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CHAPITRE VI. De la vertu de foi, et de l'exercice que la très-sainte Vierge en
fit.
Instruction de la Mère de Dieu.
CHAPITRE VII. De la vertu d'espérance qu'eut la très-sainte Vierge, et de
l'exercice qu'elle en fit.
Instruction de la très-sainte Vierge.
CHAPITRE VIII. De la vertu de charité de la très-sainte vierge.
Instruction de la Reine du ciel.
CHAPITRE IX. De la vertu de prudence de la très-sainte Vierge.
Instruction de la Reine du ciel.
CHAPITRE VI. De la vertu de foi, et de l'exercice que la
très-sainte
Vierge en fit.
486. Sainte Élisabeth
comprit en peu de mots (selon que l'évangeliste
saint Luc le rapporte) la grandeur de la foi de la
très-sainte Vierge, lorsqu'elle lui dit : Vous êtes bien heureuse
d'avoir cru, car les paroles et les promesses du Seigneur s'accompliront en
vous (1). L'on doit mesurer la foi de cette divine Reine par sa félicité
et par sa dignité ineffable, puis
(1) Luc., I, 46.
131
qu'elle
fut si excellente, que pour avoir cru elle arriva à la plus grande élévation
qu'on puisse s'imaginer après celle de Dieu. Elle crut le plus grand des
mystères qui se devait opérer en elle. La prudence
et la science divine de l'auguste Marie furent telles, pour ajouter créance à
cette vérité si nouvelle et si fort au-dessus de tout ce que l'entendement
humain et angélique peut concevoir, qu'il fallait nécessairement que sa foi
eût été produite dans l'essence divine, comme dans l'officine (pour ainsi
dire) du pouvoir immense du Très-Haut, où toutes les vertus de cette Reine du
ciel furent formées par le bras de sa toute-puissance. Plus je considère ses
vertus, plus je me trouve incapable d'en parler, et surtout des intérieures,
parce que je suis si fort éblouie de la grandeur des connaissances et des
lumières que j'en ai reçues, que les termes me manquent pour les pouvoir
déclarer, et pour exprimer les actes de foi qui ont été formés dans
l'entendement de la plus fidèle et de la plus grande de toutes les pures
créatures; j'en dirai pourtant ce que je pourrai, en avouant toujours mon
incapacité pour en faire une aussi juste déclaration que je le voudrais, et
que la grandeur du sujet dont nous allons traiter, le demanderait.
487. La foi de la
très-fidèle Marie fut un étonnement de toute la
nature créée, et un prodige évident du pouvoir divin, parce que cette vertu
reçut en elle le plus haut degré de perfection qu'elle pouvait recevoir; Dieu
étant en quelque façon satisfait par cette très-sainte
Dame pour le manquement de foi que les
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hommes
devaient avoir. Le Très-Haut départit cette excellente vertu aux mortels
voyageurs, afin qu'ils eussent, sans aucun embarras de la chair mortelle, une
connaissance aussi certaine et aussi infaillible de sa divinité, de ses
mystères et de ses couvres admirables, que s'ils le voyaient face à face comme
les bienheureux. Nous croyons, sous le voile et l'obscurité de la foi, le même
objet et la même vérité qu'ils voient à découvert.
488. Si l'on considère quel
a été l'état du monde et celui où il se trouve à présent, il ne sera pas
difficile de s'apercevoir combien de nations, de royaumes et de provinces dès
leur commencement se sont rendus indignes d'un si grand bienfait, si peu connu
et si peu estimé des hommes ingrats; combien y en a-t-il eu qui ont
malheureusement renoncé à cette vertu que le Seigneur leur avait accordée avec
tant de miséricorde et de libéralité! Et combien y a-t-il de fidèles qui,
après l'avoir reçue sans la mériter, la méprisent, la laissent oisive, sans
aucun effet et sans s'en servir pour arriver à la dernière fin pour laquelle
elle leur a été donnée 1 Il fallait donc que la divine équité se dédommageât
en quelque façon d'une perte si déplorable, qu'un tel bienfait eût un juste et
proportionné retour, autant qu'il était possible à la nature humaine, et que
parmi les créatures il s'en trouvât quelqu'une en qui la vertu de foi fût en
son' plus parfait degré, pour servir de modèle à toutes les autres.
489. Toutes ces
prérogatives, dont nous venons
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de
parler, se trouvèrent dans la grande foi. de la
très-pure Marie; et Dieu aurait établi fort à
propos seulement par elle et pour elle (quand elle aurait été seule dans le
monde) l'excellente vertu de foi: parce que cette seule Princesse eût été
capable de réparer le tort que les hommes faisaient à la divine Providence de
la frustrer de ses prétentions dans l'établissement de cette vertu par le peu
de correspondance qu'ils lui en devaient témoigner. La foi de notre auguste
Reine suppléa à ce manquement, et elle copia en elle-même la divine idée de
cette vertu avec autant de perfection qu'il fut possible : tous les autres
fidèles se peuvent régler à la foi de cette très-sainte
Dame, et leur créance sera plus ou moins grande, selon qu'ils la conformeront
plus ou moins à la perfection de sa foi incomparable. C'est pourquoi elle a
été destinée pour être la Maîtresse et le modèle de tous les fidèles, y
comprenant même les patriarches, les prophètes, les apôtres, les martyrs et
tous ceux qui ont cru avec eux, et qui croiront les articles de la foi
chrétienne jusqu'à la fin du monde.
490. Quelqu'un pourrait
objecter: Comment se pouvait-il faire que la Reine du ciel exerçât la foi,
supposé qu'elle eut plusieurs visions claires de la Divinité, et beaucoup plus
des abstractives, qui rendent en quelque façon évident ce que l'entendement
tonnait, comme nous l'avons déjà dit, et comme je le répéterai plusieurs fois
dans la suite? Et le doute naîtra de ce que la foi est le soutien des choses
que nous espérons, et la certification de celles que nous ne
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voyons
pas, comme dit l'Apôtre (1). Et c'est comme s'il nous disait que nous n'avons
d'autre apparence ni d'autre substance des choses que nous espérons touchant
la dernière fin de la béatitude pendant que nous sommes voyageurs, que celles
que la foi renferme dans son objet cri obscurément et par énigme; de sorte que
la force de cette habitude infuse par laquelle elle nous incline à croire ce
que nous ne voyons pas, et la certitude immanquable de ce que l'on croit,
forment un argument infaillible et efficace à l'entendement, afin que par ce
moyen la volonté croie avec fermeté et sans aucun doute ce qu'elle désire et
espère. Et selon cette doctrine, si la très-sainte
Vierge vit Dieu en cette vie, et jouit de sa Divinité (ce qui est la même
chose) sans le voile de la foi obscure, il semble qu'il ne lui devait rester
aucune obscurité, pour croire par la foi ce qu'elle avait vu.
clairement face à face, si elle eût conservé dans
son entendement les espèces, acquises en la claire vision de la Divinité.
491. Cette objection
non-seulement n'empêche point la foi de la
très-sainte Vierge, mais au contraire elle
l'augmente et l'élève à un plus haut degré, puisque le Seigneur voulut que sa
Mère fût si admirable dans le privilège de cette vertu (aussi bien que dans
celui de l'espérance), qu'elle surpassât tout l'ordre commun des autres
voyageurs, et que, son entendement fût éclairé, pour qu'elle pût être la
Maîtresse et l'ouvrière de ces grandes vertus,
(1) Hebr., XI, 1.
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quelquefois par les actes très-parfaits de la foi
et de l'espérance , d'autres fois par la vision et par la jouissance (quoique
passagères) de la fin et de l'objet qu'elle croyait et qu'elle espérait, afin
qu'elle connût et goûtât dans leur propre source les vérités qu'elle devait
enseigner à croire par la vertu de foi en qualité de Maîtresse des fidèles: il
était fort facile à la puissance de Dieu d'unir ces 'deux choses en l'âme
très-sainte de Marie, et cela étant, ce privilège
était comme dit à sa très-pure Mère, qui
s'attirait par sa dignité et par ses mérites les plus grandes faveurs, car il
était très-convenable que rien ne manquât à cette
éminente qualité de Mère de Dieu.
492. Il est vrai que
l'obscurité de la.foi, par laquelle nous croyons ce que nous ne voyons pas,
est incompatible avec la clarté de l'objet que nous connaissons; que
l'espérance ne s'accorde point avec la possession, et que la
très-auguste Princesse du ciel n'exerçait point
les actes obscurs de la foi, et ne se servait pas de son habitude, lorsqu'elle
jouissait des visions claires, et usait des espèces, qui lui manifestaient les
objets avec une évidence même abstractive; mais alors elle employait seulement
l'habitude de la science infuse. Les habitudes néanmoins des deux vertus
théologales de foi et d'espérance ne demeuraient point oisives pour cela:
parce que le Seigneur suspendait ou arrêtait l'usage des espèces évidentes,
afin que la très-pure Marie se servît de ces
habitudes; de manière que la science actuelle cessait, et la foi obscure
opérait: toutes les connaissances claires du
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Seigneur étant bien souvent suspendues pour: notre auguste Reine dans cet état
très-parfait, comme il lui arriva dans le
très-haut mystère de l'Incarnation du Verbe, dont
je ferai mention en son lieu.
493. Il ne fallait pas que
la Mère de Dieu fût privée de la récompense de ces vertus infuses de foi et
d'espérance; pour la recevoir, elle la devait mériter; et pour la mériter elle
devait exercer leurs opérations proportionnées à cette récompense; et comme
elle fut d'un prix inestimable, les actes de la foi, que cette divine Dame
pratiqua dans toutes les vérités catholiques et en chacune en particulier, le
furent aussi, parce qu'elle connut ces vérités et les crut explicitement comme
voyageuse avec: une créance très-relevée et
très-parfaite. Il n'y a point de doute que,
lorsque l'entendement a une évidence de ce qu'il connaît, il n'attend point le
consentement de la volonté pour le croire: parce qu'il est forcé par cette
évidence de lui donner une créance ferme, avant que la volonté le lui
commande; c'est pourquoi cet acte de croire ce qu'il ne peut pas nier, n'est
point méritoire. Quand la très-sainte Vierge
consentit à l'ambassade de l'archange, elle fut digne d'une
très-grande récompense, à cause de ce qu'elle
mérita dans le consentement d'un tel mystère: il arriva la même chose dans les
autres, qu'elle crut, lorsque le Très-Haut voulait qu'elle usât de la foi
infuse sans se servir de la science, bien qu'elle méritât beaucoup en cette
science infuse, à cause de l'amour qu'elle exerçait avec elle, comme je l'ai
déjà dit en divers lieux.
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494. Elle n'eut pas non
plus l'usage de la science infuse lorsqu'elle perdit l'enfant Jésus, au moins
pour connaître l'endroit où il était, comme elle connaissait plusieurs autres
choses par cette lumière; ni elle ne se servait pas alors des espèces claires
de la Divinité. La même chose lui arriva au pied de la croix, parce que le
Seigneur suspendait la vue et les opérations, qui auraient empêché la douleur
en l'Ante très-sainte de sa Mère : car il était
convenable qu'elle pratiquât seulement la foi et l'espérance dans cette
occasion. Parce que la joie, qu'elle eût reçue par la moindre vue ou
connaissance (quoique abstractive) de la Divinité, aurait naturellement
empêché cette douleur, si Dieu n'eût fait un nouveau miracle, afin que la
peine et la jouissance se trouvassent ensemble. Il n'était pas convenable que
sa divine Majesté fit ce miracle, puisque avec la
souffrance son propre mérite et l'imitation de son
très-saint Fils s'unissaient en elle par les grâces et par l'excellence
de la dignité de Mère. C'est pour cela qu'elle chercha le divin Enfant avec
douleur, comme elle-même l'a dit (1), ayant accompagné cette douleur d'une foi
vive et d'une ferme espérance. Elle pratiqua aussi ces deux vertus dans la
passion et dans la résurrection de son Fils unique et bien-aimé, en qui elle
croyait et espérait; cette foi de l'Église ne se trouvant alors qu'en elle
seule, comme en sa Maîtresse et en sa fondatrice.
495. On peut considérer en
la foi de la très-sainte
(1) Luc., II, 48.
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Vierge
trois excellences particulières: la continuation, l'intention et
l'intelligence avec laquelle elle croyait. La continuation était seulement
interrompue lors qu'elle voyait la Divinité avec une clarté intuitive ou avec
une évidence abstractive, comme j'ai déjà dit. Mais pour distribuer les actes
intérieurs que la Reine du ciel avait de la connaissance de Dieu, quoiqu'il
n'y ait que le seul Seigneur, qui les ordonnait, qui puisse savoir en quel
temps sa très sainte Mère exerçait ces divers actes, je dirai que son
entendement ne fut jamais oisif, et qu'il n'y eut, dès le premier moment de sa
conception, aucun instant de toute sa vie auquel elle perdît Dieu de vue : car
si elle suspendait la foi, c'était parce qu'elle jouissait de la claire vision
de la Divinité, ou qu'elle lui était manifestée par une
très-sublime science infuse; et; si le Seigneur lui cachait cette
connaissance, la foi lui succédait en opérant : la succession et la
vicissitude de ces actes causant une si belle harmonie dans l'entendement de
la très-pure Marie, que le Très-Haut conviait les
esprits angéliques à lui donner leur attention, selon ce qui est dit dans les
Cantiques: Vous qui habitez dans les jardins, faites-moi entendre votre voix,
parce que nos amis sont attentifs (1).
496. Cette auguste
Princesse surpassait dans l'efficacité ou dans l'intention de la foi tous les
apôtres, tous les prophètes et tous les saints ensemble, et elle arriva au
plus haut degré qui fût possible à une pure
(1) Cant., VIII, 18.
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créature.
Elle n'excella pas seulement sur tous les fidèles, mais elle eut aussi la foi
dont tous ceux qui ont été assez malheureux de ne croire point furent privés;
ils pouvaient même être tous éclairés par la foi de cette divine Dame. C'est
pourquoi elle se trouva si ferme, si immobile et si constante en elle lorsque,
dans le temps de la Passion, les apôtres chancelèrent, que, si toutes les
tentations, les tromperies, les erreurs et toutes les faussetés du monde se
fussent unies ensemble, elles n'auraient pu ébranler ni troubler la foi
invincible de la Reine des fidèles; la fondatrice et la maîtresse de cette
vertu en serait sortie victorieuse et triomphante.
497. On ne peut exprimer
l'intelligence avec laquelle elle croyait explicitement toutes les vérités
divines, sans la diminuer et l'obscurcir par les termes humains. La
très-pure Marie savait tout ce qu'elle croyait, et
croyait tout ce qu'elle savait : parce que la science infuse théologique de la
créance des mystères de la foi et leur intelligence furent en cette
très-sage vierge et mère au plus haut degré dont
une pure créature était capable. Elle avait cette science en acte, et une
mémoire angélique par laquelle elle n'oubliait jamais ce qu'elle avait une
fois appris; elle se servait toujours de cette puissance et» de ces dons pour
croire profondément, excepté lorsque Dieu ordonnait par sa divine providence
que la foi fût suspendue par d'autres actes, comme j'ai dit ci-dessus. Et
hormis qu'elle ne fût dans l'état de gloire, elle avait dans celui de
voyageuse, pour croire et connaître Dieu, la plus haute de toutes les
intelligences, qui ne séparait la foi
140
d'avec
la claire connaissance de la Divinité que par un imperceptible horizon; de
sorte quelle surpassait (état de tous les voyageurs, et qu'elle en avait un
tout particulier pour elle seule, auquel nulle autre créature n'a jamais pu
atteindre.
493. Que si la
très-auguste Marie descendait dans son état
ordinaire et inférieur lorsqu'elle exerçait les habitudes de la foi et de
l'espérance, dans ce même état elle surpassait tous les saints et tous les
anges en mérite, parce qu’elle les surpassait en amour. Qu'en était-il donc de
ses opérations, de son mérite et de son amour, lorsqu'elle était élevée par la
puissance divine à d'autres plus grandes faveurs et au plus haut état de la
vision béatifique ou de la connaissance claire de la Divinité? Que si
l'entendement angélique n'est pas assez fort pour le concevoir, comment le
pourrai-je exprimer par mes faibles paroles, moi qui ne suis qu'une pauvre
créature terrestre? Je voudrais du moins que tous les mortels connussent et
estimassent le prix de cette vertu de foi en la considérant dans ce divin
modèle, où elle reçut le dernier degré de sa i perfection, et arriva justement
à la fin pour laquelle elle avait été formée. Que les infidèles, les
hérétiques et les idolâtres viennent à la maîtresse de la foi, la très pure
Marie, afin qu'ils soient éclairés dans leurs ténébreuses erreurs, et par le
secours de cette lumière ils trouveront le chemin assuré qui les conduira à la
dernière fin pour laquelle ils ont été créés. Que tous les catholiques y
viennent aussi; qu'ils reconnaissent l'inestimable valeur de cette excellente
vertu, et qu'ils
141
demandent
au Seigneur, avec les apôtres, de leur augmenter la foi (1), non point pour
atteindre à celle de l'auguste Marie, car la chose n'est pas possible, mais
pour l'imiter et pour la suivre; puisqu'elle nous enseigne par sa foi et nous
donne même espérance de l'obtenir par ses grands mérites.
499. Saint Paul appela le
patriarche Abraham le père de tous les fidèles (2), parce qu'il fut le premier
qui reçut les promesses du Messie et qui crut ce que le Seigneur lui promit,
croyant en l'espérance contre l'espérance; ce qui nous exprime combien la foi
du patriarche fut excellente, puisqu'il fut le premier qui crut les promesses
du Seigneur (3), lorsqu'il ne pouvait avoir aucune espérance humaine en la
vertu des causes naturelles, tant pour espérer un enfant de sa femme Sara, qui
était stérile, que pour en attendre la succession innombrable que Dieu lui
avait promise en la personne de cet enfant, après l'avoir offert en sacrifice
à sa divine Majesté, comme elle le lui commandait. Abraham crut tout celât,
quoiqu'il fit naturellement impossible, et ne douta nullement des promesses du
Seigneur, étant très-persuadé que les moyens
surnaturels ne manqueraient pas au pouvoir divin pour en venir à bout, et il
mérita par cette foi d'être appelé le père des fidèles et d'en recevoir la
marque, qui fut la circoncision, en laquelle il devait être justifié.
500. Mais notre
très-auguste Marie a bien plus de titres et de
prérogatives qu'Abraham pour être appelée
(1) Luc., XVII, 5. — (2) Rom., IV, 11. — (3)
Ibid., 18 ; Gen., XV, 5.
142
Mère
de la foi et de tous les..
fidèles; elle en porte l'étendard, pour y conduire tous ceux qui
doivent croire à la loi de grâce. Le patriarche fut premier selon l'ordre du
temps; il fut destiné par une première intention pour être le père et le chef
du peuple hébreu sa foi fut grande et excellente à l'égard des promesses que
le Très-Haut lui avait faites de notre Seigneur Jésus-Christ, et il crut
parfaitement à toutes ses paroles; mais en toutes ces choses, la foi de Marié
fut sans comparaison plus admirable : ainsi elle est la première en la
dignité. C'était une plus grande difficulté, et presque une impossibilité à
une vierge de croire qu'elle concevrait et qu'elle enfanterait sans perdre sa
virginité , qu'à une vieille stérile de croire
qu'elle pourrait enfanter; le patriarche Abraham n'était pas si assuré que le
sacrifice d'Isaac s'exécuterait, que l'était la sacrée Marie que son
très-saint Fils serait sacrifié en effet. Ce fut
elle qui crut et qui espéra en tous les mystères, et qui enseigna à toute
l'Église comme elle devait croire en Dieu et les œuvres de la rédemption.
Cette foi de notre auguste Reine étant donc reconnue, elle est sans contredit
la Mère des fidèles, le modèle de la foi catholique et de la sainte espérance.
Et pour conclure ce chapitre, je dis que, comme notre Maître et Rédempteur
Jésus-Christ était compréhenseur, son âme
très-sainte jouissant de la souveraine gloire et
de la vision béatifique, il n'avait point la foi; il ne pouvait pas s'en
servir, ni nous enseigner cette vertu par ses actes. Mais ce que le Seigneur
ne put pas faire par soi-même il le fit par sa
143
très-sainte
Mère, en la constituant fondatrice, bière et modèle de la foi de son Église
évangélique, afin qu'elle assistât au jour du jugement universel pour juger,
avec son très-saint Fils, singulièrement ceux qui
n'ont pas reçu la foi, après leur en avoir donné mi tel exemple dans le monde.
Instruction de la Mère de Dieu.
501. Ma fille, les mortels
qui ne regardent qu'avec des yeux charnels et terrestres, ne découvrent pas le
trésor inestimable de la vertu de la foi divine : c'est pourquoi ils ne savent
pas estimer la valeur ni reconnaître le mérite et le bienfait qui se trouvent
dans un don si précieux. Considérez, ma très-chère,
en quel état malheureux a été le monde sans la foi : et dans quel désordre ne
serait-il pas aujourd'hui si mon Fils et mon Seigneur ne la lui conservait !
Combien d'hommes que le monde estimait grands, puissants et sages, ne se sont
pas précipités des ténèbres de leur infidélité dans les plus abominables
péchés, et de là dans les ténèbres éternelles de l'enfer, pour n'avoir pas été
éclairés par la lumière de la foi ! Combien de provinces et de royaumes
entiers n'ont-ils pas entraînés dans leur aveuglement, combien ces mêmes
144
personnes
n'en entraînent-elles pas aujourd'hui jusque dans le plus profond de l'abîme !
Les mauvais fidèles, ma fille, suivent les traces .de ceux-là, puisque ayant
reçu cette grâce et cet insigne bienfait de la foi; ils vivent sans la
pratiquer et comme si leurs âmes ne l'avaient point.
502. Faites tous vos
efforts, ma chère fille, pour reconnaître cette précieuse perle que le
Seigneur vous a donnée comme un gage et un lien des épousailles qu'il a
célébrées avec vous pour vous faire entrer dans le lit nuptial de sa sainte
Église, et ensuite dans celui de son éternelle vision béatifique. Exercez
toujours cette vertu de foi, puisque par son moyen vous parviendrez à cette
dernière fin ou vous tendez, et vous vous unirez à l'objet de vos désirs et de
vos amours. C'est elle qui enseigne le chemin assuré de la félicité éternelle;
elle luit dans les ténèbres de la vie mortelle des voyageurs pour les conduire
en toute sûreté à la possession de leur patrie, s'ils ne s'y opposent par leur
infidélité et par leurs péchés. C'est elle qui excite les autres vertus, qui
sert de nourriture au juste, et qui l'entretient et
le soulage dans ses travaux. Elle confond et épouvante les infidèles et les
lâches fidèles qui négligent de pratiquer le bien, parce qu'elle leur,
découvre leurs péchés en cette vie et la punition qui les attend en l'autre.
La foi est puissante pour venir à bout de tout, puisque rien n'est impossible
à celui qui croit (1); au
contraire, il
(1) Matth., IX, 22.
145
peut
faire et obtenir toutes choses par le moyen de cette vertu : elle éclaire et
ennoblit l'entendement humain, puisqu'elle le redresse de peur qu’il ne
s'égare dans les ténèbres de son ignorance naturelle; elle l'élève au-dessus
de lui-même afin qu'il voie et connaisse avec une certitude infaillible ce
qu'il ne pourrait pénétrer par ses propres forces; et le lui fait croire avec
autant de fermeté que s'il le voyait effectivement; enfin elle le dépouille de
cette grossièreté et de cette bassesse qui font que l'homme ne croit que ce
qu'il comprend par ses faibles lumières, qui sont si bornées pendant que l'âme
vit dans la prison du corps corruptible et n'agit que par la pesanteur de ses
sens. Estimez donc, ma fille, cette précieuse perle de la foi catholique que
Dieu vous a donnée, conservez-la avec soin et pratiquez-la avec respect.
CHAPITRE VII. De la vertu d'espérance qu'eut la
très-sainte
Vierge, et de l'exercice qu'elle en fit.
503. La vertu d'espérance
suit celle de foi, qui est en quelque façon la cause de l'autre; parce que, si
Dieu nous donne la lumière de la foi avec intention
146
que par
elle nous arrivions tous sans aucune distinction ni dépendance de temps à la
connaissance infaillible de sa divinité, de ses mystères et dé ses promesses,
ce n'est qu'afin qu'en le connaissant pour notre dernière fin et unique
félicité, et qu'après avoir découvert les moyens d'aller à lui , nous soyons
tous épris d'un désir véhément d'en jouir, chacun le souhaitant pour soi-
même. Ce désir, qui est suivi du projet que l'on fait d'obtenir le souverain
bien comme de son effet, est appelé espérance, dont l'habitude est infuse dans
notre volonté lorsque nous recevons le baptême, et cette volonté est appelée
appétit raisonnable, parce qu'il lui appartient de désirer la félicité
éternelle comme son plus grand bien et ce qui lui importe le plus, de faire
tout son possible avec la grâce divine pour l'acquérir, et de vaincre toutes
les difficultés qui s'y pourraient opposer.
504. On connaît combien la
vertu d'espérance est excellente, en ce qu'elle a Dieu pour objet, comme notre
dernier et souverain bien ; et quoiqu'elle le regarde et le cherche comme
absent, elle se le représente néanmoins comme un bien dont l'acquisition est
possible par le moyen des mérites de Jésus-Christ et des bonnes œuvres que
fait celui qui espère. Les actes de cette vertu, par lesquels nous nous
appliquons les promesses ineffables du Seigneur, se règlent par la lumière de
la fui et d'une prudence particulière. L'espérance infuse opère selon cette
règle dans le milieu raisonnable qui se trouve entre les extrémités vicieuses
du désespoir et de la présomption,
147
afin que
l'homme ne présume point vainement d'obtenir la gloire éternelle par ses
propres forces, ou sans faire ce qu'il doit pour la mériter; et qu'en faisant
son possible il ne tombe point dans la crainte et dans la défiance de
l'obtenir, comme le Seigneur le lui promet et l'en assure. L'homme s'applique
cette certitude commune et générale à tous que la vertu de foi enseigne,
lorsqu'il espère par le moyen d'une prudence religieuse et d'un jugement sain
et droit qu'il forme en lui-même, et qui l'éloigne également et de la
présomption et du désespoir.
505. On juge par ce que
nous venons de dire que le désespoir peut provenir de ne croire point ce que
la foi nous promet, ou de ne s'appliquer point à soi-même, si on le croit, la
certitude des promesses divines dans la pensée erronée où l'on est de ne les
pouvoir pas obtenir. L'espérance marche avec sûreté entre ces deux extrêmes,
en supposant et croyant que Dieu ne me refusera point ce qu'il a promis à
tous; et que sa promesse n'est point absolue, mais avec condition que je
travaillerais et tâcherais de mon côté à le mériter autant qu'il me serait
possible avec le secours de sa divine grâce; parce que, Dieu ayant fait
l'homme capable de jouir de sa vue et de sa gloire éternelle, il n'était pas
convenable qu'il arrivât à une telle félicité en faisant mauvais usage de ses
propres puissances, et en s'en servant pour l'offenser, puisqu'elles devaient
être les organes de son bonheur éternel, mais plutôt en les appliquant à des
œuvres proportionnées à la fin où il devait tendre par leur
148
moyen.
Et cette proportion consiste dans une sainte pratique de toutes les vertus,
par lesquelles l'homme se dispose pour arriver à la jouissance du souverain
bien, qu'il cherche dès cette vie présente par la connaissance de Dieu et par
son saint amour.
506. Cette vertu
d'espérance eut en Marie le plus haut degré de perfection qu'elle pouvait
recevoir en elle-même, dans tous ses effets et dans toutes ses circonstances,
parce que les sujets qui causaient les désirs et les projets qu'elle formait
d'obtenir la dernière fin de la vue et de la jouissance de Dieu, furent plus
grands en elle qu'en toutes les créatures ensemble; et bien loin d'empêcher
leurs effets, cette très-fidèle et
très-prudente Dame les exécuta dans la plus grande
perfection qu'il fût possible à une pure créature. Elle n'eut pas seulement la
foi infuse des promesses du Seigneur, à laquelle (comme à la plus excellente)
répondait aussi avec proportion l'espérance la plus parfaite; mais, outre la
foi, elle eut la vision béatifique, en laquelle elle connut par expérience la
vérité et la fidélité infinie du Très-Haut. Et bien qu'elle ne se servît point
de (espérance lorsqu'elle jouissait de la vue et de la possession de la
Divinité, néanmoins, revenant ensuite dans son état ordinaire, le souvenir du
souverain bien dont elle avait joui lui aidait à espérer et à le désirer dans
son absence, avec plus d'ardeur et de résolution de faire tous ses efforts
pour l'acquérir; et ce désir était en la Reine des vertus une espèce d'une
nouvelle et singulière espérance.
149
507.
L'espérance de la très-pure Marie eut aussi une
autre cause qui la faisait surpasser celle de tous les fidèles ensemble, parce
que la gloire de cette auguste Princesse (qui est l'objet principal de
l'espérance) surpassa celle des anges et des saints; et elle eut, par rapport
à la connaissance d'une gloire si extraordinaire que le Très-Haut lui donna,
la suprême espérance et la plus forte de toutes les affections pour
l'acquérir. Et afin qu'elle arrivât au plus haut degré de cette vertu, en
espérant avec mérite tout ce que le puissant bras de Dieu voulait opérer en
elle, elle fut prévenue par la lumière de la foi la plus excellente, par les
habitudes, les secours et les dons proportionnés à cette foi, et par un
mouvement singulier du Saint-Esprit. Ce que nous disons de cette grande
espérance qu'elle eut de l'objet principal de cette vertu, se doit aussi
entendre. des autres objets (qu'on appelle, seconds
ou moins principaux), parce que les faveurs, les dons et les mystères que Dieu
opéra en la Reine du ciel furent si grands, que son bras tout-puissant ne put
pas s'étendre davantage. Et comme cette très-sainte
Dame les devait recevoir par le moyen de la foi et de l'espérance des
promesses divines, se disposant par ces vertus à recevoir ces promesses, c'est
pour cela qu'il fallait que sa foi et son espérance fussent les plus grandes
qu'on pût s'imaginer en une pure créature.
508. Que si (comme nous
avons déjà dit en parlant de la foi) la Reine du ciel eut une connaissance et
une foi explicite de toutes les vérités révélées, de tous
150
les
mystères et de toutes les couvres du Très-Haut, les actes de son espérance
répondant aussi à ceux de sa foi, qui pourra comprendre le nombre et les
qualités des actes d'espérance que cette Maîtresse des vertus pratiqua, si ce
n'est le Seigneur; puisqu'elle connut tous les mystères de sa propre gloire et
de la félicité éternelle, et tous ceux qui se devaient opérer en elle et en
tout le reste de l'Église évangélique par les mérites de son
très-saint Fils? De sorte que Dieu aurait formé
cette vertu pour la seule Marie, sa très-sainte
Mère, et à sa considération il l'aurait donnée comme il la donna à tout le
genre humain, ainsi que nous avons dit ci-dessus de la vertu de foi.
509. C'est pour cela que le
Saint-Esprit l'appela Mère du bel amour et de la sainte espérance (1); et
comme la chair qu'elle donna au Verbe éternel la fit Mère de Jésus-Christ,
ainsi le Saint-Esprit la fit Mère de l'espérance, parce qu'elle conçut et
enfanta par son concours spécial et par son opération ,
cette vertu pour les fidèles de f Église. Cette qualité de Mère de la sainte
espérance qu'elle avait, fut comme annexée à celle de Mère de notre Seigneur
Jésus-Christ, puisqu'elle connut qu'elle nous donnait toute notre espérance en
son très-saint Fils : la
très-sacrée Vierge acquérant par ces deux conceptions et ces
enfantements une certaine espèce de domaine et d'autorité sur la grâce et sur
les promesses du Très-Haut, qui se devaient accomplir par la mort de notre
Rédempteur
151
Jésus-Christ, fils de Marie, parce que cette auguste Princesse nous donna
toutes choses lorsqu'elle conçut et enfanta par le moyen de son libre
consentement le Verbe incarné, et en lui toutes nos plus assurées espérances.
Ce fut alors que les paroles de l'Époux furent accomplies :
Emissiones tuae
paradisus (1), parce que tout ce qui sortit de
cette Mère de grâce fut pour nous une félicité, un paradis et une espérance
très-certaine de l'obtenir.
510. L'Église avait un Père
céleste et véritable en Jésus-Christ, qui l'engendra et la fonda, et qui
l'enrichit de grâces, d'exemples et de doctrines par ses mérites et par ses
travaux, avec autant de profusion que la qualité d'un tel Père, auteur de cet
ouvrage admirable, le demandait; il semble qu'il était convenable qu'elle eût
aussi, pour n'avoir plus rien à désirer, une Mère charitable qui allaitât les
enfants dans leur plus tendre jeunesse avec de douces caresses et avec une
affection maternelle, qui les élevât dans son sein et qui les protégeât et les
nourrit délicatement, lorsqu'ils ne pourraient souffrir le pain des robustes
et des forts, à cause de leur faiblesse. Cette douce Mère fut la
très-sainte Vierge, qui dès la primitive Église,
quand elle naissait avec les tendres enfants de la loi de grâce, commença à
leur donner le doux lait de la lumière et de la doctrine comme une mère
très-pitoyable; et elle continuera par ses prières
ce charitable office jusqu'à la fin du monde envers les nouveaux
(1) cant., IV, 13
152
enfants que notre Seigneur Jésus-Christ engendre tous les jours par les
mérites de son sang et par les intercessions de -la Mère de miséricorde., Ils
naissent par elle, elle les nourrit et les entretient; elle est notre douce
Mère, notre vie et notre espérance, l'original de celle que nous avons et le
modèle que nous devons imiter; nous espérons par son intercession d'obtenir la
félicité éternelle que son très-saint Fils nous a
méritée, et les secours qu'il nous communique par elle afin que nous y
arrivions par leur moyen.
Instruction de la
très-sainte Vierge.
511. Ma fille, mon esprit
cherchant l'infini et le souverain bien, s'élevait par les deux vertus de foi
et d'espérance, comme par deux ailes d'un vol infatigable, jusqu'à ce qu'il se
fût reposé dans l'union de son plus fort amour. Il jouissait plusieurs fois de
sa claire vision; mais comme cette faveur ne m'était point continuelle à cause
de mon état de pure voyageuse , l'exercice de la
foi et de l'espérance ne cessait jamais dans cet éloignement ; parce que,
comme elles demeuraient hors de cette douce jouissance, je les trouvais
incontinent dans mes puissances, et je ne
153
faisais
d'autre intervalle dans leurs opérations que celui de cette heureuse vision.
L'entendement humain est trop faible pour comprendre tous les effets que les
affections, les souhaits et les fortes résolutions que je faisais.de ne rien
oublier pour arriver à la jouissance éternelle de Dieu, causaient dans mou
âme; ceux qui mériteront néanmoins de jouir de sa vue dans le ciel, les
connaîtront en sa divine Majesté, et lui en rendront des louanges éternelles.
512. Vous devez, ma fille,
puisque vous avez reçu tant de lumière touchant (excellence de cette vertu et
des oeuvres que j'exerçais par elle, tâcher de m'imiter sans aucune
interruption, et autant que vous le pourrez avec les forces de la divine
grâce. Renouvelez toujours dans votre souvenir les promesses du Très-Haut;
élevez votre coeur par la certitude de la foi que vous avez de sa vérité, et
faites que vos plus ardents désirs n'aspirent qu'à les obtenir; vous vous
pourrez promettre avec cette ferme espérance d'arriver par les mérites de mon
très-saint Fils à la.patrie céleste, et d'avoir le
bonheur d'être en la compagnie de ceux qui y jouissent d'une gloire
immortelle, et qui y voient la face du Seigneur. Que si vous vous éloignez par
ce secours de tout ce qui est terrestre , et ne
fixez votre coeur qu'à ce bien immuable après lequel vous soupirez , toutes
les choses sensibles et mortelles vous deviendront à charge ; vous les
mépriserez, et ne pourrez rien souhaiter, que ce
très-aimable objet de vos désirs. Mon âme fut toute pénétrée de cette
ardeur de l'espérance, comme de Celui en qui elle avait cru par
154
la foi
et qu'elle avait goûté par expérience, dont les douceurs ne se peuvent
exprimer par des paroles humaines.
513. Afin que vous soyez
encore plus touchée, considérez et pleurez avec une douleur sensible le
malheur de tant d'âmes qui sont les images de Dieu et capables de sa gloire,
et qui sont néanmoins, par leur faute, privées de la véritable espérance d'en
jouir. Que si les enfants de la sainte Église faisaient quelque trêve avec
leurs vaines pensées, pour faire de profondes réflexions que Dieu leur a donné
une foi assurée et une espérance infaillible, les ayant séparés des ténèbres,
et distingués (sans qu'ils l'eussent mérité) par ces glorieuses marques,
abandonnant les païens et tant d'infidèles dans leur aveuglement, ils seraient
sans doute confus de leur injuste oubli et condamneraient leur noire
ingratitude. Mais qu'ils se désabusent, et qu'ils soient persuadés que les
tourments qui les attendent sont bien plus formidables, et que Dieu et les
saints les ont beaucoup plus en horreur à cause du mépris qu'ils font du sang
que Jésus-Christ a versé, en vertu duquel ils ont reçu ces insignes bienfaits;
cependant ils les traitent de fables, méprisent le fruit de la vérité, et
passent toute leur vie sans donner un jour ni même une heure de réflexion à
leurs obligations et au danger qui les menace. Pleurez, pleurez, ma chère
fille, ce malheur déplorable; faites tous vos efforts pour n'y être pas
comprise; demandez-en avec ardeur le remède à mon
très-saint Fils, et soyez assurée que sa divine Majesté
155
vous
récompensera de tous les soins que vous prendrez pour l'obtenir.
CHAPITRE VIII. De la vertu de charité de la
très-sainte
vierge.
514. La
très-éminente vertu de charité est la maîtresse,
la reine, la mère, l'âme, la vie et la beauté (le toutes les autres vertus; la
charité est celle qui les règle toutes, les meut et les conduit à la véritable
et dernière fin; elle les produit dans leur être parfait, les augmente et les
conserve, les ennoblit, les orne et leur donne la vie et l'efficacité. Que si
toutes les autres vertus causent quelque avantage et quelque ornement à la
créature, la charité les leur donne et les perfectionne, parce que sans la
charité elles sont toutes difformes, obscures, languissantes, mortes et
inutiles, parce qu'elles n'ont aucun sentiment parfait de vie. La charité est
pleine de douceur, patiente, paisible, sans émulation, sans envie, sans
offense; C'est elle qui ne s'approprie rien, qui distribue tout, qui cause
tous les biens, et qui ne permet aucun mal (1) , autant qu'il dépend de son
pouvoir, parce
(1) I Cor., XIII, 4, 5, 6.
qu'elle
est la plus grande participation du véritable et souverain bien. O vertu des
vertus et abrégé des trésors du ciel! vous êtes la seule qui avez les clefs du
paradis; vous êtes l'aurore de la lumière éternelle, le soleil du jour de
l'éternité , un feu qui purifie, un vin qui enivre en donnant de nouveaux
sentiments, un nectar qui réjouit, une douceur qui rassasie sans dégoût, un
lit délicieux où l'âme repose; et vous êtes un lien si étroit, que vous nous
faites un avec Dieu, en la manière que le Père, le Fils, et le Saint-Esprit le
sont ensemble (1).
515. La noblesse de cette
maîtresse des vertus est si fort au-dessus de notre estime, que Dieu a bien
voulu (selon notre manière de concevoir) s'honorer de son nom, ou l'honorer en
s'appelant charité, comme l'a dit saint Jean. L'Église catholique a plusieurs
raisons d'attribuer, entre les perfections divines, au Père la
toute-puissance, su Fils la sagesse, et au Saint-Esprit l'amour, parce que le
Père est principe sans principe, le Fils est engendré du Père par
l'entendement, et le Saint-Esprit procède du Père et du Fils par la volonté;
mais le Seigneur se fait l'application du nom et de la perfection de la
charité sans aucune différence des personnes, lorsque l'évangéliste dit de
toutes sans distinction . Dieu est charité (2). Cette vertu est dans le
Seigneur comme le terme et la fin de toutes les opérations au dedans et su
dehors, parce que toutes les processions divines
(1) Joan., XVII, 21. — (2) 1 Joan., IV, 18.
157 (qui
sont les opérations de Dieu dans lui-même) se terminent en l'union de l'amour
et de la charité réciproque des trois personnes divines;-de sorte qu'elles ont
entre elles un autre lien indissoluble, outre l'unité de la nature
indivisible, en laquelle elles sont un même Dieu. Toutes les oeuvres au
dehors, qui sont les, créatures, naissent de la charité divine et se terminent
à elle, afin qu'en sortant de la mer immense de cette bonté infinie, elles
s'en retournent parla charité et par l'amour à la source d'où elles étaient
sorties. La vertu de charité est singulière entre toutes les autres vertus et
entre tous les autres dons, en ce qu'elle est une parfaite participation de la
charité divine; qu'elle sort du même principe et regarde la même fin, et que
cette fin se proportionne plus avec elle qu'avec les autres vertus. Que si
nous appelons Dieu notre espérance, notre patience et notre sagesse, c'est
parce que nous les recevons de sa main libérale, et non pas parce que ces
vertus sont eu Dieu comme en nous. Mais pour ce qui regarde la charité, nous
ne la recevons pas du Seigneur de la même manière; car il ne s'appelle pas
charité seulement parce qu'il nous la communique, mais parce qu'il l'a
essentiellement en lui-même; et de cette divine perfection que nous concevons
comme une forme et un attribut de sa nature divine, notre charité résulte avec
bien plus de perfection et de proportion, qu'aucune autre vertu.
516. La charité tire du
côté de Dieu,d'autres qualités admirables, qui nous
sont fort avantageuses ;
158
parce
qu'étant le principe qui nous a communiqué tout le bien de notre être, et
ensuite le souverain bien, qui est Dieu même, elle nous sert de modèle et
d'aiguillon pour exciter notre amour envers le Seigneur: afin que, si la
connaissance que nous avons, qu'il est l'infini et le souverain bien, ne nous
porte point à l'aimer, nous y soyons du moins obligés en qualité de notre
propre souverain bien. Et que si nous étions assez malheureux de ne savoir pas
trouver les moyens de nous acquitter de ce devoir avant qu'il noue eût donné
son Fils unique,, nous n'ayons aucune excuse pour
ne le pas aimer après qu'il nous l'a donné car si nous pouvons alléguer de
justes raisons pour ne savoir pas mériter un tel bienfait, nous rien
trouverons aucune pour ne le pas reconnaître avec amour, après l'avoir reçu
sans le mériter.
517. L'exemple que notre
charité a en celle de Dieu , déclare beaucoup mieux
l'excellence de cette vertu, bien que je ne puisse exprimer ce que j'en
conçois qu'avec difficulté. Notre Seigneur Jésus-Christ nous enseigna,
lorsqu'il fondait sa très-parfaite loi d'amour et
de grâce, d'être parfaits à l'exemple de notre Père
céleste , qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants
sans aucune distinction (1). Le seul fils du Père éternel pouvait donner une
telle doctrine et un tel exemple aux hommes. Il n'est
aucune d'entre toutes les créatures visibles qui nous manifeste la
charité, divine et qui nous la propose
(1) Matth., V, 45.
159
pour
l'imiter, comme le soleil : parce que cette très-noble
planète communique sa lumière partout, et à tous ceux qui sont capables de la
recevoir, par sa seule inclinaison naturelle, sans aucune différence ni aucune
autre délibération que de suivre son penchant: elle ne la refuse jamais autant
qu'il dépend d'elle, et elle en fait des largesses sans y être obligée
d'ailleurs, sans recevoir aucun retour dont elle puisse avoir besoin, sans
trouver dans les choses qu'elle éclaire et entretient aucune bonté qui ait
prévenu la sienne, pour la mouvoir et se l'attirer, et sans en espérer aucune
autre utilité que de verser cette vertu qu'elle renferme en elle-même, afin
que tous en participent.
518. Or, qui ne découvrira
dans les qualités d'une si magnifique et généreuse créature, s'il les
considère avec attention, l'image de la Charité incréée, sur laquelle il
pourra se mouler? Qui ne se confondra de n'avoir pas assez de bonté pour
l'imiter? Et qui s'imaginera de jouir de la véritable charité, s'il ne copie
cette image en soi-même? Notre amour ne peut causer aucune bonté en l'objet
qu'il aime, comme le fait la charité incréée du Seigneur; mais du moins, si
nous ne pouvons rendre meilleur ce que nous aimons, nous pouvons bien aimer
sans aucun intérêt, sans distinction des personnes, et faire le bien sans en
espérer aucun retour. On ne doit point croire que la charité ne soit libre, ni
que Dieu fasse aucune œuvre hors de lui-même par une nécessité naturelle;
aussi, l'exemple que nous proposons ne s'étend, point jusque-là
, parce
160
que
toutes les oeuvres au dehors (qui sont celles de la création) sont libres en
Dieu. Mais la volonté libre ne doit pas détourner l'inclination de la charité
ni lui faire aucune violence : au contraire, elle la doit suivre à l'exemple
du souverain bien, dont la nature demandant de se communiquer, la volonté
divine ne s y' opposa nullement au temps de la création; et bien loin de
l'empêcher, elle se laissa emporter et mouvoir par son charitable penchant,
pour communiquer. les rayons de sa lumière
inaccessible à toutes les créatures, selon la capacité que chacune avait pour
la recevoir, et cela sans que de notre côté aucune bonté ni aucun service
eussent précédé, et sans que Dieu même en espérât ensuite aucun profit, parce
qu'il n'a besoin de personne.
519. Ayant donc déjà connu
en partie la- qualité de la charité en son principe, qui est Dieu, où la
trouverons-nous hors du Seigneur dans toute sa perfection possible à une pure
créature, afin de pouvoir plus immédiatement associer la nôtre avec la sienne,
si ce n'est en la très-pure Marie? Il est certain
que les rayons de cette lumière et de cette charité du Soleil incréé sortant
de cette source infinie de bonté, se communiquent à toutes lés créatures, sans
en excepter aucune, avec ordre, poids et mesure, et selon le degré que chacune
a en son particulier, pour être plus, proche ou plus distante de son principe:
la perfection de la Providence divine se trouvant dans cet ordre, puisque sans
lui l'harmonie des créatures que Dieu avait tirées du néant pour leur faire
part de sa
161
bonté et
de son amour, serait défectueuse et confuse. L'humanité de Celui qui était
tout ensemble et Dieu incréé et homme créé, devait avoir après Dieu le premier
lieu dans cet ordre, afin que la suprême union de la nature fût suivie de la
souveraine grâce et de la plus étroite participation de l'amour, comme il se
trouva et se trouve en notre Seigneur Jésus-Christ.
520. Le second lieu
appartient à sa très-sainte Mère, en qui la
charité et l'amour divin reposèrent d'une manière admirable; parce que (selon
notre façon de concevoir) la Charité incréée n'aurait pas eu tout le repos
qu'il lui fallait si elle ne se fut communiquée à une pure créature avec une
telle plénitude, que l'amour et la charité de tout le genre humain fussent
réunis en elle, et qu'elle seule pût suppléer et répondre pour lé reste de sa
pure nature, lui donner tout le retour possible, et participer à cette Charité
incréée sans les défectuosités que tous les autres mortels infectés du péché y
mêlent: La seule Marie fut élue entre toutes les créatures comme le Soleil de
justice (1), afin qu'elle l'imitât en la charité, et tirât de lui une copie de
cette vertu qui fût conforme à son original. Elle seule sut aimer avec plus de
perfection que toutes les autres ensemble , aimant
Dieu purement pour Dieu, et les créatures pour Dieu môme et comme il les aime.
Elle seule a suivi justement les mouvements et les généreuses inclinations de
la charité, aimant le souverain bien
(1) Cant., VI, 9.
162
pour le
souverain bien, sans aucune autre prétention, et aimant les créatures à cause
de la participation qu'elles ont de Dieu, et non pas pour le retour ni pour la
récompense, et afin qu'imitant en toutes choses la Charité incréée, elle seule
pût et sût aimer pour rendre meilleur' ce qu'elle aimait, puisqu'elle opéra de
telle sorte par son amour, qu'elle procura des avantages au ciel et sur la
terre en tout ce qui a l'être, excepté Dieu.
521. Que si l'on pouvait
mettre la charité de cette auguste Reine dans un des bassins d'une balance, et
celle de tous les hommes et de tous les anges dans l'autre, la sienne
l'emporterait, puisque tous ensemble n'ont jamais pu connaître autant qu'elle
seule a connu la nature et la qualité de la charité de Dieu, puisqu'il n'y a
que la seule Marie qui ait su l'imiter avec une juste proportion, et avec tant
de perfection, qu'elle a surpassé toute la na:ure.des pures créatures
intellectuelles. Dans cet excès d'autour et de charité, elle satisfit et
répondit à la dette que les créatures avaient contractée envers l'amour infini
que le Seigneur leur portait, autant que cet autour le pouvait exiger, ne leur
demandant pas des choses d'un prix infini, parce que cela leur était
impossible. Et comme l'amour et la charité de l'âme
très-sainte de Jésus-Christ eut quelque proportion dans le degré
possible avec l'union hypostatique, ainsi la charité de Marie eut une autre
proportion avec l'insigne faveur que le Père éternel lui fit en lui donnant
sou très-saint Fils, afin qu'elle fût
conjointement sa
163
Mère,
et qu'elle le conçût et l'enfantât pour le remède du monde.
522. D'où nous pouvons
inférer que tout le bien et toute la félicité des créatures se terminent en
quelque façon à la charité et à l'amour que la très-pure
Marie a eu pour Dieu. Elle a été cause que cette vertu et cette participation
de l'amour divin fut dans sa dernière et sa plus
haute perfection parmi les créatures. Elle paya cette dette entièrement, pour
tous, lorsque aucun ne songeait à en faire la juste satisfaction, et ne
s'apercevait même de cette obligation. Elle obligea par cette
très-parfaite charité le Père éternel , en la
manière possible, de lui donner son très-saint
Fils, pour elle et pour tout le genre humain; parce que, si la
très-auguste Marie eût moins aimé, ou que sa
charité eût eu le moindre défaut, il n'y avait point de disposition dans notre
nature pour s'attirer l'incarnation du Verbe; mais se trouvant la créature
parmi toutes qui a imité la charité divine dans un si haut degré de
perfection, il semblait devoir s'ensuivre que Dieu descendit en elle comme il
le fit.
523. Le Saint-Esprit nous
exprime tout ce que nous venons de dire en l'appelant Mère de la belle
dilection (1), et en lui attribuant ces paroles (comme je l'ai déjà dit de la
sainte espérance), Marie est Mère de notre très-doux
amour Jésus-Christ, notre Seigneur et Rédempteur,
très-beau sur tous les enfants des
(1) Eccles., XXIV, 24.
164
hommes,
ayant par la Divinité une beauté infinie et incréée, et par l'humanité toutes
les perfections, tous les attraits et toutes les grâces que la Divinité lui
put communiquer, sans qu'aucun péché ni défaut se soient jamais pu trouver en
lui (1). Elle est aussi Mère du bel amour, parce qu'elle seule conçut dans son
entendement l'amour le plus parfait et la plus belle charité que toutes les
autres créatures pussent jamais former avec toute
cette beauté et cette perfection qu'il fallait pour mériter absolument le
titre de beau. Elle est Mère de notre amour, parce qu'elle nous l'a attiré au
monde, qu'elle nous l'a gagné, et qu'elle nous a enseigné à le connaître et à
le pratiquer; car sans la très-pure Marie, il n'y
avait aucune autre pure créature dans le ciel ni sur la terre de qui les
hommes et les anges eussent pu être disciples du bel amour. C'est pourquoi
tous les saints sont comme des rayons de ce soleil et comme des ruisseaux qui
sortent de cette source; ils savent d'autant plus aimer, qu'ils participent
davantage à l'amour et à la charité de l'auguste Marie, et qu'ils l'imitent
avec plus de perfection.
524. Les causes de cette
charité et de cet amour de notre Princesse Marie furent sa profonde
connaissance et sa très-haute sagesse, tant pour
ce qui regardait les vertus infuses de foi et d'espérance, que pour ce qui
concernait les dons du Saint-Esprit, et surtout à l'égard des visions
intuitives et abstractives
(1) I Petr., II, 22.
165
qu'elle
eut de la Divinité. Toutes ces choses lui servirent de voies pour arriver à la
très-haute connaissance de la Charité incréée,
qu'elle puisa dans sa propre source; et comme elle connut qu'il fallait aimer
Dieu pour lui-même, et les créatures pour Dieu, elle le pratiqua ainsi avec un
très-ardent amour. Le pouvoir divin, ne trouvant
en la volonté de cette grande Reine aucun empêchement, aucune trace du péché,
aucune ignorance, ni la moindre imperfection, opéra efficacement en elle tout
ce qu'il voulut, et même ce qu'il n'opéra pas envers les autres créatures,
parce qu'il ne trouva point en aucune autre la disposition qu'il rencontra en
.la très-sainte Vierge.
525. Ce fut le prodige da
pouvoir de Dieu, la plus grande épreuve de sa charité incréée; et
l'accomplissement de ce grand précepte naturel et divin : Tu aimeras ton Dieu
de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton entendement et de toutes tes
forces (1), parce que la seule Marie suppléa pour toutes les créatures en
payant cette dette, à laquelle elles ne savaient ni ne pouvaient entièrement
satisfaire pendant cette vie et avant que de voir Dieu. Cette divine Dame s'en
acquitta avec plus de perfection étant voyageuse, que les séraphins ne le font
étant compréhenseurs. Elle sauva aussi en quelque
façon les intérêts de Dieu dans ce précepte, afin qu'il reçût sa plénitude et
ne fût pas comme frustré dans son accomplissement
(1)
Deut., VI, 5.
166
du côté
des voyageurs, puisque la seule Marie le sanctifia et le remplit pour tous,
suppléant abondamment à tous leurs défauts. Que si Dieu ne se fût pas
représenté notre auguste Reine en prescrivant aux mortels ce commandement de
tant d'amour et de charité, il ne l'aurait pas peut-être mis en cette forme;
mais il voulut bien le faire ainsi, seulement pour cette divine Princesse; et
nous pouvons dire que nous lui sommes redevables tant du commandement de la
parfaite charité que de son juste accomplissement.
626. O
très-douce Mère de la belle dilection et de l'ardente charité (1)!
que tontes les nations vous connaissent, que toutes
les générations vous Unissent, et que toutes les créatures vous glorifient et
vous louent; vous êtes la seule parfaite, la seule bien-aimée et la seule
choisie pour Mère par la Charité incréée; elle vous a formée unique et élue
comme le soleil pour reluire dans votre très-beau
et très-parfait amour. Approchons-nous tous, nous
qui ne sommes que de misérables enfants d'Ève, vers ce soleil (2), afin qu'il
nous éclaire et nous enflamme. Unissons-nous à cette M ère, afin quelle nous
régénère en amour. Ayons recours à cette Maîtresse, afin qu'elle nous enseigne
à avoir et à pratiquer le pur amour, l'ardente dilection et la belle charité
sans aucune imperfection: Amour signifie une affection qui se plaît et se
repose en celui qui est aimé; dilection dénote une oeuvre de quelque élection,
ou une. séparation de ce
(1) Eccles., XXIV, 24. — (2) Cant., VI, 9.
167
que l'on
aime d'avec tout le reste; et charité, qui excelle sur tout cela, signifie une
très-haute estime qu'on fait de celui qu'on veut
honorer et aimer tout ensemble au plus haut degré possible. La Mère de ce bel
amour nous l'enseignera tout, puisqu'il ne possède ce titre de beau que parce
qu'il renferme tous ces avantages; nous apprendrons en elle à aimer Dieu pour
Dieu, en lui abandonnant tout notre coeur et toutes nos affections, à le
distinguer de tout ce qui n'est pas le souverain bien, puisque l'amour de
celui qui veut aimer quelque autre chose avec lui est fort imparfait, et à le
savoir estimer plus que l'or et plus que tout ce qui passe, pour précieux aux
yeux des hommes, puisque à son égard tout ce qui est précieux est méprisable,
toute la beauté n'est que laideur, et tout ce que les yeux charnels estiment
grand est abject et de nulle valeur. Je parlerai dans tout le cours de cette
histoire des effets de la charité de la très-pure
Marie, le ciel et la terre en sont remplis; c'est pourquoi je rie m'arrête pas
à particulariser ce que les langues ni les paroles des hommes, ni même celles
des anges, ne peuvent exprimer.
Instruction de la Reine du ciel.
527. Ma fille, si je désire
avec une tendresse de mère que vous me suiviez et m'imitiez dans toutes les
168
autres
vertus, pour ce qui regarde celle de la charité (qui est la fin et la couronne
de toutes), je vous enjoins et vous déclare que c'est ma volonté que vous
fassiez tous vos efforts pour graver dans votre âme avec une plus grande
perfection une fidèle image de tout ce que vous avez connu en la mienne.
Allumez le flambeau de la foi et de la raison pour tacher de trouver cette
drachme d'un prix infini (1), et quand vous l'aurez rencontrée, oubliez et
méprisez tout ce qui est terrestre et corruptible, et considérez, pesez et
repassez plus d'une fois dans votre esprit les raisons et les causes infinies
qu'il y a en Dieu pour être aimé sur toutes choses. Et, afin que vous sachiez
comme vous le devez aimer avec la perfection que vous le souhaitez, voici les
marques et les effets de l'amour par lesquels vous connaîtrez si celui que
vous avez est parfait et véritable : si vous méditez et pensez continuellement
en Dieu, si vous observez ses commandements et ses conseils sans tiédeur et
sans dégoût; si vous appréhendez de l'offenser; si, l'ayant offensé, vous
faites incontinent votre possible pour l'apaiser; si vous avez de la douleur
qu'il soit offensé, et vous réjouissez que toutes les créatures le servent; si
vous désirez et prenez plaisir de parler incessamment de son amour; si vous
ressentez une sensible joie de son souvenir et de sa présence, si vous vous
affligez de son oubli et de son absence; si vous aimez ce qu'il aime et
haïssez ce qu'il hait; si vous tâchez d'attirer tous les hommes à son
(1) Luc, XV, 8.
169
amitié
et à sa grâce; si vous demandez avec confiance; si vous recevez ses bienfaits
avec gratitude; si vous ne les perdez point et les employez à son honneur et à
sa gloire; et si vous désirez toujours ce qui est le plus parfait, et ne
travaillez qu'à détruire en, vous-même les mouvements des passions, qui vous
retardent ou empêchent les saintes et amoureuses affections et la pratique des
vertus.
528. Tous ces effets et
plusieurs autres que je ne déclare pas marquent, comme des indices de la
charité, le plus ou le moins de perfection de celle qui est en l'âme. Et
surtout lorsqu'elle est forte et enflammée, elle ne souffre aucune oisiveté
dans les puissances, ni ne tolère aucune souillure dans la volonté; parce que
aussitôt elle les purifie et lés consume toutes, n'ayant aucun repos que quand
elle goûte la douceur du souverain bien qu'elle aime : à cause que sans lui
elle languit, elle est blessée, elle est malade et altérée de ce vin qui
enivre le coeur (1), en lui faisant oublier tout ce qui est corruptible,
terrestre et passager. Et, comme la charité est la mère de toutes les autres
vertus, on ne tarde pas longtemps de s'apercevoir de sa fécondité dans une âme
qui est assez heureuse que de lui servir de demeure : parce qu'elle la remplit
et l'orne des habitudes des autres vertus, qu'elle produit par les actes
réitérés, comme l'Apôtre nous l'a signifié (2). L'âme qui est ornée de la
charité n'a pas seulement les affections de cette vertu par lesquelles elle
aime le
(1) Cant., V, 1. — (2) I Cor., XIII, 4, etc.
170
Seigneur, mais elle est aimée de Dieu même; et elle reçoit de l'amour divin
cet effet réciproque qui fait que Dieu est en celui qu'il aime, et que la
très-sainte Trinité vient faire sa demeure en lui
comme dans son temple; cette faveur étant si grande, qu'on ne la peut exprimer
par des paroles, ni faire comprendre par des exemples pendant la vie des
mortels.
529. L'ordre de cette vertu
est d'aimer premièrement Dieu, qui est au-dessus de toutes les créatures;
ensuite la créature se doit aimer elle-même, et après elle son prochain (2).
On doit aimer Dieu de tout son entendement sans erreur, de toute sa volonté
sans tromperie, de toute sa mémoire sans oubli, de toutes ses forces sans
lâcheté, sans tiédeur et sans négligence. Le motif que la charité a d'aimer
Dieu, et tout le reste sur quoi elle s'étend, est Dieu, parce qu'il doit être
aimé à cause de lui-même, étant comme il est le souverain bien, infiniment
parfait et infiniment saint. Et aimant Dieu par ce motif, il doit s'ensuivre
que la créature est dans l'obligation de s'aimer et d'aimer son prochain comme
elle-même : parce que ni elle ni son prochain ne s'appartiennent pas si
étroitement qu'au Seigneur, puisque c'est de sa participation qu'ils reçoivent
l'être, la vie et le mouvement. Que si fon aime véritablement Dieu pour ce
qu'il est, on aime aussi tout ce qui est de Dieu, et qui a quelque
participation de sa bonté. C'est pourquoi la charité regarde le prochain comme
un ouvrage et une participation de
(1) I Joan., IV, 16. — (4) Joan., XIV, 23.
Dieu;
elle ne met point de différence entre ami et ennemi, parce qu'elle considère
seulement ce qu'ils ont reçu de Dieu, et qu'ils lui appartiennent : cette
vertu ne faisant nullement réflexion sur les qualités que la créature peut
avoir d'ami ou d'ennemi, de bienfaiteur ou de malfaiteur; toute la distinction
qu'elle fait est entre ceux qui participent plus ou moins à la bonté infinie
du Très-Haut, et elle les aime tous en Dieu, et pour Dieu, selon cet ordre.
530. Toutes les autres
choses que les créatures aiment pour d'autres fins ou d'autres motifs, en
espérant quelque retour et quelque utilité, ou les aimant d'un amour
désordonné de concupiscence, ou avec un amour humain et naturel, bien qu'il
soit vertueux et bien ordonné, tout cela n'a nulle relation à la charité
infuse. Et comme c'est la coutume des hommes de se mouvoir par ces biens
particuliers et par ces fins intéressées et terrestres, c'est pour cela qu'il
y en a trèspeu qui recherchent, embrassent et
connaissent la noblesse de cette généreuse vertu, et qui l'exercent avec la
perfection requise, puisqu'ils cherchent et invoquent même Dieu pour les biens
temporels ou pour les faveurs et les consolations spirituelles. Je veux, ma
fille, que vous éloigniez votre coeur de tous ces amours désordonnés, et que
la seule charité bien ordonnée à laquelle le Très-Haut a fait pencher vos
désirs, demeure en lui. Que si vous redites tant de fois que cette vertu est
la plus belle et la plus reconnaissante, la plus digne d'être aimée et estimée
de toutes les créatures, faites aussi tous vos efforts pour la bien connaître,
et, l'ayant
172
connue,
achetez cette précieuse perle, en oubliant et éteignant dans votre coeur tout
l'amour qui n'est point de la charité très-parfaite.
Vous ne devez aimer aucune créature que pour Dieu seulement, pour ce que vous
connaissez en elle qui vous le représente, et comme une chose qui lui
appartient, en la manière que l'épouse aime tous les serviteurs et domestiques
de la maison de son époux, ne les aimant que parce qu'ils sont à lui : que si
vous vous écartez d'aimer quelque créature sans aucune considération de Dieu
en elle, et de ne la pas aimer pour le Seigneur, soyez persuadée que vous ne
l'aimez point avec charité, ni comme je l'exige de vous, et comme le Très-Haut
vous l'a commandé. Vous connaîtrez aussi si vous aimez votre prochain avec
charité dans la différence que vous ferez entre l'ami et l'ennemi, le
pacifique et le revêche, le civil et l'incivil, et entre celui qui a des
perfections naturelles et celui qui ne les a pas. La véritable charité ne
fait point toutes ces distinctions; ce désordre est
causé par les inclinations naturelles ou par les passions des appétits, que
vous devez maîtriser, éteindre et égorger par cette vertu.
CHAPITRE IX. De la vertu de prudence de la
très-sainte
Vierge.
531. Comme l'entendement
précède dans ses opérations la volonté, et la dirige dans les siennes, ainsi
les vertus qui appartiennent à l'entendement sont devant celles qui
appartiennent à la volonté. Et, quoique le propre de l'entendement soit de
connaître la vérité et de la concevoir, d'où résulte quelque sujet de douter
si ses habitudes sont des vertus (dont la nature consiste à porter su bien et
à le pratiquer), néanmoins il est certain qu'il y a aussi des vertus
intellectuelles dont les opérations sont louables et bonnes, étant réglées par
la raison et par la vérité, que l'entendement reconnaît pour son propre bien.
Et lorsqu'il enseigne et propose ce bien à la volonté, afin qu'elle le désire
et lui donne des règles pour le pratiquer, alors l'acte de l'entendement est
bon et vertueux, par rapport à l'objet théologique, comme la foi, ou moral,
comme la prudence, qui redresse et conduit par ses connaissances les
opérations des appétits. Pour ce sujet la vertu de prudence est la première,
et elle appartient à l'entendement, celle-ci étant comme
174
la
racine des autres trois vertus morale et cardinales; car avec la prudence
leurs opérations sont louables, et sans cette vertu elles sont vicieuses et
blâmables.
532. Notre auguste Reine
Marie eut cette vertu de prudence dans le plus haut degré, proportionné à
celui des autres vertus dont j'ai déjà fait mention, et comme je le dirai dans
la suite en traitant de celles qui redent: l'Église appelant cette divine Dame
Vierge très-prudente à cause de la prééminence de
cette vertu. Et comme elle est celle qui conduit, qui redresse et commande
toutes les oeuvres des autres vertus , et que dans
toute cette histoire il est traité de celles que la
très-pure Marie opérait, et que dans la suite tout le discours sera
rempli . du peu que je pourrai dire et écrire de
cet Océan de prudence, puisque la lumière de cette vertu éclatera dans toutes
ses œuvres, qu'elle dirigeait par cette lumière, c'est pour cette raison que
je parlerai maintenant plus en général de la prudence de notre
très-sainte Dame, en la déclarant par ses parties
et par ses qualités, selon la doctrine commune des docteurs et des saints,
afin qu'on en puisse avoir par ce moyen une plus grande connaissance.
533. Notre auguste Reine
eut au plus haut degré possible les trois sortes de prudence, qu'on appelle
prudence politique, prudence purgative, et prudence de l'esprit purgé ou
purifié et parfait : car, bien que ses puissances fussent
très-purifiées ou qu'elles n'eussent, pour mieux dire, aucune chose à
purifier du péché ni aucune contradiction en la vertu, elles avaient néanmoins
quelque chose à purifier dans l'ignorance
175
naturelle,
et elles devaient marcher du bon et du saint au plus parfait et au
très-saint. Cela se doit entendre par rapport à
ses propres oeuvres, en les comparant entre elles-mêmes, et non point avec
celles des autres créatures : parce que, en comparaison des autres saints, il
n'y eut aucune œuvre moins parfaite en cette Cité de Dieu, dont les fondements
étaient établis sur les saintes montagnes (1); mais, comme elle croissait dès
l'instant de sa conception en la charité et en la grâce, les œuvres, qui
furent en soi très-parfaites et supérieures à
toutes celles des saints, furent en cette très-sainte
Dame moins parfaites par rapport aux autres plus relevées auxquelles elle
montait.
534. La prudence politique,
en général, est celle qui fait réflexion sur tout ce qui est à faire, et qui
le pèse avec ponctualité; et en le soumettant à la raison, elle ne fait rien
qui ne soit droit et bon. La prudence purgative est celle qui arrache notre
coeur de tout ce qui est sensible pour le porter à la contemplation divine et
à tout ce qui est céleste. La prudence de l'esprit purgé est celle qui regarde
le souverain bien et qui lui adresse toute l'affection pour s'y unir et s'y
reposer, comme s'il n'y avait aucune autre chose hors de lui. Toutes ces
différentes prudentes étaient dans l'entendement de la
très-sainte Vierge pour discerner et pour connaître sans tromperie,
pour diriger et mouvoir sans lâcheté et sans retardement le plus haut et le
plus parfait de ces opérations. Le jugement de
(1) Ps. LXXXVI,2.
176
cette
auguste Princesse ne put jamais inspirer ni estimer aucune chose dans toutes
sortes de matières que ce ne fût le meilleur et le plus droit. Personne n'a pu
si bien qu'elle éloigner tout ce qui est mondain et sensible, pour porter avec
plus de liberté l'affection à la contemplation des choses divines. Et, les
ayant connues, comme elle le fit avec tant de différentes lumières, elle était
si fort unie par amour au souverain bien, que rien ne la retarda ni l'empêcha
de reposer dans le centre de son amour.
535. Il n'y a point de
doute que toutes les parties qui composent la prudence ne se trouvassent en
notre Reine dans leur plus haut degré de perfection. La première est la
mémoire, pour rendre présentes les choses passées et expérimentées, d'où
plusieurs règles de procéder et d'opérer dans le futur et dans le présent sont
déduites : parce que cette vertu traite des opérations en particulier; et
comme elle ne peut avoir une règle générale pour toutes, on est dans la
nécessité d'en tirer plusieurs de beaucoup d'exemples et d'expériences; et
pour cela il faut avoir recours à la mémoire. Cette partie fut si constante en
notre auguste Reine, qu'elle ne fut jamais sujette au défaut naturel de
l'oubli, parce qu'elle eut toujours immobile et présent dans sa mémoire ce
qu'elle conçut et ce qu'elle apprit une fois. La
très-pure Marie surpassa en cette faveur tout l'ordre de la nature
humaine et même l'angélique, Dieu faisant en elle un épilogue de tout ce qu'il
y avait de plus parfait dans toutes les deux. Elle eut de la nature humaine
l'essentiel, et de l'accidentel
177
ce qui
en était le plus parfait, le plue éloigné du péché et le nécessaire pour
mériter; et quant aux dons naturels et surnaturels de la nature angélique,
elle en eut plusieurs dans un plus haut degré que les anges mêmes par une
grâce singulière : l'un desquels fut la mémoire ferme et constante sans
pouvoir oublier ce qu'elle apprenait, et autant qu'elle surpassa lés anges eu
la prudence, autant elle les surpassa en cette partie, la mémoire.
536. L'humble pureté de la
très-sainte vierge limita cette faveur avec
mystère en une seule chose, parce que, comme les espèces de toutes les choses
demeuraient fermes en sa mémoire, il n'était pas possible qu'elle n'eût connu
parmi elles plusieurs souillures et péchés des créatures; c'est pourquoi la
très-humble et très-pure
Princesse demanda au Seigneur que le bienfait de la mémoire ne s'étendit à
conserver ces espèces que sur ce qui serait nécessaire pour exercer la charité
fraternelle envers son prochain, et pour l'exercice des autres vertus. Le
Très-Haut lui accorda cette demande, plus en témoignage de son humilité
très-candide que pour son propre danger, puisque
le soleil ne peut être souillé par les ordures que ses rayons touchent, ni les
anges être troublés par nos saletés, parce que tout est net pour les purs (1).
Mais le Seigneur des anges voulut avantager, sa Mère en cette faveur plus
qu'ils ne l'avaient été, et conserver seulement en sa mémoire les espèces de
(1) Tit., I, 15.
178
tout ce
qui était le plus saint, le plus honnête et le plus net, le plus aimé de sa
pureté et le plus agréable à sa divine Majesté : de sorte que cette
très-sainte âme était (même touchant cet article)
plus belle et plus ornée d'espèces en sa mémoire que tout ce qu'on peut
s'imaginer de plus pur et de plus à souhaiter.
537. La seconde partie de
la prudence s'appelle intelligence, qui regarde principalement ce qui se doit
faire dans le présent. Elle consiste à pénétrer profondément et véritablement
les raisons et les principes assurés des oeuvres vertueuses pour les exécuter;
en déduisant leur exécution de cette intelligence, tant en ce que
l'entendement connaît de l'honnêteté de la vertu en général, qu'en ce que doit
faire eu particulier celui qui se propose d'opérer avec rectitude et avec
perfection; par exemple, lorsque j'ai une profonde intelligence de cette
vérité : Tu ne dois faire à personne le dommage que tu. ne
veux pas recevoir d'un autre; donc tu ne dois pas faire à ton frère ce tort
particulier que tu trouverais mauvais que l'on te fit. La
très-sainte Vierge eut cette intelligence en un degré d'autant plus
haut que toutes les créatures, qu'elle connut plus que toute autre des vérités
morales, et qu'elle pénétra plus profondément leur droiture ineffable et la
participation que cette rectitude avait de la divine. Dans cet entendement
très-éclairé par les plus grandes splendeurs de la
divine lumière, il n'y avait ni tromperie, ni igorance,
ni doute, ni opinions, comme dans les autres créatures, parce qu'il pénétra
toutes les vérités (spécialement dans les
179
matières
pratiques des vertus), et les conçut en général et en particulier comme elles
sont en elles-mêmes, ayant cette partie de la prudence dans ce degré
incomparable.
538. La troisième est
appelée prévoyance, et elle est la principale partie de la prudence, parce que
le plus important dans la direction des actions humaines, est d'ordonner
le . présent à l'avenir,
afin qu'on règle toutes choses avec droiture, et c'est ce que la prévoyance
fait. Notre Reine et Maîtresse eut cette partie de la prudence en un degré
plus excellent que toutes les autres, selon une certaine manière, car le moins
ne se pouvait point trouver en elle, parce que outre la mémoire du passé et la
profonde intelligence du présent, elle avait une science et une connaissance
infaillible de plusieurs choses futures, sur lesquelles la bonne prévoyance
s'étendait. Elle prévoyait les choses futures par cette connaissance et par
cette lumière infuse, et elle réglait les événements de telle sorte qu'il n'y
en pût avoir aucun qui fût fortuit et inconsidéré à son égard. Elle avait
prévu, considéré et pesé toutes choses dans le poids du sanctuaire de son
entendement, éclairé par la lumière infuse ; ainsi elle attendait sans aucun
doute ni aucune incertitude, au contraire des autres hommes, mais avec une
assurance très-claire, tous les événements avant
qu'ils arrivassent : disposant toutes choses de façon que chacun trouvât son
lieu, son temps et sa conjoncture convenable, afin que tout fit bien ordonné.
180
539. Ces trois parties de
la prudence renferment les opérations que l'entendement a par le moyen de
cette vertu, en les distribuant par rapport aux trois parties du temps, passé,
présent et futur. Mais si nous considérons toutes les opérations de cette
vertu en tant qu'elle connaît les moyens des autres vertus et qu'elle dirige
les opérations de la volonté, nous trouverons que les docteurs et les
philosophes ajoutent dans cette considération cinq autres parties et cinq
opérations à la prudence, qu'on appelle docilité, raisonnement, pénétration,
circonspection et précaution. La docilité est la banne disposition qu'a la
créature pour être enseignée par les plus sages, et qui l'empêche de croire
l'être et de s'appuyer sur son propre jugement, ni sur sa sagesse
particulière. Le raisonnement consiste à discourir juste, tirant des
connaissances générales qu'on a les raisons ou les conseils particuliers pour
les opérations vertueuses. La pénétration est une grande attention et une
application diligente et avisée qui s'étend sur tout ce qui arrive (comme la
docilité sur ce qu'on nous enseigne) pour juger sainement et tirer des règles
qui nous fassent bien opérer dans nos actions. La circonspection est une
considération des circonstances que l'oeuvre vertueuse doit avoir, parce que
la bonne fin qu'on se propose ne la rend pas louable, si les circonstances et
le temps propre et requis ne l'accompagnent. La précaution est un soin discret
que l'on prend pour prévoir et pour éviter les dangers, ou les obstacles qui
nous peuvent arriver sous des apparences de
181
vertu ,
et qui pourraient nous surprendre si nous ne nous tenions sur nos gardes.
540. Toutes ces parties de
la prudence se trouvèrent sans aucun défaut et avec
leur dernière perfection en la Reine du ciel. La docilité fut en elle comme la
fille légitime de son humilité incomparable, puisque ayant reçu dès l'instant
de son immaculée conception une si grande plénitude de science, et étant la
Maîtresse et la Mère de la véritable sagesse elle
se laissa néanmoins toujours enseigner par les plus grands et par les égaux
selon la nature, aussi bien que par les plus petits, s'estimant la moindre de
tous, et voulant bien être disciple de ceux qui étaient
très-ignorants par rapport à elle. Elle donna durant toute.
sa vie des marques de cette docilité comme une
très-innocente colombe, cachant sa sagesse avec
une prudence plus grande que celle du serpent (1). Elle se laissa enseigner
par ses parents, par sa maîtresse Anne, par ses compagnes, par son époux
Joseph et par les apôtres, voulant apprendre de toutes les créatures pour être
un exemple admirable de cette vertu et de celle de l'humilité, comme j'ai déjà
dit.
541. Le raisonnement de la
très auguste Marie se découvre fort clairement dans les endroits où
l'évangéliste saint Luc parlant d;elle, dit qu'elle
conservait et ruminait dans son coeur ce qui arrivait touchant les couvres et
les mystères de son très-saint Fils (2). Cette
réflexion qu'elle y faisait ne pouvait être qu'un
(1) Matth., X,16. — (2)
Luc., II, 19 et 51.
182
effet de
son raisonnement, par lequel elle confrontait les choses premières avec celles
qui succédaient, les méditant en elle-même pour former dans son coeur des
conseils très-prudents, et les appliquer ensuite à
tout ce qui était convenable pour opérer aussi justement et avec cette
rectitude qu'elle le faisait. Et quoiqu'elle connût plusieurs choses sans
discours, et par une vue ou intelligence très-simple
qui surpassait tous les discours humains, elle pouvait néanmoins se servir du
raisonnement, par rapport aux couvres qu'elle devait exercer dans les vertus
et appliquer par le discours le raisonnement général des vertus à ses propres
opérations.
542. La Princesse du ciel
fut aussi fort avantagée en la pénétration, qui est un prompt
avertissement de la prudence, parce qu'elle n'était aucunement embarrassée du
pesant fardeau des passions et de la corruption; ainsi elle ne ressentait ni
défaut, ni retardement dans ses puissances; au contraire, elle était toujours
prête et fort dégagée en toute sorte de rencontre pour délibérer et prendre
garde sur tout ce qui pouvait servir à faire un jugement droit et un conseil
sain et judicieux lorsqu'elle voulait pratiquer les vertus, pénétrant avec une
grande vivacité d'esprit tous les moyens d'arriver à la vertu et de la
pratiquer dans toute sa perfection. Elle fut également admirable en la
circonspection, parce que toutes ses oeuvres furent si accomplies qu'il ne
leur manqua aucune bonne circonstance, étant toutes accompagnées de celles qui
purent les élever dans le plus haut degré de perfection ;
183
et comme
la plus grande partie de ses oeuvres se terminait à la charité du prochain, et
qu'elle les faisait toutes si à propos, c'est pour cela que, soit qu'elle
enseignât, consolât, avertit, priât, ou corrigeât, on ressentait toujours avec
quelque profit la douceur efficace de ses raisonnements, et l'on était charmé
de l'agrément de ses oeuvres.
543. Il fallait que la
dernière partie, qui est la précaution, fût avec plus de perfection en la
Reine des anges que dans eux-mêmes, afin qu'elle allât au-devant des
empêchements qui peuvent détourner ou détruire la vertu, parce que la grande
sagesse qu'elle avait, et l'amour qui répondait à cette sagesse, la rendaient
si fort avisée, qu'il n'y out aucun événement ni aucun obstacle qui pussent la
surprendre, et qu'elle ne surmontât pour opérer toutes les vertus dans une
très-haute perfection. Et comme l'ennemi (selon
que je le dirai dans la suite) était si vigilant à lui former des empêchements
extraordinaires pour la détourner du bien, ne pouvant les exciter dans ses
passions, c'est pour cela que la très-prudente
Vierge exerça plusieurs fois cette précaution avec l'admiration de tous les
anges. Le démon conçut de cette conduite discrète de la
très-pure Marie autant de rage que de crainte et d'envie; et il aurait
bien voulu connaître par quel pouvoir elle détruisait tant d'embûches et tant
de tromperies, qu'il lui dressait pour la faire manquer en quelque chose, dont
il demeurait toujours trompé, confus et vaincu parce que la maîtresse des
vertus opérait toujours en toutes les matières
184
et dans
toutes les occasions ce qui en était le plus parfait. Outre les parties dont
nous venons de parler, qui composent la prudence, on partage encore cette
vertu en diverses espèces, selon que les objets et les fins pour lesquelles on
s'en sert, le demandent; et comme la conduite de la prudence se peut étendre
sur soi-même ou sur les autres, c'est pour cela qu'on la divise selon qu'elle
nous enseigne à nous conduire nous-mêmes, et à gouverner les autres. Je crois
que celle qui sert à chacun pour la conduite de ses propres actions, s'appelle
énarchique, et de celle-ci nous n'en dirons pas
davantage que ce que nous en avons dit ci-dessus, parlant de la conduite que
la Reine du ciel observait principalement envers elle-même. Celle qui enseigne
le gouvernement de plusieurs, est appelée poliarchique,
et on la divise en quatre espèces, selon les différentes manières de gouverner
les diverses parties de la multitude. La première de ces espèces se nomme
prudence monarchique, qui enseigne à gouverner les royaumes par des lois
justes et nécessaires; c'est la propre des rois, des princes, des monarques,
et de ceux en qui la puissance suprême se. trouve.
La seconde est la politique, on applique ce nom à celle qui enseigne le
gouvernement des villes où des républiques. La troisième est la prudence
économique, qui s'étend sur le gouvernement domestique des familles et des
maisons particulières. La quatrième, la prudence militaire, qui enseigne à
faire la guerre et à conduire les armées.
644. Il ne manqua aucune de
ces sortes de prudences
185
à notre
grande Reine, parce qu'elle les reçut toutes en habitude dans l'instant
qu'elle fut conjointement et conçue et sanctifiée, afin qu'elle eût toutes les
grâces, toutes. les vertus et toutes les
perfections qui la devaient embellir et élever au-dessus de toutes les
créatures. Le Très-Haut la forma pour être la trésorière et la dépositaire de
tous ses dons, le modèle de toutes les autres créatures, pour faire éclater sa
puissance et sa grandeur, et afin que l'on connût entièrement dans la
Jérusalem céleste ce qu'il put et ce qu'il voulut, opérer en une pure
créature. Les habitudes de ces vertus ne furent point oisives dans la
très-pure Marie, parce qu'elle les exerça toutes
en des occasions qui lui arrivèrent pendant le cours de sa vie. Pour ce qui
regarde la prudence économique, on sait assez combien elle y excella dans le
gouvernement de sa maison, envers son époux Joseph et envers son
très-saint Fils; se comportant dans son éducation
et dans le service qu'elle lui rendait, avec la prudence que le plus haut et
le plus caché mystère que Dieu ait confié aux créatures, demandait, comme j'en
traiterai dans son lieu, où je dirai ce qu'il me sera possible de ce que j'en
ai connu.
645. Elle eut, en qualité
de seule Impératrice de l'Église, la prudence monarchique, enseignant,
instruisant et gouvernant les saints apôtres dans la primitive Église, afin de
l'assurer et d'établir en elle les lois et les cérémonies les plus nécessaires
et les plus convenables à sa propagation et à sa fermeté; et quoiqu'elle leur
obéît et les interrogeât, dans les choses
186
particulières, singulièrement saint Pierre, comme vicaire de Jésus-Christ, et saint
Jean, comme son aumônier ; néanmoins ils la consultaient et lui obéissaient
conjointement avec les autres fidèles dans les choses générales et dans toutes
les affaires qui concernaient le gouvernement de l'Église. Elle enseigna aussi
les rois et les princes chrétiens qui lui demandèrent conseil, parce que
plusieurs s'adressèrent à elle après la glorieuse ascension de son
très-saint Fils pour avoir le bien de la connaître
et d'en être instruits ; principalement les trois rois mages , qui le
consultèrent après avoir adoré l'Enfant; et elle leur répondit et leur
enseigna tout ce qu'ils devaient faire clans leur gouvernement et dans leurs
États, avec tant de lumière et si à propos, quelle fut l'étoile et la guide
qui leur enseigna le chemin de l'éternité. Ils s'en retournèrent en leur pays
éclairés, consolés et remplis d'admiration de sa sagesse ,
de sa prudence et de la très-douce efficace des
paroles qu'ils avaient ouïes d'une si jeune vierge; et pour être convaincus de
cette vérité, il ne faut qu'entendre cette même Reine quand elle dit : Les
rois règnent par moi, et c'est par moi que les princes commandent, et les
législateurs ordonnent ce qui est juste (1).
546. Elle exerça aussi la
prudence politique, enseignant les républiques, les peuples et les assemblées
des premiers fidèles, singulièrement comment ils se devaient comporter dans
leurs actions publiques et
(1) Prov., VIII, XV.
187
dans
leurs gouvernements; comment il fallait obéir aux rois, aux princes temporels,
et particulièrement au vicaire de Jésus-Christ et chef de l'Église, aux
supérieurs et aux évêques; et en quelle manière on devait régler les conciles,
aussi bien que les définitions et les décrets qu'on y faisait. La prudence
militaire se trouva pareillement en notre auguste Reine, parce qu'elle fut
aussi consultée sur ce qui regardait cet exercice, par quelques fidèles à qui
elle conseilla et enseigna ce qu'ils devaient faire dans les guerres justes
contre leurs ennemis, afin qu'elles se fissent avec plus de justice et avec un
plus grand agrément du Seigneur. On pourrait rapporter ici le courage
invincible et la prudence héroïque dont cette puissante Dame se servit pour
vaincre le prince des ténèbres, nous enseignant de combattre contre lui avec
bien plus de sagesse et de prudence que ne le firent David contre le géant
(1), Judith coutre Holopherne (2), ni Esther contre Aman (3). Quand nième ces
espèces et ces habitudes de prudence n'eussent point dû servir à la Mère de la
sagesse pour toutes les actions que nous venons de raconter, il, était
convenable qu'elle les eût toutes, non-seulement à
cause de l'ornement qui en résultait à son âme
très-sainte, mais aussi pour être la médiatrice et l'avocate
incomparable du monde; car devant demander sous ces qualités tous les secours
que Dieu avait destinés aux hommes, sans qu'ils en dussent recevoir aucun qui
ne leur vint par
(1) 1 Reg., XVII, 50. — (2) Judith., XIII, 10. — (3) Esther., VII, 6.
188
ses
mains et par son intercession, il fallait qu'elle eût une connaissance
parfaite des vertus quelle demandait pour eux , et qu'elles sortissent de
cette Dame comme de leur origine et de leur source, après notre Seigneur
Jésus-Christ, où elles se trouvent comme dans leur principe incréé.
547. On attribue d'autres
aides à la prudence, qui sont comme ses
instruments, qu'on appelle, parties potentielles, dont elle se sert pour
opérer. Ces aides sont la force ou la vertu , qui
fait un jugement sain, et qui s'appelle synesis;
celle qui forme un bon conseil et qu'on nomme ebulia;
et celle qui dans certains cas particuliers enseigne de sortir des règles
communes, qui s'appelle gnome; celle-ci est nécessaire pour l'epiqueya,
qui juge certains cas par des règles supérieures aux lois ordinaires. La
prudence se trouva dans toutes ces perfections ,et
dans toute cette force en la très-sage Marie,
parce que personne ne sut former comme elle un bon conseil pour tous dans les
occasions, et ne put aussi (quand même ç'aurait été le plus élevé de tous les
anges) faire un jugement si solide qu'elle le faisait sur tous les objets qui
se présentaient. Notre très-prudente Reine pénétra
surtout les raisons et les règles supérieures d'agir très à propos dans les
cas qu'on ne pouvait pas décider par les règles ordinaires et communes, et
dont il nous faudrait faire un trop long discours si nous les voulions
raconter ici; on en verra plusieurs dans la continuation de sa
très-sainte vie. Enfin, pour conclure tout ce
présent discours de sa prudence, on n'a qu'à la mesurer
189
sur
celle de l'âme très-sainte de notre Seigneur
Jésus-Christ, et l'on trouvera qu'elle lui était égale en toutes choses,
autant que la qualité d'inférieure à ce divin Seigneur, et de supérieure à
toutes les pures créatures le pouvait permettre, comme avant été formée pour
être sa coadjutrice, et semblable à lui dans les oeuvres de la plus grande
prudence et de la plus haute sagesse qu'opéra le Maître- absolu de tout ce qui
est créé et le Rédempteur du monde.
Instruction de la Reine du ciel.
648. Ma fille, je veux que
tout ce que vous avez écrit et connu dans ce chapitre, vous serve comme d'une
instruction que je vous y donne pour la conduite de toutes vos actions. Gravez
dans votre entendement, et conservez avec fermeté dans votre mémoire la
connaissance que vous avez reçue de ma prudence dans tout ce que je pensais,
que je voulais et que j'exécutais; et cette lumière vous guidera parmi les
ténèbres de l'ignorance humaine, afin que l'enchantement des passions ne vous
trouble et ne vous laisse faire.quelque faux pas, et principalement celui que
vos ennemis tâchent avec tant de soin et de malice d'introduire dans votre
esprit. La créature
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n'est
point coupable de n'avoir pas toutes les règles de la prudence, mais bien de
négliger de les acquérir, pour être avisée en toutes choses comme elle le
doit, puisque cette négligence est une faute
très-considérable, et la cause que ses oeuvres sont pleines.
de tromperies et de péchés. Outre que de là vient
que les passions s'émancipent, et qu'elles détruisent et empochent la
prudence, surtout la tristesse désordonnée et le plaisir déréglé qui
détournent le jugement droit de la prudente considération du bien et du mal.
Ce désordre produit deux vices bien dangereux , qui
sont la précipitation dans tout ce que l'on fait sans découvrir les moyens
convenables, ou l'inconstance dans les bons propos et dans les bonnes oeuvres
commencées. La colère démesurée ou le zèle indiscret précipitent également
dans plusieurs actions extérieures que l'on fait sans considération et sans
conseil. La légèreté dans le jugement et le peu de fermeté dans le bien sont
cause que l'âme chancelle imprudemment dans tout ce qu'elle commence de bon,
parce qu'elle reçoit aveuglément les choses contraires qui se présentent,
embrassant à l'étourdie tantôt le véritable bien ,
et tantôt l'apparent et le trompeur, que les passions demandent avec
importunité, et que le démon représente avec malice.
549. Je veux que vous soyez
prévenue et prudente contre tous ces dangers ; et vous le serez si vous vous
réglez sur mes couvres et si vous suivez les avis et les conseils que vous
donnent vos pères spirituels, sans l'ordre desquels vous ne devez rien
entreprendre pour
191
agir
avec conseil et docilité. Sachez que par cette obéissance le Très-Haut vous
communiquera une abondante sagesse, parce qu'un coeur souple, soumis et docile
porte extrêmement sa miséricorde à faire part de ses faveurs. Souvenez-vous
toujours du malheur de ces vierges imprudentes et folles (1) qui méprisèrent
par leur liche négligence le soin et le bon conseil lorsqu'elles en étaient
dans la plus grande nécessité; et que le cherchant ensuite, elles trouvèrent
la porte du secours et de la consolation fermée. Tâchez ,
ma fille, d'unir la prudence. du serpent avec la
sincérité de la colombe (2), et vos couvres seront parfaites.
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