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LES ACTES DE SAINT CYPRIEN.Évêque, A Carthage, lan 258 Dom H. Leclercq, Paris Poitiers 1909 Pendant les cinq ou six siècles de son existence, lEglise dAfrique neut pas de plus grands hommes que Tertullien, saint Cyprien et saint Augustin; et lon peut dire que la postérité na rien ajouté à la renommée dont ils ont joui en leur temps. Ce fut cette renommée qui désigna saint Cyprien aux persécuteurs. Valérien rendit, lan 257, un édit daprès lequel, pour la première fois, la communauté chrétienne était traitée en association illicite. Daprès divers indices, on constate que la question religieuse est au second plan, car la nature de la peine infligée à ceux qui refusent de sacrifier est lexil. Lédit réserve ses sévérités pour ceux qui feront revivre lassociation dissoute. Conformément à cette législation, Cyprien, ayant refusé de sacrifier, fut envoyé à Curube; mais il est probable que lédit fut insuffisant, car on laggrava lannée suivante. Lédit de 258 déclarait que tous les évêques, prêtres ou diacres, qui refuseraient dabjurer, seraient sur-le-champ mis à mort. Ce fut donc comme sacrilège, conspirateur et fauteur dassociation illicite, que Cyprien fut condamné. Le procès-verbal de la comparution est une pièce
dune valeur inestimable. BOLL. Act.
Sanct. Sept. 14. IV, 191-348. Ruinart, Acta sinc., 243-264. HARTEL,
Opp. Cypr., p. CX-CXIV. SAMUEL BASNAGE, Annales politico-ecclesiastici (Rotterdam,
1706), t. II, p. 392, et GORRES, Christenverfolgungen, dans Kraus, Real Encyklopoedie der
christi. Alterthümer,
t. 1, 289, « disent que la pièce que nous possédons, bien que composée de matériaux
antiques, nest pas la relation originale; mais ils napportent point de preuve
sérieuse à lappui de cette assertion s. P. ALLARD, Hist. des perséc., t.
II, p. 56 et suiv., 112 et suiv. DOOWELL, Dissertationes Cyprianicae (1682).
Voy. CHEVALIER, Répertoire, Foviu.sv, et les travaux généraux sur lAfrique,
SCHELSTRATE, MORCELLI, CAHIER, etc. Enfin P. MONCEAUX a donné dans la Revue
archéologique (1900) une étude de la Vita et des Acta pro-consularia dont plusieurs
conclusions sont définitives. Cfr. D. CABROL, Dictionn. de liturgie et
darchéol. Paris, 1902. Fascicule 1er , au mot : Actes des Martyrs. LES ACTES PROCONSULAIRES DU MARTYRE DE THASCIUS CAECILIUS CYPRIEN. Lempereur Valérien était consul pour la quatrième fois et Gallien pour la troisième. Le3 des calendes de septembre (30 août), à Carthage, dans son cabinet, Paterne dit à Cyprien: « Les très saints empereurs Valérien et Gallien ont daigné madresser des lettres par lesquelles ils ordonnent à ceux qui ne suivent pas la religion romaine den reconnaître désormais les cérémonies. Cest pour cette raison que je tai fait citer: que réponds-tu? » Cyprien: « Je suis chrétien et évêque. Je ne connais pas de dieux, si ce nest le seul et vrai Dieu qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce quils contiennent. Cest ce Dieu que nous, chrétiens, nous servons; cest lui que nous prions jour et nuit, pour nous et pour tous les hommes, et pour le salut des empereurs eux-mêmes. Tu persévères dans cette volonté? Une volonté bonne, qui connaît Dieu, ne peut être changée. Pourras-tu donc, suivant les ordres de Valérien et de Gallien, partir en exil pour la ville de Curube? Je pars. Ils ont daigné mécrire au sujet non seulement des évêques, mais aussi des prêtres. Je veux donc savoir de toi les noms des prêtres qui demeurent dans cette ville. Vous avez très utilement défendu la délation par vos lois. Aussi ne puis-je les révéler et les trahir, On les trouvera dans leurs villes. Je les ferai rechercher, et dès aujourdhui, dans cette ville. Notre discipline défend de soffrir de soi-même, et cela contrarie tes calculs, mais si tu les fais rechercher, tu les trouveras. Oui, je les trouverai, et il ajouta : Les empereurs ont aussi défendu de tenir aucune réunion et dentrer dans les cimetières. Celui qui nobservera pas ce précepte bienfaisant encourra la peine capitale. Fais ton devoir. Alors le proconsul Paterne ordonna que le bienheureux Cyprien, évêque, fût exilé. Il demeurait depuis longtemps déjà dans son exil, lorsque le proconsul Galère Maxime succéda à Aspase Paterne. Il rappela Cyprien du lieu de son exil et ordonna, quon le fit comparaître devant lui. Cyprien, le saint martyr choisi de Dieu, revint donc de Curube où lavait exilé Paterne; il demeurait, conformément, à lordre donné, dans ses terres, où il espérait chaque jour voir arriver ceux qui devaient larrêter, comme un songe len avait averti. Il sy trouvait donc lorsque soudainement, le jour des ides de septembre (le 13), Sous le consulat de Tuscus et de Bassus, deux employés du proconsul, lun écuyer de lofficium de Galère Maxime, lautre palefrenier du même officium, vinrent le prendre ; ils le firent monter en voiture, se mirent à ses côtés et le conduisirent à Sexti, où Galère sétait retiré en convalescence. Celui-ci remit la cause au lendemain. On ramena Cyprien à Carthage dans la maison du directeur de lofficium, laquelle était située au quartier de Saturne, entre la rue de Vénus et la rue Salutaire. Tout ce quil y avait de fidèles sy porta; mais le saint, layant su, ordonna de faire retirer les jeunes filles; le reste de la foule stationna devant la porte de la maison. Le lendemain matin, dix-huitième jour des calendes doctobre, dès le matin, la foule immense, sachant lajournement prononcé la veille par Galère Maxime, se transporta à Sexti. Le proconsul dit à Cyprien : « Tu es Thascius Cyprien? Je le suis. Tu tes fait le pape de ces hommes sacrilèges? Oui. Les très saints empereurs ont ordonne que tu sacrifies. Je ne le fais pas. Réfléchis Fais ce qui ta été commandé dans une chose aussi juste, il n y a pas matière à réflexion » Galère, ayant pris lavis de son conseil, rendit à regret cette sentence: « Tu as longtemps vécu en sacrilège, tu as réuni autour de toi beaucoup de complices de ta coupable conspiration, tu tes fait lennemi des dieux de Rome et de ses lois saintes ; nos pieux et très sacrés empereurs, Valérien et Gallien, Augustes, et Valérien, très noble César, nont pu te ramener à la pratique de leur culte. Cest pourquoi, fauteur de grands crimes, porte-étendard de ta secte, tu serviras dexemple à ceux que tu as associés à ta scélératesse : ton sang sera la sanction des lois. » Ensuite il lut sur une tablette larrêt suivant : « Nous ordonnons que Thascius Cyprien soit mis à mort par le glaive ». Cyprien, dit: « Grâces à Dieu ». Dès que larrêt fut prononcé, la foule des chrétiens se mit à crier. « Quon nous coupe la tête avec lui ». Ce fut ensuite un désordre indescriptible; la foule cependant suivit le condamné jusquà la plaine de Sexti. Cyprien, étant arrivé sur le lieu de lexécution, détacha son manteau, sagenouilla et pria Dieu, la face contre terre. Puis il enleva son vêtement, qui était une tunique à la mode dalmate, et le remit aux diacres. Vêtu dune chemise de lin, il attendit le bourreau. A larrivée de celui-ci, lévêque donna ordre quon comptât à cet homme vingt-cinq pièces dor. Pendant ces apprêts, les fidèles étendaient des draps et des serviettes autour du martyr. Cyprien se banda lui-même les yeux. Comme il ne pouvait se lier les mains, le prêtre Julien et un sous-diacre, portant, lui aussi, le nom de Julien lui rendirent ce service. En cette posture, Cyprien reçut la mort. Son corps fut transporté à quelque distance, loin des regards curieux des païens. Le soir, les frères, munis de cierges et de torches, transportèrent le cadavre dans le domaine funéraire du procurateur Macrobe Candide, sur la route de Mappala, près des réservoirs de Carthage. Quelques jours plus tard Galère mourut. Le bienheureux martyr Cyprien mourut le dix-huitième jour des calendes doctobre, sous le règne des empereurs Valérien et Gallien. Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit gloire et honneur, règne dans les siècles des siècles. Amen. Ce deuxième récit, qui complète les actes proconsulaires sur plusieurs points, est louvrage de Ponce, diacre de saint Cyprien. Lauthenticité de cette pièce est hors de question. On ne donne ici que ce qui a trait au martyre de lévêque de Carthage. Cfr. P. MONCEAUX, loc. sup. cit. Le premier jour que nous passâmes à Curube (car la tendresse de sa charité avait daigné me choisir, entre ceux qui composaient sa maison, pour partager volontairement avec lui son exil; et plût à Dieu que jeusse pu partager aussi son martyre !): « Je nétais pas encore tout à fait endormi, me dit-il, lorsque mapparut un jeune homme dune taille extraordinaire; il me conduisit au prétoire, et me présenta au proconsul, qui était assis sur son tribunal. Celui-ci meut à peine vu quil se mit aussitôt à tracer sur une tablette une sentence que je ne pouvais connaître; car il ne mavait pas fait subir linterrogatoire accoutumé. Mais le jeune homme, qui se tenait debout derrière lui, par une indiscrète curiosité, lut tout ce qui avait été écrit; et parce que de la place où il était il ne pouvait me parler, il men expliqua le contenu par signes. En effet, étendant la main et figurant la lame dun glaive, il imita le coup ordinaire du bourreau sur sa victime. Ainsi il mindiquait, comme il me leût dit, ce quil voulait me faire entendre. Je compris que la sentence de mon martyre allait sexécuter. Aussitôt je madressai au proconsul et lui demandai un jour de sursis, pour mettre ordre à mes affaires. Je répétai longtemps ma prière ; enfin, il se mit à écrire de nouveau sur sa tablette, mais sans que je pusse savoir ce que cétait; cependant il me sembla, au calme de son visage, que, touché de la justice de ma requête, il y avait fait droit. Le jeune homme qui, tout à lheure, par son geste, mieux que par la parole, mavait révélé mon martyre, se hâta de replier les doigts les uns sur les autres, et de répéter plusieurs fois ce signe pour mapprendre que lon maccordait le délai que javais demandé jusquau lendemain. Quoique la sentence neût pas été prononcée, le sursis me causait un véritable plaisir ; cependant je tremblais davoir mal interprété le geste de mon compagnon; un reste dépouvante précipitait encore les battements de mon coeur, que la crainte avait un moment dominé tout entier. » Quoi de plus clair que cette révélation ? quoi de plus heureux que cette faveur? Devant lui sétait déroulé tout ce qui devait plus tard saccomplir; car rien na été changé aux paroles de Dieu, et les saintes promesses nont été en aucune manière amoindries. Reconnaissez vous-mêmes dans lévénement le détail de toutes les circonstances telles quelles ont été prédites. Certain de la sentence qui a décrété son martyre, il a demandé un sursis jusquau lendemain, pour régler ses dernières dispositions. Mais ce lendemain quil demandait, pour Dieu qui le lui accorda, fut une année que le bienheureux évêque devait encore passer sur la terre, depuis le jour de cette vision ; cest-à-dire, pour expliquer ma pensée dune manière plus précise, que lannée qui suivit cette vision, à pareil jour, Cyprien reçut la couronne du martyre. Il est bien vrai que, dans les Livres saints, le jour du Seigneur ne désigne pas précisément une année; mais nous savons quil signifie le terme des promesses divines. Cest pourquoi il importe peu quun jour ait été donné ici pour une année, parce que plus le temps est long, plus est admirable laccomplissement de la prédiction. Dailleurs le délai a été figuré par le geste et non exprimé par la parole ; le fait, mais le fait accompli seulement, devait avoir son expression dans le langage; comme il arrive dordinaire pour les prophéties, la parole humaine les explique quand les signes qui les annonçaient sont accomplis. Aussi personne ne connut le sujet de cette apparition, que lorsque le saint évêque eut été couronné plus tard, au jour même où il lavait eue. Dans lintervalle néanmoins, tous tenaient pour certain que son martyre nétait pas éloigné ; mais le jour, personne ne le déterminait, parce que Dieu avait voulu le laisser ignorer. Je trouve dans lEcriture un fait analogue à celui-ci. Le prêtre Zacharie, pour navoir pas cru à la parole de lAnge qui lui promettait un fils, était demeuré muet. Lorsquil fallut donner un nom à son fils, il demanda ses tablettes, afin de représenter ce nom par les signes de lécriture, ne le pouvant faire par la parole. De même, le messager céleste eut recours de préférence au geste, pour annoncer à notre pontife la mort qui le menaçait; par là, il fortifia son courage, sans lui ôter le mérite de la foi. Cyprien avait donc demandé un sursis, pour mettre ordre à ses affaires et régler ses dernières volontés. Quavait;il à régler en ce moment suprême, sinon les affaires de lEglise? Il naccepta le sursis que pour prendre en faveur des pauvres tous les soins dune tendre charité. Et je ne doute point que ce nait été là le motif le plus puissant, le seul même qui ait engagé à céder à sa demande les juges mêmes qui lavaient banni, et qui se préparaient à légorger, Ils savaient quau milieu de ses pauvres il les soulagerait par une dernière largesse; disons mieux, quil leur léguerait tout ce quil possédait. Enfin, il avait terminé ses pieuses dispositions et réglé tout par les inspirations de sa charité : ce lendemain, quavait annoncé la vision approchait. Déjà un message venu de Rome avait annoncé le martyre du pape Sixte, si bon et si doux. On attendait de moment en moment larrivée du bourreau qui devait frapper la très sainte victime dévouée depuis longtemps à la mort. Aussi peut-on dire que chacun de ces jours, renouvelant sans cesse le sacrifice dune mort toujours présente, ajoutait à la couronne de Cyprien le mérite dun nouveau martyre. Un grand nombre de personnages distingués dans le monde par léclat du rang et de la naissance vinrent le trouver ; au nom dune ancienne amitié, ils le conjurèrent de se cacher; et, pour que leurs paroles ne fussent point un conseil stérile, ils lui offrirent une retraite sûre. Mais le saint évêque, dont lâme était tout entière attachée au ciel, nécoutait ni le monde, ni ses flatteuses insinuations. Un ordre seul de la volonté divine aurait pu le faire céder aux instances des fidèles et de ses nombreux amis. De plus, ce grand homme déploya dans ces circonstances une vertu sublime, dont nous ne pouvons taire la gloire. Déjà lon sentait grandir les fureurs du monde, qui, enhardi par ses princes, ne respirait que lanéantissement du nom chrétien. Cyprien, au milieu de ces dangers, saisissait toutes les occasions de fortifier les serviteurs de Dieu, en leur rappelant les paroles du Seigneur; il les animait à fouler aux pieds les tribulations de cette vie par la contemplation de la gloire qui les attendait. En un mot, tel était son zèle pour la parole sainte, que son voeu le plus ardent eût été de recevoir le coup de la mort en parlant de Dieu et dans lexercice même de ses prédications. Cétait par ces actes chaque jour répétés que le bienheureux pontife préparait à Dieu une victime dune agréable odeur. Il était dans ses terres (car, quoiquil les eût vendues au commencement de sa conversion, Dieu avait permis quelles lui fussent rendues; et la crainte de lenvie lavait empêché de les vendre une seconde fois au profit des pauvres) lorsque, par lordre du proconsul, un officier avec une troupe de soldats vint tout à coup le surprendre, ou plutôt se flatta de lavoir surpris. Quelle attaque en effet peut être une surprise pour un coeur toujours prêt? Il savança donc, bien sûr cette fois de ne pas échapper au coup depuis si longtemps suspendu sur sa tête, et se présenta donc; la joie peinte dans ses traits exprimait la noblesse de son âme et la fermeté de son courage. Son interrogatoire ayant été remis au lendemain, il fut transféré du prétoire à la maison de lofficier qui lavait arrêté. Le bruit se répandit tout à coup dans Carthage que Thascius Cyprien avait comparu devant le tribunal. Tous connaissaient léclat de sa gloire, mais surtout personne navait oublié sa sublime abnégation durant la peste. Toute la ville accourut donc pour être témoin dun spectacle que le dévouement de la foi du martyr rendait glorieux pour nous, et qui arrachait des larmes aux païens eux-mêmes. Cependant Cyprien était arrivé dans la mai-son de lofficier, et il y passa la nuit, entouré de tous les égards; à tel point quil nous fut permis, à nous ses amis, de rester auprès de lui et de partager sa table comme de coutume. Mais la multitude, qui craignait quon ne profitât de la nuit pour disposer à son insu de la vie du saint évêque, veillait devant la maison de lofficier. Ainsi la divine Providence lui accordait un honneur dont il était vraiment digne ; le peuple de Dieu faisait veille durant la passion de son évêque. Peut-être demandera-t-on pourquoi il avait été transféré du prétoire à la maison de lofficier ? On prétend, quelques-uns du moins, que ce fut un caprice du proconsul, qui ne voulut pas linterroger alors. Mais à Dieu ne plaise que, dans les événements réglés par la volonté divine, jaccuse les lenteurs ou les dédains de lautorité. Non, une conscience chrétienne ne se chargera pas dun jugement qui serait téméraire : comme si les caprices dun homme avaient pu prononcer sur la vie du bienheureux martyr. Mais enfin ce lendemain que la miséricorde divine avait annoncé, il y avait un an, cétait bien le lendemain de cette nuit. Enfin le jour promis sest levé, le jour marqué par les décrets divins; le tyran naurait pu le différer plus longtemps, quand même son caprice leût voulu; cest un jour de joie pour le futur martyr, jour qui sest levé sur le monde dans toute la splendeur dun soleil radieux, sans ombre et sans nuage. Cyprien quitta donc la maison du ministre du proconsul, lui le ministre du Christ son Dieu, et il fut aussitôt environné comme dun rempart par les flots pressés dune multitude de fidèles. On eût dit une immense ,armée qui voulait avec lui marcher au combat, pour détruire la mort. Dans le trajet, il fallut traverser le stade : il était convenable en effet quil parcourût larène des combats, celui qui courait par la lutte sanglante du martyre à la couronne de justice; le rapprochement était si naturel, quon pouvait croire quil avait été ménagé à dessein. Arrivé au prétoire, comme le proconsul ne paraissait pas encore, on permit à Cyprien dattendre dans un lieu plus à lécart de la foule, Là, comme il était inondé de sueur à cause du chemin quil venait de faire, il sassit; or, il y avait par hasard en ce lieu un siège recouvert dune tenture, comme si le martyr eût dû jouir des honneurs de lépiscopat jusque sous le coup du bourreau. Un soldat du corps des Tesserani, et qui avait été autrefois chrétien, sous prétexte que les vêtement de lévêque étaient tout humides de sueur, lui offrit les siens qui étaient plus secs; il navait pas dautre pensée, en faisant cette offre, que de recueillir les sueurs déjà sanglantes dun martyr sur le point de senvoler vers Dieu. Lévêque remercia en disant : « Ce serait vouloir appliquer un remède à des maux qui aujourdhui même ne seront plus. » Mais dois-je métonner quil se montrât supérieur à la fatigue, lui qui méprisait la mort? Achevons. On annonce lévêque au proconsul; il est introduit, on le place devant le tribunal, on linterroge : il déclare son nom. Puis il se tait. En conséquence, le juge lit sur les tablettes la sentence, cette même sentence qui navait point été lue dans la vision. Elle était telle quon peut dire sans témérité que lEsprit de Dieu lavait dictée ; sur cette sentence, vraiment glorieuse et digne dun tel évêque, dun si illustre témoin de Jésus-Christ, il était appelé le porte-étendard de la secte, lennemi des dieux; on y disait que sa mort serait pour les siens une leçon, et que son sang serait la première sanction donnée à la loi. Léloge était complet, et rien ne pouvait être plus vrai que cet arrêt; aussi faut-il reconnaître que, quoique sorti dune bouche infidèle, Dieu même lavait inspiré. Du reste, cela ne doit pas surprendre, puisque nous savons que les pontifes ont coutume de prophétiser sur la Passion. Oui, notre bienheureux martyr était un porte-étendard, puisquil nous apprenait à arborer létendard du Christ; il était lennemi des dieux, dont il ordonnait de renverser les idoles; il fut pour les siens une leçon; car, entré le premier dans une carrière où il devait avoir de nombreux imitateurs, il consacra dans cette province les prémices du martyre. Enfin son sang a vraiment sanctionné la loi, mais la loi des martyrs : car, jaloux dimiter leur maître et de partager sa gloire, ils ont donné eux-mêmes leur sang, comme une sanction de la loi, que ce grand exemple leur imposait. Lorsque lévêque sortit du prétoire, une garde nombreuse laccompagna, et pour que rien ne manquât à son martyre, des centurions et des tribuns marchaient à ses côtés. Le lieu choisi pour son supplice était une vaste plaine entourée de tous côtés darbres touffus qui offraient un superbe coup doeil. La distance était trop grande pour que tous, dans cette confuse multitude, pussent contempler le spectacle; cest pourquoi beaucoup de pieux fidèles montèrent sur les branches des arbres, pour ajouter à la vie de Cyprien ce nouveau trait de ressemblance avec le divin Maître, que Zachée contempla du haut dun arbre. Déjà le bienheureux pontife sétait bandé les yeux de ses propres mains; il hâtait les lenteurs du bourreau chargé de lexécution, et dont les doigts tremblants, la main défaillante, soutenaient avec peine le glaive. Enfin arriva, lheure où la mort devait ouvrir le séjour de la gloire à ce grand homme; une vigueur descendue den haut raffermit le bras du centurion, qui déchargea de toutes ses forces le coup mortel. Heureuse lEglise, heureux le peuple fidèle qui sest uni aux souffrances de son illustre. évêque par les yeux, par le coeur, et, ce qui, est plus généreux, par lexpression publique de ses sentiments! Aussi, selon la promesse que lui en avait souvent faite le saint pontife, ils en ont reçu la récompense au jugement de Dieu. Car, quoique les voeux que tous formaient naient pu être exaucés, et quil nait pas été donné à tout ce peuple de sassocier au triomphe de son évêque, quiconque, sous les yeux du Christ témoin de ce glorieux spectacle, a fait entendre au martyr le désir sincère de souffrir avec lui, doit être sûr que ses désirs, recueillis par une oreille amie, auront trouvé un digne interprète auprès de Dieu. Ainsi se consomma le sacrifice; et Cyprien, qui avait été le modèle de toutes les vertus, fut encore le premier qui, en Afrique, teignit de son sang les couronnes épiscopales; car avant lui personne, depuis les apôtres, navait eu cet honneur. Dans cette suite dévêques qui avaient siégé à Carthage, quoique beaucoup eussent déployé de rares vertus, jusquà lui on nen cite aucun qui soit mort martyr. Il est vrai que lobéissance et le dévouement à Dieu, dans des hommes consacrés à son service, a droit dêtre regardé comme un long martyre; pour Cyprien cependant la couronne fut plus complète, Dieu ayant voulu consommer son sacrifice, afin que, dans la cité même où il avait vécu dune manière si sainte et accompli le premier tant de grandes et nobles choses, le premier aussi il embellît, de la pourpre glorieuse de son sang, les ornements sacrés dun ministère tout céleste. Et maintenant que dirai-je de moi-même? Partagé entre la joie de son sacrifice et la douleur de lui survivre, mon coeur est trop étroit pour suffire à ce double sentiment, et mon âme est accablée sous le poids de ces deux impressions qui se la partagent. Mattristerai-je de navoir pas été son compagnon? Mais sa victoire doit être pour moi un sujet de triomphe. Dun autre côté, puis-je triompher de sa victoire, quand je pleure de lavoir vu partir sans moi? Toutefois, je vous lavouerai avec simplicité (mais vous connaissez déjà toutes mes pensées), sa gloire m inonde de joie, dune joie trop grande peut-être; et cependant la douleur dêtre resté seul lemporte encore. |