1.
Il convient qu'ayant à parler ici à des Serviteurs de Dieu, je commence
mon discours par son nom saint et adorable. Ainsi, Dieu, qui est notre
roi suprême, a doué du libre arbitre toutes les créatures raisonnables,
auxquelles Il a donné l'être et l'existence; néanmoins on doit remarquer
qu'elles diffèrent les unes des autres. En effet, les unes ont mérité
d'être pour toujours les amis de Dieu; les autres sont ses bons et fidèles
serviteurs; les autres ne sont que de mauvais serviteurs; les autres se
sont entièrement séparées de Lui; et les autres enfin sont des ennemis
déclarés, et quoiqu'elles ne puissent rien contre Lui, elles ne laissent
pas de Lui faire une guerre sacrilège.
2. Or, mon Père,
malgré mes faibles lumières, je pense que les amis de Dieu sont ces intelligences
sublimes et spirituelles qui environnent son trône éternel; que ses véritables
et fidèles amis sont ceux qui, avec une grande ardeur et une exactitude
parfaite, accomplissent sa très sainte Volonté en toute chose; que ses
serviteurs inutiles sont ces personnes qui, ayant été purifiées et sanctifiées
par la grâce du baptême, n'ont pas gardé les promesses qu'elles avaient
faites, et ont indignement violé l'alliance auguste qu'elles avaient contractée
avec Dieu; que ceux qui se sont séparés de Lui, ou qui marchent loin de
Lui, sont ou les hérétiques, qui ont corrompu la foi, ou les infidèles
qui ne l'ont jamais eue; qu'enfin ses ennemis sont ces gens qui, non seulement
se sent soustraits à sa loi, en la transgressant avec insolence, mais
suscitent et exercent des cruelles persécutions contre ceux qui servent
Dieu avec amour et observent sa sainte loi avec une inviolable, fidélité.
3. Mais, comme
il faudrait des livres entiers pour dire tout ce qu'il y aurait à dire
sur ces différentes espèces de créatures, et qu'un homme ignorant comme
moi serait incapable d'une si grande entreprise, je crois qu'il vaut mieux
que, pour obéir aux véritables serviteurs de Dieu, dont la tendre piété
me fait violence, et dont le zèle et la bonne volonté me pressent, je
me borne et m'arrête aux choses qui peuvent servir à l'édification de
leurs âmes; que, quelque incapable que je doive me reconnaître, je prenne
la plume de leurs mains, et que, la trempant avec simplicité dans l'humble
soumission à leurs voeux prononcés, j'aie lieu, malgré mon impuissance
et mon incapacité, d'espérer et de recevoir de mon obéissance quelques
grâces et quelques lumières, afin que, traçant sur un papier d'une admirable
blancheur les règles d'une vie sainte et pure, je les trace aussi dans
leurs coeurs bien préparés et saintement purifiés, que je les écrive sur
des cahiers mystérieux et vivants. C'est de cette manière et dans ces
dispositions que je vais commencer.
4. Dieu est
la vie et le salut de toutes les créatures raisonnables qu'Il a tirées
du néant, soit qu'elles croient en Lui, ou qu'elles nient son Existence;
soit qu'elles soient justes, ou méchantes; soit qu'elles pratiquent la
piété, ou qu'elles se livrent à l'irréligion; soit qu'elles se soient
affranchies de leurs passions, ou qu'elles en soient les viles esclaves;
soit qu'elles soient entrées dans une communauté religieuse, ou qu'elles
demeurent dans le siècle; soit qu'elles aient de la science, ou qu'elles
vivent dans les ténèbres de l'ignorance; soit qu'elles jouissent d'une
bonne santé, ou qu'elles languissent sur un lit de souffrances; soit qu'elles
soient à la fleur de l'âge, ou parvenues à la dernière vieillesse. Or
toutes ces personnes, sont destinées à la grâce du salut, et peuvent en
jouir, comme elles jouissent de l'effusion de la lumière, de la vue et
des bienfaits du soleil, de la variété des saisons, et de toutes les autres
choses qui existent et qui sont faites pour elles; car auprès de Dieu
"il n'y a pas de favoritisme". (Rom 2,11).
5. Or j'appelle "impie" celui
qui, bien que d'une nature mortelle et ayant reçu l'intelligence; évite
et fuit Dieu qui est pourtant sa vie; qui enfin ne s'occupe pas plus de
son Créateur que s'il n'existait pas. L'insensé ! il dit dans son coeur
: "Il n'y a aucun Dieu !"(Ps 13.1)
6. J'appelle "méchant" celui
qui corrompt et obscurcit la loi de Dieu, en l'interprétant selon son
propre esprit, et qui, tout en suivant son opinion erronée, et même quelquefois
hérétique, préfère son autorité à celle de Dieu, ses lumières à celles
de l'Esprit saint.
7. J'appelle
"chrétien" le fidèle qui, selon ses forces, tâche dans ses paroles, dans
ses actions et dans toute sa conduite, de marcher sous les étendards de
Jésus Christ, et qui, par une foi pure, sincère et ardente, par une vie
sainte, et par une charité enflammée, est tout dévoué à la très sainte
Trinité.
8. J'appelle "ami de Dieu"
celui qui use selon les règles de la justice et de la tempérance, des
choses qu'il a reçues de Dieu dans l'ordre de la nature, et qui ne néglige
aucune des bonnes oeuvres qu'il peut faire.
9. J'appelle "homme chaste"
celui qui, au milieu des tentations, des pièges et des agitations, prend
de si sages précautions, qu'il retrace dans sa conduite les moeurs de
ceux qui sont hors de tout danger.
10. J'appelle "moine" l'homme
qui, dans un corps terrestre et corrompu, tâche, comme s'il était libre
de son corps, d'imiter l'état et la vie des intelligences célestes.
11. J'appelle "moine" l'homme
qui, dans tous les temps, dans tous les lieux et dans toutes les choses,
suit exactement la loi du Seigneur, et se conforme parfaitement à sa sainte
volonté;
12. J'appelle "moine" l'homme
qui, faisant violence à la nature, ne cesse de veiller sur ses sens, et
dompte ses appétits déréglés.
13. J'appelle "moine" l'homme,
qui conserve son corps dans la sainteté, sa langue dans la pureté, et
qui orne son esprit des lumières du saint Esprit;
14. J'appelle "moine" l'homme
qui, jour et nuit, déteste et pleure ses péchés, et ne perd pas de vue
la pensée salutaire de la mort.
15. Et par "renoncement au
monde", j'entends la haine qu'on porte à tout ce que les mondains aiment
et louent, et l'abandon volontaire des biens caducs et périssables, dans
le désir et l'espérance d'obtenir et de posséder les biens surnaturels.
16. Trois principaux motifs
engagent à faire généreusement et promptement le sacrifice des commodités
et des plaisirs de la vie présente : un violent désir de mériter le royaume
des cieux; un repentir amer et sincère des fautes énormes et nombreuses
qu'on a commises, et un ardent amour pour Dieu. Or, nous pouvons assurer
qu'une personne qui a renoncé au monde sans avoir aucun des trois motifs
dont nous venons de parler, l'a fait sans prudence et sans réflexion;
mais Dieu, qui est la Bonté même et le souverain rémunérateur de ceux
qui agissent et combattent pour sa gloire, fait moins attention aux motifs
qui d'abord nous ont fait entrer dans la carrière de la vertu, qu'au terme
où nous arrivons enfin.
17. Ainsi, que celui qui
entre dans la vie religieuse dans l'intention de pleurer et de gémir sur
ses péchés imite les personnes qui sortent des villes pour aller s'asseoir
et pleurer sur le tombeau de leurs proches. Qu'il ne laisse jamais tarir
la source de ses larmes amères, ni affaiblir la ferveur de son repentir,
et qu'il arrache sans cesse à son coeur déchiré de longs gémissements
et de profonds soupirs, afin de mériter de voir Jésus Christ venir vers
lui pour ôter de dessus son coeur la funeste pierre de l'endurcissement,
et d'entendre ce divin Sauveur commander à ses anges de le délivrer des
liens qui le retenaient sous l'esclavage de Satan; pour qu'affranchi des
troubles et des reproches d'une conscience justement alarmée, il parvienne
à cette paix précieuse de l'âme qui donne le vrai bonheur. Hélas ! s'il
agit autrement, quels avantages retirera-t-il de son renoncement au monde
?
18. Mais remarquons ici que
si, réellement, nous voulons sortir de l'Égypte et nous délivrer de la
servitude de Pharaon, nous avons, ainsi que le peuple Juif, besoin d'un
Moïse qui soit notre médiateur auprès de Dieu, qui étende avec ferveur
des mains suppliantes vers le ciel, pendant que nous serons au combat,
pour nous obtenir les forces et le courage dont nous avons besoin, et
qui nous conduise de telle sorte que nous puissions heureusement traverser
la mer Rouge de nos péchés, et mettre en fuite l'Amalec de nos passions
tyranniques(Ex 14.15-22; Ex 17.8-13). C'est pourquoi ils ont été dans
une illusion bien déplorable et bien funeste, ceux qui, pleins de confiance
en leurs propres lumières, ont cru qu'ils n'avaient pas besoin de conducteur
pour leur montrer le chemin de la vie spirituelle, et pour les y conduire.
19. Les enfants
de Jacob eurent Moise pour les faire sortir de la terre d'Égypte; la famille
de Loth eut un ange pour sortir de Sodome. Ceux qui sortirent de l'Égypte
nous représentent les pécheurs qui, pour guérir leurs âmes, et les purifier
de leurs péchés, ont besoin des soins et des lumières des médecins spirituels.
Ceux qui s'enfuirent de Sodome, sont la figure des personnes qui désirent
se voir délivrées des penchants de leur misérable corps; c'est pourquoi
elles ont besoin d'un ange pour les secourir, ou du moins d'un homme qui,
pour m'exprimer ainsi, ne soit pas inférieur à un ange; car d'après la
grandeur et la corruption des plaies qu'elles ont réelles, il leur faut
un chirurgien et un médecin doués l'un et l'autre d'une science et d'une
expérience peu communes.
20. Eh certes ! ne sommes-nous
pas forcés d'avouer que ceux qui, avec un corps de péché, ont résolu de
monter jusqu'au ciel, sont obligés de se faire la plus grande violence
et les plus grands efforts, et de se dévouer généreusement à la mortification
la plus austère et aux travaux les plus pénibles, surtout au commencement
de leur conversion, jusqu'à ce que l'amour des plaisirs auxquels ils étaient
accoutumés, que la paresse dans laquelle ils languissaient, et que l'insensibilité
de leur coeur pour la vertu, se changent, par une pénitence proportionnée,
en un ardent amour pour Dieu et pour les bonnes oeuvres, et en une sainteté
parfaite.
21. Oui, je
le répète, ils doivent endurer bien des travaux, dévorer bien des afflictions,
principalement ceux qui ont eu le malheur de vivre sans penser aucunement
à leur salut, s'ils veulent que leur coeur, après n'avoir eu que trop
de ressemblance avec les chiens, qui ne se plaisent qu'à manger et à japer,
puisse parvenir à la simplicité, à la douceur, à la patience, au zèle,
à la ferveur, à la tempérance, à la pureté, et à l'amour du salut éternel.
Cependant, aussi dépendants que nous soyons à nos penchants, aussi graves
que soient les maladies de notre âme, gardons-nous bien de perdre courage;
mettons, au contraire, en Dieu une confiance pleine et entière. Ainsi,
alors même que nous nous sentons faibles, soutenus par la fermeté d'une
foi inébranlable, présentons-nous devant le Christ, et, avec une grande
simplicité et une profonde humilité, exposons-lui notre faiblesse et nos
misères, l'abattement de notre âme et de notre corps; et, tout indignes
que nous en soyons, il nous tendra la Main avec bonté, et nous prendra
sous sa puissante Protection avec une tendre charité.
22. Que tous
ceux qui veulent entrer dans cette carrière qui est belle, mais incommode,
qui est rude et étroite, mais adoucie et élargie par la grâce de Dieu,
se précipitent avec courage au milieu des flammes des mortifications et
des travaux spirituels, si du moins c'est l'amour de Dieu qui les enflamme
et qui les anime. Mais que chacun s'éprouve soi-même auparavant, et qu'ensuite
seulement il mange le pain salutaire de la vie religieuse avec les laitues
amères, qu'il boive ce breuvage mêlé avec ses larmes; et qu'il prenne
bien garde que ce ne soit pas pour sa condamnation qu'il s'engage dans
cette milice sainte. Il est aisé de voir pour quelles raisons tout ceux
qui sont baptisés, ne parviennent pas au salut; je ne le dirai donc pas.
23. Vouloir sérieusement
et efficacement servir Dieu dans la vie religieuse, c'est dire adieu à
tout, mépriser tout, rejeter tout, et fouler tout aux pieds. C'est là
le seul fondement solide de l'édifice spirituel. Et ce fondement ne sera
solide, que dans la mesure où l'édifice qu'on élèvera dessus, sera soutenu
par ces trois colonnes : l'innocence, la mortification, et la tempérance.
C'est par la pratique de ces trois vertus que doivent commencer tous ceux
qui deviennent enfants dans le Christ; et les enfants sont ici leurs modèles
: on ne remarque en eux ni méchanceté, ni malice, ni duplicité; ils ne
se jettent pas sur les mets avec une avidité insatiable; dans leurs corps
innocents la concupiscence ne fait pas sentir ses coupables ardeurs, et
ce n'est qu'on croissant en âge et en ne se modérant plus autant dans
le boire et le manger, qu'ils deviennent sujets aux mouvements déréglés
du corps.
24. Un athlète
qui, sans force et sans courage, entre dans l'arène, s'attire le mépris
et l'aversion des spectateurs, et s'expose à une défaite éminente; aussi
tout le monde juge que sa perte est certaine. Il nous est donc très important
et très nécessaire de commencer notre carrière religieuse avec courage,
zèle et ferveur, quand même il devrait nous arriver dans la suite de nous
relâcher un peu. En effet une âme qui s'est vue dans un temps remplie
de courage et d'ardeur, et qui se voit, après, tiède et languissante,
trouve dans cette comparaison un véritable aiguillon qui l'excite. C'est
ainsi que plusieurs se sont animés et réchauffés dans la piété.
25. Mais toutes
les fois qu'une âme vient à se manquer à elle-même, et qu'elle aperçoit
qu'elle n'a plus la sainte ferveur de la dévotion, elle doit se hâter
d'en rechercher et d'en trouver la misérable cause, et faire tous ses
efforts pour la détruire; elle doit être bien convaincue que le moyen
de se rétablir dans la ferveur, c'est de la faire rentrer par la porte
dont elle s'est servie pour la chasser.
26. Il me semble qu'on peut
très exactement comparer un homme qui n'obéit que par un motif de crainte,
aux parfums qu'on fait brûler: ils répandent d'abord une odeur agréable,
mais ensuite on ne trouve plus qu'une fumée fatigante; que celui qui se
soumet par le motif d'une récompense, est semblable à une meule de moulin,
qui ne tourne que d'une seule façon; mais que ceux qui, par affection
et par amour pour Dieu, abandonnent le monde pour embrasser les voies
étroites d'une vie religieuse, se trouvent tout-à-coup embrasés du feu
sacré de la charité; et comme la fureur et l'activité du feu naturel augmentent
à mesure qu'il s'étend dans une forêt où il a pris; de même, à mesure
que la flamme du divin amour s'étend dans leurs coeurs, elle y produit
un heureux incendie.
27. Mais faites attention
que trois sortes d'ouvriers travaillent à élever l'édifice spirituel de
leur salut : les uns y travaillent en employant des briques, après avoir
employé des pierres pour jeter les fondements; les autres bâtissent sur
des colonnes qu'ils ont dressées sur la terre; d'autres enfin étant entrés
dans le lieu où ils doivent travailler, se mettent à courir avec une étonnante
impétuosité, et, une fois échauffés, ils ne se sentent et ne se possèdent
plus. Que celui, qui aura de l'intelligence, comprenne le sens de ce discours
allégorique.
28. Or comme c'est Dieu qui
est notre roi suprême, qui nous appelle à son service, courons de toutes
nos forces pour nous rendre à son appel, de peur qu'ayant fort peu de
temps à vivre, nous ne nous trouvions, à notre dernière heure, misérables
et privés des mérites des bonnes oeuvres; et que nous ne périssions par
les horreurs de la faim. Semblables aux soldats qui s'étudient à se rendre
agréables à leur général, ne négligeons rien pour nous rendre agréables
à Dieu; car il nous demande qu'après nous être enrôlés sous ses étendards,
nous le servions avec ferveur et fidélité.
29. J'ai honte de le dire,
craignons au moins le Seigneur, comme nous craignons certains animaux:
car j'ai vu des scélérats, sur qui la crainte de Dieu n'avait aucun empire,
et qui, étant partis pour aller commettre des vols, se sont arrêtés, et
sont revenus sans oser consommer leur crime, parce qu'ils ont entendu
aboyer des chiens dans le lieu où les conduisait leur méchanceté. Ainsi
ce que la crainte de Dieu n'avait pu faire dans eux, la crainte de ces
chiens les y a forcés.
30. Aimons Dieu de la même
manière que nous avons coutume de chérir nos amis : hélas ! j'en ai vu
un grand nombre qui, ayant eu le malheur de L'offenser, n'en éprouvaient
aucune peine, et qui, ayant fatigué leurs amis, en étaient désolés, employaient
mille moyens et mille adresses, pour exprimer le regret qu'ils en avaient,
ne craignaient ni humiliations ni sacrifices pour les apaiser, et soit
par eux-mêmes, soit par leurs amis, faisaient offrir de grandes et pénibles
satisfactions pour obtenir une réconciliation, enfin ajoutaient à tous
ces moyens de riches présents, afin de pouvoir rentrer dans leur ancienne
amitié.
31. Ce n'est
qu'avec beaucoup de peine et d'efforts, qu'au commencement de notre conversion
nous pouvons pratiquer la vertu; mais aussitôt que nous y avons fait quelques
progrès, nous avançons presque sans aucune difficulté; et, lorsque nous
avons le bonheur de nous être rendus les maîtres des sens de notre corps,
de les soumettre entièrement à la conscience, oh ! alors ce n'est plus
qu'avec ardeur, joie, plaisir et allégresse, que nous nous livrons à la
pratique des bonnes oeuvres; nous sommes tout embrasés du feu sacré de
la charité.
32. Ainsi nous
devons donner autant de louanges à ceux qui, dès le principe de leur consécration
à Dieu, font tous leurs efforts pour accomplir exactement et avec joie
la loi sainte du Seigneur, qu'on doit donner, de blâme à ceux qui, après
avoir passé des années entières au service de Dieu, ne pratiquent la vertu
qu'avec peine et répugnance.
33. Mais ne
craignons et ne condamnons pas les personnes qui se sont données à Dieu
par quelques accidents fâcheux qui les y ont comme forcées; car j'en ai
vu qui, tandis qu'elles faisaient tous leurs efforts pour ne pas rencontrer
Jésus Christ leur Roi suprême, l'ont trouvé contre leur volonté, se sont
enrôlées, comme malgré elles, sous ses adorables étendards, sont enfin
entrées dans son palais et se sont assises à sa table. J'ai encore vu
la semence de la grâce, tombée, pour ainsi dire, sans dessein et par hasard,
dans les coeurs, y produire une moisson abondante d'excellentes vertus.
Ce fut ainsi qu'une personne, que j'ai connue, n'étant allée dans une
école de médecine spirituelle que pour une affaire bien étrangère à sa
conscience, tomba heureusement entre les mains d'un médecin qui sut si
bien la prendre, qui lui parla avec une bienveillance si affectueuse,
qu'elle se convertit et ouvrit enfin les yeux à la lumière. Il arrive
donc, dans plusieurs, qu'une conversion qui semblait n'être arrivée que
par hasard, devient plus solide et plus constante qu'une autre qui était
arrivée de propos délibéré.
34. Que personne,
en considérant l'énormité et le nombre de ses fautes, n'y trouve une raison
ou un prétexte pour se croire incapable de se convertir et d'embrasser
la vie religieuse; car il serait bien à craindre qu'il ne s'en jugeât
indigne que parce qu'il ne veut pas renoncer aux plaisirs dont il jouit,
ni sortir de la paresse qui le retient captif, et qu'on ne pût lui appliquer
ces paroles : "Ils cherchent des excuses à leurs péchés (Ps 140,4)." Eh
? mon Dieu, n'est-ce pas lorsqu'il y a beaucoup de pus et de corruption
dans un ulcère, qu'il est nécessaire d'avoir un médecin habile et expérimenté,
et notre divin Sauveur ne nous dit-il pas Lui-même que "ce ne sont pas
les biens portants, qui ont besoin de médecin (Mt 9)" ?
35. Lorsqu'un
grand roi, voulant entreprendre une expédition importante, nous fait appeler
auprès de sa personne, et nous déclare qu'il veut se servir de nous, ah
! nous obéissons avec empressement, nous n'usons d'aucun délai, nous n'alléguons
aucun prétexte; mais, abandonnant tout, nous nous hâtons de nous présenter
devant lui pour recevoir et exécuter ses ordres. Or est-ce avec le même
zèle et la même diligence que nous répondons à la voix du Roi des rois,
du Seigneur des seigneurs et du Dieu des dieux, qui nous appelle et veut
nous enrôler sous les étendards de sa milice céleste, en nous faisant
entrer dans les voies de la vie religieuse ? N'est-il pas à craindre que
notre paresse et notre négligence à répondre à son appel ne nous mettent
sans excuse et sans défense, lorsqu'il nous citera à comparaître devant
son redoutable tribunal ?
36. Nous ne pouvons pas nier
que celui qui, par les soins et les embarras d'une vie mondaine, se trouve
comme lié par des chaînes de fer, n'est pas capable de marcher facilement
dans les voies du salut, et s'il y marche, ce n'est qu'avec une extrême
difficulté. Hélas ! il ne ressemble que trop à ces malheureux qu'on a
chargés de fer, ou aux pieds de qui on a mis des entraves pesantes : à
chaque instant, en voulant marcher, ils font des chutes, et se blessent
cruellement. C'est pourquoi je compare celui qui, n'étant pas marié, n'est
attaché à la vie séculière que par le soin de ses affaires temporelles,
à ceux qui n'ont que des menottes aux mains, car s'il le veut, il peut
embrasser la vie religieuse et celui qui est marié, je le compare à une
personne qui a les pieds et les mains chargés de chaînes.
37. Un jour, j'ai rencontré
des gens qui vivaient assez dans l'oubli de leur salut; ils me tinrent
cependant ce langage : "Comment nous serait-il possible de penser à la
vie religieuse et solitaire, nous qui sommes obligés de vivre avec nos
femmes, et qui sommes accablés sous le poids de nos affaires temporelles
?" Je me contentai de leur répondre : "Ne manquez pas de faire exactement
toutes les bonnes oeuvres que vous pourrez; fuyez le mensonge avec horreur;
que l'orgueil ne vous fasse mépriser personne; n'ayez de haine contre
personne; assistez régulièrement aux offices de l'église; soyez charitables
et bienfaisants pour les pauvres, ne scandalisez jamais vos frères; respectez
la femme de votre prochain, et que chacun de vous se contente de la sienne
: si vous agissez, et que vous viviez ainsi, vous ne serez pas loin du
royaume des cieux."
38. Courons
avec une joie mêlée de crainte au combat remarquable auquel Dieu nous
appelle. C'est aux démons que nous devons faire la guerre; ne les redoutons
pas, car, quoique nous ne puissions pas les voir, ils nous connaissent
et ils pénètrent dans le fond de notre âme; mais s'ils la voient troublée
et craintive, ne nous croiront-ils pas vaincus ? ne se précipiteront-ils
pas sur nous avec un acharnement terrible, afin de nous rendre leurs misérables
esclaves ? Or, puisque nous connaissons leurs ruses, armons-nous donc
contre eux avec courage; car on hésite d'en venir aux mains, quand on
voit une armée qui ne compte que des soldats vaillants et courageux, et
qui brûle de se mesurer avec l'ennemi.
39. D'ailleurs Dieu, dans
sa Sagesse et sa Bonté infinies, prend un soin particulier de ceux qui
ne font que de s'engager à son service : Il adoucit Lui-même leurs peines
et leurs travaux, afin que le premier choc et le premier assaut qu'ils
ont à soutenir, ne soient pas trop violents et ne les portent pas à rentrer
dans le siècle. Généreux serviteurs de Dieu, cette assurance ne doit-elle
pas vous remplir de joie et d'allégresse ? ne trouvez-vous pas, dans cette
conduite admirable du Seigneur une preuve incontestable de son affection
et de sa tendresse pour vous, et un témoignage assuré que c'est Lui qui
vous a fait entrer dans ce genre de vie ?
40. Cependant
on a observé que souvent, lorsque Dieu trouve des coeurs forts et généreux,
Il a coutume de les livrer, dès le commencement même de leur conversion,
à des combats rudes et violents; mais c'est afin de pouvoir leur accorder
de suite la couronne et la récompense d'une vie heureuse et pleine de
mérites.
41. Mais aussi,
par une providence toute paternelle, il arrive que Dieu cache et voile
par rapport à ceux qui sont encore dans le monde, les peines et les difficultés
qu'on rencontre dans la vie religieuse, et ne leur laisse entrevoir que
les moyens faciles de s'y sanctifier; car il sait que, si l'on connaissait
tous les travaux pénibles qu'il faut soutenir, il n'y aurait peut-être
personne qui osât s'y engager.
42. Consacrez donc au Christ
la fleur de votre jeunesse, et travaillez à sa Gloire avec un zèle ardent;
et, dans un âge avancé, le souvenir de vos bonnes oeuvres vous inondera
d'une délicieuse allégresse, car ce qu'on a ramassé et recueilli dans
la jeunesse, nourrit et console dans les faiblesses et les langueurs de
la vieillesse. Tandis donc que nous sommes pleins de force et de santé,
travaillons avec une noble ardeur, et parcourons la carrière religieuse
avec sagesse et prudence; car la mort est incertaine, et nous avons affaire
à des ennemis méchants, cruels, puissants, vigilants, incorporels, invisibles,
et toujours armés de torches enflammées pour réduire en cendres les temples
vivants du Seigneur.
43. Que les
jeunes gens surtout prennent bien garde d'écouter la voix de ces esprits
jaloux et rusés; car ils leur suggéreront sans cesse de ne pas mater leurs
chairs par tant de rigueurs, afin d'éviter des maladies et des infirmités
qu'ils s'attireraient. "Mais trouvera-t-on jamais, et surtout dans le
siècle où nous vivons, trouvera-t-on des gens qui, par des mortifications
immodérées, aient triomphé de leur propre corps, et donné la mort à leurs
passions, en se privant des choses nécessaires ? N'est-il pas suffisant
de s'abstenir de l'intempérance, et de s'interdire les mets délicats ?"
Tel est le langage insidieux des démons. Mais n'est-il pas évident que
le dessein du démon, en nous parlant de la sorte, est de nous décourager
et de nous rendre timides, lâches et négligents dès notre entrée au service
de Dieu, afin que nous soyons aussi pauvres et misérables à la fin de
notre carrière qu'au commencement ?
44. Avant tout, il est d'une
extrême importance pour ceux qui veulent servir Dieu avec ardeur et fidélité,
de chercher et de trouver, soit par la prudence et la sagesse de quelques
pères expérimentés, soit par les lumières et le témoignage de leur propre
conscience, les lieux, le genre de vie, la demeure ou la maison, et les
exercices qui leur seront les plus propres et les plus convenables; car
je crois que ceux qui aiment les délices, ne sont pas faits pour vivre
dans une communauté, et que ceux qui sont d'une humeur irascible ne doivent
pas embrasser la vie solitaire. Chacun doit donc examiner devant Dieu
le genre de vie qui lui convient le mieux.
45. Or je pense que toutes
les formes différentes de la vie religieuse se réduisent aux trois suivantes
: la première, de vivre dans une solitude parfaite; la deuxième, de vivre
dans le désert, mais avec un ou deux autres moines; la troisième, de vivre
en communauté. Mais en tout il faut observer cet avis que nous donne Salomon
: "N'allez, dit-il, ni à droite ni à gauche" (Prov 4,27) : suivez avec
persévérance le chemin royal de Jésus Christ. La seconde espèce de vie
religieuse semblerait cependant convenir à un grand nombre; le même Salomon
nous dit encore : "Malheur à celui qui est seul, parce que, "S'il vient
à tomber, il n'a personne pour lui aider à se relever." (Ec 4,10). Que
deviendrait donc le moine qui, étant seul, aurait le malheur de se laisser
aller à l'ennui, ou au sommeil, ou à la paresse, ou au désespoir ? Il
sera donc bon de se rappeler ces belles paroles de notre Seigneur : "Quand
deux ou trois sont assemblées en mon Nom, Je me trouve au milieu d'eux."
(Mt 18,20).
46. Quel est donc le moine
fidèle et prudent ? Je réponds sans hésiter que c'est celui qui a conservé
avec persévérance la ferveur de son entrée en religion, et qui, jusqu'à
la fin de sa carrière, n'a cessé d'ajouter flamme sur flamme, ferveur
sur ferveur, précautions sur précautions, et désir sur désir. Ô vous donc,
qui êtes monté sur ce premier degré, ne regardez pas en arrière. |
1.
Celui qui aime Dieu de tout son coeur, qui désire ardemment le royaume des
cieux, qui travaille avec courage à se purifier des fautes qu'il a faites
et à se corriger des mauvaises habitudes qu'il a contractées, qui ne perd
jamais de vue le jugement dernier et les supplices éternels, qui nourrit
dans son âme la pensée et la crainte de la mort, n'a plus ni amour ni inclination
pour l'argent et les richesses, pour ses parents et pour la gloire du monde,
pour ses frères et ses amis, enfin pour toutes les choses fragiles et périssables;
il en a chassé de son coeur tout sentiment, toute attache et tout souci;
il hait même sa propre chair, et, dans l'état d'une nudité parfaite, il
s'étudie à suivre le Christ avec une indicible ardeur; il ne soupire qu'après
le bonheur du ciel, et c'est de Dieu seul qu'il attend tous les secours
nécessaires pour y arriver. Il dit avec David : "Mon âme n'est attachée
qu'à toi seul, ô mon Dieu" (Ps 62), et avec un illustre prophète : "Je ne
me suis point fatigué en te suivant, Seigneur; et je n'ai pas recherché
les jugements des hommes,ni leurs consolations (Jer 17,16)." 2.
Eh certes ! il nous serait bien honteux, si, après avoir abandonné toutes
les choses dont nous venons de parler, après nous être dévoués, non pas
à suivre un homme, mais à servir le Seigneur qui nous a enrôlés sous ses
étendards, nous nous amusions encore à chercher des objets incapables de
nous procurer le moindre soulagement dans l'extrême nécessité où nous serons
à l'heure de notre mort. Nous comporter de la sorte, ne serait-ce pas violer
le précepte de Jésus Christ qui nous défend de regarder derrière nous ?
Ne serait-ce pas nous déclarer ineptes pour le royaume de Dieu ? 3.
C'est pour nous faire éviter ce malheur, que notre divin Sauveur, qui connaît
si bien à quel point notre fragilité nous expose à l'inconstance, et combien
facilement notre pauvre coeur se tournerait encore vers les choses de la
terre, auxquelles nous avons renoncé, si nous conversions et, que nous eussions
quelque commerce avec les personnes du monde, nous adresse ces paroles mémorables,
qu'il dit au jeune homme qui, avant de se mettre à sa suite, lui demandait
la permission d'aller ensevelir son père : "Laisse, lui répondit-Il, laisse
les morts ensevelir leurs morts." (Mt 8,22).
4. Remarquons que souvent les démons, après que nous avons renoncé aux choses
du siècle, cherchent à nous faire croire que ceux-là seuls, sont heureux,
qui, dans le monde, sont dans le cas de faire du bien aux indigents, et
que nous sommes malheureux dans la vie religieuse, parce que nous n'avons
pas cette facilité. Or ce que les ennemis de notre salut se proposent dans
cette tentation, c'est de nous engager à rentrer dans le siècle, ou de nous
jeter dans le désespoir si nous persévérons à vivre dans la retraite.
5. Dans la vie religieuse,
on rencontre des personnes qui par orgueil, méprisent ceux qui vivent dans
le monde, et elles s'élèvent au dessus d'eux. On en rencontre encore qui
les méprisent dans le seul dessein d'étouffer en elles-mêmes les pensées
de découragement qu'elles éprouvent, et de se fortifier dans l'espérance
et la confiance en Dieu. 6. Écoutons
donc avec une attention particulière les avis que notre Seigneur donna un
jour à un jeune homme qui avait assez bien observé la loi de Dieu : "Il
ne te a manque plus, lui dit-il, qu'une seule chose, c'est de vendre ton
bien, d'en donner le prix aux pauvres et de te mettre à ma suite" (Mc 10,21),
afin que, vous étant volontairement fait pauvre, vous soyez obligé de recourir
à la charité des autres. 7. Nous
qui avons résolu de poursuivre notre course avec ardeur et promptitude,
soyons très attentifs à la condamnation que le Seigneur a portée contre
tous ceux qui vivent dans le monastère, et, vivants, sont morts, quand Il
dit : "laisse ceux qui sont dans le monde et sont morts, ensevelir ceux
qui sont morts corporellement." (cf. Mt 8,22). 8.
Cependant les richesses que possédait ce jeune homme, ne furent pas un obstacle
à ce qu'il reçût le baptême; c'est pourquoi nous pensons qu'ils se sont
trompés, ceux qui ont dit que c'était pour recevoir le baptême, que le Seigneur
avait ordonné à ce jeune homme de vendre tout ce qu'il possédait : le divin
Sauveur voulut par là nous faire comprendre qu'il exigeait plus de lui pour
le faire entrer dans l'état de perfection qu'il lui proposait, que pour
l'admettre à la réception du baptême. Or une telle preuve doit nous convaincre
de l'excellence de la notre profession. 9.
On pourrait ici examiner pourquoi certaines personnes qui, tandis
qu'elles étaient dans le monde, s'étaient livrées à des veilles pénibles,
à des jeûnes rigoureux, à des travaux fatigants et à toute sorte de mortifications,
étant arrivées à la vie solitaire, ont abandonné ces pratiques de piété,
parce qu'elles les ont regardées comme fausses et mauvaises. 10.
Ah ! c'est que la vie religieuse fait reconnaître les véritables vertus,
de celles qui ne sont que des vertus hypocrites, et qu'elle montre la carrière
où l'on peut courir et combattre avec succès et des avantages réels; car
j'ai été dans le cas de remarquer que la plupart des bonnes oeuvres pratiquées
par les gens du siècle sont des plantes qu'ils arrosent avec l'eau bourbeuse
et infecte de la vaine gloire, qu'ils cultivent et qu'ils nourrissent dans
l'ostentation et dans les applaudissements et les louanges; mais que, transplantées
dans la solitude des anachorètes, inaccessibles aux regards des gens du
monde, et ne trouvant plus cette humidité mondaine ni cette eau corrompue
de la vaine gloire, ces prétendues bonnes oeuvres, ces fausses vertus ne
tardaient pas à périr; car ces plantes, nées dans une terre humide et grasse,
ne peuvent pas prospérer dans un terrain sec et aride, et privé de toutes
les louanges humaines, telles que les saintes écoles de la solitude et des
déserts. 11.
Celui donc qui hait l'esprit du monde, se délivre heureusement de tout ce
qui peut lui causer des peines et des chagrins; mais celui qui se laisse
conduire par cet esprit et qui conserve encore de l'affection pour les choses
de la terre, n'est sûrement pas exempt de tristesse et d'ennui. Eh! Comment
pourrait-il sans peine se voir privé des choses qu'il aime ? 12.
Ah ! si nous avons besoin en toute chose de beaucoup de prudence
et de circonspection, c'est ici surtout que nous devons être sages et discrets;
car il n'est pas rare de voir un grand nombre de personnes qui, tandis qu'agitées
dans le monde par des soins et des inquiétudes, surchargées d'affaires et
d'occupations, affaiblies par des veilles profanes, s'étaient préservées
de la folie et de la contagion des plaisirs charnels, devenir les tristes
victimes de la plus honteuse des passions, lorsqu'elles sont entrées dans
le repos et dans la tranquillité de la vie religieuse, ou dans le silence
de la solitude. 13. Prenons
donc garde avec un soin tout particulier que, tout en croyant et en disant
que nous marchons par la voie étroite et difficile, nous ne marchions en
effet par la voie large et spacieuse. Or les marques par lesquelles nous
connaîtrons que nous sommes dans le chemin qui conduit au ciel, sont la
mortification dans le manger, les veilles, la privation même de l'eau pour
boire, et du pain pour manger, l'amour des humiliations, la patience dans
les injures, les railleries et les outrages, le renoncement à sa propre
volonté, la douceur dans les reproches et les affronts, le silence de la
bouche et du coeur dans les mépris qu'on fait de nous, la parfaite tranquillité
au milieu des traitements les plus mauvais, le courage constant à supporter,
avec bonté ceux qui nous font des choses injustes, qui nous noircissent
par la médisance, qui nous couvrent d'ignominies, et nous condamnent injustement.
Heureux ceux qui, étant entrés dans la vie religieuse, suivent cette voie
! Car "le royaume des cieux leur appartient." (Mt 5,9-12). 14.
Nulle sera reçu dans la salle nuptiale du paradis pour y recevoir la couronne
de l'immortalité, s'il n'a pas fait les trois renoncements que je vais dire;
premièrement, s'il n'a pas dit adieu à toute chose, à ses parents, à ses
amis et à tout le monde; secondement, s'il n'a pas renoncé à sa propre volonté;
troisièmement, s'il n'a pas immolé la vaine gloire qu'on a coutume de rechercher
même dans le devoir de l'obéissance. 15.
C'est pour cette fin que le Seigneur nous fait dire par son prophète
: "Sortez du milieu d'eux, tenez-vous en séparés, et ne vous souillez point
dans les impuretés du monde." (2 Cor 6,17). Trouvera-t-on jamais parmi les
mondains quelqu'un qui ait fait des choses dignes d'être admirées, qui ait
rendu la vie à des morts, qui ait chassé les démons ? Ah ! Vous le chercheriez
en vain. Ces merveilles sont ordinairement des récompenses que Dieu accorde
à ceux qui sont tout entiers à son service; les mondains n'en sont pas susceptibles,
et s'ils pouvaient y prétendre, à quoi servirait-il de se retirer du monde,
et de se consacrer aux travaux pénibles d'une vie religieuse ? 16.
Si, lorsque nous avons quitté le monde, les démons nous troublent et nous
tentent par le souvenir douloureux et tendre de nos pères et mères, de nos
frères et soeurs, sachons recourir promptement aux saintes armes de la prière,
à la pensée des flammes éternelles, afin que le souvenir de ces flammes
effrayantes éteigne en nous les feux par lesquels les démons voudraient
réduire en cendres nos généreuses résolutions. 17.
Remarquons ici qu'il est dans une funeste illusion, celui qui croit être
détaché de tout, avoir renoncé à tout, et qui cependant éprouve un sentiment
de tristesse, en ne possédant pas ce qu'il désire. 18.
Les personnes qui, dans leur jeunesse, ont eu le malheur de se laisser aller
à l'amour et à la jouissance des plaisirs sensuels, et qui néanmoins dans
la suite forment le dessein et prennent la résolution d'entrer dans une
communauté religieuse, doivent s'exercer avec le plus grand soin dans les
règles austères de la sobriété et de la tempérance, se donner entièrement
aux exercices sacrés de la prière, refuser sévèrement à leurs corps tout
plaisir et tout ce qui pourrait leur procurer des jouissances et de la joie,
et s'abstenir de toute sorte de dérèglements et de sensualités, dans la
crainte que leur dernier état ne devint plus mauvais que le premier (cf.
Mt 12,45). Car la religion est un port où l'on trouve le salut; mais on
peut aussi y trouver le naufrage, et ceux qui voyagent sur cette mer spirituelle,
peuvent attester cette vérité. Ah ! Que c'est un déchirant spectacle de
voir des gens qui, après avoir traversé la mer orageuse du monde, viennent
misérablement faire naufrage et périr dans le port. Voilà donc le second
degré; si vous y montez, que votre fuite vous fasse imiter Loth, et non
sa femme. |
1.
La retraite, ou la fuite du monde, est un renoncement éternel à tout ce
qui peut s'opposer aux desseins de piété que nous avons formés; c'est
un heureux changement de moeurs et de conduite, une sagesse inconnue,
une prudence qui fuit avec horreur les regards des hommes, une vie cachée,
une fin et un but intérieur et secret, une méditation douce et tranquille,
un empressement pour le mépris et les humiliations, un désir ardent pour
les austérités et les souffrances, un solide fondement d'affection et
d'amour pour Dieu, une source féconde de charité, un renoncement parfait
à la vaine gloire, et un profond silence.
2. Abandonner et quitter
leurs proches et ce qu'ils possèdent dans le monde, voilà le projet qui
agite le plus souvent et avec le plus de violence ceux qui, dès le commencement
de leur conversion, s'attachent fortement à Dieu, et sont comme embrasés
d'un feu tout céleste. Or, ce qui les porte à ce pieux dessein, ces nouveaux
amants d'une beauté si noble et si excellente, c'est le désir qu'ils ont
de se dévouer à toute sorte d'humiliations et à toute sorte de peines
et de souffrances. Mais plus cette résolution est généreuse et louable,
plus ils ont besoin de prudence et de discernement pour l'accomplir; car
je suis loin de donner mon approbation à toute retraite qui se ferait
avec le plus grand courage.
3. En effet, si notre divin
Sauveur nous assure que "personne n'est bon prophète dans son propre pays"
(Jn 4,44) c'est pour nous avertir de prendre garde qu'en renonçant à notre
patrie, nous ne le fassions que pour la trouver réellement dans la vaine
gloire que nous nous proposerions dans la fuite du monde; car la fuite
du monde n'est rien d'autre qu'une séparation franche et véritable de
toutes les choses de la terre, de manière que notre âme soit invariablement
unie à Dieu et ne s'en sépare jamais. Elle doit essentiellement produire
et soutenir en nous la douleur et le repentir de nos fautes. Il s'est
donc séparé du siècle, celui qui a renoncé à toute affection charnelle
pour les siens, et pour les choses qui sont étrangères à son, nouvel état.
4. Ô vous qui pensez à sortir
du monde, je vous prie de ne pas attendre, pour le faire, que vos amis
aient pu se débarrasser de leurs affaires : craignez que la mort ne vous
surprenne, avant que vous ayez accompli votre pieux dessein. Hélas ! Il
y en a eu un grand nombre qui se sont trompés. Ils voulaient sauver des
personnes paresseuses et négligentes; mais en les attendant, le feu de
l'amour divin qui les embrasait s'est éteint peu à peu dans leurs coeurs,
et ils ont misérablement péri avec ceux qu'ils prétendaient sauver. Or,
puisque vous sentez en vous les ardeurs célestes de l'amour divin, et
que vous ne savez pas quand elles pourraient disparaître de vous, et vous
laisser dans les ténèbres, marchez et courez donc où Dieu vous appelle,
rappelez-vous que l'Apôtre nous avertit que nous ne sommes pas tous chargés
du salut de nos frères : "Ô mes frères, nous dit-il, chacun de nous rendra
compte à Dieu pour soi-même (Rom 14,12)"; et il ajoute ailleurs : "Quoi
? Vous voulez donner des leçons aux autres, et vous ne vous instruisez
pas vous-même ?" (Rom 2,21) Or n'est-ce pas comme s'il disait, "pour ce
qui regarde les autres, je n'en sais rien; mais pour ce qui regarde chacun
de nous en particulier, je sais très bien que nous sommes obligés de nous
connaître et de nous sauver."
5. Ô vous qui entreprenez
le voyage qui doit vous faire sortir du monde, veillez sur vous avec le
plus grand soin; car le démon cherchera à vous rendre inconstant et sensuel,
et votre retraite même lui en fournira les moyens et les occasions.
6. Il est du plus grand mérite
devant Dieu de s'être dépouillé de toute affection pour les choses de
la terre; et c'est la fuite du monde qui nous met dans cet heureux état.
7. C'est pourquoi celui qui,
pour l'amour du Seigneur, a quitté le monde, ne doit plus être animé que
du désir de plaire à ce divin Sauveur : autrement il suivrait encore aveuglément
les affections et les passions de son coeur.
8. Vous donc qui avez dit
adieu au monde, cessez de vous mêler en rien des affaires du monde; car
remarquez bien que les désirs qu'on a étouffés dans le coeur cherchent
à s'y rétablir.
9. Ce fut par la force, et
malgré elle qu'Ève fut chassée du paradis terrestre; mais c'est par un
acte de sa propre volonté, qu'un moine quitte son pays pour s'enfermer
dans un lieu à l'écart. Ève, si elle fût encore demeurée dans le jardin
délicieux où elle avait été placée, n'aurait pas manqué de vouloir manger
du fruit qui l'avait portée à une première désobéissance; et le moine,
en restant dans le monde, n'aurait pas trouvé peu de dangers de se perdre
au milieu de ses parents et de ses amis.
10. Évitez les occasions
de faire des chutes et des péchés, avec au moins autant de soin que vous
éviteriez une peine et un supplice graves qu'on voudrait vous infliger.
Les fruits qu'on ne voit pas, n'exposent pas à la tentation et au désir
d'en manger, comme ceux que l'on voit.
11. Connaissez
bien les ruses et les artifices qu'emploient, pour vous faire tomber,
les esprits ténébreux de l'enfer : ils cherchent à nous faire croire que
nous ne devons pas nous retirer des embarras du siècle ni du milieu de
nos frères, parce qu'en le faisant, nous perdons une grande récompense
et une grande gloire car, par exemple, nous disent-ils intérieurement,
"quel mérite n'aura pas une personne qui triomphera d'elle-même, en réprimant
les feux impurs, lorsqu'elle verra quelque beauté terrestre ?" Ah ! Dans
des circonstances pareilles gardons-nous bien de les écouter; faisons
le contraire de ce qu'ils nous suggèrent.
12. Si donc, après avoir
abandonné nos proches et notre famille, après avoir passé quelques années
et même un grand nombre d'années dans la vie monastique, après avoir fait
des progrès dans la piété et dans la pratique de la vertu, après avoir
amèrement pleuré et réparé le temps de notre vie que nous avons passé
dans le péché et dans le contentement de nos passions, après avoir heureusement
reçu le don de continence et de chasteté, il nous vient dans l'esprit
des pensées vaines et frivoles, comme de retourner dans notre patrie,
sous le spécieux prétexte d'édifier par notre vie nouvelle et vertueuse
ceux que nous avions scandalisés par notre vie licencieuse et déréglée,
et, par notre éloquence, notre savoir et nos talents, d'être pour les
peuples leurs sauveurs, leurs lumières, leurs docteurs et leurs conducteurs.
Ah ! Soyons bien convaincus que ce n'est là qu'un piège que nous tendent
les démons. Ils veulent nous faire perdre dans la haute mer le trésor
que nous avons heureusement acquis loin des tempêtes et dans le port.
13. Dans cette occasion,
c'est Loth, et non pas sa femme, que nous devons imiter; car quiconque
retournera dans le lieu qu'il a quitté, et aux choses qu'il a abandonnées,
deviendra comme un sel affadi, et méritera de demeurer immobile comme
la femme de Loth, qui fut changée en une statue de sel.
14. Fuyez loin
de l'Égypte, et ne conservez même pas la pensée d'y retourner; car ils
ont perdu la paix et la tranquillité de la Jérusalem céleste, ceux qui
sont retournés en Égypte dans leurs pensées et dans leurs désirs.
15. Cependant il est arrivé
quelquefois que des personnes qui avaient quitté le monde pour conserver
leur influence, après s'être solidement fortifiées dans la vertu, et après
avoir saintement purifié leurs consciences, sont rentrées dans le monde
et y ont produit de très grands biens, en contribuant puissamment au salut
des autres, sans négliger jamais le leur. Ce fut ainsi que Moïse, après
avoir dans le désert contemplé la face de Dieu, reçut l'ordre de retourner
en Égypte pour y sauver ceux de sa nation; ce qu'il fit au milieu des
dangers les plus nombreux et les plus éminents, et des ténèbres les plus
profondes.
16. Il vaut infiniment mieux
déplaire à nos parents que déplaire à Dieu; car il est le Maître souverain
de nos proches, et c'est Lui qui nous a créés et rachetés. Au reste, il
n'est pas rare que les parents perdent leurs enfants tout en les aimant,
et les précipitent dans les supplices éternels.
17. Nous disons que celui-là
s'est vraiment séparé du monde, qui ne parle plus le langage du monde
et ne comprend plus le sien.
18. Lorsque nous quittons
le monde pour embrasser la vie solitaire, ce n'est pas à cause de la haine
que nous portons à nos proches, ni à cause de l'aversion que nous avons
pour notre patrie : un crime aussi horrible est bien loin de nous; mais
c'est uniquement pour éviter de nous perdre éternellement.
19. En cela, comme en toute
chose, c'est le Seigneur que nous écoutons, et dont nous suivons les traces;
car nous savons qu'il a Lui-même plusieurs fois abandonné ses parents
selon la chair. En effet quelqu'un l'ayant un jour averti que sa mère
et ses frères Le cherchaient, ce divin Maître, pour nous faire voir qu'il
est des occasions où nous devons fuir saintement nos parents, lui fit
cette admirable réponse : "Ma mère et mes frères sont ceux qui accomplissent
la Volonté de mon Père qui est dans les cieux (Mt 12,49).
20.
Reconnaissez vraiment pour père celui qui peut et qui veut vous décharger
du poids énorme de vos péchés; et pour mère, la componction du coeur,
capable de vous purifier de vos souillures; pour frères, ceux qui peuvent
vous aider à obtenir les dons célestes, et travailler et combattre avec
vous; pour épouse, qui vous soit indissolublement unie, la pensée constante
de la mort; pour enfants uniquement chéris, les gémissements du coeur;
pour esclaves, vos sens et votre chair; et pour amis, les légions célestes,
lesquelles vous rendront d'autant plus de service à l'heure de votre mort,
que pendant votre vie vous aurez plus pris de soin d'être et de vous conserver
dans leur amitié. Telle est la sainte parenté de ceux qui cherchent sincèrement
le Seigneur (cf. Ps 23,6).
21. Que le désir du ciel
fait facilement et promptement disparaître les affections charnelles qu'on
avait pour ses proches ! Il est donc grossièrement dans l'erreur celui
qui s'imagine pouvoir en même temps aimer ses parents selon la chair et
aimer le ciel selon Dieu, puisque notre divin Sauveur lui fait entendre
cette sentence qui le condamne : "Personne ne peut servir deux maîtres."
(Mt 6,24).
22. Ailleurs
il nous déclare positivement, qu'il n'est pas venu sur la "terre pour
apporter la paix, mais la guerre et le glaive" (Mt 10,34), c'est-à-dire,
qu'Il n'est pas venu apporter aux parents et aux frères un amour charnel
pour leurs enfants et leurs frères qui voudraient se consacrer à son service,
mais qu'Il est venu séparer ceux qui aiment et servent Dieu, d'avec ceux
qui aiment et qui servent le monde; ceux qui sont attachés à la terre,
de ceux qui fixent leurs affections dans les cieux; ceux qui recherchent
l'orgueil, de ceux qui ne se plaisent que dans l'humilité : car Il aime
cette division et cette séparation spirituelles.
23. Prenez garde, oui, je le
répète, prenez garde que l'affection que vous auriez pour vos proches
et pour les choses de la terre, ne vous fasse faire un triste naufrage
au milieu des eaux de péchés dont le monde est inondé. Et si vous ne voulez
pas pleurer éternellement, ne soyez pas sensibles aux larmes de vos parents
et de vos amis.
24. Si donc, pour vous arrêter
dans votre pieux dessein, ils vous entourent, comme des mouches à miel,
ou plutôt comme des guêpes, et que, pour vous en détourner, ils vous fassent
entendre des lamentations déchirantes, portez promptement votre esprit
sur le souvenir de la mort et sur les dangers terribles auxquels vous
êtes exposé, et sans détourner votre attention de ces deux objets, triompher
de la peine que vous font vos proches, par la peine que vous vous ferez
à vous-même, en vous exposant au malheur éternel, comme on chasse un clou
par un autre clou.
25. Ces personnes qui semblent
être toutes dévouées à nos intérêts, mais qui réellement ne nous veulent
que du mal, nous promettent des montagnes d'or, et nous assurent avec
zèle qu'elles ne nous feront que des choses qui nous seront très agréables
et très utiles; mais tous ces témoignages sont trompeurs : tout ce qu'elles
se proposent par là, c'est de nous détourner du chemin qui doit nous conduire
au bonheur éternel, et de nous engager à faire et à suivre leur propre
volonté.
26. Lorsqu'enfin nous quittons
le monde, il nous est important de nous retirer dans les lieux, où nous
pouvons croire que nous trouverons moins de consolations humaines, moins
d'occasions de vaine gloire, et où nous serons moins exposés à une funeste
célébrité; autrement nous ressemblerions aux oiseaux qui ne changent que
d'air; notre coeur serait le même, et nos passions auraient le même empire
sur nous.
27. Il est encore d'un grand
intérêt de cacher la splendeur de votre naissance et l'éclat de votre
nom, afin que votre vie et vos actions n'annoncent autre chose que l'amour
de Dieu et de votre salut.
28. On trouverait difficilement
quelqu'un qui ait abandonné sa patrie et ses proches avec une générosité
et une perfection semblables à celles du saint patriarche Abraham. À peine
eut-il entendu ces paroles de Dieu : "Sors de ton pays, de ta parenté
et du sein de ta famille" (Gen 12,1), qu'il se mit en chemin sans hésiter,
quoique ce fût pour aller au milieu des peuples barbares et dont il ignorait
le langage.
29. Il en est cependant que
le Seigneur a couverts de gloire, pour avoir imité ce grand personnage,
en quittant généreusement tout ce qu'ils possédaient en ce monde. Néanmoins
je crois que cette gloire, quoiqu'elle vienne de Dieu, doit être évitée,
et qu'il ne faut se la proposer que dans un esprit d'humilité.
30. Quand les démons, ou
même les hommes, nous donnent des louanges sur notre retraite comme d'une
action forte et généreuse, c'est afin de nous en faire concevoir un sentiment
d'orgueil. Chassons promptement cette tentation, en pensant que pour l'amour
de nous et à cause de notre salut, le Fils de Dieu a bien daigné quitter
les splendeurs éternelles de sa Gloire et venir habiter humblement sur
la terre; et nous connaîtrons que, quand nous vivrions une éternité, nous
ne serions pas capables de rien faire de semblable pour Lui témoigner
notre reconnaissance.
31. L'affection que nous
conserverions intérieurement pour nos proches, et même pour des étrangers,
pourrait nous devenir très funeste; elle nous engagerait peu à peu à rentrer
dans le monde, ou du moins serait très propre à éteindre dans nous la
ferveur de la piété et de notre componction.
32. Comme il est impossible
que d'un oeil nous regardions le ciel, et que nous fixions l'autre en
même temps sur la terre, de même il est impossible que celui qui ne se
retirant pas du milieu de ses proches et de toutes les personnes qui lui
sont chères selon la chair, par une séparation parfaite et d'esprit et
de corps, ne s'expose pas au danger évident d'une perte éternelle.
33. Sachons donc que ce ne
sera qu'avec beaucoup de peines et de travaux, que nous viendrons à bout
de réformer nos moeurs et notre conduite, et qu'il peut fort bien arriver
que ce que nous n'aurions acquis qu'avec un travail long et pénible, nous
le perdions dans un seul instant; car les discours vains et profanes,
et surtout les mauvais, ont bien vite corrompu les bonnes moeurs (cf.
1 Cor 15,33).
34. Celui donc qui, ayant
renoncé à tout, ne laisse pas de suivre les usages des gens du monde et
de les fréquenter, tombera dans les mêmes pièges qu'eux, souillera son
coeur par la pensée des choses profanes; ou s'il ne charge pas sa conscience
par des pensées mondaines, il la chargera par les jugements téméraires
qu'il fera sur ceux qu'il croira être souillés de ces mauvaises pensées.
C'est ainsi que, d'un côté ou d'un autre, il ne se préservera pas de pécher
avec les séculiers. Des songes qui ont coutume de troubler le sommeil
à ceux qui ont quitté le monde.
35. Ce serait
en vain que je voudrais cacher combien j'ai l'esprit peu subtil et pénétrant,
et combien mes connaissances sont bornées et mon ignorance profonde. Comme
le palais de la bouche juge du genre et de la nature des mets, que les
oreilles délicates des auditeurs jugent de la beauté des pensées de l'orateur,
et que l'éclat du soleil fait connaître la faiblesse des yeux, de même
mes paroles font bien voir mon peu de capacité; mais souvent l'amour nous
porte à entreprendre des choses réellement au dessus de nos forces. Je
pense donc, sans oser l'assurer, qu'après avoir parlé, ou plutôt en parlant
de la fuite du monde, il convient de dire quelque chose des songes, afin
que nous sachions que les démons s'en servent comme d'un piège pour perdre
les âmes.
36. Je dis que le songe n'est
autre chose qu'un mouvement et une agitation de l'esprit, pendant que
les sens du corps sont assoupis.
37. Une vision imaginaire
est une illusion par laquelle l'imagination seule, et sans pouvoir en
juger, croit apercevoir certains objets, dans le temps même du réveil
: c'est donc une représentation de choses qui n'ont ni être ni existence.
38. La raison qui nous engage
à parler des songes, après avoir dit quelque chose de la fuite du siècle,
doit paraître évidente. En effet, lorsque, pour l'amour du Seigneur, nous
avons renoncé à nos biens et à nos proches, et que, dans l'exil volontaire,
nous nous sommes consacrés et comme vendus à son service et à l'amour
des biens célestes, les démons, jaloux de notre bonheur, tâchent de répandre
le trouble et l'inquiétude dans nos âmes, par le moyen des songes. C'est
ainsi qu'ils nous représentent nos proches, tantôt dans les pleurs, tantôt
étendus sur un lit de mort, tantôt plongés dans le chagrin à cause de
nous, et tantôt tourmentés par quelque malheur; mais celui qui croit aux
songes, comme à quelque chose de réel, ressemble très bien à une personne
qui courrait après son ombre, et qui ferait des efforts pour la saisir.
39. Remarquons ici que les
démons, pour nous vendre quelque peu de fumée de vaine gloire, se rendent
en quelque sorte prophètes en nous : ils nous annoncent dans des songes,
des choses futures qu'ils ont devinées par la subtilité de leurs conjectures;
et, en voyant arriver ce que nous avons vu dans nos rêves, nous en sommes
frappés de surprise et d'étonnement. C'est ainsi qu'ils nous portent à
l'orgueil, en nous inspirant que Dieu nous fait connaître les choses futures.
40. Il faut avouer ici que
pour ceux qui croient au démon, cet esprit de malice leur a révélé des
choses qui sont ensuite arrivées; mais qu'il n'a jamais été qu'un menteur
pour ceux qui méprisent les songes qu'il leur donne : car étant un pur
esprit, il peut plus facilement connaître les choses qui ont lieu dans
l'univers. Ainsi, par exemple, sachant qu'une personne est près de mourir,
il peut dans des songes annoncer cette mort à ceux qui se prêtent à ses
insinuations.
41. Quant aux choses futures,
il n'en sait rien : sa prescience ne va pas jusque là. Au reste des médecins
habiles et expérimentés pourraient également en faire autant sur la mort
de certains malades.
42. Sachons que ces esprits
de ténèbres se changent souvent en anges de lumières, et nous apparaissent
en songe sous la figure de quelques martyrs, afin qu'à notre réveil, ils
nous fassent goûter une joie funeste, et nous inspirent une orgueilleuse
opinion de nous-mêmes.
43. Voici la marque à laquelle
vous pourrez reconnaître la fraude et les artifices des démons, d'avec
les soins que nos anges prennent de nous. Ces derniers ne nous font jamais
voir dans les songes, dont ils sont les auteurs, que les supplices éternels,
le jugement dernier, la séparation effrayante des méchants d'avec les
gens de bien, et nous inspirent à notre réveil une crainte et une tristesse
salutaires.
44. Si nous croyons les choses
que les démons nous inspirent pendant le sommeil, ils se joueront de nous,
même pendant notre réveil. Ainsi nous devons avouer qu'il manque de lumière
et de discernement, celui qui croit aux songes, et qu'il est prudent et
sage celui qui n'y ajoute aucune foi.
45. Ne respectez
que ceux qui vous représentent les peines éternelles et les jugements
de Dieu. Si, par contre, ces songes vous portaient au désespoir, soyez
encore convaincus qu'ils sont l'ouvrage des démons. Ce troisième degré
termine le symbole de la très sainte Trinité; et si vous avez le bonheur
d'y monter, ne regardez ni à droite ni à gauche.
|