qui nous persécutent (1): doctrine que son Fils et son
Maître avait enseignée et pratiquée. Elle savait d'ailleurs qu'il fallait que
les prophéties et les Écritures se réalisassent dans le mystère de la
rédemption du genre humain. Et quoique toutes ces choses fussent infaillibles,
cela n'empêchait pas que la bienheureuse Vierge priât pour leur
accomplissement, et que le Très-Haut fût porté par ses prières à faire ces
faveurs, parce que tout était prévu et ordonné dans sa sagesse infinie et dans
les décrets de sa volonté éternelle, par rapport à ces moyens et à ces
prières; et cette voie était celle qu'il convenait le mieux de suivre à la
providence du Seigneur, dont il n'est pas nécessaire que je m'arrête à
signaler ici la marche. Lorsqu'on attacha notre Sauveur, la
très-pure Mère sentit aussitôt les douleurs que
les cordes et les chaînes lui causèrent, comme si elle-même en eût été
attachée; elle ressentit aussi tous les coups et tous les mauvais traitements
que le Seigneur recevait; car il accorda cette faveur à sa Mère, comme je l'ai
dit plus haut, et comme nous le verrons dans le cours de la passion. Ces
tourments qu'elle subissait en son corps,
(1) Matth., V, 44.
596
adoucissaient en quelque sorte les déchirements que l'amour causait en son
âme; car ils eussent été bien plus douloureux, si elle n'eût souffert en cette
manière avec son très-saint Fils.
Instruction que la Reine du ciel m'a donnée.
1237. Ma fille, dans tout
ce que vous écrivez et que vous apprenez par mes instructions, vous prononcez
votre propre sentence et celle de tous les mortels, si vous ne vous
affranchissez, de leurs puérilités et n'évitez leur grossière ingratitude, en
méditant jour et nuit sur la passion, les douleurs et la mort de Jésus
crucifié. C'est là la science des saints que les gens du monde ignorent (1),
c'est le pain de vie et d'intelligence qui rassasie les petits et leur donne
la sagesse, laissant les superbes amateurs du siècle dans la faim et dans
l'indigence. Je veux que vous étudiiez et que vous acquériez cette science ,
car tous les biens vous viendront avec elle (2). Mon Fils et mon Seigneur a
enseigné la méthode de cette science cachée, quand il a dit : Je suis la
voie, la vérité et la vie; personne ne vient à mon Père que par moi (3).
Or, dites-moi, ma très-chère fille, si mon
Seigneur et mon Maître a bien voulu être la voie et la vie des
(1) Sap., XV, 3. — (2) Sap.,
VII, 11. — (3) Joan., XIV, 6.
597
hommes
par le moyen de la passion et de la mort qu'il. a souffertes pour eux,ne
faut-il pas, pour marcher dans cette voie et pour embrasser cette vérité,
qu'ils passent par les outrages, par les afflictions, par la flagellation et
par le crucifiement de Jésus-Christ? Considérez donc maintenant l'ignorance
des mortels qui veulent aller au Père sans passer par Jésus-Christ; puisque
sans avoir souffert avec lui, ils veulent régner avec lui; sans s'être
souvenus de sa passion et de sa mort, sans en avoir jamais goûté l'amertume,
et sans en avoir témoigné une véritable reconnaissance, ils veulent s'en
prévaloir pour obtenir les consolations de la vie présente et la gloire de la
vie éternelle, tandis que leur Créateur n'y est entré qu'après avoir subi le
dernier supplice (1), afin de leur laisser cet exemple et de leur ouvrir le
chemin de la lumière.
1238. Le repos n'est pas
compatible avec la honte réservée à celui qui n'aura pas travaillé, et qui
devait le mériter en travaillant. Celui qui ne veut pas imiter son père, n'est
pas un véritable enfant; celui qui ne suit pas son seigneur, n'est pas un
serviteur fidèle; et celui qui ne profite point des leçons de son maître,
n'est pas un bon disciple; je ne mets pas non plus au nombre de mes dévots
ceux qui ne compatissent point à ce que mon Fils et moi avons souffert. Mais
l'amoureuse sollicitude avec laquelle nous cherchons à procurer aux hommes le
salut éternel, nous force, les voyant si oublieux de ces vérités et si ennemis
des
(1) Luc., XXIV, 26.
598
souffrances, à leur envoyer des afflictions et des peines, afin que s'ils ne
les aiment point par inclination, du moins ils les acceptent et les souffrent
avec une patience devenue obligatoire, et que par ce moyen ils entrent dans le
chemin assuré du repos éternel auquel ils aspirent. Et encore cela ne
suffit-il pas: car l'amour aveugle qui les attache aux, choses visibles et
terrestres, les arrête, les embarrasse et les appesantit; il leur ôte toute
leur mémoire, toute leur attention, et alors ils n'ont plus le courage de
s'élever au-dessus d'eux-mêmes et au-dessus de tout ce qui est passager. De là
vient qu'en proie à de continuelles agitations, ils ne trouvent aucune douceur
dans les peines ni aucune consolation dans les adversités, parce qu'ils ont en
horreur les souffrances, et qu'ils ne désirent rien qui puisse leur être
pénible, comme le désiraient les saints; aussi les saints se glorifiaient-ils
dans les afflictions (1), comme ayant atteint le terme de leurs désirs.
Beaucoup de fidèles poussent cette ignorance encore plus loin; les uns
demandent d'être embrasés de l'amour de Dieu, les autres souhaitent des
faveurs particulières, et ils ne font pas réflexion qu'ils ne peuvent rien
obtenir, parce qu'ils ne le demandent point au nom de Jésus-Christ mon
Seigneur, en l'imitant et en l'accompagnant dans sa passion.
1239. Embrassez donc la
croix, ma fille, et gardez-vous de recevoir sans elle aucune consolation dans
votre vie passagère. C'est en méditant sur la passion,
(1) Rom., V, 2.
599
en
vous en pénétrant, que vous parviendrez au sommet de la perfection , et que
vous acquerrez l'amour d'une véritable épouse. Imitez-moi en cela suivant les
lumières dont vous avez été favorisée, et suivant les obligations que je vous
impose. Bénissez et glorifiez mon très-saint Fils
pour l'amour avec lequel il s'est livré à la passion pour le salut du genre
humain. Les mortels n'approfondissent point ce mystère ;mais moi, comme témoin
oculaire, je vous apprends que dans l'estime de mon adorable Fils, rien, sinon
son ascension à la droite du Père éternel, ne lui parut plus doux, plus
désirable que de souffrir, de mourir, et pour cela de se livrer à ses ennemis.
Je veux aussi que vous vous affligiez avec une intime douleur de ce que Judas
a eu dans son exécrable trahison plus de partisans que Jésus-Christ. Car il y
a tant d'infidèles et mauvais catholiques, il y a tant d'hypocrites, qui,
chrétiens de nom, le vendent, le livrent et veulent le crucifier de nouveau !
Pleurez tous ces crimes que vous connaissez, afin que vois m'imitiez aussi en
cela.
600
CHAPITRE XIV. La fuite et la séparation des apôtres lors de la prise de leur
Maître. — La connaissance que sa
très-sainte Mère en eut. — Ce qu'elle fit dans cette occasion. — La damnation de
Judas, et le trouble des démons par suite des nouvelles choses qu'ils
apprirent.
1240. Après qu'on eut pris
notre Sauveur Jésus-Christ, comme je l'ai rapporté, ce qu'il avait prédit aux
apôtres dans la cène fut accompli : savoir, qu'ils se scandaliseraient tous à
son sujet cette nuit (1), et que Satan les attaquerait pour les cribler comme
fou crible le froment (2). Car quand ils virent que l'on saisissait, que l'on
attachait leur divin Maître, et que ni sa douceur, ni la puissance de ses
paroles, ni ses miracles, ni sa doctrine , ni l'innocence de sa vie n'avaient
pu adoucir les satellites , ni diminuer l'envie des princes des prêtres et des
pharisiens, ils passèrent de la tristesse à un grand trouble. Bientôt ils se
laissèrent aller à la crainte naturelle, et perdirent le courage et le
souvenir de la prédiction de leur Maître; et commençant à chanceler en la foi,
ils ne songèrent plus, à la vue de ce qui arrivait à leur chef, qu'à se
1) Matth., XXVI, 31. —
(2) Luc., XXII, 31.
601
soustraire au danger qui les menaçait. Et comme les soldats et les satellites
étaient tous occupés à enchaîner Jésus-Christ le
très-doux Agneau, et à exercer sur lui toute leur fureur, alors les
apôtres profitant de l'occasion, s'enfuirent sans que les Juifs s'en
aperçussent (1); car ceux-ci étaient sans doute bien disposés à prendre tous
les disciples, si l'Auteur de la vie le leur eût permis, et ils n'y auraient
surtout point manqué, en les voyant fuir comme des lâches ou des criminels.
Mais il n'était pas convenable que cela leur arrivait, et qu'ils souffrissent
sitôt. Notre Sauveur fit connaître qu'il né le voulait pas, quand il dit que
si on le cherchait, on laissât aller ceux qui l'accompagnaient (2), et il le
disposa de la sorte par la force de sa divine Providence. La haine des princes
des prêtres et des pharisiens s'étendait' pourtant aussi sur les apôtres, et
ils auraient voulu en finir avec eux tous s'ils l'avaient pu; et c'est pour
cela que le grand prêtre Anne interrogea notre Sauveur touchant ses disciples
et touchant sa doctrine (3).
1241. De son côté, Lucifer
se sentit porté par cette fuite des apôtres, tantôt à de grandes perplexités,
tantôt à un redoublement de malice pour diverses fins. Il désirait étouffer la
doctrine du Sauveur du monde et exterminer ses disciples, pour en effacer
jusqu'au souvenir; c'est pour cela qu'il aurait souhaité que les Juifs les
eussent pris et les eussent fait mourir. Mais ayant considéré les difficultés
de ce plan, il
(1) Matth., XXVI, 56. —
(2) Joan., XVIII , 8. — (9) Ibid., 19.
602
tâcha
de troubler les apôtres par ses suggestions, et de les décider à prendre la
fuite, afin qu'ils ne fussent point témoins de la patience de leur Maître dans
la passion et de ses merveilleux incidents. Le rusé dragon craignait que les
nouveaux exemples du Sauveur n'affermissent les apôtres dans la foi, et ne les
armassent d'une nouvelle constance pour résister aux tentations dont il se
promettait de les assaillir; ainsi il s'imagina que s'ils commençaient dès
lors à chanceler, il lui serait ensuite facile de les abattre par les
nouvelles persécutions qu'il leur susciterait par le moyen des Juifs, qui
seraient toujours prêts à les insulter à cause de la grande haine qu'ils
avaient contre leur Maître. C'est par ces malicieuses considérations que le
démon se trompa lui-même. Et quand il vit que les apôtres étaient si
découragés par la tristesse, si timides et si lâches, leur ennemi crut qu'ils
ne pouvaient pas se trouver dans une plus mauvaise disposition, ni lui dans
une meilleure occasion de les tenter; c'est pourquoi il les attaqua avec
beaucoup de fureur, leur inspira de grands doutes et de grands soupçons sur le
Maître de la vie, et leur proposa de s'enfuir et de l'abandonner. Pour ce qui
est de la fuite, ils n'y résistèrent point, non plus qu'à diverses suggestions
contre la foi, quoiqu'elle ait défailli chez les uns plus, chez les autres
moins; car en cette circonstance tous ne furent point également troublés ni
scandalisés.
1242. Ils se séparèrent
pour fuir en divers endroits, supposant que s'ils allaient tous ensemble il
leur serait
603
difficile de se cacher, comme ils le prétendaient alors. Il n'y eut que Pierre
et Jean qui se réunirent pour suivre de loin leur Créateur et leur Maître
jusqu'à la fin de sa passion (1). Mais il se passait dans l’intérieur de
chacun des onze apôtres une lutte qui leur causait une extrême douleur et les
privait de toute sorte de consolation et de repos. La raison, la grâce, la
foi, l'amour et la vérité combattaient d'une part; de l'autre, les tentations,
les doutes, la crainte e~ la tristesse. La raison et la lumière de la vérité
condamnaient l'inconstance et l'infidélité qu'ils avaient témoignées en
abandonnant leur adorable Maître, et en fuyant le danger comme des lâches,
après avoir été avertis de se tenir sur leurs gardes, et s'être eux-mêmes
offerts quelques instants auparavant à mourir avec lui s'il était nécessaire.
Ils se rappelaient leur désobéissance, et le peu de soin qu'ils avaient eu de
prier et de se prémunir contre les tentations, ainsi que leur excellent Maître
le leur avait prescrit. L'amour qu'ils lui portaient à cause de son aimable
conversation, de sa douceur, de sa doctrine et de ses merveilles, se souvenant
aussi qu'il était Dieu véritable, les excitait à retourner à ses côtés et à
braver tous les périls et la mort même, comme des serviteurs et des disciples
fidèles. A cela se joignait la pensée de sa très-sainte
Mère: ils considéraient sa douleur incomparable et le besoin qu'elle aurait
d'être consolée, et ils désiraient aller la chercher pour l'assister dans
toutes ses peines.
(1) Joan., XVIII, 15; Matth., XXVI, 58.
604
Mais en même temps ils étaient retenus par la lâcheté et par la crainte qu'ils avaient de se livrer à la cruauté des Juifs, à la confusion, à la persécution et à la mort. Ils ne savaient se décider à se présenter devant la Mère de douleurs, malgré leur affliction et leur trouble, ne doutant pas qu'elle ne les obligeât de rejoindre leur divin Maître, et supposant d'ailleurs qu'ils ne seraient point en sûreté près d'elle, parce qu'on aurait pu les chercher dans sa maison. Enfin les démons les attaquaient par de furieuses tentations. Ces ennemis leur représentaient d'une manière effrayante qu'ils seraient homicides d'eux-mêmes s'ils s'exposaient à la mort; que leur Maître, ne pouvant se délivrer lui-même, pourrait encore moins les retirer des mains des princes des prêtres; qu'on le ferait sans doute mourir dans cette occasion , et que par sa mort toutes leurs obligations cesseraient, puisqu’ils ne le verraient plus; que nonobstant l'apparente innocence de sa vie, il enseignait pourtant certaines doctrines d'une sévérité excessive et jusqu'alors inouïes; que c'était pour cela que les docteurs de la loi, les princes des prêtres et tout le peuple étaient irrités coutre lui, et qu'il y aurait de l'entêtement à vouloir suivre un homme qui devait être condamné à une mort infâme et ignominieuse. 1243. Tel était le combat qui se passait dans le coeur des apôtres fugitifs; et par tous ces raisonnements, Satan ne cherchait qu'a les faire douter de la doctrine de Jésus-Christ et des prophéties qui avaient trait. à ses mystères et à sa passion. Et, comme dans ce combat douloureux ils ne conservaient aucun espoir que
605
leur Maître échappât au pouvoir des princes des prêtres, leur crainte se changea en une profonde tristesse, en un abattement pusillanime, qui les décida à s'enfuir et à sauver leur vie. Leurs lâches frayeurs étaient telles, qu'ils ne se croyaient cette nuit en sûreté nulle part : ils avaient peur de leur ombre, et le moindre bruit les faisait tressaillir. L'infidélité de Judas accrut leur terreur, parce qu'ils craignaient qu'il n'irritât aussi les princes des prêtres contre eux, afin de ne les plus rencontrer après avoir exécuté sa trahison. Saint Pierre et saint Jean, comme les plus fervents en l'amour de Jésus-Christ, résistèrent plus que les autres à la crainte et au démon, et, restant ensemble, ils résolurent de suivre leur Maître, avec quelque précaution pourtant. Ce qui contribua beau–coup à leur faire prendre ce parti, ce furent les relations que saint Jean avait avec le pontife Anne, qui partageait avec Caïphe la dignité pontificale et en remplissait alternativement les fonctions (1) : c'était cette année-là le tour de Caïphe, celui qui avait donné dans l'assemblée des Juifs cet avis prophétique, qu'il était expédient qu'un homme mourût pour le peuple, et pour empêcher que toute la nation ne périt (2). Ces relations que saint Jean avait avec le pontife venaient de ce que cet apôtre était regardé comme un homme important par son propre mérite, par la noblesse de sa famille, et aussi distingué par le caractère que par les manières. Comptant là-dessus, les deux apôtres
(1) Joan., XVIII, 16. — (3) Joan., XI, 50.
606
suivirent notre Seigneur Jésus-Christ avec moins de crainte. Ils éprouvaient
tous deux une grande compassion des peines de notre auguste Reine, et ils
désiraient la voir pour la consoler autant qu'il leur serait possible.
L'évangéliste se signala surtout dans ces pieux sentiments.
1244. La bienheureuse
Vierge, restée dans le cénacle, ne considérait pas seulement d'une vue
très-distincte les outrages que son
très-saint Fils subissait alors, mais elle
observait et pénétrait aussi tout ce qui se passait intérieurement et
extérieurement à l’égard des apôtres. Elle découvrait leur trouble, leurs
tentations, leurs peines, leurs pensées et leurs résolutions, le lieu où
chacun d'eux se trouvait et ce qu il faisait. Et, quoiqu'elle vit clairement
toutes ces choses, toujours douce comme une colombe, elle ne s'indigna pas
contre eux, elle ne leur reprocha jamais leur infidélité : au contraire, elle
leur procura le remède, comme je le dirai dans la suite. Elle commença dès
lors à prier pour eux, et dans cette occasion elle dit intérieurement, avec
une tendre charité et une compassion maternelle : « Innocentes brebis, qui
avez été choisies, pourquoi laissez-vous votre
très-aimable Pasteur, qui prenait un si grand soin de vous
et qui vous donnait l'aliment de la vie éternelle? Disciples nourris
d'une doctrine si vraie et si salutaire, pourquoi abandonnez-vous votre
bienfaiteur et votre Maître? Comment oubliez-vous ces rapports si doux et si
affectueux qui attiraient vos coeurs? Pourquoi écoutez-vous le maître du
mensonge et le loup
607
ravissant, qui ne cherche que votre perte? O mon
très-doux amour et très-patient Seigneur,
combien l'amour que vous avez pour les hommes vous rend clément et
miséricordieux! Étendez votre pitié sur ce petit troupeau, que la fureur
du serpent a enrayé et a dispersé. Ne livrez pas aux bêtes les âmes de
ceux qui vous ont reconnu (1). Vous attendez de grandes choses de ceux
que vous avez choisis pour vos serviteurs, et vous avez fait des oeuvres
merveilleuses en faveur de vos disciples. Faites, Seigneur, que tant de grâces
ne soient point perdues, et ne rejetez point ceux que vous avez élus
pour a être les colonnes de votre Église. Que Lucifer ne se glorifie
point d'avoir triomphé sous vos yeux de ce qu'il y a de meilleur dans
votre famille. Mon Fils, regardez vos bien-aimés disciples Jean, Pierre et
Jacques, que vous avez honorés d'un amour particulier. Tournez aussi les
regards de votre clémence sur tous les autres, et brisez l'orgueil du
dragon, qui les a troublés avec une haine cruelle. »
1245. La grandeur d'âme que
la bienheureuse Marie montra dans cette rencontre, les œuvres qu'elle y fit et
la plénitude de sainteté qu'elle y manifesta aux yeux et au bon plaisir du
Très-Haut, surpassent tout ce que les hommes et que les anges même en peuvent
concevoir. Car outre les douleurs qu'elle ressentait en son corps et en son
âme à cause des injures et des affronts auxquels était en butte la personne
adorable
(1) Ps. LXXIII, 19.
608
de son
divin Fils, que la plus sage des mères honorait et révérait souverainement,
elle fut consternée de la chute des apôtres, que, seule parmi les créatures,
elle pouvait mesurer. Elle considérait leur fragilité et l'oubli qu'ils
avaient témoigné des faveurs, de la doctrine et des instructions de leur
Maître; et cela si peu de temps après la cène, après le discours qu'il leur
avait adressé, après la communion qu'il leur avait donnée en les élevant à la
dignité sacerdotale, qui leur imposait des obligations si particulières. Elle
connaissait aussi le danger ou ils étaient de tomber dans de plus grands
péchés par les embûches que Lucifer et ses ministres des ténèbres leur
dressaient pour les précipiter, et la négligence plus ou moins grande que la
crainte inspirait au coeur de tous les apôtres. Et c'est pourquoi elle
redoubla ses prières jusqu'à ce qu'elle eût mérité leur remède, et obtenu que
son très-Saint Fils leur pardonnât et hâtât le
secours donc ils avaient besoin, afin qu'ils revinssent aussitôt à la foi et à
la grâce : car Marie fut assez puissante pour tout cela. En ce moment elle
réunit dans son coeur tonte la foi, toute la sainteté et tout le culte de
toute l'Église, qui se trouvait concentrée tout entière en elle comme dans une
arche incorruptible, où étaient renfermés et conservés la loi évangélique , le
sacrifice, le temple et le sanctuaire. De sorte que la Vierge
très-pure était alors toute l'Église; elle seule
aimait et adorait l'objet de la foi, croyait et espérait en lui pour
elle-même, pour les apôtres et pour tout le genre humain. Et cela d'une
manière si éminente, qu'elle
600
réparait autant qu'il était possible à une simple créature le manque de foi de
tous les autres membres mystiques de l'Église. Elle faisait des actes sublimes
de foi, d'espérance, d'amour et de vénération, qu'elle adressait à la divinité
et à l'humanité de son Fils et de son Dieu véritable; elle l'adorait par des
génuflexions et des prosternations réitérées; elle le glorifiait par des
cantiques admirables, et toutes ses facultés étaient comme un harmonieux
instrument qui aurait résonné sous la main puissante du Très-Haut, sans que sa
douleur et ses gémissements en troublassent les accords. On ne pouvait point
appliquer à notre incomparable Reine ce que dit l'Ecclésiastique : que la
musique pendant le deuil est importune (1) , car elle seule fut capable de
relever au milieu de ses afflictions la douce harmonie des vertus.
1246. Laissant les onze
apôtres dans l'état qu'on a vu, je reviens au récit de la fin lamentable du
traître Judas, anticipant un peu sur les événements, pour l'abandonner à son
funeste et malheureux sort, et pour reprendre ensuite le discours de la
passion. Or, le disciple sacrilège et les gens qui avaient pris notre Sauveur
Jésus-Christ, arrivèrent chez les pontifes Anne et Caïphe, qui les attendaient
avec les scribes et les pharisiens. Et quand le perfide Judas vit notre divin
Maître, si maltraité et si outragé, souffrir en silence tous les coups et tous
les blasphèmes avec la douceur et la patience les plus admirables, il
(1) Eccles., XXII, 6.
610
commença à réfléchir sur sa propre trahison, reconnaissant qu'elle seule était
cause qu'un homme si innocent, et de qui il avait reçu tant de faveurs, fût si
injustement traité avec cette odieuse cruauté. Il se souvint des miracles, de
la doctrine et des bienfaits de cet adorable Seigneur; il se représenta aussi
l'indulgence et la charité dont la bienheureuse Marie avait usé à son égard,
les soins qu'elle avait pris pour le ramener, et la malice obstinée avec
laquelle il avait offensé et le Fils et la Mère pour l'intérêt le plus vil; et
alors tous les péchés qu'il avait commis se présentèrent devant lui comme un
chaos impénétrable et comme une montagne inaccessible.
1247. Judas s'était, comme
je l'ai fait remarquer, rendu entièrement indigne de recouvrer la divine grâce
lorsqu'il livra notre adorable Sauveur par un baiser. Et quoiqu'il fût, par
les secrets jugements du Très-Haut, dans la main de son conseil (1), il put
encore, la justice et l'équité divine le permettant, faire ces considérations
avec le secours de la raison naturelle et su moyen des suggestions de Lucifer
lui-même, qui ne l'abandonnait point. Et assurément le perfide apôtre
raisonnait juste dans toutes les réflexions qu'il faisait; mais comme c'était
le père du mensonge qui lui montrait ces vérités, il les accompagnait d'autres
propositions fausses et malicieuses, afin qu'il se crût dans l'impossibilité
de recevoir le remède et qu'il tombât dans le désespoir, comme il
(1) Eccles., XV, 14.
611
arriva. Lucifer excita dans son coeur une vive douleur de ses péchés, mais non
par de bous motifs ni par le regret d'avoir offensé la vérité divine, mais
pour le déshonneur dont il s’était couvert aux yeux des hommes, et pour la
punition qu'il craignait de la part d'un maître puissant en miracles, et à
laquelle aucune retraite ne saurait le soustraire sur la terre, parce que
partout le sang du Juste crierait contre lui. Toutes ces pensées et plusieurs
autres que le démon lui envoya le jetèrent dans la confusion, dans les
ténèbres, et dans des accès de rage contre lui-même. Et, quittant l'assemblée,
il voulut monter au faite de la maison des pontifes pour s'en précipiter, mais
ce ne lui fut pas possible. Il s'élança dans les rues, et, comme une bête en
fureur, il se mordait le poing, se meurtrissait la tête et s'arrachait les
cheveux, vomissant contre lui-même les plus horribles malédictions et se
proclamant le plus misérable des hommes.
1248. Lucifer, le voyant si
éperdu, lui proposa d’aller trouver les prêtres et de leur rendre leur argent
après avoir avoué son crime. Judas le fit aussitôt, et leur dit à haute voix
ces paroles : J'ai péché, parce que j'ai livré le sang de l'innocent
(1). Mais eux, qui n'étaient pas moins endurcis, lui dirent qu'il devait y
avoir bien pensé auparavant. L'intention du démon était d'empêcher, s'il eût
pu, la mort de notre Seigneur Jésus-Christ, pour les raisons que j'ai dites et
pour celles que je dirai dans la suite. Par cette
(1) Matth., XXVII, 4.
612
réponse si brusque et si cruelle que lui firent les princes des prêtres, le
traître disciple acheva de perdre toute espérance, convaincu qu'il lui serait
impossible d'empêcher la mort de son Maître. Le démon s'imagina aussi la même
chose, quoiqu'il fit de nouvelles tentatives par le moyen de Pilate. Mais,
comme il n'attendait plus rien de Judas en ce monde, il augmenta son chagrin
et son désespoir, et lui persuada de s'ôter lui-même la vie pour éviter de
plus grandes peines. Judas accueillit ce funeste conseil, et, étant sorti de
la ville il se pendit (1) à un arbre sec, devenant homicide de lui-même après
avoir été déicide de son Créateur. Cette mort malheureuse de Judas eut lieu le
vendredi-même de la passion, à midi, et avant que
notre Sauveur mourût; parce qu'il n'était pas convenable que l'affreuse mort
de ce traître coïncidât avec celle de Jésus-Christ et avec la consommation de
la rédemption , qu'il avait méprisée avec tant de malice.
1249. Les démons
s'emparèrent de l'âme de Judas et la menèrent dans l'enfer; quant à son corps,
il resta pendu, et ses entrailles crevèrent et se répandirent (2): éclatante
punition de la trahison de cet infâme disciple, dont furent vivement frappés
tous ceux qui en furent témoins. Le corps demeura trois jours attaché à
l'arbre. Pendant ce temps-là les Juifs entreprirent de l'ôter de cette potence
et de l'enterrer secrètement, parce que ce spectacle causait une grande
confusion aux prêtres et aux pharisiens, qui ne pouvaient
(1) Matth., XXVII, 5. —
(2) Act., I, 18.
613
point
récuser ce témoignage de leur méchanceté; mais en dépit de leurs efforts, ils
ne purent parvenir à détacher le cadavre, jusqu'à ce que, les trois jours
écoulés, les démons eux-mêmes l'ôtèrent de l'arbre par la permission de la
justice divine , et l'emportèrent pour le réunir à son âme, afin que le
malheureux Judas reçût dès lors et à jamais au fond des abîmes éternels, en
corps et en rime, le châtiment dû à son péché. Et comme ce qui m'a été révélé
des justes supplices infligés au perfide disciple est un digne sujet de
terreur et d'étonnement, je le dirai avec les détails dans lesquels il m'a été
prescrit d'entrer. Entre les gouffres obscurs qui se trouvent dans les abîmes
de l'enfer, il y en avait un fort grand, où les tourments étaient beaucoup
plus rigoureux que dans les autres, et oit il n'y avait aucun damné, parce que
les démons n'avaient encore. pu y précipiter aucune âme, malgré tous les
efforts qu'ils avaient faits depuis Caïn jusqu'à ce jour-là. Tout l'enfer
s'étonnait de cette impossibilité dont il ignorait le secret , jusqu'à ce qu'y
fût arrivée l'âme de Judas; car les démons purent facilement la précipiter
dans cet effroyable gouffre, auparavant inhabité. La raison en était que dès
la création du monde ce lien, oit toutes les peines étaient redoublées, fut
destiné pour les mauvais chrétiens qui, après avoir reçu le baptême, se
damneraient pour n'avoir pas profité des sacrements, de la doctrine, de la
passion et de la mort du Rédempteur, et de l'intercession de sa
très-sainte Mère. Et comme Judas fut le premier
qui participa avec tant d'abondance
614
à ces
bienfaits pour son salut, s'il eût voulu s'en servir, et qui les méprisa avec
tant d'obstination, il fut aussi le premier qui entra dans ce lieu
épouvantable et qui éprouva les tourments réservés pour lui et pour tous ceux
qui l'imiteront.
1250. II m'a été
expressément enjoint d'écrire ce mystère pour l'instruction de tous les
chrétiens, et surtout des prêtres, des prélats et des religieux, qui
fréquentent et reçoivent plus souvent le sacré corps et le précieux sang de
notre Seigneur Jésus-Christ, et qui, par les obligations de leur état, sont
plus étroitement attachés à son service. Que ne puis-je, afin de n'essuyer
moi-même aucun reproche , trouver des paroles et des raisons assez fortes pour
en donner une juste idée et réveiller une trop commune insensibilité
Je voudrais que cet exemple nous profitât à tous, et qu'il nous apprît
à craindre la punition qui attend tous les mauvais chrétiens, chacun selon son
état. Les démons tourmentèrent Judas avec une cruauté inconcevable, pour se
venger de ce qu'il avait persisté dans la résolution de vendre son divin
Maître, par la passion et par la mort duquel ils devaient être vaincus et
privés de l'empire du monde. Ils en connurent une nouvelle rage contre notre
Sauveur et contre la très-sainte Mère, et ils
l'exercent, autant qu'il leur est permis, sur tous ceux qui imitent le traître
disciple, et qui méprisent comme lui la doctrine évangélique, les sacrements
de la loi de grâce et le fruit de la rédemption. Il est bien juste que ces
esprits de ténèbres fassent ressentir toute leur fureur aux membres du
615
corps
mystique de l'Église qui, loin de s'être unis à leur chef Jésus-Christ, s'en
sont volontairement séparés, et ont mieux aimé se livrer à eux, qui
l'abhorrent et le maudissent avec un orgueil et une haine implacable, et qui,
comme instruments de la justice divine, punissent impitoyablement les
ingratitudes que ceux qui ont été rachetés commettent contre leur Rédempteur.
Que les enfants de la sainte Église fassent de sérieuses réflexions sur cette
vérité; car s'ils la méditent souvent, il n'est pas possible qu'ils n'en
soient vivement touchés, et qu'ils ne se résolvent d'éviter un malheur si
déplorable.
1451. Lucifer et ses
ministres d'iniquité étaient fort attentifs à tout ce qui arrivait dans le
cours de la passion, tour achever de s'assurer si notre Seigneur Jésus-Christ
était le Messie et le Rédempteur du monde. Car parfois les miracles le leur
persuadaient, et parfois les actions et les défaillances de la nature humaine
que notre Sauveur avait acceptées pour nous, leur faisaient croire le
contraire; mais où les doutes du dragon augmentèrent davantage, ce fut dans le
jardin , où il sentit la force de ces mots que prononça le Seigneur : C'est
moi (1); au mime instant, les démons tombèrent à la renverse, comme les
soldats en la présence de Jésus-Christ. Il y avait fort peu de temps qu'ils
étaient sortis de l'enfer, après avoir été chassés du cénacle. C'était la
bienheureuse Marie qui, comme je l'ai rapporté, les avait chasses de ce lieu
sacré et
(1) Joan., XVIII, 5.
616
précipités dans l'abîme, et de tout ce qui se passait Lucifer conclut avec ses
satellites qu'il devait y avoir quelque chose de tout à fait extraordinaire
dans cette. force du Fils et de la Mère, à laquelle ils n'avaient jamais rien
rencontré de semblable. Lorsqu'il lai fut permis de se relever dans le jardin,
il s'adressa à ses compagnons, et leur dit : « Il n'est pas possible que ce
pouvoir vienne d'un simple mortel; sans doute celai-ci est Dieu et homme tout
ensemble. S'il meurt, selon notre projet, il opérera par sa mort la rédemption
et satisfera à la justice de Dieu; et du coup notre empire est détruit, et
toutes nos prétentions sont frustrées. Nous avons mal calculé en machinant sa
perte. Que si maintenant nous ne pouvons plus empêcher sa mort, voyons
jusqu'où ira sa patience, et faisons en sorte que ses ennemis le traitent avec
la cruauté la plus atroce. Irritons-les contre lui, excitons-les par nos
suggestions impies à le couvrir de mille opprobres et des outrages les plus
sanglants; qu'ils s'ingénient à inventer les nouveaux tourments auxquels ils
pourront livrer sa personne, pour provoquer sa colère, et observons les effets
que produiront en lui toutes ces choses. Les démons firent tous les essais
qu'ils avaient concertés, mais avec un succès bien différent, comme le prouve
l'histoire de la passion, à cause des mystérieux desseins du Très-Haut, dont
j'ai déjà parlé et dont je parlerai encore. Ils
poussèrent les bourreaux à outrager notre Seigneur Jésus-Christ par des
vilenies plus odieuses que celles dont, en fait, ils se rendirent coupables
sur sa personne
617 sonne
divine; mais il ne permit point qui ils fui fissent d'autres outrages que ceux
qu'il voulait bien subir, et qu'il était convenable qu'il subit, leur laissant
déployer en ceux-ci toute leur fureur. »
1252. Notre auguste
Princesse intervint aussi pour réprimer la malice insolente de Lucifer; car
elle découvrait tous les desseins de ce dragon infernal. Tantôt elle usait de
son autorité de Reine en l'empêchant de proposer certains attentats aux
exécuteurs de la passion. Tantôt, quand il les leur inspirait, elle priait
Dieu de n'en point permettre l'accomplissement, et elle contribuait à les
détourner par le moyen de ses saints anges. Quant aux outrages qu'elle
connaissait par sa sublime sagesse que son très-saint
Fils consentait à souffrir, elle ne s'y opposait point; et ainsi il n'arrivait
que ce que permettait la volonté divine. Elle connut aussi toutes les
particularités de la fin malheureuse de Judas, les tourments auxquels il était
condamné, la place qui lui était assignée dans l'enfer, et le trône de feu
qu'il devait éternellement occuper, comme maître de l'hypocrisie et précurseur
de tous ceux qui renonceraient à notre Rédempteur Jésus-Christ par la pensée
et par les œuvres,et qui délaisseraient, comme dit Jérémie (1), la source des
eaux vives, qui n'est que le Seigneur lui-même, pour faire écrire leurs noms
sur la terre et pour s'éloigner du ciel, où sont écrits les noms des
prédestinés. La Mère de miséricorde connut tout cela, et cette connaissance
(1) Jerem., XVII, 13.
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lui
fit répandre beaucoup de larmes; elle pria le Seigneur pour le salut des
hommes, et le supplia de les préserver d'un si terrible aveuglement et d'une
si effroyable ruine, en se conformant toutefois aux secrets et justes
jugements de sa providence divine.
Instruction que la Reine du ciel m'a donnée.
1253. Ma fille, vous êtes
toute stupéfaite , et avec raison , de ce que vous avez appris et raconté du
malheureux sort de Judas et de la chute des apôtres, lorsqu'ils étaient tous à
l'école de .Jésus-Christ mon très-saint Fils,
nourris de sa doctrine, édifiés par la sainteté de sa vie, par son exemple et
par ses miracles, et favorisés de sa très-douce
conversation , de mon intercession , de mes conseils et de tant d'autres
bienfaits qu'ils recevaient par mon canal. Mais je vous dis en vérité que si
tous les enfants de l’Eglise faisaient les réflexions qu'un exemple si
frappant demande, ils y trouveraient de quoi craindre la dangereuse condition
de la vie mortelle, quelque grandes que soient les faveurs qu'ils y reçoivent
de la main du Seigneur; car toutes leur paraîtront bien moindres que celle de
le voir, de l'entendre, de le fréquenter et de pouvoir contempler en lui le
vivant modèle de la sainteté. Je vous dis la même chose de moi, puisque je
donnai aux apôtres de très-salutaires
instructions;
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ils
furent témoins de ma sainte conduite, et jouirent de ma conversation; ils
obtinrent de ma bonté maternelle de grands bienfaits, et je leur communiquai
la charité que je puisais dans le sein de Dieu , où j'avais établi ma demeure.
Et si en présence même de leur
adorable Maître ils ont oublié tant de faveurs et l'obligation qu'ils avaient
d'y correspondre, qui sera si présomptueux dans la vie mortelle, que de ne pas
craindre les dangers qui l'environnent, quelque grandes que soient les grâces
qu'il a reçues? Ceux-là étaient apôtres choisis parleur divin Maître, qui
était Dieu véritable, et cependant l'un a fait la plus malheureuse chute dont
un homme fût capable, et les autres ont manqué à la foi , qui est le fondement
de toutes les vertus; et ce fut selon la justice et les jugements
impénétrables du Très-Haut. Or comment ne trembleront pas ceux qui ne sont
point apôtres, qui n'ont pas travaillé autant qu'eux à l'école de
Jésus-Christ, mon très-saint Fils, et qui ne sont
pas aussi dignes de mon intercession?
1254. Ce que vous avez
rapporté de la perte de Judas et de sa très-juste
punition, suffit pour faire comprendre dans quel état les vices et la mauvaise
volonté peuvent précipiter un homme qui s'y abandonne, qui se livre au démon,
et qui méprise les appels et les secours de la grâce. Ce dont je vous avertis,
indépendamment de ce que vous venez d'écrire, c'est que
non-seulement les tourments qu'endure le traître disciple Judas, mais
aussi ceux de beaucoup de chrétiens qui se damnent comme lui, et qui
descendent
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dans
le même lieu qui leur est destin depuis le commencement du monde , surpassent
les tourments de bien des démons. Et pourquoi? parce que mon
très-saint Fils n'est pas mort pour les mauvais
anges, mais pour les hommes; et le fruit et les effets de la rédemption que
les enfants de l'Église reçoivent effectivement dans les sacrements, ne
s'étendent point sur les démons; ainsi le mépris de ce bienfait incomparable
n'est pas tant le péché du démon que celui des fidèles; ils doivent donc subir
un châtiment particulier et différent à raison de ce mépris. En outre,
l'erreur dans laquelle Lucifer et ses ministres furent en ne connaissant pas
Jésus-Christ pour Rédempteur et pour véritable Dieu jusqu'au temps de sa mort,
ne cesse d'exciter les regrets et de confondre les facultés de ces esprits
rebelles; et cette peine les jette dans une nouvelle rage contre ceux qui ont
été rachetés, et surtout contre les chrétiens, à qui s'appliquent plus
largement la rédemption et le sang de l'Agneau. C'est pour cela que les démons
font tant d'efforts pour amener les fidèles à oublier l'œuvre de la rédemption
et à en perdre le fruit; et ils se montrent ensuite dans l'enfer plus irrités
contre les mauvais chrétiens; et dans cette impitoyable fureur ils leur
feraient ressentir de plus grands tourments, si la justice divine ne disposait
par son équité que les peines soient proportionnées aux péchés, n'en laissant
pas la dispensation à la volonté des démons , mais la réglant pur sa puissance
et par sa sagesse infinies; car la bonté du Seigneur s'étend jusque dans ce
lieu de punition.
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1255. Je veux, ma
très-chère fille, que vous considériez dans la
chute des autres apôtres le danger de la fragilité des hommes, qui
s'accoutument facilement à une grossière ingratitude et à une inconcevable
négligence, jusqu'au milieu des faveurs dont les comble le Seigneur, comme il
arriva aux onze apôtres qui abandonnèrent leur Maître céleste par leur
incrédulité. Ce danger vient de ce que les hommes sont naturellement sensibles
et enclins à tout ce qui est apparent et terrestre; de ce que ce penchant a
été dépravé par le péché, et de ce qu'ils s'accoutument à vivre et à agir plus
pour les choses terrestres et charnelles que selon l'esprit. Il arrive de là
qu'ils regardent et qu'ils aiment d'une manière sensible, même les dons et les
bienfaits du Seigneur. Et quand ils ne peuvent pas en jouir de cette manière,
ils se tournent aussitôt vers d'autres objets sensibles , les poursuivent et
perdent la voie et le goût de la vie spirituelle, parce qu'ils la regardaient
et la recevaient comme une chose sensible, sans en avoir une assez haute idée.
C'est à cause de cette inadvertance ou grossièreté que les apôtres tombèrent,
quoiqu'ils fussent si favorisés de mon très-saint
Fils et de moi; car les miracles, la doctrine et les exemples dont ils étaient
témoins étaient sensibles, et comme malgré le degré éminent de justice et de
perfection auquel ils étaient parvenus, ils étaient eux-mêmes terrestres et
attachés uniquement à ce qui frappait leurs sens, du moment où cela vint à
leur manquer, ils se troublèrent dans la tentation et ils y succombèrent, pour
n'avoir pas assez pénétré les
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mystères et l'esprit de ce qu'ils avaient vu et ouï à l'école de leur Maître.
Vous apprendrez, ma fille, par cet exemple et par cette leçon, à devenir ma
disciple spirituelle et non terrestre, et à ne point vous accoutumer à ce qui
est sensible, même en ce qui concerne les faveurs du Seigneur et les miennes.
Car en les recevant vous ne devez point vous arrêter à ce qu'elles ont de
matériel, mais il faut élever votre esprit à ce qu'elles ont de sublime et de
spirituel , et qui se discerne par la lumière intérieure, et non par le sens
animal (1). Et si ce que les bienfaits du Seigneur ont de sensible est capable
d'embarrasser dans la vie spirituelle, que sera-ce de ce qui appartient à la
vie terrestre et animale? Or c'est pour cela que je veux que vous oubliiez et
effaciez de vos puissances toutes les images des créatures, afin que vous
deveniez apte à m'imiter et à profiter de mes instructions salutaires.
(1) I Cor., II, 14.
FIN DU TOME IV.
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