Livre VI - Ch. VIII-XIV

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CHAPITRE-VIII. Les démons s’assemblent clans l'enfer pour délibérer sur le triomphe que notre Sauveur Jésus-Christ reçoit dans Jérusalem. — Ce qui résulte de cette assemblée. — Les princes des prêtres et les pharisiens se réunissent de leur côté.

Instruction que la Reine du ciel m'a donnée.

CHAPITRE IX. Notre Sauveur Jésus-Christ étant à Béthanie, prend congé de sa très-sainte Mère le jeudi de la Cène pour aller souffrir. — Notre grande Reine le prie de lui accorder la communion quand il en serait temps. — Elle le suit à Jérusalem avec la Madeleine et quelques autres saintes femmes.

Instruction que notre auguste Maîtresse m'a donnée.

CHAPITRE X. Notre Sauveur Jésus-Christ célèbre la dernière cène légale avec ses disciples. — Il leur lave les pieds. — Sa très-sainte Mère connaît tous ces mystères.

Instruction que m'a donnée la puissante Reine dû monde, la bienheureuse Marie.

CHAPITRE XI. Notre Sauveur Jésus-Christ célèbre la cène sacramentale en consacrant dans l'Eucharistie son très-saint et véritable corps et son précieux sang. — Les prières et les demandes qu'il fait. — Sa bienheureuse Mère communie. — Autres mystères qui arrivèrent dans cette occasion.

Instruction que j'ai reçue de notre auguste Maîtresse.

CHAPITRE XII. La prière que notre Sauveur fit dans le jardin. — Les mystères qui. S'y passèrent, et ce que sa très-sainte Mère en connut.

Instruction que notre auguste Maîtresse m'a donnée.

CHAPITRE XIII. La prise de notre Sauveur par la trahison de Judas. — Ce que la très-pure Marie fit dans cette occasion, et quelques mystères qui s'y passèrent.

Instruction que la Reine du ciel m'a donnée.

CHAPITRE XIV. La fuite et la séparation des apôtres lors de la prise de leur Maître. — La connaissance que sa très-sainte Mère en eut. — Ce qu'elle fit dans cette occasion. — La damnation de Judas, et le trouble des démons par suite des nouvelles choses qu'ils apprirent.

Instruction que la Reine du ciel m'a donnée.

 

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mensonge: car Dieu est le seul qui honore et qui élève sans se tromper ceux qui le méritent. Le monde change ordinairement les lots, et décerne ses honneurs à ceux qui en sont le moins dignes, ou aux intrigants qui savent les capter avec le plus d'adresse.

1127. Fuyez cet écueil, ma fille; ne vous attachez point au plaisir que procurent les louanges des hommes ; rejetez leurs avances et leurs flatteries. Donnez à chaque chose le nom et l'estime quelle mérite, car les enfants de ce siècle se conduisent en cela avec trop peu de réflexion. Jamais aucun des mortels n'a pu mériter d'être honoré des créatures comme mon très-saint Fils; et pourtant il ne fit que dédaigner et accepter un instant les honneurs qu'on lui rendit à son entrée dans Jérusalem; il ne permit ce triomphe que pour manifester sa puissance divine, et pour rendre ensuite sa passion plus ignominieuse, ainsi que pour enseigner aux hommes qu'on ne doit pas recevoir les honneurs du monde pour eux-mêmes, si l'intérêt de la gloire, du Très-Haut ne présente pas une autre fin plus relevée, à laquelle on puisse les rapporter ; car sans cela ils sont vains et inutiles, puisqu'ils ne sauraient faire la véritable félicité des créatures capables d'un bonheur éternel. Et comme je vois que vous souhaitez savoir la raison pour laquelle je ne me trouvai point près de mon très-saint Fils dans ce triomphe, je veux satisfaire votre désir, en vous rappelant ce que vous avez écrit souvent dans cette histoire de la vision que j'avais des oeuvres intérieures de mon Fils bien-aimé dans le très-pur

 

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miroir de son âme. Cette vision me faisait connaître quand et pourquoi il voulait s'éloigner de moi. Alors je me prosternais à ses pieds, et le suppliais de me déclarer sa volonté sur ce que je devais faire : et quelquefois cet adorable Seigneur me le déclarait et me le commandait expressément; d'autres fois il le laissait à mon choix, afin que je le fisse avec le secours de la lumière divine, et avec la prudence dont il m'avait douée. C'est ce qui eut lieu lorsqu'il résolut d'entrer dans Jérusalem triomphant de ses ennemis. Ainsi il me laissa libre de L'accompagner ou de rester à Béthanie; alors je le priai de me permettre de ne pas assister à cette manifestation mystérieuse, le suppliant néanmoins de me mener avec lui quand il retournerait à Jérusalem pour y souffrir et pour y mourir; parce que je crus qu'il lui serait plus agréable que je m'offrisse à participer aux ignominies et aux douleurs de sa Passion, qu'aux honneurs que les hommes lui rendaient; et il m'en serait revenu une part en qualité de mère, si j'eusse assisté à son triomphe, étant connue pour telle de ceux qui le bénissaient et le louaient; mais je ne recherchais point les applaudissements, et je savais d'ailleurs que le Seigneur les ordonnait pour découvrir sa divinité .et sa puissance infinie, auxquelles je n'avais aucune part; et que par l'honneur qu'on me rendrait alors, je n'augmenterais pas celui qu'on lui devait comme à l'unique Sauveur du genre humain. Ainsi, pour jouir dans ma solitude de ce mystère et glorifier le Très-Haut en ses merveilles, j'eus dans ma retraite la connaissance de tout

 

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ce que vous avez écrit. Il y a là pour vous une leçon qui vous excitera à imiter mon humilité, à détacher votre affection de tout ce qui est terrestre , et à vous élever aux choses célestes, qui vous inspireront un profond dégoût pour les honneurs du monde, connaissant par la divine lumière qu'ils ne sont que vanité des vanités et affliction d'esprit (1).

 

CHAPITRE-VIII. Les démons s’assemblent clans l'enfer pour délibérer sur le triomphe que notre Sauveur Jésus-Christ reçoit dans Jérusalem. — Ce qui résulte de cette assemblée. — Les princes des prêtres et les pharisiens se réunissent de leur côté.

 

1128. Tous les mystères que renfermait le triomphe de notre Sauveur furent grands et admirables, comme nous l'avons remarqué; mais ce qui se passa dans l'enfer accablé par le pouvoir divin , lorsque les démons y furent précipités au moment de l'entrée triomphale de Jésus dans la ville sainte, ne nous fournit pas en son genre un moindre sujet d'admiration. Depuis le dimanche auquel ils essuyèrent cette défaite jusqu'au mardi suivant, ils restèrent deux jours

 

(1) Eccles., I, 14.

 

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entiers sous le poids de-la droite du Très-Haut, éperdus à la fois de honte et fureur, et ils exhalaient leur rage devant tous les damnés par des hurlements effroyables ; une nouvelle épouvante se répandit à travers ces sombres régions, dont les infortunés habitants virent s'accroître leurs tourments. Le prince des ténèbres Lucifer, plus troublé que tous les autres, convoqua tous les démons, et se plaçant, comme leur chef, dans un lieu plus élevé, il leur dit

1129.« II n'est pas possible que cet homme, qui nous persécute de la sorte, qui ruine notre empire et qui brise mes forces, ne soit plus que prophète. Car Moïse, Élie et Élisée, et nos autres anciens ennemis ne nous ont jamais vaincu avec une pareille. violence, quoiqu'ils aient opéré d'autres merveilles ; et je remarque même qu'il ne m'a pas été caché autant d'oeuvres de ceux-là que de celui-ci , surtout quant à ce qui se passe dans son intérieur, où je ne sais presque rien découvrir. Or comment un simple homme pourrait-il faire cela, et exercer sur toutes choses un pouvoir aussi absolu que celui que tout le monde lui reconnaît ? Il reçoit sans émotion et sans aucune complaisance les louanges que les hommes lui donnent pour les merveilles qu'il a faites. Il a montré en cette entrée triomphante qu'il vient de faire dans Jérusalem un nouveau pouvoir sur nous et sur le monde, puisque je ne me trouve pas assez fort pour accomplir mon dessein, qui est de le détruire et d'effacer son nom de la terre des vivants (1). A l'occasion de ce

 

(1) Jerem., XI, 19.

 

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triomphe, non-seulement les siens l'ont proclamé publiquement bienheureux, mais beaucoup de gens soumis à ma domination se sont joints à eux et l'ont même reconnu pour le Messie, pour Celui qui est promis dans la loi des Juifs; de sorte qu'ils ont tous été portés à le révérer et à l'adorer. C'est beaucoup pour un simple mortel, et si celui-ci n'est rien de plus, il est sûr qu'aucun autre n'a joui auprès dé Dieu d'une aussi haute faveur, et qu'il s'en sert et s'en servira encore pour nous causer de grandes. pertes ; car depuis que nous avons été chassés du ciel , il ne nous est pas arrivé d'essuyer des défaites comparables à celles auxquelles nous accoutume cet homme depuis sa naissance, ni de rencontrer une pareille vertu. Et s'il est par malheur le Verbe incarné (comme nous avons sujet de le craindre), nous ne devons rien négliger, c'est une affaire qui demande toute notre attention : parce que si nous le laissons vivre, il attirera tous les hommes après lui par son exemple et par sa doctrine. J'ai tâché quelquefois, pour assouvir ma haine, de lui ôter la vie, mais ç'a été toujours en vain; car dans son pays j'avais disposé quelques personnes à le précipiter du haut d'une montagne, et il eut la puissance d'échapper à ses ennemis (1). Une autre fois, étant à Jérusalem, je fis prendre à plusieurs pharisiens la résolution de le lapider, et il se déroba tout à coup à leurs regards (2).

1130. J'ai maintenant pris des mesures plus sûres

 

Luc., IV, 30. — (2) Joan., VIII, 59.

 

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avec son disciple et notre ami Judas; je lui ai inspiré le dessein. de vendre et de, livrer son maître aux pharisiens, que j'ai aussi animés d'une furieuse envie par laquelle ils le feront sans doute mourir d'une mort fort cruelle, comme ils le désirent. Ils n'attendent qu'une occasion favorable, et je la leur prépare avec tout le zèle et toute l'adresse dont je suis capable

car Judas, les scribes et les princes des prêtres feront tout ce que je leur proposerai. Je trouve néanmoins en cette entreprise une grande difficulté que nous devons redouter et qui demande de sérieuses réflexions c'est, que si cet homme est le Messie qu'attendent ceux de sa nation , il offrira ses peines et sa mort pour la résurrection des hommes, et il satisfera et méritera infiniment pour tous. Il ouvrira le ciel, et les mortels y jouiront des récompenses dont Dieu nous a privés, et ce sera pour nous un nouveau et insupportable tourment si nous ne faisons tous nos efforts pour l'empêcher. En outre, cet homme souffrant et méritant laissera au monde un nouvel exemple de patience pour les autres ; car il est très-doux et très-humble de coeur, nous ne l'avons jamais vu impatient ni troublé : il enseignera à tous la pratique de ces vertus, que j'abhorre le plus et qui déplaisent au même point à tous ceux qui me suivent. Ainsi il faut pour nos propres intérêts que nous délibérions sur ce que nous devons faire pour persécuter ce nouvel homme, et que vous me disiez ce que vous pensez de cette grave affaire. »

1131. Ces esprits , de ténèbres entrèrent en de

 

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longues conférences sur cette proposition de Lucifer, se livrant à tous les transports de leur rage contre notre Sauveur, mais aussi regrettant l'erreur que déjà ils croyaient avoir commise, en travaillant à sa perte avec tant d'astuce et de malice; par un surcroît de cette même malice, ils prétendirent dès lors revenir sur leurs pas et empêcher sa mort, parce qu'ils étaient confirmés dans le doute qu'ils avaient que Jésus pût être le Messie, tout en ne parvenant pas à s'en assurer d'une manière certaine. Cette crainte jeta Lucifer dans un si grand et si pénible trouble , qu'ayant approuvé la nouvelle résolution qu'ils prirent de s'opposer à la mort du Sauveur, il rompit l'assemblée et leur dit : « Soyez sûrs, mes amis , que si cet homme est véritablement Dieu, il sauvera tous les hommes par ses souffrances et par sa mort; il détruira par ce moyen notre empire, et les mortels seront élevés à une nouvelle félicité et revêtus contre nous d'une nouvelle puissance. Quelle énorme bévue nous avons faite en machinant sa perte! Allons donc détourner notre propre malheur. »

1132. Après cette décision, Lucifer et tous ses ministres se rendirent dans la ville et dans les environs de Jérusalem, où ils firent quelques tentatives auprès de Pilate et de sa femme pour empêcher la mort du Seigneur, ainsi que le racontent les évangélistes (1); ils en firent aussi plusieurs autres qui ne sont pas mentionnées dans l'histoire évangélique, et qui ne laissent pourtant pas d'être véritables. Ainsi ils

 

(1) Matth., XVII,19; Luc., XXIII, 4; Joan., XVIII, 38.

 

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s'adressèrent en premier lieu à Judas, et par de nouvelles suggestions ils tâchèrent de le dissuader de la vente de son divin Maître, qu'il avait déjà conclue. Et comme il ne se décidait point à renoncer à son entreprise, le démon lui apparut sous une forme sensible, et fit tous ses efforts pour le persuader de ne plus songer à ôter la vie à Jésus-Christ par la main des pharisiens. Connaissant l'avarice insatiable du perfide disciple, il lui offrit beaucoup d'argent, afin qu'il ne le livrât pas à ses ennemis. De sorte que Lucifer se donna plus de peine en cette circonstance que lorsqu'il l'avait auparavant porté à vendre son doux et divin Maître.

1133. Mais, hélas ! que la misère humaine est grande ! Le démon, qui avait déterminé Judas à lui obéir pour le mal, fut impuissant lorsqu'il voulut le faire reculer. C'est que la force de la grâce que ce malheureux avait perdue ne secondait pas l'intention de l'ennemi, et sans ce divin secours, tous les raisonnements, toutes les impulsions du dehors ne sauraient amener une âme à quitter le péché et à suivre le véritable bien. Il n'était pas impossible à Dieu de porter à la vertu le coeur de ce disciple infidèle, mais la sollicitation du démon qui lui avait fait perdre la grâce, n'était pas un moyen convenable pour la lui faire recouvrer. Et le Seigneur avait de quoi justifier la cause de son équité ineffable s'il ne lui donnait pas d'autres secours, puisque Judas était arrivé à une si grande obstination même dans l'école de notre divin Maître, en résistant si souvent à sa doctrine, à ses inspirations

 

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et à ses faveurs, en méprisant avec une effroyable témérité ses conseils paternels, ceux de sa très-douce Mère, l'exemple de leur sainte vie, leur conversation, et les vertus de tous les autres apôtres. D'impie disciple avait tout repoussé avec une opiniâtreté plus grande que celle d'un démon, et que Celle d'un homme qui est libre de faire le bien ; il se précipita comme un forcené dans la carrière du mal; et il alla si loin, que la haine qu'il avait conçue contre son-Sauveur et contre la Mère de miséricorde le rendit incapable de chercher cette même  miséricorde, indigne de la lumière nécessaire pour distinguer la même  lumière, et comme insensible même à la raison et à la loi naturelle, qui auraient suffi pour le détourner de persécuter l'innocent dont les mains libérales l'avaient comblé de bienfaits. Grande leçon pour la fragilité et la folie des hommes, qui sont exposés à tomber et à périr dans de semblables périls, parce qu'ils ne les craignent pas, et à donner à leur tour l'exemple d'une chute si malheureuse et si déplorable.

1134. Lés démons ayant perdu l'espoir de changer les dispositions de Judas, s'en éloignèrent, et entreprirent les pharisiens, auxquels ils firent les mêmes propositions et tâchèrent de les persuader, de ne point persécuter notre Seigneur Jésus Christ: Mais par les mêmes raisons ils ne réussirent pas mieux auprès d'eux qu'auprès de Judas, car il ne leur fut pas possible de leur faire quitter le mauvais dessein. qu'ils avaient formé. Il y eut bien quelques scribes qui par des motifs humains se demandèrent si ce qu'ils avaient résolu

 

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leur serait profitable ; mais comme ils n'étaient pas assistés de la grâce, la haine et l'envie qu'ils avaient conçues contre le Sauveur reprenaient bientôt le. dessus- dans leur âme. Les malins songèrent ensuite à travailler la femme de Pilate et Pilate lui-même ; et se servant de la pitié naturelle aux femmes, ils la portèrent, comme il est rapporté dans l'Évangile (1), à lui envoyer dire de rie point condamner cet homme juste: Par cet avis et par plusieurs considérations qu'ils présentèrent à Pilate ils lé déterminèrent à toutes les tentatives qu'il fit pour soustraire l'innocent Seigneur à une sentence dé mort , comme je le raconterai avec les détails nécessaires. Lucifer et ses ministres n'aboutirent malgré tous leurs efforts à aucun résultat. Lorsqu'ils en reconnurent l'inutilité, ils changèrent de plan , et entrant dans une nouvelle fureur, ils excitèrent les pharisiens, leurs satellites et les bourreau à faire mourir le Sauveur de la mort la plus prompte ; mais après l'avoir tourmenté avec la cruauté impie qu'ils déployèrent pour altérer sa patience invincible. Le Seigneur permit qu'on lui fit subir tous les tourments imaginables, pour les hautes fins de la rédemption du genre humain , quoiqu'il empêchât que les bourreaux n'exerçassent quelques cruautés indécentes auxquelles les démons les provoquaient contre son adorable personne, comme je le dirai plus loin.

1135. Le mercredi qui suivit l'entrée de notre Seigneur Jésus-Christ dans Jérusalem (ce fut le

 

(1) Matth., XXVII, 19.

 

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jour qu'il passa tout entier à Béthanie sans aller au Temple (1), les scribes et les pharisiens s'assemblèrent de nouveau dans la maison dit chef des prêtres, qui s'appelait Caïphe, pour délibérer sur les moyens de se saisir par la ruse du Rédempteur du monde et de le faire mourir (2), parce que les honneurs que tout le peuple lui avait rendus dans cette conjoncture avaient augmenté leur haine et leur envie contre sa Majesté. Cette envie venait de ce que notre Seigneur Jésus-Christ avait ressuscité Lazare, et des autres merveilles qu'il avait faites dans le Temple. Ils décidèrent dans cette assemblée qu'il fallait lui ôter la vie (3), tout en couvrant leur horrible dessein du prétexte du bien commun, comme le dit Caïphe prophétisant le contraire de ce qu'il prétendait. Le démon voyant leur résolution, inspira à quelques-uns la précaution de ne point exécuter leur projet, au jour de la fête de Pâque , de peur que le peuple, qui révérait Jésus-Christ comme le Messie ou comme un grand prophète; n'excitât quelque tumulte (4). Lucifer fit cela pour voir si, en retardant la mort du Sauveur, il pourrait l’empêcher. Mais comme Judas était déjà tyrannisé par sa propre avarice et par sa propre méchanceté, et privé de la grâce dont il aurait eu besoin pour en secouer le joug, il se rendit fort troublé et inquiet à l'assemblée des princes des prêtres, et leur proposa de leur livrer son maître ; la vente en fut conclue

 

(1) Matth., XXI, 17. — (2) Matth., XXVI, 3. — (3) Joan., XI, 49 ; Matth., XXVI, 5; Marc., XIV, 2. — (4) Matth., XXVI, 15.

 

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pour trente pièces d'argent, le traître se contentant de cette somme pour le prix de Celui qui renferme en lui-même tous les trésors du ciel et de la terre ; et afin de ne point perdre cette occasion, les princes des prêtres bâclèrent leur odieux marché malgré l'inconvénient de l'approche de la Pâque, la sagesse et la providence de Dieu le disposant de la sorte.

1136. C'est alors que notre Rédempteur dit à ses disciples ce que saint Matthieu rapporte: Sachez que dans deux jours le Fils de l'homme sera livré pour être crucifié (1). Judas était absent lorsqu'il leur adressa ces paroles ; mais bridant de consommer sa trahison, il revint bientôt auprès des apôtres, et le perfide tâchait de découvrir par les questions qu'il faisait à ses compagnons, au Seigneur lui-même et à sa très-sainte Mère, par quel lieu ils passeraient en partant de Béthanie, et ce que son divin Maître avait résolu de faire durant ces jours de fête. Le disciple infidèle s'informait adroitement de tout cela pour livrer avec plus de facilité le Sauveur entre les mains des princes des prêtres, selon l'accord qu'il avait fait avec eux, et prétendait par cette conduite hypocrite cacher sa trahison. Cependant ses intentions criminelles étaient connues non-seulement du Sauveur, mais encore de sa très-prudente Mère-: car les saints anges l'informèrent incontinent de la promesse par laquelle il s'était engagé à le livrer aux princes des prêtres pour

 

(1) Matth., XXVI, 2.

 

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trente deniers. Ce même jour le traître eut la hardiesse. de demander à notre grande Reine par quel endroit son très-saint Fils avait résolu de passer pour aller célébrer la Pâque : et elle liai répondit avec une douceur incroyable : Qui peut , ô Judas, pénétrer les secrets jugements du Très-Haut ? Dès lors elle cessa de l'exhorter à renoncer à ses mauvais desseins; néanmoins notre adorable Sauveur et sa miséricordieuse Mère le souffrirent toujours jusqu'à ce qu'il désespérât lui-méme de son salut éternel. Mais la très-douce colombe prévoyant la perte irréparable de Judas , et que son très-saint Fils serait bientôt livré à ses ennemis , exhala de tendres plaintes en la compagnie des anges, car elle ne pouvait s'entretenir avec d'autres du sujet de sa douleur ; ainsi elle communiquait- toutes ses peines à ces esprits célestes, et leur parlait avec tant de sagesse et de merveilleuse raison, qu'ils ne se lassaient point d'admirer une créature humaine qui au milieu d'une si amère affliction savait agir avec une sublime perfection jusqu'alors inouïe :

 

Instruction que la Reine du ciel m'a donnée.

 

1137. Ma fille, tout ce que vous avez appris et rapporté dans ce chapitre renferme de grands enseignements et de profonds mystères, dont les mortels peuvent tirer les fruits les plus salutaires, s’ils

 

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les étudient avec attention. Vous devez en premier lieu remarquer, sans une imprudente curiosité, que, comme mon très-saint Fils est venu détruire les oeuvres du démon (1) et le vaincre lui-même, afin d'affaiblir son empire sur les hommes, il fallait, selon Cette intention, qu'en le maintenant dans sa nature angélique, et dans la science habituelle qui répond à cette même nature, il lui cachât néanmoins, ainsi que vous l'avez indiqué ailleurs, beaucoup de choses dont l'ignorance devait servir à réprimer la malice de ce dragon de la:manière la plus convenable à la douce et forte providence du Très-Haut (2). C'est pour cela que l'union hypostatique des deux natures divine et humaine lui fut cachée; et il se méprit tellement sur ce mystère, qu'il se perdit dans ses recherches, et ne cessa de changer d'opinion et de résolution jusqu'à ce que mon très-saint Fils permit au moment opportun qu'elle connût et qu'il sût que son âme divinisée avait été glorieuse dès l'instant de sa conception. Il lui cacha aussi quelques miracles de sa très-sainte vie, et lui en laissa connaître d'autres. La même chose arrive maintenant à l'égard de certaines âmes, et mon adorable Fils ne permet pas que l'ennemi connaisse toutes leurs oeuvres, quoiqu'il pût naturellement les connaître; parce que sa Majesté les lui cache pour arriver à ses hautes fins en faveur des âmes. Mais plus tard elle permet ordinairement que le démon les connaisse pour sa plus grande confusion, comme il

 

(1) I Joan., III, 8. — (2) Sap., VIII, 1.

 

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arriva dans les oeuvres de la rédemption, lorsque, pour accroître son dépit et son humiliation, le Seigneur permit qu'il les connût. C'est pour cette raison que le dragon infernal épie avec tant de soin les âmes, pour découvrir non-seulement leurs oeuvres intérieures, mais même les extérieures. Vous comprendrez par là, ma fille, combien grand est l'amour que mon très-saint Fils a pour les âmes, depuis qu'il est né et qu'il est mort pour elles.          

1138. Ce bienfait serait plus général et plus continuel envers beaucoup d'âmes, si elles-mêmes ne l'empêchaient, en se rendant indignes de le recevoir et en se livrant à leur ennemi, dont elles écoutent les conseils pleins de malice et de perfidie. Et comme les justes, comme les grands saints, sont des instruments souples entre les mains du Seigneur, qui les gouverne lui-même, sans permettre qu'aucun autre les meuve, parce qu'ils s'abandonnent entièrement à sa divine Providence; il arrive au contraire à beaucoup de réprouvés qui oublient leur Créateur et leur Restaurateur, que, lorsqu'ils se sont livrés par le moyeu de leurs péchés réitérés entre les mains du démon, il les porte à commettre toute sorte de,crimes et les emploie à tout ce que sa malice dépravée désire, témoin le perfide disciple et les pharisiens homicides de leur propre Rédempteur. Les mortels ne sauraient trouver aucune excuse dans cet horrible désordre; car comme Judas et les princes des prêtres usèrent de leur libre arbitre pour rejeter la proposition que le démon leur fit de cesser de persécuter notre Seigneur Jésus

 

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Christ, ils auraient pu à plus forte raison en user pour ne point consentir à la pensée que cet esprit rebelle leur donna de le persécuter, puisque pour résister à cette tentation ils furent assistés du secours de la grâce s'ils eussent voulu y coopérer; et pour s'obstiner dans leurs desseins sacrilèges, ils ne se servirent que de leur libre arbitre, et que de leurs mauvaises inclinations. Que si la grâce leur manqua alors, ce fut parce qu'elle leur devait être refusée avec justice, à eux qui s'étaient assujettis au démon, pour lui obéir dans tout le mal imaginable, et pour ne se laisser gouverner que par sa volonté perverse, en dépit de la bonté et de la puissance de leur Créateur.

1139. Vous comprendrez par là que ce dragon infernal n'a aucun pouvoir pour porter les âmes au bien, et qu'il en a un grand pour les pousser au mal, si elles oublient le dangereux état où elles se trouvent. Et je vous dis en vérité, ma fille, que si les mortels y faisaient de sérieuses réflexions, ils seraient dans de continuelles et salutaires frayeurs; car dès qu'une âme est une fois tombée dans le péché, il n'est point de puissance créée qui puisse la relever ni empêcher qu'elle se précipite d'abîme en abîme, parce que le poids de la nature humaine, depuis le péché d'Adam , tend au mal comme la pierre à son centre, par l'effet des passions qui naissent des appétits concupiscible et irascible. Joignez à cela l'entraînement des mauvaises habitudes, l'empire que le démon acquiert sur celui qui pèche, la tyrannie avec laquelle il l'exerce, et alors, qui sera assez ennemi de lui-même pour ne

 

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pas craindre ce péril? La seule puissance infinie de Dieu peut délivrer le pécheur, sa main seule peut le guérir. Et cela étant incontestable, les mortels ne laissent pas que de vivre aussi tranquilles et aussi insouciants dans un état de perdition que s'il ne dépendait que d'eux d'en sortir par une véritable conversion quand ils le voudront. Beaucoup de gens savent et avouent qu'ils sont incapables de se retirer sans le secours du Seigneur de l'abîme où ils sont; et cependant avec cette connaissance habituelle et stérile, au lien de le prier de les secourir, ils l'offensent et l’imitent de plus en plus, et prétendent que Dieu les attende avec sa grâce, jusqu'à ce qu'ils soient las de pécher ou qu'ils aient atteint le dernier terme de leur malice et de leur folle ingratitude.

1140. Tremblez, ma très-chère fille, devant, ce danger formidable, et gardez-vous d'une première faute; car si vous y tombez, vous en éviterez plus difficilement une seconde, et votre ennemi acquerra de nouvelles forces contre. voua. Sachez que votre trésor est précieux, que vous le portez dans un vase fragile (1), et qu'un seul faux pas peut vous le faire perdre. Les ruses dont le démon se sert contre vous sont grandes, et vous êtes moins adroite et moins expérimentée que lui. C'est pourquoi vous devez mortifier vos sens, les fermer à tout ce qui est visible, et mettre votre cœur à l'abri de la protection du Très-Haut, comme dans une forte citadelle, d'où vous

 

(1) II Cor., IV, 7.

 

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résisterez aux attaques et aux persécutions de l'ennemi. Que la connaissance que vous avez eue du malheur de Judas, suffise pour vous faire redouter les périls de la vie passagère. Quant à la nécessité de m'imiter en pardonnant à ceux qui vous haïssent et vous persécutent, en les aimant, en les supportant avec une patience charitable, en invoquant pour eux le Seigneur avec un véritable zèle de leur salut, comme je le fis à l'égard du perfide Judas, je vous ai maintes fois donné les avis les plus pressants; je veux que vous vous signaliez dans la pratique de cette vertu, et que vous l'enseigniez à vos religieuses et à tous ceux que vous fréquenterez; car la patience et la douceur que mon très-saint Fils et moi avons exercées en toute sorte de rencontres, couvriront d'une confusion insupportable tous les mortels qui n'auront pas voulu se pardonner les uns aux autres avec une charité fraternelle. Les péchés de haine et de vengeance seront punis au jugement avec une plus grande indignation, et ce sont ceux qui, en la vie présente, éloignent davantage les hommes de la miséricorde infinie de Dieu, et qui les approchent de plus en plus de la damnation éternelle, s'ils ne s'en corrigent avec un profond repentir. Ceux qui sont doux envers leurs persécuteurs et qui oublient les injures, ressemblent particulièrement au Verbe incarné , qui ne cessait jamais de chercher les pécheurs, de leur pardonner et de leur faire du bien. L'âme qui l'imite en cela, puise à la source même de la charité et de l'amour de Dieu et du prochain, des dispositions et des qualités

 

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spéciales, qui la rendent merveilleusement alite et propre à recevoir les influences de la grâce et les faveurs de la divine droite.

 

CHAPITRE IX. Notre Sauveur Jésus-Christ étant à Béthanie, prend congé de sa très-sainte Mère le jeudi de la Cène pour aller souffrir. — Notre grande Reine le prie de lui accorder la communion quand il en serait temps. — Elle le suit à Jérusalem avec la Madeleine et quelques autres saintes femmes.

 

1141. Pour continuer le cours de cette histoire, nous avons laissé le Sauveur du monde accompagné de ses apôtres retourner à Béthanie , après son entrée triomphante dans Jérusalem. J'ai dit au chapitre précédent ce que firent les démons avant que Jésus-Christ fût livré aux princes des prêtres, et les autres choses qui résultèrent de leur assemblée, de la trahison de Judas et du conciliabule des pharisiens. Revenons maintenant à ce qui se passa à Béthanie, où notre auguste Reine resta avec son très-saint Fils, et le servit durant les trois jours qui s'écoulèrent depuis le dimanche des Rameaux jusqu'au jeudi. L'auteur de la vie se trouva pendant tout ce temps avec sa bienheureuse Mère, excepté celui qu'il prit pour aller

 

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à Jérusalem instruire le peuple dans le Temple, le lundi et le mardi; car il ne se rendit point à Jérusalem le mercredi, comme je l'ai déjà marqué. Dans ces derniers voyages il informa ses disciples des mystères de sa passion et de la rédemption du genre humain avec plus de clarté. Et quoiqu'ils entendissent tous la doctrine de leur Dieu et de leur Maître, chacun y répondait néanmoins selon la disposition avec laquelle il l'écoutait, selon les effets qu'elle produisait et selon les sentiments qu'elle excitait dans son coeur; ils étaient toujours un peu froids et si faibles qu'ils n'accomplirent point dans le cours de la passion ce qu'ils avaient promis, comme l'événement le fit voir, et comme je le raconterai en son lieu.

1142. Notre Sauveur communiqua à sa divine Mère, durant ces derniers jours qui précédèrent sa passion, de si hauts mystères de la rédemption du genre humain et de la nouvelle loi de grâce, qu'il y en a plusieurs qui seront cachés jusqu'à ce que l'on jouisse de la vue du Seigneur dans la patrie céleste. Je ne puis déclarer que fort peu de chose de ceux que j'ai connus; mais notre adorable Sauveur mit en dépôt dans le coeur de notre très-prudente Reine tout ce que David appelle secrets et mystères de sa sagesse (1). Ils concernaient principalement les oeuvres du dehors, dont Dieu même avait bien voulu se charger; savoir: notre rédemption , la glorification des prédestinés, et, comme but suprême, l'exaltation de

 

(1) Ps.L, 8.

 

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son saint Nom. Notre divin Maître prescrivit à sa très-prudente Mère tout ce qu'elle devait faire durant le temps de la passion et de la mort qu'il allait souffrir pour nous, et la prévint d'une nouvelle lumière. Dans tous ces entretiens, il lui parla avec un air plus sérieux qu'à l'ordinaire, dans l'attitude d'un roi plein de majesté, selon que l'importance du sujet le demandait; car alors toutes les tendresses de fils et d'époux cessèrent entièrement. biais comme l'amour naturel de la très-douce Mère et l'ardente charité de son âme très-pure dépassaient toutes les conceptions des intelligences créées, comme d'un autre côté elle prévoyait la fin prochaine des rapports ineffables qu'elle avait eus avec son Dieu et son Fils, il n'est aucune langue qui puisse exprimer les tendres et douloureuses affections du coeur de cette incomparable Mère ni les amoureuses plaintes qu'elle exhalait : tourterelle mystérieuse qui commençait à sentir les ennuis d'une solitude que toutes les autres créatures du ciel et de la terre ne pouvaient embellir.

1143. Le jeudi qui fut la veille de la passion, et de la mort du Sauveur étant arrivé, le Seigneur avant le lever du soleil appela sa très-amoureuse Mère, qui s'étant prosternée à ses pieds selon sa coutume, lui répondit : « Parlez, mon divin Maître, car votre servante vous écoute. » Son très-saint Fils la releva, et lui dit avec une douceur toute céleste : « Ma Mère,  voici le temps fixé par la sagesse éternelle de mon Père, où je dois opérer la rédemption du genre humain, que sa sainte volonté mille fois bénie m'a

 

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recommandée; il faut donc que nous exécutions le  sacrifice de la nôtre, que nous lui avons si souvent a offert. Permettez-moi d'aller souffrir et mourir  pour les hommes, et consentez en qualité de mère  véritable à ce que je me livre à mes ennemis pour  obéir à mon Père éternel; concourez avec moi par  cette obéissance à l'œuvre du salut éternel, puis que j'ai reçu de votre sein virginal mon être  d'homme passible et mortel , dans lequel je dois racheter le monde et satisfaire à la justice divine. Et comme vous avez volontairement donné votre  Fiat pour mon incarnation (1), je veux que vous  le donniez maintenant pour ma passion et pour ma mort sur la croix; par ce sacrifice que vous ferez à  mon Père éternel, vous reconnaîtrez la faveur qu'il vous a faite en vous choisissant pour ma Mère; puisqu'il m'a envoyé afin que par le moyen de la  passibilité de ma chair je recouvrasse les brebis  perdues de sa maison, qui sont les enfants d’Adam (2). »

1144. Ces paroles de notre Sauveur transpercèrent le coeur si tendre de la Mère de la vie; elle le sentit se briser en elle-même comme sous un nouveau pressoir par la douleur la plus forte qu'elle eût encore soufferte. C'est que l'heure arrivait, l'heure de la désolation et des larmes, l'heure dont elle ne pouvait appeler ni au temps ni à un antre tribunal supérieur, pour faire révoquer le décret efficace du Père éternel, qui avait

 

(1) Luc., I, 88. — (2) Matth., XVIII, 11.

 

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marqué le moment de la mort de son Fils. La très-prudente Mère voyait en lui un Dieu infini dans ses attributs et dans ses perfections, et un homme véritable; son humanité unie à la personne du Verbe, sanctifiée par cette union et élevée à la dignité la plus ineffable; elle repassait en son esprit l'obéissance qu'il lui avait montrée quand elle lui prodiguait ses soins maternels, les faveurs qu'elle en avait reçues pendant un si long temps qu'elle avait demeuré en son aimable compagnie, et elle se disait que bientôt elle serait privée de ces faveurs, de la beauté do son visage, de la douceur vivifiante de ses paroles; et que non-seulement tout cela lui manquerait à la fois, mais qu'elle-même  le livrait aux tourments, aux ignominies de sa passion, et au sacrifice sanglant de la mort de la croix ; et qu'elle le remettait entre les mains des ennemis les plus impitoyables. Toutes ces considérations, toutes ces images, qui frappaient alors. plus vivement que jamais la prévoyante Mère, pénétrèrent son cœur amoureux d'une douleur vraiment indicible. biais la magnanimité de notre Reine surmontant sa peine insurmontable, elle se. prosterna de nouveau aux pieds de son adorable Fils, et les baisant avec un très-profond respect, elle lui répondit eu ces termes :

1145.   « Seigneur, Dieu très-haut, et auteur de tout ce qui a l'être, je suis votre servante, quoique  vous soyez le fils de mes entrailles, parce que votre bonté ineffable a daigné m'élever de la Poussière à la dignité de votre Mère; il est juste que ce vermisseau reconnaisse votre libérale clémence , et

 

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obéisse à la volonté du Père éternel et à la vôtre. Je m'offre avec résignation à son bon plaisir, afin  que sa volonté éternelle et toujours aimable s’accomplisse en moi comme en vous. Le plus grand  sacrifice que je puisse offrir sera de ne point mourir  avec-vous, et de me voir dans l'impuissance d'empêcher votre mort en mourant moi-même à votre  place ; car si je souffre à votre exemple et en votre  compagnie, ce sera un grand soulagement à mes   peines, qui seront toutes douces en comparaison  des vôtres. Mon supplice à moi , ce sera de ne poil voir pas vous perdre un instant de vue au milieu  des tourments que vous endurerez pour le salut  des hommes. Recevez, ô mon unique bien ! le sacrifice de mes désirs, et la douleur que j'aurai de  vous voir mourir, vous qui êtes l'Agneau très-innocent, et la figure de la substance de votre Père éternel (1), tandis que je serai condamnée à vivre encore. Agréez aussi la douleur dont je serai pénétrée en voyant l'effroyable châtiment du péché du genre  humain retomber sur votre personne adorable par  la main de vos cruels ennemis. O cieux ! ô éléments!  ô créatures qui y êtes renfermées ! esprits célestes,  saints patriarches et prophètes, aidez-moi tous à  pleurer la mort de mon bien-aimé, qui vous a donné  l'être; et pleurez avec moi le malheur des hommes,  qui, après avoir causé cette mort, perdront la vie  éternelle qu'il leur doit mériter, sans qu'ils profitent

 

(1) Hebr., I, 3.

 

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d'un si grand bienfait. Oh ! malheureux réprouvés, mais bienheureux prédestinés, car vos robes ont été lavées dans le sang de l'Agneau (1) ! Louez le Tout-Puissant, vous autres qui avez su profiter dé ce bienfait. O mon Fils et le bien infini de mon âme, fortifiez votre Mère affligée, et recevez-la pour votre disciple et votre compagne, afin que je participe à votre passion et à votre croix, et que le Père éternel, recevant votre sacrifice, reçoive aussi le  mien, comme celui de votre Mère. »

1146. C'est en ces termes et en d'autres que je ne saurais traduire, que la Reine du ciel répondit à son très-saint Fils, et elle s'offrit à différentes reprises à participer à sa passion et à l'imiter en toutes ses souffrances, comme coopératrice et coadjutrice de notre rédemption. Ensuite elle le pria de permettre qu'elle lui fit une autre demande à laquelle elle avait songé depuis longtemps, par la connaissance qu'elle avait de tous les mystères que le Maître de la vie devait opérer à la fin de la sienne; et la divine Majesté le lui ayant permis, la bienheureuse Mère lui dit: « Bien-aimé de mon âme et lumière de mes yeux, je ne suis  pas digne, mon Fils, de ce que mon coeur souhaite; mais vous êtes, Seigneur, l'appui de mon espérance et en cette foi , je vous supplie de me faire  participante, et si cela vous agrée, du sacrement ineffable de votre sacré corps et de votre précieux sang, que vous avez résolu d'instituer pour gage de votre

 

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gloire; afin que vous recevant encore dans mon sein, a vous me communiquiez les effets d'un mystère si nouveau et si admirable. Je sais bien, Seigneur, qu'aucune créature ne peut dignement mériter un bienfait  si excessif, que vous avez destiné entre vos oeuvres par votre seule munificence; et pour solliciter maintenant cette même munificence, je ne puis que vous offrir à vous-même vos seuls mérites infinis. Que si j'ai quelque droit à faire valoir, parce que vous avez pris dans mes entrailles l'humanité très-sainte dans laquelle vous les renfermez, je n'entends point en user tant pour vous rendre mien en ce sacrement, que pour être à vous par cette nouvelle possession, en laquelle je puis recouvrer votre douce compagnie. J'ai appliqué mes oeuvres et mes désirs à cette divine communion, dès le moment où vous avez daigné m'en révéler le secret et me découvrir la volonté que vous aviez de demeurer dans votre sainte Église sous les espèces du pain et du vin consacrés. Revenez donc, Seigneur, à la première habitation de votre Mère, de votre amie et de votre servante, que vous avez exemptée du commun péché afin qu'elle vous reçût la première fois dans son sein. J'y recevrai maintenant l'humanité que je vous ai communiquée de mon propre sang, et nous y resterons étroitement unis dans un nouvel embrassement, qui fortifiera mon coeur, enflammera mes affections, et vous retiendra à jamais auprès de moi, vous qui êtes mon bien infini et l'amour de mon âme. »

1147. Notre auguste Reine exprima dans cette

 

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occasion beaucoup de sentiments de respect et d'un incomparable amour: car elle parla à son très-saint Fils avec toute l'ardeur et toute la tendresse dont elle était capable, pour obtenir la participation de son sacré corps et de son précieux sang. Le Seigneur lui répondit aussi avec une douce affection , et lui accordant sa demande, il lui promit qu'elle jouirait de la faveur qu'elle sollicitait, lorsqu'il célèbrerait l'institution de cet adorable Sacrement. Dès lors la très pure Mère fit de nouveaux actes d'humilité, de reconnaissance, de vénération et de foi pour se préparer à la communion eucharistique, après laquelle elle soupirait; et il arriva dans cette rencontre ce que je dirai en son lieu.

1148. Notre Sauveur Jésus-Christ ordonna ensuite aux saints anges de sa bienheureuse Mère de l'assister dès lors sous une forme visible pour elle, et de la servir et consoler dans son affliction et dans sa solitude, comme effectivement ils le firent. Il ordonna encore à notre grande Dame qu'aussitôt qu'il serait parti avec ses disciples pour Jérusalem, elle le suivit à peu de distance avec les saintes femmes qui étaient vomies de Galilée en leur compagnie, et lui recommanda de les instruire et de les encourager, de peur que leur foi ne faiblit par le scandale qu'elles recevraient en le voyant souffrir et mourir, au milieu de tant d'ignominies, sur une croix infâme. En terminant cet entretien, le Fils du Père éternel donna sa bénédiction à sa très-amoureuse Mère, et lui fit ses adieux avant ce dernier voyage, qu'il n'entreprenait que pour souffrir et mourir.

 

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La douleur dont les coeurs du Fils et de la Mère furent pénétrés dans cette séparation surpasse tout ce qu'on en peut humainement concevoir; car elle répondit à leur amour réciproque, et cet amour était proportionné à la qualité et à la dignité de leurs personnes. Et, quoique nous ne puissions nous en faire une juste idée, cela ne nous dispense pas d'y réfléchir sérieusement, et de partager avec toute la compassion dont nous sommes capables, la tristesse de notre divin Maître et de sa très-sainte Mère, si nous ne voulons encourir le reproche d'ingratitude et d'insensibilité.

1149. Notre Sauveur ayant pris congé de sa tendre Mère et son Épouse désolée, quitta Béthanie le jeudi, qui fut celui de la Cène, un peu avant midi, accompagné des apôtres qui se trouvaient près de lui, pour aller à Jérusalem pour la dernière fois. A peine avait-il fait quelques pas sur cette route qu'il ne devait plus parcourir, qu'il leva ses yeux vers le Père éternel, et, le glorifiant par des louanges et des actions de grâces, il s'offrit de nouveau, avec le plus ardent amour et l'obéissance la plus absolue, à souffrir et à mourir pour tout le genre humain. Notre divin Maître fit cette prière et cette offrande de lui-même avec un zèle et une générosité si admirables, que, comme il est impossible de les dépeindre, il me semble que tout ce que j'en dirais tic ferait titre trahir la vérité et mes désirs. Père éternel et mon Dieu, s'écriait notre Seigneur Jésus Christ, je vais par votre volonté et a pour votre amour souffrir et mourir pour l'affranchissement des hommes, qui sont mes frères et les

 

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ouvrages de vos mains. Je vais me livrer pour leur a salut, et pour rassembler et ramener à l'unité ceux a qui sont dispersés par le péché d'Adam (1). Je vais  préparer les trésors par lesquels les âmes créées à  votre image et à votre ressemblance doivent être  ornées et enrichies, afin qu'elles recouvrent le privilège de votre amitié et acquièrent le bonheur éternel, et afin que votre saint, Nom soit connu et  exalté de toutes les créatures. Pour ce qui est de votre côté et du mien, toutes les âmes trouveront dans  votre miséricorde un remède efficace; ainsi votre équité inviolable sera justifiée à l'égard de ceux qui mépriseront cette rédemption surabondante. »

1150. La bienheureuse Vierge partit sur-le-champ de Béthanie pour suivre l'Auteur de la vie, accompagnée de Madeleine et des autres saintes femmes qui étaient venues de Galilée avec notre Seigneur Jésus-Christ. Et comme le divin Maître instruisait ses apôtres chemin faisant, et les disposait par les enseignements de la foi au spectacle de sa passion , afin qu'ils ne se laissassent ébranler ni par la vue des outrages qui l'attendaient, ni par les tentations de Satan , de même  la Maîtresse des vertus consolait et prémunissait de ses avis ses pieuses disciples, afin quelles ne se trompassent point quand elles assisteraient à la flagellation et au crucifiement de leur adorable Maître. Et, quoique ces saintes femmes fussent naturellement plus timides et plus fragiles que les apôtres, elles se

 

(1) Joan., XI, 52.

 

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montrèrent néanmoins plus fortes que plusieurs d'entre eux dans la fidélité avec laquelle elles gardèrent la doctrine et les instructions de leur grande Maîtresse. Celle qui se distingua le plus en tout fut sainte Marie-Madeleine, ainsi que les évangélistes le rapportent (1); car elle avait un caractère magnanime, franc, énergique, et son âme était embrasée de tous les feux de l'amour divin. Aussi se chargea-t-elle, entre tous les premiers serviteurs de Jésus, d'accompagner et d'assister constamment sa Mère, sans la quitter un instant dans tout le cours de la passion; et c'est ce qu'elle fit comme une amante très-fidèle.

1151. La bienheureuse Mère s'associa à la prière et à l’offrande que le Sauveur fit dans cette occasion; car elle voyait toutes les oeuvres de son très-saint Fils dans le clair miroir de cette lumière divine par laquelle elle les connaissait, pour les imiter, comme je l'ai dit si souvent. Notre grande Dame était servie et escortée par les anges qui la gardaient, et ils se manifestaient à elle sous une forme humaine, ainsi que le Seigneur lui-même le leur avait ordonné. Elle s'entretenait avec ces esprits célestes du grand sacrement de son adorable Fils, que ni ses compagnes ni toutes les créatures humaines ensemble ne pouvaient pénétrer. Ils connaissaient et appréciaient dignement l'amour immense qui consumait, comme un violent incendie, le coeur très-pur et très-innocent de la Mère, ainsi que la force irrésistible avec laquelle les délicieux parfums

 

(1) Matth., XXVII, 56; Marc., XV, 40; Luc., XXIV, 10; Joan., XIX, 25.

 

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de l'amour réciproque de Jésus-Christ son Fils, son Époux, son Rédempteur, l'attiraient après lui (1). Ils présentaient au Père éternel le sacrifice de louange et d'expiation que lui offrait pour les pécheurs l'unique bien-aimée, choisie entre toutes les créatures. Et, comme tous les mortels ignoraient la grandeur de ce bienfait et de l'obligation dans laquelle les mettait l'amour de notre Seigneur Jésus-Christ et de sa très-sainte Mère, cette divine Reine commandait aux saints anges d'en rendre honneur, gloire et bénédiction su Père, au Fils, et au Saint-Esprit; et ils accomplissaient tout cela conformément à la volonté de leur puissante Princesse.

1152. Les paroles me manquent, aussi bien que l'intelligence et la sensibilité, pour exprimer dignement ce que j'ai connu en cette circonstance de l'admiration des saints anges, qui, d'un côté, contemplaient le Verbe incarné et sa très-sainte Mère acheminant l'oeuvre de la rédemption avec tout le zèle que leur inspirait leur ardent amour pour les hommes, et d'un autre côté considéraient la noire ingratitude et l'endurcissement de ces mêmes hommes (2), qui méconnaissaient un bienfait dont la grandeur aurait forcé la reconnaissance des démons eux-mêmes, s'ils eussent été capables de le recevoir. Cette admiration des anges ne supposait nullement l'ignorance; elle n'accusait que notre odieuse insensibilité. Je suis une pauvre femme pleine de faiblesses et moins qu'un

 

(1) Cant., I, 3. — (2) Ps. IV, 3.

 

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vermisseau de terre; mais je voudrais, sachant ce que j'ai appris, élever ma voix si haut qu'elle fat entendue par tout l'univers, afin de réveiller les enfants de la vanité et les amateurs du mensonge, et de leur rappeler ce qu'ils doivent à notre Seigneur Jésus-Christ et à sa très-sainte Mère; je voudrais, prosternée à leurs pieds, les conjurer de n'être pas si ennemis d'eux-mêmes et si lents à sortir de cette funeste léthargie, qui les expose à la damnation éternelle et à la perte de la vie bienheureuse que notre Rédempteur Jésus-Christ nous a méritée par la mort cruelle de la croix.

 

Instruction que notre auguste Maîtresse m'a donnée.

 

1153. Ma fille, je vous appelle de nouveau, afin que votre âme étant éclairée par les dons singuliers de la divine lumière, vous vous plongiez dans le profond océan des mystères de la passion et de la mort de mon très-saint Fils. Préparez vos puissances, et employez toutes les forces de votre coeur et de votre âme, pour vous rendre jusqu'à un certain point digue de connaitre, de peser et de ressentir les ignominies et les douleurs que le fils du Père éternel lui-même a bien voulu souffrir, en s'humiliant jusqu'à mourir sur une croix pour racheter les hommes, et pour vous pénétrer de tout ce que j'ai fait et souffert, en

 

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l'accompagnant dans sa très-cruelle passion. Je veux , ma fille, que vous vous appliquiez à cette science si négligée des mortels, et que vous appreniez à suivre votre Époux et à m'imiter, moi qui suis votre Mère et votre Maîtresse. En écrivant et en approfondissant en même temps ce que je vous enseignerai de ces mystères, je veux que vous vous dépouilliez entièrement de toutes les affections humaines et terrestres, et de vous-même, afin que, loin des choses visibles, vous marchiez sur nos traces dans un parfait dénuement des créatures. Et puisque je vous appelle maintenant à part pour l'accomplissement de la volonté de mon très-saint Fils et de la mienne, et qu'en vous enseignant nous voulons enseigner les autres, il faut que vous regardiez et que vous reconnaissiez le bienfait de cette rédemption abondante, comme s'il vous eût été personnellement et exclusivement accordé, et comme s'il suffisait que vous seule n'en profitiez pas, pour que tout le fruit en fût perdu (1). Vous comprendrez par là quelle estime vous en devez faire; car effectivement dans l'amour avec lequel mon très-saint Fils a souffert et est mort pour vous, il vous a regardée avec les mêmes sentiments que si vous seule eussiez eu besoin de sa passion et de sa mort pour votre remède.

1154. Vous devez mesurer sur cette règle votre obligation et votre gratitude. Et puisque vous connaissez la fatale insouciance que les hommes opposent

 

(1) Galat., II, 21.

 

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à l'amour extrême que leur Dieu et leur Créateur fait homme leur a témoigné en mourant pour eux, travaillez à réparer cette injure, en l'aimant pour tous les autres, comme si vous seule étiez chargée de payer la dette commune par votre reconnaissance et votre fidélité. Gémissez aussi sur la folie des hommes qui se jouent avec un si grand aveuglement de leur bonheur éternel , et qui amassent sur leur tète les trésors de la colère du Seigneur, en le frustrant des principaux effets de l'amour infini qu'il a fait éclater en faveur du monde. C'est pour cela que je vous découvre tant de secrets, et en même temps la douleur incomparable que je ressentis aussitôt que mon très-saint Fils m'eut quittée pour aller au sacrifice de sa passion et de sa mort. Rien ne saurait exprimer l'affliction de mon âme en cette circonstance; mais si vous y pensez, toutes les peines vous paraîtront douces, les plaisirs terrestres insipides, et vous ne souhaiterez que de souffrir et que de mourir avec Jésus-Christ. Unissez votre compassion à la mienne, vous devez cette fidèle correspondance et ce retour aux faveurs que je vous accorde.

1155. Je veux aussi que vous considériez combien est en horreur aux yeux du Seigneur, aux miens et à ceux des bienheureux le peu de soin que les hommes prennent de fréquenter la sainte communion, et de s'en approcher avec les dispositions convenables et avec une dévotion fervente. C'est pour que vous compreniez bien et transmettiez cet avis important que je vous ai découvert ce que je fis, me préparant des

 

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années entières pour le jour auquel je devais recevoir mon très-saint Fils dans l'adorable sacrement, ainsi que ce que je vous dicterai dans la suite pour l'instruction et la confusion des mortels; car si étant innocente, exempte de tout péché, et comblée de toutes les grâces, je n'ai pas laissé de faire tous mes efforts pour y ajouter de nouvelles dispositions par mon humilité, par ma reconnaissance et par une vive ferveur, que ne devez-vous pas faire, et vous et les autres enfants de l'Église, qui chaque jour, à chaque heure, commettent de nouvelles fautes et contractent de nouvelles souillures , avant que de s'approcher de la beauté de la divinité et de l'humanité de mon très-saint Fils et Seigneur? Quelle excuse trouveront les hommes su jour du jugement, d'avoir eu Dieu lui-même parmi eux sous les espèces sacramentales dans l'église, où il attend qu'ils viennent le recevoir pour les remplir de la plénitude de ses dons, et d'avoir cependant méprisé cet amour et ce bienfait ineffable, pour se livrer aux joies mondaines, et pour s'attacher à la vanité et au mensonge? Soyez étonnée, ma tille, comme les anges et les saints le sont, d'une telle folie, et gardez-vous bien d'y tomber.

 

CHAPITRE X. Notre Sauveur Jésus-Christ célèbre la dernière cène légale avec ses disciples. — Il leur lave les pieds. — Sa très-sainte Mère connaît tous ces mystères.

 

1156. Le jeudi qui précéda le jour de sa passion et de sa mort, notre Sauveur poursuivait vers le soir, comme je l'ai dit, son chemin vers Jérusalem, s'entretenant avec ses disciples des profonds mystères qu'il leur annonçait. Ils lui proposèrent quelques doutes sur ce qu'ils n'entendaient pas; et il les résolut tous par des explications dignes du Maître de la sagesse et du Père le plus tendre, en faisant pénétrer dans leurs coeurs une douce lumière. Il avait toujours aimé les apôtres; mais dans ces derniers jours de sa vie, il voulut, semblable à un cygne divin, donner un charme nouveau aux accents de sa voix et aux expressions de son amour. Non-seulement les approches de sa passion et la prévision de tant de tourments qu'il devait souffrir, n'arrêtaient point ses épanchements, mais comme le calorique concentré par l'opposition du froid se répand de nouveau avec toute son efficace, de même le feu de l'amour divin qui brûlait sans cesse dans le coeur de notre amoureux

 

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Jésus, s'en échappait plus ardent et plus actif que jamais , pour envelopper dans l'incendie ceux-là même qui voulaient l'éteindre, après avoir d'abord enflammé ceux qui lui étaient le plus proches. Il arrive ordinairement aux enfants d'Adam , excepté Jésus-Christ et sa très-sainte Mère, de se mettre en colère dans les persécutions, de s'irriter des injures, de s'impatienter dans les peines, de se troubler de tout ce qui leur est contraire, de montrer de la mauvaise humeur à ceux qui les offensent, et de regarder comme une action héroïque de ne pas s'en venger sur-le-champ; mais l'amour de notre divin Maître ne fut point diminué par les injures qu'il devait recevoir en sa passion; il ne se rebuta ni pour l'ignorance de ses disciples, ni pour leur infidélité prochaine.

1157. Ils lui demandèrent où il voulait célébrer la Pâque de l'agneau (1); car cette nuit les Juifs célébraient leur souper comme une fête fort solennelle, et c'était en leur loi la plus claire figure de Jésus-Christ et des mystères qu'il devait opérer pour ce même peuple; mais les apôtres n'étaient pas encore capables de les comprendre. Notre divin Maître leur répondit en chargeant saint Pierre et saint Jean de le devancer à Jérusalem , et d'y préparer la cène de l'agneau pascal dans une maison oit ils verraient entrer un serviteur portant une cruche d'eau, et de dire de sa part au maître de la maison de lui disposer un lieu pour souper avec ses disciples. Cet homme était un habitant

 

(1) Matth.,  XXVI, 17; XIV, 12; Luc., XXII, 9

 

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de Jérusalem fort riche, fort considérable, dévoué au Sauveur, et du nombre de ceux qui avaient cru à sa doctrine et à ses miracles; de sorte qu'il mérita par sa piété que l'Auteur de la vie choisit sa maison pour la sanctifier par les mystères qu'il y opéra, la consacrant alors en un saint Temple pour les autres mystères qui y seraient opérés ensuite.. Les deux apôtres s'empressèrent d'obéir , et selon les marques que le Seigneur leur avait annoncées, ils entrèrent dans cette maison , et prièrent le maître d'y recevoir notre Rédempteur pour y célébrer la grande fête des Azymes, car c'était le nom que l'on donnait à cette Pâque.

1158. Le coeur de ce père de famille fut éclairé d'une grâce singulière, et il leur offrit libéralement sa maison et tout ce qui était nécessaire pour la cène légale; il indiqua aussitôt une grande salle (1) tapissée et ornée avec la magnificence convenable aux augustes mystères que notre Sauveur y voulait opérer, quoiqu'il les ignorait aussi bien que les deux apôtres. Lorsque les préparatifs furent terminés, le Seigneur arriva au logis avec les autres disciples, et sa bienheureuse Mère ne tarda pas d'y venir aussi avec les saintes femmes qui l'accompagnaient. Aussitôt qu'elle y fut arrivée, elle se prosterna humblement et adora son très-saint Fils selon sa coutume, puis elle lui demanda sa bénédiction, et le pria de lui prescrire ce qu'elle devait faire. Sa Majesté lui ordonna de se retirer

 

(1) Luc., XXII, 12.

 

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dans une chambre de la maison, car elle était grande et commode, et d'y observer ce que la divine Providence avait déterminé de faire dans cette nuit, de fortifier les femmes qui étaient en sa compagnie, et de leur donner les instructions nécessaires. Notre puissante Reine obéit, et se retira avec ces saintes femmes. Elle leur dit de persévérer dans la foi et dans la prière, se préparant elle- même par des actes fervents à la communion qu'elle savait devoir bientôt recevoir, et toujours intérieurement attentive à tout ce que son très-saint Fils faisait.

1159. Lorsque sa très-pure Mère se fut retirée, notre Sauveur Jésus entra avec les douze apôtres et les autres disciples dans la salle qu'on lui avait destinée, et il y célébra avec eux la cène de l'agneau, observant toutes les cérémonies de la loi, sans rien omettre des rites qu'il avait lui même  établis par l'intermédiaire de Moïse (1). Dans cette dernière cène, il instruisit les apôtres du sens de toutes les cérémonies de cette loi figurative; il leur fit connaître qu'il les avait prescrites aux anciens patriarches et prophètes pour symboliser ce qu'il devait lui-même accomplir en réalité comme Réparateur du monde ; que l'ancienne loi de Moïse et ses figures disparaîtraient devant la vérité qu'elles représentaient, que les ombres ne pouvaient que se dissiper, puisqu'il apportait la lumière et le principe de la nouvelle loi de grâce, sous laquelle subsisteraient seulement les préceptes

 

(1) Exod., XII, 3 etc.

 

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de la loi naturelle, qui devait durer toujours, mais que ces préceptes seraient perfectionnés par d'autres préceptes divins, et par les conseils qu'il enseignait; que par l'efficace qu'il donnerait aux nouveaux sacrements de sa nouvelle loi, tous les sacrements de la loi de Moïse cesseraient comme insuffisants et purement figuratifs, et que c'était pour cela qu'il célébrait avec eux,cette cène, par laquelle il mettait un terme aux cérémonies et à la force obligatoire de la loi ancienne, puisqu'elle ne tendait qu'à prédire et qu'à signifier ce que le Rédempteur faisait; et que, le but atteint, on n'avait plus besoin des moyens.

1160. Les apôtres découvrirent par ce nouvel enseignement quelques-uns des grands secrets renfermés dans les profonds mystères que leur divin Maître opérait; mais les autres disciples qui se trouvaient avec eux n'eurent pas la même intelligence des oeuvres de cet adorable Seigneur. Judas fut celui qui y fit le moins d'attention : il y comprit peu de chose, ou même rien du tout, parce qu'il était absorbé par son avarice , et qu'il ne songeait qu'à la trahison qu'il venait d'ourdir, et aux moyens de la consommer secrètement. Le Sauveur dissimulait aussi, parce que cette conduite convenait à son équité et à l'exécution de ses très-hauts jugements. Il ne voulut pas l'exclure de la cène ni des autres mystères, jusqu'à ce que lui-même s'en éloignât par sa mauvaise volonté : au contraire, il le traita toujours comme son disciple, son apôtre et son ministre, et respecta son honneur, enseignant par cet exemple aux enfants de l'Église

 

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combien ils doivent vénérer ses ministres et ses prêtres, et conserver leur honneur sans divulguer les fautes et les faiblesses que la fragilité de la nature humaine ne leur permettra point de cacher. On n'en saurait trouver aucun plus méchant que Judas, et nous en devons être persuadés. Il n'est personne non plus qui puisse jamais s'égaler à notre Seigneur Jésus-Christ, ni avoir autant d'autorité que lui; c'est ce que la foi nous enseigne. Or il n'est pas juste que ceux qui sont infiniment inférieurs au divin Maître fassent à l'égard de ses ministres meilleurs que Judas, quelque méchants qu'ils soient, ce que le Seigneur lui-même n'a pas fait à l'égard de cet abominable apôtre, et les prélats ne sont pas exempts de cette obligation ; car notre Seigneur Jésus-Christ était véritablement le Pontife souverain, et pourtant il a supporté Judas et lui a conservé son honneur.

1161. Notre Rédempteur fit dans cette occasion un cantique mystérieux à la louange du Père éternel, le bénissant de ce que les figures de l'ancienne loi s'étaient accomplies en lui, et pour la gloire qui en revenait à son saint nom; et après qu'il se fut prosterné et humilié quant à son humanité sainte, il adora et magnifia la Divinité comme infiniment supérieure à cette même humanité; et s'adressant au Père éternel, il lui fit intérieurement avec beaucoup de ferveur cette sublime prière :

1162.« Mon Père éternel, Dieu immense, votre  divine volonté a déterminé de créer mon humanité, pour que je fusse comme homme le chef de

 

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toutes les créatures prédestinées à votre gloire et à une félicité éternelle, et pour qu'elles se dispo sassent parle moyen de mes oeuvres à acquérir leur  véritable béatitude (1). C'est pour cela, et pour racheter les enfants d'Adam de leurs péchés que j'ai  vécu trente-trois ans parmi eux. Maintenant, Seigneur, le temps propice est arrivé, l'heure agréable  à votre volonté éternelle est venue, où votre saint  nom doit être manifesté aux hommes, connu de  toutes les nations et exalté par la connaissance de la sainte foi qui doit révéler à tous votre Divinité  incompréhensible. Voici le moment d'ouvrir le  livre scellé de sept sceaux (2) que votre sagesse m'a  donné, et de mettre une heureuse fin aux anciennes  figures et aux sacrifices des animaux (3), qui ont   représenté celui de moi-même que je veux offrir  maintenant pour mes frères les enfants d'Adam, les  membres de ce corps dont je suis chef, et les brebis   de votre troupeau que je vous supplie de regarder  avec miséricorde. Que si les anciens sacrifices et  les figures que je réalise maintenant, apaisaient   votre colère par les choses qu'ils représentaient,  il est juste, mon Père, que cette colère cesse, puis que je m'offre volontairement en sacrifice afin de   mourir sur la croix pour les hommes, et que je me  sacrifie comme un holocauste dans le feu de mon  amour (4). Modérez donc, Seigneur, la rigueur de

 

(1) Rom., VIII, 29. — (2) Apoc., V, 29. — (3) Hebr., I, 1, etc. — (4) Ephes., V, 2.

 

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votre justice, et regardez le genre humain avec  clémence. Donnons aux mortels une loi salutaire,  par laquelle ils puissent s'ouvrir les portes du ciel,  qui ont été fermées jusqu'à cette heure par leur  désobéissance. Qu'ils trouvent enfin un chemin  assuré, et un libre accès pour entrer avec moi en   présence de votre Divinité, s'ils veulent m'imiter,  observer mes préceptes et suivre mes traces. »

1163. Le Père éternel agréa cette prière de notre Sauveur; et aussitôt il envoya du ciel des légions innombrables d'Anges, pour assister dans le cénacle aux oeuvres admirables que le Verbe incarné y devait opérer. Pendant que tout cela se passait dans le cénacle, l'auguste Marie était dans son oratoire élevée à une très-haute contemplation dans laquelle elle voyait ces merveilles aussi clairement et aussi distinctement que si elle y eût été présente ; et elle coopérait et répondait à toutes les couvres de son très-saint Fils comme coadjutrice de toutes, de la manière que son incomparable sagesse lui enseignait. Elle faisait des actes héroïques de toutes les vertus , par lesquelles elle devait répondre à celles de notre Seigneur Jésus-Christ: car elles résonnaient toutes par un écho mystérieux et divin dans le coeur de la très-pure Mère, et alors notre bien-aimée Reine répétait à son tour les mêmes prières. Elle y ajoutait de nouveaux et divins cantiques de louanges pour ce que la très-sainte humanité opérait en la personne du Verbe afin d'accomplir la volonté divine, et les anciennes figures de la loi écrite.

 

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1164. De quelle admiration nous serions ravis comme le furent les anges et comme le seront tous les bienheureux dans le ciel, si nous connaissions maintenant cette ineffable harmonie des vertus et des rouvres qui se trouvaient coordonnées dans l'âme de notre puissante Dame comme dans un coeur savamment organisé, sans se confondre ni s'empocher les unes les autres, lorsque toutes en général et chacune en particulier opéraient dans cette occasion avec la plus grande force ! L'auguste Princesse était remplie des divines lumières que j'ai marquées; et par là même elle savait que les cérémonies et les figures légales étaient accomplies en son très-saint Fils, et qu'il les terminait en instituant la nouvelle loi et des sacrements plus nobles et plus efficaces. Elle considérait le fruit si abondant de la rédemption dans les prédestinés, la perte des réprouvés, l'exaltation du saint nom de Dieu, et de l'humanité sainte de son Fils Jésus, la connaissance et la foi universelle de la Divinité qui se propageraient dans l'univers entier; elle voyait le ciel fermé depuis tant de siècles s'ouvrir, afin que dés lors les enfants d'Adam y entrassent par l'établissement et le progrès de la nouvelle Église évangélique et de tous ses mystères, et reconnaissait que toutes ces grandes choses étaient le magnifique ouvrage de son très-saint Fils, qui s'attirait l'admiration et les louanges de tous les courtisans célestes. Elle bénissait le Père éternel, et lui rendait des actions de grâces spéciales pour ces oeuvres inénarrables, sans en omettre aucune, et elle puisait dans

 

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tous ces saints exercices une joie et une consolation indicibles.

1165. Mais elle considérait aussi que toutes ces oeuvres merveilleuses devaient coûter à son propre Fils les douleurs, les ignominies, les affronts et les tourments de sa passion, et enfin la cruelle mort de la croix, qui il devait subir tout cela en l'humanité qui ij avait reçue d'elle, et qui un si grand nombre d'entre les enfants d'Adam, pour qui il allait souffrir, le paieraient d'ingratitude et perdraient le fruit abondant de la rédemption. Cette prévision remplissait d'amertume le coeur compatissant de la plus tendre des Mères. Mais comme elle était la vivante image de son très-saint Fils, tous ces divers mouvements de joie et de tristesse se trouvaient en même temps dans son coeur magnanime. Ils n'étaient point capables de la troubler, et elle ne laissait point d'instruire et de consoler les saintes femmes qui étaient avec elle; au contraire, tout en se maintenant elle-même à la hauteur des lumières divines qu'elle recevait, elle savait, dans ses rapports extérieurs, descendre jusqu'à elles pour les éclairer et les fortifier par des conseils salutaires et par des paroles de vie éternelle. O admirable Maîtresse! ô exemplaire plus qui humain! que nous devons tâcher d'imiter. Il est vrai que notre fonds de piété est imperceptible en comparaison de cet Océan de grâce et de lumière. Mais il est sûr aussi que nos peines ne sont presque qu'apparentes en comparaison de celles qu'elle a endurées, puisqu'elle seule a plus souffert que tous les

 

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enfants d'Adam ensemble. Et cependant, ni son exemple, ni son amour, ni notre intérêt éternel ne suffisent pour nous faire souffrir avec patience la moindre adversité qui nous survient. La moindre persécution nous trouble et nous met de mauvaise humeur; aussitôt nous nous laissons emporter par nos passions et abattre par la tristesse, nous y résistons avec colère, nous perdons la raison, nous devenons indociles; tout est en nous dans le désordre, et chacun de nos mouvements nous rapproche du précipice. D'un autre côté, la prospérité nous séduit et nous entraîne aussi à notre perte, de sorte que nous ne pouvons en aucun cas nous fier à notre nature corrompue et affaiblie par le péché. Dans toute espèce d'occasions, souvenons-nous donc de notre auguste Maîtresse pour régler nos sentiments désordonnés.

1166. La cène légale étant achevée et les apôtres bien instruits, notre Seigneur Jésus-Christ se leva de table, comme le rapporte saint Jean (1), pour leur laver les pieds. Et il fit auparavant une autre prière mentale au Père, se prosternant en sa présence comme nous avons vu qu'il l'avait fait au moment de la cène; et il dit: « Mon Père éternel, Créateur de  tout l'univers, je suis votre image engendrée par votre entendement , et la figure de votre substance (2); et m'étant offert par la disposition de  votre sainte volonté à racheter le monde par ma  passion et par ma mort, je veux, Seigneur, selon

 

(1) Joan., XIII, 4. — (2) Hebr., I, 3.

 

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votre bon plaisir, entrer dans ces mystères en  m'humiliant jusqu'à la poussière, quoique je sois  votre Fils unique, afin de confondre l'orgueil de Lucifer par mon humilité. Pour donner l'exemple  de cette vertu à mes apôtres et à mon Église, qui  doit être établie sur ce fondement solide de l'humilité, je veux, mon Père, laver les pieds à mes  disciples, et même à Judas, le dernier de tous par sa  méchanceté; et me prosternant devant lui avec une   humilité profonde et véritable, je lui offrirai mon  amitié et son remède. Et quoiqu'il soit le plus grand  ennemi que j'aie entre les mortels, je ne lui refuse rai point ma miséricorde ni le pardon de sa trahison, afin que, s'il ne le reçoit pas, le ciel et la terre sachent que je lui ai ouvert les bras de ma clémence, et qu'il l'a méprisée lui-même par une volonté obstinée. »

1167. Notre Sauveur fit cette prière avant que de laver les pieds à ses disciples. Et pour dépeindre jusqu'à un certain point les transports et la sainte ardeur avec lesquels son divin amour disposait et exécutait ces oeuvres, on ne saurait trouver dans le langage ,des. termes assez propres , ni dans toute la création des comparaisons assez justes; car l'activité du feu, l'impétuosité des flots de la mer, le mouvement de la pierre vers son centre, et tous ceux que l'on peut s'imaginer dans les éléments au dedans et au dehors de leur sphère ; tout cela est quasi inerte. Mais nous ne pouvons pas ignorer que ce ne soit son seul amour et sa seule sagesse qui aient pu inventer un tel genre

 

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d'abaissement, par lequel le Verbe incarné lui-même a humilié son front jusqu'aux pieds de l'homme, et jusqu'à ceux du plus pervers des mortels, qui fut Judas; c'est par cette humilité que Celui qui est la Parole du Père éternel, le Saint des saints, et essentiellement la bonté même, le Seigneur des seigneurs, et le Roi des rois a bien voulu appliquer ses lèvres sacrées sur la partie du corps la plus vile et la plus sale , et se prosterner devant le plus méchant des hommes pour le justifier, s'il eût reconnu et reçu ce bienfait qu'on ne saurait jamais assez estimer ni assez célébrer.

1168. Après que notre divin Maître eut achevé sa prière, il se leva avec un visage très-serein; et se tenant debout, il ordonna à ses disciples de se ranger et de s'asseoir, comme pour se constituer leur serviteur. Ensuite il quitta le manteau qu'il portait sur la tunique qui était tissue et sans couture, et qui tombait jusqu'aux pieds, sans pourtant les couvrir. Il avait dans cette occasion ses sandales, qu'il ôtait parfois quand il allait prêcher, et que parfois il gardait. Il s'en servait depuis que sa bienheureuse Mère les lui avait faites en Égypte, et elles s'étaient agrandies dans la même proportion que ses pieds avec l'âge, ainsi que je l'ai fait remarquer plus haut. Ayant quitté le manteau, dont l'Évangéliste fait mention sous le terme d'habits, il prit un linge, et s'en ceignit d'un bout, laissant l'autre extrémité libre (1). Ensuite il mit

 

(1) Joan., XIII, 4.

 

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de l'eau dans un bassin pour laver les pieds des apôtres (1), qui considéraient avec admiration tout ce que faisait leur adorable Maître.

1169. Il s'adressa au prince des apôtres pour les lui laver, et lorsque le fervent apôtre vit prosterné à ses pieds le même Seigneur qu'il avait reconnu pour le Fils du Dieu vivant, réitérant dans son intérieur cette profession de foi par la nouvelle lumière qui l'éclairait, et reconnaissant avec une humilité profonde sa propre bassesse, il s'écria, dans son trouble et dans sa surprise : Quoi ! Seigneur, vous nie laveriez les pieds (2) ! Mais notre Rédempteur lui répondit avec une douceur incomparable : Vous ne savez pas maintenant ce que je /fais; mais vous le saurez à l'avenir (3). C'était lui dire : Obéissez d'abord à ma volonté, et ne préférez pas votre sentiment au mien, car vous renverseriez l'ordre des vertus, et vous les sépareriez. Vous devez soumettre votre entendement et croire que ce que je fais est convenable, et après que vous aurez cru et obéi, vous découvrirez les mystères de mes couvres, à l'intelligence desquelles vous devez arriver par la porte de l'obéissance; car sans l'obéissance elle ne saurait être véritablement humble, mais elle serait présomptueuse. Votre humilité ne doit pas non plus être préférée à la mienne; je me suis humilié jusqu'à la mort (4), et pour pratiquer une si grande humilité j'ai obéi; et tout en étant mon disciple, vous

 

(1) Joan., XIII, 5. — (2) Ibid., 6. — (3) Ibid., 7. — (4) Philip., II, 8.

 

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ne suivez pas ma doctrine, puisque sous prétexte de vous humilier, vous voulez désobéir, et renversant l'ordre des vertus, vous vous privez de l'humilité et de l'obéissance, en suivant la présomption de votre propre jugement.

1170. Saint Pierre ne comprit pas la doctrine renfermée dans la première réponse de son divin Maître: car quoiqu'il fût à son école, il n'avait pas expérimenté les divins effets de ce mystérieux lavement des pieds que le Sauveur allait faire; et embarrassé par son humilité indiscrète, il répliqua au Seigneur Vous ne me laverez jamais les pieds (1) ! L'Auteur de la vie lui répondit plus sévèrement: Si je ne vous lave, vous n'aurez point de part avec moi. Par cette menace notre adorable Maître établissait la sûreté de l'obéissance. Car il semble, au point de vue naturel, que saint Pierre eut quelque excuse de résister à une action si extraordinaire, et que l'esprit humain ne saurait approuver qu'un homme terrestre et pécheur permit que le même Dieu qu'il reconnaissait et qu'il adorait, se prosternât à ses pieds. Mais cette excuse n'était pas ici recevable, parce que notre divin Maître ne pouvait pas errer en ce qu'il faisait; et lorsqu'on ne découvre point évidemment que celui qui commande se trompe, l'obéissance doit être aveugle, et il ne faut point chercher des raisons pour s'en défendre. Notre Sauveur voulait en ce mystère arrêter le cours de la désobéissance de nos premiers parents, Adam et Ève,

 

(1) Joan., XIII, 8.

 

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par laquelle le péché était entré dans le monde (1) et à cause du rapport que la désobéissance de saint Pierre avait avec la leur, notre Seigneur Jésus-Christ le menaça d'un autre châtiment semblable à celui dont ils avaient été menacés, disant que, s'il n'obéissait, il n'aurait point de part avec lui; c'était l'exclure de ses mérites et du fruit de la rédemption, par laquelle nous sommes rendus dignes de son amitié et de participer à sa gloire. Il le menaçait aussi de lui refuser la participation de son corps et de son sang, qu'il devait bientôt consacrer sous les espèces du pain et du vin; et tandis que le Seigneur voulait se donner, non en partie, mais tout entier dans cet adorable sacrement, et qu'il souhaitait avec la plus grande ardeur de se communiquer aux siens de cette manière mystérieuse, la désobéissance de l'apôtre eût pu le priver de cet amoureux bienfait, s'il y eût persisté.

1171. La menace que notre Rédempteur fit à saint Pierre, l'instruisit si bien et le mit dans une si sainte crainte, qu'il reprit aussitôt avec une parfaite soumission : Seigneur, non-seulement les pieds, mais les mains et la tête (2), afin que vous me laviez entièrement. Et ce fut comme s'il lui eût dit: J'offre mes pieds pour courir après tout ce qui vous sera agréable, mes mains pour l'exécuter, et ma tête pour ne suivre point mon propre jugement, quand il faudra vous obéir. Le Sauveur agréa cette soumission de saint Pierre, et lui dit : Pour vous autres, vous êtes purs, mais non pas

 

(1) Rom., V, 19. — (2) Joan., XIII, 9.

 

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tous (car l'infâme Judas se trouvait parmi eux), et celui qui est lavé, n'a besoin que de se laver les pieds (1). Notre Seigneur Jésus-Christ s exprima ainsi, parce que les disciples (excepté Judas) étaient purifiés de leurs péchés et justifiés par sa doctrine; et ils avaient seulement besoin de laver leurs imperfections et leurs fautes légères pour s'approcher de la communion avec de meilleures dispositions, telles qu'elles sont requises pour recevoir la plénitude de ses divins effets, et obtenir une grâce plus abondante et plus efficace: car les péchés véniels, les distractions et la tiédeur sont de grands obstacles à cette plénitude. Ainsi saint Pierre fut lavé, et les autres obéirent, aussi émerveillés qu'attendris; car ils recevaient tous par ce mystérieux lavement des pieds nue nouvelle effusion de lumières et de grâces.

1172. Notre divin Maître vint pour laver les pieds à Judas, dont la noire trahison ne fut pas capable d'éteindre la charité de cet adorable Seigneur, ni d'empêcher qu'il ne lui donnât en quelque sorte de plus grands témoignages d'affection qu'aux autres apôtres. Et sans les leur faire remarquer, il les rendit sensibles pour Judas de deux manières. Extérieurement, il s'avança vers lui d'un air aimable et caressant, se prosterna à ses pieds, les lava, les baisa, et les mit contre sa poitrine avec une tendresse singulière. Intérieurement, il le favorisa de vives inspirations qu'il lui envoya selon le besoin de sa

 

(1) Joan., XIII, 10.

 

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conscience dépravée: car ces secours furent en eux-mêmes plus grands à l'égard de Judas, qu'à l'égard d'aucun autre des apôtres. Mais comme il se trouvait dans de très-mauvaises dispositions, tyrannisé par de vieilles habitudes vicieuses, et endurci dans son obstination partant de successives résolutions criminelles, comme son intelligence s'était obscurcie et ses puissances affaiblies, et qu'il s'était entièrement éloigné de Dieu, et livré su démon, qu'il avait placé dans son coeur comme sur le trône de sa malice , il résista à toutes les grâces et à toutes les inspirations qu'il recevait pendant que le Sauveur lui lavait les pieds. Il se fortifia dans cette résistance par la crainte de déplaire aux scribes et aux pharisiens, s’il manquait à l'accord qu'il avait fait avec eux. Et comme la présence de Jésus-Christ et la force de ses grâces tendaient à dissiper les ténèbres de son entendement, il s'éleva des abîmes de sa conscience une violente tempête qui le remplit de confusion, d'amertume, de colère, d'aigreur, et l'éloigna de son divin Maître et médecin au moment où il lui présentait une dernière fois le remède salutaire, que le malheureux changea lui-même en un poison mortel par cette méchanceté dont il était rempli.

1173. La malice de Judas résista à la vertu de ces divines mains, dans lesquelles le Père éternel avait mis tous ses trésors (1), et le pouvoir de faire des prodiges et d'enrichir toutes les créatures. Et quand

 

(1) Joan., XIII, 2.

 

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même l'obstiné Judas n'aurait reçu que les grâces ordinaires, que la présence de l'Auteur de la vie opérait clans les âmes, et celles que sa très-sainte personne y pouvait naturellement répandre, l'iniquité de ce misérable disciple n'en dépasserait pas moins toutes nos pensées. Notre Seigneur Jésus-Christ était merveilleusement bien fait de sa personne; il avait un air imposant et serein , une beauté pleine d'une douceur attrayante; les cheveux , longs à la manière des Nazaréens, lisses, d'une couleur entre le blond doré et le châtain; les yeux grands et bien fendus; le regard accompagné d'une grâce et d'une majesté admirables; la bouche, le nez, et toutes les parties du visage parfaitement proportionnés; et il se montrait en tout si aimable, qu'il inspirait il ceux qui te regardaient sans prévention un respect et un amour singulier. Son seul aspect pénétrait les Mmes d'une joie ineffable, les éclairait, et produisait sur elles des impressions divines et d'autres effets admirables. Judas vit à ses pieds cette personne du Christ si digne d'amour et de vénération; il en reçut de nouveaux témoignages d'affection et des faveurs extraordinaires. Niais son ingratitude et sa perversité furent si grandes, que rien ne fut capable de l'émouvoir et d'amollir son coeur endurci; au contraire il s'irrita de la douceur de Jésus-Christ, et ne voulut point le regarder au lisage, ni faire cas de sa personne: car dès qu'il eut perdu la grâce et la foi, il conçut une telle aversion pour sa divine Majesté et pour sa très-sainte Mère, qu'il ne les regardait jamais au visage. La terreur qu'eut Lucifer

 

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de la présence de notre Sauveur fut en quelque façon plus grande; en effet, cet ennemi, comme je l'ai dit, trônait dans le cour de Judas, et ne pouvant souffrir l'humilité que notre divin Maître pratiquait envers les apôtres, il prétendit sortir de Judas, et du cénacle; mais le Seigneur le retint parla puissance de son bras, afin d'y abattre alors son orgueil, quoique ensuite il en ait été chassé (comme je le dirai en son lieu); et c'est ce qui redoubla sa fureur et les doutes qu'il avait que Jésus-Christ ne fût véritablement Dieu.

1174. Notre Sauveur acheva le lavement des pieds, et ayant repris son manteau, il s'assit au milieu de ses disciples, et leur fit cet admirable sermon, que rapporte l'évangéliste saint Jean, et qui commence par ces mots: Savez-vous ce que je viens de vous faire? Vous m'appelez votre Maître et votre Seigneur, et vous avez raison , car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi qui suis votre Maître et votre Seigneur, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres. Car je vous ai donné l'exemple , afin que vous fassiez la même chose que j'ai faite envers vous : puisque le serviteur n'est pas plus grand que le maître, ni l'apôtre plus grand que celui qui l'a envolé (1). Le Sauveur poursuivit son discours, instruisant ses apôtres, et leur communiquant de grands mystères, et une doctrine céleste, à l'exposition desquels je ne m'arrête pas ici, parce que les Évangélistes en font mention. Ce sermon donna aux apôtres de nouvelles lumières sur les mystères

 

(1) Joan., XIII, 13, etc.

 

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de la très-sainte Trinité et de l'Incarnation, les disposa par une nouvelle grâce à celui de l'Eucharistie, et les confirma dans la connaissance qu'ils avaient reçue de la sublimité des miracles et de la prédication du Seigneur. Saint Pierre et saint Jean furent favorisés d'une illumination particulière: car chaque apôtre reçut plus ou moins de connaissance, selon ses dispositions et selon la volonté divine. Ce que rapporte saint Jean (1) des questions qu'il fit à notre Seigneur Jésus-Christ à la sollicitation de saint Pierre, pour savoir quel était le traître qui allait le trahir, ainsi que le divin Maître l'avait annoncé lui-même, arriva pendant la cène, lorsque saint Jean était appuyé sur son sein. Saint Pierre désirait connaître le coupable, pour punir ou empêcher sa trahison par le zèle qui l'enflammait, et par cet amour pour Jésus-Christ qu'il faisait toujours éclater avant tous les autres. Mais saint Jean ne le lui déclara point, quoiqu'il le connut par le signe du morceau que le Sauveur offrit à Judas, signe par lequel il avait dit à l'Évangéliste qu'il le lui indiquerait; ainsi il ne le connut que pour lui seul, sans vouloir le découvrir à personne, pour pratiquer la charité qu'il avait apprise à l'école de notre adorable Maître.

1175. Saint Jean reçut des faveurs singulières pendant qu'il était penché sur le sein du Sauveur Jésus, et il y apprit de sublimes mystères touchant sa divinité et son humanité, et d'autres touchant sa bien

 

(1) Joan., XIII, 23. — (2) Ibid., 16.

 

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heureuse Mère. Ce fut dans cette occasion que le Seigneur la lui recommanda : car il ne lui dit pas sur la croix qu'elle serait sa mère, ni à elle que le saint Évangéliste serait son fils; mais, Voilà votre mère (1) parce qu'il ne le déterminait pas alors, mais il manifestait seulement en public ce qu'il lui avait recommandé en particulier. Notre auguste Reine avait une connaissance fort claire, comme je l'ai marqué ailleurs, de tous les mystères que son très-saint Fils opérait dans ce lavement des pieds, et pénétrait toutes ses paroles, glorifiant le Très-Haut pourtant de bienfaits par des cantiques de louange. Et quand notre divin Maître opérait ces merveilles; elle ne les considérait point comme des choses qu'elle ignorât, mais comme voyant accomplir ce qu'elle savait auparavant, et qu'elle avait écrit dans son coeur, ainsi,que la loi l'était sur les tables de Moïse (2). Dans ce même temps elle instruisait ses saintes disciples de tout ce qui pouvait leur être utile, et se réservait ce qu'elles n'était pas capable de comprendre.

 

Instruction que m'a donnée la puissante Reine dû monde, la bienheureuse Marie.

 

1176. Ma fille, je veux que vous vous distinguiez sans les trois vertus principales de mon Fils et mon

 

(1) Joan., XIX, 27. — (2) Deut., V, 22.

 

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Seigneur, que vous avez dépeintes dans ce chapitre, afin qu'en les pratiquant vous l'imitiez comme son épouse et ma très-chère disciple. Ces vertus sont, la charité, l'humilité et l'obéissance, que cet adorable Sauveur a fait surtout briller dans sa conduite à la fin de ses jours. Il est certain qu'il a donné pendant toute sa vie des marques éclatantes du grand amour qu'il portait aux hommes, puisqu'il a fait pour eux tant de merveilles dès l'instant qu'il fut conçu dans mon sein par l'opération du Saint-Esprit. Mais à la fin de sa vie, qui fut le temps auquel il établit la loi, évangélique et le Nouveau Testament, la flamme de l'ardente charité et du feu amoureux qui brûlait dans son coeur, en jaillit su dehors avec une nouvelle force. Ce fut dans cette occasion que la charité de notre Seigneur Jésus-Christ agit avec toute son efficace en faveur des enfants d'Adam : car tout concourut alors pour l'exciter; de son côté, les douleurs de la mort qui l'environnaient (1); et du côté des hommes, les répugnances à souffrir et à recevoir leur propre bien, les ingratitudes, les méchancetés, et les desseins d'ôter l'honneur et la vie à celui qui leur consacrait et donnait la sienne, et leur préparait le salut éternel. Par ces obstacles l'amour, qui ne pouvait point s'éteindre (2), éclata davantage, et le Seigneur devint, pour ainsi dire, plus ingénieux à conserver ce même amour dans ses propres oeuvres, à trouver le secret de demeurer parmi les hommes après qu'il aurait dû s'en

 

(1) Ps. CXIV, 3. — (2) Cant., VIII, 7.

 

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éloigner, et à leur enseigner par son exemple et par sa doctrine les moyens assurés et efficaces pour participer aux effets de son divin amour.

1177. Je veux que vous soyez fort savante et fort industrieuse en cet art d'aimer votre prochain pour Dieu. Vous le mettrez en pratique, si les injures et lès peines que vous en recevrez ne font qu'augmenter en vous la charité, sachant qu'alors seulement elle n'est ni douteuse ni suspecte, quand, du côté de la créature, elle n'est provoquée ni par des bienfaits ni par des flatteries. Car en aimant celui qui vous fait dit bien vous remplissez un devoir, mais si vous n'y prenez bien garde, vous ne savez pas si vous l'aimez pour Dieu ou pour les avantages qu'il vous procure; et, dans ce dernier cas, vous aimeriez votre intérêt, vous vous aimeriez vous-même plutôt que votre prochain en vue de Dieu, et quiconque aime pour d'autres fins que pour Dieu ne connaît point le pur amour de la charité : il n'est dominé que par l'amour aveugle de son propre intérêt. Mais si vous aimez votre prochain sans y être porté par des considérations personnelles, alors vous aurez pour motif et pour objet principal le Seigneur lui-même, et c'est lui que vous aimerez en la créature, quelle qu'elle soit. Et comme vous pouvez exercer plus facilement la charité intérieure que l'extérieure, quoique vous deviez les embrasser toutes deux autant que vos forces vous le permettront, il faut que vous tâchiez, dans l'exercice de la charité et dans la dispensation des bienfaits spirituels, de vous appliquer toujours aux grandes choses, conformément

 

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aux desseins du Seigneur, par vos prières, par de pieuses pratiques et par de prudentes exhortations, travaillant par ces moyens au salut des âmes. Souvenez-vous que mon très-saint Fils ne fit à personne aucun bien temporel qu'il ne lui communiquât en même temps un bien spirituel; car ses divines oeuvres eussent été moins parfaites si elles avaient manqué de cette plénitude. Vous comprendrez par là combien fou doit préférer les biens de l'âme à ceux du corps; et ce sont ceux-là que vous devez toujours demander en premier lieu, quoique les hommes charnels ne demandent souvent, par un aveuglement étrange, que les biens temporels, oubliant les éternels et ceux qui supposent la véritable amitié et la grâce dit Très-Haut.

1178. Les vertus d'humilité et d'obéissance prirent un nouveau lustre en mon très-saint Fils par les choses qu'il fit et qu'il enseigna lorsqu'il lava les pieds à ses disciples. Et il faudrait que votre cour fût bien insensible et bien indocile aux leçons du Seigneur, si, malgré les lumières dont un si rare exemple remplit votre âme, vous ne vous humiliiez point au-dessous de la poussière. Soyez donc persuadée dès maintenant que vous ne pourrez jamais avoir aucun sujet de dire ni de vous imaginer que vous êtes humiliée autant que vous le méritez, quand me-me vous seriez méprisée de toutes les créatures, quelque pécheresses qu'elles fussent, puisque aucune ne saurait être aussi Méchante que Judas, et que vous ne sauriez être aussi sainte et aussi parfaite que votre divin Maître. Néanmoins,

 

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si vous tâchez de mériter qu'il vous favorise et honore de cette vertu d'humilité, il vous donnera un genre de perfection et de ressemblance par lequel vous serez digne du titre de son épouse, et de participer à une espèce d'égalité avec lui. Sans cette humilité, nulle âme ne peut être élevée à une telle excellence ni à une participation si sublime; car on n'abaisse que ce qui est élevé, et on n'élève que ce qui est bas; ainsi une âme est toujours exaltée à proportion de soi, humilité et de ses anéantissements (1).

1179. Afin que vous ne perdiez pas cette perle de l'humilité au moment où vous croiriez la mieux garder, je vous avertis qu'il ne faut pas que vous en préfériez la pratique à l'obéissance, ni que vous la régliez par votre volonté, mais par celle de votre supérieur; car si vous préférez votre propre jugement à celui des personnes qui ont droit de vous commander, quoique vous le fassiez sous prétexte de vous humilier, vous tomberez par là même dans l'orgueil, puisque, dans ce cas, non-seulement vous ne choisissez pas la dernière place, mais vous vous élevez au-dessus du jugement de vos supérieurs. Cet avis vous prémunira contre l'illusion à laquelle vous seriez exposée en vous défendant, comme saint Pierre, des bienfaits du Seigneur; car par cette résistance vous vous priveriez non-seulement des dons que vous faites difficulté de recevoir, mais même de l'humilité, qui est le plus grand de tous les trésors et celui que vous prétendriez

 

(1) Matth., XXIII, 12.

 

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conserver; vous manqueriez en même temps à la reconnaissance que vous devez au Seigneur pour les hautes fins qu'il a toujours en ses oeuvres, et vous vous opposeriez à l'exaltation de son saint Nom. Il n'appartient pas à vous de scruter ses jugements impénétrables, ni de les réformer par les raisons plus ou moins plausibles sur lesquelles vous vous fondez pour vous persuader que vous êtes indigne de recevoir de telles faveurs ou de vous appliquer à de telles oeuvres. Tout cela, ma fille, n'est qu'un germe de l'orgueil de Lucifer caché sous une humilité apparente, et cet ennemi prétend par là vous rendre incapable de la participation du Seigneur, de ses dons et de son amitié, que vous désirez avec tant d'ardeur. Faites-vous donc une loi inviolable de croire aux faveurs du Très-Haut; de les recevoir, les estimer et les reconnaître avec un profond respect, lorsque vos supérieurs vous déclareront qu'elles sont de lui, et ne marchez pas en chancelant sans cesse au milieu de nouveaux doutes et de nouvelles craintes; mais agissez avec ferveur, et alors vous serez humble, obéissante et douce.

 

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CHAPITRE XI. Notre Sauveur Jésus-Christ célèbre la cène sacramentale en consacrant dans l'Eucharistie son très-saint et véritable corps et son précieux sang. — Les prières et les demandes qu'il fait. — Sa bienheureuse Mère communie. — Autres mystères qui arrivèrent dans cette occasion.

 

1180. C'est en tremblant que je commence à traiter du mystère ineffable de l'Eucharistie, et de ce qui arriva en son institution car en élevant les yeux de l'âme pour recevoir la lumière divine, qui me guide dans cet ouvrage et qui me fait voir tant de merveilles unies ensemble, je me défie de ma faiblesse, que je découvre par cette même lumière. Mes puis situées se troublent, et je ne saurais trouver des termes pour dépeindre ce que je vois et ce que ma pensée me représente, quoique tout cela soit fort au-dessous de l'objet à l'entendement. Je parlerai néanmoins, tout ignorante que je suis, pour ne pas manquer à l'obéissance et pour suivre l'ordre de cette histoire, en continuant le récit de ce que la très-pure Marie a opéré en ces merveilles. Que si je ne m'exprime point avec une clarté digne de la grandeur du sujet, la faiblesse de mon sexe et l’admiration dans laquelle je suis m'excuseront; car il n'est pas aisé de

 

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s'occuper de la justesse et de la propriété des termes, lorsque la volonté désire ne suppléer à l'insuffisance des paroles que par des affections, et jouir dans la solitude de ce qu'il ne serait ni possible ni convenable de découvrir.

1181. Notre Seigneur Jésus-Christ célébra la cène légale sur une table qui n'était élevée de terre que d'environ six ou sept doigts, à demi étendu sur le parquet, comme les apôtres, selon la coutume des Juifs. Après qu'il eut achevé le lavement des pieds, il fit préparer une autre table de la hauteur de celles dont à présent nous nous servons pour prendre nos repas, terminant par cette cérémonie les cènes légales et les rites matériels et figuratifs pour commencer le nouveau festin par lequel il établissait la nouvelle loi de grâce. De sorte qu'il fit la première consécration sur une table ou sur un autel élevé, comme ceux que l'on voit dans l'Église catholique. On couvrit cette nouvelle table d'une nappe fort riche; puis l'on y mit un plat et une grande coupe en forme de calice, capable de contenir le vite que le Sauveur y voulait mettre, car il préparait toutes choses par sa puissance et, par sa sagesse divine. Le maître de la maison obéit à une inspiration d'en haut en lui offrant ces vases magnifiques, qui étaient d'une pierre précieuse semblable à l'émeraude. Les apôtres s'en servirent depuis dans le temps convenable pour consacrer, lorsqu'ils en eurent le pouvoir. Notre Seigneur Jésus-Christ s'assit avec les douze apôtres et quelques autres disciples; il se fit apporter du pain sans levain qu'il mit

 

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dans le plat, et du vin pur qu'il versa dans le calice, et prépara les autres choses nécessaires.

1182. Alors le Maître de la vie adressa à ses apôtres le discours le plus admirable, et ses paroles divines, qui pénètrent toujours jusque dans le plus intime du cœur, furent pour eux dans cette instruction comme des dards enflammés du feu de la charité, qui leur communiquait son doux embrasement. Il leur découvrit de nouveau les plus sublimes mystères de sa divinité, de son humanité et des oeuvres de la rédemption. Il leur recommanda la paix et l'union de la charité qu il leur devait laisser dans ce sacré mystère qu'il allait opérer (1). Il leur promit que, s'ils s'aimaient les uns les autres, son Père éternel les aimerait de l'amour dont il l'aimait lui-même (2). Il leur fit connaître l'importance de cette promesse, et qu'il les avait choisis pour fonder la nouvelle Église et la loi de grâce. Il leur renouvela les lumières qu'ils avaient de la suprême dignité, de l'excellence et des prérogatives de sa très-pure Mère Vierge. Saint Jean fut favorisé d'une illumination particulière à cause de l'office auquel il était destiné. Notre auguste Reine, plongée dans une divine contemplation; regardait, de la chambre où elle s’était retirée, tout ce que son très-saint Fils faisait dans le cénacle; et elle en avait une plus profonde intelligence que tous les apôtres et que tous les anges ensemble, qui, comme je l'ai dit ailleurs, y assistaient sous une forme humaine, adorant

 

(1) Joan., XIV, 27. — (2) Joan., XVII, 26.

 

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leur Seigneur, leur Roi et leur Créateur. Les mêmes anges allèrent prendre Hénoch et Élie là où ils étaient, et les amenèrent dans le cénacle, le Seigneur voulant que ces deux patriarches de la loi naturelle et de la loi écrite se trouvassent présents à la nouvelle merveille et à l'établissement de la loi évangélique, et qu'ils participassent à ses ineffables mystères.

1183. Tous ceux dont je viens de parler étant assemblés, et considérant avec admiration ce que faisait l'Auteur de la vie, la personne du Père éternel et celle du Saint-Esprit apparurent dans le cénacle, comme il était arrivé au Jourdain et sur le Thabor. Tous les apôtres et tous les disciples ressentirent certains effets de cette apparition; il n'y en eut pourtant que quelques-uns pour qui elle fut visible, particulièrement l'évangéliste saint Jean, qui eut toujours le privilège de pouvoir jeter le regard perçant de l'aigle sur les divins mystères. Toute la cour céleste se réunit alors dans le cénacle de Jérusalem; telles furent la pompe et la magnificence avec lesquelles fut fondée l'Église du nouveau Testament, fut établie la loi de grâce et fut instituée l’oeuvre de notre salut éternel ! Pour se faire une idée juste des actes du Verbe incarné, l'on doit remarquer que, comme il avait deux natures, la divine et l'humaine, et toutes deux eu une seule personne, qui était celle du Verbe, les actes des deux natures sont pour cette raison attribués à une même personne, et c'est aussi pour cela que la même personne est appelée Dieu et homme. Par conséquent, lorsque je dis que le Verbe incarné parlait à son Père

 

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éternel et le priait, on ne doit pas entendre qu'il parlât et priât par la nature divine en laquelle il était égal au Père (1), mais en la nature humaine, en laquelle il lui était inférieur (2), ayant un corps et une âme comme nous. C'est de cette manière que notre Seigneur Jésus-Christ glorifia dans le cénacle son Père éternel pour sa divinité et pour son lare infini, et le pria ensuite pour le genre humain en ces termes :

1184. « Mon Père, Dieu éternel, je vous exalte en a l'être infini de votre divinité incompréhensible, en  laquelle je suis une même chose avec vous et avec  le Saint-Esprit (3) ; engendré de toute éternité par  votre entendement (4), comme la figure de votre  substance et l'image de votre propre nature indivisible (5). Je veux consommer l'œuvre de la rédemption du genre humain, que vous m'avez recommandée en la nature que j'ai prise dans le sein de ma Mère; lui donner la dernière perfection et la plénitude de votre bon plaisir; quitter le monde pour m'asseoir à votre droite, et vous amener toits ceux que  vous m'avez donnés, sans qu'il s'en perde aucun (6),  autant que cela dépend de notre volonté et de la suffisance de leur remède. Ales délices sont d'être avec les enfants des hommes (î), et si en t’en allant  je les laisse sans mon assistance, ils seront seuls,  comme des orphelins abandonnés: c'est pourquoi je

 

(1) Joan., X, 30 — (2) Joan., XIV, 28. — (3) Joan., X, 30. — (4) Ps., CIX, 4. — (5) Hebr., I, 3. — (6) Joan., XVII, 12. — (7) Prov., VIII, 31.

 

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veux, mon Père, leur donner des gages de mon amour,  qui ne saurait s'éteindre, et des récompenses éternelles que vous leur avez préparées. Je veux leur laisser un mémorial impérissable de ce que j'ai fait et a souffert pour eux. Je veux qu'ils trouvent en mes mérites un facile et efficace remède au péché qu'ils ont a contracté par la désobéissance du premier homme,  et les réintégrer en l'entière possession du droit  qu'ils ont perdu, et qu'ils avaient de prétendre au bonheur éternel pour lequel ils ont été créés.

1185. Et comme le nombre de ceux qui persévèreront dans la justice sera fort petit, il faudra bien  assurer aux hommes d'autres remèdes par lesquels  ils puissent la recouvrer et l'accroître en recevant a de nouveau les dons les plus sublimes de votre clémente ineffable, pour les justifier et les sanctifier   par des secours et des moyens divers dans l’état de leur dangereux, pèlerinage. Que si nous avons dé terminé par notre volonté éternelle de les tirer du  néant pour leur donner l’être et l'existence, ç’a été  pour leur communiquer les grandeurs de notre divinité, nos perfections et notre éternelle félicité;  votre amour, qui m'a fait naître passible et qui m'a a obligé de m'humilier pour eux jusqu'à la mort de  la croix (1), ne serait pas satisfait s'il n'inventait  un nouveau mode de se communiquer aux hommes  selon leur capacité et selon notre sagesse et notre  puissance. Ce mode doit consister en des signes

 

(1) Philip., II, 3.

 

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visibles, proportionnés à la condition sensible des hommes, et ces signes doivent produire des effets  invisibles auxquels participera leur esprit invisible et immatériel.

1186. «Pour ces très-hautes fins de votre gloire,  je demande, mon Père, le Fiat de votre volonté  éternelle en mon nom et en celui de tous les pauvres et affligés enfants d'Adam. Que si leurs péchés provoquent votre justice , leurs misères et leurs besoins  implorent votre miséricorde infinie. Et je joins à cette même miséricorde toutes les oeuvres, de mon humanité unie par un lien indissoluble à ma divinité; l’obéissance avec laquelle j'ai consenti non seulement à souffrir, mais à mourir pour eux ; l'humilité avec laquelle je me suis soumis ana   hommes et à leurs jugements iniques; la pauvreté,  et les travaux de ma vie, mes opprobres et ma  passion; ma mort, et l'amour avec lequel j'ai accepté   tout cela pour votre gloire, et afin que vous fussiez  connu et adoré de toutes les créatures, capables de  votre grâce et de votre félicité. Vous m'avez, mon  Père, rendu frère des hommes; vous avez voulu  que je fusse leur chef (1), comme celui de tous les  élus qui doivent éternellement jouir avec nous. de   notre divinité, afin qu'ils soient, comme enfants,  héritiers avec moi de vos biens éternels (2), et  qu'ils participent, comme membres, à l'influence   que je veux leur communiquer comme chef (3),

 

(1) Coloss., I, 18. — (2) Rom., VIII, 17. — (3) I Cor., VI, 15.

 

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selon l'amour que je leur porte comme à mes frères;  et je veux, autant qu'il est en moi, les entraîner  à ma suite, et le faire rentrer dans votre amitié  et dans le doux commerce sous les lois duquel ils ont été formés en leur chef naturel, le premier  homme.

1187.  « Je détermine, Seigneur, par cet amour immense que tous les mortels puissent désormais  être pleinement réengendrés en votre grâce par le  sacrement du Baptême, et qu'ils le puissent recevoir aussitôt qu'ils seront nés, sans aucun concours  de leur propre volonté, que des tiers manifesteront alors pour eux, afin qu'ils renaissent au jour  de votre sagesse. Qu'ils soient dès lors héritiers de  votre gloire , et marqués comme enfants de mon  Église par un caractère indélébile; qu'ils soient  purifiés de la souillure du péché originel ; qu'ils  reçoivent les dons des vertus de foi, d'espérance, et de charité, avec lesquels ils puissent se montrer  vos enfants dans leur conduite, vous connaître,  espérer en vous, et vous aimer pour vous-même. Qu'ils reçoivent aussi les vertus avec lesquelles ils a puissent régler leurs passions désordonnées par le péché, et discerner sans erreur le bien et le mal. Que le sacrement soit la porte de mon Église, et  qu'À, rende ceux qui l'auront reçu capables des  autres sacrements et des nouveaux bienfaits de  notre grâce. Je détermine encore qu'après ce  sacrement ils en reçoivent un autre , qui lés con firme dans la sainte foi qu'ils ont professée et qu'ils

 

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doivent professer; afin qu'ils puissent la défendre avec fermeté, quand ils auront l'usage de la raison. Et comme la fragilité des hommes leur fera  aisément transgresser ma loi, et que ma charité ne peut les laisser sans un remède qui leur  soit facile et opportun, je destine à cet effet le sacrement de la Pénitence, par lequel, reconnaissant  et confessant leurs péchés avec douleur, ils seront rétablis dans l'état de justice, et continueront à gagner des mérites pour la gloire que je leur ai promise. Ainsi Lucifer et ses ministres ne triompheront point de les avoir fait déchoir de l’état heureux dans lequel le baptême les avait mis.

1188. « Les hommes étant justifiés par le moyen de ces sacrements, seront capables de la participation la plus haute, la plus intime et la plus tendre qu'ils puissent avoir avec moi dans l'exil de leur vie mortelle : ils la réaliseront en me recevant d'une manière ineffable sous les espèces du pain et du vin; en celles du pain, je laisserai mon corps, et en celles du vin je laisserai mon sang. Je me trouverai véritablement et réellement tout entier en chacune de ces espèces consacrées; quoique j'établisse ce sacrement mystérieux de l'Eucharistie sous l'une et sous l'autre , parce que je m'y donnerai en forme d'aliment proportionné à la condition des hommes et à leur état de voyageurs, opérant toutes ces merveilles pour eux, et voulant rester ainsi au milieu d'eux jusqu'à la fin des siècles (1). Et afin qu'ils

 

(1) Matth., XXVIII, 20.

 

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aient un autre sacrement qui les purifie et les sou tienne lorsqu'ils seront arrivés su terme de la vie, a je leur destine le sacrement de l'Extrême-Onction; qui leur sera aussi comme un gage de leur résurrection dans les mêmes corps qui auront été marqués par ce sacrement. Et comme tous tendent à sanctifier  les membres du corps mystique de mon Église, en laquelle doit régner un ordre parfait, et chacun doit occuper le rang convenable à son ministère, je   veux que les ministres de ces sacrements reçoivent eux-mêmes un sacrement particulier qui les élèvera, par rapport à tous les autres fidèles, su degré suprême du sacerdoce, et j'instituerai à cet effet le sacrement de l'Ordre, qui les revêtira d'un caractère spécial et les sanctifiera avec une efficacité merveilleuse. Et quoique ce soit de moi qu'ils doivent tous recevoir cette excellence, je veux qu'elle leur soit communiquée par l'intermédiaire d'un chef, qui sera mon vicaire, représentera ma personne, et sera le Pontife souverain, aux mains duquel je confierai les clefs du ciel, et je veux que tous lui obéissent sur la terre. Pour que rien ne manque à la perfection de mon Église, j'institue en  dernier lieu le sacrement du Mariage, qui sanctifiera les rapports naturels établis pour la propagation du genre humain; afin que tous les états de l’Église soient enrichis et ornés de mes mérites  infinis. C'est là, Père éternel, ma dernière volonté, par laquelle je fais tous les mortels héritiers de mes mérites, que leur dispensera ma nouvelle

 

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Église, dans laquelle je les mets en dépôt. »

1189. Notre Rédempteur Jésus-Christ fit cette prière en présence des apôtres, sans qu'ils s'en aperçussent. biais la bienheureuse Mère, qui de sa retraite le voyait et l'imitait en tout, se prosterna et offrit comme Mère au Père éternel les demandes de son Fils. Et quoiqu'elle ne pût ajouter aucune valeur méritoire aux oeuvres de son très-saint Fils, néanmoins, en sa qualité de coadjutrice, elle unit ses prières aux siennes, comme dans les autres occasions semblables, et sollicita de son coté la divine miséricorde, afin que le Père éternel ne regardât point son Fils tout seul , mais toujours en compagnie de sa fière. Aussi les regarda-t-il tous deux, et agréa-t-il à la fois les prières que le Fils et la Mère lui adressaient pour le salut des hommes. Notre auguste princesse fit encore dans cette circonstance une autre chose, parce que son très-saint Fils l'en chargea. Pour la comprendre, il faut remarquer que Lucifer se trouva présent lorsque Jésus-Christ lava les pieds à ses apôtres, comme je l'ai dit au chapitre précédent; et ayant vu ce que le Sauveur faisait , et qu'il ne lui permettait pari de sortir du cénacle, il inféra de là qu'il destinait aux apôtres quelque bienfait insigne, et tout en reconnaissant son impuissance contre le Seigneur, il voulut, poussé par l'orgueil et par nue haine implacable, pénétrer ces mystères pour tâcher de s'y opposer par quelque méchanceté. La bienheureuse Vierge connut le dessein de Lucifer, et vit que son très-saint Fils lui remettait cette cause; c'est pourquoi brûlant du zèle de la gloire

 

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du Très-Haut, et usant de son autorité de Reine, elle commanda su dragon et à tous ses ministres de sortir aussitôt du cénacle et de descendre dans les gouffres de l'enfer.

1190. Pour vaincre Lucifer, le bras du Tout-Puissant arma la très-pure Marie d'une nouvelle vertu, à laquelle ni lui ni les autres démons ne purent résister; ainsi ils furent précipités dans l'abîme, jusqu'à ce qu'il leur tilt de nouveau permis d'en sortir, et d'assister à la passion et à la mort de notre Rédempteur, par laquelle ils devaient être entièrement vaincus, et assurés que Jésus-Christ était le Messie, le Sauveur du monde, Dieu et homme véritable. On voit donc que Lucifer et ses ministres furent témoins de la cène légale, du lavement des pieds des apôtres et ensuite de toute la passion; mais ils ne furent présents ni à l'institution de la divine Eucharistie, ni à la communion que notre Seigneur Jésus-Christ donna lui-même aux apôtres. Les démons chassés, notre auguste Reine s'éleva à une plus haute contemplation des mystères qui s'approchaient, et les saints anges chantèrent la gloire du grand triomphe que cette nouvelle et vaillante Judith venait de remporter sur le dragon infernal. Au même moment notre divin Sauveur fit un autre cantique pour glorifier le Père éternel et lui rendre des actions de grâces de ce qu'il lui avait accordé ses demandes en faveur des hommes.

1191. Après tout ce que je viens de dire, notre Rédempteur prit en ses vénérables mains le pain qui

 

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était dans le plat, demandant intérieurement l'agrément du Très-Haut et le priant de permettre qu'alors dans le cénacle, et plus tard dans la sainte Église, il se rendit réellement et véritablement présent dans l'hostie en vertu des paroles qu'il allait prononcer, comme obéissant à ces mêmes paroles; puis il leva les yeux au ciel avec tant de majesté, que les apôtres, les anges et la bienheureuse Vierge Mère elle-même, furent saisis d'une nouvelle crainte révérentielle. Enfin, il prononça les paroles de la consécration sur le pain, qui fut changé transsubstantiellement en son véritable corps, et il prononça la consécration du vin sur le calice, changeant le même vin en son véritable sang. Aussitôt qu'il eut achevé de prononcer les paroles sacramentelles , le Père éternel répondit Celui-ci est mou Fils bien-aimé, dans lequel je trouve mes délices, et je les trouverai jusqu'à la fin du monde; il demeurera avec les hommes tout le temps que leur exil durera. La personne du Saint-Esprit confirma la même promesse. Et la très-sainte humanité de Jésus-Christ en la personne du Verbe s'inclina profondément devant la Divinité dans le sacrement de son corps et de son sang. Notre grande Reine, qui était dans sa retraite, se prosterna et adora son Fils dans l'Eucharistie avec un respect infini. Ensuite les anges de sa garde et tous les autres anges l'adorèrent à leur tour, et après que ces esprits célestes l'eurent adoré, Hénoch et Élie en firent de même, chacun de son côté en leur nom et en celui des anciens patriarches et des prophètes de la. loi naturelle et de la loi écrite.

 

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1192. Tous les apôtres et disciples crurent à ce grand mystère, excepté le perfide Judas, et l'adorèrent avec une foi vive et une humilité profonde, chacun selon sa disposition. Et alors notre grand prêtre Jésus-Christ éleva son corps et son sang consacrés, afin que tous ceux qui assistaient à cette première messe l'adorassent de nouveau, comme ils le firent effectivement. Sa très-pure Mère, saint Jean, Hénoch et Élie furent au moment de l'élévation éclairés d'une plus vive lumière, afin de mieux savoir comment le corps sacré du Sauveur se trouvait sous les espèces du pain et son. précieux sang sous celles du vin, et en toutes deux Jésus-Christ vivant tout entier par l'union inséparable de son âme, de son corps et de son sang, comment la Divinité y résidait, et en la personne du Verbe celles du Père et du Saint-Esprit; et comment par ces unions, ces existences et ces concomitances inséparables, les trois personnes divines étaient présentes dans l'Eucharistie avec l'humanité parfaite de notre Seigneur Jésus-Christ. Ce fut notre auguste Princesse qui pénétra plus avant toutes ces vérités, et l'intelligence que les autres en eurent fut proportionnée aux degrés de leur perfection. Ils connurent aussi l'efficace des paroles de la consécration, et qu'elles avaient dès lors une vertu divine, afin qu'étant prononcées sur la matière requise avec l'intention de Jésus-Christ par quelque prêtre que ce fût né ou à naître, elles changeassent la substance du pain en son corps, et celle du vin en son sang, laissant les accidents sans sujet, et avec un

 

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nouveau mode de subsister sans disparaître, et cela d'une façon si ineffable et avec tant de certitude, que le ciel et la terre passeront avant que cesse l'efficace de cette formule de consécration, dûment prononcée par le prêtre et ministre de Jésus-Christ.

1193. La bienheureuse Marie connut aussi par une vision spéciale de quelle manière le corps sacré de notre Seigneur Jésus-Christ était caché sous les accidents du pain et du vin sans leur causer comme sans subir aucune, altération , parce que ces mêmes accidents ne peuvent pas plus être les formes du corps du Sauveur, que ce corps ne peut devenir leur sujet. Ils conservent après la consécration la même étendue et les mêmes qualités qu'ils avaient auparavant , et ils occupent le même espace, comme on le voit en l'hostie consacrée; et le corps sacré y est d'une manière indivisible sans qu'une partie soit confondue avec l'autre, quoiqu'il ait toute sa grandeur; il est tout entier en toute l'hostie, et tout entier en chaque partie, sans que l'hostie l'étende ni le rétrécisse, et sans que le corps étende ni rétrécisse l'hostie; parce que l'étendue propre du corps ne dépend point de celle des espèces accidentelles, ni le volume des espèces du corps consacré ; ainsi ils ont un mode d'existence tout à fait distinct, et le corps pénètre la quantité des accidents sans qu'ils le puissent empêcher. Et quoique naturellement la tête demanderait un autre lieu et occuperait un autre point de l'espace que les mains et ainsi des autres parties, il arrive par la puissance divine que le corps consacré se trouve tout

 

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entier dans un  même lieu; car ici il ne dépend point de l'étendue de l'espace qu'il occupe naturellement; la très-sainte Eucharistie échappe à toutes ces dépendances, tous ces rapports, parce que le corps du Sauveur y peut être sans eux avec toutes ses dimensions ; il n'est pas non plus dans un seul endroit ni dans une seule hostie , mais en même temps dans toutes les hosties consacrées, quoique le nombre en soit presque infini.

1194. Elle comprit encore que, bien que le sacré corps n'eût, comme je viens de l'expliquer, aucune dépendance naturelle des accidents, il ne s'y trouverait néanmoins qu'autant de temps que les espèces du pain et du vin dureraient sans se corrompre, parce que la très-sainte volonté de Jésus-Christ, auteur de ces merveilles, l'avait déterminé de la sorte. Ce fut comme une dépendance volontaire et morale de l'existences miraculeuse de son corps et de son sang avec l'existence intégrale des accidents. Et quand ils se corrompent par les causes naturelles qui peuvent' les altérer, comme il arrive après qu'on a reçu le sacrement, car la chaleur de l'estomac les altère et les corrompt, ou par d'autres causes qui peuvent produire le même effet, alors Dieu crée de nouveau une autre substance au dernier instant où les espèces sont disposées à recevoir la dernière transmutation , et cette nouvelle substance qui remplace pour ainsi dire le corps, consacré, sert à la nutrition du corps humain, qui se l'assimile et la pénètre de sa vie. Cette merveille de créer une nouvelle substance, qui absorbe les accidents altérés et corrompus, est une

 

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conséquence de la volonté divine, qui a déterminé que le corps sacré ne subsisterait point avec la corruption des espèces. Cela a même quelque rapport à l'ordre de la nature; car la substance de l'homme qui se nourrit, ne saurait prendre aucun accroissement que par une autre substance qui lui est ajoutée de nouveau, et dont les accidents primitifs ne peuvent se conserver dans le corps humain.

1195. La main du Tout-Puissant a renfermé tous ces miracles et plusieurs autres dans ce très-auguste sacrement de l'Eucharistie. La Reine de l'univers les approfondit. tous par sa divine science; saint Jean, les patriarches de l'ancienne loi qui s'y trouvaient présents, et les apôtres en sondèrent plusieurs jusqu'à un certain point. La bienheureuse Marie, en connaissant la grandeur de l'inestimable bienfait qui s'étendait sur tous les mortels, connut aussi l'ingratitude avec laquelle ils traiteraient un mystère si ineffable, institué pour leur remède; et elle se chargea dès lors de réparer autant qu'il lui serait possible notre insensibilité, et de rendre de continuelles actions de grâces du Père éternel et à son très-saint Fils pour l'incompréhensible faveur que le genre humain recevait. Elle voua toute sa vie à ces prières réparatrices, et elle les faisait souvent en versant des larmes de sang qui partaient de son coeur enflammé de la plus ardente charité, pour expier notre coupable et honteux oubli.

1196. Ce que j'admire le plus, c'est ce qui arriva à notre Seigneur Jésus-Christ lui-même, qui, ayant élevé le très-saint Sacrement, afin que les disciples

 

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l'adorassent, comme je l'ai dit, le divisa avec ses mains sacrées, et se communia lui-même le premier, comme le premier et le souverain Prêtre. Et se reconnaissant, en tant qu'homme, inférieur à la divinité qu'il recevait en son corps et en son sang consacrés, il se recueillit, s'humilia, et parut trembler en la partie sensitive, pour nous montrer deux choses : l'une, le respect avec lequel on doit recevoir son sacré corps: l'autre, la douleur qu'il ressentait de la témérité avec laquelle tant de personnes s'approcheraient de ce très, auguste sacrement. Les effets que produisit la communion dans le corps de Jésus-Christ furent divins et ineffables; car la gloire de son âme très-sainte rejaillit quelques instants sur lui, comme lors de la transfiguration; mais cette merveille ne fut manifestée qu'à la très-pure Mère, et un peu à saint Jean, à Hénoch, et à Élie. Après cette faveur, la très-sainte humanité renonça en la partie inférieure à tout repos et à toute consolation jusqu'à la mort. La divine Mère découvrit aussi, par une vision particulière, comment son très-saint Fils se recevait lui-même en l'Eucharistie, et comment il demeura lui-même dans son propre sein après s'être reçu. Tout cela produisit les plus sublimes effets en notre grande Reine.

1197. Notre Sauveur Jésus-Christ fit en se communiant un cantique de louanges au Père éternel, et s'offrit lui-même dans l'Eucharistie pour le salut du genre humain; ensuite il divisa une autre particule du pain consacré, et la remit à l'archange saint Gabriel, afin qu'il la portât à la bienheureuse Marie

 

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et qu'il la communiât. Par cette faveur les saints anges furent comme satisfaits et dédommagés de ce que la dignité sacerdotale, si excellente, était conférée aux hommes et non point à eux, d'avoir eu seulement entre leurs mains le corps consacré de leur Seigneur et de leur Dieu ; ils en ressentirent tous une joie nouvelle et inexprimable. Notre auguste Reine attendait, les yeux baignés de larmes, la sainte communion, lorsque l'archange Gabriel arriva avec une légion innombrable d'autres anges; elle la reçut de la main de ce saint prince la première après son adorable Fils, qu'elle imita en son humilité et en sa sainte crainte. Le très-saint Sacrement fut mis en dépôt dans le sein de la très-pure Marie, et dans son coeur, comme dans le véritable sanctuaire, et le plus décent tabernacle du Très-Haut. Et ce dépôt du sacrement ineffable de l'Eucharistie y resta tout le temps qui s'écoula depuis cette nuit jusqu'après la résurrection , c'est-à-dire jusqu'au moment où saint Pierre consacra et dit sa première messe, comme je le rapporterai plus tard. Le Seigneur tout-puissant ordonna de la sorte cette merveille, pour la consolation de sa divine Mère, et aussi pour accomplir par avance en cette manière la promesse, qu'il fit depuis à son Église, de demeurer avec les hommes jusqu'à la fin des siècles (1) : car après sa mort, sa très-sainte humanité ne pouvait point demeurer dans l'Église dune autre manière, tant qu'on n'aurait point consacré son corps et son

 

(1) Matth., XXVIII, 20.

 

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sang. Ainsi fut mise en dépôt dans la très-pure Marie cette manne véritable, comme la manne figurative, l'avait été dans l'arche de Moïse (1). Et les espèces sacramentales se conservèrent sans se corrompre dans son sein tout le temps qui se passa jusqu'à la nouvelle consécration. Elle rendit ales actions de grâces au Père éternel et à son très-saint Fils par de nouveaux cantiques , imitant encore en cela le Verbe incarné.

1198. Après que la Reine des anges eut reçu la communion, notre Sauveur donna le pain consacré aux apôtres, et leur ordonna de le départir entre eux et de le recevoir (2); il leur conféra par ces paroles la dignité sacerdotale, qu'ils commencèrent d'exercer en se communiant eux-mêmes avec un souverain respect et avec beaucoup de larmes de dévotion, adorant le corps et le sang de notre Rédempteur, qu'ils avaient reçu. Ils eurent l'avantage d'être élevés les premiers à cette haute dignité, comme étant choisis pour être les fondateurs de l'Église évangélique (3). Ensuite saint Pierre , par le commandement de notre Seigneur Jésus-Christ, prit d'autres particules consacrées, et communia Hénoch et Élie. Et par les effets de cette communion , ces saints personnages furent fortifiés de nouveau pour attendre jusqu'à la fin du monde la vision béatifique, qui leur est différée depuis tant de siècles par la volonté divine. Les deux patriarches louèrent le Tout-Puissant, et lui rendirent

 

(1) Hebr., IX, 4. — (2) Luc., XXII, 17. — (8) Ephes., II, 20.

 

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de ferventes actions de grâces pour une telle faveur; après quoi les saints anges les remirent au lieu d'où ils les avaient tirés. Le Seigneur réalisa ce prodige, pour donner à ceux qui avaient vécu sous les anciennes lois naturelle et écrite, des gages de son incarnation, de leur rédemption et de la résurrection générale. Car tous ces mystères sont renfermés dans le sacrement de l'Eucharistie, et en le donnant aux deux saints patriarches Hénoch et Élie qui vivaient en une chair mortelle, le Sauveur en étendit la participation aux deux états de ces anciennes lois; parce que les autres qui le reçurent étaient soumis à la nouvelle loi de grâce, dont les apôtres étaient les pères. Les deux saints Hénoch et Élie comprirent toutes ces choses, et rendirent, au nom des autres justes de leurs lois, des actions de grâces à leur Rédempteur et au nôtre pour ce mystérieux bienfait.

1199. Il arriva un autre miracle fort secret en la communion des apôtres : ce fut que le perfide Judas, voyant que le divin Maître leur prescrivait de communier, résolut, l'infidèle, de ne le point faire, mais de garder secrètement, s'il le pouvait, le sacré corps, pour le porter au prince des prêtres et aux pharisiens, et de leur dire quel personnage était son maure, puisqu'il déclarait que ce pain était sou propre corps, afin qu'ils condamnassent cette déclaration comme un grand crime; que, s'il ne pouvait pas réussir dans ce dessein, il se proposait de commettre quelque autre attentat contre cet adorable sacrement. La Reine de l'univers, qui observait par une très-claire vision tout

 

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ce qui se passait, les dispositions intérieures et extérieures avec lesquelles les apôtres recevaient la sainte communion, et les effets que ce divin sacrement produisait en eux, vit aussi les intentions exécrables de l'obstiné Judas. Elle s'enflamma du zèle de la gloire de son Seigneur, comme Mère, comme Épouse et comme Fille; et, connaissant que c'était sa volonté qu'elle usât en cette occasion du pouvoir de Mère et de Reine, elle ordonna à ses anges de retirer successivement de la bouche de Judas le pain et le vin consacrés, et de les remettre avec les autres espèces eucharistiques; car il lui appartenait, dans cette rencontre, de défendre l'honneur de son très-saint Fils et d'empêcher la nouvelle injure que Judas voulait lui faire. Les anges obéirent; ainsi, lorsque le plue méchant des hommes communia, ils lui ôtèrent de la bouche. les espèces sacramentales les unes après les autres, et, les ayant purifiées du contact de ce palais sacrilège, ils les remirent secrètement avec les autres espèces tant le Seigneur voulait toujours conserver l'honneur de son ennemi et de son apôtre endurci ! Et comme Judas ne fut pas des derniers à communier, et que les, saints anges exécutèrent vivement l'ordre de leur Reine, ceux qui communièrent après, selon leur rang d'ancienneté, reçurent ces espèces. Notre Sauveur rendit des actions de grâces au Père éternel, et termina par là les mystères des Cimes légale et sacramentelle pour commencer ceux de sa passion, dont je parlerai dans les chapitres suivants. La Reine du ciel ne cessait de considérer avec admiration tous ces mystères,

 

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et de glorifier le Très-Haut par des cantiques de louanges.

 

Instruction que j'ai reçue de notre auguste Maîtresse.

 

1200. O ma fille! si ceux qui professent la sainte foi catholique ouvraient leurs coeurs endurcis et pesants pour recevoir la véritable intelligence du sacré mystère et du bienfait inestimable de l'Eucharistie, ou si, affranchis des affections terrestres et de la tyrannie de leurs passions, ils s'appliquaient avec cette foi vivifiante à découvrir en la divine lumière leur félicité, et à considérer qu'ils possèdent au milieu d'eux dans le très-saint Sacrement le Dieu éternel, qu'ils peuvent le recevoir, le fréquenter et participer aux effets de cette manne céleste! s'ils appréciaient le prix et la grandeur de ce don! s'ils estimaient ce trésor ! s'ils goûtaient sa douceur ! s'ils savaient y chercher la vertu cachée de leur Dieu tout-puissant! Ah! ils n'auraient rien à désirer ni à craindre dans leur exil! Les mortels ne doivent point se plaindre dans l'heureux temps de la loi de grâce, si leur fragilité et leurs passions les affligent, puisqu'ils ont dans ce pain du ciel le salut et la force à leur disposition. Ils ne doivent point se troubler non plus, si le démon les tente et les persécute, puisqu'ils peuvent glorieusement le vaincre par le bon usage de ce sacrement

 

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ineffable , s’ils le reçoivent souvent et dignement dans cet espoir. La grande faute des fidèles est de ne point réfléchir à ce mystère, et de ne point se prévaloir de sa vertu infinie dans tons leurs besoins; car mon très-saint Fils l'a institué pour leur remède. En vérité je vous le dis, ma très-chère fille, Lucifer et ses ministres sont saisis d'une telle terreur en présence de l'Eucharistie, qu ils souffrent de plus grands tourments à s'en rapprocher qu'à rester dans l'enfer. Et s'ils entrent dans les églises, et s'exposent par là à endurer de nouveaux supplices, c'est dans l'espérance de faire pécher quelques âmes dans ces lieux sacrés et devant le très-saint Sacrement. Car la haine qu'ils ont contre Dieu et contre les âmes les détermine seule, lorsqu'ils trichent ale remporter une pareille victoire, à affronter ces tourments et ces supplices en se rapprochant de mon très-saint Fils présent dans l'Eucharistie.

1201. Quand on le porte en procession par les rues, d'ordinaire ils fuient et s'éloignent bien vite, et ils n'oseraient aborder ceux qui l'accompagnent s'ils ne savaient, par une longue expérience, qu'ils réussissent souvent à faire perdre à plusieurs chrétiens le respect dû à cet auguste sacrement. C'est pour cette raison qu’ils s'attachent surtout à tenter dans les églises; car ils comprennent combien grande est l'injure que l'on fait au Seigneur en oubliant qu'il s'y trouve, par un effet de son amour, dans le sacrement, où il attend les hommes pour les sanctifier, et pour en recevoir le retour du tendre amour qu'il leur témoigne

 

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par tant de douces industries. Vous connaîtrez par là quelle force ont contre les démons ceux qui reçoivent dignement ce pain céleste, et combien les hommes se rendraient formidables à ces esprits rebelles, s'ils le mangeaient avec une dévotion et avec une pureté dans lesquelles ils bicheraient de se maintenir jusqu'à une autre communion. biais il en est fort peu qui veuillent prendre ce soin, et l'ennemi les épie sans cesse pour profiter des occasions propres à les jeter dans l'oubli, dans les froideurs et dans les distractions, et pour empêcher qu'ils ne se servent contre lui d'armes si puissantes. Gravez ces leçons dans votre cour, et, puisque le Très-Haut a ordonné par l'organe de vos supérieurs que, malgré votre démérite, vous receviez chaque jour cet adorable sacrement, travaillez à vous conserver dans l'état oit vous vous mettez pour une communion jusqu'à ce que vous en fassiez une autre car mon Seigneur et moi voulons que vous vous serviez de ce glaive dans les combats du Très -Haut, au nom de la sainte Église, contre les ennemis invisibles qui persécutent et affligent aujourd'hui la Maîtresse des nations, sans qu'il se trouve personne qui la console et qui songe à ses peines (1). Gémissez sur cette insensibilité, et laissez votre cour se briser de douleur est voyant que, tandis que le tout-puissant et juste Juge est si irrité contre les catholiques, qui, sous la sainte foi dont ils font profession, provoquent tous les jours sa colère par des péchés énormes, il y en

 

(1) Thren., I, 1.

 

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a si peu qui en considèrent et qui en craignent les funestes suites, et qui cherchent à les détourner en recourant au véritable remède, qu'ils pourraient obtenir par le bon usage du très-saint sacrement de l’Eucharistie, en le recevant avec un cœur contrit et humilié, et en implorant mon intercession.

1202. Cette. irrévérence, qui est un très-grand péché dans tous les enfants de l'Église, est sans doute beaucoup plus odieuse et plus criminelle chez les mauvais prêtre, indignes de leur caractère; parce que le peu de respect avec lequel ils traitent l'adorable Sacre meut de l'autel porte les autres catholiques à ne pas en faire assez de cas. Assurément, si le peuple voyait les prêtres s'approcher des divins mystères avec une crainte respectueuse, il comprendrait mieux que tous les fidèles doivent recevoir leur Dieu dans l'Eucharistie avec une égale vénération. Ceux qui s'en approchent avec les dispositions convenables brilleront dans le ciel comme le soleil entre les étoiles; car la gloire de l'humanité de mon très-saint Fils rejaillira sur eux d'une manière spéciale, dont ne seront pas favorisés ceux qui n'ont pas fréquenté la sainte Eucharistie avec celte dévotion. En outre, leurs corps glorieux auront sur la poitrine comme certaines devises éclatantes pour marquer qu'ils out été de dignes tabernacles du très-saint Sacrement quand ils l'ont reçu. Ce sera là un sujet particulier pour eux de grande joie accidentelle; pour les esprits célestes, de chants d'allégresse et de triomphe; pour tous les bienheureux, de vive admiration. Ils recevront encore une autre

 

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récompense accidentelle, car ils connaîtront mieux que les autres comment mon très-saint Fils se trouve dans l'Eucharistie, et tous les miracles qu'elle renferme; et cette connaissance leur causera une si grande joie; qu'elle seule suffirait pour les rendre éternellement bienheureux, quand ils n'en auraient `point d'autre dans le ciel. Pour ce qui est de la gloire essentielle de ceux qui auront communié avec dévotion et avec pureté de conscience, elle égalera et même surpassera souvent celle, de plusieurs martyrs qui n'auront pas reçu la sainte Eucharistie.

1203. Je veux aussi, ma fille, que vous appreniez de ma propre bouche ce que je pensais de moi, lorsque étant dans la condition de voyageuse sur la terre, je devais recevoir mon Fils et mon Seigneur dans le divin sacrement. Pour mieux le concevoir, vous n'avez qu'à repasser dans votre mémoire tout ce que vous avez appris de mes dons, de ma grâce, de mes ouvres et des mérites de ma vie, telle que je vous l'ai fait connaître, afin que vous l'écriviez. Je fus préservée dans ma conception du péché originel, et dès cet instant j'eus la connaissance et la vision de la Divinité, comme vous l'avez dit plusieurs fois. J'eus une plus grande science que tons les saints ensemble; je surpassai en amour les séraphins les plus éminents; je ne commis jamais aucun péché; je pratiquai toujours toutes les vertus d'une manière héroïque, et la moindre de mes vertus m'éleva à un plus haut degré que les plus saints personnages parvenus au comble de la perfection; toutes mes oeuvres tendirent aux

 

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fins les plus sublimes; les dons que je reçus furent sans nombre et sans mesure; j'imitai mon très-saint Fils avec une fidélité souveraine; je travaillai aveu ardeur; je souffris avec courage, et je coopérai à toutes les couvres du Rédempteur dans la proportion qui m'était assignée; je ne cessai jamais de l'aimer et de mériter les accroissements les plus extraordinaires de grâce et de gloire. Eh bien ! je crus avoir obtenu une magnifique récompense de tous ces mérites, en recevant une seule fois le sacré corps de mon Fils dans l’Eucharistie ; encore ne me jugeais-je pas digne d'une si grande faveur. Considérez maintenant, ma fille, ce que vous et les autres enfants d'Adam devez penser en recevant cet admirable sacrement. Et si une seule communion serait une récompense surabondante pour le plus grand de tous les saints, que doivent penser et faire les prêtres et les fidèles qui la reçoivent fréquemment? Ouvrez les yeux parmi les épaisses ténèbres qui aveuglent des hommes, et élevez-les à la divine lumière pour connaître ces mystères. Regardez vos oeuvres comme fort insignifiantes, vos mérites comme fort mesquins, vos peines comme bien. légères, et votre reconnaissance comme bien insuffisante pour un si rare bienfait dont jouit la sainte Église; possédant sous les espèces eucharistiques Jésus-Christ un très-saint Fils qui ne demande qu'à le communiquer à tous les hommes pour les enrichir. Que s'il ne vous est pas possible de lui rendre un juste retour pour cette faveur, inestimable et pour tant d'autres que vous en recevez, du moins humiliez-

vous

 

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jusque dans votre néant, et croyez avec toute la sincérité de votre coeur que vous en êtes indigne. Glorifiez le Très-Haut, bénissez-le, et préparez-vous sans cesse à recevoir la communion avec de ferventes affections , disposée à souffrir plusieurs fois le martyre pour obtenir un si grand bien.

 

CHAPITRE XII. La prière que notre Sauveur fit dans le jardin. — Les mystères qui. S'y passèrent, et ce que sa très-sainte Mère en connut.

 

1204. Par les merveilles que notre Sauveur opéra dans le cénacle, il fondait le royaume que le Père éternel lui avait donné par sa volonté immuable, et lorsque arriva la nuit qui termina le jeudi de la Cène, il résolut de marcher au rude combat de sa passion et de sa mort, par lequel la rédemption du genre humain devait être accomplie. Il sortit de la salle où il avait célébré tant de mystères, et au même moment sa très-sainte Mère sortit aussi de sa retraite pour aller au-devant de lui. Le Prince des éternités et notre auguste Reine se rencontrèrent, et aussitôt leurs coeurs furent si vivement transpercés d'un glaive de douleur, qu’il n’est pas possible aux hommes ni même aux

 

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anges de sonder une plaie si profonde. La plus désolée des Mères se prosternant l'adora comme non Dieu et son Rédempteur véritable. Et le Seigneur la regardant avec une majesté divine et avec une tendresse filiale, lui dit ces seules paroles : « Ma Mère, je serai avec vous dans la tribulation; accomplissons la volonté de mon Père éternel et le salut des hommes. » Notre grande Reine s'offrit au sacrifice avec la fermeté d'un cœur magnanime, et demanda à son Fils sa bénédiction. Et après l'avoir reçue, elle s'en retourna dans sa retraite, où le Seigneur lui permit de rester, sans perdre de vue rien de ce qui lui arriverait et de ce qu'il opérerait, afin qu'elle l'imitât et coopérât en toutes choses, selon qu'elles la regardaient. Le maître de la maison qui était présent à celle douloureuse séparation, offrit alors par une inspiration divine sa maison et tout ce qui s'y trouvait à la bienheureuse Vierge, et la pria de sen servir tout le temps qu'elle demeurerait à Jérusalem; la Reine de l'univers accepta cette offre avec une humble reconnaissance. Les mille anges de sa garde qui l'assistaient toujours sous une forme visible à ses yeux seulement, restèrent près d'elle, et quelques-unes des saintes femmes qu’elle avait amenées lui tinrent aussi compagnie.

1205. Notre Rédempteur sortit de la maison du cénacle accompagné de tous les hommes qui avaient assisté aux deux Cènes et à la célébration des mystères; ensuite il y en eut plusieurs qui prirent congé de lui pour aller chacun où ses occupations

 

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l'appelaient. Le Sauveur n'étant suivi que de ses douze apôtres, se rendit sur la montagne dés Oliviers, qui est proche de Jérusalem et à la partie orientale de cette ville. Et le perfide Judas, toujours vigilant et impatient de livrer son divin Maître, ne douta point qu'il n'allât passer la nuit en oraison , selon sa coutume, et crut que cette occasion était fort propre pour le mettre entre les mains de ses complices les scribes et les pharisiens. Dans cette malheureuse résolution il s’arrêta, et laissa avancer son adorable Maître et les autres apôtres, sans qu'ils s'en aperçussent alors, et aussitôt qu'ils furent un peu éloignés, il courut en toute hâte à sa perte. Troublé, agité, bouleversé, il trahissait l'infâme dessein qu'il couvait, et ne pouvant se défendre, malgré son orgueil, d'une sombre inquiétude, qui révélait le mauvais état de sa conscience, il arriva tout effaré à la maison des princes des prêtres. Il lui advint en chemin que Lucifer, voyant l'ardeur avec laquelle ce perfide travaillait à faire périr notre Seigneur Jésus-Christ, et soupçonnant plus que jamais qu'il était le véritable Messie, comme je l'ai dit au chap. X° , lui apparut sous la figure d'un de ses amis, très-méchant homme à qui il avait confié le secret de sa trahison. Sous cette figure le dragon infernal s'entretint avec Judas sans en être connu, et il lui dit que, bien qu'il eût approuvé le dessein. qu'il avait de vendre son maître pour les raisons qu'il lui avait exposées, il avait pourtant changé d'avis après avoir mûrement considéré cette entreprise, et qu'il serait sans doute mieux de ne point livrer son ennemi

 

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aux princes des prêtres et aux pharisiens, parce qu'il n'était pas aussi méchant que lui Judas le pensait, qu'il ne méritait pas la mort, et qu'il pourrait bien s'échapper au moyen de quelques miracles, et punir sa tentative par les grands désagréments qu'il lui causerait.

1206. Lucifer se servit dans ses nouveaux doutes de ce stratagème pour empocher que le perfide disciple ne suivit ses premières inspirations contre l'Auteur de la vie. biais cette nouvelle ruse lui fut inutile, parce que Judas, qui avait volontairement perdu la foi, sans être borné aux conjectures du démon, aima mieux risquer la mort de son maître que de s'exposer à l'indignation des pharisiens en leur manquant de parole. Cette crainte et son avarice abominable lui firent mépriser le conseil de Lucifer, qu'il prenait pour cet homme dont j'ai parlé. Et comme il était privé de la grâce, il rie voulut point et ne put pas même se résoudre, malgré les instances du démon, à abandonner sa criminelle entreprise. Or, dans le temps que les princes des prêtres étaient assemblés afin de délibérer sur les moyens auxquels pourrait recourir Judas pour accomplir la promesse qu'il leur avait faite, le traître entra chez eux , et leur dit qu'il avait laissé son maître et les autres disciples sur la montagne des Oliviers, et qu'il croyait qu'ils pourraient facilement le prendre cette nuit, en usant de sages précautions, de peur qu'il ne leur échappât par

 

(1) Matt., XIV, 44.

 

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ses artifices ordinaires. Les princes des prêtres se réjouirent beaucoup de cet avis, et firent aussitôt préparer des gens armés pour aller saisir le très-innocent Agneau.

1207. Pendant que l'on faisait tous ces préparatifs, le Seigneur était avec les onze apôtres, et travaillait à notre salut éternel et à celui même de ceux qui ne songeaient qu'à le faire mourir. Ce fut un admirable débat entre la malice excessive des hommes et la bonté infinie de Dieu; que si cette lutte du bien et du mal commença dans le monde à partir du premier homme, ces deux principes extrêmes atteignirent en la mort de notre Rédempteur leur plus grand développement, puisque la malice humaine et la bonté divine déployèrent en ce moment l'une coutre l'autre toutes leurs ressources possibles : la première, en ôtant la vie et l'honneur au Créateur et au Rédempteur des hommes; la seconde, en les sacrifiant pour leur salut avec une immense charité. Il fut pour ainsi dire nécessaire dans cette occasion que l'âme très-sainte de notre Seigneur Jésus-Christ regardât sa très-pure Mère, et que sa Divinité eu fit de même, afin de trouver parmi les créatures un sujet capable d'attirer son amour et d'arrêter la justice divine. Car il considérait alors qu'en cette seule pure créature il recevrait dignement le fruit de la passion et de la mort que les hommes lui destinaient; la justice divine trouvait cri cette sainteté sans borne une certaine compensation à la malice des hommes, et les trésors des mérites de Jésus-Christ étaient mis en dépôt eu l'humilité,

 

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en la fidélité et en la charité de cette auguste Dame, afin que l'Église renaquit ensuite et sortit des mérites et de la mort du même Seigneur, comme le phénix de ses cendres. Cette complaisance que l'humanité de notre Rédempteur prenait à considérer la sainteté de sa divine Mère, le fortifiait en quelque sorte pour vaincre la malice des mortels, et il reconnaissait que la patience avec laquelle il souffrait toutes ses peines n’était point inutile , puisqu'il trouvait entre les hommes sa bien-aimée et très-sainte Mère.

1208. Notre grande Princesse connaissait de sa retraite tout ce qui se passait, elle découvrit les pensées de l’obstiné Judas , et de quelle manière il s'écarta du collège des apôtres, comment Lucifer lui parla sous la figure de son ami, tout ce qui lui arriva dans la maison des princes des prêtres, et les préparatifs qu'ils firent pour prendre le Seigneur. On ne saurait exprimer la douleur que cette connaissance excitait dans le cœur de la très-pure Mère, ni les actes des vertus qu'elle pratiquait à la vue de tant de méchanceté, ni l'admirable conduite qu'elle tint dans tous ces événements; il suffit de dire que tout ce qu'elle fit eut une plénitude de sagesse et de sainteté souverainement agréable à la bienheureuse Trinité. Elle eut compassion de Judas, et pleura sa perte. Elle répara le crime de ce perfide disciple en adorant, en aimant et en glorifiant le même  Seigneur, qu'il vendait par une si noire trahison. Elle était prèle à mourir pour ce malheureux, s'il eût été nécessaire. Elle pria pour ceux qui complotaient l'emprisonnement et la mort de

 

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son divin Agneau, et les regardait comme des gages qui devaient être estimés et rachetés par le prix infini d'un si précieux sang et d'une vie si sainte; c'était le cas que cette très-prudente Dame en faisait.

1209. Notre Sauveur poursuivit son chemin vers la montagne des Oliviers, passa le torrent du Cédron, et entra dans le jardin de Gethsémani (1); et s'adressant à tous les apôtres qui le suivaient, il leur dit: « Asseyez-vous ici pendant que je m'en rai là  pour prier, et priez de votre côté de peur que vous n'entriez en tentation (2). » Notre divin Maître leur donna cet avis afin qu'ils fussent constants en la foi contre les tentations qu'il leur avait annoncées lors de la Cène; il leur dit aussi qu'ils seraient tous scandalisés cette nuit de ce qu'ils lui verraient souffrir, que Satan les attaquerait pour les cribler (3) et les troubler par ses tromperies; que, comme il avait été prédit, le Pasteur devait être frappé et les brebis dispersées (4). Ensuite le Maître de la vie appela saint Pierre, saint Jean et saint Jacques (5), et se retira avec eux dans un autre endroit, où il ne pouvait être ni vu ni entendu des huit autres apôtres. Seul avec les trois premiers, il éleva les yeux vers le Père éternel, et le glorifia selon sa coutume; et voulant accomplir la prophétie de Zacharie (6), il demanda intérieurement qu'il fat permis à la mort de s'approcher de l'innocent

 

(1) Joan., XVIII, 1. — (2) Matth., XXVI, 30; Luc., XXII, 40. — (3) Luc., XXII, 31. — (4) Zachar., XIII, 7. — (5) Marc., XIV, 33. — (6) Zachar , XIII, 7.

 

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par excellence, et qu'il fût ordonné au glaive de la justice divine de s'éveiller et de marcher contre le Pasteur et contre l'homme uni à Dieu, pour exercer sur lui toute sa rigueur, et pour le frapper jusqu'à lui ôter la vie. C'est pour cela que notre Seigneur Jésus-Christ s'offrit de nouveau au Père pour satisfaire sa justice et, pour le rachat de tout le genre l’humain ; il permit aux tourments de la passion et de la mort de se faire ressentir en la partie passible de son humanité très-sainte, et suspendit dès lors la consolation qu'elle pouvait recevoir de la partie impassible, afin que par ce délaissement ses douleurs et ses afflictions arrivassent à leur plus haut degré. Le Père éternel approuva et permit tout cela selon la volonté de la très-sainte humanité du Verbe.

1210. Cette prière fut comme une permission par suite de laquelle s'ouvrirent les digues clés eaux amères de la passion, afin qu'elles inondassent l'âme de Jésus-Christ, comme il l'avait dit par David (1). Ainsi il commenta dès lors à s'attrister et à sentir de grandes angoisses, et dans cette désolation il dit aux trois apôtres : Mon âme est triste jusqu’à la mort (2). Et, comme ces paroles et la tristesse de notre Sauveur renferment de très-grands mystères pour notre instruction, je dirai quelque chose de ce qui m'en a été déclaré, ainsi que je le conçois. Le Seigneur permit que cette tristesse arrivât au plus haut degré auquel elle pouvait naturellement et miraculeusement arriver

 

(1) Ps. LXVIII, 2. — (2) Marc., XIV, 34.

 

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avec toute la possibilité que comportait son humanité très-sainte. Il ne s'attrista pas seulement en la partie inférieure de son âme par le désir de vivre, qui lui est naturel, mais aussi en la partie supérieure, où il prévoyait la réprobation de tant d'âmes pour lesquelles il devait mourir; et il savait que cette réprobation était conforme aux jugements et aux décrets impénétrables de la justice divine. Ce fut. là la cause de sa plus grande tristesse, comme nous le verrons plus loin. Il ne dit pas qu'il était triste pour la mort, mais jusqu'à la mort : parce que la tristesse qu'il avait des approches de la mort, à cause du désir naturel de la vie, fut moindre que celle que lui causait la connaissance de la réprobation de tant d'âmes. Et, outre qu'il s'était imposé la nécessité de mourir pour la rédemption da genre humain, sa très-sainte volonté était prête à surmonter ce désir naturel pour notre instruction, parce qu'il avait joui, eu la partie par laquelle il était voyageur, de la gloire du corps dans sa transfiguration. Car il se croyait comme obligé, à cause de cette jouissance, de souffrir en retour de cette gloire qu'il avait reçue en tant que voyageur, afin qu'il y eût du rapport entre ce qu'il avait reçu et ce qu'il donnait, et que nous fussions instruits de cette doctrine par ces trois apôtres qui furent témoins de cette gloire et de cette tristesse ; c'est dans ce but qu'ils furent choisis pour assister à l'un et à l'autre mystère, et ils le comprirent dans cette circonstance par une lumière particulière qui leur fut donnée à cet effet.

 

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1211. Il fut aussi comme nécessaire, pour satisfaire l'amour immense que notre Sauveur Jésus-Christ avait pour nous, de permettre à cette tristesse mystérieuse de le plonger dans une mortelle agonie : car s'il n'en exit épuisé toute l'amertume, sa charité n'aurait point été rassasiée, et l'on n'aurait point connu si clairement que toutes les eaux des plus grandes tribulations n'étaient pas capables de l'éteindre (1). Il exerça dans les mêmes souffrances cette charité envers les trois apôtres qui étaient présents, et tout troublés de savoir que l'heure, s'approchait en laquelle notre divin Maître devait souffrir et mourir, comme il le leur avait lui-même annoncé par plusieurs prédictions. Ce trouble et cette crainte qu'ils éprouvaient les faisaient rougir intérieurement d'eux-mêmes, sans oser découvrir leur confusion; mais le très-doux Seigneur les encouragea en leur manifestant sa propre tristesse, et en leur faisant connaître qu'il l'aurait jusqu'à la mort, afin qu'en le voyant lui-même affligé, ils n'eussent pas honte de sentir les peines et les craintes dans lesquelles ils se trouvaient. Cette tristesse du Seigneur eut aussi un autre mystère à l'égard des trois apôtres Pierre, Jean et Jacques; car ils avaient entre tous les autres une plus haute idée de la divinité et de l'excellence de leur Maître, tant à cause de la sublimité de sa doctrine, de la sainteté de ses couvres et de la grande puissance qu'ils découvraient en ses miracles, que parce qu'ils les avaient toujours

 

(1) Cant., VIII, 7.

 

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plus vivement admirées et avaient considéré plus attentivement l'empire qu'il exerçait sur les créatures. Ainsi, pour les confirmer en la foi qui leur devait faire croire que le Sauveur était aussi un homme véritable et passible, il fut convenable qu'ils le vissent de leurs propres yeux triste et affligé comme un homme véritable, et qu'avec le témoignage de ces trois apôtres, privilégiés par de telles faveurs, la sainte Église pût étouffer les erreurs que le démon prétendrait y semer touchant la réalité de l'humanité de notre Seigneur Jésus-Christ; et enfin, que les autres fidèles trouvassent dans cet exemple un grand motif de consolation lorsqu'ils seraient dans les afflictions et dans la tristesse.

1212. Après que les trois apôtres eurent été éclairés par cette doctrine, l'Auteur de la vie leur dit : Demeurez ici, veillez et priez pour moi (1) : leur enseignant par ces paroles la pratique de tous les avis qu'il leur avait donnés, et leur recommandant de rester constamment unis à lui en sa doctrine et en la foi; de ne point se laisser entraîner du côté de l'ennemi; de se tenir sur leurs gardes et de veiller, pour suivre' et déjouer ses manoeuvres, et d'espérer fermement qu'après les opprobres de la passion ils verraient l'exaltation de son nom. Ensuite le Seigneur s'éloigna un peu des trois apôtres, et, se prosternant le visage contre terre, il pria le Père éternel et lui dit : Mon Père, s'il est possible, que ce calice soit détourné de moi (2). Notre

 

(1) Matth., XXVI, 38. — (2) Ibid., 39.

 

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Seigneur Jésus-Christ fit cette prière après être descendu du ciel avec une volonté efficace de souffrir et de mourir pour les hommes; après avoir méprisé l'ignominie de sa passion (1), qu'il avait volontairement embrassée, et renoncé à toutes les consolations que son humanité pouvait recevoir; après avoir recherché avec le plus ardent amour les afflictions, les douleurs, les affronts et la mort; après avoir fait une si grande estime des hommes, qu'il se résolut de les racheter au prix de son sang. Or, lorsque déjà il avait vaincu à ce point par sa sagesse divine et humaine la crainte naturelle qu'aurait pu lui inspirer la pensée de la mort, lorsqu'il l'avait surmontée par la force d'une charité qui ne saurait s'éteindre, il ne semble pas que cette seule crainte ait pu le porter à faire cette prière. C'est ce que j'ai connu par la lumière qui m'a été donnée sur les mystères cachés que cette même prière de notre Sauveur renfermait.

1213. Pour faire comprendre ce que j'ai appris à cet égard, il faut que je fasse remarquer que, dans cette occasion, notre Rédempteur Jésus-Christ traitait avec le Père éternel de la plus grande affaire qu'il eût entreprise, et c'était la rédemption du genre humain, et le fruit de sa passion et de sa mort sur la croix pour la prédestination secrète des saints. Dans cette prière, le Sauveur représenta au Père éternel ses peines; son très-précieux sang et sa mort, qu'il offrait, de son côté, comme un prix très-surabondant pour tous les

 

(1) Hebr., XII, 2.

 

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mortels, et pour chacun de ceux qui étaient nés et de ceux qui devaient naître jusqu'à la fin du monde : et du côté du genre humain, il lui représenta tous les péchés, toutes les infidélités, toutes les ingratitudes et tous l'es mépris dont les méchants se rendraient coupables pour se priver du fruit de la passion et de la mort qu'il acceptait et qu'il subirait pour eux, et pour ceux-là mêmes qui, ne profitant pas de sa clémence, devraient être condamnés aux peines éternelles. Et autant notre Sauveur mourait volontiers et comme par inclination pour ses amis les prédestinés, autant les souffrances et la mort lui étaient amères et pénibles par rapport aux réprouvés; parce que de leur côté il ne se trouvait aucune raison finale pour laquelle le Seigneur dût subir une mort si ignominieuse. Sa Majesté donna à la douleur qu'il ressentait le nom de calice, terme dont les Hébreux se servaient pour exprimer ce qui il f avait de plus affligeant, comme le Seigneur le témoigna lorsqu'il demanda aux enfants de Zébédée s'ils pouvaient boire le calice qu'il boirait (1). Ce calice était d'autant plus amer à notre Seigneur Jésus-Christ, qu'il savait mieux que ses souffrances et sa mort seraient non-seulement inutiles aux réprouvés, mais quelles leur seraient une occasion de scandale et leur attireraient un châtiment plus terrible, à cause de l'abus et du mépris qu'ils en feraient (2).

1214. J'ai donc compris que la prière de notre Seigneur Jésus-Christ fut de demander au Père qu'il

 

(1) Matth., XX, 22. — (1) I Cor., I, 23.

 

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détournât de lui ce calice très-amer de mourir pour les réprouvés; et que sa mort étant inévitable, personne, s'il était possible, ne se perdit, puisque la rédemption qu'il offrait était surabondante pour tous les hommes, et autant que cela dépendait de sa volonté il l'appliquait à tous, afin que, s'il était possible, elle fût efficacement utile à tous; sinon, il soumettait sa très-sainte volonté à celle de son Père éternel. Notre Sauveur fit à trois différentes reprises cette même prière (1), et étant dans l'agonie il pria avec un redoublement de ferveur, comme le dit saint Luc (2), selon que l'exigeait l'importance de l'affaire qu'il traitait. Il y eût dans cette prière comme une espèce de débat entre l'humanité de Jésus-Christ et la divinité. Car l'humanité, par le grand amour qu'elle avait pour les hommes, qui étaient de la même nature, souhaitait que tous obtinssent le salut éternel par sa passion. Et la divinité représentait, selon notre manière de concevoir, que par ses très-hauts jugements le nombre des prédestinés était déterminé, et que, suivant l'équité de sa justice, le don de la gloire ne devait point être accordé à ceux qui en faisaient un si grand mépris, et qui se rendaient volontairement indignes de la vie spirituelle par leur résistance opiniâtre à Celui qui la leur procurait et qui la leur offrait. De cette espèce de débat résultèrent l'agonie de Jésus-Christ et la longue prière qu'il fit, alléguant la puissance de son Père éternel, et que toutes choses étaient possibles à sa majesté et à sa grandeur infinie (3).

 

(1) Matth., XXVI, 44. — (2) Luc., XXII, 43. — (3) Marc., XIV, 36.

 

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1215. Cette agonie augmenta en notre Sauveur par la force de sa charité et par la prévision des obstacles qu'il savait que les hommes mettraient à ce que sa passion et sa mort profitassent à tous. Alors il sua de grosses gouttes de sang en si grande abondance, qu'elles découlaient jusqu'à terre (1). Et, quoique sa prière fût conditionnelle et que l'objet de sa demande ne lui fût point accordé, parce que la condition posée ne devait point être remplie de la part des réprouvés, il obtint du moins que les secours seraient grands et fréquents pour tous les mortels, et qu'ils seraient augmentés pour ceux qui ne les repousseraient point et qui voudraient en user; que les justes et les saints participeraient avec une grande abondance au fruit de la rédemption, et que la plupart des grâces dont les réprouvés se rendraient indignes leur seraient attribuées. Et la volonté humaine de Jésus-Christ se conformant à la volonté divine, il accepta la passion respectivement pour tous les hommes, pour les réprouvés comme suffisante, comme devant leur assurer des secours suffisants s'ils voulaient s'en servir; et pour les prédestinés, comme efficace, parce qu'ils coopèreraient à la grâce. Ainsi fut disposé et comme effectué le salut du corps mystique de la sainte Église sous son chef et son fondateur notre Seigneur Jésus-Christ (2).

1216. Et pour la plénitude de ce divin décret, lorsque le Sauveur, dans son agonie, priait pour la

 

(1) Luc., XXII, 44. — (2) Coloss., I, 18.

 

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troisième fois, le Père éternel lui envoya l'archange saint Michel (1), afin qu'il lui répondit et le fortifiât d'une manière sensible, en lui communiquant par la voie des organes corporels ce que le Seigneur savait par la science de son âme très-sainte; car l'ange ne lui pouvait rien dire qu'il ignorât, pas plus qu'il ne pouvait opérer, pour remplir sa mission, aucun autre effet dans l'intérieur du divin Maître. Mais, comme je l'ai dit ailleurs, notre Seigneur Jésus-Christ suspendait toutes les consolations qui pouvaient rejaillir de sa science et de son amour sur sa très-sainte humanité, l'abandonnant en tant que passible à tout ce que les souffrances avaient de plus rigoureux, ainsi qu'il le témoigna depuis sur la croix; et au lieu de ces consolations, il reçut quelque adoucissement à ses peines par l'ambassade du saint archange, au moins du coté des sens, par un effet analogue à celui que produit la science ou connaissance expérimentale de ce que l'on savait auparavant par la théorie : car l'expérience a toujours quelque chose de neuf pour les sens, et excite d'une manière particulière les facultés naturelles. Ce que saint Michel dit au Sauveur de la part du Père éternel, en s'adressant à sa raison humaine, consista à lui représenter qu'il n'était pas possible (comme sa Majesté le savait) que ceux qui ne voudraient pas se sauver fussent sauvés; mais qu'au gré divin le nombre des prédestinés était inestimable, quoiqu'il fût moindre que celui des réprouvés; que parmi eux se trouvait au

 

(1) Luc., XXII, 43.

 

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premier rang sa très-sainte Mère, ce fruit si digne de sa rédemption; que les patriarches, les prophètes, les apôtres, les martyrs, les vierges et les confesseurs en profiteraient aussi pour se signaler dans son amour et opérer des choses admirables à la gloire du saint nom du Très-Haut; et l'ange lui nomma plusieurs de ceux-ci après les apôtres, entre autres les fondateurs des ordres religieux , dont il lui marqua les qualités particulières. Il lui exposa également d'autres grands mystères qu'il n'est pas nécessaire de mentionner ici; je n'ai d'ailleurs pas ordre d'en parler, et ce que j'ai dit suffit pour suivre le cours de cette histoire.

1217. Dans les intervalles de cette prière que fit notre Sauveur, les évangélistes disent qu'il retourna vers les apôtres pour les exhorter à veiller, à prier, à se garder de la tentation (1). Le très-vigilant Pasteur fit cela pour apprendre par son exemple aux prélats de son Église quel soin ils doivent avoir de ses brebis; car si notre Seigneur Jésus-Christ a, pour s'en occuper, interrompu une prière si importante, il est facile d'en conclure ce que les prélats doivent faire, et combien ils sont obligés de préférer le salut de ceux qui leur sont soumis à tout autre intérêt. Pour connaître le besoin que les apôtres avaient d'être secourus, il faut remarquer qu'après que le Dragon infernal eut été chassé du cénacle, comme je l'ai raconté; et fut resté quelque temps terrassé su fond de l'abîme, le Seigneur lui permit ensuite d'en sortir, parce que sa

 

(1) Matth., XXVI, 41; Marc., XIV, 38. — (2) Luc., XXII, 40.

 

malice devait servir à l'exécution des décrets du TrèsHaut. A l'instant une multitude de démons circonvinrent Judas pour l'empêcher de vendre son maître, par tous les moyens que j'ai rapportés. Et comme ils ne parvinrent point à le dissuader de son projet sacrilège, ils tournèrent leur rage contre les autres apôtres, soupçonnant qu'ils avaient reçu quelque grande faveur de leur Maître dans le cénacle, et Lucifer tenait à en découvrir la nature pour tâcher d'en prévenir les effets. Notre Sauveur connut ce cruel acharnement du prince des ténèbres et de ses ministres, et, comme un père charitable et un prélat vigilant, il alla trouver ses enfants encore faibles, ses disciples encore novices, qui étaient ses apôtres, il les réveilla et leur recommanda de prier et de se tenir sur leurs gardes, afin qu'ils n'entrassent point en tentation et qu'ils évitassent les surprises de leurs ennemis, qui les menaçaient dans l'ombre et leur tendaient des pièges sans qu'ils s'en doutassent.

1218. Il revint donc su lieu où il avait quitté les trois apôtres, qui ayant été les plus favorisés, avaient plus de sujet de veiller et d'imiter leur divin Maître. Mais il les trouva endormis ; s'étant laissé abattre par l'ennui et la tristesse qui les accablaient, ils étaient tombés dans une espèce de tiédeur et d'apathie que suivit ce dangereux sommeil. Avant que de les éveiller, il les considéra et pleura un moment sur eux, les voyant plongés par leur négligence dans- cette nuit funeste de la paresse, pendant que Lucifer était si vigilant pour les perdre. Puis il s'adressa à Pierre, et lui

 

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dit : Quoi ! Simon , vous dormez? Vous n'avez pu seulement veiller une heure avec moi (1)? S'adressant ensuite et à lui et aux autres, il leur dit: Veillez et priez, afin que vous n'entriez point en tentation, car mes ennemis et  les vôtres ne dorment point comme vous. La raison pour laquelle il reprit saint Pierre, fut non-seulement parce qu'il l'avait choisi pour être le chef et le supérieur de tous, et parce qu'il s'était distingué entre les antres disciples par ses protestations de mourir pour le Seigneur et de ne le point renoncer, quand même tous les autres se scandaliseraient à son sujet, l'abandonneraient et le renonceraient; mais il le reprit encore parce que ces mêmes protestations que l'apôtre avait faites du coeur le plus sincère, lui méritaient l'avantage d'être repris et averti d'une manière spéciale. Il est certain, en effet, que le Seigneur corrige ceux qu'il aime, et que nos bonnes résolutions lui sont toujours agréables, quand même nous ne les accomplirions pas dans la suite, comme il arriva à saint Pierre, le plus fervent des disciples. Je parlerai dans le chapitre suivant de la troisième fois que notre Rédempteur Jésus-Christ revint pour réveiller tous les apôtres, quand Judas s'approchait pour le livrer à ses ennemis.

1219. Retournons au cénacle, où la Reine de l'univers était avec les saintes femmes qui l'accompagnaient, voyant avec la plus grande clarté dans la divine lumière tous les mystères que son très-saint

 

(1) Marc., XIV, 37 et 38.

 

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Fils opérait dans le jardin, sans qu'aucune circonstance lui fût cachée. Au même moment que le seigneur se retira avec les trois apôtres Pierre, Jean et Jacques, notre auguste Dame se retira de la compagnie des femmes dans une autre chambre, et emmena avec elle les trois Marie , dont elle établit Marie-Madeleine supérieure. Quant aux autres femmes, elle les avait quittées , après les avoir exhortées à prier et à veiller, afin qu'elles n'entrassent point en tentation. Lorsqu'elle fut seule avec ses trois disciples les plus familières, elle supplia le Père éternel de suspendre en elle toutes les consolations qui pouvaient l'empêcher de sentir en son corps et en son âme avec. son très-saint Fils et à son imitation, ce que les souffrances ont de plus rigoureux, et de permettre qu'elle souffrit en son corps les douleurs des plaies que le Seigneur devait recevoir. La bienheureuse Trinité approuva et exauça cette prière : ainsi la divine Mère ressentit dans une certaine mesure les douleurs de son adorable Fils, comme je le dirai en son lieu. Elles furent si violentes, qu'elle en serait morte plusieurs fois, si la droite du Très-Haut ne l'eût miraculeusement soutenue; mais sous un autre rapport, ces douleurs que lui dispensait la main du Seigneur, allégèrent et garantirent en quelque sorte sa vie; car avec son immense et brûlant amour, rien n'aurait pu lui être plus mortellement pénible que de voir souffrir et mourir son bien-aimé Fils sans endurer personnellement avec lui les mêmes peines.

1220. L'auguste Vierge choisit les trois Marie pour

 

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assister avec elle à la passion, et elles furent, en raison de ce choix, favorisées d'une plus grande grâce que les autres femmes, et éclairées d'une plus vive lumière des mystères de Jésus-Christ. Quand la plus sainte des mères se fut retirée avec les trois Marie, elle sentit aussitôt une nouvelle tristesse, et s'adressant à ses compagnes : « Mon âme, leur dit-elle, est triste de  ce que mon bien-aimé Fils et Seigneur doit souffrir  et mourir sans que je puisse mourir avec lui au  milieu des mêmes tourments. Priez, mes amies,  afin que vous ne soyez point surprises par la tentation. » Ayant dit ces paroles, elle se mit un peu à l'écart, et s’unissant à la prière que notre Sauveur faisait dans le jardin, elle exprima les mêmes désirs pour ce qui la concernait, et selon la connaissance qu'elle avait de la volonté humaine de son très-saint Fils; et après s'être rapprochée des trois femmes aux même s intervalles pour les encourager (car elle connut aussi la rage que le Dragon avait contre elle), elle continua sa prière et tomba dans une agonie pareille à celle du Sauveur. Elle pleura la perte des réprouvés, parce qu'elle découvrit mieux alors les grands mystères de la prédestination et de la réprobation éternelle. Et pour imiter en tout le Rédempteur du monde et coopérer avec lui, elle eut une sueur de sang semblable à celle du Seigneur, et l'archange saint Gabriel lui fut envoyé par ordre de la très-sainte Trinité pour la fortifier, comme saint Michel avait été envoyé à notre Sauveur. Le saint prince lui déclara là volonté du Très-Haut dans les mêmes termes que le

 

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premier archange avait parlé à son très-saint Fils; car ils faisaient l'un et l'autre la même prière, et la cause dé leur tristesse était aussi la même; et c'est pourquoi il y eut de la conformité entre leurs actes et entre leurs visions, bien entendu avec les différences convenables. J'ai appris que dans cette circonstance, la très-prudente Dame avait préparé quelques linges, prévoyant ce qui devait arriver en la passion de son bien-aimé Fils; et alors elle chargea quelques-uns de ses anges de se rendre avec un morceau de toile au jardin, oh le Seigneur suait du sang, afin d'essuyer sa face vénérable, et c'est ce que firent lés ministres du Très-Haut, car sa Majesté voulut bien, pour l'amour de sa Mère et pour lui augmenter son mérite, recevoir cette pieuse et tendre marque de son affection. Quand arriva l'heure où les ennemis du Sauveur se saisirent de sa personne, sa Mère désolée l'annonça aux trois Marie, qui commencèrent- à se lamenter en versant des torrents de larmes, surtout la Madeleine qu'enflammait une plus amoureuse ferveur.

 

Instruction que notre auguste Maîtresse m'a donnée.

 

1221. Ma fille, tout ce que vous avez connu et écrit dans ce chapitre est un avis de la plus haute importance pour vous et pour tous les mortels, si vous y réfléchissez avec attention. Pesez-les donc en votre

 

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esprit et méditez sérieusement sur cette capitale affaire de la prédestination ou réprobation éternelle des :tores, puisque mon très-saint Fils l'a traitée lui-même si sérieusement, et que la difficulté ou l'impossibilité qu'il y a que tous les hommes soient sauvés, lui a rendu si amère la passion et la mort, qu'il acceptait et subissait pour le remède de tous. Dans ce pénible combat, il a fait connaître toute l'importance de cette affaire; et c'est pour cela qu'il redoubla ses prières auprès de son Père éternel; tandis que l'amour qu'il avait pour les hommes lui faisait suer avec abondance son propre sang d'un prix inestimable, parce que sa mort ne pouvait pas profiter à tous, à cause de la malice avec laquelle les réprouvés se rendraient indignes de participer à ses effets. Mon Fils mon Seigneur a de quoi justifier sa cause, en ce qu'il a offert à tous le salut par son amour et par ses mérites infinis; et celle du Père éternel est aussi justifiée en ce qu'il a donné au monde ce remède , et qu'il l’a mis devant chaque homme, de sorte qu'il pût étendre la main vers la mort ou vers la vie, vers l'eau ou vers le feu (1), en connaissant la distance qui les sépare.

1222. Mais comment les hommes prétendront-ils s'excuser ou se disculper d'avoir oublié leur propre salut éternel, lorsque mon adorable Fils et moi avec lui le leur avons procuré avec une telle sollicitude, et avons souhaité avec une si grande ardeur qu'ils le reçussent? Et si aucun des mortels ne saurait se disculper

 

(1) Eccles., XV, 17 et 18.

 

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de sa négligence et de sa folie, combien moins le pourront, su jour du jugement, les enfants de la sainte Église, eux qui ayant reçu la foi de ces mystères ineffables, se distinguent néanmoins fort peu des infidèles et des idolâtres par la vie qu'ils mènent ! Ne vous imaginez pas, ma fille, qu'il ait été écrit en vain qu'il y a beaucoup d'appelés, et peu d'élus (1). Tremblez à cette sentence, et renouvelez dans votre coeur le soin et le zèle de votre salut selon l'obligation qu'a augmentée pour. vous la connaissance de tant de sublimes mystères. Et quand vous ne le feriez pas en vue de la vie éternelle et dans l'intérêt de votre propre bonheur, vous devriez le faire pour répondre à l'affection que je vous témoigne en vous révélant tant de divins secrets, et si je vous nomme ma fille et l'épouse de mon Seigneur, vous devez comprendre que votre rôle doit se borner à aimer et à souffrir sans la moindre attention à aucune chose visible, puisque je vous appelle à suivre mon exemple; et afin que vous le suiviez fidèlement, je veux que votre prière soit continuelle, et que vous veilliez avec moi une heure, c'est-à-dire tout le temps de la vie mortelle, qui, comparée avec l'éternité, est moins qu'une heure et qu'un instant. Voilà les dispositions dans lesquelles je veux que vous poursuiviez le récit des mystères de la passion, que vous vous en pénétriez, et que vous les graviez dans votre coeur.

 

(1) Matth., XX, 16.

 

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CHAPITRE XIII. La prise de notre Sauveur par la trahison de Judas. — Ce que la très-pure Marie fit dans cette occasion, et quelques mystères qui s'y passèrent.

 

1223. Dans le même temps que notre Sauveur Jésus-Christ priait son Père éternel sur la montagne des Oliviers, et travaillait au salut de tout le genre humain, le perfide disciple Judas s'empressait pour le livrer aux princes des prêtres et aux pharisiens. Et comme Lucifer et ses ministres ne purent détourner Judas et ses complices de l'inique dessein qu'ils avaient de faire mourir leur Créateur et leur Maître, cet esprit rebelle changea lui-même de résolution par une nouvelle malice, et poussa les Juifs à exercer les plus grandes cruautés sur la personne sacrée du Seigneur. Le dragon infernal soupçonnait fort, comme je l'ai déjà dit, que cet homme si extraordinaire était le Messie et Dieu véritable; c'est pourquoi il voulait, pour s'en assurer, faire de nouvelles expériences par le moyen des injures les plus sanglantes qu'il suggérait contre le Sauveur aux Juifs et à leurs satellites, en leur communiquant aussi son orgueil et son effroyable envie. Ce que Salomon avait écrit au livre de

 

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la Sagesse (1) s'accomplit donc à la lettre dans cette occasion. Car il parut à Satan que si Jésus-Christ n'était point Dieu, mais un simple mortel , il se laisserait abattre par la persécution et par les tourments, et qu'ainsi il en triompherait; et que s'il était Dieu, il le ferait assez connaître en se tirant des mains de ses ennemis et en opérant de nouvelles merveilles.

1224. L'envie des princes des prêtres et des scribes se ralluma aussi sous le nième source de téméraire impiété, et incontinent ils assemblèrent une troupe nombreuse à la sollicitation de Judas, qui devait être son guide, et la chargèrent d'aller avec un tribun, quelques soldats idolâtres et beaucoup de juifs, se saisir du très-innocent Agneau qui attendait l'événement, et pénétrait toutes les pensées des princes des prêtres, comme Jérémie l'avait prophétisé expressément (2). Tous ces ministres d'iniquité sortirent de la ville, et prirent le chemin de la montagne des Oliviers; ils étaient adnés et munis de cordes, de chaînes, de flambeaux et de lanternes (3), suivant les dispositions arrêtées par l'auteur de la trahison , ce perfide craignant que sou très-doux Maître, qu'il prenait pour un magicien, ne fit quelque prodige pour se dérober à leurs recherches : comme si les armes et les mesures des hommes eussent pu prévaloir contre la puissance divine, s'il eût voulu s’en servir, comme il le pouvait, et comme il l'avait fait dans d'autres occasions avant que cette heure déterminée arrivât, en

 

(1) Sap., II, 17, etc. — (2) Jerem., XI, 19. — (3) Joan., XVIII, 3.

 

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laquelle il devait lui-même se livrer volontairement à la passion, aux outrages et à la mort de la croix !

1225. Comme ils s'approchaient, sa Majesté revint pour la troisième fois vers ses disciples, et les ayant trouvés endormis, il leur dit: Vous pouvez maintenant dormir et vous reposer; l'heure est venue, en laquelle vous verrez que le Fils de l'homme sera livré entre les mains des pécheurs. Mais c'est assez; levez-vous, allons, car celui qui me. doit livrer est près d'ici, il m'a déjà vendu (1). Le Maître de la sainteté adressa ces paroles aux trois apôtres les plus privilégiés, sans leur témoigner la moindre aigreur, et au contraire, avec beaucoup de patience et de douceur. Pour eux, ils étaient si confus qu'ils ne savaient , porte le texte sacré, que répondre au Seigneur (2). Ils se levèrent aussitôt, et il alla avec eux trois joindre les huit autres à l'endroit où il les avait laissés, et les trouva aussi endormis de tristesse. Notre divin Maître voulut qu'ils marchassent tous réunis sous la conduite de leur chef, en forme de communauté et d'un corps mystique à la rencontre des ennemis, leur enseignant ainsi la force que possède une communauté, parfaite pour vaincre le démon et ses partisans, et pour n'en être point vaincue; parce qu'un triple lien, comme dit l'Ecclésiaste (3), est rompu difficilement; et si quelqu'un prévaut contre un seul, deux pourront lui résister, car e est là le prix de l'union (4). Le Seigneur

 

(1) Marc., XIV, 41. — (2) Ibid., 40. — (3) Eccles., IV, 12. — (4) Ibid., 9; V, 12.

 

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instruisit de nouveau tous les apôtres, et les prépara à l'événement. Bientôt on entendit le bruit des soldats et des ministres qui venaient pour le prendre. Le Sauveur alla au-devant d'eux, et au même instant il dit intérieurement. avec une profonde émotion et un air si majestueux, qu'il faisait éclater quelque chose de sa Divinité : « Passion si désirée, douleurs, plaies, outrages, peines, afflictions, mort ignominieuse,  venez, venez enfin, venez vite; car l'incendie de  l'amour qui me consume pour le salut des hommes,  vous attend comme son aliment propre : approchez-vous de Celui qui est très-innocent entre les  créatures; il connaît ce que vous valez, il vous a  cherchés, il vous a souhaités, et il vous accepte librement et avec joie; je vous ai achetés par les grands désirs que j'ai eus de vous avoir, et je vous  estime à votre juste prix. Je veux réparer le mépris  que l'on fait de vous, vous anoblir et vous revêtir  du plus haut caractère. Que la mort vienne, afin  qu'en la subissant sans l'avoir méritée, je remporte.« sur elle le triomphe, et que je mérite la vie à ceux qui ont reçu cette mort en châtiment du péché (1).« Je permets que mes amis m'abandonnent (2) ; car je veux, et je puis moi seul entrer dans la lice pour  assurer à tous la victoire. »

1226. Pendant que l'Auteur de la vie disait ces paroles, Judas s'avança pour donner à ses complices le signe dont ils étaient convenus ensemble, savoir,

 

(1) Os., XIII, 14. — (2) Isa., LXIII, 5.

 

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que son maure était celui qu'il saluerait, et auquel il donnerait le perfide baiser de paix (1) ; leur recommandant de se saisir aussitôt de sa personne, et surtout de ne point en prendre un autre pour lui. Le malheureux disciple usa de toutes ces précautions, non-seulement à cause de la cupidité qui le dévorait et de la haine qu'il avait conçue contre son divin Maître, ruais aussi à cause des frayeurs qui s'emparèrent de lui : car il semblait à ce misérable que si notre Seigneur Jésus-Christ ne mourait point dans cette occasion, il serait obligé de retourner en sa compagnie, et, redoutant la confusion qu'il éprouverait en sa présence plus que la mort de son âme et plus que celle de son adorable Maître, il brûlait, pour éviter cette honte, de consommer au plus tôt sa trahison, et de voir l'Auteur de la vie périr entre les mains de ses ennemis. Or, le traître aborda le très doux Seigneur; et, dissimulant sa haine avec l'art de la plus insigne hypocrisie, il le baisa en lui disant : Je tous salue, Maître (2); et c'est par ce trait infâme de Judas que s'acheva, pour ainsi dire, l'instruction du procès de sa perte, et que fut définitivement justifiée la cause de Dieu, qui allait dès lors lui retrancher ses grâces et ses secours. Car le perfide distille combla la mesure de sa malice et de son audace impie lorsque, méconnaissant la sagesse qu'avait notre Seigneur Jésus-Christ, comme Dieu et comme homme, pour découvrir sa trahison, et la puissance qu'il avait de l'anéantir,

 

(1) Matth., XXVI, 48. — (2) Marc., XIV, 45.

 

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il prétendit lui cacher sa méchanceté sous l'apparente affection d'un disciple fidèle, et cela pour livrer aux tourments et à une mort si ignominieuse son Créateur et son Maître, de qui il avait reçu tant de bienfaits. Il renferma dans cette seule trahison tant de péchés si énormes, qu'il n'est pas possible d'en exprimer la malice; car il fut infidèle, parricide et sacrilège, ingrat, inhumain et désobéissant, menteur, avare, impie, et maître de tous les hypocrites; et il tourna tout cela contre la personne même de Dieu incarné.

1227. D'autre part, la miséricorde ineffable du Seigneur et l'équité de sa justice furent aussi justifiées, (le sorte qu'il accomplit parfaitement ces paroles de David : J'étais pacifique avec ceux qui haïssaient la paix; et quand je leur parlais, ils m'attaquaient sans sujet (1). Le Sauveur réalisa ce mot prophétique avec iule perfection si éminente, qu'au même moment où Judas le baisait et en recevait cette très-douce réponse : Mon ami, pourquoi êtes-vous venu (2)? il lui envoya, par l'intercession de sa bienheureuse Mère, une nouvelle et très-vive lumière qui fit connaître à ce perfide l’horrible noirceur de sa trahison, le châtiment dont il était menacé, s'il ne réparait son crime par nue sincère pénitence; et que , s'il voulait y recourir, il obtiendrait sou pardon de la divine clémence. Ce que Judas entendit dans ces paroles de notre Seigneur Jésus-Christ fut comme si sa Majesté lui eût dit

 

(1) Ps. CIX, 7. — (2) Matth., XXVI, 50.

 

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intérieurement celles -ci : « Sachez , mon ami, que  vous vous perdez, et que vous vous éloignez de ma  miséricorde par cette trahison. Si vous voulez mon  amitié, je ne vous la refuserai pas pour cela, pourvu  que vous vous repentiez de votre péché. Considérez  l'impiété que vous commettez en me livrant par un  baiser. Souvenez-vous des bienfaits que vous avez à reçus de mon amour, et que je suis le Fils de la  Vierge qui vous a aussi particulièrement favorisé dans votre apostolat par les leçons et par les conseils d'une tendresse tout à fait maternelle. A sa  seule considération vous deviez ne point commettre une telle trahison que de vendre et livrer son  propre Fils, puisqu'elle ne vous a jamais désobligé; tant de douceur et tant de charité dont elle a usé à  votre égard ne méritaient pas d'aussi cruelles représailles. Mais, quoique votre crime soit consommé, ne rejetez pas son intercession, qui seule sera puissante auprès de moi ; elle m'a si souvent  demandé pour vous le pardon et la vie, que je veux  bien vous les offrir encore. Soyez certain que nous  vous aimons, parce que vous habitez encore le séjour de l'espérance; nous ne vous refuserons point  notre amitié si vous la désirez. Et si vous la rejetez,  vous encourrez notre indignation et votre punition éternelle. » Cette divine semence ne produisit aucun fruit dans le coeur du malheureux disciple, plus dur que le diamant et plus cruel que celui du tigre, puisque, résistant à la divine miséricorde, il s'abandonna au désespoir, comme je le dirai dans le chapitre suivant.

 

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1228. Judas ayant donné le signe du baiser, l'Auteur de la vie et ses disciples se trouvèrent face à face avec la troupe de soldats qui venaient pour le prendre; c'était la rencontre des deux escadrons les plus différents et les plus opposés qu'il y eût jamais dans le monde. Car d'un côté était notre Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme véritable, comme capitaine et chef de tous les justes, suivi des onze apôtres, qui étaient et devaient être les plus illustres et les plus vaillants soldats de soit Église; il était aussi accompagné de l'armée innombrable des esprits angéliques, qui, admirant ce spectacle, le bénissaient et l'adoraient. De l'autre côté venait Judas, comme auteur de la trahison, tout armé d'hypocrisie et de méchanceté, escorté d'une foule de bourreaux juifs et idolâtres pour exécuter cette trahison avec la plus grande cruauté. Parmi eux se trouvait Lucifer avec des milliers de démons, excitant Judas et ses compagnons à porter hardiment leurs mains sacrilèges sur leur Créateur. Sa Majesté, s'adressant aux soldats avec nue grande autorité, malgré son désir incroyable de souffrir, leur demanda : Qui cherchez-vous? Ils lui répondirent : Jésus de Nazareth. Le Seigneur leur dit : C'est moi (1). Dans cette dernière réponse, si précieuse, si essentielle pour le bonheur du genre humain, Jésus-Christ se déclara notre Rédempteur, nous donnant des gages assurés de notre remède et des espérances du salut éternel, qui ne nous était accordé que parce qu'il s'offrait volontairement à nous racheter par sa passion et par sa mort.

 

(1) Joan., ( ?) II, 4 et 5.

 

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1229. Les ennemis ne découvrirent point ce mystère, et ne comprirent pas le sens véritable de cette parole : C'est moi. Mais la bienheureuse Mère et les anges le pénétrèrent entièrement, et les apôtres le connurent aussi. Et ce fut comme si le Seigneur leur eût dit : Je suis Celui qui suis, et je l'ai déclaré à mon prophète Moïse (1); car je suis par moi-même, et toutes les créatures tiennent de moi leur être et leur existence : je suis éternel, immense, infini, un par la substance et par les attributs, et, cachant ma gloire, je me suis fait homme afin de racheter le monde par le moyen de la passion et de la mort que vous voulez me faire souffrir. Comme le Seigneur dit cette parole en vertu de sa divinité, il ne fut pas possible aux ennemis d'y résister, et aussitôt qu ils l'eurent ouïe, ils tombèrent tous par terre à la renverse (2). Non-seulement les soldats furent terrassés, mais les chiens qu'ils menaient et les quelques chevaux sur lesquels ils étaient montés tombèrent aussi, réduits à l'immobilité des rochers. Lucifer et ses démons, abattus parmi les autres, se sentirent accablés d'une nouvelle confusion et déchirés par de nouveaux tourments. Ils restèrent dans cet état environ un demi-quart d'heure sans aucun mouvement. O parole mystérieuse par le sens et d'une force plus qu'invincible! Que le sage ne se glorifie pas dans sa sagesse, et que le fort ne se glorifie pas dans sa force (3); que l'orgueil et l'arrogance des enfants de Babylone soient confondus, puisqu'une

 

(1) Exod., III, 14. — (2) Joan., XVIII, 6. — (3) Jerem., IX, 23.

 

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seule parole sortie de la bouche du Seigneur avec tant de douceur et d'humilité déjoue tous les efforts et détruit toute la présomptueuse puissance des hommes et de l'enfer. Que les enfants de l'Église sachent aussi que les victoires de Jésus-Christ se remportent en confessant la vérité et en laissant passer la colère (1); en imitant sa douceur et son humilité de coeur (2), et en ne triomphant que dans la défaite, avec une simplicité de colombe et avec fine douceur d'agneau, sans opposer la résistance de loups furieux et affamés.

1230. Notre Sauveur regarda avec les onze apôtres l'effet de sa divine parole dans le renversement de ces ministres d'iniquité, et contempla en eux d'un air affligé l'image de la punition des réprouvés; il exauça l'intercession de sa très-sainte Mère, qui le pria de les laisser se relever, car sa divine volonté avait déterminé de le permettre par ce moyen. Et, quand il fut temps de leur accorder cette permission, il pria le père éternel et lui dit : « Mon Père, Dieu éternel,  vous avez mis toutes choses entre mes mains (3), et a avez laissé à ma volonté la rédemption du genre humain, que votre justice demande. Je veux très volontiers la satisfaire avec plénitude, et nie livrer  à la mort pour mériter à mes frères la participation  à vos trésors et le bonheur éternel toue vous leur  avez préparé. » Par suite de cette volonté efficace, le Très-Haut permit aux hommes, aux démons et aux pètes de se relever et de revenir à leur premier état.

 

(1) Rom., XII, 19. — (2) Matth., XI, 29. — (3) Joan., XIII, 3.

 

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Alors notre Sauveur leur demanda pour la seconde fois : Qui cherchez-vous? Ils lui dirent: Jésus de Nazareth (1). Sa Majesté leur répondit avec la plus grande douceur : Je vous ai dit que c'était moi : si c'est donc moi que vous cherchez, laissez aller ceux que vous voyez ici (2). Par ces paroles, le Seigneur donna aux ministres et aux soldats le pouvoir,, de le prendre et d'exécuter ce qu'ils avaient résolu; et c'était, sans qu'ils le comprissent, de charger sa divine personne de toutes nos douleurs et de toutes nos infirmités (3).

1231. Le premier qui s'avança témérairement pour saisir l'Auteur de la vie fut un nommé Malchus, serviteur du pontife. Et, quoique tous les apôtres fussent troublés, affligés, effrayés, saint Pierre s'enflamma plus que les autres du zèle de l'honneur et de la défense de son divin Maître; il tira une épée qu'il avait, et, en frappant Malchus, il lui coupa et détacha une oreille (4). Et le coup lui aurait fait une plus grande blessure si la providence divine du Maître de la patience et de la douceur ne l'eût amorti. Le Seigneur ne voulait point permettre qu'un autre que lui mourût dans cette occasion; car il venait donner la vie éternelle à tous (si tous voulaient la recevoir), et racheter le genre humain par ses plaies, par son sang et par ses douleurs. Il n'était point non plus conforme à sa volonté et à sa doctrine que l'on défendit sa personne avec des armes offensives, et que cet exemple

 

(1) Joan., XVIII, 7. — (2) Ibid., 8. — (3) Isa., LIII, 4. — (4) Joan., XVIII, 10.

 

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demeurât dans son Église comme si ce dût être une principale intention de s'en servir pour la défendre. Pour confirmer la doctrine qu'il avait enseignée à cet égard, il prit l'oreille coupée et la remit à Malchus, le laissant plus sain qu'il ne l'était auparavant. Mais s'étant adressé d'abord à saint Pierre pour le reprendre, il lui dit : Remettez votre épée dans le fourreau; car tous ceux qui prendront l'épée pour tuer périront par l'épée. Quoi ! je ne boirai pas le calice que mon Père m'a donné? Pensez-vous que je ne puisse pas prier mon Père, et qu'il ne m'enverrait pas tout d l'heure plusieurs légions d'anges pour me défendre ? Comment donc s'accompliront les Écritures et les prophéties (1)?

1232. Par cette douce réprimande saint Pierre apprit, comme chef de l'Église, qu'il devait tirer d'une puissance spirituelle les armes dont il se servirait pour l'établir et la défendre; que la loi de l'Évangile n'enseignait point à combattre et à vaincre le démon, le monde et la chair avec des épées matérielles, mais par l'humilité, la patience, la douceur et la charité parfaite; que, par le moyen de ces vertus victorieuses, la force divine triomphe de ses ennemi et de la puissance de ce monde ; que ce n'est pas aux disciples de notre Seigneur Jésus-Christ d'attaquer et de se défendre avec ces armes matérielles, mais aux princes de la terre pour leurs possessions terrestres, et que l'épée de la sainte Église doit être spirituelle,

 

(1) Joan., XVIII, 11; Matth., XXVI, 53.

 

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et toucher plutôt les âmes que les corps. Ensuite notre adorable Sauveur s'adressa aux ministres des Juifs et leur dit avec une grande majesté: Vous êtes venus avec des épées st des bâtons pour me prendre, comme l'on prend un voleur; j'étais tous les jours avec vous dans le Temple, enseignant et prêchant, et vous n'avez point mis la main sur moi; mais c'est maintenant votre heure, et voici la puissance des ténèbres (1). Toutes les paroles de notre Rédempteur étaient pleines de profonds mystères, et il n'est pas possible de les découvrir ni de les déclarer tous, surtout ceux qui étaient renfermés en celles qu'il prononça dans le cours de sa passion et au moment de sa mort.

1233. Ces reproches de notre divin Maître avaient bien de quoi adoucir et confondre ces ministres d'iniquité, mais ils ne les émurent point; c'était un germe qui tombait sur une terre maudite et stérile, sans aucune rosée de vertus et de piété véritable. Néanmoins l'Auteur de la vie voulut les reprendre et leur enseigner la vérité jusqu'à ce point, afin que loin, méchanceté fût moins excusable; qu'en la présence de la suprême sainteté et de la justice même, ils reçussent une leçon et une vive réprimande de ce péché et de tous les autres qu'ils , commettaient, et qu'ils ne se, trouvassent point privés du remède salutaire s'ils voulaient en profiter. Le Sauveur voulut aussi prouver qu'il savait tout ce qui devait arriver, et qu'il se livrait volontairement à la mort et entre les mains de

 

(1) Matth., XXVI, 55; Marc., XIV, 48; Luc., XXII, 53.

 

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ceux qui la lui procuraient. Ce fut pour cette raison et pour plusieurs autres très-sublimes que le Seigneur leur dit ces paroles, parlant à leur coeur comme en pénétrant les secrets et la malice, et comme connaissant la haine qu'ils avaient conçue contre lui et la cause de leur envie, qui venait de ce qu'il avait repris les vices des prêtres et des pharisiens, et enseigné la vérité et le chemin de la vie éternelle au peuple; et de ce que par sa doctrine, par son exemple et par ses miracles, il gagnait la volonté de tous ceux qui étaient humbles et pieux, et ramenait même beaucoup de pécheurs en son amitié et en sa grâce. Or, il est évident que Celui qui avait assez de puissance pour faire ces choses eu public aurait pu empêcher, s'il l'eût voulu, qu'on ne le prit aux champs, puisqu'on ne l'avait pas pris dans le Temple ni dans la ville où il prêchait : c'est qu'alois lui- même ne voulait pas être pris jusqu'à ce que fût venue l'heure qu'il avait déterminée, et à laquelle il devait donner cette permission aux hommes et aux démons. lorsque ce temps fut arrivé, il la lotir donna, afin qu'ils le maltraitassent et le prissent; et c'est pour cela qu'il leur dit : C'est maintenant votre heure, et voici la puissance des ténèbres. Comme s'il leur eût dit : Il a fallu jusqu'à présent que je restasse au milieu de vous en qualité de Maître pour vous enseigner et vous instruire; c'est pour cette raison que je n'ai pas permis que vous m'ôtassiez la vie. Mais je veux maintenant consommer par ma mort l'œuvre de la rédemption du genre humain, que mon l'ère éternel m'a recommandée; ainsi

 

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je vous permets de me prendre et d'exécuter sur moi vos desseins. Ayant eu cette permission, ils se jetèrent comme des tigres sur le très-innocent Agneau; ils le saisirent, l'attachèrent avec des cordes et des chaînes, et le menèrent de la sorte chez le pontife, comme je le raconterai en son lieu.

1234. L'auguste Marie était très-attentive à tout ce qui arrivait en la prise de notre Seigneur Jésus-Christ, et la vision qu'elle en eut lui rendait ces scènes plus frappantes que si elle y eût été réellement présente; car elle pénétrait par l'intelligence tous les mystères que renfermaient les paroles et les oeuvres de son très-saint Fils. Quand elle vit que les soldats et les ministres partaient de la maison du pontife, elle prévit les outrages qu'ils feraient à leur Créateur et à leur Rédempteur; et pour les réparer dans les limites quo sa piété pouvait atteindre, elle invita les saints anges et un grand nombre d'autres à adorer et à louer avec elle le Seigneur des créatures, en réparation des injures qu'il recevrait de ces enfants de ténèbres. Elle recommanda la même chose aux saintes femmes qui priaient avec elle; et elle les avertit que déjà son très-saint Fils avait permis à ses ennemis de le prendre et de le maltraiter, et qu'ils commençaient à user avec une cruauté inouïe du pouvoir qui il leur avait donné. Et assistée des maints anges et de ces pieuses femmes, elle lit intérieurement et extérieurement des actes admirables de foi, d'amour et de religion, glorifiant et adorant la Divinité infinie, et la très-sainte Humanité de son Fils et son Créateur. Les

 

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saintes femmes l'imitaient dans les génuflexions quelle faisait, et les princes célestes répondaient aux cantiques par lesquels elle exaltait, l'être divin et humain de son bien-aimé Fils. De sorte qu'à mesure que les monstres d'iniquité l'outrageaient par leurs insultes et leurs sarcasmes, elle réparait leur impiété par des louanges et par une religieuse vénération. Et elle apaisait en même temps la justice divine, et empêchait qu'elle ne foudroyât les persécuteurs de Jésus-Christ; car la très-pure Marie fut seule capable de suspendre le châtiment de tous ces sacrilèges.

1235. Non-seulement notre grande Princesse fut capable d'apaiser le courroux du juste Juge, mais elle sut encore obtenir des faveurs pour ceux-mêmes qui l'irritaient, et porter la divine clémence à leur rendre le bien pour le mal, dans le temps qu'ils rendaient à notre Seigneur Jésus-Christ le mal pour le bien, loin de reconnaître la sainteté de sa doctrine et les bienfaits qu'ils en recevaient. Cette miséricorde arriva à son plus haut degré à l'égard de l'infidèle et obstiné judas. En effet, la compatissante Mère percée de douleur et à la fois vaincue par la charité, eu voyant qu'il trahissait sou très-saint Fils par un baiser de cette bouche immonde, dans laquelle le Seigneur lui-même était entré peu auparavant par l’Eucharistie, et qu'il lui était permis alors de toucher de ses lèvres la face vénérable du Sauveur, pria sa divine Majesté d'accorder de nouvelles grâces à ce perfide, afin que, s'il voulait les recevoir, il ne se perdit point, lui qui avait eu un tel bonheur que de toucher de cette manière

 

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le visage que les anges eux-mêmes désirent contempler. Ce fut par cette prière de l'auguste Vierge que le Seigneur prévint, comme je l'ai dit, de tant de faveurs le traître Judas au moment où il allait consommer la plus noire de toutes les trahisons. Et si le malheureux eût commencé à répondre à ces grâces, cette Mère de miséricorde lui en aurait procuré de plus grandes, et aurait fini par lui obtenir le pardon de son crime, comme elle le fait à l'égard d'autres grands pécheurs qui veulent lui donner cette gloire, tout en s'assurant à eux-mêmes la félicité éternelle. Mais Judas ne connut point ce secret, et perdit tout à la fois, comme je le dirai dans le chapitre suivant.

1236. Quand notre illustre Reine vit aussi que tous les satellites et tous les soldats qui venaient prendre son très-saint Fils avaient été renversés parla force de la divine parole, elle lit avec les anges un autre cantique mystérieux pour exalter la puissance infinie de sa Divinité et la vertu de sa très-sainte Humanité; elle y renouvela la victoire qu'eut le Nom du Très-Haut en submergeant Pharaon et ses troupes dans la mer Rouge (1), et ce fut pour glorifier son Fils et son Dieu véritable de ce qu'étant le Maître des armées et l'arbitre des victoires, il voulait bien se livrer à la passion et à la mort pour racheter d'une manière plus admirable le genre humain de la servitude de Lucifer. Ensuite elle pria le Seigneur de laisser se relever tous ceux qui étaient renversés. Ce qui l'engagea à faire

 

(1) Exod., XV, 4.

 

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cette prière, ce fut d'abord la charité généreuse et la tendre compassion qu'elle ressentit pour ces hommes créés par la main du Seigneur à son image et à sa ressemblance; ce fut, en second lieu, le désir d'accomplir d'une manière excellente cette loi d'amour qui nous ordonne de pardonner à nos ennemis, et de faire du bien à ceux qui nous persécutent (1): doctrine que son Fils et son Maître avait enseignée et pratiquée. Elle savait d'ailleurs qu'il fallait que les prophéties et les Écritures se réalisassent dans le mystère de la rédemption du genre humain. Et quoique toutes ces choses fussent infaillibles, cela n'empêchait pas que la bienheureuse Vierge priât pour leur accomplissement, et que le Très-Haut fût porté par ses prières à faire ces faveurs, parce que tout était prévu et ordonné dans sa sagesse infinie et dans les décrets de sa volonté éternelle, par rapport à ces moyens et à ces prières; et cette voie était celle qu'il convenait le mieux de suivre à la providence du Seigneur, dont il n'est pas nécessaire que je m'arrête à signaler ici la marche. Lorsqu'on attacha notre Sauveur, la très-pure Mère sentit aussitôt les douleurs que les cordes et les chaînes lui causèrent, comme si elle-même en eût été attachée; elle ressentit aussi tous les coups et tous les mauvais traitements que le Seigneur recevait; car il accorda cette faveur à sa Mère, comme je l'ai dit plus haut, et comme nous le verrons dans le cours de la passion. Ces tourments qu'elle subissait en son corps,

 

(1) Matth., V, 44.

 

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adoucissaient en quelque sorte les déchirements que l'amour causait en son âme; car ils eussent été bien plus douloureux, si elle n'eût souffert en cette manière avec son très-saint Fils.

 

Instruction que la Reine du ciel m'a donnée.

 

1237. Ma fille, dans tout ce que vous écrivez et que vous apprenez par mes instructions, vous prononcez votre propre sentence et celle de tous les mortels, si vous ne vous affranchissez, de leurs puérilités et n'évitez leur grossière ingratitude, en méditant jour et nuit sur la passion, les douleurs et la mort de Jésus crucifié. C'est là la science des saints que les gens du monde ignorent (1), c'est le pain de vie et d'intelligence qui rassasie les petits et leur donne la sagesse, laissant les superbes amateurs du siècle dans la faim et dans l'indigence. Je veux que vous étudiiez et que vous acquériez cette science , car tous les biens vous viendront avec elle (2). Mon Fils et mon Seigneur a enseigné la méthode de cette science cachée, quand il a dit : Je suis la voie, la vérité et la vie; personne ne vient à mon Père que par moi (3). Or, dites-moi, ma très-chère fille, si mon Seigneur et mon Maître a bien voulu être la voie et la vie des

 

(1) Sap., XV, 3. — (2) Sap., VII, 11. — (3) Joan., XIV, 6.

 

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hommes par le moyen de la passion et de la mort qu'il. a souffertes pour eux,ne faut-il pas, pour marcher dans cette voie et pour embrasser cette vérité, qu'ils passent par les outrages, par les afflictions, par la flagellation et par le crucifiement de Jésus-Christ? Considérez donc maintenant l'ignorance des mortels qui veulent aller au Père sans passer par Jésus-Christ; puisque sans avoir souffert avec lui, ils veulent régner avec lui; sans s'être souvenus de sa passion et de sa mort, sans en avoir jamais goûté l'amertume, et sans en avoir témoigné une véritable reconnaissance, ils veulent s'en prévaloir pour obtenir les consolations de la vie présente et la gloire de la vie éternelle, tandis que leur Créateur n'y est entré qu'après avoir subi le dernier supplice (1), afin de leur laisser cet exemple et de leur ouvrir le chemin de la lumière.

1238. Le repos n'est pas compatible avec la honte réservée à celui qui n'aura pas travaillé, et qui devait le mériter en travaillant. Celui qui ne veut pas imiter son père, n'est pas un véritable enfant; celui qui ne suit pas son seigneur, n'est pas un serviteur fidèle; et celui qui ne profite point des leçons de son maître, n'est pas un bon disciple; je ne mets pas non plus au nombre de mes dévots ceux qui ne compatissent point à ce que mon Fils et moi avons souffert. Mais l'amoureuse sollicitude avec laquelle nous cherchons à procurer aux hommes le salut éternel, nous force, les voyant si oublieux de ces vérités et si ennemis des

 

(1) Luc., XXIV, 26.

 

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souffrances, à leur envoyer des afflictions et des peines, afin que s'ils ne les aiment point par inclination, du moins ils les acceptent et les souffrent avec une patience devenue obligatoire, et que par ce moyen ils entrent dans le chemin assuré du repos éternel auquel ils aspirent. Et encore cela ne suffit-il pas: car l'amour aveugle qui les attache aux, choses visibles et terrestres, les arrête, les embarrasse et les appesantit; il leur ôte toute leur mémoire, toute leur attention, et alors ils n'ont plus le courage de s'élever au-dessus d'eux-mêmes et au-dessus de tout ce qui est passager. De là vient qu'en proie à de continuelles agitations, ils ne trouvent aucune douceur dans les peines ni aucune consolation dans les adversités, parce qu'ils ont en horreur les souffrances, et qu'ils ne désirent rien qui puisse leur être pénible, comme le désiraient les saints; aussi les saints se glorifiaient-ils dans les afflictions (1), comme ayant atteint le terme de leurs désirs. Beaucoup de fidèles poussent cette ignorance encore plus loin; les uns demandent d'être embrasés de l'amour de Dieu, les autres souhaitent des faveurs particulières, et ils ne font pas réflexion qu'ils ne peuvent rien obtenir, parce qu'ils ne le demandent point au nom de Jésus-Christ mon Seigneur, en l'imitant et en l'accompagnant dans sa passion.

1239. Embrassez donc la croix, ma fille, et gardez-vous de recevoir sans elle aucune consolation dans votre vie passagère. C'est en méditant sur la passion,

 

(1) Rom., V, 2.

 

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en vous en pénétrant, que vous parviendrez au sommet de la perfection , et que vous acquerrez l'amour d'une véritable épouse. Imitez-moi en cela suivant les lumières dont vous avez été favorisée, et suivant les obligations que je vous impose. Bénissez et glorifiez mon très-saint Fils pour l'amour avec lequel il s'est livré à la passion pour le salut du genre humain. Les mortels n'approfondissent point ce mystère ;mais moi, comme témoin oculaire, je vous apprends que dans l'estime de mon adorable Fils, rien, sinon son ascension à la droite du Père éternel, ne lui parut plus doux, plus désirable que de souffrir, de mourir, et pour cela de se livrer à ses ennemis. Je veux aussi que vous vous affligiez avec une intime douleur de ce que Judas a eu dans son exécrable trahison plus de partisans que Jésus-Christ. Car il y a tant d'infidèles et mauvais catholiques, il y a tant d'hypocrites, qui, chrétiens de nom, le vendent, le livrent et veulent le crucifier de nouveau ! Pleurez tous ces crimes que vous connaissez, afin que vois m'imitiez aussi en cela.

 

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CHAPITRE XIV. La fuite et la séparation des apôtres lors de la prise de leur Maître. — La connaissance que sa très-sainte Mère en eut. — Ce qu'elle fit dans cette occasion. — La damnation de Judas, et le trouble des démons par suite des nouvelles choses qu'ils apprirent.

 

1240. Après qu'on eut pris notre Sauveur Jésus-Christ, comme je l'ai rapporté, ce qu'il avait prédit aux apôtres dans la cène fut accompli : savoir, qu'ils se scandaliseraient tous à son sujet cette nuit (1), et que Satan les attaquerait pour les cribler comme fou crible le froment (2). Car quand ils virent que l'on saisissait, que l'on attachait leur divin Maître, et que ni sa douceur, ni la puissance de ses paroles, ni ses miracles, ni sa doctrine , ni l'innocence de sa vie n'avaient pu adoucir les satellites , ni diminuer l'envie des princes des prêtres et des pharisiens, ils passèrent de la tristesse à un grand trouble. Bientôt ils se laissèrent aller à la crainte naturelle, et perdirent le courage et le souvenir de la prédiction de leur Maître; et commençant à chanceler en la foi, ils ne songèrent plus, à la vue de ce qui arrivait à leur chef, qu'à se

 

1) Matth., XXVI, 31. — (2) Luc., XXII, 31.

 

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soustraire au danger qui les menaçait. Et comme les soldats et les satellites étaient tous occupés à enchaîner Jésus-Christ le très-doux Agneau, et à exercer sur lui toute leur fureur, alors les apôtres profitant de l'occasion, s'enfuirent sans que les Juifs s'en aperçussent (1); car ceux-ci étaient sans doute bien disposés à prendre tous les disciples, si l'Auteur de la vie le leur eût permis, et ils n'y auraient surtout point manqué, en les voyant fuir comme des lâches ou des criminels. Mais il n'était pas convenable que cela leur arrivait, et qu'ils souffrissent sitôt. Notre Sauveur fit connaître qu'il né le voulait pas, quand il dit que si on le cherchait, on laissât aller ceux qui l'accompagnaient (2), et il le disposa de la sorte par la force de sa divine Providence. La haine des princes des prêtres et des pharisiens s'étendait' pourtant aussi sur les apôtres, et ils auraient voulu en finir avec eux tous s'ils l'avaient pu; et c'est pour cela que le grand prêtre Anne interrogea notre Sauveur touchant ses disciples et touchant sa doctrine (3).

1241. De son côté, Lucifer se sentit porté par cette fuite des apôtres, tantôt à de grandes perplexités, tantôt à un redoublement de malice pour diverses fins. Il désirait étouffer la doctrine du Sauveur du monde et exterminer ses disciples, pour en effacer jusqu'au souvenir; c'est pour cela qu'il aurait souhaité que les Juifs les eussent pris et les eussent fait mourir. Mais ayant considéré les difficultés de ce plan, il

 

(1) Matth., XXVI, 56. — (2) Joan., XVIII , 8. — (9) Ibid., 19.

 

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tâcha de troubler les apôtres par ses suggestions, et de les décider à prendre la fuite, afin qu'ils ne fussent point témoins de la patience de leur Maître dans la passion et de ses merveilleux incidents. Le rusé dragon craignait que les nouveaux exemples du Sauveur n'affermissent les apôtres dans la foi, et ne les armassent d'une nouvelle constance pour résister aux tentations dont il se promettait de les assaillir; ainsi il s'imagina que s'ils commençaient dès lors à chanceler, il lui serait ensuite facile de les abattre par les nouvelles persécutions qu'il leur susciterait par le moyen des Juifs, qui seraient toujours prêts à les insulter à cause de la grande haine qu'ils avaient contre leur Maître. C'est par ces malicieuses considérations que le démon se trompa lui-même. Et quand il vit que les apôtres étaient si découragés par la tristesse, si timides et si lâches, leur ennemi crut qu'ils ne pouvaient pas se trouver dans une plus mauvaise disposition, ni lui dans une meilleure occasion de les tenter; c'est pourquoi il les attaqua avec beaucoup de fureur, leur inspira de grands doutes et de grands soupçons sur le Maître de la vie, et leur proposa de s'enfuir et de l'abandonner. Pour ce qui est de la fuite, ils n'y résistèrent point, non plus qu'à diverses suggestions contre la foi, quoiqu'elle ait défailli chez les uns plus, chez les autres moins; car en cette circonstance tous ne furent point également troublés ni scandalisés.

1242. Ils se séparèrent pour fuir en divers endroits, supposant que s'ils allaient tous ensemble il leur serait

 

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difficile de se cacher, comme ils le prétendaient alors. Il n'y eut que Pierre et Jean qui se réunirent pour suivre de loin leur Créateur et leur Maître jusqu'à la fin de sa passion (1). Mais il se passait dans l’intérieur de chacun des onze apôtres une lutte qui leur causait une extrême douleur et les privait de toute sorte de consolation et de repos. La raison, la grâce, la foi, l'amour et la vérité combattaient d'une part; de l'autre, les tentations, les doutes, la crainte e~ la tristesse. La raison et la lumière de la vérité condamnaient l'inconstance et l'infidélité qu'ils avaient témoignées en abandonnant leur adorable Maître, et en fuyant le danger comme des lâches, après avoir été avertis de se tenir sur leurs gardes, et s'être eux-mêmes offerts quelques instants auparavant à mourir avec lui s'il était nécessaire. Ils se rappelaient leur désobéissance, et le peu de soin qu'ils avaient eu de prier et de se prémunir contre les tentations, ainsi que leur excellent Maître le leur avait prescrit. L'amour qu'ils lui portaient à cause de son aimable conversation, de sa douceur, de sa doctrine et de ses merveilles, se souvenant aussi qu'il était Dieu véritable, les excitait à retourner à ses côtés et à braver tous les périls et la mort même, comme des serviteurs et des disciples fidèles. A cela se joignait la pensée de sa très-sainte Mère: ils considéraient sa douleur incomparable et le besoin qu'elle aurait d'être consolée, et ils désiraient aller la chercher pour l'assister dans toutes ses peines.

 

(1) Joan., XVIII, 15; Matth., XXVI, 58.

 

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Mais en même temps ils étaient retenus par la lâcheté et par la crainte qu'ils avaient de se livrer à la cruauté des Juifs, à la confusion, à la persécution et à la mort. Ils ne savaient se décider à se présenter devant la Mère de douleurs, malgré leur affliction et leur trouble, ne doutant pas qu'elle ne les obligeât de rejoindre leur divin Maître, et supposant d'ailleurs qu'ils ne seraient point en sûreté près d'elle, parce qu'on aurait pu les chercher dans sa maison. Enfin les démons les attaquaient par de furieuses tentations. Ces ennemis leur représentaient d'une manière effrayante qu'ils seraient homicides d'eux-mêmes s'ils s'exposaient à la mort; que leur Maître, ne pouvant se délivrer lui-même, pourrait encore moins les retirer des mains des princes des prêtres; qu'on le ferait sans doute mourir dans cette occasion , et que par sa mort toutes leurs obligations cesseraient, puisqu’ils ne le verraient plus; que nonobstant l'apparente innocence de sa vie, il enseignait pourtant certaines doctrines d'une sévérité excessive et jusqu'alors inouïes; que c'était pour cela que les docteurs de la loi, les princes des prêtres et tout le peuple étaient irrités coutre lui, et qu'il y aurait de l'entêtement à vouloir suivre un homme qui devait être condamné à une mort infâme et ignominieuse.

1243. Tel était le combat qui se passait dans le coeur des apôtres fugitifs; et par tous ces raisonnements, Satan ne cherchait qu'a les faire douter de la doctrine de Jésus-Christ et des prophéties qui avaient trait. à ses mystères et à sa passion. Et, comme dans ce combat douloureux ils ne conservaient aucun espoir que

 

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leur Maître échappât au pouvoir des princes des prêtres, leur crainte se changea en une profonde tristesse, en un abattement pusillanime, qui les décida à s'enfuir et à sauver leur vie. Leurs lâches frayeurs étaient telles, qu'ils ne se croyaient cette nuit en sûreté nulle part : ils avaient peur de leur ombre, et le moindre bruit les faisait tressaillir. L'infidélité de Judas accrut leur terreur, parce qu'ils craignaient qu'il n'irritât aussi les princes des prêtres contre eux, afin de ne les plus rencontrer après avoir exécuté sa trahison. Saint Pierre et saint Jean, comme les plus fervents en l'amour de Jésus-Christ, résistèrent plus que les autres à la crainte et au démon, et, restant ensemble, ils résolurent de suivre leur Maître, avec quelque précaution pourtant. Ce qui contribua beau–coup à leur faire prendre ce parti, ce furent les relations que saint Jean avait avec le pontife Anne, qui partageait avec Caïphe la dignité pontificale et en remplissait alternativement les fonctions (1) : c'était cette année-là le tour de Caïphe, celui qui avait donné dans l'assemblée des Juifs cet avis prophétique, qu'il était expédient qu'un homme mourût pour le peuple, et pour empêcher que toute la nation ne périt (2). Ces relations que saint Jean avait avec le pontife venaient de ce que cet apôtre était regardé comme un homme important par son propre mérite, par la noblesse de sa famille, et aussi distingué par le caractère que par les manières. Comptant là-dessus, les deux apôtres

 

(1) Joan., XVIII, 16. — (3) Joan., XI, 50.

 

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suivirent notre Seigneur Jésus-Christ avec moins de crainte. Ils éprouvaient tous deux une grande compassion des peines de notre auguste Reine, et ils désiraient la voir pour la consoler autant qu'il leur serait possible. L'évangéliste se signala surtout dans ces pieux sentiments.

1244. La bienheureuse Vierge, restée dans le cénacle, ne considérait pas seulement d'une vue très-distincte les outrages que son très-saint Fils subissait alors, mais elle observait et pénétrait aussi tout ce qui se passait intérieurement et extérieurement à l’égard des apôtres. Elle découvrait leur trouble, leurs tentations, leurs peines, leurs pensées et leurs résolutions, le lieu où chacun d'eux se trouvait et ce qu il faisait. Et, quoiqu'elle vit clairement toutes ces choses, toujours douce comme une colombe, elle ne s'indigna pas contre eux, elle ne leur reprocha jamais leur infidélité : au contraire, elle leur procura le remède, comme je le dirai dans la suite. Elle commença dès lors à prier pour eux, et dans cette occasion elle dit intérieurement, avec une tendre charité et une compassion maternelle : « Innocentes brebis, qui avez été choisies, pourquoi laissez-vous votre très-aimable   Pasteur, qui prenait un si grand soin de vous et qui  vous donnait l'aliment de la vie éternelle? Disciples nourris d'une doctrine si vraie et si salutaire, pourquoi abandonnez-vous votre bienfaiteur et votre Maître? Comment oubliez-vous ces rapports si doux et si affectueux qui attiraient vos coeurs? Pourquoi écoutez-vous le maître du mensonge et le loup

 

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ravissant, qui ne cherche que votre perte? O mon  très-doux amour et très-patient Seigneur, combien  l'amour que vous avez pour les hommes vous rend clément et miséricordieux! Étendez votre pitié sur  ce petit troupeau, que la fureur du serpent a enrayé  et a dispersé. Ne livrez pas aux bêtes les âmes de   ceux qui vous ont reconnu (1). Vous attendez de  grandes choses de ceux que vous avez choisis pour  vos serviteurs, et vous avez fait des oeuvres merveilleuses en faveur de vos disciples. Faites, Seigneur, que tant de grâces ne soient point perdues,  et ne rejetez point ceux que vous avez élus pour a être les colonnes de votre Église. Que Lucifer ne se  glorifie point d'avoir triomphé sous vos yeux de ce  qu'il y a de meilleur dans votre famille. Mon Fils, regardez vos bien-aimés disciples Jean, Pierre et  Jacques, que vous avez honorés d'un amour particulier. Tournez aussi les regards de votre clémence  sur tous les autres, et brisez l'orgueil du dragon,  qui les a troublés avec une haine cruelle. »

1245. La grandeur d'âme que la bienheureuse Marie montra dans cette rencontre, les œuvres qu'elle y fit et la plénitude de sainteté qu'elle y manifesta aux yeux et au bon plaisir du Très-Haut, surpassent tout ce que les hommes et que les anges même en peuvent concevoir. Car outre les douleurs qu'elle ressentait en son corps et en son âme à cause des injures et des affronts auxquels était en butte la personne adorable

 

(1) Ps. LXXIII, 19.

 

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de son divin Fils, que la plus sage des mères honorait et révérait souverainement, elle fut consternée de la chute des apôtres, que, seule parmi les créatures, elle pouvait mesurer. Elle considérait leur fragilité et l'oubli qu'ils avaient témoigné des faveurs, de la doctrine et des instructions de leur Maître; et cela si peu de temps après la cène, après le discours qu'il leur avait adressé, après la communion qu'il leur avait donnée en les élevant à la dignité sacerdotale, qui leur imposait des obligations si particulières. Elle connaissait aussi le danger ou ils étaient de tomber dans de plus grands péchés par les embûches que Lucifer et ses ministres des ténèbres leur dressaient pour les précipiter, et la négligence plus ou moins grande que la crainte inspirait au coeur de tous les apôtres. Et c'est pourquoi elle redoubla ses prières jusqu'à ce qu'elle eût mérité leur remède, et obtenu que son très-Saint Fils leur pardonnât et hâtât le secours donc ils avaient besoin, afin qu'ils revinssent aussitôt à la foi et à la grâce : car Marie fut assez puissante pour tout cela. En ce moment elle réunit dans son coeur tonte la foi, toute la sainteté et tout le culte de toute l'Église, qui se trouvait concentrée tout entière en elle comme dans une arche incorruptible, où étaient renfermés et conservés la loi évangélique , le sacrifice, le temple et le sanctuaire. De sorte que la Vierge très-pure était alors toute l'Église; elle seule aimait et adorait l'objet de la foi, croyait et espérait en lui pour elle-même, pour les apôtres et pour tout le genre humain. Et cela d'une manière si éminente, qu'elle

 

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réparait autant qu'il était possible à une simple créature le manque de foi de tous les autres membres mystiques de l'Église. Elle faisait des actes sublimes de foi, d'espérance, d'amour et de vénération, qu'elle adressait à la divinité et à l'humanité de son Fils et de son Dieu véritable; elle l'adorait par des génuflexions et des prosternations réitérées; elle le glorifiait par des cantiques admirables, et toutes ses facultés étaient comme un harmonieux instrument qui aurait résonné sous la main puissante du Très-Haut, sans que sa douleur et ses gémissements en troublassent les accords. On ne pouvait point appliquer à notre incomparable Reine ce que dit l'Ecclésiastique : que la musique pendant le deuil est importune (1) , car elle seule fut capable de relever au milieu de ses afflictions la douce harmonie des vertus.

1246. Laissant les onze apôtres dans l'état qu'on a vu, je reviens au récit de la fin lamentable du traître Judas, anticipant un peu sur les événements, pour l'abandonner à son funeste et malheureux sort, et pour reprendre ensuite le discours de la passion. Or, le disciple sacrilège et les gens qui avaient pris notre Sauveur Jésus-Christ, arrivèrent chez les pontifes Anne et Caïphe, qui les attendaient avec les scribes et les pharisiens. Et quand le perfide Judas vit notre divin Maître, si maltraité et si outragé, souffrir en silence tous les coups et tous les blasphèmes avec la douceur et la patience les plus admirables, il

 

(1) Eccles., XXII, 6.

 

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commença à réfléchir sur sa propre trahison, reconnaissant qu'elle seule était cause qu'un homme si innocent, et de qui il avait reçu tant de faveurs, fût si injustement traité avec cette odieuse cruauté. Il se souvint des miracles, de la doctrine et des bienfaits de cet adorable Seigneur; il se représenta aussi l'indulgence et la charité dont la bienheureuse Marie avait usé à son égard, les soins qu'elle avait pris pour le ramener, et la malice obstinée avec laquelle il avait offensé et le Fils et la Mère pour l'intérêt le plus vil; et alors tous les péchés qu'il avait commis se présentèrent devant lui comme un chaos impénétrable et comme une montagne inaccessible.

1247. Judas s'était, comme je l'ai fait remarquer, rendu entièrement indigne de recouvrer la divine grâce lorsqu'il livra notre adorable Sauveur par un baiser. Et quoiqu'il fût, par les secrets jugements du Très-Haut, dans la main de son conseil (1), il put encore, la justice et l'équité divine le permettant, faire ces considérations avec le secours de la raison naturelle et su moyen des suggestions de Lucifer lui-même, qui ne l'abandonnait point. Et assurément le perfide apôtre raisonnait juste dans toutes les réflexions qu'il faisait; mais comme c'était le père du mensonge qui lui montrait ces vérités, il les accompagnait d'autres propositions fausses et malicieuses, afin qu'il se crût dans l'impossibilité de recevoir le remède et qu'il tombât dans le désespoir, comme il

 

(1) Eccles., XV, 14.

 

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arriva. Lucifer excita dans son coeur une vive douleur de ses péchés, mais non par de bous motifs ni par le regret d'avoir offensé la vérité divine, mais pour le déshonneur dont il s’était couvert aux yeux des hommes, et pour la punition qu'il craignait de la part d'un maître puissant en miracles, et à laquelle aucune retraite ne saurait le soustraire sur la terre, parce que partout le sang du Juste crierait contre lui. Toutes ces pensées et plusieurs autres que le démon lui envoya le jetèrent dans la confusion, dans les ténèbres, et dans des accès de rage contre lui-même. Et, quittant l'assemblée, il voulut monter au faite de la maison des pontifes pour s'en précipiter, mais ce ne lui fut pas possible. Il s'élança dans les rues, et, comme une bête en fureur, il se mordait le poing, se meurtrissait la tête et s'arrachait les cheveux, vomissant contre lui-même les plus horribles malédictions et se proclamant le plus misérable des hommes.

1248. Lucifer, le voyant si éperdu, lui proposa d’aller trouver les prêtres et de leur rendre leur argent après avoir avoué son crime. Judas le fit aussitôt, et leur dit à haute voix ces paroles : J'ai péché, parce que j'ai livré le sang de l'innocent (1). Mais eux, qui n'étaient pas moins endurcis, lui dirent qu'il devait y avoir bien pensé auparavant. L'intention du démon était d'empêcher, s'il eût pu, la mort de notre Seigneur Jésus-Christ, pour les raisons que j'ai dites et pour celles que je dirai dans la suite. Par cette

 

(1) Matth., XXVII, 4.

 

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réponse si brusque et si cruelle que lui firent les princes des prêtres, le traître disciple acheva de perdre toute espérance, convaincu qu'il lui serait impossible d'empêcher la mort de son Maître. Le démon s'imagina aussi la même chose, quoiqu'il fit de nouvelles tentatives par le moyen de Pilate. Mais, comme il n'attendait plus rien de Judas en ce monde, il augmenta son chagrin et son désespoir, et lui persuada de s'ôter lui-même la vie pour éviter de plus grandes peines. Judas accueillit ce funeste conseil, et, étant sorti de la ville il se pendit (1) à un arbre sec, devenant homicide de lui-même après avoir été déicide de son Créateur. Cette mort malheureuse de Judas eut lieu le vendredi-même de la passion, à midi, et avant que notre Sauveur mourût; parce qu'il n'était pas convenable que l'affreuse mort de ce traître coïncidât avec celle de Jésus-Christ et avec la consommation de la rédemption , qu'il avait méprisée avec tant de malice.

1249. Les démons s'emparèrent de l'âme de Judas et la menèrent dans l'enfer; quant à son corps, il resta pendu, et ses entrailles crevèrent et se répandirent (2): éclatante punition de la trahison de cet infâme disciple, dont furent vivement frappés tous ceux qui en furent témoins. Le corps demeura trois jours attaché à l'arbre. Pendant ce temps-là les Juifs entreprirent de l'ôter de cette potence et de l'enterrer secrètement, parce que ce spectacle causait une grande confusion aux prêtres et aux pharisiens, qui ne pouvaient

 

(1) Matth., XXVII, 5. — (2) Act., I, 18.

 

 

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point récuser ce témoignage de leur méchanceté; mais en dépit de leurs efforts, ils ne purent parvenir à détacher le cadavre, jusqu'à ce que, les trois jours écoulés, les démons eux-mêmes l'ôtèrent de l'arbre par la permission de la justice divine , et l'emportèrent pour le réunir à son âme, afin que le malheureux Judas reçût dès lors et à jamais au fond des abîmes éternels, en corps et en rime, le châtiment dû à son péché. Et comme ce qui m'a été révélé des justes supplices infligés au perfide disciple est un digne sujet de terreur et d'étonnement, je le dirai avec les détails dans lesquels il m'a été prescrit d'entrer. Entre les gouffres obscurs qui se trouvent dans les abîmes de l'enfer, il y en avait un fort grand, où les tourments étaient beaucoup plus rigoureux que dans les autres, et oit il n'y avait aucun damné, parce que les démons n'avaient encore. pu y précipiter aucune âme, malgré tous les efforts qu'ils avaient faits depuis Caïn jusqu'à ce jour-là. Tout l'enfer s'étonnait de cette impossibilité dont il ignorait le secret , jusqu'à ce qu'y fût arrivée l'âme de Judas; car les démons purent facilement la précipiter dans cet effroyable gouffre, auparavant inhabité. La raison en était que dès la création du monde ce lien, oit toutes les peines étaient redoublées, fut destiné pour les mauvais chrétiens qui, après avoir reçu le baptême, se damneraient pour n'avoir pas profité des sacrements, de la doctrine, de la passion et de la mort du Rédempteur, et de l'intercession de sa très-sainte Mère. Et comme Judas fut le premier qui participa avec tant d'abondance

 

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à ces bienfaits pour son salut, s'il eût voulu s'en servir, et qui les méprisa avec tant d'obstination, il fut aussi le premier qui entra dans ce lieu épouvantable et qui éprouva les tourments réservés pour lui et pour tous ceux qui l'imiteront.

1250. II m'a été expressément enjoint d'écrire ce mystère pour l'instruction de tous les chrétiens, et surtout des prêtres, des prélats et des religieux, qui fréquentent et reçoivent plus souvent le sacré corps et le précieux sang de notre Seigneur Jésus-Christ, et qui, par les obligations de leur état, sont plus étroitement attachés à son service. Que ne puis-je, afin de n'essuyer moi-même aucun reproche , trouver des paroles et des raisons assez fortes pour en donner une juste idée et réveiller une trop commune insensibilité  Je voudrais que cet exemple nous profitât à tous, et qu'il nous apprît à craindre la punition qui attend tous les mauvais chrétiens, chacun selon son état. Les démons tourmentèrent Judas avec une cruauté inconcevable, pour se venger de ce qu'il avait persisté dans la résolution de vendre son divin Maître, par la passion et par la mort duquel ils devaient être vaincus et privés de l'empire du monde. Ils en connurent une nouvelle rage contre notre Sauveur et contre la très-sainte Mère, et ils l'exercent, autant qu'il leur est permis, sur tous ceux qui imitent le traître disciple, et qui méprisent comme lui la doctrine évangélique, les sacrements de la loi de grâce et le fruit de la rédemption. Il est bien juste que ces esprits de ténèbres fassent ressentir toute leur fureur aux membres du

 

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corps mystique de l'Église qui, loin de s'être unis à leur chef Jésus-Christ, s'en sont volontairement séparés, et ont mieux aimé se livrer à eux, qui l'abhorrent et le maudissent avec un orgueil et une haine implacable, et qui, comme instruments de la justice divine, punissent impitoyablement les ingratitudes que ceux qui ont été rachetés commettent contre leur Rédempteur. Que les enfants de la sainte Église fassent de sérieuses réflexions sur cette vérité; car s'ils la méditent souvent, il n'est pas possible qu'ils n'en soient vivement touchés, et qu'ils ne se résolvent d'éviter un malheur si déplorable.

1451. Lucifer et ses ministres d'iniquité étaient fort attentifs à tout ce qui arrivait dans le cours de la passion, tour achever de s'assurer si notre Seigneur Jésus-Christ était le Messie et le Rédempteur du monde. Car parfois les miracles le leur persuadaient, et parfois les actions et les défaillances de la nature humaine que notre Sauveur avait acceptées pour nous, leur faisaient croire le contraire; mais où les doutes du dragon augmentèrent davantage, ce fut dans le jardin , où il sentit la force de ces mots que prononça le Seigneur : C'est moi (1); au mime instant, les démons tombèrent à la renverse, comme les soldats en la présence de Jésus-Christ. Il y avait fort peu de temps qu'ils étaient sortis de l'enfer, après avoir été chassés du cénacle. C'était la bienheureuse Marie qui, comme je l'ai rapporté, les avait chasses de ce lieu sacré et

 

(1) Joan., XVIII, 5.

 

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précipités dans l'abîme, et de tout ce qui se passait Lucifer conclut avec ses satellites qu'il devait y avoir quelque chose de tout à fait extraordinaire dans cette. force du Fils et de la Mère, à laquelle ils n'avaient jamais rien rencontré de semblable. Lorsqu'il lai fut permis de se relever dans le jardin, il s'adressa à ses compagnons, et leur dit : « Il n'est pas possible que ce pouvoir vienne d'un simple mortel; sans doute celai-ci est Dieu et homme tout ensemble. S'il meurt, selon notre projet, il opérera par sa mort la rédemption et satisfera à la justice de Dieu; et du coup notre empire est détruit, et toutes nos prétentions sont frustrées. Nous avons mal calculé en machinant sa perte. Que si maintenant nous ne pouvons plus empêcher sa mort, voyons jusqu'où ira sa patience, et faisons en sorte que ses ennemis le traitent avec la cruauté la plus atroce. Irritons-les contre lui, excitons-les par nos suggestions impies à le couvrir de mille opprobres et des outrages les plus sanglants; qu'ils s'ingénient à inventer les nouveaux tourments auxquels ils pourront livrer sa personne, pour provoquer sa colère, et observons les effets que produiront en lui toutes ces choses. Les démons firent tous les essais qu'ils avaient concertés, mais avec un succès bien différent, comme le prouve l'histoire de la passion, à cause des mystérieux desseins du Très-Haut, dont j'ai déjà parlé et dont je parlerai encore. Ils  poussèrent les bourreaux à outrager notre Seigneur Jésus-Christ par des vilenies plus odieuses que celles dont, en fait, ils se rendirent coupables sur sa personne

 

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sonne divine; mais il ne permit point qui ils fui fissent d'autres outrages que ceux qu'il voulait bien subir, et qu'il était convenable qu'il subit, leur laissant déployer en ceux-ci toute leur fureur. »

1252. Notre auguste Princesse intervint aussi pour réprimer la malice insolente de Lucifer; car elle découvrait tous les desseins de ce dragon infernal. Tantôt elle usait de son autorité de Reine en l'empêchant de proposer certains attentats aux exécuteurs de la passion. Tantôt, quand il les leur inspirait, elle priait Dieu de n'en point permettre l'accomplissement, et elle contribuait à les détourner par le moyen de ses saints anges. Quant aux outrages qu'elle connaissait par sa sublime sagesse que son très-saint Fils consentait à souffrir, elle ne s'y opposait point; et ainsi il n'arrivait que ce que permettait la volonté divine. Elle connut aussi toutes les particularités de la fin malheureuse de Judas, les tourments auxquels il était condamné, la place qui lui était assignée dans l'enfer, et le trône de feu qu'il devait éternellement occuper, comme maître de l'hypocrisie et précurseur de tous ceux qui renonceraient à notre Rédempteur Jésus-Christ par la pensée et par les œuvres,et qui délaisseraient, comme dit Jérémie (1), la source des eaux vives, qui n'est que le Seigneur lui-même, pour faire écrire leurs noms sur la terre et pour s'éloigner du ciel, où sont écrits les noms des prédestinés. La Mère de miséricorde connut tout cela, et cette connaissance

 

(1) Jerem., XVII, 13.

 

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lui fit répandre beaucoup de larmes; elle pria le Seigneur pour le salut des hommes, et le supplia de les préserver d'un si terrible aveuglement et d'une si effroyable ruine, en se conformant toutefois aux secrets et justes jugements de sa providence divine.

 

Instruction que la Reine du ciel m'a donnée.

 

1253. Ma fille, vous êtes toute stupéfaite , et avec raison , de ce que vous avez appris et raconté du malheureux sort de Judas et de la chute des apôtres, lorsqu'ils étaient tous à l'école de .Jésus-Christ mon très-saint Fils, nourris de sa doctrine, édifiés par la sainteté de sa vie, par son exemple et par ses miracles, et favorisés de sa très-douce conversation , de mon intercession , de mes conseils et de tant d'autres bienfaits qu'ils recevaient par mon canal. Mais je vous dis en vérité que si tous les enfants de l’Eglise faisaient les réflexions qu'un exemple si frappant demande, ils y trouveraient de quoi craindre la dangereuse condition de la vie mortelle, quelque grandes que soient les faveurs qu'ils y reçoivent de la main du Seigneur; car toutes leur paraîtront bien moindres que celle de le voir, de l'entendre, de le fréquenter et de pouvoir contempler en lui le vivant modèle de la sainteté. Je vous dis la même chose de moi, puisque je donnai aux apôtres de très-salutaires instructions;

 

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ils furent témoins de ma sainte conduite, et jouirent de ma conversation; ils obtinrent de ma bonté maternelle de grands bienfaits, et je leur communiquai la charité que je puisais dans le sein de Dieu , où j'avais établi ma demeure. Et si en présence même  de leur adorable Maître ils ont oublié tant de faveurs et l'obligation qu'ils avaient d'y correspondre, qui sera si présomptueux dans la vie mortelle, que de ne pas craindre les dangers qui l'environnent, quelque grandes que soient les grâces qu'il a reçues? Ceux-là étaient apôtres choisis parleur divin Maître, qui était Dieu véritable, et cependant l'un a fait la plus malheureuse chute dont un homme fût capable, et les autres ont manqué à la foi , qui est le fondement de toutes les vertus; et ce fut selon la justice et les jugements impénétrables du Très-Haut. Or comment ne trembleront pas ceux qui ne sont point apôtres, qui n'ont pas travaillé autant qu'eux à l'école de Jésus-Christ, mon très-saint Fils, et qui ne sont pas aussi dignes de mon intercession?

1254. Ce que vous avez rapporté de la perte de Judas et de sa très-juste punition, suffit pour faire comprendre dans quel état les vices et la mauvaise volonté peuvent précipiter un homme qui s'y abandonne, qui se livre au démon, et qui méprise les appels et les secours de la grâce. Ce dont je vous avertis, indépendamment de ce que vous venez d'écrire, c'est que non-seulement les tourments qu'endure le traître disciple Judas, mais aussi ceux de beaucoup de chrétiens qui se damnent comme lui, et qui descendent

 

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dans le même lieu qui leur est destin depuis le commencement du monde , surpassent les tourments de bien des démons. Et pourquoi? parce que mon très-saint Fils n'est pas mort pour les mauvais anges, mais pour les hommes; et le fruit et les effets de la rédemption que les enfants de l'Église reçoivent effectivement dans les sacrements, ne s'étendent point sur les démons; ainsi le mépris de ce bienfait incomparable n'est pas tant le péché du démon que celui des fidèles; ils doivent donc subir un châtiment particulier et différent à raison de ce mépris. En outre, l'erreur dans laquelle Lucifer et ses ministres furent en ne connaissant pas Jésus-Christ pour Rédempteur et pour véritable Dieu jusqu'au temps de sa mort, ne cesse d'exciter les regrets et de confondre les facultés de ces esprits rebelles; et cette peine les jette dans une nouvelle rage contre ceux qui ont été rachetés, et surtout contre les chrétiens, à qui s'appliquent plus largement la rédemption et le sang de l'Agneau. C'est pour cela que les démons font tant d'efforts pour amener les fidèles à oublier l'œuvre de la rédemption et à en perdre le fruit; et ils se montrent ensuite dans l'enfer plus irrités contre les mauvais chrétiens; et dans cette impitoyable fureur ils leur feraient ressentir de plus grands tourments, si la justice divine ne disposait par son équité que les peines soient proportionnées aux péchés, n'en laissant pas la dispensation à la volonté des démons , mais la réglant pur sa puissance et par sa sagesse infinies; car la bonté du Seigneur s'étend jusque dans ce lieu de punition.

 

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1255. Je veux, ma très-chère fille, que vous considériez dans la chute des autres apôtres le danger de la fragilité des hommes, qui s'accoutument facilement à une grossière ingratitude et à une inconcevable négligence, jusqu'au milieu des faveurs dont les comble le Seigneur, comme il arriva aux onze apôtres qui abandonnèrent leur Maître céleste par leur incrédulité. Ce danger vient de ce que les hommes sont naturellement sensibles et enclins à tout ce qui est apparent et terrestre; de ce que ce penchant a été dépravé par le péché, et de ce qu'ils s'accoutument à vivre et à agir plus pour les choses terrestres et charnelles que selon l'esprit. Il arrive de là qu'ils regardent et qu'ils aiment d'une manière sensible, même les dons et les bienfaits du Seigneur. Et quand ils ne peuvent pas en jouir de cette manière, ils se tournent aussitôt vers d'autres objets sensibles , les poursuivent et perdent la voie et le goût de la vie spirituelle, parce qu'ils la regardaient et la recevaient comme une chose sensible, sans en avoir une assez haute idée. C'est à cause de cette inadvertance ou grossièreté que les apôtres tombèrent, quoiqu'ils fussent si favorisés de mon très-saint Fils et de moi; car les miracles, la doctrine et les exemples dont ils étaient témoins étaient sensibles, et comme malgré le degré éminent de justice et de perfection auquel ils étaient parvenus, ils étaient eux-mêmes terrestres et attachés uniquement à ce qui frappait leurs sens, du moment où cela vint à leur manquer, ils se troublèrent dans la tentation et ils y succombèrent, pour n'avoir pas assez pénétré les

 

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mystères et l'esprit de ce qu'ils avaient vu et ouï à l'école de leur Maître. Vous apprendrez, ma fille, par cet exemple et par cette leçon, à devenir ma disciple spirituelle et non terrestre, et à ne point vous accoutumer à ce qui est sensible, même en ce qui concerne les faveurs du Seigneur et les miennes. Car en les recevant vous ne devez point vous arrêter à ce qu'elles ont de matériel, mais il faut élever votre esprit à ce qu'elles ont de sublime et de spirituel , et qui se discerne par la lumière intérieure, et non par le sens animal (1). Et si ce que les bienfaits du Seigneur ont de sensible est capable d'embarrasser dans la vie spirituelle, que sera-ce de ce qui appartient à la vie terrestre et animale? Or c'est pour cela que je veux que vous oubliiez et effaciez de vos puissances toutes les images des créatures, afin que vous deveniez apte à m'imiter et à profiter de mes instructions salutaires.

 

(1) I Cor., II, 14.

 

FIN DU TOME IV.

 

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