III - MOZAMBIQUE
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PRIÈRES

TROISIÈME PARTIE MOZAMBIQUE PRESQU'ILE EN DEÇA DU GANGE (Avril 1541 - Septembre 1545.)

I

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER A LA COMPAGNIE DE JÉSUS, A ROME. Goa, 20 septembre 1542.

II

III

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER A SAINT IGNACE DE LOYOLA.

IV

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER A LA COMPAGNIE DE JÉSUS, A ROME.

V

V

AU PÈRE MANCIAS.

AU MÊME.

AU MÊME.

VII

VIII

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER AU ROI DE PORTUGAL.

IX

X

 

I

 

La flotte royale a gagné la haute mer, François de Xavier va commencer un nouvel apostolat. L'équipage de la capitane le San-Diogo compte un millier de passagers, en y comprenant le personnel militaire; Xavier va se faire tout à tous pour les gagner tous. S'intéressant au sujet de conversation qui plaît à chacun, il parle de la cour avec les gentilshommes, de la guerre avec les gens du métier, de science avec les savants, de commerce avec les négociants, et les charme tous par la grâce de son esprit, l'aimable bienveillance de ses manières, la distinction native de sa personne, distinction qu'il ne perdit jamais.

Le premier désordre que sou zèle attaqua, en raison de ses fâcheuses et presque toujours inévitables conséquences, ce fut le jeu. Il proposait des jeux innocents auxquels il paraissait prendre beaucoup d'intérêt; il assistait à des jeux sérieux lorsqu'il pensait ne pouvoir les empêcher, afin que sa présence toujours respectée, évitât les excès; il allait même quelquefois jusqu'à s'offrir pour tenir l'enjeu, et il arriva qu'on ne sut plus se passer de lui ni de son aimable et bienveillant intérêt. Tous les jours il faisait le catéchisme aux matelots dont l'affection pour lui était si tendre et si respectueuse, qu'il lui suffisait d'une parole, d'un signe pour terminer une querelle ou apaiser la plus vive irritation parmi eux.

Il se fit un jour un mouvement extraordinaire à bord de la capitane. Un jeune garçon de huit à dix ans venait de mourir subitement, et chacun s'étonnait de cette mort si prompte et se demandait quelle en pouvait être la cause

            — Assistait-il au catéchisme avec les autres ? demanda le Père Francisco.

            — Non, mon Père; il n'y a pas assisté une seule fois, lui répondit-on.

A l'instant se peignit sur le visage toujours gai et souriant de l'admirable saint une impression de tristesse qui serra tous les coeurs

            — Mon cher Père, lui dit le vice-roi, vous paraissez éprouver une bien vive affliction de cette mort; ce n'est pourtant pas votre faute si l'enfant n'a pas reçu les instructions que vous donniez aux autres.

            — Si je l'avais su, répondit tristement le saint, je l'y aurais fait venir assurément, senhor.

            — Alors, mon Père, ne vous affligez pas ; vous l'ignoriez, vous ne pouvez vous faire de reproche.

— Je me reproche comme une faute de ne l'avoir pas su ! J'aurais dû savoir qu'un des enfants embarqués sur le même bâtiment que moi ne recevait pas d'instruction.

Ce zèle de notre saint pour toutes les âmes qu l'entouraient opéra bientôt un merveilleux changement dans les habitudes des marins. On n'entendais plus ni jurements, ni blasphèmes, ni injures; la charité était observée, les convenances même étaient respectées, et, du plus grand au plus petit, tout l'équipage était aux pieds de Xavier qu'on chérissait comme un père, qu'on vénérait comme un saut, qu'on admirait comme un prodige. Les instances du vice-roi pour le faire asseoir à sa table furent toujours vaines ; durant tout le voyage, malgré sa dignité de légat, François ne se nourrit que des aliments qu'il avait mendiés auprès des passagers.

Le scorbut ayant attaqué l'équipage vers les côtes de Guinée, la charité de Xavier se manifesta avec un zèle, une entente, un dévouement prodigieux. Les passagers épargnés par la maladie n'osaient approcher de ceux qu'elle atteignait, ils craignaient la contagion... Le saint apôtre ne se souvint pas de lui-même un seul instant; d'un malade à l'autre, il donnait à chacun les soins les plus empressés, rendait à tous les services les plus rebutants ou les plus délicats, et consolait tous les coeurs en sauvant toutes les âmes. Tant de fatigues et de veilles altérèrent la santé de Xavier et amenèrent de fréquents vomissements et une faiblesse extrême, sans ralentir son zèle, sans arrêter son dévouement. Le vice-roi lui fit donner une chambre plus grande et plus aérée; notre saint y fit porter les malades le plus en danger, il leur donna jusqu'à son lit; pour lui, il s'étendait sur le sol nu, ou montait sur le tillac, et, appuyant sa tête aux cordages, il s'accordait les quelques moments de repos que la nature exigeait impérieusement. Depuis que le soin des malades absorbait tous ses instants, don Martino de Souza le faisait servir de sa table; François de Xavier acceptait tout avec empressement, heureux de pouvoir offrir à ses chers convalescents quelques aliments plus délicats que ceux qu'on leur envoyait, et dont il réservait une part pour lui-même; son esprit de mortification et d'humilité trouvait son avantage à cet échange.

Le dévouement héroïque de notre saint lui mérita, de la part de tout l'équipage et des passagers du San Diogo, le surnom de saint Père, surnom qu'adoptèrent pour lui tous les Portugais des Indes, et qui lui resta toujours, même parmi les Indiens. L'aimable Père de Xavier acceptait avec son humilité et sa grâce ordinaires ce témoignage d'affectueuse vénération dont il rapportait à Dieu toute la gloire. En écrivant à la Compagnie de Jésus, qu'il appelait sa mère bien-aimée, il dit son voyage de Lisbonne à Goa, il rend compte de ses travaux apostoliques, mais il passe sous silence les détails que nous venons de rapporter.

 

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER A LA COMPAGNIE DE JÉSUS, A ROME. Goa, 20 septembre 1542.

 

« Que la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ soient toujours avec nous. Ainsi soit-il. « Pendant mon séjour à Lisbonne, je vous ai souvent entretenus, mes Frères, de mon départ pour les Indes, avec Paul de Camerini et Francisco Mancies, et comme vous le désirez, je viens, aussitôt que possible, vous faire part de notre arrivée et vous rendre compte de notre traversée.

«Partis de Lisbonne le 7 avril 1541, ce n'est que le 6 mai de cette année, 1542, que nous sommes arrivés (1). Ce voyage, ordinairement de sis mois, a duré plus d'un an. Nous montions le même vaisseau que. le vice-roi; nous n'avons qu'à nous louer des égards et des attentions que ce seigneur a eus pour nous. Du reste, nos santés ont très-bien résisté à toutes les fatigues du voyage.

 

1 La tradition locale est qu'il descendit d'abord à Morgonan, forteresse portugaise située à trois lieues de Goa. Afin d'en perpétuer le souvenir, les Portugais érigèrent une chapelle sur le rivage, à l'endroit même où leur saint apôtre avait, pour la première fois, posé le pied sur le sol indien; ce sanctuaire lui fut dédié. L'on raconte que lorsque les Hollandais vinrent plus tard attaquer la forteresse de Morgonan, un soldat voyant les canons ennemis braqués vers la porte, et ne doutant pas qu'elle ne tombât sous la mitraille, invoqua tout haut Saint François de Xavier, et qu'au même instant les boulets reculèrent, laissant leur empreinte sur la porte, en témoignage du miracle.

(Le P. L. du Gad, Relation de l'expulsion des jésuites de Macao 5 novembre 1762. Publiée par le R. P. de Ravignan dans Clément XIII et Clément XIV. Tome II.)

 

« Pendant toute la traversée, nous nous sommes occupés à entendre les confessions, soit des malades, soit des bien portants, et nous avons prêché tous les dimanches. Je rends grâce à Dieu de m'avoir donné l'occasion de faire entendre sa divine parole sur le vaste empire des eaux, d'y célébrer les divins mystères, d'y administrer ses augustes sacrements, qui ne sont pas moins nécessaires sur mer que sur terre.

« Forcés de relâcher au Mozambique, nous y avons séjourné six mois avec les nombreux équipages de cinq grands vaisseaux du roi.

« Cette île renferme deux villes, dont l'une appartient aux Portugais, l'autre aux Sarrasins leurs alliés. Pendant notre séjour, les équipages ont beaucoup souffert des maladies diverses qui les ont attaqués; nous avons perdu quatre-vingts hommes. Nous avons été constamment occupés dans les hôpitaux : les PP. Paul et Mancias comme infirmiers, et moi comme aumônier administrant les secours spirituels. Seul, je pouvais à peine suffire à tous.

« Le dimanche, je prêchais, l'auditoire était immense, et le vice-roi y assistait toujours. Outre ces occupations, j'étais souvent contraint d'entendre les confessions de beaucoup de personnes étrangères aux hôpitaux.

« Voilà comment nous avons passé notre temps au Mozambique; voilà comment ces six mois ont été employés uniquement à la gloire de Dieu et au profit de tout le monde. »

Nous nous permettons d'interrompre ici notre saint pour réparer une de ses omissions aussi habituelles que volontaires.

Disons d'abord que le vice-roi prit le parti de faire hiverner l'armée au Mozambique à cause du scorbut qui désolait les autres vaisseaux après avoir ravagé le sien, et que ce parti, le seul à prendre dans la fâcheuse situation où il se trouvait, était dangereux pour tous. Mais il était difficile de tenir la mer à l'approche de l'équinoxe, et dans l'état de maladie où étaient les marins, la manoeuvre allait devenir impossible. Il fallait donc relâcher absolument, et il n'était possible de le faire qu'au Mozambique dont le climat est des plus malsains et très-dangereux en tout temps pour les Européens, par l'effet des eaux stagnantes qui y engendrent des maladies mortelles. Les Portugais, depuis qu'ils en avaient fait la conquête, l'avaient surnommé la Sépulture des Portugais.

Le vice-roi, ayant donné l'ordre de transporter tous les malades dans les hôpitaux, François de Xavier les y suivit avec empressement et ne se borna pas aux soins spirituels, comme il veut bien le laisser croire.

On sait que le scorbut décompose le sang, le corrompt et produit souvent des plaies qui éloignent du malade ceux qui devraient le secourir. Le coeur de Xavier, trop- grand pour reculer en face d'aucun danger. courut au-devant de celui-ci avec tout l'héroïsme dont il avait fait preuve sur le San-Diogo. Les malades les plus répulsifs étaient ceux qu'il préférait, parce qu'il y trouvait l'occasion de vaincre sa nature, toujours profondément impressionnée à la vue de ces grandes misères corporelles. Là, il renouvela souvent ce qu'il avait fait à Venise, se rappelant la maxime du Père de son âme :

« On n'avance dans la vertu qu'autant qu'on triomphe de soi-même. L'occasion d'un grand sacrifice est une chose si précieuse, qu'il ne faut jamais la laisser échapper. »

Xavier savait donner tant de charme à tous les soins délicats qu'il prodiguait aux malades, que chacun d'eux l'appelait lorsqu'il sentait redoubler ses souffrances:

« Où est le saint Père? Oh ! si le saint Père était là, disaient-ils, je souffrirais moins ! Sa vue seule fait tant de bien ! »

Et quand paraissait le saint Père, tous auraient voulu l'avoir à la fois; car tous assuraient que plus il était près d'eux, moins ils souffraient :

«Le plus doux et le plus efficace de tous les remèdes, disaient-ils, c'est de voir le visage angélique du saint Père. »

Pour les satisfaire le plus possible le saint Père allait d'une salle à l'autre dans la journée, et passait une nuit dans chacune, à tour de rôle, ne prenant que quelques instants de repos sur le sol où il s'étendait. Au premier mouvement d'un malade, au premier cri échappé à la douleur, le saint se relevait et courait auprès de celui qu'il avait entendu.

Tant de travaux, tant de fatigues, accablèrent la santé naturellement très-forte de notre saint.

Une violente fièvre maligne obligea de le saigner sept fois en quelques jours, et son délire donna de sérieuses inquiétudes. Il était resté à l'hôpital d'où on avait voulu le retirer dès l'invasion de la maladie, et où il avait bien fallu le laisser malgré le mauvais air qu'il y respirait, car il avait répondu à toutes les instances :

«J'ai fait voeu de pauvreté, je veux vivre et mourir parmi les pauvres; mais je n'en suis pas moins reconnaissant de l'intérêt qu'on veut bien me témoigner.»

Toutes les fois que François de Xavier refusait ce qui lui était offert, il savait joindre tant de fermeté à son humilité, qu'on ne pouvait plus espérer de le vaincre.

Aussitôt que le saint malade alla mieux, il reprit ses veilles et ses fatigues, se traînant péniblement d'un lit à un autre pour consoler et fortifier au moins par sa bienfaisante parole, ceux qu'il ne pouvait servir comme auparavant.

Un jour, dans le paroxysme de la fièvre, il apprend qu'on vient d'apporter un matelot subitement atteint ; i1 n'y avait plus de lit disponible : on l'avait étendu sur la paille où il ne pouvait tarder à mourir. L'apôtre se relève, il s'approche de la couche du mourant et veut lui parler de l'éternité dont la porte s'ouvre pour . lui. Le médecin parait au même instant, et frémissant à la pensée du danger auquel s'expose notre saint, il le presse de renoncer à l'oeuvre de salut qu'il vient d'entreprendre; voyant avec douleur qu'il n'est point écouté, il insiste

            — Permettez-moi de vous observer, mon Père, que personne ici n'est plus dangereusement malade que vous ne l'êtes; couchez-vous, je vous en conjure ! restez au repos, au moins jusqu'à la fin de l'accès; il y va de votre vie.

            — Je vous obéirai ponctuellement, cher docteur, je vous le promets, dès que j'aurai rempli ce devoir impérieux de mon ministère; c'est une âme à sauver, les moments sont précieux, il n'y a pas un instant à perdre.

Aussitôt, Xavier fait enlever le moribond de la couche où on l'avait étendu, et où il était alors sans connaissance, et le fait transporter dans son propre lit; à peine le jeune matelot est-il posé dans le lit du saint Père, qu'il reprend ses sens. Xavier, toujours héroïque, se couche près de lui, lui parle de son âme et des miséricordes infinies du Dieu qui allait la juger; il le confesse, le met dans les dispositions les plus saintes, et le voit mourir avec la consolation de l'avoir sauvé.

Ce devoir accompli, le saint obéit comme il l'avait promis, et laissa guérir sa fièvre sans renouveler ce que le médecin avait jugé si imprudent.

Il était à peine remis, que le vice-roi, dont la santé souffrait de ce prolongement de séjour dans une atmosphère viciée par tant de maladies, voulut se remettre en mer et refusa de laisser le Père de Xavier, à qui il. demanda de l'accompagner.

On allait remettre le San-Diogo à la voile, c'était la capitane, le vice-roi l'avait commandée jusque-là; il ordonna, en présence de Xavier, de l'armer pour son départ

            — Senhor, dit le saint apôtre qui commença dès lors à manifester les vues prophétiques dont il fut doué si abondamment — senhor, ne montez pas ce navire ! il est le plus beau et le plus fort de la flotte, mais il sera brisé !

Le vice-roi avait une si haute opinion de la sainteté du saint Père, qu'il n'hésita pas à embarquer sur le Coulan et à laisser le San-Diogo qui, peu après, se brisa contre un écueil, en vue de l'île de Salcète. Maintenant, laissons parler notre saint : « Mozambique est éloigné des Indes de neuf cents lieues environ. Le vice-roi se disposant à remettre à la voile, et la saison des pluies ayant jeté beaucoup de monde sur le grabat, il désira que quelqu'un de nous restât pour soigner les malades, et, à sa prière, Paul et Mancias restèrent au Mozambique, et je le suivis, pour lui administrer les secours de la religion, dans le cas où sa maladie s'aggraverait. Voilà pourquoi mon arrivée en ce pays a précédé de beaucoup celle de mes compagnons que j'attends d'un jour à l'autre par les vaisseaux qui sont restés en arrière.

« Il y a cinq mois que je suis arrivé à Goa, capitale des Indes. C'est une ville admirable à voir, dont toute la population est chrétienne. Les Français y ont une communauté nombreuse; la cathédrale, qui est magnifique, est desservie par nu chapitre considérable; du reste, il y a beaucoup d'églises. Quelle satisfaction n'ai-je pas éprouvée de voir la croix de Jésus-Christ ainsi arborée et glorifiée sur des plages lointaines, sur le vieux sol de l'idolâtrie !

« Notre traversée, du Mozambique à Goa, a duré plus de deux mois., Nous avons relâché quelques jours à Mélinde, ville située sur la côte, et où les négociants portugais ont un comptoir. Ceux que la mort y surprend sont enterrés dans de vastes tombeaux qu'on reconnaît aux croix qui les surmontent. Près de la ville on en voit une très-élevée, très-belle, en pierre dorée, que les Portugais y ont dressée. Je ne puis vous peindre mon ravissement à la vue de ce signe de notre rédemption, placé comme un trophée sur le sol de Mahomet !

« Le roi de Mélinde vint à bord pour saluer le vice-roi qui l'accueillit avec bonté et affection. Quelqu'un de notre équipage étant mort, nous lui rendîmes à terre les honneurs funèbres, avec toutes les cérémonies usitées dans l'Église; les Musulmans en étaient clans l'admiration.

« Un des principaux Sarrasins de Mélinde me demanda un jour si les temples où nous avons coutume de prier sont très-fréquentés, si les chrétiens sont assidus aux exercices publics de la religion, s'ils sont très-fervents; il ajouta que chez eux la piété s'était re; froidie depuis longtemps; que de dix-sept mosquées, il n'y en avait que trois un peu fréquentées. Cette indifférence religieuse le déconcertait, il n'en pouvait deviner la cause : « Un si grand mal, disait-il, ne peut venir « que d'un crime affreux commis par nous. n Après avoir échangé quelques paroles là-dessus, je finis par lui dire que Dieu, souverainement fidèle en ses promesses, a use égale horreur des infidèles et de leurs prières, et qu'il ne veut pas permettre la propagation d'un culte détestable à ses yeux.

«Ce que j'avais peine à prouver à mon dévot musulman, un autre, un cacis, maître et docteur dans la loi de Mahomet, vint le faire d'une manière assez piquante; il nous déclara que si le Prophète ne revenait les visiter dans deux ans, il renoncerait à sa religion. Au surplus, on a remarqué que les infidèles, abandonnés aux désordres d'une vie criminelle, sont livrés aux tourments du remords et du désespoir, et que, dans son infinie bonté, Dieu permet souvent que cet état d'anxiété et de souffrances intérieures tourne au salut de leurs âmes, en les faisant rentrer en eux-mêmes et chercher la vérité.

« Au sortir de Mélinde, nous rencontrâmes d'abord Socotora, île d'environ cent mille pas de circuit; nous y mouillâmes. C'est un terrain sec, aride et stérile, qui ne produit que des dattes dont les insulaires font du pain; ils n'ont pour toute ressource que leurs palmiers et leurs troupeaux, c'est-à-dire des dattes, de la viande et du lait. Cette île est exposée à des chaleurs excessives. Ses habitants sont grossiers et d'une ignorance déplorable; ils ne savent ni lire ni écrire, et on ne peut découvrir au milieu d'eux le moindre vestige des lettres humaines. Ils se font gloire d'être chrétiens, et ils le sont, si le christianisme consiste dans des églises, des croix et des lampes. Chaque bourg a un cacis qui fait les fonctions de curé, bien qu'il ne sache rien de plus que ses paroissiens. N'ayant point de livre, puisqu'il ne sait pas lire, il récite par coeur quelques formules de prières. Quatre fois par jour, au bruit d'une crécelle, comme celle dont nous nous servons le jeudi saint, ces pauvres chrétiens se rendent à l'église : à minuit, à l'aurore, après-midi, et le soir au coucher du soleil. Les cacis ne comprennent pas même la langue de leur liturgie, que je crois syriaque. Ils ont une profonde vénération pour saint Thomas, qui, disent-ils, fut leur père dans la foi. Ils répètent souvent dans leurs formules un mot qui ressemble à notre Alleluia. Les cacis n'administrent jamais le baptême, dont ils ignorent même le nom. Pendant mon séjour, je l'ai administré à plusieurs enfants, du consentement de leurs parents qui, en général, s'empressaient de me les présenter.

«Leur libéralité fait un étrange contraste avec leur indigence; car ils m'offraient tout ce qu'ils avaient, et je fus contraint d'accepter quelques dattes, afin de ne pas paraître mépriser ce qu'ils m'offraient avec tant d'empressement. Ils me prièrent et me supplièrent de rester avec eux, me promettant de se faire baptiser tous sans exception. Touché de leurs instances, je priai le vice-roi de me permettre de m'arrêter là où je trouverais une moisson abondante et en maturité. Mais cette.1le, privée de garnison portugaise, étant exposée aux insultes des mahométans, le vice-roi craignit que, dans leurs descentes, je ne fusse enlevé et retenu en captivité chez eux. Il refusa donc, en m'assurant que je trouverais bientôt d'autres chrétiens ayant au moins autant besoin de secours et d'instruction, et auxquels je serais plus utile encore.

« J'assistai aux vêpres récitées par le cacis ; cet office dura une heure entière, toujours le cacis répétant les mêmes prières et brûlant de l'encens, en sorte que l'église était remplie de fumée. Ces cacis ont deux carêmes dans l'année, pendant lesquels ils ne mangent absolument que des dattes et des herbes potagères en faible quantité; ils mourraient plutôt que d'enfreindre cette abstinence. Si quelqu'un se permettait une infraction à cet égard, l'entrée de l'église lui serait fermée.

« Je rencontrai un jour, dans un village, deux enfants dont la mère est mahométane. Ignorant la religion de leurs parents, je voulus leur administrer le baptême ; mais les petits marmots s'enfuirent encourant vers leur mère en criant que je voulais les baptiser. La mère aussitôt m'assaillit d'injures et me déclara qu'elle ne souffrirait jamais que ses enfants fussent chrétiens.

« Alors, voilà les Socotoriens qui crient de leur côté qu'elle a raison, que les Sarrasins sont indignes d'une telle faveur, et que s'ils la demandaient, eux, Socotoriens, s'y opposeraient en masse, et ne souffriraient jamais qu'un mahométan devînt chrétien. Telle est la haine de ce peuple pour les Sarrasins.

« Sur la fin de février, nous remîmes à la voile, et arrivâmes ici le 6 mai, comme je vous l'ai dit. Des cinq navires restés au Mozambique après nous, et qui levèrent l'ancre vers le milieu de mars, le plus considérable (1), et chargé de marchandises précieuses, s'est brisé et perdu; mais on a pu sauver l'équipage; les autres sont arrivés à bon port.

 

1 Le San-Diogo.

 

«Depuis que je suis à Goa, je demeure à l'hôpital de cette ville, où j'ai administré les sacrements aux malades. La multitude des personnes qui désirent les sacrements, quoique bien portantes, est si considérable, que je n'aurais pu suffire à toutes, lors même que je me serais décuplé. Après le service de l'hôpital, j'emploie le reste de la matinée à confesser les personnes de la ville. L'après-midi, je vais visiter les prisonniers, je travaille à instruire ces pauvres malheureux; après leur avoir enseigné à accuser leurs péchés, je leur fais faire une confession générale. De là je reviens près de l'hôpital, dans une église dédiée à la sainte Vierge, et j'y fais le catéchisme aux enfants, qui dépassent souvent le nombre de trois cents. Je leur fais apprendre les prières d'usage, le symbole et le Décalogue. L'évêque a fait, pour toutes les autres églises de la ville, une obligation de ce genre d'instruction, ce qui a convaincu tout le monde de l'utilité et des avantages qu'on en peut retirer; aussi n'y a-t-il qu'une voix pour y applaudir.

«Les dimanches et fêtes, je célèbre les saints mystères dans l'hôpital des lépreux qui est en dehors de la ville, dans un faubourg; j'y entends les confessions et je communie les assistants. Il n'y a personne dans cet hôpital qui ne se soit approché des sacrements. Dès que j'eus fait entendre la parole de Dieu à ces malheureux lépreux, ils la reçurent avec avidité, et j'eus la consolation de me voir aimé d'eux !

« Ces mêmes jours de dimanches et de fêtes, en sortant de l'hôpital des lépreux, je vais à l'église dont je vous ai parlé, et j'y prêche aux indigènes; l'après-midi, j'y retourne pour leur expliquer le Symbole des Apôtres, l'Oraison dominicale, la Salutation angélique, le Décalogue. La foule s'y porte au point que l'église peut à peine la contenir.

« Maintenant, je pars, d'après l'ordre du vice-roi, pour le Cap Comorin, éloigné d'environ soixante-six lieues (1). On assure que cette contrée offre une riche moisson; j'espère que mes travaux y tourneront à la gloire de Dieu. J'emmène trois indigènes qui, outre leur langue naturelle, possèdent assez bien le portugais. Deux sont diacres, le troisième n'est que minoré. La première pensée du vice-roi avait été d'envoyer dans ce pays les Pères Paul et F. Mancias dès leur arrivée ici.

Que Dieu m'accorde son secours assez abondamment pour y faire triompher son saint nom et lui procurer beaucoup de gloire ! Qu'à votre intercession, il oublie toutes mes iniquités ! Je le lui demande ardemment.

« Les fatigues d'un si long voyage par mer, celles du tribunal de la pénitence où je me charge des péchés de chacun, tandis que je gémis sous le fardeau des miens, ce contact habituel avec des idolâtres, sur un sol brûlé par un soleil de feu; toutes ces choses me seront une source de consolations et de délices, si je sais les accepter dans la seule vue de plaire à Dieu; car je suis convaincu que les âmes qui ont aimé la

 

1 On en compte près de deux cents.

 

croix de Notre-Seigneur, ont trouvé le bonheur dans les traverses, dans les contradictions, dans les misères de la vie, et que pour elles l'absence de la croix était l'absence de la vie.

« Et, en effet quelle mort peut être plus redoutable que la vie qui est séparée de Jésus-Christ? surtout lorsqu'on a goûté le bonheur de vivre en lui et par lui ! Ah ! croyez-moi ! il n'y a pas de croix comparable à celle de vivre à la merci de ses passions, et il n'y a pas de bonheur qui puisse être comparé à celui de mourir chaque jour à sa volonté propre, pour s'abandonner entièrement à celle de Jésus-Christ !

«Je vous demande, je vous supplie, mes frères bien-aimés, de me donner des nouvelles de chacun des membres de notre Société, puisqu'il ne me reste aucun espoir de vous revoir jamais, et que je ne puis plus m'entretenir avec vous désormais que par lettres. Quelque indigne que je sois de cette faveur, ne me la refusez pas ! Souvenez-vous que c'est Dieu qui vous a rendus digues de fortifier mon espérance et de me soutenir de vos consolations.

«Je vous conjure, au nom de Jésus-Christ, de me prescrire la conduite que je dois suivre à l'égard des mahométans et des païens vers lesquels on m'envoie. Dieu me parlera par vous; il me fera connaître de quelle manière il veut que son Evangile soit annoncé à ces pauvres peuples, et comment je dois les amener à son bercail. En lisant vos lettres, je reconnaîtrai les fautes que j'aurai faites, et je me hâterai de m'en corriger.

« J'espère avec une grande confiance que Notre-Seigneur Jésus-Christ jettera un regard de miséricorde sur les mérites et les prières de l'Église notre mère, ainsi que sur ceux de ses membres dont vous faites partie, et qu'il daignera se servir de moi, tout mauvais serviteur que je suis, pour répandre l'Évangile sur le sol de l'idolâtrie. Je ne doute même pas, quelle que soit l'abjection de l'instrument qu'il veut bien employer à cette couvre si importante, qu'elle ne tourne , un jour à la honte de ceux qui, nés pour de grandes choses, se consument dans les petites. J'espère que l'oeuvre que j'entreprends sera un puissant stimulant pour les âmes les plus timides, surtout lorsqu'elles verront que moi, cendre et poussière, moi, l'homme le plus abject, j'atteste, comme témoin oculaire, que cette partie de la vigne du Seigneur est complètement privée d'ouvriers apostoliques. Ah ! plût à Dieu que le zèle pour sa gloire en amenât ici un grand nombre ! Plût à Dieu que je pusse me consacrer à leur service, être pour toujours leur esclave !

«Je conjure la miséricorde infinie de nous donner part à la félicité éternelle pour laquelle il nous a créés, d'augmenter nos forces pour travailler à son service et de nous inspirer toujours la plus parfaite conformité à sa suprême volonté.

« Puissiez-vous vous bien porter tous !

«Je suis votre inutile frère en Jésus-Christ,

«FRANÇOIS DE XAVIER. »

 

Nous avons cru devoir ne rien retrancher de cette lettre où l'âme de notre saint se dévoile entièrement. On a pu remarquer jusqu'à quel point il porte l'oubli de lui-même, l'ardeur de son zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, et cette brûlante soif des souffrances qui lui fait voir l'absence de la vie dans' l'absence de la Croix. On a vu que, pour lui, ne pas souffrir c'est n'être plus attaché à Jésus-Christ, et il préfère la mort. Toute sa vie, tous ses travaux, toutes les fatigues de son illustre apostolat dans les Indes seront la conséquence des admirables sentiments qui remplissent son âme, et qu'il exprime si énergiquement dans les pages qu'on vient de lire.

 

Haut du document

II

 

Un hardi navigateur, dont le nom cher au Portugal est resté célèbre dans le monde, Vasco de Gama, n'entreprenait jamais un voyage de longs cours sans s'assurer les secours de la religion; il emmenait son confesseur. Dans ces temps de foi vive, qu'on a tant accusés de beaucoup d'ignorance et d'un peu de barbarie, on tenait généralement, fût-on même réputé savant, à ne pas vivre et mourir sans sacrements; on ne craignait pas, il est vrai, d'être taxé de Jésuitisme en pratiquant la religion dans laquelle on se faisait gloire d'être né : les Jésuites n'existaient encore que dans la pensée de Dieu.

Vasco de Gama, dans son premier voyage de découvertes, en 1497, avait atteint la presqu'île en deçà du Gange, il explorait la côte de Malabar et ajoutait à la gloire qui s'attachait à son nom, lorsque son confesseur lui fut enlevé par les Indiens avec quelques-uns de ses compagnons. Ce fut le 31 juillet que les sauvages firent un martyr de don Pedro de Covilham, religieux de l'Ordre de la Trinité pour la Rédemption des captifs. Ils l'attachèrent à un arbre et lancèrent sur lui leurs nombreuses flèches. Pendant que son corps ruisselait de sang, le saint martyr fit entendre des paroles prophétiques que ses compagnons recueillirent pieusement, et qui, fidèlement consignées à leur retour, dans les Mémoires de la bibliothèque du roi de Portugal et dans les manuscrits de l'Histoire de l'Ordre de la Rédemption des captifs, à Lisbonne, furent toujours conservées.

«Dans quelques années, — dit Pedro de Covilham, pendant que les flèches indiennes pleuvaient sur son corps et s'y enfonçaient en le déchirant, — dans quelques années, il naîtra dans l'Église de Dieu un Ordre de clercs qui portera le nom de Jésus (1). Un de ses premiers Pères, conduit par le Saint-Esprit, pénétrera jusqu'aux contrées les plus éloignées des Indes orientales, dont la plus grande partie embrassera la foi orthodoxe par le ministère de ce prédicateur évangélique. »

Cette prédiction, dont le Portugal attendait l'accomplissement, n'eut son entier effet que cinquante ans

 

1 Il est remarquable que cette prophétie se fit entendre le 31 juillet, qui devait être le jour de la mort de saint Ignace, et celui auquel l'Église devait célébrer sa fête.

 

plus tard. L'illustre fondateur de la sainte Compagnie de Jésus, né en 4491, avait six ans au moment où le Père de Covilham annonçait dans les Indes le prédicateur évangélique » qui devait y porter la foi; ce prédicateur lui-même, François de Xavier, ne devait venir au monde qu'à neuf ans de là, en 1506, et dans les Indes que dans l'année 1542.

Nous avons vu comment Xavier travaillait au salut des âmes et à la gloire de Dieu dans la ville de Goa. On a pu pressentir les soins délicats qu'il prodiguait aux lépreux, par ce peu de mots échappés de son coeur : « Je n'eus pas plus tôt fait entendre la parole de Dieu à ces malheureux lépreux, qu'ils en furent avides, et que j'eus la consolation de me voir aimé d'eux. » Toute la puissance de sa parole, aidée de son aimable et douce charité, est dans ces quelques mots. Les lépreux avaient subi le charme, ils l'avaient aimé dès qu'ils l'avaient entendu, et « ils étaient avides de sa parole. »

Le vice-roi lui avait fait de vives instances pour obtenir l'honneur de l'avoir dans son palais; notre saint avait refusé avec grâce et fermeté, comme de coutume, en répondant à don Martino-Alfonso

            — Vous ne voudriez pas me voir infidèle à mon vœu, senhor, j'en suis certain; permettez-moi donc de n'avoir d'autre demeure que celle des pauvres.

            — Vous me forcez toujours à vous céder, mon bien cher Père, avait repris le vice-roi avec l'accent du regret; allez donc à l'hôpital puisque je ne puis l'empêcher, mais priez pour moi et les miens que vous privez d'une grande consolation. Et Xavier était allé à l'hôpital. Etrange habitation pour un nonce apostolique !

L'étendue des pouvoirs de François de Xavier devait être connue de l'évêque de Goa. Le saint se présenta chez lui, dès son arrivée, lui mit entre les mains les brefs du souverain pontife, et se prosterna en lui demandant sa bénédiction, et l'autorisation d'exercer le saint ministère dans les pays soumis à sa juridiction.

L'évêque, don Juan d'Albuquerque, un des plus saints prélats de l'époque, ravi de l'angélique expression de notre saint, le releva vivement et l'embrassa avec un sentiment d'affection dont il s'étonnait lui-même plus tard, en parlant de l'impression que la vue du saint apôtre avait produite sur lui.

Les historiens de saint François de Xavier. insistent sur l'effet attractif de sa présence, dès la première fois qu'on le voyait. Cela se comprend aisément. Dieu voulant faire de lui le conquérant pacifique d'une multitude de peuples, lui avait donné tout ce qui charme et attire. Il devait conquérir, non les Etats, mais les âmes; il devait avoir l'empire des coeurs pour y établir le règne de Jésus-Christ, il avait reçu abondamment tout ce qui devait faciliter cette conquête, la plus difficile de toutes, et Dieu joignant à tous ses dons sa grâce toute-puissante, rien ne résistait à l'apôtre qu'il s'était choisi. Cette beauté qu'on avait admirée dans le monde avait acquis une expression toute céleste, depuis que Xavier était à Dieu entièrement ; l'attrait qu'elle inspirait n'avait plus rien d'humain : c'était une impression mélangée de respect, d'admiration et de disposition à céder à l'influence, à l'ascendant qui se faisaient sentir. Il avait à peine besoin d'appeler les coeurs qu'il venait chercher, tous allaient à lui avec empressement.

L'évêque de Goa baisa respectueusement les brefs du souverain pontife, et dit à Xavier en les lui remettant :

«Un légat apostolique, envoyé immédiatement par le vicaire de Jésus-Christ, n'a pas besoin de prendre sa mission d'ailleurs. Usez librement des pouvoirs que le Saint-Siège vous a donnés, et soyez assuré que si l'autorité épiscopale est nécessaire pour les maintenir, elle ne vous manquerai jamais. »

Le sentiment que le saint légat venait d'inspirer si subitement à l'évêque se fortifia à mesure qu'il le connut davantage, et l'union la plus intime s'établit entre eux et servit prodigieusement les vues de notre saint pour la gloire de Dieu.

Bien que la ville de Goa fût catholique depuis la conquête, l'esprit du christianisme s'y affaiblissait de jour en jour. Les Portugais, attirés dans les Indes par la cupidité, ne reconnaissaient plus d'obstacles à leur ambition; tous les moyens leur étaient devenus bons pour augmenter leur fortune, et, comme il arrive d'ordinaire, la soif des richesses engendrait toutes sortes de crimes. La science manquait au clergé . de Goa et l'instruction était nulle dans le peuple. Il était temps que la prophétie du Père de Covilham s'accomplit; il était temps que Dieu envoyât son «vase d'élection» dans ces pays lointains, où les catholiques n'étaient plus qu'un obstacle à l'extension de la foi.

Cet état de choses rendait l'arrivée de notre saint d'autant plus appréciable aux yeux de l'évêque, dont le plus grand désir fut celui de seconder son zèle par tous les moyens possibles.

L'apôtre, profondément attristé de voir les sacrements abandonnés par ceux qui avaient d'autant plus besoin de s'en rapprocher, qu'ils étaient en contact continuel avec les idolâtres et les mahométans, crut devoir commencer sa mission par les Portugais.

Pour attirer les bénédictions divines sur son immense entreprise, il passait en prière la plus grande partie de la nuit, ne s'accordant que trois ou quatre heures de repos; et ce repos, il le prenait étendu à terre, près des malades de l'hôpital, et se relevait dès qu'il entendait le moindre mouvement, comme nous l'avons vu dans l'hôpital du Mozambique. Après ces quelques heures de léger sommeil souvent interrompu, il allait se remettre en oraison, et dès l'aurore il offrait le saint sacrifice. Sa ferveur était si vive à l'autel, ses larmes étaient si abondantes, que les assistants en étaient vivement impressionnés :

«Je sens quelque chose de si extraordinaire et de si doux, quand je sers la messe au saint Père, disait Antonio Andra, soldat portugais, que je voudrais pouvoir la lui servir tous les jours.»

Notre saint donnait ensuite la matinée aux malades des hôpitaux, qu'il embrassait en les soignant, en leur parlant du Dieu qui tient compte de toutes les souffrances, et il embrassait et soignait les lépreux avec la même effusion, la même tendresse de charité. Après avoir quêté pour eux quelques aliments plus délicats que ceux qu'on leur accordait d'ordinaire, s'il était assez heureux pour leur en apporter qui flattaient leur goût, son angélique visage rayonnait de joie, et il embrassait une fois de plus ses pauvres bien-aimés, en remerciant la bonté divine de la consolation qu'il éprouvait. Puis, il faisait sa visite aux prisonniers, et de là, une clochette à la main, il parcourait les rues de la ville, en conjurant les parents d'envoyer leurs enfants et leurs esclaves à l'instruction qu'il allait faire pour eux.

Fidèles chrétiens, disait-il de l'accent le plus pénétrant, fidèles chrétiens, envoyez vos enfants et vos esclaves, afin qu'ils apprennent la sainte doctrine de Jésus-Christ ! Je vous en conjure, envoyez-les pour l'amour de Dieu ! »

Les enfants accouraient autour du saint Père, dès qu'ils entendaient la petite clochette; ils lui baisaient les mains, ils lui témoignaient une tendresse des plus affectueuses et le suivaient à mesure, qu,'il passait, de manière que les premiers venus faisaient avec lui le tour de la ville, et qu'il arrivait à l'église, escorté de plusieurs centaines d'enfants. Il était beau, il était touchant de voir ce jeune Père ainsi entouré de ces enfants qui lui témoignaient autant d'amour que de vénération. Tous recevaient ses instructions avec une égale avidité et les répétaient ensuite à leurs parents. Ils allaient même jusqu'à faire observer à ces derniers combien leur conduite était en opposition avec les enseignements de la religion, ce qui amena de sérieuses réflexions de la part des parents.

Dans un temps où l'autorité paternelle tenait à être respectée, on sentait l'importance de ne pas donner prise à l'insubordination des enfants, par des exemples contraires aux leçons qu'on leur faisait recevoir. La. nécessité de maintenir les enfants dans le devoir amena les parents à le pratiquer eux-mêmes, et ils coururent à leur tour auprès du saint apôtre, qui leur fit des instructions spéciales où les pauvres pécheurs fondaient en larmes. Nous avons vu, dans la lettre de notre saint, qu'il ne pouvait plus suffire aux confessions, tant elles étaient nombreuses ; en six mois la ville était déjà changée à ne la plus reconnaître. Tout le monde voulait se confesser à Xavier, la piété reprenait vive et fervente, c'était une régénération complète.

Le vice-roi qui aimait si tendrement le saint Père, donnait les plus beaux exemples et secondait de tout son pouvoir le zèle apostolique de Xavier. Une fois par semaine il l'accompagnait dans la visite des hôpitaux et des prisons, et donnait à tous des aumônes et des encouragements.

Goa était devenue une ville sainte.

Don Miguel Vaz, grand vicaire de l'évêque, dit un jour à Xavier qui lui témoignait le désir d'étendre ses conquêtes

            — Mon Père, la côte orientale, du cap Comorin à l'île de Manaar, serait un vaste champ pour votre zèle. C'est un peuple de pêcheurs appelés Palawars, souvent inquiétés par la descente des Maures, et qui, ayant été secourus contre eux par les Portugais, se sont fait baptiser pour plaire à leurs protecteurs; mais ils n'ont de chrétien que le nom, ne savent rien du christianisme, et ne demandent qu'à être instruits et éclairés.

            — Je pars, cher senhor !...

            — Ces pauvres gens sont très-disposés à recevoir la lumière de l'Evangile, et vous y ferez des merveilles avec le zèle qui vous anime; mais je dois vous prévenir, mon Père, que c'est le pays le plus pauvre, le plus stérile qu'on puisse voir. Nul étranger n'a encore pu se résigner à s'y établir. Les marchands seuls y vont tous les ans à l'époque de la pêche des perles; je dois ajouter que les chaleurs y sont intolérables pour les Européens.

            — Dieu me donnera, j'espère, la force de les supporter, senhor, répondit Xavier. Quand il m'a envoyé dans les Indes, il en connaissait les divers climats; je mets donc toute ma confiance en Celui qui m'a envoyé, et je vais partir.

Le saint apôtre quitta don Miguel Vaz et alla prendre congé du vice-roi qui d'abord voulut le retenir et envoyer le Père Paul de Camerini sur la côte des Palawars; mais il céda à la fermeté de Xavier, par lequel il croyait entendre la voix de Dieu.

Notre saint donna ses instructions aux deux Pères qu'il laissait à Goa; il fit ses plus tendres adieux à ses malades et à ses lépreux, en leur promettant de revenir les voir; il les embrassa et les bénit en répandant des larmes sur leur vive douleur; il leur recommanda d'obéir à la voix de ses frères comme à la sienne; d'aimer Dieu sur toutes choses, de le prier pour lui et pour la mission qu'il allait entreprendre, et leur promit de se souvenir d'eux chaque jour au saint autel. Les sanglots interrompirent souvent le charitable Père qui, après. avoir reçu les plus touchantes et les plus consolantes promesses, se sépara de ses chers malades, et entendit encore au loin les cris de désolation que son départ arrachait -à leurs cœurs.

Cette scène se renouvela dans chaque prison, le coeur de François de Xavier était brisé !

Enfin, il alla recevoir la bénédiction épiscopale, et il s'embarqua, le 17 octobre 1542, emmenant Francisco Mancias et deux jeunes indigènes, élèves du collège de Goa. Le vice-roi aurait voulu le combler de présents; il n'accepta qu'une chaussure et une sorte de casaque à pèlerine, de l'étoffe la plus commune. Quant aux provisions de bouche, son refus comme de coutume fut absolu; il ne voulait rien devoir qu'à la charité de l'équipage.

 

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III

 

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER A SAINT IGNACE DE LOYOLA.

 

Tutucurin, 23 mai 1543.

 

« Que la grâce et la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ nous soient toujours en aide. Ainsi soit-il.

« Je vous mandais de Goa, et très-longuement, notre voyage de Lisbonne aux Indes; et puisque vous le désirez, mon tendre Père, je vais vous parler maintenant de mes travaux au cap Comorin.

«J'ai emmené quelques élèves indigènes du séminaire de Goa; leur instruction étant suffisante, ils ont déjà reçu les Ordres. A notre arrivée nous avons commencé à parcourir les bourgades des néophytes,qui,privés de prêtres pour leur administrer les sacrements, et n'ayant pas même de catéchiste pour leur faire apprendre le Symbole, l'Oraison dominicale et la Salutation angélique, ne savent rien de leur religion, sinon qu'ils ont été baptisés. Les Portugais, n'étant pas attirés pour leurs affaires dans ces pays pauvres et stériles, les chrétiens y sont entièrement abandonnés. Depuis que j'y suis, je vais d'un village à l'autre (1), instruisant et baptisant tous les enfants. J'ai purifié ainsi un nombre infini de ces petits innocents, qui n'auraient vraiment su distinguer leur main droite de leur main gauche. Ces chers petits ne me laissent le temps ni de réciter mon bréviaire, ni de manger, ni de prendre un peu de repos; ils me suivent partout, me demandant sans cesse de leur faire répéter les prières. Je comprends que le royaume des cieux leur appartienne véritablement. Comme je ne pourrais repousser sans impiété leurs pieuses instances, je leur fais confesser, dans le signe de la Croix, les noms du Père, du Fils et du Saint-Esprit, après quoi, je tâche de leur inculquer le Pater

 

1 Il allait presque toujours à pied, revêtu du surplis et de l'étole, et précédé de la croix, à moins que les distances ne fussent très-considérables.

 

et l'Ave. Je remarque dans ces enfants une si grande vivacité d'esprit, que je suis convaincu qu'ils de viendraient d'excellents chrétiens, si on pouvait les instruire.

« Je rencontrai sur ma route une bourgade entièrement peuplée de païens, qui refusaient de devenir chrétiens, comme tous leurs voisins, par la raison, disaient-ils, que leur Seigneur le leur avait défendu. J'appris qu'il y avait parmi eux une pauvre femme qui, depuis trois jours, était en travail d'enfant; et qu'on désespérait de la sauver. Ces malheureux adressaient des prières au ciel; mais le ciel n'exauce pas les veaux des infidèles; ils invoquaient toutes leurs divinités; mais les démons étaient sourds à leurs cris. J'allai dans la maison de cette mourante avec un de mes compagnons, et oubliant que j'étais sur un sol païen, ou plutôt, me rappelant, d'après la parole des Livres Saints, que « la terre et tout ce qu'elle renferme appartient au Seigneur, » j'invoquai avec confiance le saint nom de Dieu. Par mon interprète, j'exposai à la malade les principaux mystères de notre sainte religion, et la grâce venant au secours de nos paroles, elle nous donna de grands témoignages de foi. Je lui demandai si elle désirait, si elle voulait être chrétienne; d'après sa réponse affirmative, je récitai l'Évangile, qui, probablement, n'avait jamais été lu dans ce pays, et je la baptisai... Mais qu'arriva-t-il? Elle avait cru, elle avait espéré en Jésus-Christ... Elle fut délivrée tout à coup, pendant les cérémonies ! Aussitôt, le père et les autres enfants sollicitèrent si vivement la grâce du baptême que je leur administrai à tous ce sacrement, et j'enfantai ainsi à Jésus-Christ cette nombreuse famille.

« La nouvelle de cette délivrance miraculeuse se répandit en un instant. J'allai de suite trouver les plus considérables du lieu, je les sommai au nom de Dieu, de reconnaître Jésus-Christ son Fils, par qui seul l'homme peut être sauvé : ils me répondirent, comme les premiers, qu'ils ne pouvaient changer de religion, sans l'autorisation de leur chef.

« En ce moment, il se trouvait précisément dans la bourgade un envoyé de ce petit souverain, qui venait recevoir les impôts. J'allai le voir, et lui développai quelques dogmes de notre foi; mais il ne me laissa pas achever, et s'empressa de me dire qu'il était chrétien de coeur, que notre religion lui paraissait bonne, et qu'il laissait à chacun la liberté de l'embrasser, s'il le désirait; mais il n'eut pas le courage de donner l'exemple. Cependant toutes les familles de la bourgade profitèrent avec empressement de la liberté qu'on leur laissait, et j'administrai le saint baptême à tous les habitants de tout âge et de tout sexe, sans exception. Après avoir pris nos mesures, pour le bien de cette petite chrétienté, nous nous rendîmes à Tutucurin, où nous avons été si bien accueillis, que nous espérons la plus abondante récolte.

« Le vice-roi éprouve une affection paternelle pour ces néophytes, et il vient de la leur témoigner d'unie manière éclatante. Tous ces habitants de la côte sont pêcheurs de perles, et. n'ont pour vivre, eux et leurs familles, que cette pénible industrie. Les Sarrasins leur avaient enlevé les barques dont ils se servent pour cette pêche. Le vice-roi l'apprend, équipe une flotte, attaque les Sarrasins, les bat, les met en déroute, fait un effroyable carnage de ces infidèles et leur enlève tous leurs vaisseaux à l'exception d'un seul. Après cette victoire, il rendit aux néophytes les plus riches lés barques qui leur avaient été enlevées, et il donna aux plus pauvres les barques prises sur l'ennemi, couronnant ainsi une grande victoire par une oeuvre de charité éminente. C'était à la protection divine qu'il devait le succès de ses armes ; il le reconnaissait en partageant avec les pauvres les fruits qu’il en avait recueillis.

« Les Sarrasins, consternés de leurs pertes et de leur défaite, n'osent lever les yeux. Tous leurs chefs, tous les hommes en état de porter les armes ont été engloutis dans les flots.

«Nos néophytes aiment le vice-roi avec une tendresse filiale. Vous ne sauriez croire l'intérêt avec lequel il me recommande cette nouvelle vigne. Il travaille maintenant à l'exécution d'un projet qui contribuera puissamment aux progrès de la religion chrétienne : c'est celui de réunir dans une île, sous la domination d'un roi de son choix, tous les chrétiens dispersés dans ces vastes contrées, à d'immenses distances les uns des autres.

Si le souverain pontife connaissait le zèle et les efforts de don Martino-Alfonso de Souza pour propager la foi, il lui donnerait des éloges publics, afin d'exciter des sentiments semblables dans tous les dignitaires dont l'autorité serait un secours puissant pour la religion....

« Je le recommande à vos prières et à celles de la Société, afin que Dieu daigne lui accorder les grâces dont il a besoin, et la persévérance dans ses saintes entreprises; car ce sera, non celui qui aura bien commencé, mais celui qui aura persévéré jusqu'à la fin, qui recevra la récompense.

« Pour moi, soutenu par la bonté infinie, soutenu par vos prières, par le saint sacrifice que vous et mes frères offrez pour moi, j'espère que, s'il ne nous est pas donné de nous revoir en ce monde, nous nous reverrons dans l'heureuse Éternité, avec ne joie infiniment plus grande.

« FRANÇOIS DE XAVIER. »

 

Notre humble apôtre omet dans cette lettre une circonstance que nous croyons devoir mentionner.. Ce fut à sa prière que le vice-roi vint au secours des Palawars écrasés par les Sarrasins; ces peuples avaient, il est vrai, une grande affection pour don Alfonso, mais ils éprouvaient pour François de Xavier un amour et une vénération incomparables. Ces sentiments devinrent tels, qu'ils passèrent comme un précieux héritage aux générations qui suivirent, et, aujourd'hui encore, les missionnaires trouvent vivant, sur ces côtes, le souvenir de l'illustre apôtre des Indes, que ces peuples appellent toujours leur grand Père.

Nous trouvons la suite détaillée de cette intéressante mission des côtes de la Pêcherie, dans une autre lettre de Xavier à la Compagnie de Jésus. Nous la reproduirons à peu près entièrement, afin que le lecteur puisse apprécier davantage cette grande âme qui sait si admirablement se rapetisser pour ainsi dire, afin de se mettre à la portée des intelligences qu'elle veut éclairer et sauver pour la gloire du Dieu qu'elle aime. La date de cette lettre nous dit que déjà depuis plus d'une année, saint François de Xavier parcourait la côte et travaillait, comme nous allons le voir, avec une activité et un succès miraculeux.

 

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IV

 

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER A LA COMPAGNIE DE JÉSUS, A ROME.

 

Cochin, 12 janvier 1544.

 

«Que la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ soient toujours avec nous. Ainsi soit-il.

«Voici la troisième année que j'ai quitté Lisbonne, et la troisième fois que je vous écris, mais je n'ai encore reçu de vous qu'une seule lettre, en date du 13 février 1542, et le vaisseau qui la portait ayant été obligé de séjourner assez longtemps au Mozambique, elle ne m'est parvenue qu'en novembre dernier. Dieu sait le plaisir et la consolation qu'elle m'a fait éprouver !...

« Je suis, avec Francisco Mancias, dans la chrétienté de Comorin qui, déjà nombreuse précédemment, s'accroît chaque jour davantage. En arrivant, mon premier soin fut de m'assurer du degré d'instruction de ces peuples, et à chacune de mes questions sur les dogmes les plus importants de la religion, ils me répondaient invariablement qu'ils étaient chrétiens, mais qu'ignorant la langue portugaise, ils n'avaient pu rien apprendre des mystères et des préceptes du christianisme. Je pris ceux d'entre eux qui me parurent les plus intelligents, et qui avaient quelque connaissance de l'espagnol ou du portugais; nous nous réunîmes plusieurs jours de suite, et nous parvînmes, après bien des difficultés, à traduire, en peu de temps, un catéchisme en langue malaise. Dès que je l'eus appris, je commençai à parcourir toutes les bourgades une clochette à la main. Je rassemble ainsi autour de moi, deux fois par jour, les hommes et les enfants, et je leur explique le catéchisme; un mois suffit aux enfants pour l'apprendre parfaitement. Quand ils le savent bien par coeur, je leur recommande de le répéter à leurs parents, à leurs serviteurs et à leurs voisins.

«Le dimanche, tout le monde se rend à l'église avec empressement : hommes, femmes, enfants, tous ont un égal désir de s'instruire. Là, je commence, au nom de la très-sainte Trinité, à réciter, en langue malaise, à haute voix et lentement, l'Oraison dominicale, la Salutation angélique et le Symbole des Apôtres, que tous répètent après moi, avec un plaisir et un intérêt bien évidents. Je reprends ensuite le Symbole, m'arrêtant à chaque article, et demandant à chacun  des assistants, personnellement, s'il croit du fond du coeur ce qu'il vient de prononcer. Chacun, croisant ses mains sur sa poitrine, répond affirmativement. Je leur fais réciter le Symbole plus souvent que les autres prières, leur répétant qu'il n'y a de chrétiens, que ceux qui croient ce qu'il renferme.

« Après le Symbole, je passe au Décalogue, leur expliquant qu'il y a dans le christianisme dix lois que tout chrétien est obligé d'observer exactement, et qu'à ce prix seulement il aura part à un bonheur éternel, tandis que celui qui méprise une seule de ces lois sera damné éternellement s'il ne fait pénitence. Tous, néophytes et païens, sont également émerveillés de la sainteté de la loi chrétienne, et de sa parfaite conformité avec la raison.

«Après ces explications, je reviens encore au Symbole mis en vers; nous chantons le premier article de foi, qui est suivi de ce couplet de cantique

« Jésus, Fils du Dieu vivant; accordez-nous la grâce de croire fermement ce premier article de foi; nous vous offrons, pour l'obtenir, la prière que vous-même nous avez enseignée. »

Ce couplet chanté, nous récitons le Pater. Puis nous passons au second article du Symbole, après lequel nous chantons ce couplet à Marie :

«Sainte Marie, Mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ, obtenez-nous de votre cher Fils la grâce de croire cet article de foi sans aucun doute. »

« Ce second couplet est suivi de la récitation de l'Ave.

« Nous suivons ainsi tous les articles, ajoutant à chacun le couplet de cantique et la récitation du Pater ou de l'Ave.

« Pour leur bien apprendre le Décalogue, j'emploie la même méthode. Nous chantons le premier commandement, ainsi que la prière :

« Jésus, Fils du Dieu vivant, accordez-nous la grâce de vous aimer par-dessus toutes choses; pour l'obtenir nous vous offrons la prière que vous-même nous  avez enseignée. »

« Et nous récitons le Pater, après lequel nous chantons

«Sainte Marie, Mère de Jésus-Christ obtenez-nous de votre divin Fils la grâce d'observer fidèlement ce premier commandement.

«Ce couplet chanté nous récitons l'Ave Maria.

« Ainsi de suite, en conformant la prière chantée au sens du commandement qui la précède. Je leur fais comprendre ensuite que lorsqu'ils auront obtenu de la bonté de Dieu les grâces qu'ils viennent de lui demander, ils en obtiendront abondammentyt6nt le reste.

«Je fais réciter le Confiteor aux catéchumènes, soit en général, soit en particulier; je leur fais répéter ensuite le Symbole, leur demandant à chaque article s'ils le croient bien fermement, et, après leur réponse affirmative, je leur fais une exhortation que j'ai composée en malais, dans laquelle je passe en revue les dogmes les plus importants de la foi catholique, et les devoirs qui s'y rattachent pour la vie chrétienne. Quand ils sont suffisamment préparés, je les baptise.

« Nous terminons tous nos exercices par le chant du Salve Regina, afin d'obtenir la protection de la sainte Vierge (1).

« Pour vous donner l'idée de l'empressement de ces peuples à recevoir la grâce du baptême, je vous dirai que souvent je baptise dans une seule journée des peuplades entières; que mes bras tombent de lassitude, et qu'à force de répéter le Symbole et les prières, ma voix totalement épuisée finit par s'éteindre et je tombe de faiblesse.

«Le baptême des enfants produit des fruits incroyables; j'ai la confiance qu'avec l'aide de Dieu, ces enfants vaudront mieux que leurs pères. L'horreur qu'ils éprouvent pour l'idolâtrie, va jusqu'à faire des reproches à leurs parents lorsqu'ils les aperçoivent rendre le moindre culte à une de leurs idoles, et ils accourent me les dénoncer. Dès que j'apprends que quelqu'un a sacrifié aux idoles, je me rends dans la maison avec une foule d'enfants qui jettent au démon plus d'outrages qu'il n'a reçu d'honneurs de leurs parents ou voisins. Ces enfants font une guerre acharnée aux idoles; ils les renversent, les brisent, les foulent aux pieds, les couvrent d'ignominie.

« J'habitais, depuis quatre mois, une ville entièrement chrétienne, où je travaillais à traduire le catéchisme, et chaque jour une multitude d'indigènes accouraient de tous les environs pour me prier de réciter

 

1 Le saint apôtre des Indes avait la plus tendre dévotion à Marie, et tout particulièrement à son immaculée Conception, qu'il avait fait vœu de défendre toute sa vie contre ceux qui l'attaqueraient en sa présence.

 

des prières sur les malades qu'ils m'amenaient, et d'aller porter le même secours à ceux qui ne pouvaient se traîner jusqu'à moi. Pendant quatre mois, bien que l'affluence fût immense et qu'une grande partie de mon temps fût employée à réciter l'Evangile sur tous les malades qui le désiraient, j'avais pu continuer à inscrire les enfants et les adultes, à répondre aux questions qu'on venait me proposer, à ensevelir les morts... Mais la foule croissait chaque jour, et comme je tenais fort à satisfaire tous ces pauvres gens, dans la crainte qu'un refus n'affaiblît leur confiance dans le secours de la religion, je pris le parti d'envoyer des enfants, à ma place, dans, les différentes bourgades où j'étais appelé.

« Ces enfants, en arrivant auprès des malades, réunissaient les parents et les voisins, leur faisaient réciter le Credo, cherchaient à inspirer aux malades la confiance et l'espérance en Dieu, et récitaient ensuite les oraisons de l'Eglise. Et il arrivait que Dieu, touché de la piété de ces enfants et de celles des assistants, rendait la santé aux malades et guérissait en même temps leurs infirmités spirituelles. Dieu manifestant ainsi sa puissance et sa bonté, établit son règne et la confiance en Jésus-Christ son Fils, sur la ruine des démons.

« Maintenant, je ne me contente plus d'envoyer les enfants aux malades; je les envoie dans les bourgades instruire les ignorants, enseigner dans les maisons, dans les rues, les premiers éléments de la religion. Quand ils ont suffisamment enseigné dans un village, je les envoie dans un autre; puis, je parcours tous ces lieux, je laisse un exemplaire du catéchisme dans chacun, en recommandant à ceux qui savent écrire, de le copier et de l'apprendre par coeur, afin de l'enseigner aux autres; je fixe le lieu où on doit se réunir tous les jours de fête, pour chanter les prières et les principaux dogmes de la religion chrétienne, et je désigne celui qui doit présider ces réunions. Don Martino Alfonso, qui aime notre Société en proportion de son zèle pour la gloire de Dieu, a bien voulu, sur ma demande, allouer une somme de quatre. mille sous d'or que les indigènes appellent fanons —  pour les honoraires de ces présidents de paroisses. Il fait les plus vives instances au roi, dans toutes ses lettres, afin d'obtenir des membres de notre Société pour ce pays; car ici, des multitudes de peuples ne sont plongées dans les ténèbres de l'idolâtrie que faute d'apôtres pour les éclairer.

« Que de fois il m'est venu la pensée que, si je le pouvais, je me transporterais en Europe, et dussé-je passer pour fou, je voudrais en parcourir les académies et crier à tous ces savants, surtout à ceux de Paris, à tous ces hommes qui ont plus de doctrine que de charité :

«C'est par votre faute que d'effrayantes multitudes d'âmes sont exclues du royaume des cieux ! » Ah ! plût à Dieu ! me suis-je dit souvent, que ces docteurs eussent autant d'ardeur pour le salut des âmes, qu'ils en ont pour les sciences humaines ! Un jour ils auront à rendre un compte bien redoutable de la science qu'ils ont acquise, des talents qui leur ont été confiés ! Peut-être cette pensée les ébranlerait-elle ! peut être donneraient-ils quelques moments à l'oraison et entendraient-ils la voix de Dieu ! Ils feraient peut-être un effort sur eux-mêmes; ils s'arracheraient à leurs habitudes terrestres et se mettraient à l'entière disposition de la volonté de Dieu ! Peut-être s'écrieraient-ils du fond du coeur

« Seigneur, me voici; je suis à vous, tout à vous ! Envoyez-moi où vous voudrez, fût-ce dans les Indes ! »

« Grand Dieu ! que leur vie serait bien plus heureuse ! Quelle paix ils goûteraient ! Avec quel calme et quelle confiance ils se présenteraient au jugement du Dieu vivant auquel nul ne pourra se soustraire ! Alors, comme le serviteur de l'Évangile, ils diraient avec joie : Seigneur, vous m'avez donné cinq talents, voilà que j'en ai gagné cinq autres.

« ...... Dieu sait que, dans l'impossibilité de retourner en Europe, j'ai eu souvent la pensée d'écrire à l'Université de Paris, et particulièrement à nos docteurs Corne et Picard (1), pour leur dire la prodigieuse multitude d'âmes qu'il serait facile d'amener à la connaissance de Jésus-Christ, si les hommes étaient

 

1 Il écrivit en effet à l'Université de Paris, mais cette lettre n'a pas été retrouvée. Le docteur Juan de Rada, navarrais, assure en avoir eu une copie. La famille de notre saint en eut connaissance, sans doute, car un de ses petits neveux, Géronimo de Xavier, entrait dans la compagnie de Jésus, trente ans après la mort du grand apôtre, et, en 1595, il avait pénétré à la cour du Grand Mogol dont il avait gagné l'affection, et prêchait ouvertement l'Évangile dans ses Etats.

 

moins occupés de leur gloire personnelle que de celle de Dieu.

« Priez donc, mes frères bien-aimés, priez le Maître de la moisson d'envoyer des ouvriers dans son champ ! « Le collège de Goa est presque achevé. On y élève des enfants de plusieurs nations qu'on retire ainsi des ténèbres du paganisme. Les uns apprennent seulement à lire et à écrire; d'autres apprennent le latin. Le Père Paul, recteur, les confesse, les instruit et leur dit la messe tous les jours. Le collège est assez vaste pour contenir cinq, cents élèves; il est doté en proportion et reçoit d'abondantes aumônes du vice-roi et des personnes riches.

«Les chrétiens du pays appellent ce collège : le Séminaire de Sainte-Foi. Ils ont raison, car, avec l'aide de Dieu, nous espérons qu'au moyen de ce séminaire, l'Église fera de si grandes conquêtes sur le paganisme, qu'elle étendra un jour sa domination sur tout l'Orient.

« Parmi les païens de ce pays, il est une classe d'hommes qu'on appelle brahmes ou brachmanes; ils ont la garde des temples et ils les desservent. C'est une race perverse et méchante, et qui me fait dire à Dieu Seigneur, délivrez-moi de cette nation impie, de ces hommes trompeurs et pervers. Toute leur science et leur habileté consiste à envelopper d ans leurs piéges la foule simple et ignorante. Au nom de leurs dieux, ils font apporter à leurs temples tout ce qu'ils désirent, et eux, leurs femmes et leurs enfants vivent ainsi aux dépens du peuple, à qui ils persuadent que leurs statues mangent et boivent comme les mortels. Et les pauvres ignorants n'oseraient prendre leurs repas avant d'avoir offert à l'idole une pièce de monnaie. Des brahmes ne cessent d'épouvanter les simples, en les menaçant de toutes sortes de maux s'ils manquent de générosité envers les dieux; et le peuple, frappé de terreur, se hâte de satisfaire la cupidité de ces fourbes.

« Les brachmanes de cette côte sont furieux contre moi, parce que j'ai dévoilé leurs turpitudes. Lorsqu'ils sont seuls avec moi, ils m'avouent suis détour qu'ils ne vivent que de leurs mensonges; ils conviennent de leur ignorance et me disent qu'à moi seul j'en sais plus qu'eux tous ensemble. Souvent ils m'envoient des présents que je refuse toujours, à leur grand regret, car ils voudraient m'imposer des obligations pour me forcer au silence. Ils cherchent âme flatter et me disent :

« Nous savons très-bien qu'il n'y a qu'un Dieu, et nous le prierons pour toi. »

« A toutes leurs avances je réponds comme il convient, et je n'en travaille pas moins à dessiller les yeux du peuple. Un grand nombre de ces pauvres ignorants a reçu le baptême, mais beaucoup d'autres résistent encore par la crainte que leur inspirent les brachmanes.

«Depuis que j'habite ces contrées, je n'ai pu convertir qu'un brahme, très jeune homme qui enseigne aux enfants les premiers éléments de la religion chrétienne.

« Lorsque je parcours les bourgades des néophytes, je passe d'ordinaire au milieu des pagodes qu'habitent ces imposteurs. Dernièrement, j'eus l'idée d'entrer dans un do ces temples où deux cents brahmes étaient réunis. Plusieurs vinrent au-devant de moi, et, après l'échange de quelques paroles indifférentes ou de politesse, je leur demandai à quel précepte leurs dieux attachent la béatitude future.

«Aussitôt s'élève entre eux une discussion aussi vive que prolongée pour savoir qui me répondra; enfin la parole est cédée au plus âgé. Le vieillard octogénaire me demande, à son tour, ce que nous prescrit le Dieu des chrétiens. Voyant où tend sa ruse, je lui réponds que je le satisferai quand il aura répondu à ma question. Forcé de me découvrir son, ignorance, il me dit que les dieux n'exigent que deux choses : la première, de ne point tuer les vaches dont ils prennent la forme; la seconde, de faire du bien aux brahmes qui sont leurs serviteurs et leurs favoris.

«Cette réponse me peina profondément ! J'éprouvais au fond de l'âme une bien cuisante douleur, en voyant jusqu'à quel point le démon aveugle les hommes. Je priai alors les brahmes de m'écouter, et je récitai à haute voix le Symbole des Apôtres et les Commandements de Dieu. Puis, je leur expliquai en peu de mots le paradis, l'enfer, le jugement. Je leur dis quels seront ceux qui jouiront de la béatitude éternelle, et ceux qui seront plongés dans des supplices qui auront la durée de l'éternité, l'intensité de l'infini.

« A ces derniers mots, ils se levèrent tous et vinrent en foule m'embrasser en criant que le Dieu des chrétiens est le seul vrai Dieu, et que ses lois sont en parfaite harmonie avec la raison. Ils me demandèrent si les âmes des hommes périssent avec le corps, aussi bien que celles des animaux. Alors Dieu me suggéra un raisonnement si bien à leur portée, qu'ils furent tous convaincus de l'immortalité de l'âme. Les raisonnements par lesquels on cherche à convaincre les ignorants, ne doivent rien avoir de la subtilité de ceux que nos docteurs emploient dans leurs livres; il faut les mesurer à la capacité de ces pauvres intelligences.

« Les brahmes me demandèrent encore comment il se fait que, dans le sommeil, nous voyons nos parents, nos amis et que nous nous entretenions avec eux — ce qui, mes bien chers frères, m'arrive très-souvent pour vous;  — si Dieu est blanc ou s'il est noir; car les Indiens, qui sont noirs généralement, attribuent cette couleur à leurs divinités. Leurs idoles peintes en noir, et frottées d'une huile infecte ont un aspect hideux et dégoûtant !

«Après avoir satisfait à toutes leurs questions, je les pressai d'embrasser une religion qu'ils reconnaissaient être la seule vraie. A cela ils m'opposèrent les frivoles prétextes de beaucoup de chrétiens qui redoutent un changement de vie: cela ferait parler, ils perdraient la ressource qui seule leur donne de quoi vivre.

« Je n'ai rencontré, sur tonte la côte, qu'un seul brahme ayant un peu d'instruction, et qu'on dit avoir été élevé dans un noble et célèbre collège. Je cherchai à le voir en particulier, il s'y prêta volontiers, et, sur les questions que je lui adressai, il me répondit qu'ils étaient tous liés par serment et ne pouvaient rien laisser connaître de leurs doctrines; mais, par amitié pour moi, il me parlerait ouvertement. J'appris ainsi que le premier de leurs mystères est qu'il n'y a qu'un Dieu, créateur du ciel et de la terre, à qui seul ils doivent un culte, et que leurs idoles ne sont que les images des démons. Ils ont des monuments qu'ils regardent comme des livres sacrés, et qui contiennent des lois qu'ils croient divines. Pour les enseigner, ils se servent d'une langue aussi inconnue au vulgaire que le latin l'est chez nous.

« Mon brahme me développa ensuite leurs préceptes divins; ils ne valent pas la peine de vous être répétés. Ils observent le septième jour, et font ce jour-là cette prière qu'ils répètent de temps en temps dans leur langue sacrée : Dieu, je te vénère, j'implore ton secours à jamais. En raison de leur serment, cette prière se récite à voix basse, afin que nul ne puisse les entendre. Leur livre contient une prophétie annonçant qu'un jour tous les peuples de la terre professeront une seule et même religion.

«Ce brahme me demanda de lui expliquer, à mon tour, les préceptes du christianisme, me promettant de me garder le secret le plus absolu. Je lui répondis que je n'en ferais rien, s'il ne me promettait, au contraire, de publier partout, et à haute voix, ce qu'il saurait de notre sainte religion. Sur sa promesse, je lui expliquai ces paroles du divin Sauveur, qui sont l'abrégé du christianisme : Celui qui croira , et qui sera baptisé, sera sauvé. Je lui donnai cette parole et le Symbole des Apôtres avec un long commentaire; j'y ajoutai le Décalogue, et lui fis voir le rapport existant entre le dogme et la morale.

« Un jour il vint me trouver, me dit qu'il avait rêvé qu'il était chrétien, associé à mes travaux et au comble de la joie. Il me pria de l'admettre en secret à nos mystères; mais cette condition étant illicite, je ne pus lui accorder le baptême. Je ne doute pas que Dieu ne lui fasse un jour la grâce d'être chrétien. Je lui ai bien recommandé d'enseigner aux simples et aux ignorants qu'il n'y a qu'un Dieu, créateur du ciel et de la terre, et qui règne dans les cieux. Il serait déjà chrétien, s'il n'était retenu par la crainte d'être persécuté par les démons pour avoir manqué à son serment.

« Voilà tout ce que mes travaux peuvent avoir d'intéressant pour vous, à moins que je ne vous parle des joies .ineffables dont Dieu se plait à combler ceux qui travaillent à défricher cette terre inculte et barbare. Elles sont si abondantes, si solides, que ce sont assurément les seules qu'on puisse goûter en cette vie.

« Il me semble entendre un de ces ouvriers apostoliques s'écrier dans l'ivresse de son âme

« C'est assez ! Seigneur, c'est assez ! c'est trop pour cette vie !... Mettez un terme à mon bonheur !.... Ou si, dans votre infinie miséricorde, vous voulez m'inonder des joies célestes, enlevez-moi de cette terre ! elle doit être une vallée de larmes; transportez-moi dans le séjour des bienheureux ! Celui qui a goûté ces ineffables délices, ne peut plus vivre hors de votre divine présence !... »

«Mes frères bien-aimés, c'est un plaisir bien doux pour moi que de penser à vous et de me rappeler votre amitié, que je dois à l'immense miséricorde de Dieu. Je repassé souvent en moi-même les années écoulées, et c'est avec une vive douleur que je vois le temps que j'ai perdu, et combien peu j'ai profité de votre amitié, de votre société, de votre science des choses de Dieu ! C'est à vos prières, tout éloigné que je sois de vous tous, que Dieu me fait la grâce de me révéler la multitude infinie de mes péchés; c'est à vos prières qu'il m'a donné la force et le courage de venir instruire les nations idolâtres. Je rends d'immenses actions de grâces à la Bonté divine et à votre charité.

« De tous les fruits que la divine Providence m'a fait recueillir en cette vie, celui que j'ai apprécié le plus est l'approbation et la confirmation de notre Institut par le Saint-Siège. Je rends à Dieu d'immortelles actions de grâces de ce qu'il a daigné sanctionner à jamais, parla bouche de son vicaire, la règle qu'il a révélée et dictée à son serviteur, notre Père Ignace.

«Je prie le Seigneur — puisque dans sa bonté il nous a réunis sous la même règle, en même temps que dans l'intérêt de sa gloire il nous a séparés et dispersés à de si grandes distances les uns des autres, — de nous réunir de nouveau dans le séjour des bienheureux !

«Entre autres intercessions, invoquons celle des enfants que j'ai baptisés et que Dieu, dans sa miséricorde infinie, a rappelés à lui avant qu'ils n'eussent terni la robe de leur innocence. Je crois qu'ils sont au nombre de mille et plus. Je les invoque pour obtenir la grâce de faire, sur cette terre d'exil et de misère, ce, que Dieu veut, et de la manière qu'il le veut.

« Le moindre de vos frères en Jésus-Christ.

« FRANÇOIS. »

 

V

 

Les miracles accompagnaient partout les prédications de Xavier. On a vu, dans la lettre qui précède, qu'on accourait de plusieurs points opposés et très-éloignés, pour le conjurer de venir réciter l'Evangile sur les malades alors en grand nombre, que les malades étaient guéris ordinairement, et qu'afin d'en satisfaire plusieurs à la fois, il envoyait des enfants pour le remplacer. Mais ce que le saint ne dit pas, c'est qu'il donnait à ces enfants une médaille, un chapelet, une image, un objet de piété qu'il portait sur lui ou qu'il avait touché, ce qui suffisait pour lui communiquer fine vertu miraculeuse.

Un jour, on vient de Manapar lui dire que l'un des hommes les plus importants du pays est possédé du démon, et on le supplie de le venir délivrer. L'apôtre, en ce moment entouré d'une foule immense qu'il instruisait, appelle un jeune adolescent, lui remet un crucifix qu'il portait toujours sur sa poitrine, et lui ordonne d'aller sans crainte mettre en fuite le démon :

« Ne reviens qu'après l'avoir honteusement chassé ! dit-il à l'enfant. »

A l'arrivée du petit messager, le possédé fait entendre les plus affreux hurlements; ses membres convulsionnés font horreur à voir. L'enfant n'en est point effrayé : il chante les prières que le saint Père lui a enseignées, il ordonne au démon de se retirer et au malade de baiser le crucifix du saint Père ; ét le démon obéit et abandonne sa victime.

François de Xavier va trouver un des habitants de cette même ville de Manapar et le prie de l'écouter un moment, afin de laisser pénétrer la lumière dans son esprit, car le malheureux Indien était encore idolâtre et refusait l'instruction dont il avait si grand besoin. Il s'emporte contre le saint apôtre et le chasse en lui disant :        «Je n'entrerai jamais dans l'église des chrétiens ! Si j'en avais un jour l'intention, je voudrais qu'on m'en défendit l'entrée ! »

Quelques jours après, cet Indien est attaqué par des hommes armés qui ont juré sa mort. Il parvient à s'échapper de leurs mains ; il court, il cherche un abri contre ceux qui le poursuivent en rugissant, et il n'en voit d'autre que l'église des chrétiens; elle est ouverte, mais il en. est encore éloigné. Il s'y dirige en courant, tandis que les chrétiens qui y étaient réunis en ce moment, épouvantés des cris des païens, et craignant le pillage dont leur église est souvent menacée, se hâtent d'en fermer les portes. Le malheureux Indien est tué par ses ennemis à la porte même de l'église que, dans son impiété, il avait souhaité se voir fermer sur lui, le jour où il voudrait en franchir le seuil...

Sur cette même côte de la Pêcherie, le saint, en visitant un village, trouve un pauvre Palawar couvert d'ulcères, manquant de tout, entièrement nu et n'ayant plus la force de supporter la vie. Le coeur de Xavier est profondément ému de cet excès de douleur et de misère. Il s'agenouille auprès du malade, il lui parle avec des larmes dans la voix; il le console avec une tendresse de père; il lave ses plaies dont personne n'osait approcher, tant elles étaient repoussantes, et cédant à son ardent désir de mortifications et de souffrances, se souvenant d'ailleurs de la délicatesse de sa nature, qui autrefois allait jusqu'à la recherche, il boit une partie de l'eau qui a servi à laver les plaies de l'Indien !!!..... Il s'éloigne ensuite du malade qu'il vient d'embrasser avec l'effusion de la plus tendre charité, et se met en prière. Quelques instant après il se relève, revient au malade.... Le Palawar se regardait, examinait ses membres, les tâtait, ouvrait de grands yeux... Il était guéri ! ses plaies étaient fermées; son corps était parfaitement net et ne paraissait pas avoir jamais souffert !

Antonio Miranda était catéchiste de notre saint, et, à ce titre, il lui était doublement cher. Une nuit, Antonio est mordu par une vipère et il meurt; le venin de ces reptiles est mortel dans les Indes. Le saint Père est appelé; il vient, mais il ne s'occupera pas des funérailles d'Antonio, il a besoin de lui pour l'instruction des Indiens; la gloire de Dieu, le salut des âmes sont intéressés aux travaux d'Antonio :

« Antonio ! dit le saint, d'une voix forte et vibrante, au nom de Jésus-Christ, levez-vous ! »

Et Antonio, mort depuis la nuit précédente, se relève plein de vie. Les marques du venin qui l'avait tué disparaissent en même temps. La foule, présente à ce prodige, pousse des cris joie et d'admiration; elle se jette aux pieds du saint Père, elle l'appelle le grand Dieu, et il est obligé de lui expliquer qu'il n'est que l'instrument de ce grand Dieu qui règne dans les cieux et qui l'a envoyé dans les Indes pour le faire connaître, le faire aimer, le faire servir par tous ceux qui l'écoutent, et par bien d'autres encore à qui il espère porter son nom.

 

Dans un autre village, une jeune fille est emportée par une des fièvres violentes et pernicieuses du pays; la famille désespérée appelle le saint Père; il accourt et ressuscite la morte, en présence d'une foule de païens qui croient aussitôt au Dieu de Xavier et sollicitent la grâce du baptême.

Le même prodige se renouvelle pour un jeune homme mort de la même maladie, et d'aussi nombreuses conversions couronnent ce miracle.

 

 

On vient d'une autre bourgade solliciter le saint d'accourir pour rendre la vie à un enfant. La veille, ce pauvre enfant était tombé dans un puits; on l'avait retiré, il était mort; mais le Dieu du saint Père en a ressuscité d'autres, il peut bien ressusciter celui-ci. Les païens sont là, attendant et ne voulant pas croire aux prodiges que tant d'autres ont vus et qui les ont convaincus. François de Xavier ne les fait pas attendre; il arrive avec le messager, et voyant que l'enfant est mort, il prie pendant, quelques instants à quelques pas du cadavre, puis, se relevant, il ordonna à la mort de quitter l'enfant, il ordonne à la vie de le reprendre, et la mort et la vie obéissent à l'ordre de Xavier donné au nom de Jésus-Christ.

Les païens n'appelaient plus le saint apôtre que le grand Dieu de la nature.

Plus François de Xavier opérait de prodiges, plus il vivait d'austérités et de mortifications. Sa nourriture était celle des plus pauvres d'entre les Indiens : du riz et de l'eau, jamais autre chose. Il s'abritait dans une misérable cabane de pêcheurs, il couchait sur la terre nue. Le vice-roi l'avait en quelque sorte forcé d'accepter un matelas et une couverture; Xavier avait vu un pauvre malade sur des feuilles sèches, il lui avait aussitôt donné couverture et matelas. Il ne dormait plus que trois heures; peu lui importait la dureté de sa couche pour un sommeil de si courte durée; n'avait-il pas à se reprocher quelque recherche dans sa première jeunesse? On a vu comment, dans les épanchements de sols âme, il déplorait ces quelques années que sa vie tout entière devait expier par des mortifications telles, qu'on serait tenté de les révoquer en doute, si elles n'étaient surabondamment prouvées. Il ne peut oublier que, pendant ces quelques années, il n'a aimé Dieu que de loin, pour ainsi dire, comme l'aiment beaucoup de chrétiens; et maintenant le zèle de sa gloire le brûle, le dévore. Les fatigues, les souffrances, les privations, les humiliations, il en est avide; car tout ce qu'il souffre dans cet apostolat si admirablement pénible, c'est pour Dieu; et Dieu a tant souffert pour nous ! Il souffre pour sauver des âmes; et pour le salut de ces âmes, Jésus-Christ a donné tout son sang ! Aussi, le saint apôtre compte-t-il pour rien tout ce qu'il fait pour Dieu, et se regarde-t-il comme bien plus redevable encore, à mesure que les prodiges se multiplient sur ses pas.

Xavier avait conquis sur l'enfer une grande étendue de côte; seul il ne pouvait suffire aux besoins spirituels de toutes ces chrétientés; de plus, sa présence était nécessaire à Goa où il avait plusieurs choses à régler, et il s'était embarqué, en novembre 1543, pour se rendre dans cette ville, emmenant deux indigènes qu'il devait laisser au collège de Sainte-Foi.

Arrivé a Goa, il donne au Père Paul de Camerini toutes ses instructions relativement à la direction et à. l'administration du collège ; il envoie le Père Mancias au cap Comorin, il revoit et encourage les âmes qu'il a rendues à Dieu, et n'oublie ni ses chers lépreux, ni ses chers prisonniers; enfin, il choisit deux jeunes prêtres pour l'aider dans son apostolat, il emmène avec eux Juan d'Artiaga, officier de mérite et fervent chrétien, et un jeune indigène destiné à exercer les fonctions de catéchiste. Un mois lui suffit pour régler toutes ces choses. Pendant son court séjour dans cette ville, il eut la consolation de voir arriver quelques Pères de Portugal venant partager ses travaux :

« Nous avons trouvé le Père François à Goa, mandait le Père Melchior Gonzalez à ses frères d'Europe; ses vertus sont telles, que je n'en connais pas de comparables; il est embrasé de l'amour divin au degré le plus éminent; sa sainteté le fait regarder comme un martyr vivant, et je ne puis vous en rien dire qui approche de ce que j'ai vu. Après son départ, il nous a laissé un tel vide, qu'il me semblait n'être plus de la Compagnie. Ce vaillant soldat de Jésus-Christ ne boit jamais de vin, il est d'une très-forte constitution... »

De retour à la côte de la Pêcherie, où il écrivit l'admirable lettre qui fait le sujet de la section précédente, notre saint s'attache à former les deux prêtres dont il veut faire deux saints apôtres; il reprend ses prédications, ses instructions, ses fatigues habituelles de bourgade en bourgade, sans s'inquiéter des pluies, des chaleurs, d'aucun obstacle. Son zèle n'en connaît pas. Il entretient une correspondance des plus fréquentes avec le collège de Goa qu'il dirige par ses lettres, et avec le Père Mancias qu'il ne cesse d'encourager dans le nouveau ministère qu'il lui a confié :

 

«Par l'amour que nous portons à Jésus-Christ, lui mande-t-il de Punicaël, profitez de tous vos moments pour m'instruire de tout ce qui vous concerne, vous et vos collègues. Dès que je serai à Manapar, je donnerai de mes nouvelles. N'oubliez pas ce que je vous recommandai à votre départ : demandez à Dieu la patience nécessaire dans les commencements, pour traiter avec cette nation. Songez que le pays que vous habitez est un purgatoire destiné à vous purifier de toutes vos fautes, et admirez l'infinie bonté qui vous permet d'expier en ce monde les péchés de votre jeunesse, avec grand profit de mérite et beaucoup moins de peine que dans l'autre vie. »

Toutes ses lettres à Francisco Mancias, Xavier les signe : « Votre frère très-aimant en Jésus-Christ François. »

Arrivé à Manapar, il y trouve des lettres de ce Père; il s'empresse d'y répondre en lui donnant les conseils propres à maintenir le bien déjà fait :

 

« Je vous supplie, lui dit-il, d'agir avec ces hommes qui sont la lie du genre humain, comme le ferait un bon père pour des enfants dénaturés. Ne vous laissez point abattre, quelle que soit la scélératesse de ces malheureux, car Dieu les supporte, bien qu'ils l'offensent brutalement; il pourrait les exterminer, et il ne le fait pas; au contraire, il ne cesse de fournir à leurs besoins. S'il leur retirait un seul instant sa main bienfaisante, ils périraient tous de misère.

«Je voudrais que vous vous formassiez sur ce modèle; vous y trouveriez l'égalité d'âme qui ne se laisse atteindre par aucune inquiétude superflue.

 

Et après l'avoir encouragé à travailler malgré les obstacles et l'insuccès, le saint ajoute

 

« Au reste, la raison et de louables exemples nous apprennent qu'il est souvent utile d'employer la force pour vaincre l'opiniâtreté des plus rebelles, dans cette nation soumise à Son Altesse Portugaise. Je vous envoie donc un appariteur, accordé par le préteur, avec ordre de condamner à l'amende de deux deniers d'argent — un fana — et à trois jours de prison, toute femme qui, malgré les ordonnances, boira de cette liqueur enivrante qu'ils appellent rack (1). Vous ferez publier cette loi dans tous les villages et hameaux, afin qu'aucune femme surprise au état d'ivresse, ne puisse prétexter de son ignorance.

«Vous signifierez aux Patangats (2) que si l'on boit désormais du rack à Punicaël, je les rendrai responsables de ce délit. Engagez-les sérieusement à se corriger avant mon arrivée, et à veiller sur les moeurs de leurs subordonnés. Dites-leur que si je les trouve plongés dans les mêmes vices, en vertu des pouvoirs que je tiens du préteur, je les ferai conduire à Cochin; et ils n'en seront pas quittes pour ce voyage, qu'ils ne s'en flattent pas, car je suis très-résolu à leur retirer tous les moyens de retourner à Punicaël. »

Telle était la fermeté que le grand Xavier savait joindre à la plus douce, à la plus insinuante charité. Tous les soins qu'il donnait aux missions dont il était éloigné, ne ralentissaient en rien ses travaux et ses conquêtes; il s'enfonçait dans les terres, seul, sans guide et sans connaissance des lieux :

 

1 Eau-de-vie de riz.

2 Chef de bourgade.

 

« Vous pouvez vous faire une idée de ma vie depuis que je suis ici, écrivait-il d'un lieu dont il ignorait même le nom, n'étant compris de personne et ne pouvant me faire comprendre. Cependant, je baptise les nouveau-nés, car pour cela je n'ai pas besoin d'interprète, non plus que pour secourir les pauvres qui savent bien me faire comprendre leur misère. »

 

Les enfants chrétiens étaient souvent ses messagers pour porter ses lettres; quelques-uns même s'attachaient à lui et ne voulaient plus le quitter; alors il en faisait de petits catéchistes et des interprètes. Il en avait laissé un au Père Mancias, dont il lui parlait dans sa correspondance avec l'intérêt d'un père; rien n'est plus touchant de la part de l'admirable apôtre, absorbé par tant et de si magnifiques travaux, que le souvenir que nous trouvons pour cet enfant dans une lettre datée de Livare, 23 avril 1544 :

 

« Dites de ma part au petit Mathieu de continuer à être sage, de répéter à haute voix, en plein catéchisme, les leçons que vous lui donnez, et de bien prononcer. Quand j'arriverai près de vous, je lui ferai un petit présent qui, j'en suis sûr, lui fera grand plaisir. »

 

Afin de donner l'idée du détail dans lequel il entrait pour la direction des missions dont il était éloigné, nous citerons la fin de la même lettre :

 

« Dites-moi, ajoute-t-il, si les enfants sont exacts à se rendre aux prières, et combien d'entre eux les savent par coeur. Je vous en prie, n'épargnez ni papier, ni paroles pour les leur expliquer et les leur faire apprendre. Profitez de la première occasion pour me satisfaire sur tous ces points.

« Que le Seigneur soit avec vous comme je désire qu'il soit avec moi ! Portez-vous bien. Votre frère très-aimant en Jésus-Christ.

 

« FRANÇOIS. »

 

Cependant, notre saint étendait le règne de Jésus-Christ avec une rapidité merveilleuse. A Tutucurin, il reçoit des lettres du Père Mancias, qui lui font regretter de ne pouvoir aller à lui aussitôt qu'il le voudrait. Le coeur et l'âme de Xavier sont si bien dans la réponse qu'il adresse à ce Père, que nous ne pouvons résister au désir de la donner à peu près entièrement; car notre but est de faire connaître surtout la vie intime du grand apôtre de l'Orient.

 

«MON TRÈS-CHER FRÈRE EN JÉSUS-CHRIST,

 

« Dieu, à qui rien n'est caché, sait combien j'aurais plus de plaisir à passer quelques jours avec vous qu'à rester à Tutucurin, séparé de vous par une si petite distance. Mais ma présence étant nécessaire ici pour terminer des difficultés qui pourraient entraîner les habitants dans des querelles dangereuses, il faut que tous deux nous sachions sacrifier cette consolation au précieux avantage que le service de Dieu peut retirer de cette pacification, et que nous nous réjouissions d'être là où nous ne voudrions pas être, et où nous retiennent la très-sainte volonté du Seigneur, son règne, sa gloire.

«Encore une fois, je vous en conjure, ne vous impatientez pas contre cette malheureuse nation, quelles que soient ses erreurs et ses rechutes. Je sais combien il nous est pénible d'être détournés à tout propos de nos travaux sérieux pour nous occuper de ses petits interêts; mais il faut digérer ces importunités avec calme et sérénité, et vous prêter gracieusement à ces contre-temps qui assiégent de tous côtés. Faites ce que vous pouvez; différez avec douceur ce que vous ne pouvez exécuter dans le moment; donnez de bonnes paroles à celui que vous ne pouvez satisfaire; excusez-vous avec bonté de ne pouvoir faire tout ce que vous voudriez. L'espérance console celui qui n'obtient pas de suite ce qu'il désire.

« Vous devez à Dieu des actions de grâces, et je crois que vous les lui rendez bien, de ce qu'il vous a placé là où vous ne pouvez être oisif, lors même que vous le voudriez, puisque des travaux sans nombre se disputent les instants de votre vie; mais ce qui en fait le prix, c'est qu'ils tendent tous à la gloire de Dieu.

«Je vous envoie Pedro; reuvoyez-moi Antonio dès qu'il sera rétabli, ce qui, je pense, n'ira pas au-delà de cinq ou six jours.

« A quelque besoin que vous soyez exposé, soit d'argent, soit de conseils, écrivez-moi de suite; les occasions ne peuvent vous manquer au milieu des allées et venues journalières de tant de monde.

« Supportez ce peuple avec une douceur et une patience que rien ne puisse altérer, afin de le retirer du vice et de le porter au bien. Si quelques-uns de ces pauvres Indiens sont rebelles à tous vos efforts; si vous ne pouvez les gagner par votre bonté et par votre indulgence, pensez que la mission qui vous a été donnée consiste à punir à propos ceux qui le méritent, et à pousser du mal au bien ceux qui peuvent être stimulés.

« Que Dieu vous accorde les secours que je lui demande pour moi-même !

« Votre frère bien-aimant en Jésus-Christ,

 

« FRANÇOIS. »

V

 

Le 19 juin 1544, vers le soir, François de Xavier venait d'arriver à Coïmbatour, la population se pressait avec amour et vénération autour de son apôtre bien-aimé, et se réjouissait de son retour longtemps désiré, lorsque Manoël da Cruz, se rapprochant de lui, attendit qu'il eût cessé de parler à la foule, et lui dit aussitôt après

            — Saint Père, les nouvelles de la Pêcherie sont mauvaises !

— Qu'y a-t-il, mon enfant? demanda le saint.

— Les Badages sont descendus ! Ils ont tout pillé; les Palawars sont en fuite; ils meurent de faim dans les forêts ou dans les cavernes !

            — Mes chers Palawars ! mon Dieu !

Et le saint tenait ses mains jointes, ses yeux levés vers le ciel; il semblait prier, tandis que ses larmes coulaient doucement sur son visage.

            — Je vais à Manapar où je trouverai des ressources pour mes chers néophytes, reprit-il; je pars à l'instant; demain je volerai à leur secours. Pauvres Palawars !

Il partit, en effet, malgré la nuit, malgré la difficulté des chemins, et malgré la douleur des habitants de Coïmbatour, dont plusieurs voulurent l'accompagner pour le défendre en cas d'attaque.

Les Badages étaient un peuple de brigands, du royaume de Bisnagar, qui, de temps à autre, faisaient irruption sur les côtes et commettaient les plus effrayants excès. Laissons parler notre saint

 

AU PÈRE MANCIAS.

 

Manapar, 20 juin.

 

«Je pars pour le cap Comorin, emmenant vingt barques chargées de vivres pour secourir les pauvres néophytes qu'une invasion des Badages, mortels ennemis du nom chrétien, a frappés de terreur. Ils ont abandonné leurs foyers, ils se sont jetés dans des îles désertes où, au milieu des rochers, ils sont exposés aux ardeurs du soleil et aux horreurs de la faim et de la soif. Plusieurs ont déjà succombé à la misère ! Leur affreuse situation me déchire le coeur ! Priez donc, priez sans cesse pour nous, et faites prier les enfants. J'écris aux Portugais et aux magistrats de la côte pour les exhorter à venir au secours de ces infortunés. Faites en sorte, en recevant des aumônes, de ne rien recevoir des pauvres, bien moins encore de ceux qui se feraient prier, mais seulement du riche et de celui qui donne de bonne grâce. Dans cette collecte, il faut considérer la bonne volonté et les facultés de la main qui donne. »

 

AU MÊME.

 

30 juin.

 

« Depuis mardi je suis retourné à Manapar. Dieu sait quelles peines ce voyage m'a données. J'étais parti avec vingt tones (1) pour secourir et consoler les chrétiens; les vents semblaient s'être conjurés contre moi. Je n'ai jamais pu, ni à force de rames, ni à la remorque, amener une seule barque au pied du promontoire ! Tous mes moyens, tous mes efforts, tout a été inutile. Si les vents cèdent, je me remettrai en route pour . secourir, comme je le pourrai, ces pauvres infortunés dans leur détresse. Qui pourrait avoir le coeur assez dur pour être témoin d'une telle infortune, et cesser de tenter les derniers efforts de la charité? Je ne sais si,

 

1 Barques du pays

 

de toutes les misères qui assiègent l'humanité, celle qui accable ce malheureux peuple, qui comme nous croit en Jésus-Christ, n'est pas la plus horrible ! Tous les jours il arrive à Manapar de ces pauvres dépouillés; ils viennent en foule, et sont entièrement nus et mourants de faim ! . .           .           .           .           .

 

« Nous avons été huit jours en mer, et je sais maintenant par expérience combien les tones sont incommodes, surtout quand il faut lutter contre la fureur des vents, fureur telle, que tous les efforts humains n'ont pu la maîtriser. »

 

AU MÊME.

 

1er août.

 

«En allant par terre, je suis enfin parvenu au promontoire, pour visiter et consoler les chrétiens qui ont échappé à la férocité des brigands. Je n'ai jamais vu de spectacle aussi affreux ! Je n'avais autour de moi que pâleur, nudité, famine, désolation ! Là, je voyais épars dans les champs des cadavres infects; ici, des blessés, des malades étendus sans secours, sans médicaments, et luttant contre la mort qui les étreignait ! Des vieillards décrépis, exténués, gémissant sous le poids des années et de la misère, essayaient en vain de faire quelques pas; des femmes abandonnées, des enfants venant au monde sur les chemins, des hommes réduits à une telle stupidité, qu'ils ne tentaient même pas de leur porter secours... Si un pareil spectacle frappait jamais vos yeux, votre coeur en éprouverait un déchirement inguérissable !

«J'ai fait transporter tous les pauvres à Manapar ; le plus grand nombre y est déjà arrivé. Nous nous occupons de pourvoir à leurs besoins les plus urgents. Priez le Seigneur notre Dieu de toucher de compassion le coeur des riches en faveur de ces malheureux consumés par tous les genres de misères. »

 

Quelques jours après, il ajoutait ce post-scriptum à une lettre prête à partir :

 

« A l'instant même; je reçois une lettre de Guarim qui m'annonce que les chrétiens ont été dépouillés par les Badages, qu'ils se sont sauvés dans les bois, et que l'un d'eux a été blessé, ainsi qu'un gentil. Les nouvelles les plus affligeantes nous accablent de toute part ! Que. Dieu soit toujours loué ! »

 

Et le saint vole aussitôt au secours de la chrétienté nouvellement envahie; puis il écrit au roi de Travancor pour lui demander d'arrêter la fureur et les dévastations des Badages. Ce prince, qui se faisait appeler le grand Monarque, et qui désirait vivement connaître le saint Père, dont les miracles et les succès apostoliques avaient porté la réputation dans tous les états de la presqu'île en deçà du Gange, lui envoya des députés pour l'inviter à le venir voir; et lui promettre de prendre, à l'égard des Badages, toutes les mesures nécessaires pour assurer la tranquillité des Palawars. Notre saint, heureux de l'occasion qui se présentait de porter le nom de Jésus-Christ au milieu de cette nation entièrement idolâtre, se prépara à partir

 

«Au milieu des dangers auxquels je vais être exposé, écrivait-il le 8 novembre 1544, je mets ma confiance dans le secours du ciel, que m'obtiendront vos prières et celles des petits enfants de votre troupeau. Sous ces auspices, je pars et vais affronter avec calme tous les périls dont les chrétiens qui m'entourent me font le plus effrayant tableau. Ils me répètent sans cesse que prendre la route de terre, c'est m'exposer à une perte certaine; que les barbares habitants de ces contrées, me regardant comme le soutien du nom chrétien, ne manqueront pas de décharger sur ma tête toute la haine qu'ils portent à notre sainte religion; qu'il est de la plus grande imprudence d'entreprendre à pied ce long voyage de trente lieues. Mais, pour vous ouvrir mon âme tout entière, je vous dirai qu'il est des moments où la vie m'est à charge. Je me sens entraîné, malgré moi, vers tous les points dont on cherche à me détourner. Il m'est bien plus avantageux d'être massacré en haine de notre sainte religion, que de vivre comme témoin impuissant de tous les outrages qui se commettent tous les jours envers notre Dieu, malgré tous nos efforts pour les empêcher. Rien ne m'attriste comme l'impuissance où je suis de mettre un frein aux scandales affreux que donnent certaines personnes que vous connaissez ! »

Ce cri de douleur, échappé à la grande âme de Xavier, était justifié par les exactions que les Portugais exerçaient sur les malheureux Indiens et par le désordre de leur conduite qui mettait obstacle aux progrès du christianisme, ou entraînait les néophytes dans de déplorables rechutes. Mais Dieu réservait une grande consolation à son apôtre.

A peine François de Xavier, accompagné seulement de Vaz Fernandez, est-il entré sur les terres du royaume de Travancor, que la population se porte en foule autour de lui... non pour le massacrer, comme l'avaient craint les chrétiens, mais pour le voir, mais pour, l'entendre..: La langue de ces peuples ne ressemble en rien à celle des pays déjà parcourus par notre saint; c'est une langue toute nouvelle pour lui, et pourtant il parle de Dieu à ce peuple qui l'entoure, et ce peuple le comprend; il bat des mains, il applaudit aux vérités qu'il entend !... Et Xavier, à son tour, comprend ce que la foule lui adresse et il s'établit aussitôt un rapport, un échange dont chacun s'émerveille1 Cette langue barbare, Xavier la parle, la prononce comme un naturel de Travancor ! Il s'exprime avec la même facilité que s'il traitait avec des Espagnols ou des Français!... C'est que l'illustre apôtre était « conduit par le Saint-Esprit» comme l'avait prédit, cinquante ans auparavant, le saint martyr Pedro de Covilham, et que le Saint-Esprit le comblait de tous ses dons, comme preuve incontestable de sa présence. Jusqu'ici, nous avions vu François de Xavier prophétiser et opérer d'éclatants miracles; et maintenant le voilà possédant le don des langues. Partout où il ira désormais, les peuples le comprendront et il les comprendra; et, pour lui, les comprendre et en être compris, c'est en avoir déjà fait la conquête à Jésus-Christ et à son Eglise. Toute la côte de Travancor se soumit au joug de l'Evangile à mesure que Xavier la parcourut, et, sur sa demande, le roi ayant autorisé ses sujets à professer ouvertement le christianisme, quarante-cinq églises furent aussitôt élevées par la piété des néophytes; en un mois seulement l'Apôtre baptisa dix mille païens ! En entrant dans chaque village, il réunissait tous les habitants, hommes, femmes et enfants; il les conduisait dans la campagne, et là, il plaçait les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, et, pour être entendu de tous, il montait sur un arbre et leur annonçait les vérités chrétiennes. L'enthousiasme des païens était tel en l'écoutant, qu'aussitôt après l'instruction ils couraient à leurs pagodes et les renversaient de fond en comble : « Je ne puis vous peindre la joie que j'éprouve, écrivait notre saint, en voyant tomber sous le marteau de mes nouveaux chrétiens ces temples et ces idoles naguère l'objet de leur culte. Telles sont les conquêtes de la croix sur l'empire de Satan... Encore une fois, ma joie et mon bonheur sont alors. au-dessus de toute expression : la langue, la plume sont insuffisantes pour peindre mon ravissement ! »

 

Les brachmanes, exaspérés de ce succès l'attendirent souvent au passage dans les ténèbres de la nuit faisant  pleuvoir autour de lui une grêle de flèches, dont une seule l'atteignit et ne put qu'effleurer sa peau; il jaillit quelques gouttes de sang et ce fut tout; la Providence veillait sur son élu. Désolés de leur insuccès, les brachmanes tentèrent inutilement d'autres moyens; ils brûlèrent même plusieurs maisons, espérant qu'il s'était réfugié, dans l'une ou dans l'autre : ce fut en vain. Dieu gardait «son vase d'élection, » tous les efforts de l'enfer devaient être impuissants à le briser. Les chrétiens, effrayés et tremblant pour la vie de leur Père bien-aimé, entouraient à distance et bien armés la maison dans laquelle il se retirait; mais une nuit le saint se vit forcé de fuir pour éviter, l'incendie du village entier où il se trouvait. Accompagné d'âne garde nombreuse de fidèles néophytes, Xavier gagna la campagne, monta sur un arbre, s'y cacha dans le feuillage et y attendit le jour; ce moyen le sauva de la rage infernale des prêtres des idoles.

Cependant les Badages, contre lesquels les mesures du roi de Travancor avaient été insuffisantes, firent une nouvelle invasion sur la côte, et s'attaquèrent précisément aux pêcheurs de celle de Travancor, du côté du cap Comorin. Cette fois, c'était une armée sous le commandement du naïr de Maduré, capitaine expérimenté; il s'agissait, non plus d'une surprise, mais d'une guerre ouverte et déclarée. Le roi de Travancor réunit des troupes, se met à son tour sur le pied de guerre et marche contre l'ennemi. On annonce à Xavier cette accablante nouvelle. L'apôtre tombe à deux genoux, il se prosterne le front dans la poussière

« Seigneur ! s'écrie-t-il, souvenez-vous que vous êtes le Dieu des Miséricordes infinies, le protecteur de vos fidèles chrétiens ! n'abandonnez pas à la rage de ces loups dévorants le troupeau dont vous m'avez fait le pasteur ! Que les nouveaux chrétiens, si faibles encore dans la foi, ne se repentent pas de l'avoir embrassée ! Que les infidèles n'aient pas l'avantage d'opprimer ceux qui mettent leur espérance en vous seul ! » Après cette prière, il se relève plein de force, de courage, de résolution; son visage semble refléter un rayon divin :

« Suivez-moi ! dit-il aux chrétiens qui se pressent autour de lui; suivez-moi ! Dieu est pour nous ! »

Et prenant son crucifix à la main, il marche à la tête de ses chrétiens, comme le conquérant marche à la victoire. Arrivé à la plaine par laquelle venaient les ennemis rangés en ordre de bataille, Xavier s'avance jusqu'à portée de la voix; là, il s'arrête, il élève son crucifix, et du ton d'un souverain qui parle à des rebelles :

            — Arrêtez, leur dit-il; au nom du Dieu vivant, je vous défends d'aller plus avant! et, de sa part, je vous ordonne de vous retirer !

Les ennemis sont foudroyés par ces paroles; ils ne savent plus ni avancer ni reculer...

    Qu'est-ce donc? crient les derniers. En avant !

— Nous ne pouvons avancer, répondent ceux des premiers rangs; nous avons devant nous un géant vêtu de noir, et dont les yeux lancent des flèches de feu !...

La chose paraît incroyable; quelques-uns des plus intrépides avancent à la tête des troupes... mais le géant formidable leur apparaît menaçant et terrible ! Ils veulent fuir, et se précipitent les uns sur les autres en jetant des cris de rage et d'épouvante; le pêle-mêle devient effroyable, ils se heurtent et se brisent; la voix de leur chef n'est plus entendue, chacun n'est plus occupé que de sa sûreté personnelle, et leur fuite désordonnée ne peut s'effectuer qu'à travers mille difficultés. Les néophytes, de leur côté, courent annoncer ce merveilleux événement dans tous les villages voisins; la nouvelle se répand au loin, et le roi de Travancor, arrivant en ce moment à la tête des siens pour combattre les Badages, s'écrie qu'il veut voir le grand homme qui vient d'opérer ce prodige. Xavier se rend à son désir; le roi l'embrasse, le remercie chaleureusement dans les termes les plus pompeux, et termine sa harangue indienne en lui disant :

— Je m'appelle le grand Roi; je veux que désormais mes sujets vous nomment le grand Père!

            — C'est à Jésus-Christ seul, répond François de Xavier, c'est au Dieu des chrétiens que chacun doit rendre grâces; vous ne devez voir en moi qu'un instrument des plus faibles, et qui ne peut rien par lui-même.

Le roi, bien qu'il ne comprît pas la réponse de l'apôtre, n'en demanda pas l'explication. Il ne voulait pas pour lui-même de la religion qui ne permet pas le vice; mais il voulait la laisser propager dans ses Etats pour plaire à Xavier. En conséquence, il fit publier un édit par lequel il ordonnait à ses sujets d'obéir au grand Père comme à lui-même; cet édit renouvelait en même temps l'autorisation de professer ouvertement la religion de son frère Xavier, grand Père du royaume de Travancor. Pour faciliter les choses, le grand Roi envoyait souvent au grand Père des sommes d'argent considérables, que le Père de Xavier distribuait aux pauvres.

Notre saint parcourut toute la côte avec le même succès qu'en arrivant, et une liberté plus grande. A Coulan (1), près du cap Comorin, il trouva plus de résistance; il prêchait depuis plusieurs jours et ne voyait tomber à ses pieds, chaque fois, qu'un petit nombre d'idolâtres. Xavier n'était pas accoutumé à voir la parole de Dieu porter si peu de fruits; son âme s'en attristait. Un jour, entouré de païens qui l'écoutent froidement, son visage paraît s'enflammer tout à coup, son regard se fixe vers le ciel :

« Seigneur ! s'écrie-t-il, en répandant des larmes de douleur, tous les cœurs sont entre vos mains ! Vous pouvez, si vous le voulez, fléchir les plus obstinés, amollir les plus durs! Donnez aujourd'hui cette gloire au sang de Jésus-Christ, au nom de votre divin Fils ! n Et se tournant vers ses auditeurs

            — Eh bien ! vous ne croyez pas ma parole? Croyez alors ce qui peut la rendre croyable! Quelle preuve voulez-vous des vérités que je vous annonce?

Au même instant, il se souvient que, la veille, un homme fut enterré non loin de l'endroit où il parle

— Ouvrez, dit-il, cette tombe, que vous fermâtes

 

1 Ou Collan.

 

hier; retirez-en le corps, mais assurez-vous s'il est réellement mort !

Les Indiens se portent en grand nombre à la tombe fermée la veille;-ils en retirent le cadavre

            — Grand Père, il sent déjà bien mauvais; il est bien mort, assurément, disent-ils au saint qui s'était approché d'eux.

            — Placez-le là.

On le met à terre, aux pieds de l'apôtre, qui s'agenouille un instant, puis se relevant plein d'assurance et s'adressant au cadavre :

«Au nom du Dieu vivant, je t'ordonne de te lever pour preuve des vérités que je prêche ! »

A l'instant le mort se relève, plein de vie, plein de santé, plein de vigueur, et la foule bat des mains, pleure, trépigne, se jette aux pieds de Xavier et demande le baptême en criant qu'il n'y a de vrai Dieu que celui du grand Père.

 

A Mutan, sur le même côte, un jeune chrétien était mort depuis l'avant-veille. On le portait dans le tombeau préparé pour le recevoir, au milieu d'un cortége nombreux de parents et d'amis, car c'était une des familles les plus considérables de la ville. Xavier rencontre ce convoi; il est ému de la douleur du père et de la mère qui accompagnent la triste dépouille de leur fils; il les regarde avec une douce compassion, et les parents désolés sentent passer sur leur coeur un rayon d'espérance. Ils se jettent aux pieds du saint, ils embrassent ses genoux

— Grand Père! rendez-nous notre enfant ! Si vous dites un mot de prière à Dieu, il le ressuscitera ! Grand Père ! un mot de prière !

Xavier, touché de cette grande douleur, renouvelle le miracle opéré autrefois par le Sauveur du monde, à la vue de la douleur maternelle de la veuve de Naïm. Il prend de l'eau bénite, fait un signe de croix, asperge le mort, le prend par la main, lui ordonne, an nom de Dieu, de se lever, et le jeune homme se lève, et Xavier le rend à son heureuse famille !

Une grande et belle croix fut plantée, par les parents de ce jeune homme, à l'endroit même où il était ressuscité, et on y venait de très-loin prier Dieu qui opérait de tels prodiges.

Tout le royaume de Travancor voulut voir et connaître le grand Père, et tout le monde en le voyant tombait à ses pieds et demandait à être chrétien. Peu de mois avaient suffi à l'illustre apôtre pour conquérir à Jésus-Christ toute cette étendue de pays. Après y avoir appelé des missionnaires pour cultiver ce champ, qui produisait des fruits si consolants, il se sépara de ses chers néophytes, pour aller porter la lumière de l'Evangile dans des contrées plus éloignées.

 

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VII

 

Il était minuit; tout dormait à Jafanapatnam après une journée de vives agitations et de cruelles angoisses; dans la campagne, le calme régnait également; la lune inondait l'espace& sa douce clarté, les étoiles scintillaient au ciel: c'était une des plus belles nuits des régions tropicales.

Dans le vallon du côté occidental de la ville, à mi-côte, sur la lisière d'une forêt ale canneliers, il se fit un léger mouvement, et un homme, qu'à ses vêtements aussi bien qu'à la couleur de son teint il était facile de reconnaître pour un européen, sortit de la forêt, regarda à droite, regarda à gauche, écouta , comme s'il craignait d'être surpris, et, rassuré sans doute par son observation, il descendit le sentier qui séparait la forêt d'une vaste plantation de cannes à sucre, dont les hautes tiges le dérobaient entièrement. Arrivé au bas de la colline, il entra dans un terrain assez découvert, alla droit à un arbre qu'il semblait reconnaître, et il creusa la terre avec activité, suspendant son travail de temps à autre pour essuyer son front, regarder encore, et prêter l'oreille un instant. Ce travail fut long, l'étranger n'avait sûrement pas 'habitude de ce genre de labeur. Quand il eut creusé à la profondeur et dans l'étendue dont il avait pris les mesures, il s'éloigna de quelques pas, s'agenouilla, s'inclina jusqu'à terre, puis se releva, portant dans ses bras le cadavre d'un Indien. Il y avait du sang sur ce cadavre !... L'étranger baisa ce sang, il porta l'Indien mort dans la fosse qu'il venait de préparer polir lui, il rejeta dessus la terre qu'il avait enlevée, il pria un instant, et, reprenant ensuite le sentier par lequel il était venu, il disparut dans la forêt.

Quelques heures après, chacun reprenait le mouvement accoutumé, et les premiers Indiens qui passèrent devant le terrain où l'étranger venait d'enterrer un cadavre, firent entendre des cris de surprise qui attirèrent d'assez loin tous les insulaires disséminés dans la campagne. Ceux-ci poussent les hauts cris à leur tour; la grande nouvelle se répand dans la ville, le roi en est instruit, tout le monde accourt au vallon occidental, et les cris redoublent avec une son      de frénésie satanique.

Sur la terre fraîchement remuée on voyait distinctement l'empreinte d'une croix; cette empreinte était si parfaite qu'elle ne pouvait être l'oeuvre de l'homme; de là les cris de rage de la multitude païenne, excitée par les brachmanes qui voyaient dans cette apparition de puissants motifs de conversion pour les idolâtres.

Le roi de Jafanapatnam ordonne de jeter sur l'empreinte miraculeuse, une quantité considérable de pierres mêlées avec la terre; mais peu après là croix se reforme sur cet amoncellement avec la même perfection qu'auparavant.

« J'ordonne, dit la majesté indienne, qu'on remue tout cela, qu'on le foule, qu'on le bouleverse ! Je défends que la croix reparaisse !

On obéit avec empressement; la croix ne reparaît pas, la foule se retire, et les brachmanes font entendre leur cri de victoire : ils triomphent du Dieu des chrétiens.

Le lendemain, nouvelle alarme : la croix s'est reformée aussi belle aussi parfaite que la veille ! Le roi en est averti, il accourt et ordonne de tout bouleverser de nouveau en sa présence; il veut à tout prix forcer le Dieu des chrétiens de battre en retraite devant lui. On se met à l'œuvre... O prodige ! cette croix, qu'on s'efforce de faire disparaître, elle devient lumineuse ! elle s'élève, elle grandit à mesure qu'elle s'éloigne de la terre ! Arrivée à un très-haut degré d'élévation et à des proportions immenses, elle demeure ainsi, comme suspendue, durant plusieurs heures, et les païens, émerveillés, s'écrient que le Dieu des chrétiens est tout-puissant, que les idoles n'ont jamais opéré rien de comparable, et que la religion du grand Père du Travancor est la meilleure, puisqu'elle est la plus forte dans la lutte.

Ces paroles sont dénoncées au roi parles brachmanes : le roi, dont la colère ne connaît plus de bornes, rend un édit qui menace de mort tout sujet de Jafanapatnam qui témoignera respecter, en quelque manière que ce soit, la religion du grand Père de Xavier, et préférer son Dieu aux idoles reconnues comme seules divinités du roi et de tout le pays soumis à sa domination.

La tombe sur laquelle a paru la croix merveilleuse est là pour attester qu'avec un roi comme celui qui règne en ce moment, l'effet suit de près la menace, et que nul ne doit compter sur sa clémence. Cette tombe renferme la dépouille de son propre fils, et ce fils, l'aîné de sa famille, il a été mis à mort sur l'ordre du roi son père ! Il a été égorgé... parce qu'il avait reconnu la divinité de la religion chrétienne, et qu'il avait refusé, de retourner au culte des idoles ; il avait préféré mourir... et il était mort avec le courage des premiers martyrs. Son père avait ordonné de jeter son corps dans, les champs, afin qu'il servit de pâture aux animaux féroces; mais les animaux féroces l'avaient respecté, et Fernando Cunha, négociant portugais, qui avait instruit le jeune prince des vérités de la foi, était venu, au milieu de la nuit, donner mystérieusement au martyr la sépulture qui lui avait été refusée par son père...

Or, voici ce qui avait excité l'irritation du roi de Jafanapatnam. Les habitants de l'île de Manaar, sujets de ce prince, entendant parler des prodiges opérés par François de Xavier sur toute la côte de la Pêcherie, et des innombrables conversions qui en étaient la conséquence, lui avaient envoyé des députes pour le supplier de venir lés instruire et les baptiser. Xavier, ne pouvant quitter alors ces néophytes, leur avait envoyé un de ses prêtres qui, en peu de temps, avait recueilli la plus riche moisson.

Les brachmanes perdaient ainsi les moyens de vivre commodément aux dépens des crédules Indiens: furieux de se voir privés de leurs offrandes et n'ayant plus le droit de les exiger au nom de leurs idoles, ils se plaignirent au roi des progrès du christianisme dans ses Etats, et demandèrent justice d'un peuple qui osait mépriser la religion professée par son souverain, abattre partout les pagodes, briser les idoles, insulter tous les dieux. Le roi, déjà ennemi de la religion qui réprouve les vices auxquels il se livrait, donna aussitôt l'ordre de massacrer tous les chrétiens de Manaar sans distinction de personnes, et cet ordre barbare fut fidèlement exécuté; il avait appris ensuite que son fils se disposait secrètement à recevoir le baptême, et son fils avait été mis à mort comme nous l'avons vu !

La soeur de ce cruel tyran était également chrétienne de coeur et de désir; elle avait instruit le plus jeune fils du roi, ainsi que son fils à elle, et l'un et l'autre soupiraient après le baptême; mais voyant la cruauté de son frère portée à cet excès de rage, la princesse craignit pour la vie de son fils et de son neveu, et résolut de les éloigner, quelque douloureuse que dût être pour elle cette séparation. Elle les confia donc à Fernando Cunha qui les emmena furtivement de Jafanapatnam, et les conduisit à Manapar, où ils devaient trouver le père de tous les chrétiens des Indes, notre, saint François de Xavier, dont le coeur était brisé par cette désolante persécution. Il les reçut avec une bonté toute paternelle; il les consola et les fortifia de sa douce et énergique parole, puis il les fit partir pour Goa où ils trouvèrent, dans le collège de Sainte-Foi, une nouvelle famille et les tendres soins de la charité chrétienne.

En apprenant la fuite de son fils et de son neveu, le roi de Jafanapatnam donna l'ordre de les poursuivre et de les ramener pour les faire mettre à mort. II fit plus encore : son frère aîné, dont il avait usurpé la place et le pouvoir, s'était retiré sur le continent; il dépêcha des émissaires avec ordre de le chercher, de le tuer et de lui apporter sa tête. Le fugitif, à cette nouvelle, se hâte de prendre la route de Goa; là, se voyant en sûreté, sous la protection des Portugais, il se fait instruite de la religion que son frère persécute avec tant d'acharnement, et, ravi de sa doctrine, il demande le baptême; en le recevant, il promet solennellement de faire prêcher le christianisme dans ses Etats, si jamais il recouvre ses droits au trône de Jafanapatnam.

Notre saint éprouvait une grande et vive douleur de voir ainsi poursuivis et menacés tous ceux qui désiraient renoncer aux idoles et reconnaître Jésus-Christ; il répandait devant Dieu des larmes abondantes, mais il goûtait en même temps de grandes consolations et écrivait à ses frères de Rome :

 

« Remercions Jésus-Christ Notre-Seigneur qui daigne nous consoler par le spectacle du martyre, et qui, dans son infinie miséricorde et par sa providence, fait tourner à sa gloire la perversité des hommes, et se sert de la cruauté des réprouvés pour remplir les trônes réservés aux élus. »

L'infatigable apôtre ne demeura pas inactif en présence de cette désolation. Levice-roi était alors à Cambaïe, mais le grand coeur de Xavier ne s'arrêtait que devant la volonté divine, jamais devant les difficultés matérielles, ni le mauvais vouloir des hommes. II appelle le Père Mancias, il lui confie le soin des populations de la côte de la Pêcherie et il part. Il arrive à Cochin le 20 janvier 1545, il s'y arrête pour traiter des intérêts de cette chrétienté avec don Miguel Vaz, grand vicaire de Goa, qui y travaille avec ardeur au salut des âmes, sous sa direction, et il voit avec douleur que les obstacles qui s'opposent aux progrès du christianisme sont toujours aussi difficiles à surmonter. La cupidité des Portugais, le désordre de leurs moeurs, leur dureté pour les indigènes étaient les épines qui déchiraient le plus vivement le coeur de notre saint. Les officiers royaux, loin de seconder les vues de Jean III en prêtant à la religion l'appui de leur autorité, se laissaient séduire par l'or des brachmanes et toléraient le culte dis idoles jusque dans la ville de Goa. Les charges publiques étaient vendues aux musulmans, tandis que les chrétiens en étaient exclus. On laissait au roi de Cochin, tributaire de celui de Portugal, la liberté de confisquer les biens de ceux de ses sujets qui embrassaient le christianisme.

Don Miguel déplorait amèrement un état de choses qui entravait tous les efforts de son zèle; il aurait voulu que François de Xavier pût aller porter ses plaintes au pied du trône; mais le grand apôtre ne pouvait s'éloigner sans danger pour ses chrétientés, et il fut convenu que don Miguel Vaz s'embarquerait par le navire prêt à mettre à la voile, et irait présenter au roi, au nom de Xavier, les plaintes de la religion. François de Xavier écrivit à Jean III avec tant de force, de dignité et de sainte liberté, que nous ne saurions résister au désir de reproduire son admirable lettre dans toute son étendue; elle sera goûtée malgré sa longueur.

 

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VIII

 

SAINT FRANÇOIS DE XAVIER AU ROI DE PORTUGAL.

 

Cochin, 20 janvier 1545.

 

« SENHOR,

 

« Plût à Dieu que Votre Altesse fût pénétrée de cette grande vérité, que la Providence l'a choisie entre tous les princes chrétiens de la terre, bien moins pour faire la conquête des Indes que pour éprouver sa fidélité et sa reconnaissance dans l'accomplissement de ses desseins ! Elle doit être convaincue que si Dieu a fait choix de sa personne, c'est moins pour enrichir son fisc des précieuses productions et des riches trésors de l'Orient, que pour donner à ses héroïques vertus, à son zèle ardent, à l'intelligence de ses ministres, l'occasion de soumettre ces contrées infidèles à l'empire du Créateur et du Rédempteur du monde.

« C'est donc à juste titre que Votre Altesse fait à ses délégués dans les Indes un devoir sérieux de contribuer de tous leurs efforts à la propagation de la foi et à l'honneur de notre sainte religion. Elle est bien persuadée, sans douté, qu'un jour elle rendra compte du salut de tant de nations prêtes à entrer dans la voie évangélique si on la leur fait connaître, mais qui, en attendant, marchent dans les ténèbres, au milieu d'un cloaque de vices qui outragent le Créateur et précipitent ces infortunés dans un malheur éternel.

« Don Miguel Vaz, qui a été ici vicaire-général, porte au pied de votre trône un compte fidèle de ce que l'expérience lui a appris sur la docilité de ces peuples au joug de la foi, et sur les avantages qui se présentent pour étendre la lumière de l'Évangile. Il laisse, en partant, de tels regrets parmi les chrétiens de ce pays, que je crois son retour absolument nécessaire à leur consolation et à leur affermissement dans la foi, sans parler de l'intérêt personnel de Votre Altesse, qui peut se décharger sur ce ministre aussi zélé qu'intelligent, du soin d'y procurer la gloire de Dieu. Tant que cet économe fidèle et expérimenté présidera à cette oeuvre, Votre Altesse pourra compter sur lui avec sécurité, car je suis certain que les éminentes qualités qui lui ont concilié l'affection et le respect des peuples, pendant tant d'années, ne lui laisseront perdre aucune occasion de propager la religion et de la défendre.

« C'est à genoux que je conjure Votre Altesse, si elle prend quelque intérêt au service de Dieu, au bien de son Eglise, à tant d'hommes pieux et respectables qui habitent ces contrées, à tant de chrétiens nouvellement conquis à la foi; si elle daigne enfin m'honorer en ce monde d'une faveur quelconque, c'est à genoux que je la conjure de nous renvoyer Miguel Vaz !...

« ..... Le senhor évêque est un prélat d'une vertu consommée; mais vous n'ignorez pas, Senhor, que la vieillesse et les infirmités dont il est accablé l'ont mis hors d'état d'être plus longtemps à la tète d'une administration aussi pénible à diriger. Au reste, si ses forces corporelles sont anéanties, ses forces intellectuelles semblent se fortifier en proportion : telle est la faveur dont Dieu se plaît à récompenser ceux qui ont longtemps supporté le poids du jour à son service, et consacré leur vie à travailler pour sa gloire. Leur âme gagne des forces à mesure que le corps s'affaiblit : c'est la victoire de l'esprit sur la chair.

« Votre Altesse a compris la nécessité de rendre au senhor évêque son vicaire-général.

« ..... Senhor, je supplie Votre Altesse, par son zèle pour le service de Dieu, d'accueillir, avec sa bonté et sa droiture ordinaires, les observations que je lui soumets ici dans les vues les plus désintéressées. La gloire de Dieu et le soulagement de votre conscience sont mes seuls mobiles.

« Je conjure Votre Altesse de ne pas se borner à manifester ses intentions dans des lettres adressées à ses ministres; mais de donner une publicité solennelle à ses ordres, et de les sanctionner par des punitions exemplaires sur les prévaricateurs.

« Senhor, il est à craindre que quand Dieu citera devant lui Votre Altesse, — ce qui arrivera infailliblement, et peut-être au moment où elle s'y attendra le moins, et alors il n'y aura ni motif ni espérance de décliner ce tribunal, — il est à craindre, grand Prince, que ce juge irrité ne vous adresse ces terribles paroles

«Pourquoi n'avez-vous pas sévi contre vos ministres, contre vos sujets qui, dans les Indes, se sont soulevés contre moi et n'ont pas craint de se déclarer en état de rébellion ? Pourquoi votre sévérité n'a-t-elle pensé à les atteindre que lorsqu'ils étaient négligents dans la levée des impôts, dans la gestion de vos finances?

« Senhor, j'ignore de quel poids sera votre excuse, quand vous répondrez : .

« Seigneur, chaque année j'écrivais dans ces contrées, et chaque année je recommandais le zèle pour votre gloire et pour l'accomplissement de vos préceptes.

« Ne vous répondra-t-il pas alors :

«Fort bien; mais vous laissiez impunis tous ceux. qui affectaient une profonde indifférence pour ces ordres, tandis que de sévères châtiments frappaient ceux qui avaient le plus léger reproche à se faire dans l'administration de votre fisc.

« Je supplie donc Votre Altesse, je la conjure, par le zèle dont elle est animée pour la gloire de Dieu, par l'habitude où elle est de s'examiner devant lui sur la manière dont elle remplit les devoirs attachés à la dignité et à l'autorité royales, je la supplie d'envoyer ici un mandat dire qui joigne aux qualités requises l'autorité nécessaire, et dont l'unique fonction soit de veiller au salut des âmes qui courent ici les plus grands périls; et elles sont innombrables. Il faut que ce ministre ne relève que de Votre Altesse, et soit absolument indépendant de tous les officiers préposés à l'administration. C'est le seul moyen de parer,à de graves inconvénients et d'éviter les scandales effrayants dont la religion a gémi jusqu'à ce moment.

« Que Votre Altesse établisse, par un compte exact, le total des richesses temporelles que Dieu lui prodigue par ces contrées, et qu'elle en déduise ce qu'elle dépense ici pour le culte et le service divin ; et après avoir apprécié chaque chose à sa juste valeur, que Votre Altesse fasse un partage légitime entre Dieu et Elle. Mais, Senhor, prenez-y garde I Faites en sorte que la religion et la reconnaissance président à ce partage; que le Créateur de toute chose, si généreux, si prodigue à votre égard, ne soit pas lésé, ne soit pas offensé par une réserve égoïste et une méticuleuse parcimonie. Ne différez pas, ne remettez pas au lendemain: quel que soit votre empressement, il sera encore tardif.

«C'est une charité vraie, une charité ardente pour Votre Altesse, qui dirige ma plume; car lorsque les chrétiens ici voient partir ces torrents de trésors qui vont combler vos coffres, et dont on laisse à peine couler quelques gouttes pour leurs besoins spirituels, qui sont pourtant d'une urgence accablante, il me semble entendre ce pauvre peuple pousser vers le ciel les plaintes les plus amères contre un tel acte d'avarice, exercé au nom de votre autorité royale...

Je prie Votre Altesse d'envoyer ici le plus grand nombre possible de membres de notre Société; il faudrait en avoir beaucoup pour les disséminer sur les côtes de Malacca et dans les pays environnants, où déjà grand nombre d`âmes invoquent le nom de Jésus.

 

« Les Pères maîtres Diogo et don Paul sont au collège de Sainte-Foi. Je ne vous dirai rien de l'état de cette sainte maison; nos Pères satisferont Votre Altesse sur ce sujet. Seulement, je la prierai d'écrire à Cosme Anez (1), pour l'engager à ne pas abandonner ce bâtiment; c'est lui qui l'a commencé, il l'a dirigé jusqu'à présent; il est important qu'il ne se décourage pas et qu'il y mette la dernière main. Que Votre Altesse lui fasse voir la récompense que Dieu lui réserve dans le ciel, et qu'Elle lui promette de lui en donner une en ce monde digne de ce bel ouvrage, et digne de la munificence royale. Francisco Mancias et moi nous habitons le cap Comorin, au milieu des chrétiens que Miguel Vaz a appelés à la foi. J'ai avec moi trois prêtres indigènes. Le collège de Cranganor, oeuvre du Père Francisco Vincente (2), avance rapidement et sera bientôt achevé si Votre Altesse continue de protéger cette entreprise. J'ai lieu d'espérer que ce sera une féconde pépinière d'hommes religieux, qui convertiront un jour tout le Malabar. Je supplie Votre Altesse de donner au Père Francisco Vincente un témoignage de satisfaction, en lui accordant l'aumône qu'il sollicite.

« Comme j'espère finir mes jours au milieu des Indiens, et que je n'ai nul espoir de revoir Votre Altesse en ce monde, accordez-moi, grand Princo, le secours de vos prières, afin que nous puissions jouir ensemble, dans l'autre vie, d'un repos que nous ne pouvons trouver en celle-ci. Demandez pour moi au Seigneur ce que je ne cesse de lui demander pour Votre Altesse : je le prie de vous accorder la grâce de sentir

 

1 Trésorier du roi dans les Indes.

2 Francisco Vincente de Lagos, religieux franciscain.

 

et d'agir à chaque instant de votre vie comme vous voudriez l'avoir fait à l'instant de votre mort.

« De Votre Altesse, le serviteur.

 

« FRANCISCO DE XAVIER (1). »

 

Par la même occasion, notre saint écrivit à saint Ignace pour le supplier de lui envoyer des prêtres de sa Société, dont la vertu fut éprouvée et la santé capable de résister aux grandes fatigues ; surtout, ajoute-t-il :

 

« Envoyez-nous des hommes qui sachent mettre nos néophytes à l'abri des insultes et de la fureur des païens; car souvent, par une faveur spéciale de Dieu, on court les plus grands dangers en défendant ces pauvres chrétiens contre l'insolence des infidèles. C'est une des occasions de martyre que là charité nous présente journellement. Mais ceux que Dieu appelle ici doivent se souvenir que nous sommes tous mortels, et que le chrétien ne peut trouver de mort plus glorieuse qu'en donnant son sang pour Celui qui a versé le sien pour nous ! Il vaut mieux faire l'hommage de sa vie à Dieu qu'à la nature, »

 

Xavier écrivit aussi à son ami Rodriguez, toujours

 

1 Le roi de Portugal accorda tout ce que le Père de Xavier demandait, et changea même le vice-roi dont la fermeté laissait à désirer.

 

à Lisbonne, le pressant également de lui envoyer des ouvriers évangéliques. On retrouve encore dans cette lettre toute la sensibilité de l'aimable coeur de notre saint :

 

«Au nom de Dieu, lui dit-il, écrivez-moi, je vous en prie ! Si vous ne le pouvez par vous-même, faites-le faire à un de nos frères ! N'épargnez pas le papier, donnez-moi beaucoup de détails, faites-moi l'énumération de tous nos frères de Rome, du Portugal ou d'ailleurs. Hélas ! il n'y a plus pour nous en ce monde. d'autre jouissance que celle que nous éprouvons à la levure des lettres de nos frères d'Europe ! Communiquez celle-ci à mon ami Pedro. Carvalho. Dites-lui que je le mets, dans mon coeur, au nombre et sur la ligne de nos frères; voilà pourquoi je ne lui écris pas en particulier. Dites la même chose à tous nos frères; dites-leur que mon amour pour chacun d'eux est tel, que je leur écrirais volontiers à tous séparément, si je n'étais persuadé que chacun veut bien prendre pour soi une lettre unique, qui est un compendium utile pour eux et nécessaire pour moi. »

 

Ce n'était pas assez pour le coeur du saint apôtre ; il remit de plus à don Miguel Vaz une longue lettre pour la Compagnie de Jésus à Rome. Il semble que toute son âme se répande sur ces pages, dont nous citerons seulement deux fragments :

 

«Dieu sait, mes frères bien-aimés, combien j'aurais plus de plaisir à vous voir qu'à vous écrire des lettres dont l'espace immense qui nous sépare rend le sort si incertain ! Mais si Dieu a jeté nos corps à de si grandes distances les uns des autres, leur séparation n'a point affaibli le lien d'un amour réciproque ; ce lien unit nos âmes de la plus étroite, de la plus intime union. Si nous ne sommes pas corporellement ensemble comme autrefois, du moins nos âmes ne se quittent pas. L'amitié véritable n'est-elle pas un miroir qui reproduit à l'ami son ami? Dans ce miroir, ils se voient et se parlent toujours. Je jouis de nette présence continuelle de tous mes frères, mais je la dois à vos prières; les sacrifices que vous offrez sans cesse pour un misérable pécheur, entretiennent en moi le souvenir constant de vous tous et mon ardent désir d'être avec vous. Oui, mes bien chers frères ! si je pense si souvent à vous, c'est que vous pensez à moi bien plus souvent encore ! Que Dieu vous en récompense ! Car pour moi, lorsque j e considère tout ce que j e dois à tous les membres de notre Société, je ne puis que reconnaître mon insuffisance et avouer la nullité de mes moyens.    .           .           .

 

« Il y a huit mois, trois familles considérables du royaume de Macassar, — éloigné de la côte où j e suis d'environ cinq cents lieues, — se convertirent à la foi avec plusieurs autres. Depuis, elles ont envoyé à Malacca, ville soumise aux Portugais, pour demander des personnes capables de les instruire de la loi de Dieu, ayant la volonté de vivre désormais comme des hommes, après avoir si longtemps vécu comme des brutes. Le gouverneur leur envoya quelques prêtres.

« Jugez par là, mes bien chers frères, de la récolte que promettent ces terres incultes ! Quant à moi, je ne désespère pas de faire cette année cent-mille chrétiens. Priez le Père de famille d'envoyer des ouvriers dans son champ...... Si vous entendiez ces infortunées victimes du mensonge vous crier qu'elles sont prêtes à recevoir la semence évangélique, si vous voulez la leur apporter; quelles peines redouteriez-vous? quels obstacles ne surmonteriez-vous pas?... Puisse le ciel faire entendre sa voix au milieu de vous, et donner à ceux qu'il aura choisis la force et le courage d'accomplir sa volonté sainte !            .           .           .           .           .           .           .           .           . »

 

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IX

 

François de Xavier, après s'être entendu avec Miguel Vaz, comme nous l'avons vu, s'embarqua pour Cambaïe, afin d'obtenir du vice-roi l'expédition qu'il désirait contre le tyran de Jafanapatnam. En entrant dans le bâtiment, il reconnaît un de ces gentilshommes portugais dont les scandales sont la grande plaie de son coeur, et il ne veut pas perdre cette belle occasion de gagner à Dieu une des âmes qui nuisent le plus à sa gloire dans les Indes. Pour ce gentilhomme, notre saint retrouve tout le charme de son esprit, toute la grâce de sa personne, tout ce qui attire et séduit en lui jusqu'à l'entraînement.

Le seigneur portugais subit le charme ; il recherche le Père Francisco, il ne sait plus se passer de lui, il semble n'être heureux que près de lui. Mais chaque fois que l'apôtre lui parle de son âme, il ne recueille que le sarcasme et l'ironie, et s'il insiste, il se heurte contre une impiété qui lui saigne le cœur. Cependant François de Xavier ne se décourage pas ; plus le pauvre pécheur témoigne d'éloignement, plus l'apôtre lui témoigne de bonté et de charité. Le vaisseau s'arrête à Cranganor et les passagers descendent à terre. Pendant ces quelques jours de relâche, le gentilhomme ne peut se défendre de rechercher encore l'aimable Père Francisco, de se promener avec lui, de saisir enfin toutes les occasions de jouir du plaisir que lui apporte sa conversation.

Le troisième jour, ils se promenaient ensemble dans une forêt de palmiers, lorsque tout à coup le Père de Xavier, cédant à une inspiration divine, se découvre jusqu'à la ceinture et se frappe si rudement avec sa discipline, que sa chair en est déchirée et que son sang ruisselle abondamment. Le Portugais qui d'abord l'avait regardé avec étonnement et semblait stupéfait des violents mouvements du saint, jette un cri d'effroi en voyant couler le sang

            — Mon Père ! Que faites-vous ! Arrêtez !... C'est un vrai suicide !...

            — Eh ! cher senhor, vous ne voulez pas comprendre mes paroles ! c'est pour vous, c'est par amour pour votre chère âme! mais ce n'est rien comparativement à ce que je voudrais faire. Vous avez coûté bien plus cher à Jésus-Christ, et sa Passion, sa mort, tout son sang, tout son amour ne peuvent toucher votre cœur !..... Seigneur ! ajouta-t-il, en tombant à genoux et levant vers le ciel ses yeux pleins de larmes, Seigneur ! jetez un regard sur votre sang adorable et non sur celui d'un pécheur comme moi !...

            — Mon Père ! mon Père ! me voilà ! s'écrie le gentilhomme en se jetant aux pieds de Xavier; je vous conjure de me confesser ici même, n'allons pas plus loin ! ne retardons pas d'un instant !

Et il fit une confession générale, promit de vivre chrétiennement et fut fidèle à sa parole. Cette conversion, si difficile jusque-là, consola d'autant plus le coeur de notre saint, qu'il en espérait de plus importants résultats pour les intérêts de la religion.

Arrivé à Cambaïe, le Père de Xavier obtint ce qu'il désirait : le vice-roi expédia l'ordre de réunir des troupes et de former une armée considérable à Négapatam, afin qu'elle tombàt à l'improviste sur le tyran de Jafanapatnam qu'on livrerait à Xavier, sans conditions; car le saint apôtre espérait que le sang de ses victimes plaiderait pour lui; et que ses yeux s'ouvriraient à la lumière de la foi.

Xavier reprit la route de Cochin, et s'étant arrêté de nouveau à Cranganor, il logea chez un chrétien dont le fils vivait dans un déplorable désordre. Le malheureux père témoigna au saint une si vive douleur de l'inutilité de ses observations et de ses conseils sur l'esprit du jeune homme, que Xavier employa ses plus douces paroles pour le consoler, et s'arrêtant un instant, il se recueillit comme saisi par une illumination soudaine, puis, avec l'accent de l'inspiration et de la certitude, il dit au père si affligé

            — Vous êtes le plus heureux des pères ! Remerciez Dieu, mon ami, car ce fils qui est pour vous aujourd'hui un sujet de si amère douleur, se convertira, sera religieux de l'Ordre de Saint-François et aura la gloire de mourir martyr !

Cette prédiction s'accomplit littéralement. Le jeune pécheur se convertit, entra dans l'Ordre de Saint François, fut envoyé dans le royaume de Candé pour évangéliser les barbares de ces contrées et eut le bonheur d'y mourir martyr.

Notre saint, de retour à Cochin, y trouva Cosme Anez qu'il avait recommandé au roi et qu'il affectionnait particulièrement. Dans une de leurs conversations le Père de Xavier lui demanda si l'année était bonne pour les marchands portugais

            — Excellente, mon saint Père, lui répondit-il, elle ne peut être meilleure. En très-peu de mois nous avons expédié pour l'Europe sept cargaisons magnifiques ! J'envoie au roi un diamant des plus rares qui n'a coûté que dix mille ducats à Goa, et qui en vaudra trente mille à Lisbonne !

            — Quet est le vaisseau qui porte ce diamant?

            — Mon Père, c'est l'Atoghtia. Je l'ai confié au capitaine Joam de Noronha.

            — Je regretterais d'avoir mis ce diamant sur ce navire puisqu'il est si précieux...

            — Pourquoi donc, mon Père? parce que l'Atoghia a fait eau une fois? Mais il est parfaitement radoubé; vous le croiriez neuf maintenant.

Le saint garda le silence. Anez se doutant qu'il était éclairé sur le sort de cet important bâtiment, ajouta - Mon Père, votre silence me fait craindre pour l'Atoghia; recommandez-le à Dieu; car il ne peut périr sans m'occasionner un dommage considérable. Je n'avais pas d'ordre pour acheter ce diamant; s'il est perdu, je perds le prix et les frais qu'il m'a coûtés.

— Je ferai ce que vous désirez, mon ami, répondit simplement Xavier.

Quelques jours après, notre saint, dînant avec Cosme Anez, lui dit :

— Rendez grâces à Dieu, mon ami; votre beau diamant est entre les mains de la reine de Portugal. Plus tard, Anez recevait une lettre du capitaine de l'Atoghia : il lui mandait que peu de jours avant d'apercevoir les côtes du Portugal, il s'était fait une voie d'eau sous le grand mât; elle était si considérable, le danger était si pressant pour tout l'équipage, qu'on parlait d'abandonner le bâtiment et de se jeter à la mer. On avait coupé le grand mât, on craignait de sombrer avant d'avoir pu sauver la plus grande partie des passagers qui voulaient se jeter tous à la fois dans les embarcations... Mais voilà due l'eau a disparu ! Quel est donc ce prodige? L'ouverture est si large t comment se fait-il ?.... On examine la partie ouverte, elle s'était refermée d'elle-même.... et l'Atoghia, n'ayant plus que deux voiles, voguait admirablement et pouvait défier le meilleur vaisseau royal ! Il était arrivé en très-bon état en rade de Lisbonne et ne paraissait pas avoir souffert ; nulle avarie n'avait atteint sa riche cargaison.

Le Père de Xavier avait quitté Cochin, il allait joindre l'armée portugaise à Négapatam, sur un vaisseau qui relâchait à l'île de la Vache; il veut y descendre, et avance dans l'intérieur de l'île. Il rencontre une famille désolée pleurant sur la mort d'un enfant dont elle va confier la triste dépouille à la terre. Cette douleur émeut notre saint; il console la famille éplorée, il apprend qu'elle est musulmane, et il ordonne à l'enfant mort de ressusciter au nom de Jésus-Christ Fils de Dieu; l'enfant ressuscite à ce nom. L'apôtre n'a pas le temps d'instruire ce peuple; mais en lui laissant ce prodige, comme preuve de la divinité de Jésus-Christ, il espère pour l'avenir, et il se remet en mer en implorant la miséricorde infinie pour ce pays qu'il ne peut évangéliser.

En passant en vue de l'île de Manaar, il demande à s'y arrêter quelques jours. Après avoir baisé cette terre imbibée du sang de tant de martyrs, il entre dans le bourg de Pasim... L'île entière était désolée par la peste. En voyant arriver le grand Père qu'ils aimaient tant sans le connaître, les Manaarais consternés reprennent courage, ils sont certains que le bon Père ne les quittera pas sans les avoir délivrés de l'épouvantable fléau. Ils envoient des messagers dans tous les villages voisins pour annoncer l'arrivée du grand Père des Palawars, et aussitôt tous les valides accourent au nombre de plus de trois mille et se pressent autour de François de Xavier

            — Grand Père ! s'écrient-ils, délivrez-nous de la peste ! Grand Père, tout le monde meurt ! on compte plus de cent morts par jour ! Grand Père, délivrez-nous !

            — Mes bien chers Manaarais, leur répond Xavier, votre douleur me déchire le coeur ! Oui, je vais demander à Dieu, qui est le Tout-puissant et dont la bonté et la miséricorde sont infinies, de vous délivrer de ce fléau par les mérites de Jésus-Christ son Fils, et par ceux des martyrs de Manaar qui vont aussi prier pour vous. Espérez ! je vous demande seulement d'attendre trois jours. Priez aussi, priez le Dieu des miséricordes infinies d'avoir pitié de vous, et ayez confiance.

Le troisième jour la peste cessait, tous les malades étaient guéris instantanément et à la même heure. Tout ce qui restait de païens dans l'île de Manaar demanda le baptême avec empressement, malgré la persécution ouverte contre les chrétiens. Le saint apôtre, après les avoir tous baptisés, les quitta pour se rendre à l'armée navale: où il était attendu.

Arrivé à Négapatam, il eut la douleur d'apprendre que l'armée refusait d'attaquer le roi de Jafanapatnam. Un navire portugais, richement chargé et venant de Pégu, avait échoué sur la côte de Jafanapatnam; le roi s'était emparé de la précieuse cargaison, et les marchands portugais, persuadés qu'ils n'en obtiendraient jamais rien si l'armée commençait les hostilités, s'étaient entendus pour séduire les officiers à prix d'argent, et ceux-ci refusaient maintenant l'attaque ordonnée par le vice-roi.

Xavier reconnut en cela l'opposition de la Providence au plan qu'il avait formé; il y renonça et se rembarqua pour retourner dans le Travancor. En passant devant l'île de Ceylan, il porta un triste regard dans sa direction.

«Ah! malheureuse île, dit-il, je te vois couverte de cadavres ! Des ruisseaux de sang t'inondent de toute part ! »

A quelque temps de là, don Constantin de Bragance, et après lui don Hurtado de Mendoze, faisaient passer au fil de l'épée tous les habitants de l'île, et le tyran qui régnait à Jafanapatnam fut impitoyablement massacré ainsi que son fils.

Le vent, constamment contraire, força notre saint de retourner à Négapatam. Pendant cette pénible navigation, il apprit que les insulaires de Macassar soupiraient après le moment où il leur serait donné d'entendre prêcher l'Evangile, dont ils n'avaient qu'une idée très-imparfaite, apportée au milieu d'eux par un marchand portugais.

Le zèle du grand apôtre s'enflamme à cette nouvelle; il aurait voulu pouvoir faire voile à l'instant même pour Macassar et recueillir cette riche moisson qui, disait-il, n'attendait que la faucille; mais il tenait avant tout à consulter la volonté de Dieu. A son arrivée à Négapatam, il trouva Miguel Fereira venant de fréter son bâtiment et prêt à mettre à la voile pour Méliapour. Xavier profite de cette circonstance et s'embarque avec lui le 29 mars, dimanche des Rameaux, afin d'aller implorer les lumières divines sur le tombeau de saint Thomas.

Le vent, d'abord favorable, sur les côtes de Coromandel, tourna subitement et força de jeter l'ancre au pied d'un promontoire; sept jours se passèrent à attendre le moment de pouvoir sans danger gagner la haute mer. L'admirable saint demeura constamment en contemplation durant ces sept jours, sans prendre la plus légère nourriture. Le samedi saint seulement, à la sollicitation de Diogo Madeira, il consentit à boire un peu d'eau, dans laquelle il demanda qu'on fit cuire un oignon. Le fait fut attesté par tous les passagers.

Ce même jour, 4 avril, le temps, devenu meilleur, permit de lever l'ancre, on se remit en mer

            — Capitaine, votre vaisseau est-il assez fort pour résister à une violente tempête? — demanda le Père de Xavier.

            — Oh ! non, saint Père; c'est, au contraire, un très-vieux bâtiment; mais je ne l'expose jamais quand le temps n'est pas sûr.

            — Il faut alors regagner le port, senhor.

            — Oh ! Père Francisco ! comment, vous avez peur avec un temps pareil ? J'irais à Méliapour dans une coquille de noix par ce veut-là.

— Ne vous y fiez pas, capitaine, vous seriez trompé ! Mon Père, regardez donc ce beau ciel, je n'ai jamais vu plus beau temps pour la mer, et je m'y connais; la plus mince barque serait en sûreté par ce bon vent. Ne craignez rien, Père Francisco ! Fiez-vous à moi, qui suis un vieux marin, vous arriverez à bon port.

Xavier n'insista plus; les passagers refusaient d'ailleurs de retourner au mouillage qu'on venait de quitter. Mais bientôt la mer devient houleuse; un point noir se montre à l'horizon; il avance rapidement, et le navire, ballotté en tout sens, menace de sombrer, lorsqu'un vent violent, le repoussant avec une force prodigieuse, le rejette précisément à la ,. rade de Nagapatam d'où il était parti !

On devine les regrets du-capitaine et de l'équipage, à la pensée que nul d'entre eux n'avait tenu compte des avertissements du saint Père.

Xavier tenait à faire son pèlerinage au tombeau du premier apôtre des Indes; pour éviter de nouveaux retards, il prit le parti de s'y rendre par la voie de terre et à pied, malgré la distance et la difficulté des chemins.

 

X

 

Toute la ville de Méliapour connaissait notre saint de réputation; ce fut un mouvement général dès qu'on apprit son arrivée. Gaspardo Coelho, vicaire (1) de la paroisse de-Saint-Thomas, vint le supplier de loger chez lui et n'eut pas de peine à l'obtenir, car le presbytère tenant à l'église où était le tombeau du premier

 

1 Les Portugais appellent vicaire celui qu'en France nous appelons curé.

 

apôtre des Indes, Xavier eut aussitôt la pensée qu'il pourrait y passer une partie des nuits.

Déjà on réclamait son ministère, et avec le zèle que nous lui connaissons, il prévoyait que ses journées seraient absorbées par les travaux apostoliques, en raison du déplorable relâchement de moeurs qui régnait à Méliapour.

Dès les premiers jours, il fit entendre sa puissante parole toujours bénie, toujours appuyée par la plus éminente sainteté de vie, et dès les premiers jours aussi il fut assailli par la foule de pécheurs que cette parole avait éclairés et convertis. L'exaltation du peuple alla jusqu'à répandre le bruit que tous ceux qui résistaient aux exhortations du, saint Père, ne pouvaient manquer de mourir en réprouvés; on citait même des exemples effrayants, et la foule croissait autour du saint Père pour entendre ses prédications, pour alléger sa conscience, pour trouver la paix de l'âme en rentrant dans la grâce de Dieu.

Quelques pécheurs cependant, — mais en bien petit nombre, — évitèrent de voir et d'entendre le saint Père auquel rien né résistait. L'un d'eux, riche seigneur portugais, dont les désordres étaient le plus grand scandale de la ville, fuyait Xavier avec d'autant plus de soin, qu'il en était connu. personnellement. Un jour, au moment où il allait se mettre à table pour dîner, le Père de Xavier se présente

            — Don Jacinto, lui dit-il. gaiement, depuis mon arrivée je désire vous voir et je ne vous rencontre nulle part !

— Mon Père...

            — J'ai bien peu de temps à moi, je ne puis faire de visites, et je viens vous demander à dîner; vous voulez bief me recevoir n'est-ce pas?. Je n'ai que ce moyen de vous voir.

— Mon Père,..... certainement..... c'est un grand honneur pour moi, balbutia don Jacinto.

Le Père fut aimable, causant, gai, spirituel, entraînant comme il l'était quand la gloire de Dieu et le salut d'une âme lui en faisaient un devoir, mais ne parla nullement à son hôte des scandales de sa coupable vie.

Jacinto en était confondu. Il se demandait comment il pouvait se faire qu'un saint comme le Père de Xavier, qui ne laissait jamais échapper une occasion de ramener une âme, et qui recherchait les pécheurs avec de si grandes fatigues et un zèle si ardent, ne lui dit pas un mot de sa conscience. Son étonnement redoubla lorsqu'il vit l'aimable saint le quitter et s'éloigner avec la même gaieté qu'à son arrivée.

Alors, il se fit dans cette âme un trouble inexprimable ; Jacinto frappé de la pensée que l'apôtre avait jugé inutile de s'occuper de son salut parce qu'il le savait désespéré, ne goûta plus un seul instant de repos, et finit par aller trouver le saint Père

            — Mon Père, lui dit-il, votre silence m'a bouleversé ! Est-ce que vous me regardez comme un réprouvé qui n'obtiendra jamais le pardon de ses péchés?

— Non, certainement, cher senhor. Pourquoi cela?

            — Mon Père, vous êtes venu chez moi, et vous ne m'avez rien dit de ma conscience !...

— Hélas ! m'auriez-vous écouté? J'ai cru devoir garder le silence là-dessus...

            — Eh ! mon Père, c'est ce silence qui m'a troublé. Je n'ai pas eu un moment de repos depuis votre visite, je suis le plus malheureux des hommes ! Oh ! s'il en est temps encore, mon cher Père Francisco, ne m'abandonnez pas !

— Il est toujours temps de recourir à la miséricorde infinie de Dieu, cher senhor; mais vous avez de grands sacrifices à faire pour mettre ordre à votre conscience..

Je ferai tout ce que vous voudrez, mon bon Père ! Je sacrifierai tout, j e vous obéirai aveuglément, pourvu que vous ne désespériez pas de mon salut.

Le saint lui fit faire une confession générale, et Jacinto ayant entièrement réformé sa vie, devint un fervent chrétien.

Les prodiges accompagnaient partout le grand Xavier. Benedito Cabral, marchand portugais à Méliapour, partant pour Malacca, va lui demander sa bénédiction et le  supplie de lui donner en souvenir un objet qu'il puisse conserver

            — Je n'ai rien, lui répond l'humble saint; je ne puis vous donner que ce chapelet, qui vous sera utile si vous avez confiance en Marie.

Benedito s'embarque, son navire se brise contre un écueil; tous les passagers et la plupart des matelots sont engloutis, les autres sont restés sur un rocher à fleur d'eau; le marchand est avec eux, son chapelet dans la main. Ils réunissent quelques planches, débris du navire échoué, et ils se jettent dessus, à la Providence ! Notre marchand tient toujours son chapelet; il invoque l'Étoile de la mer, il offre les mérites du saint Père de Xavier et il perd le sentiment et la connaissance de sa position. Il ne se croit plus en mer; il se croit à Méliapour près du saint Père, il croit lui parler et l'entendre... Et voilà que tout à coup il revient à lui... Il est à terre, sur une côte qui lui paraît inconnue et dont il demande le nom aux étrangers qui l'entourent, car les matelots, ses compagnons d'infortune, ne sont plus avec lui. On lui répond qu'il est à Négapatam, et il publie, dans toute l'effusion de sa reconnaissance la manière miraculeuse dont il y a été amené.

 

Le navire de Geronimo Fernandez de Mendoza était toute sa fortune, et ce navire est pris par des corsaires du Malabar en vue du cap Comorin. Geronimo veut au moins sauver sa vie; il se jette à la mer, gagne la côte de Méliapour à la nage et rencontre le saint Père à qui il expose sa cruelle position

            — Si je pouvais regretter d'être pauvre moi-même, lui répondit le compatissant apôtre, je le regretterais en ce moment ! mais prenez courage, mon bien cher ami ! La divine Providence ne vous abandonnera pas, elle viendra à votre secours.

Et en disant ces paroles, le Père de Xavier fouillait dans sa poche, et comme tout étonné de n'y rien trouver, il porte un regard suppliant vers le ciel et s'éloigne de quelques pas en priant. Il remet la main dans sa poche, et, se retournant vers Geronimo

            — Cher senhor, lui dit-il, prenez cela, le ciel vous l'envoie, servez-vous-en, mais n'en parlez à personne ! Il venait de lui donner cinquante ducats d'or. Geronimo Fernandez de Mendoza, ivre de bonheur de pouvoir rétablir ses affaires et d'être redevable de cette fortune à un miracle de la Providence, s'empressa de le faire connaître, malgré la défense du saint Père. Dieu voulait que le prodige ne pût être contesté, car ces pièces d'or furent reconnues d'une matière plus pure et de plus grande valeur que celle de toutes les monnaies en circulation dans les Indes. La grande sainteté de Xavier produisait à Méliapour autant de bien que sa parole, et la ville entière se réformait avec un empressement bien consolant pour le coeur de l'apôtre aimé de Dieu. Une des conversions les plus douces pour lui, fut celle de Joam d'Eyro qui, après avoir servi dans l'armée portugaise, s'était enrichi dans le commerce des Indes, bien qu'il n'eût encore que trente-cinq ans. Il vint un jour trouver le saint Père et lui dit

            — Mon Père, je viens vous soumettre une pensée qui m'agite depuis plusieurs jours. Je voudrais servir Dieu de la manière la plus parfaite; mais la pauvreté m'effraye; permettez-moi de m'attacher à vous, de vous suivre partout, et de fournir à tous vos besoins; je vous aiderai de mon mieux dans vos missions.

            — Ce n'est pas là la perfection évangélique, lui. répondit le Père de Xavier. Rappelez-vous le conseil donné par Notre-Seigneur Jésus-Christ au jeune homme de l'Évangile qui lui demande ce qu'il doit faire pour être parfait : Si vous voulez être parfait, lui dit le divin Sauveur, vendez ce que vous avez et donnez-en le prix aux pauvres.

            — Eh bien ! mon Père, je vous donnerai tout ce que j'ai, et vous le donnerez aux pauvres.

            — Ce n'est pas ainsi que la chose doit se faire. Examinez d'abord la manière dont vous vous êtes enrichi dans votre négoce. Peut-être trouverez-vous quelques restitutions nécessaires; préparez-vous à faire une bonne confession générale, et, votre conscience purifiée par cette confession et par ces restitutions, vous obtiendrez plus facilement la grâce de connaître la volonté de Dieu sur vous.

Joam d'Eyro se soumit à la direction de Xavier; mais bientôt la pauvreté lui devint intolérable, il acheta mystérieusement un petit bâtiment et se disposait à mettre à la voile à l'insu du saint Père, pour recommencer ses entreprises commerciales, lorsque le catéchiste Antonio vint à lui

            — Senhor Joam, venez vite parler au Père Francisco, il vous attend.

            — vous vous trompez Antonio ; c'est un autre Joam que le Père demandé, ce ne peut être moi. - C'est bien vous, car il m'a dit : Joam d'Eyro; c'est très-pressé, venez vite !

D'Eyro, un peu déconcerté, et se doutant que le saint, toujours éclairé de Dieu, connaissait son plan secret, se rendit à l'appel qui lui était fait

    Vous avez péché ! lui dit Xavier en le voyant.

—C'est vrai, c'est vrai, mon cher Père ! J'ai péché j'ai cédé à une violente tentation de reprendre mon commerce !

            — Pénitence donc, mon ami, pénitence ! lui répondit l'apôtre, en le relevant et l'embrassant.

Car d'Eyro, n'ayant pu soutenir la douceur et la pénétration de l'angélique regard de Xavier, s'était mis à ses pieds. Il s'y remit tout contrit de sa faute, se confessa, courut ensuite vendre tout ce qu'il avait, en donna tout le prix aux pauvres, s'attacha aux saint Père, et le suivit en qualité de catéchiste.

Avant de quitter Méliappur, où il allait laisser de si douloureux regrets, notre saint écrivait à la Compagnie de Jésus, à Goa, le 8 mai 1545

 

« ....... Les vents s'opposant à mon retour, je suis venu à Méliapour. Là, sur le tombeau du saint apôtre je n'ai cessé de demander à Dieu, par son intercession, de me faire connaître sa divine volonté, à laquelle je suis bien résolu d'être fidèle, avec le secours de sa grâce à quelque prix que ce soit. -Celui qui donne le désir, donne le moyen de l'accomplir. Dieu, dans son infinie miséricorde, s'est souvenu de son indigne serviteur; car je me suis senti tout à coup l'âme dilatée par la joie, le coeur inondé de délices, et j'ai reconnu que Dieu m'appelait à Malacca, et de là à Macassar . . . . . . . . . . . .

«Le père Francisco Mancias est à Comorin avec quelques prêtres du Malabar; leur zèle est tel, que ma présence est inutile là. Les Pères qui ont passé la saison des pluies au Mozambique, et ceux qui viendront cette année du Portugal, pourront aller à Ceylan avec les princes et seigneurs de ce pays, qui y retournent. De mon côté, je m'acheminerai vers Macassar, avec l'espérance que Dieu protégera mon voyage, puisqu'il m'en a inspiré le dessein, et qu'en témoignage de son approbation il a rempli mon âme d'une surabondance de délice ! Je suis si convaincu de la volonté de Dieu, que si je retardais l'exécution de ce projet seulement de quelques instants, je me croirais en guerre ouverte avec le ciel ! Je n'oserais plus rien espérer de sa souveraine bonté, ni en cette vie ni en l'autre. Ainsi, à défaut de vaisseau marchand portugais, je suis décidé à me jeter dans une barque de païens ou de Sarrasins. J'ai tant de confiance en Dieu, dont l'amour seul me porte là, que sans hésiter, avec le seul souffle; du Saint-Esprit, je braverais toutes les tempêtes de l'Océan dans la barque la plus chétive. Mes espérances ne sont attachées ni aux voiles, ni aux ancres, ni aux matelots. Dieu seul ! voilà mon pilote, voilà mon ancre de miséricorde et de salut !

«Ah ! mes très-chers frères, priez, priez sans cesse pour moi, misérable pécheur ! Ne m'oubliez pas dans vos oraisons journalières, dans vos saints sacrifices; recommandez-moi à ce Dieu si plein de bonté ! C'est en son nom que je vous en conjure... »

Que pourrions-nous dire du zèle de notre admirable apôtre qui ne fût au-dessous de cette brûlante et magnifique expansion de son âme !...

Il ne put partir aussitôt qu'il le désirait, et retenu à Méliapour jusqu'au commencement de septembre, il s'embarqua seulement alors pour Malacca, laissant tout en larmes la population qu'il venait de réformer, et dont la vie était devenue si édifiante, qu'en quittant la ville il s'écria :

« Méliapour est une des villes les plus chrétiennes Dieu la bénira: avant peu d'années elle deviendra une des villes les plus riches et les plus florissantes de toutes les Indes ! »

Cette prédiction s'accomplissait peu d'années après.

 

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