LIVRE DEUXIÈME

A UN PÈRE CHRÉTIEN.

 

ANALYSE.

 

 

Ce n’était pas seulement des étrangers, mais les amis et les pères eux-mêmes qui détournaient leurs enfants de la profession monastique : et ce désordre était égal parmi les chrétiens et parmi les païens. — Saint Chrysostome s’adresse d’abord à un père infidèle, qu’il suppose outré de douleur de voir son fils engagé dans cette profession.— Dans la peinture qu’il fait de l’état de ce personnage supposé, il rassemble tous les motifs qui font ordinairement qu’un père déplore de voir son fils embrasser la vie monastique. — il est riche et noble, il n’a qu’un fils et ne peut espérer d’en avoir d’autres. — De son côté le fils est doué de toutes les qualités nécessaires pour être en droit d’aspirer à ce qu’il y a de plus grand dans le monde, mais il a entendu parler de la religion chrétienne et il a tout quitté pour s’enfuir dans les montagnes. — Quelque justes sujets que ce père, paraisse avoir de se plaindre de la résolution de son fils, saint Chrysostome soutient que c’est à tort qu’il déplore son changement de vie, parce que le pauvre volontaire est plus heureux que le riche toujours tourmenté de la passion de l’argent; parce que le solitaire, tout en ne possédant rien en propre, dispose, pour le bien des pauvres, de la bourse de toutes les personnes de piété. —Comme le père est païen, saint Chrysostome n’employant que des raisonnements et des exemples à sa portée, lui cite l’exemple de Criton qui met tout son bien à la disposition de Socrate, son maître de philosophie. — Citation d’un passage du dialogue de Platon, le Criton. — Autre exemple de Diogène refusant les offres d’Alexandre.

Si le père veut parler de la gloire que son fils aurait acquise dans le monde, saint Chrysostome lui répond que la gloire suit la vertu encore plus que ta puissance. — Platon est plus illustre que Denys, tyran de Syracuse ; Socrate qu’Archelaüs; Aristide qu’Alcibiade. — Alexandre porta envie à Diogène. — Saint Chrysostome va plus loin et fait voir que ce fils , devenu solitaire, est plus puissant que s’il fût resté dans le monde. — Car, dit-il, il y a trois degrés de puissance, dont le premier est de pouvoir se venger des injures ; le second, de se guérir soi-même, quelque blessure que l’on ait reçue ; le troisième, de se mettre dans un état où personne ne puisse nuire. — C’est ce dernier degré dont jouit le solitaire. — Personne ne peut lui nuire ; développement de cette pensée.

De là, saint Chrysostome passe à ce qui regarde personnellement le père de ce solitaire, et montre que jamais fils n’a eu tant de respects et d’égards pour son père : élevé à quelque haute dignité dans le monde, il n’aurait peut-être eu que du mépris pour l’auteur de ses jours; restant dans le siècle, il aurait peut-être été jusqu’à souhaiter la mort de son père par l’espérance d’une riche succession ; retiré dans la solitude il prie Dieu, au contraire, qu’il lui accorde une longue vie. — Résumé des motifs. —Réfutation des objections. — Exemple d’un fait récent : Père païen qui, après avoir tout fait pour retirer son fils de la profession monastique, finit par se laisser vaincre et convertir par lui.

Comme nous en avons déjà fait la remarque à propos du sacerdoce, saint Chrysostome prend dans ce traité la marche et le ton oratoire, il se transporte par la pensée devant un tribunal et il plaide une cause. — On le sentirait au style, quand il ne le dirait pas lui-même en propres termes.

 

1.         Oui, ce que l’on a vu dans le livre précédent est bien propre à causer de l’étonnement et de l’effroi, et l’on est en droit de dire avec le Prophète :  Le ciel a été frappé de stupeur à cette vue, la terre en a tremblé jusque dans ses profondeurs; la frayeur et l’épouvante sont venues sur la terre. (Jérém. II, 12, et V, 30.) Voici ce qui me paraît le plus fâcheux: ce ne sont pas seulement des étrangers, des personnes qu’aucun lien ne rattache aux solitaires ni à leurs disciples, et complètement désintéressées dans la question, qui s’indignent et se courroucent contre les maîtres de la vie ascétique; hélas ! les proches et les parents eux-mêmes ont pris l’habitude de se laisser aller à ces coupables colères. Je n’ignore pas qu’un grand nombre s’étonnent peu de voir des parents agir ainsi; seulement ils crèvent de dépit quand ils voient des gens qui ne sont ni pères, ni amis , ni parents, ni alliés d’aucune façon, qui souvent -même sont inconnus de ceux qui se vouent à la vie (11) ascétique, se donner plus de peine et de mouvement que les parents mêmes, blâmer, attaquer, accuser avec plus de violence que personne les zélateurs de la vie monastique. Pour moi, c’est le contraire qui me semble étonnant.

Pour ceux qu’aucun lien, ni de parenté ni d’amitié, n’oblige et ne retient, il n’est pas étrange qu’ils souffrent du bien d’autrui soit que l’envie les pousse, soit qu’ils trouvent dans le malheur des autres une bonne fortune pour leur propre méchanceté, sentiment regrettable sans doute et malheureux, mais trop réel et trop fréquent; mais que des pères, qui, après avoir élevé leurs enfants le mieux qu’ils ont pu, ne désirent rien tant que de les voir plus considérés et plus heureux qu’eux-mêmes, qui font tout et souffrent tout pour atteindre ce but; que ces hommes, pris tout à coup d’une sorte de vertige, changent de ton et se lamentent parce que leurs enfants se destinent à la vie ascétique : voilà ce que je trouve de plus étonnant; voilà ce qui, selon moi, suffit à prouver que tout est perdu et que la corruption est générale.

On ne saurait dire que rien de semblable soit arrivé dans les siècles passés, même lorsque l’erreur étendait partout son empire. Une fois cependant quelque chose d’approchant s’est vu dans une ville grecque, mais asservie par les tyrans. Encore n’était-ce point, comme maintenant, des parents qui étaient les auteurs de ce fait étrange; les tyrans qui occupaient l’Acropole en furent seuls coupables, encore pas tous: il n’y en eut qu’un, le plus méchant de tous, qui fit venir Socrate et lui ordonna de renoncer à l’enseignement de la philosophie. Observez que celui qui se porta à cet excès était un tyran, un infidèle, un homme pervers qui cherchait, par toutes sortes de moyens, à ruiner la république, un homme qui se repaissait du malheur des autres et qui savait que rien n’est capable comme une telle mesure de bouleverser le meilleur des Etats; ici, au contraire, ce sont des fidèles, habitant des cités bien policées, voulant le bien de leurs enfants, qui osent, sans rougir, faire entendre les mêmes menaces qu’un despote à ses esclaves.

La conduite de ces pères me surprend plus que celle des étrangers. Je ne m’occupe donc point de ceux-ci, c’est à ceux-là que je vais par1er avec toute la douceur et la modération possible. Pères, qui avez quelque soin de vos enfants, ou plutôt qui n’en avez pas autant que vous en devriez avoir, écoutez ce que j’ai à vous dire. La première grâce que je vous demande, c’est de ne point vous offenser si je pré-tends connaître mieux que vous ce qui convient à vos enfants.

La paternité est sans doute un titre puissant à l’affection du fils; mais pour lui donner une avantageuse et complète éducation, la paternité ni l’amour ne sauraient suffire; ce n’est pas assez d’être père pour connaître ce qu’il y a de plus utile pour son fils. La génération n’entraîne pas nécessairement cette science; l’affection paternelle ne la donne pas davantage. Les pères eux-mêmes avouent par leurs actes qu’ils ne possèdent pas cette connaissance, puisqu’ils confient leurs enfants à des maîtres, à des précepteurs, puisqu’ils prennent conseil sur le genre de vie qu’il convient de leur faire suivre. Ce qui est encore plus fort c’est que souvent, après avoir consulté, ils abandonnent leurs vues personnelles et adoptent celles des autres. Qu’ils ne s’emportent donc pas contre nous, si nous leur disons que nous connaissons mieux qu’eux ce qui convient à leurs fils; mais qu’ils attendent notre démonstration, et si elle ne les convainc pas, alors qu’ils nous accusent, qu’ils nous dénoncent comme des imposteurs, des séducteurs et des ennemis de toute la nature.

2.         Comment donc prouverons-nous ce que nous avançons ? Je crois savoir mieux que vous ce qui convient à vos enfants; vous prétendez le contraire: où est la vérité? comment la découvrirons-nous? Ce sera en rapportant les raisons pour et contre; en faisant, de part et d’autre , descendre nos raisonnements comme des athlètes dans l’arène; en les mettant aux prises et en laissant à des juges impartiaux la décision du combat. La loi du combat nous met aux prises avec le chrétien, c’est contre lui seul qu’il nous ordonne de lutter. Elle ne nous demande rien autre chose. Car, dit saint Paul, qu’ai-je besoin de juger ceux du dehors? (I Cor. V, 12.) Mais puisqu’il se trouve beaucoup d’infidèles parmi les pères de ceux qui sont attirés vers le Ciel, bien que la loi du combat nous exempte de lutter contre eux, c’est à eux cependant que nous aurons tout d’abord affaire. Et plût à Dieu que nous n’eussions à lutter que contre eux , bien que le combat soit plus difficile et offre plus de prises contre nous ! Car l’homme animal ne perçoit point les choses qui sont de l’esprit de Dieu : elles lui paraissent une folie. (I Cor. II, 14.) Je sais bien que j’aurai la même difficulté à vaincre que s’il s’agissait de faire désirer la dignité royale à quelqu’un qui ne voudrait pas même croire qu’il existe rien de tel; et cependant, même dans un champ si resserré, je voudrais n’avoir à combattre que contre les infidèles.

J’aurais, il est vrai, contre le chrétien, des arguments nombreux, des armes sûres, mais l’excès de la honte trouble la joie que pourrait me causer l’abondance des preuves : je rougis d’être obligé de discuter avec lui sur un tel sujet : c’est même la seule objection sérieuse que puisse m’opposer le païen; dans tout le reste, je le vaincrai facilement avec la grâce de Dieu; et pour peu qu’il veuille être de bonne foi, je l’amènerai vite, non-seulement à l’amour de la vie ascétique, mais au désir même de la vérité chrétienne dans laquelle cette vie trouve sa raison d’être et son origine. Tant s’en faut donc que je redoute le combat contre l’infidèle, qu’au contraire je n’aborderai la lutte qu’après avoir rendu l’adversaire aussi fort que possible par mes concessions.

Supposez donc que non-seulement ce père est païen, mais encore le plus riche des hommes, comme le plus considéré et le plus élevé en crédit et en puissance; qu’il possède beaucoup de terres, beaucoup de maisons et d’immenses trésors; qu’il soit en outre citoyen de la ville la plus illustre de l’univers et de la famille la plus noble; qu’il n’ait qu’un enfant, et qu’il n’espère plus en avoir, que toutes ses espérances ne reposent que sur une seule tête. Ce fils lui-même offre les plus belles espérances, il fait présager qu’il s’élèvera bientôt au niveau et même au-dessus de son père, et qu’il l’effacera par la carrière plus avantageuse et plus brillante qu’il doit parcourir. Au beau milieu de ces espérances, il vient quelqu’un qui converse avec lui touchant la vie ascétique, et lui persuade de fouler aux pieds tous ces faux biens, de revêtir un habit grossier, et, disant adieu à la ville, de se réfugier dans la montagne; d’y planter, d’y arroser, d’y porter de l’eau et de s’y astreindre à toutes les autres occupations des moines qui semblent viles et méprisables; il marche pieds nus, couche sur la terre; ce beau jeune homme élevé parmi de telles délices et tant d’honneurs, qui avait devant lui un si bel avenir, devient maigre et pâle, on ne le reconnaît plus; il porte des vêtements plus grossiers que les esclaves de son père.

Avons-nous donné assez de prise à notre accusateur, et avons-nous suffisamment armé notre adversaire? Si cela ne suffit pas encore, nous lui donnerons de nouveaux moyens d’attaque. Qu’avec cela le père mette tout en oeuvre pour ramener son fils, et tout cela inutilement, l’enfant restant immobile et ferme contre ses sollicitations, comme le rocher contre la violence des fleuves, des pluies et des vents; qu’il se lamente, qu’il verse des larmes, pour allumer plus de haines contre nous, et qu’il nous accuse de tous ces attentats devant tous ceux qu’il rencontre à chaque instant :

C’est mon fils, je l’ai élevé, je me suis donné mille peines pendant son enfance, faisant et souffrant tout ce que l’on est obligé de faire et de souffrir pour élever les enfants; j’avais de belles espérances; je me suis entendu avec des précepteurs ,j’ai fait venir des maîtres; j’ai dépensé beaucoup d’argent, j’ai passé bien des veilles à rêver à son entretien, à son éducation, afin qu’il ne restât au-dessous d’aucun de ses ancêtres, afin qu’il les effaçât tous un jour par son éclat. Je comptais qu’il m’aiderait à porter le fardeau de la vieillesse; et comme le temps marchait toujours, je songeais à lui procurer une épouse, je rêvais pour lui alliance, charge, puissance. Et voilà que tout à coup un ouragan, la foudre, tombant je ne sais d’où sur mon vaisseau qui revenait chargé d’innombrables richesses, qui avait affronté tant de mers, navigué par un vent si favorable et qui désormais allait être en sûreté, l’a fait sombrer à l’entrée même du port; et j’en suis à redouter non-seulement une extrême pauvreté, mais une mort et une ruine lamentable, qui, dans cette tempête, peuvent s’appesantir tout à coup sur une tête comblée jusqu’ici de tant de richesses et de prospérités.

Voilà ce qui m’est arrivé. Des scélérats, des imposteurs, des vagabonds (qu’il nous donne tous ces noms, peu nous importe!) sont venus me ravir mon fils unique, celui qui devait nourrir son vieux père; ils ont moissonné toutes mes espérances; ils l’ont emmené dans leur repaire comme des chefs de brigands, et tellement fasciné par .leurs enchantements, qu’il choisirait d’affronter sans crainte et le fer et le feu, les bêtes féroces ou tout autre ennemi, plutôt que de revenir à son premier (13) bonheur. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est qu’après l’avoir entraîné à une telle vie, ils prétendent voir mieux que nous son intérêt.

Nos maisons sont désertes, nos champs désolés; nos laboureurs sont remplis d’abattement et de honte, nos serviteurs aussi; mes ennemis se réjouissent de mes malheurs, et mes amis en rougissent. Pour moi, je ne sais plus à quel parti m’arrêter; j’irais volontiers allumer l’incendie et consumer tout, les maisons et les champs, les étables de boeufs et les parcs de brebis. A quoi me serviront désormais tous ces biens, dès lors que celui qui devait en jouir n’est plus, dès lors qu’il est captif et qu’il subit chez des barbares sans pitié une servitude plus terrible que la mort? J’ai revêtu tous mes serviteurs d’habits de deuil, j’ai couvert leur tête de cendre, j’ai fait venir des choeurs de pleureuses, et je leur ai commandé de se frapper le sein plus fortement que si elles voyaient mon fils inanimé. Pardonnez-moi ces actions; mon deuil est plus grand que si mon fils était dans la tombe. Il me semble désormais que la lumière m’est à charge ; je ne puis supporter les rayons du soleil, quand mon imagination me représente l’état de ce malheureux enfant, quand je le vois vêtu plus pauvrement que les paysans les plus grossiers, et envoyé aux travaux les plus humiliants. Et lorsque je songe à son inflexible résolution, je suis brûlé, je suis déchiré, mon coeur se fend.

3. Pendant qu’il se lamente ainsi, ce père affligé se roule aux pieds de ses auditeurs, il répand la cendre sur sa tête, il souille de poussière son visage, il les invite tous à lui prêter secours, et il arrache ses cheveux blancs. Notre accusateur est, je présume, en mesure d’enflammer tous ses auditeurs; il leur persuadera aisément de jeter dans un précipice ceux qui ont causé de tels malheurs. J’ai voulu étendre mon discours jusqu’aux dernières limites de toutes les accusations possibles, afin qu’il ne reste plus aucune raison à nos autres adversaires après que celui-ci, qui était si bien muni et équipé, aura été vaincu par nous, avec la grâce de Dieu. Quand nous aurons réduit au silence un antagoniste si bien armé pour se défendre, un moins favorisé nous abandonnera facilement la victoire. Lorsque notre accusateur aura fait valoir tous ces griefs et beaucoup d’autres encore, je conjurerai nos juges de suspendre un instant leur compassion pour ce vieillard; je leur démontrerai ensuite que le fils qu’il pleure si amèrement, loin d’être malheureux, jouit au contraire de grands et inappréciables biens.

Après cela, si ce père s’obstine à pleurer, si le bonheur de son fils est tellement au-dessus de lui qu’il ne puisse le comprendre, alors je laisserai les juges prendre compassion de lui, car il sera réellement digne de pitié.

Par où commencerons-nous notre plaidoyer? Par l’endroit qui le tient le plus au coeur; par les richesses; en effet, ce que l’on déplore le plus dans Le monde, ce qui semble à tous le comble du malheur, c’est de voir des jeunes gens riches s’engager dans la vie monastique. Dites-moi, lequel des deux appellerons-nous heureux, lequel des deux jugerons-nous digne d’envie, de celui qui est toujours tourmenté par la soif; qui, avant d’avoir épuisé une coupe, en réclame une autre, et qui est toujours ainsi consumé; ou de celui qui, élevé au-dessus de ces nécessités misérables, demeure toujours étranger à la soif, et ne ressent jamais le besoin d’en être soulagé? L’un est semblable à un fiévreux toujours tourmenté d’un feu intérieur qui le dévore et qui continue de le brûler même auprès des sources intarissables où il puise à son aise, tandis que l’autre est libre de la véritable liberté , sain de la véritable santé, et élevé bien au-dessus de la nature humaine. Voici deux hommes l’un est épris d’une ardente passion pour une femme, le commerce continuel qu’il entretient avec elle ne fait qu’accroître sa flamme; l’autre, au contraire, complètement étranger à cette espèce de folie, n’en n’éprouve pas même en songe les funestes atteintes; lequel des deux est digne d’envie? lequel heureux? N’est-ce point ce dernier? Lequel est malheureux? lequel misérable? N’est-ce point celui qui souffre ce vain amour que rien ne peut éteindre, et que tous les remèdes imaginables ne font qu’exciter davantage?

Mais si, outre cela, il se félicite de sa maladie, s’il ne veut pas être délivré de cette servitude et plaint ceux qui sont affranchis de cette passion, ne vous semblera-t-il pas d’autant plus digne de piété et plus misérable que non-seulement il est malade, mais qu’il ignore sa maladie, qu’il ne veut pas être guéri et plaint ceux qui ne sont pas malades? Appliquons cet exemple à la possession des richesses, et nous verrons de quel côté est la misère. (14)

De tous les amours, celui des richesses ‘est le plus violent et le plus voisin de la folie. Car il est capable de faire souffrir davantage, non-seulement parce qu’il renferme une flamme plus pénétrante, mais encore parce qu’il se refuse à toutes les consolations imaginables et se montre plus rebelle que tous les autres. Ceux qui aiment le vin et les femmes satisfont leur passion et sont rassasiés : un homme qui aime l’argent est insatiable.

Vous pleurez donc votre fils parce qu’il est affranchi de cette passion et de ces’ embarras, parce qu’il n’aime pas d’un insatiable amour des biens fragiles et périssables, parce qu’il s’est placé en dehors de cette guerre, de ce combat qui se -livre dans le monde? Mais, me direz-vous, il n’eût pas éprouvé cette passion, il n’eût pas désiré posséder davantage:

la jouissance de ce qu’il avait lui eût suffi! Ce que vous dites là est ce qu’on peut imaginer de plus contraire à la nature, j’ose le dire. Néanmoins supposons; je vous accorde qu’il ne veuille rien ajouter à ces biens actuels, qu’il ne connaisse même point un tel désir; je vous montrerai malgré cela qu’il jouit maintenant d’une plus grande tranquillité et d’un plus grand bonheur.

- En quoi consiste le bonheur? A vivre attaché comme avec une chaîne à des trésors que l’on tremble de perdre? Ou bien à rester affranchi de cette espèce de servitude? Supposons que votre fils ne désire point des richesses plus considérables, il n’en est pas moins bien préférable encore de mépriser celles que l’on a. Et si vous accordez que le comble du bonheur, c’est de ne rien rêver au delà de ce qu’on possède, c’est encore un bonheur plus complet de n’en avoir pas besoin. Cet homme étranger à la soif,  étranger à l’amour (rien ne nous empêche de revenir aux mêmes comparaisons), nous vous avons montré qu’il est plus heureux non-seulement que ceux qui sont toujours altérés, toujours asservis par l’amour, mais même que ceux qui ont éprouvé pour un temps ce tourment et satisfait ce désir; et cela, parce que jamais il n’a été réduit à sentir un tel besoin. Je vous demanderai encore ceci : s’il était possible tout i la fois de surpasser tous les hommes en richesses et d’être affranchi des maux qu’elles causent, ne choisiriez-vous pas cent fois cet heureux état pour échapper et à l’envie, et à la calomnie, et aux soucis, et à toutes les peines de ce genre? Si donc nous vous montrons que votre fils en est là, qu’il est maintenant plus riche que jamais, cesserez-vous de vous plaindre et de vous lamenter si amèrement? Qu’il soit délivré des soucis et de tous les autres maux attachés aux richesses, c’est ce que vous ne me contesterez pas; nous n’avons donc pas besoin d’aborder avec vous ce sujet; mais vous désirez apprendre comment il est plus riche que vous, qui possédez de si grands biens. C’est ce que nous vous apprendrons, et nous vous montrerons, si vous voulez bien vous comparer à lui, que cette extrême pauvreté à laquelle vous le croyez réduit, c’est vous-même qui l’éprouvez et la souffrez.

4.         Et n’allez pas vous imaginer que nous vous parlons des biens du ciel, des biens qui doivent succéder à notre départ d’ici-bas; nous prendrons nos preuves dans les objets que vous avez actuellement sous la main. Vous, vous êtes maître de vos biens seulement, tandis que votre fils l’est de ceux .qui sont sur toute la terre. Si vous en doutez, permettez que nous vous conduisions vers lui et que nous l’engagions à descendre de la montagne; non, qu’il y demeure : qu’il mande seulement à quelque personne également riche des biens du siècle et de ceux de la grâce de lui envoyer telle quantité d’or que vous voudrez, ou plutôt, comme il ne voudrait pas le recevoir lui-même, qu’il commande de le donner à tels ou tels dont il connaît l’indigence, et vous verrez ce riche porter lui-même son or avec plus d’empressement que vos économes ne porteraient le vôtre. Vos intendants deviennent tristes et chagrins quand vous leur ordonnez de faire des dépenses; au lieu que cette personne charitable n’est jamais plus heureuse que quand elle trouve l’occasion de donner. Et je puis vous en citer beaucoup, non parmi- les solitaires illustres, mais parmi les plus humbles qui ont un tel crédit. De plus, si vos intendants viennent à dépenser ce que vous leur avez confié, vous n’avez plus personne à qui demander : mais aussitôt, par suite de leur mauvaise gestion, vous tombez de l’opulence dans la pauvreté; pour votre fils, au contraire, rien de pareil à craindre: celui qui lui donnait devient-il pauvre, il n’a qu’à s’adresser à un autre ; et si celui-ci éprouve un malheur semblable au premier, il se retournera vers un troisième, et il est à croire que les fontaines tariront plutôt que la libéralité de (15) ceux dont il fait les intendants de sa charité. Si vous professiez notre croyance, je pourrais vous apporter beaucoup d’excellentes preuves. Mais puisque vous suivez les doctrines des Grecs, les Grecs me fourniront des exemples. Ecoutez ce que dit Criton à Socrate : « Je mets à ta disposition mes biens qui, je crois, sont suffisants; si, par intérêt pour moi, tu fais quelque difficulté d’en user, nous avons ici des étrangers tout prêts à fournir ce dont nous avons besoin : le seul Simmias de Thèbes a apporté la somme suffisante; Cébès est tout à notre disposition, et beaucoup d’autres encore. Ainsi, comme je te le disais, que cette crainte ne te fasse pas perdre l’envie de te sauver; ne songe pas non plus à ce que tu disais au tribunal, que, quand même tu échapperais, tu ne saurais que faire de ta personne. Quelque part que tu te réfugies , même à l’étranger, on t’aimera. Si tu veux aller en Thessalie, j’ai là des hôtes qui t’honoreront comme tu le.mérites, qui te donneront un sûr asile; crois-moi, tu ne manqueras de rien dans ce pays. (Platon, le Criton.) »

Quoi de plus agréable que de pouvoir disposer de tant de richesses sans rien posséder en propre. Ce raisonnement est à la portée du premier venu. Si nous voulions étudier ici plus philosophiquement la richesse, peut-être ne pourriez-vous pas comprendre nos paroles; néanmoins, pour nos juges, il est nécessaire que nous le fassions. Le trésor de la vertu est si grand, si délicieux et si supérieur aux vôtres, que jamais ceux qui le possèdent ne consentiraient à l’échanger contre la terre entière, quand elle serait d’or avec ses montagnes, avec la mer et avec les fleuves. Si vous aviez pu en faire l’expérience, vous sauriez que ce ne sont pas là des paroles exagérées, mais que ceux qui ont trouvé ce trésor de la vertu, le meilleur de tous les trésors, n’ont plus que du mépris pour les richesses, et qu’ils ne voudraient jamais échanger leur vertu contre de l’or. Et que dis-je, échanger? Ils ne voudraient pas même les posséder ensemble. Et cependant si quelqu’un vous offrait le trésor de la vertu avec les richesses, vous recevriez- le tout à mains ouvertes : Vous avouez ainsi le grand prix que vous attachez à la vertu. Eh bien ! ceux-là n’accepteraient pas votre richesse avec la leur, tant ils savent que c’est chose méprisable! Je ferai ressortir encore davantage l’évidence de cette vérité par des exemples pris chez vous. Combien pensez-vous qu’Alexandre eût donné de richesses à Diogène s’il eût voulu en accepter? Mais il ne voulut pas, et Alexandre fut jaloux de lui, et fit tout au monde pour arriver à la richesse du philosophe.

5.         Voulez-vous voir d’un autre point de vue encore votre pauvreté et l’opulence de votre fils? Allez, enlevez-lui son vêtement, le seul qu’il possède, chassez-le de sa demeure, renversez sa cellule, et vous ne le verrez pour cela ni chagrin ni affligé; il vous saura gré de toutes ces persécutions, parce que vous le poussez plus loin dans la perfection; tandis que, si l’on venait seulement vous voler dix drachmes, vous ne cesseriez de vous plaindre et de pleurer. Quel est donc le plus riche des deux, de celui qui s’abat pour si peu, ou de celui qui méprise tous les biens de la terre? Ne vous en tenez pas là; chassez-le de pays en pays, et vous le verrez rire de cela comme de jeux d’enfant. Mais vous, si l’on vous chassait seulement de votre patrie, vous éprouveriez la plus vive douleur et vous ne pourriez supporter ce malheur. Votre fils, comme si toute la terre et la mer étaient à lui, passera aussi gaîment et sans plus de peine de ces lieux à d’autres, que vous, quand vous vous promenez dans vos terres ; encore même le fera-t-il plus facilement. Car, s’il vous est facile de vous promener sur vos terres, il vous faut nécessairement passer quelquefois sur celles des autres; lui, il marche partout hardiment, et en quelque endroit de la terre qu’il mette le pied, il le fait comme sur son héritage. Les marais, les fleuves et les fontaines lui fournissent une abondante boisson; il trouve sa nourriture dans les légumes et les plantes, et partout du pain. Je ne veux pas vous dire encore qu’il méprise toute la terre, ayant le ciel pour patrie.

Et s’il lui faut mourir, il trouvera plus de douceur dans la mort que vous dans vos plaisirs : il mourra plus paisiblement dans son exil que vous, dans votre patrie et sur votre couche. Ainsi l’exilé, le vagabond, le banni, c’est celui qui habite une ville et possède une maison; tandis que personne ne saurait donner ce nom à celui qui est délivré de tout cela. En effet, vous ne pourrez le bannir de sa patrie, à moins que vous ne le chassiez de toute la terre. Encore je parle ainsi par condescendance , et la vérité est que vous ne l’enverrez jamais si bien dans sa patrie que quand vous l’aurez exilé de la terre. Mais je (16) ne puis tenir ce langage à l’homme qui ne connaît rien au delà des choses visibles. Vous ne pourrez le dépouiller, tant qu’il sera couvert des vêtements de la vertu; vous ne le ferez pas mourir de faim, tant qu’il connaîtra la véritable nourriture, la sagesse. Les riches sont faciles à prendre de tous ces côtés; On ne se tromperait pas en les appelant sous ce rapport pauvres et mendiants, les sages sont les vrais riches. Celui qui peut se procurer partout nourriture et boisson, habitation et repos, qui, loin de se plaindre de son état, y vit plus agréablement que vous dans le vôtre, est évidemment plus heureux que tous les riches comme vous, qui ne peuvent vivre que dans leur maison. Comment le solitaire se plaindrait-il de sa pauvreté? il possède la meilleure richesse, la plus abondante, la plus agréable, la plus à l’abri des voleurs, une richesse qui ne peut ni dégénérer en pauvreté, ni être soumise aux incertitudes de l’avenir, ni connaître les soucis, ni prêter à l’envie, une richesse qui lui procure l’admiration, l’estime et la louange des hommes. Pour vous, c’est tout le contraire; vos richesses ne vous font pas aimer : elles font même qu’on vous hait, qu’on vous porte envie, que l’on complote contre vous. Lui, la vraie richesse qu’il possède lui attire l’admiration et écarte l’envie et les embûches.

Sa santé est excellente. Le solitaire est fort et vigoureux de corps comme les animaux sauvages, il jouit d’un air pur, il a des fontaines salutaires, des fleurs, des prairies, de suaves parfums; tandis que le riche, couché pour ainsi dire dans la fange des plaisirs, est plus délicat et plus maladif. Lequel est le plus heureux? C’est évidemment celui dont la santé est meilleure. Le lit du solitaire, c’est un épais gazon; il se repose près d’une source limpide, sous l’ombre d’un feuillage touffu, les yeux réjouis du spectacle de la nature, l’âme plus transparente et plus pure que l’azur du ciel; loin du trouble et du tumulte du monde; est-il moins heureux que le riche qui n’ose sortir de son palais? Le marbre n’est certes pas plus pur que l’air, ni l’ombreS d’un plafond plus délicieuse que celle des arbres, ni la pierre des mosaïques plus brillante que le sol émaillé de fleurs. Vous m’en êtes témoins, vous, riches, qui souvent préférez les arbres, les ombrages des bois, et les riantes prairies à vos lambris dorés, à vos somptueuses habitations. En effet, lorsqu’après de longs travaux, vous désirez vous abandonner au repos, vous quittez vos palais, et c’est à la campagne que vous allez chercher le délassement.

Mais peut-être regrettez-vous la gloire, si facile à recueillir dans vos palais, si rare au désert? Com parant vos fastueux édifices à la solitude, et vos espérances à celles des moines, vous vous imaginez que votre fils est comme tombé du ciel. Apprenez d’abord que ce n’est pas le désert qui déshonore, ni les palais qui illustrent et ennoblissent; et avant d’en venir aux raisonnements, je ferai cesser votre incertitude à cet égard par des exemples choisis non dans nos annales, mais dans les vôtres. Vous connaissez sans doute Denys, tyran de Sicile; vous connaissez aussi Platon fils d’Ariston. Dites-moi lequel est le plus illustre des deux? lequel est le plus célébré par la renommée? Quel est celui dont le nom est le plus dans toutes les bouches? N’est-ce pas le philosophe plutôt que le tyran? Cependant l’un régnait sur toute la Sicile, vivait dans les délices: il passa toute sa vie au sein de la richesse, escorté de satellites, environné de toute la pompe royale; l’autre, au contraire, vivait dans le jardin de l’Académie, arrosant, plantant, mangeant des olives, ne prenant qu’une nourriture frugale : en un mot, loin de tout ce pompeux appareil des rois. Bien plus, devenu esclave, il ne perdit rien, même en cet état de sa supériorité sur le tyran qui l’avait vendu.

Telle est la vertu : elle commande à la gloire, et si elle ne défend pas toujours ses sectateurs contre la souffrance , du moins elle ne permet guère qu’ils restent ensevelis dans les ombres de l’oubli. Que dirai-je de Socrate, le maître de Platon? Combien il l’emporta en gloire sur Archélaüs ! Cependant l’un était roi et vivait au sein de l’opulence; l’autre passait sa vie au Lycée, il ne possédait qu’un habit qu’il portait toujours en hiver comme en été, à toutes les saisons de l’année. Il allait toujours pieds nus, restait à jeun une journée entière et ne mangeait que du pain pour toute nourriture et tout assaisonnement. Encore ne trouvait-il pas cette table chez lui, mais chez les autres; tant il vivait dans la pauvreté ! Avec tout cela, il était plus illustre que le roi, et malgré l’invitation plusieurs fois réitérée de celui-ci, il ne voulut pas quitter le Lycée pour les splendeurs d’une demeure royale. (17)

Par la gloire qui survit maintenant à ces noms, on voit auxquels appartient la première place. Les uns sont connus d’un grand nombre, les autres entièrement oubliés. Et cet autre philosophe, Diogène de Sinope, quels rois ne surpassait-il pas en richesse sous les haillons qu’il portait? Dans l’entrevue qu’il eut avec Alexandre de Macédoine il se montre plus riche que ce conquérant, puisque celui-ci avait besoin de l’empire de l’Asie, tandis que le philosophe n’avait besoin de rien? Ces exemples vous suffisent-ils, ou voulez-vous que je vous en rappelle d’autres encore? Quels courtisans, quels rois ont brillé sur le théâtre du monde , autant que ces philosophes au sein d’une vie privée, tranquille et étrangère aux affaires?

Même dans l’administration de I’Etat, vous remarquerez que les illustres ne sont pas ceux qui ont vécu dans la richesse, les délices et les honneurs, mais bien dans la simplicité d’une vie pauvre et sans faste. Comparez, chez les Athéniens, cet Aristide qui mourut si pauvre qu’il fallut que 1’Etat fit les frais de ses funérailles, comparez-le avec Alcibiade qui l’emportait sur tous ses concitoyens parles richesses, par la naissance, par le luxe, par l’éloquence comme par la force et la beauté du corps , en un mot, par tous les dons de la nature et de la fortune; vous verrez que la gloire du premier surpasse autant celle de l’autre qu’un grand philosophe l’emporte sur un simple enfant. A Thèbes, Epaminondas, mandé dans l’assemblée, et ne pouvant s’y rendre parce qu’il avait donné à blanchir son unique vêtement, n’en resta pas moins le plus illustre de tous les généraux nés dans cette ville. Ne me parlez donc plus ni de solitude, ni de palais. Ce n’est ni dans les lieux, ni dans les habits, ni dans les dignités, ni dans la puissance, que résident l’éclat et la gloire; c’est dans la vertu de l’âme et dans la sagesse.

6.         Mais des exemples ne sauraient trancher la question; étudions-la dans votre fils lui-même. Je ne crains pas d’avancer que sa considération et sa gloire s’accroissent par les choses mêmes que vous supposez capables de l’avilir et de le déshonorer. Voulez-vous qu’après l’avoir engagé à descendre de la montagne, nous le pressions encore de venir sur la place publique : vous verrez toute la ville en mouvement, et tous les habitants le montrer, l’admirer et s’émerveiller, comme si un ange était en ce moment descendu du ciel. La gloire vous semble-t-elle autre chose? Non-seulement il sera plus remarqué que ceux qui vivent dans les palais, mais encore avec ses habits simples et fatigués, il effacera celui qui a ceint le diadème et revêtu la pourpre. Il serait moins admiré s’il se montrait chargé d’or, vêtu de pourpre, la tête ornée de la couronne, assis sur des coussins de soie, traîné par des mules blanches et escorté de satellites étincelants d’or, que maintenant avec ses habits négligés, poudreux et grossiers, quand il paraît sans escorte et nu-pieds. Toute cette pompe des rois est déterminée par des lois, réglée par la coutume; et si quelque personne naïve nous disait avec admiration que le roi est vêtu d’un habit doré, non-seulement nous ne serions pas étonnés, mais nous ririons de cette parole qui ne nous apprend rien de nouveau. Qu’on vienne dire, au contraire, de votre enfant qu’il s’est ri de la richesse de son père, qu’il a foulé aux pieds les pompes du siècle, qu’il s’est placé au-dessus des espérances du monde’, s’est retiré au désert et a revêtu un habit humble et grossier, tous aussitôt accourront, l’admireront et applaudiront à sa grandeur d’âme. Loin de faire admirer les rois, la pourpre qui les couvre ne les défend pas même contre les traits de la médisance et de l’envie.

Le moine, au contraire, trouve dans ses habits des titres à l’admiration ils le rehaussent et le distinguent mieux, que le manteau royal ne distingue le prince. La pourpre n’attire au roi aucune admiration, pendant que la bure désigne le moine à l’admiration de tous les hommes. Que m’importent , direz-vous, l’opinion et les louanges du vulgaire? — Mais la gloire n’est pas autre chose. — Je ne recherche pas la gloire, dites-vous; je ne veux que la puissance et l’honneur. —Je réponds que si votre fils possède la gloire, il possédera à plus forte raison l’honneur. Vous voulez de la puissance et du crédit? Nous trouverons tout cela non moins que les autres avantages. Nous pourrions vous le prouver encore par des exemples; mais pour vous consoler, en même temps que nous vous convaincrons, nous démontrerons cette vérité non par des étrangers, mais par votre propre fils.

Quelle est la marque distinctive de la plus grande puissance? N’est-ce pas de pouvoir punir ceux qui nous nuisent et récompenser ceux (18) qui nous font du bien? Cependant, vous ne verrez jamais dans la main d’un roi toute cette puissance. Car il a bien des gens qui l’offensent sans qu’il puisse leur nuire, et beaucoup de bienfaiteurs qu’il ne saurait facilement récompenser. Dans la guerre, par exemple, il trouve souvent des ennemis qui l’incommodent et lui font mille maux; il désirerait les punir, et il ne le peut. Il a, d’un autre côté, des amis qui lui ont donné mille preuves de bravoure et de dévouement, et il ne peut leur témoigner sa reconnaissance, parce qu’ils ont été enlevés avant d’avoir été récompensés, étant tombés sur le champ de bataille. Faut-il maintenant vous montrer que votre fils possède une autre puissance bien plus grande que celle qui est refusée aux rois comme je viens de le prouver?

Que personne au moins ne s’imagine que nous voulons parler des biens du Ciel auxquels vous ne croyez point; nous n’oublions pas à ce point nos promesses : nous puiserons nos preuves dans les choses présentes. Si c’est déjà une très-grande puissance de pouvoir se venger de ses ennemis, il y en a bien plus encore à trouver une condition de vie telle que personne ne puisse nous nuire, quand même il le voudrait. En recourant à une nouvelle comparaison, nous vous prouverons et nous mettrons hors de doute que cet état est préférable au premier. Dites-moi lequel est préférable de savoir si parfaitement faire la guerre que nul, après nous avoir blessés, ne puisse, à son tour, éviter nos coups, ou bien d’être invulnérables? Il est évident pour tous que ce dernier état est plus grand, plus divin que le premier. Ce n’est pas tout encore; il y a quelque chose de bien supérieur. Quoi donc? C’est de connaître des remèdes capables de guérir toutes les blessures. Voilà donc trois degrés de puissance l’un dans lequel on peut se venger de ses ennemis; l’autre supérieur, où l’on peut guérir ses propres blessures; le troisième enfin où l’on ne donne prise à aucun homme : celui-ci est un degré auquel ne saurait arriver la nature humaine abandonnée à ses seules forces; or, nous prouverons que votre fils y est parvenu.

7.         Pour vous démontrer que ces paroles ne sont point un vain bruit, voici que la réflexion nous a fait découvrir une autre puissance plus grande encore : le solitaire est plus qu’invulnérable, personne n’a même la volonté de le blesser; de là, double sûreté pour votre fils. Or, quoi de plus divin qu’une vie dans laquelle personne ne voudra lui faire du tort, dans laquelle personne ne le pourra, à supposer qu’il le veuille? surtout quand un si rare avantage prend sa source, non pas dans l’impuissance de nuire, comme il arrive souvent, mais dans l’im possibilité de trouver aucun prétexte. S’il n’y avait que cette raison, je veux dire l’impuissance , ce ne serait pas si grande merveille; car une grande haine naîtrait dans le coeur de ceux qui voudraient faire du mal, sans pouvoir atteindre leur but. C’est donc là, vous l’avouerez, un genre de bonheur qui n’est point à dédaigner.

Examinons d’abord attentivement cette situation privilégiée du moine, si vous le voulez bien. Qui donc, dites-moi, voudrait attaquer celui qui n’a rien de commun avec les hommes, ni pactes, ni terres, ni argent, ni affaires, ni quoi que ce soit? Pour quel héritage, pour quels esclaves, pour quel point d’honneur, pour quelle charge, pourrait-on lui faire une injuste querelle? Quelle crainte, quel ressentiment inspire-t-il, pour qu’on veuille lui nuire? La haine, la crainte, la colère, telles sont les raisons qui nous portent à faire du mal aux autres. Mais votre fils, le plus royal des hommes, est élevé bien au-dessus de toutes ces passions. Comment porter envie à celui qui se rit de tous les biens pour lesquels tant d’autres se peinent et s’empressent? Comment se fâcher sans avoir reçu aucune injure? Que craindre d’un homme dont la vie est si sainte qu’elle exclut même les soupçons? Il est donc certain que personne ne voudra lui nuire , et il n’est pas moins évident que, quand même on le voudrait, on ne le pourrait faire. Il n’offre ni prétexte ni prise aux attaques; il est comme l’aigle qui, planant dans les hauteurs, ne saurait être pris au piège destiné au passereau. De quel côté pourrait-on l’attaquer, par quel endroit l’atteindre? par la perte de sa fortune? il ne possède rien. Par le bannissement? il n’a point de patrie. Par le déshonneur et l’infamie? il ne cherche point la gloire du siècle. Il ne reste plus qu’une chose, la mort; encore, loin de pouvoir lui nuire par là, on lui rendra le plus grand service. On l’enverra à une autre vie après laquelle il soupire, et pour laquelle il fait tout et met tout en oeuvre; la mort est pour lui, non un châtiment, mais la cessation des travaux, le relâche et le repos après les fatigues. (20)

Voulez-vous connaître un autre genre de puissance qu’il possède, et qui est bien plus spécialement l’apanage de la sagesse? Quand on lui ferait subir tous les maux imaginables, quand on le frapperait, quand on l’enchaînerait, son corps en souffrirait, étant passible par sa nature, mais son âme resterait invulnérable, grâce àla sagesse. Il ne se laisse point saisir à la colère, ni dominer à l’envie, ni posséder à la haine. Chose plus admirable encore, il chérit comme des bienfaiteurs et des protecteurs ceux qui lui font ces injures, et il souhaite que tous les événements de leur vie tournent à leur bonheur. Lui auriez-vous procuré un tel privilége si vous l’aviez établi roi de toute la terre, et si vous aviez étendu son règne à des millions d’années? Quelle pompe, quel empire, quelle gloire pourrait approcher de ce bien? Un pareil état de l’âme ne mériterait-il pas d’être acheté au prix des plus grands sacrifices? Les hommes les plus attachés à la matière désireraient une pareille vie. Voulez-vous que nous vous fassions voir encore une autre puissance du solitaire, puissance plus merveilleuse et très-agréable, prise, il est vrai, du côté le plus humble de l’homme, du côté du corps, mais qui ne laissera pas de vous charmer extrêmement?

Nous venons de voir qu’il ne peut être blessé ni même attaqué par personne. Est-il vrai qu’il peut en outre protéger les autres et les faire participer à la sécurité dont il jouit? Ce qu’il pourrait faire de mieux pour cela, ce serait évidemment de leur communiquer ses sentiments, ses goûts et sa force, en les initiant à son genre de vie. Je suppose qu’il ait affaire à quelqu’un qui ne veuille pas entrer dans cette voie parfaite; je vous montrerai, même dans ce cas, qu?un homme qui ne possède rien est, par cela même qu’il ne possède rien, plus puissant que vous, avec toutes vos richesses. S’il s’agit, par exemple, de faire des représentations à l’empereur, qui de vous deux lui parlera avec plus de liberté? Est-ce vous qui possédez de si grands biens, par lesquels vous dépendez même des esclaves du prince, qui tremblez pour toutes vos richesses, qui seriez vulnérable par tant d’endroits, si dans un mouvement de colère il voulait vous frapper injustement , ou bien ce pauvre, qui est établi dans une région trop haute pour que la main d’un roi puisse y atteindre? Les hommes qui parlent aux rois avec la plus grande liberté sont ceux qui se sont placés en dehors de toutes les choses de la terre. A qui l’homme qui est au pouvoir, l’hôte des demeures royales cédera-t-il, obéira-t-il plutôt: est-ce à vous, qui êtes riche, et qu’il soupçonne de travailler à vous enrichir encore, ou bien à celui qu’il sait n’avoir qu’un seul mobile de toutes ses actions, sa charité pour ses frères? A qui accordera-t-il des égards et du respect? N’est-ce pas à l’homme en qui il ne peut soupçonner aucun sentiment bas, plutôt qu’à celui qu’il estime moins que ses serviteurs? Je dis ses serviteurs, parce qu’il leur demande conseil au moins pour les dépenses à faire, pour les secours à donner, faveur qu’il ne daignerait pas vous accorder à vous.

8.         Allons plus loin, et montrons le bien que notre solitaire peut opérer lorsqu’il agit seul et qu’il est réduit à ses propres forces. Voici un homme qui a été rudement éprouvé par le malheur; il avait un fils unique, et il l’a perdu à la fleur de l’âge : qu’on vous le présente à vous, qu’on le présente à un personnage des plus considérables de l’Etat, au souverain lui-même, vous ne lui serez utiles à rien, ni les uns ni les autres; vous ne lui donnerez rien qui le console de ce qu’il a perdu. Au contraire, amenons-le à votre fils, à notre solitaire, et voyons ce qu’il fera : son visage, son habit, son habitation, produiront déjà un effet merveilleux sur cet infortuné qui se relèvera bientôt de son abattement, et se convaincra du mépris que l’on doit faire des choses humaines. Que votre fils y joigne la force de ses discours, et le nuage de douleur qui offusque cette âme affligée se dissipera au souffle de sa parole. Au contraire, il ne remportera de chez vous qu’un plus grand chagrin. Quand il verra votre maison exempte de maux, pleine de prospérités, assurée d’un héritier, il n’en sera que plus douloureusement affecté, tandis qu’il sortira du désert plus calme et plus enclin à la sagesse. Car en voyant votre fils mépriser une telle fortune, une telle gloire et un tel éclat, il pleurera moins amèrement celui qu’il a perdu. Comment, en effet, pourra-t-il être sensible à la perte d’un héritier, quand il en verra un autre dédaigner tous les biens de la terre? Il sera plus disposé à écouter les enseignements de la sagesse de la bouche de celui qui les appuie de ses oeuvres. Mais vous, si vous osez seulement ouvrir la bouche, vous le remplirez de (20) tristesse, parce que vous raisonnerez sur des malheurs qui vous sont étrangers. Votre fils, l’instruisant par son exemple, n’aura pas de peine à lui persuader que la mort n’est autre chose qu’un sommeil; il n’aura pas besoin pour cela de lui faire une longue énumération des pères qui ont éprouvé le même malheur que lui; il se fera voir lui-même méditant chaque jour la pensée de la mort dans un corps mortel, et s’y préparant à tout moment; et après lui avoir adressé sur la résurrection les discours les plus persuasifs, il le renverra déchargé du poidsde sa douleur; ses paroles, et sa conduite qui les appuie, calmeront mieux le malheureux que les propos de ceux qui viennent s’asseoir à sa table et prendre place à ses festins. Ainsi votre fils arrivera à le guérir entièrement.,

Qu’on en amène maintenant un autre qui aura perdu les yeux à la suite d’une longue maladie : quelle consolation lui pourrez-vous donner? Votre fils, au contraire, lui montrera que ce n’est point un mal, il est lui-même enfermé dans une petite cellule, il tend de toutes ses forces à une autre lumière en comparaison de laquelle il compte pour rien celle d’ici-bas, il lui apprendra, en se montrant à lui, à supporter généreusement son infortune. Ce pouvoir d’inspirer une sainte et courageuse résignation aux victimes du malheur vous appartient-il à vous? Nullement; vous les offenserez plutôt; car nous ressentons plus vivement d’ordinaire nos propres maux quand les autres hommes étalent à nos yeux le spectacle de leur bonheur. Votre fils les consolera plus facilement.

Les prières des solitaires nous sont aussi d’un grand secours; mais je ne puis en parler à qui ne me comprendrait pas. Je ne doute pas que vous n’aimiez mieux que votre fils vous fasse honorer que mépriser : c’est ce que vous obtiendrez si vous avez un fils qui mette sous ses~ pieds et le monde et ses biens, un fils dont l’éclatante vertu rayonne par toute la terre, et qui avec toute cette gloire ne connaisse pas un ennemi. Quand il était dans le monde, jouissant de tout votre crédit, il était sans doute respecté de beaucoup, mais beaucoup aussi le haïssaient: ici, tous ceux qui l’honorent, le font avec bonheur. Des hommes obscurs, fils de cultivateurs ou d’artisans, ont conquis l’estime universelle pour s’être appliqués à cette philosophie des ascètes; les personnages les plus élevés en dignité ne dédaignent pas de venir à leurs cellules, de prendre part à leurs entretiens et à leurs repas, ils s’en réjouissent même et s’en font honneur, comme s’ils en retiraient, ce qui est vrai, les plus grands avantages; s’il en est ainsi, à combien plus forte raison cette considération, ces respects entoureront-ils un homme d’une illustre naissance, d’une brillante fortune, du plus séduisant avenir, et qui a tout quitté pour s’astreindre à la pratique d’une si austère vertu? Ainsi, ce que vous regrettez le plus, savoir que votre fils ait quitté un tel état pour embrasser une si triste vie, c’est justement ce qui le rend le plus recommandable et ce qui pousse tout le monde às’attacher à lui, non comme à un homme, mais comme à un ange. On ne pourra soupçonner de lui ce que l’on soupçonne des autres, qu’il ait fait choix de cette vie parce qu’il désire les honneurs, ambitionne les richesses et veut échanger l’obscurité contre la gloire; tous ces propos que l’on tient au sujet des autres, bien que mensongers et pervers, ne sauraient inspirer de soupçons sur votre fils.

9.         Et n’allez pas croire qu’il en soit ainsi seulement lorsque nos souverains sont religieux et chrétiens; quand même l’empire changerait de face et que les princes seraient infidèles, même en ce cas le rôle de votre fils ne deviendrait que plus glorieux. Il n’en est pas de nos affaires comme de celles des païens; elles ne sont point assujetties aux caprices des empereurs, mais elles se soutiennent par leur propre force, et elles ne fleurissent jamais tant que lorsqu’elles sont le plus attaquées. Sans doute le soldat est considéré en temps de paix; mais il est plus glorieux encore quand arrive la guerre : il en est de même pour nous. Aussi, quand même les païens seraient au pouvoir, vous serez toujours assuré d’un égal et même d’un plus grand honneur: ceux qui vénèrent maintenant votre fils le feront bien plus encore quand ils le verront combattre résolument, se signaler par son intrépidité, et trouver de fréquentes occasions de gloire.

Voulez-vous que nous examinions ce qui vous concerne personnellement? ce discours n’est-il point superflu? Est-il nécessaire de le dire? celui qui est si bon, si doux envers tout le monde, qui ne donne à personne un sujet de se plaindre de lui, ne manquera pas d’avoir pour son père la plus tendre vénération : il (21) aura plus de respect pour lui que s’il exerçait quelque emploi dans le monde. Elevé à une charge brillante, qui sait s’il n’aurait pas méprisé son père? tandis que dans la vie qu’il a choisie, vie qui l’élève au-dessus des rois, il sera devant vous le plus soumis des enfants. Telle est notre religion, elle réunit dans une même âme ce qui paraît le plus opposé, la modestie et l’élévation des sentiments. Dans ic monde, il eût peut-être désiré les richesses, et pour cela souhaité votre mort; maintenant, au contraire, il demande à Dieu que votre vie se prolonge pendant de longues années, afin de se procurer encore par là de brillantes couronnes, car une magnifique récompense est réservée à ceux qui honorent leurs parents; il nous est commandé’ de les regarder comme des maîtres, et de les servir et de parole et d’action, toutes les fois que nous le pouvons sans nuire à la religion. Que leur rendrez-vous, nous disent nos Ecritures, pour tout ce qu’ils vous ont donné? Figurez-vous donc un homme qui se soit élevé entre tous les autres au sommet de la perfection; avec quel surcroît de zèle pouvez-vous croire qu’il s’acquittera de ce devoir! Quand même il lui faudrait donner sa vie pour sauver la vôtre , il ne s’y refuserait pas, parce que non-seulement il vous sert et vous honore pour obéir à la loi de la nature, mais avant tout pour obéir à Dieu, pour qui il a tout méprisé.

Puis donc qu’il est maintenant plus considéré, plus riche, plus puissant et plus libre; puisque, du reste, il vous sert mieux qu’auparavant et avec un si généreux dévouement, pourquoi vous plaignez-vous, dites-moi? Est-ce parce que vous n’avez pas à trembler chaque jour qu’il ne succombe à la guerre, qu’il ne mécontente l’empereur , qu’il n’encoure l’envie de ses’ compagnons d’armes? Est-ce que les parents de tous ceux qui se sont fait une réputation, n’ont pas à redouter ces mécomptes, ces malheurs et bien d’autres encore? De même que ceux qui ont placé un petit enfant sur un lieu élevé craignent nécessairement qu’il ne tombe, ainsi en est-il de ceux qui ont’ pu élever leurs fils à une haute charge. —Mais le baudrier d’or, mais la chlamyde militaire, mais la voix d’un héraut ont bien quelque charme? — Et combien tout cela durera-t-il? Trente jours? cent jours? deux cents? Et après? N’est-ce point comme un songe?  n’est-ce point comme une fable? comme une ombre qui s’évanouit en un clin d’oeil? Maintenant, au contraire, ses honneurs dureront jusqu’à sa mort; bien plus, même après sa mort, ils ne feront qu’augmenter, et nul ne lui pourra ravir sa puissance, parce qu’il ne la tient pas des hommes, mais de la vertu elle-même. — Vous vouliez le voir richement vêtu, monté sur un cheval, escorté d’une foule d’esclaves et nourrissant des parasites et des flatteurs? — Pourquoi le vouliez-vous? N’était-ce pas pour lui procurer du plaisir par tous ces moyens? Eh bien t si vous l’entendiez dire qu’il estime sa vie beaucoup plus heureuse que celle des hommes qui vivent dans les délices et la débauche, parmi les musiciens, les parasites, les flatteurs, et tout l’appareil des voluptés mondaines, tellement qu’il choisirait mille fois la mort si l’on venait lui commander de renoncer à ce bonheur pour embrasser vos délices, que diriez-vous? Ne savez-vous pas quelles jouissances recèle une vie exempte de soucis? Et quel homme le sait, quel est celui qui en a goûté pleinement? Mais lorsqu’on a la gloire, lorsqu’on y joint deux choses rarement réunies, la sécurité et la considération, que peut-on trouver de préférable à une telle vie?

        Que me parlez - vous de cela, direz-vous, à moi qui suis étranger à votre religion?

— Pourquoi empêchez-vous votre fils d’y entrer? C’est bien assez que vous ayez, vous, le malheur d’en être éloigné. N’est-ce pas un grand malheur pour vous autres païens de vieillir, et d’être réduits à maudire la vieillesse, après que votre jeunesse s’est écoulée sans cueillir aucun fruit de vrai bonheur? —Mais, direz-vous, si nous maudissons la vieillesse, c’est précisément parce que la jeunesse nous avait procuré de grands biens. Quels sont ces grands biens? — Montrez-nous un vieillard qui les possède. S’il les avait eus, et qu’il les eût conservés, il ne se plaindrait pas d’en être complétement frustré. Mais s’ils se sont dissipés et évanouis, qu’est-ce alors que ces grands biens sitôt éteints?

Votre fils, au contraire, n’éprouvera point cette privation; si jamais il vient à une longue vieillesse, vous ne le verrez point chagrin comme vous, mais joyeux, content et dans l’allégresse; car c’est alors surtout que ses avantages sont dans tout leur lustre et dans toute leur maturité; tandis que votre opulence (22) concentre dans le premier âge tous les biens qu’elle possède. Il n’en est pas ainsi de celle de votre fils; elle subSiste même pendant la vieillesse et le suit encore après la mort. Aussi vous, qui voyez dans votre vieillesse votre fortune accrue, vous qui avez mille occasions d’acquérir la gloire et d’accumuler les délices, vous êtes chagrin de ce que votre vie ne suffit pas pour en savourer la jouissance; et à l’approche de la mort vous frissonnez, et vous dites que vous êtes plus digne de pitié que tous les autres, parce que vous étiez dans l’opulence. Pour votre fils, il se reposera, surtout lorsqu’il sera vieux, parce qu’il se verra sur le point d’entrer au port, parce qu’il aura, dans le ciel, une jeunesse sans cesse renaissante, et qui né saurait aboutir à la vieillesse. — Mais vous vouliez que votre fils vécût dans des délices dont il se serait mille fois repenti et qu’il eût déplorées dans sa vieillesse. — Ah! que Dieu garde même vos ennemis de goûter jamais de telles délices !,Et que parlé-je de vieillesse? Vos plaisirs s’évanouissent en un seul jour; ou plutôt non pas en un jour, non pas en une heure, mais en un fugitif et insaisissable moment. Qu’est-ce donc que le bonheur? ce n’est point se remplir le ventre, vivre à des tables de sybarites, ni entretenir commerce avec de belles femmes, en se vautrant comme des pourceaux dans la fange du vice,

10.       Mais nous n’en sommes pas encore là. Examinons pour le moment ces plaisirs, voyons s’ils ne sont pas froids et méprisables; ‘et. si vous voulez, commençons par celui qui semble le plus agréable, par celui de la table. Montrez-nous donc sa durée? Ces plaisirs... celui de la table. Si longtemps vraiment qu’on ne peut s’en apercevoir! Sitôt en effet que quelqu’un s’est rassasié, il a éteint ce plaisir, qui passe plus vite qu’un torrent, disparaît au gosier, et ne peut suivre les aliments. Dès qu’il a dépassé la langue, il a émoussé sa pointe. Je passe sous silence tous les maux qui suivent, et quelle tempête occasionne cette passagère jouissance. Non-seulement il est plus heureux celui qui se prive de ce plaisir, mais il est encore plus léger, et il reposera bien plus agréablement que l’homme qui a fait bonne chère; en effet, dit le proverbe, à ventre modéré, sommeil de santé. (Eccli. XXXI, 24.) Et qu’ai-je besoin de parler des maladies, des incommodités, des accidents, et des dépenses inutiles? Que de récriminations, que de complots, que de calomnies germent dans ces festins!

Mais entretenir commerce avec des courtisanes, voilà un bonheur!.. Et quel bonheur pourriez-vous associer à une telle turpitude? Ne nous arrêtons pas encore à cela maintenant; laissons là les querelles des amants, les disputes entre rivaux et les accusations. Supposons un homme jouissant en toute liberté de son libertinage; qu’il n’ait pas de rival, qu’il ne soit point dédaigné de sa maîtresse’ qu’il puise les richesses comme à des sources intarissables; supposition impossible, puisque ces choses ne peuvent- se trouver réunies, et qu’il faut de toute nécessité ou que celui qui ne veut point avoir de rival épuise toute sa fortune pour surpasser tous les autres en prodigalité; ou que celui qui ne veut pas se ruiner soit dédaigné et rejeté par sa maîtresse; quoiqu’il en soit, je veux qu’il évite ces inconvénients; que tout lui réussisse à souhait. A quoi se réduit, je vous le demande, ce triste plaisir? La passion assouvie, où est la jouissance? Il y a beaucoup d’amertume, au fond de cette coupe enivrante. Mais ne soulevons pas le voile qui recouvre ces turpitudes.

Pour nous, telle n’est point notre jouissance; à Dieu ne plaise! mais elle entretient l’âme dans un calme perpétuel; elle ne produit ni trouble ni agitation, mais une joie pure, entière, sincère et sans fin , une joie bien plus forte et plus abondante que la vôtre. Il est hors de doute que la nôtre offre plus d’agréments. Car la crainte peut dissiper la vôtre. Que l’empereur lance un décret qui menace de la mort, la plupart des hommes renonceront à ces jouissances. Pour les nôtres, au contraire, quand on nous présenterait mille morts devant les yeux, loin de nous persuader d’y renoncer, on ne ferait que provoquer notre dédain pour la menace : tant nos félicités l’emportent sur les vôtres en puissance comme en douceur, et se refusent à toute comparaison avec elles ! Ainsi ne blâmez pas votre fils d’avoir quitté des biens éphémères, de faux biens, pour des biens réels et permanents. Ne pleurez point celui qui mérite d’être félicité; il faudrait plutôt le pleurer s’il se laissait emporter au courant de la vie présente, comme à celui d’une mer agitée.

Résumons-nous. Quoique infidèle et païen, vous accueillerez notre parole, Vous avez mille (23) fois entendu nommer le Cocyte, les fleuves Pyriphlégétons, et l’eau du Styx, et le Tartare aussi éloigné de notre terre que celle-ci du ciel enfin, les nombreux châtiments qu’on y subit. Quoique les païens n’aient pu parler de tout cela selon l’exacte vérité, parce qu’ils n’avaient ni nos doctrines ni nos traditions, cependant ils ont saisi comme une image de ces grandes et terribles vérités. Lisez leurs poètes, leurs philosophes et leurs orateurs, et vous les verrez tous raisonner sur ces croyances. D’autre part, vous connaissez les Champs-Elysées, les îles fortunées, les prairies et les bois de myrtes, la brise légère et embaumée, les choeurs qui séjournent là, vêtus d’habits éclatants de blancheur, dansant et chantant des hymnes; vous connaissez enfin la rétribution réservée aux bons et aux méchants après leur départ d’ici-bas. Appréciez d’après ces idées l’existence des bons et celle des méchants. N’est-il pas vrai que ces craintes d’un avenir de châtiments pourraient toutes seules troubler l’esprit des méchants, et, même au sein d’une vie exempte d’autres peines et d’autres chagrins, les rendre malheureux, en flagellant leur conscience avec le fouet du remords et de l’inquiétude? N’est-il pas vrai, d’un autre côté, que les bons, eussent-ils mille maux à endurer, nourrissent, comme dit Pindare, un espoir fortifiant qui ne leur permet point de ressentir les peines de cette vie? En cela encore notre bonheur est donc plus grand que le vôtre. Car mieux vaut de beaucoup commencer par des peines passagères pour trouver à la mort un éternel repos, que de goûter un instant de prétendues jouissances pour finir par les maux les plus amers et les plus intolérables. Puis donc qu’il est prouvé que même ici-bas la vie retirée et solitaire est plus agréable, ne faut-il pas faire maintenant ce que je vous conseillais en commençant, plaindre ceux qui regrettent de pareils biens?

Non, votre fils ne mérite point de larmes; il mérite des applaudissements et des couronnes pour avoir fait choix d’une vie exempte d’agitation, et pour s’être réfugié dans un port assuré. — Mais vous aurez à essuyer les reproches de nombreux parents qui ont des fils établis dans le monde, et en vous voyant agir ainsi, les uns pleureront, les autres vous railleront. — Et pourquoi, vous le premier, ne vous moquez-vous pas d’eux, ou ne déplorez-vous pas leur aveuglement? Ah! ne regardons pas si l’on nous raille, mais si on le fait à bon droit et avec raison. Si nous le méritons, pleurons sans qu’on nous raille; sinon, félicitons-nous et plaignons les malheureux et les insensés qui essaient de jeter sur nous du ridicule. Railler ce qui mérite des louanges et des couronnes, c’est le propre des fous et des autres malades semblables. Dites-moi, si tous approuvaient et admiraient votre fils, si tous vous félicitaient à cause de son goût, poussé jusqu’à la folie, pour les danseurs et pour les conducteurs de chars, ne prendriez-vous pas ces éloges pour une dérision? Eh quoi! s’ils raillaient et blâmaient votre fils de faire une action noble et digne d’éloges, ne diriez-vous pas qu’ils déraisonnent? Faisons-le maintenant; rapportons-nous-en pour juger votre fils, non pas à l’opinion du vulgaire, mais au sérieux examen des raisons; et vous verrez que ces rieurs auront dans leurs enfants plutôt des esclaves que des ‘hommes libres, quand ils en viendront à les comparer au vôtre.

Maintenant, il est vrai, aveuglé par votre douleur, vous ne pouvez comprendre ces choses; mais quand vous vous serez un peu consolé, quand votre fils vous aura montré toute sa. vertu, alors vous n’aurez plus besoin de raisons; vous confesserez la vérité de tout ce que je vous dis. Ce n’est pas sans fondement que je vous fais cette prédiction; elle est basée sur l’expérience même. J’ai eu un ami dont le père infidèle était riche, considéré, illustre àtous les titres. Ce père mit d’abord en jeu les magistrats, menaça son fils de la prison, le priva de tous ses biens et l’envoya sur une terre étrangère sans lui laisser même la nourriture nécessaire; tout cela pour le forcer de’ revenir à la vie du monde. Mais quand il vit que son fils ne cédait à aucun de ces moyens, vaincu, il changea complétement de langage, et maintenant il a pour son fils la vénération qu’il aurait pour un père. Il avait encore d’autres enfants considérés dans le monde; cependant il était loin d’avoir pour eux l’estime qu’il avait pour leur frère. Cet heureux père doit même à son fils un accroissement de la considération dont il jouissait déjà parmi les hommes. Nous verrons la même chose pour votre fils, et vous saurez parfaitement par expérience que je ne me trompe pas. Aussi désormais garderai-je le silence, vous priant seulement d’attendre une année ou moins de temps encore. Il ne faut pas de longs jours à

la vertu chrétienne pour grandir et frapper les regards, parce qu’elle germe dans la grâce de Dieu. Vous verrez tout ce que je vous ai dit, vérifié par l’événement; non-seulement vous approuverez ce qui s’est fait ; mais, pour peu que vous vous éleviez au-dessus des sens,  vous céderez au même attrait que votre fils,  et vous le prendrez pour guide dans le chemin de la vertu.

(25)