LETTRE III

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LETTRE III.

 

Ecrite à Cucuse en 404.

 

La tristesse est le plus affreux de tous les maux. — C'est un mal pins terrible que la mort même. — Saint Chrysostome le fait voir dans plusieurs exemples. — Les souffrances sont plus méritoires que les bonnes couvres. — Eloquentes réflexions sur les souffrances de Job, de saint Paul et de Joseph.

 

A OLYMPIADE.

1. Le corps a-t-il lutté contre les ardeurs de la fièvre, la ruer a-t-elle été agitée par la violence des vents; ce n'est pas tout d'un coup, c'est peu à peu que disparaissent les suites de la maladie, et que cesse l'agitation des flots. Une fois la fièvre guérie, il faut beaucoup de temps au corps pour recouvrer la santé, et cette vigueur enlevée par la maladie. Quand les vents sont apaisés, les ondes longtemps encore s'agitent, se poussent en tous sens, et le calme ne renaît point sur-le-champ. Ce n'est pas sans motif que j'use de ce préambule : j'ai voulu vous faire comprendre qu'il m'a semblé nécessaire de vous écrire. Nous avons, il est vrai, triomphé de ce chagrin qui vous tyrannisait ; nous avons, pour ainsi dire, renversé la citadelle du tyran; mais il ne faut point nous lasser de parler, si nous voulons ramener dans votre âme une paix profonde, effacer jusqu'au souvenir de ces troubles produits par la tristesse, et vous ren dre cette sérénité , ce calme, cette joie que vous avez perdue. Oui, mon désir, ce n'est pas seulement de bannir le chagrin, c'est encore de vous remplir d'une joie abondante et continuelle. Il m'est possible de le réaliser, si vous le voulez. Nous ne pouvons pas changer, nous ne pouvons pas renverser les lois de la nature; ce que nous pouvons modérer au gré de nos désirs, ce sont les mouvements de notre (415) volonté; et c'est d'eux que dépend le bon état de notre âme. Vous le savez bien vous-même, vous devez vous rappeler ces conversations longues et fréquentes que nous avions naguère encore sur ce sujet. Je vous en donnais des exemples pris de l'histoire. Non, ce n'est point la nature, mais la volonté qui donne à l'âme sa tranquillité. Combien n'en voyons-nous pas qui nagent dans les richesses, et regardent cependant la vie comme insupportable! Combien d'autres au contraire coulent au sein de la pauvreté des jours calmes et heureux ! Que de princes maudissent leur existence, malgré cette garde qui les escorte, malgré cette gloire et ces honneurs dont ils jouissent ! Que d'hommes obscurs par leur naissance, inconnus du monde, s'estiment néanmoins plus heureux que beaucoup d'autres ! Oui, je le répète, et je veux le répéter sans cesse, la volonté, et non pas la nature, voilà la source de la paix et du bonheur. Ne vous laissez pas abattre, ma chère soeur, tenez-vous ferme, tendez-moi la main; c'est un secours puissant et qui m'est nécessaire pour vous tirer de cette dure captivité de l'inquiétude. Si vous n'y mettez autant de zèle que nous-même, c'est en vain que nous essayerons de vous guérir. N'en soyez pas étonnée. Lorsque Dieu, le souverain Maître de toutes choses, donne quelque avertissement, adresse quelque exhortation, si l'homme ne veut pas obéir, qu'arrive-t-il ? il s'attire un châtiment plus rigoureux, à raison même de sa désobéissance. C'est ce que disait Jésus-Christ : Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse point parlé, ils ne seraient point coupables : mais aujourd'hui, ils ne peuvent trouver, aucune excuse. pour leurs péchés. (Jean, XV , 22.) C'était là encore ce qui le faisait pleurer sur Jérusalem, et exhaler ces soupirs : Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés ! combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, et tu t'y es refusée! Voici que les demeures vont être désertes! (Matth., XXIII, 37, 38.)

2. Eh bien donc! ô pieuse Olympiade, travaillez, faites-vous violence, aidez-vous de nos réflexions pour repousser avec énergie, pour chasser de votre âme ces pensées qui la troublent, qui la remuent et la bouleversent. Oui, vous le ferez, oui, vous obéirez à nos conseils qui pourrait en douter? Nous allons vous procurer glaives et javelots, arcs et flèches, cuirasses, boucliers, cnémides; armure qui vous protégera, qui renversera, qui blessera, qui tuera ces funestes pensées. Et où prendrons-nous ces machines, ces frondes, qui non-seulement arrêteront l'ennemi et l'empêcheront d'avancer, mais qui le repousseront bien loin et avec la plus grandi; facilité? C'est dans la tristesse elle-même, c'est en vous disant tout ce qu'elle a de pénible et d'odieux. La tristesse est pour l'âme un affreux tourment, une indicible douleur, un supplice au-dessus de tous les supplices. C'est un ver dont le venin ronge non la chair, mais l'âme même; une teigne qui s'attaque; non point aux os, mais à l'esprit; c'est un bourreau qui sans cesse déchire, non point les flancs, mais la volonté dont il brise les forces. C'est une nuit continuelle, de noires ténèbres, une tempête violente, une fièvre cachée, plus ardente que la flamme; une guerre sans aucune trêve, une maladie qui obscurcit la vue et l'empêche de rien discerner. Le soleil lui-même , cet éclat qu'il répand dans l'atmosphère, ennuie une âme affligée; et la splendeur du midi ressemble pour elle à une nuit profonde. Aussi le Prophète disait-il admirablement : En plein midi le soleil sera couché pour eux. (Amos, VIII, 9.) Sans doute l'astre ne se couche point, son cours n'est pas interrompu. 1liais au milieu de l'éclat du jour, une , âme affligée se croit plongée dans les ténèbres. Les ténèbres de la nuit ne sont rien en comparaison des ténèbres que produit la tristesse. Celles-ci ne sont pas l'effet des lois de la nature, mais bien de l'obscurcissement des pensées; ténèbres horribles, insupportables, effroyables à voir, plus cruelles que tous les tyrans. En vain essaie-t-on de les dissiper elles résistent; une fois en possession d'une âme, elles la chargent comme d'une chaîne d'airain, à moins qu'elle ne déploie beaucoup de sagesse.

3. Ai-je besoin d'entrer dans de plus longs développements, quand je puis vous donner des exemples et par là vous faire sentir toute la force de ce mal ? Toutefois, si vous le permettez, avant d'en venir aux exemples, je vais vous fournir une seconde preuve des douleurs que cause la tristesse. Adam, après ce péché si grave, qui entraîna la perte du genre humain tout entier, s'entendit condamner au travail. Eve était plus coupable; sa faute était si énorme, que celle d'Adam n'était rien, pour ainsi dire, en comparaison; Adam, dit en effet l'Ecriture, ne fut point séduit; c'est la (416)     femme qui se laissa séduire et viola la défense du Seigneur. (I Tim. II, 14.) Eve s'était donc laissé tromper, elle avait violé la loi de Dieu, elle avait préparé pour elle et pour son époux la coupe empoisonnée. Aussi Dieu la condamna-t-il à la tristesse, qui de sa nature est plus accablante que le travail. Je multiplierai, dit le Seigneur, oui, je multiplierai tes douleurs et tes gémissements. Tu enfanteras les fils dans la douleur. (Gen. III, 16.) Pour Eve, point de travail, point de sueurs, point de fatigues; mais la tristesse, les gémissements, les tourments qui en résultent, aussi terribles, plus terribles mille fois que la mort.

Qu'y a-t-il cependant de plus terrible que la mort? N'est-ce pas le plus effrayant des maux? un mal horrible, insupportable, digne d'un torrent de larmes? N'est-ce pas, selon saint Paul, la peine que le Seigneur inflige au plus énorme de tous les crimes? Ceux qui s'approchent indignement des saints mystères , qui viennent s'asseoir indignement à ce festin redoutable, subissent la mort comme châtiment de leur crime : C'est pourquoi, dit-il, beaucoup parmi vous sont faibles et infirmes. Il y en a même beaucoup qui dorment. (I Cor. II, 30.) N'est-ce pas le supplice qu'infligent les législateurs à ceux qui ont commis de grands crimes? N'est-ce pas aussi la peine portée par là loi de Dieu contre ceux qui tombent dans de grandes fautes? Quelle frayeur la mort ne produisit-elle pas dans l'âme d'Abraham ? Elle étouffa les cris de la nature, et le détermina à livrer son épouse aux passions des barbares, et à la tyrannie des Egyptiens, à imaginer ce drame si injurieux pour Sara, et à la prier de jouer elle-même son rôle dans cette tragédie. Il ne rougit pas de dire le motif qui le porte à faire usage d'un pareil moyen : Quand les Egyptiens te verront, dit-il à Sara, quand ils verront ta beauté et les charmes de ton visage, ils me feront mourir pour te garder. Dis que tu es ma soeur, afin que l'on m'épargne, et qu'on me laisse la vie à cause de toi. (Gen. XII, 12, 13.) Voyez-vous comme la crainte et l'effroi remuent cette âme sage et élevée? Voyez-vous cette âme d'airain vaincue dans ce combat? Il dément son origine, il impose à sa femme un 'rôle étrange, c'est une brebis qu'il expose à la fureur des loups. Qu'y a-t-il de plus insupportable pour un homme que de voir sa femme outragée? un simple soupçon l'indigne. Pour Abraham, ce n'est pas un soupçon, mais une certitude; et ces outrages, non-seulement il les connaît, mais il les provoque lui-même; et néanmoins il s'y résigne et les supporte. C'est une passion qui triomphe en lui d'une autre passion; c'est une passion plus vive, la crainte de la mort, qui l'emporte sur une passion moins vive, la crainte de la honte et du déshonneur.

Le grand Elie lui-même craint la mort, et s'enfuit devant les menaces d'une prostituée. Il avait fermé le ciel, il avait fait tant de miracles, et quelques mots suffirent pour le glacer de terreur. Cette âme vraiment céleste éprouve tant d'effroi, que le prophète abandonne sa patrie, ce peuple si nombreux, pour lequel il avait couru de si grands dangers. Oui le prophète s'exile, il voyage seul pendant quarante jours et se rend dans le désert; et cependant que d'assurance, quelle hardiesse de langage, que de courage il avait déployé ! La mort est un mal vraiment affreux; chaque jour elle se précipite sur le genre humain, et chacune de ses victimes nous trouble, nous consterne, comme si c'était la première. Rien ne peut nous rassurer, ni la pensée du peu de temps que nous avons à vivre, ni la contemplation, ni la méditation habituelle de la mort. La série des siècles n'a pu faire vieillir cette tristesse et cet effroi : ces sentiments sont toujours nouveaux , toujours forts , et chaque jour ils remplissent nos âmes d'une nouvelle crainte. Eh ! peut-il en être autrement? Qui ne serait troublé, qui ne serait consterné quand il voit immobile, muet comme une pierre, cet homme qui hier encore ou peu de jours avant, se promenait, traitait ses mille affaires, s'occupait de son épouse, de ses enfants, de ses serviteurs, de cités entières ; menaçait, terrifiait, remettait une peine, en infligeait une autre, faisait mille travaux dans sa ville ou dans le pays qu'il habitait ? Tous le regrettent, ses amis fondent en larmes, son épouse est éperdue de chagrin, elle se meurtrit le visage et s'arrache les cheveux; autour d'elle ses innombrables servantes poussent des cris de douleur, et lui il ne remarque rien de tout cela ! Encore une fois, qui ne serait effrayé à cette pensée que tout a disparu, raison, talent, âme, grâce et beauté du visage, mouvement des membres ; et qu'à tous ces avantages succède ce qu'il y a de plus rebutant, le silence, l'insensibilité, la corruption, les vers, la cendre, la poussière, la puanteur, une complète dissolution, jusqu'à ce que le (417) cadavre soit réduit à quelques os informes et hideux.

4. Et cependant cette mort si effrayante (sa nature et la crainte qu'elle inspire aux saints, vous l'ont assez montré), n'est rien en comparaison de la tristesse. Si je suis entré dans ces développements, c'est pour vous faire bien comprendre la rigueur de la peine que vous supportez,et vous exciter à attendre une récompense, je ne dis pas proportionnée, mais bien supérieure aux maux que vous endurez. Je veux vous le prouver par l'exemple de ceux qui, comme vous, ont ressenti de la tristesse; c'était du reste mon dessein dès le début de cette lettre.

Quand Moïse vint annoncer aux Hébreux leur délivrance et la fin de leur captivité, ils ne voulaient pas même l'entendre. Et Moïse nous apprend la cause de cette conduite : Moïse parla au peuple; et le peuple, par pusillanimité, ne voulut point l'entendre. (Exod. VI, 9.) Bien plus, quand le Seigneur menace les Juifs des plus rigoureux châtiments s'ils violent sa loi, la tristesse vient après toutes les autres peines : il les menace de la captivité, de l'exil, de l'esclavage, de la famine, de la peste; il les menace de les réduire à manger la chair des hommes, et il ajoute : Je leur donnerai un coeur affligé, des yeux défaillants, une âme languissante. (Deut. 28-65.) Mais pourquoi rappeler les Juifs, ce peuple ingrat et indiscipliné, esclave de la chair, dépourvu de sagesse, quand je puis invoquer l'exemple d'hommes admirables par la grandeur et l'élévation de leurs âmes ? Les apôtres avaient passé trois ans dans la compagnie du Sauveur; ils avaient reçu de sa bouche les plus sublimes enseignements sur l'immortalité et d'autres mystères, ils avaient opéré de merveilleux prodiges, ils avaient mangé, conversé avec lui dans de délicieux entretiens, ils s'étaient instruits à son école; ils le retenaient au milieu d'eux, ils s'attachaient à lui comme des enfants s'attachent au sein de leur mère; ils ne cessaient de lui demander : où allez-vous? Et cependant dès qu'il les eut contristés par quelques-unes de ses paroles, le chagrin s'empara d'eux avec tant de violence, ils éprouvèrent des angoisses telles, qu'ils cessèrent de l’interroger. Jésus-Christ le leur reprocha en leur disant : Vous m'avez entendu vous dire que je retourne à Celui qui m'a envoyé et personne de vous ne me demande : où allez-vous ? Depuis que je vous ai dit ces choses, la tristesse s'est emparée de vos coeurs. (Jean, XVI, 5-6.) Voyez-vous comme la tristesse avec sa violence enveloppe leur amour d'épaisses ténèbres, comment elle les captive, comment elle se les assujettit? Voyez aussi le prophète Elie (car je ne veux point le laisser encore) : Il s'enfuit, il quitte la Palestine, cédant à la violence de sa tristesse ; cette tristesse si violente, l'auteur de son histoire, nous la redit dans ces paroles: Il s'en alla pour obéir à son âme; entendez maintenant ce qu'il demande au Seigneur: C'est assez, Seigneur, dit-il. Prenez ma vie; car je ne suis pas meilleur que mes pères. (III Rois, XIX, 34.) Ce qu'il demande, n'est-ce pas le plus terrible des maux, le plus grand des supplices, la peine infligée aux grands crimes, et ne regarde-t-il point la mort comme un bienfait? Tant il est vrai que la tristesse est plus pénible que la mort. C'est pour échapper à la tristesse, que le prophète souhaite de mourir.

5. Ici je veux répondre à une objection. Je sais que vous aimez ces sortes de réponses. Quelle est donc cette objection? la voici : Si la mort, aux yeux du Prophète, était moins pénible que la tristesse, pourquoi donc voulait-il éviter la mort en quittant sa patrie et ses concitoyens ? pourquoi, voulant naguère y échapper, la souhaite-t-il aujourd'hui? - mais c'est afin que vous compreniez mieux combien la tristesse est plus cruelle que la mort. Quand la crainte de mourir possédait seule son âme, il faisait tout ce qu'il pouvait pour échapper à la mort. Mais quand une fois la tristesse eut pénétré dans son coeur, et lui eut fait sentir sa violence, le rongeant, le consumant, le déchirant, lui faisant endurer des tourments horribles, alors elle lui sembla plus affreuse que le plus affreux des supplices. — Jonas, lui aussi, appelait la mort pour se soustraire à la tristesse : il la demandait à Dieu en ces termes : Prenez ma vie, disait-il, la mort pour moi est préférable à la vie. (Jon. IV, 3:) David à son tour, soit qu'il parle en son nom, ou au nom d'une autre personne plongée dans l'affliction, exprime le même désir : Le pécheur, dit-il, s'est élevé contre moi; alors je me suis tu, j'ai été humilié, j'ai été privé de toits les biens, et ma douleur a été renouvelée. Mon coeur brûlait au dedans de moi, et mes pensées y allumaient une flamme ardente. (Ps. XXXVIII, 2-4.) Cette flamme, c'est la tristesse plus dévorante que toute espèce de flammes. Il ne peut plus en (418) supporter les ardeurs ni les souffrances, et il s'écrie : Ma langue a laissé échapper les désirs de mon coeur. Quels sont donc vos désirs? dites-le-nous, ô David ! Ce qu'il souhaite , c'est la mort. Faites-moi connaître ma fin, dit-il, et le nombre de mes jours, afin que je sache combien de temps encore il me reste à vivre. (Ibid. 5.) Elie ne s'exprime point dans les mêmes termes; mais ses paroles ont le même sens. Quand il dit : Je ne suis pas meilleur que mes pères, n'est-ce pas comme s'il disait : Faites-moi connaître le terme de mes jours, afin que je sache tombiez de temps encore il me reste à vivre ? c'est-à-dire: Pourquoi me laisser sur la terre? pourquoi m'en retirer si tard? tant d'autres l'ont déjà quittée, et moi je traîne ici une longue existence. Telle est la force de son désir, du sien, dis-je, ou de ceux au nom desquels il parle, qu'en attendant l'arrivée de la mort, il voudrait savoir le moment où elle viendra. Faites-moi savoir la fin de mes jours , et j'en éprouverai la plus grande joie. Ainsi donc, un mal si horrible devient désirable, grâce aux intolérables souffrances de la tristesse et de cette ardeur qui dévore l'âme. Mes pensées, dit-il, allument en mon coeur une flamme ardente.

C'est donc un bien grand supplice que celui que vous endurez; espérez aussi de grandes récompenses, des palmes brillantes, d'ineffables jouissances, des couronnes composées des plus belles fleurs. Ce n'est pas seulement en faisant le bien, c'est aussi en souffrant le mal avec patience que l'on se rend digne de ces récompenses magnifiques. — Je vais maintenant vous tenir un langage plein d'utilité pour vous et pour tout le monde, bien propre à porter les âmes à la patience, et à les empêcher de faiblir en présence des combats qu'elles ont à soutenir contre l'adversité.

6. Que la tristesse soit le plus horrible des maux, qu'elle les surpasse -tous par les souffrances qu'elle procure, nous l'avons assez fait voir. Il nous reste maintenant à comparer entre elles les vertus et les douleurs, pour vous faire bien comprendre que Dieu ne récompense pas seulement les vertus, mais aussi les souffrances, qu'il les récompense magnifiquement, aussi magnifiquement, plus magnifiquement même que les vertus. Je vais, si vous le permettez, faire paraître devant vous un modèle admirable de patience, un athlète, célèbre à la fois par ses vertus et par ses souffrances, cette âme d'airain, cette âme ferme comme le roc, qui habita le pays d'Ausitide, et remplit tout l'univers de l'éclat de ses vertus. Je vais donc vous exposer ses vertus et ses souffrances, afin que vous puissiez les comparer ensemble. Quelles étaient donc ses vertus ? Ma maison, dit-il, a été ouverte à tout le monde; c'était comme un port ouvert à tous les voyageurs. (Job, 31, 32.) Tout ce qu'il possédait, il le possédait moins pour lui que pour les pauvres. J'étais, dit-il, j'étais l'oeil de l'aveugle et le pied du boiteux. (Job, XXIX,15-17.) Je servais de père à quiconque était faible; j'examinais avec soin les différends dont j'étais l'arbitre; je brisais les dents des hommes injustes, et je leur arrachais leur proie. Le faible qui avait besoin de quelque secours, n'éprouvait jamais de refus, et personne ne sortait de chez moi sans avoir rien reçu. (Job, XXXI, 16, 34.) Comme la charité de Job se multiplier comme sa compassion sait venir en aide à tous les besoins ! il soulage les pauvres, il soutient les veuves, il défend ceux que l'on outrage, il se montre terrible contre ceux qui commettent l'injustice. Son zèle ne se bornait pas à protéger, à porter secours, comme c'est la coutume de tant d'autres, il voulait voir l'oeuvre couronnée de succès, et il y mettait toute son ardeur. Oui, dit-il, je brisais les dents des hommes injustes (Job, XXIX,17), ma prudence était comme nu rein part dressé contre leur méchanceté. Non-seulement les injustes entreprises des hommes, mais les dangers venant de la nature trouvaient un obstacle dans sa sollicitude : il savait tes écarter à force de vigilance et de soins. S'il ne pouvait rendre les membres perdus, c'est-à-dire, les yeux aux aveugles, les pieds aux boiteux, il leur tenait lieu de ces membres. Grâce à lui, les aveugles voyaient, les boiteux marchaient. Y a-t-il rien de comparable à cette humanité? quant à ses autres vertus, vous les connaissez : inutile de vous redire son affabilité, sa douceur, sa sagesse, sa modération ; autant il s'indignait contre ceux qui outrageaient le prochain , autant on le voyait plein de douceur et de mansuétude à l'égard de tous les autres, à l'égard de ses serviteurs eux-mêmes, qui témoignaient la vivacité de leur amour en s'écriant : Qui nous donnera de nous rassasier de sa chair? (Job, XXXI, 31.) Si telle était l'affection des serviteurs, s'il se montrait si plein de douceur à l'égard de gens qu'il faut souvent faire (419) trembler, quelle ne devait pas être sa bonté envers les autres hommes ?

7. Telles et plus nombreuses encore étaient les vertus de Job. Passons maintenant en revue les souffrances qu'il endura, comparons-les avec ses vertus, et voyons à quelle époque il s'acquit le plus de mérites. Est-ce au temps où il pratiquait ces vertus, ou bien quand il endurait ces souffrances si cuisantes, quand il ressentait l'amertume de la tristesse? Quand est-ce donc que Job parut surtout admirable? Est-ce quand il ouvrait sa porte à tout le monde, ou bien quand, après la ruine de sa maison, il ne fit entendre aucun murmure, et se prit au contraire à bénir Dieu ? Dans le premier cas il pratiquait une vertu, dans le second il endurait une peine. A quel moment se montra-t-il plus digne d'admiration, dites-moi? Est-ce quand il offrait des sacrifices pour ses fils, et les exhortait à la concorde, ou bien quand, après les avoir su écrasés sous les ruines de sa maison, enlevés ainsi par un trépas si lamentable, il souffrit patiemment cet horrible mal lieur? Etait-il plus admirable quand il réchauffait les épaules du pauvre avec les toisons de ses brebis, ou bien quand, à la nouvelle ce que le feu du ciel était tombé sur ses troupeaux, et les avait consumés eux et les bergers, il supporta cette perte sans murmure, sans plainte et sana trouble? Y avait-il plus de gloire à se servir de sa santé pour venir en aide à ceux que l'on outrageait, à broyer les dents des hommes injustes, à leur arracher leur proie, à être comme le refuge des opprimés, qu'à voir son propre corps, naguère le rempart (les opprimés, rongé maintenant par les vers, étendu sur un fumier, couvert d'ulcères , qu'il nettoyait avec un coquillage? J'amollis les mottes de terre, disait-il, en nettoyant mes plaies. (Job, VII, 5.) Autrefois c'étaient des actes de vertu ; maintenant ce sont des souffrances, et ces souffrances lui ont valu plus de gloire que ces vertus. C’était en effet la partie la plus rude du combat, celle qui exigeait le plus de courage, le plus de fermeté, le plus de sagesse et le plus d'amour de Dieu. Au temps des vertus de Job, le démon osait, (sans doute avec une rare impudence et une rare méchanceté), mais enfin il osait l'accuser, et il disait : Est-ce avec désintéressement que Job honore Dieu? ( Job, I, 9.) Mais quand il le vit plongé dans le malheur, il s'enfuit, couvert de confusion, il s'éloigna, sans que son impudence pût trouver matière à la moindre objection. Job avait mérité la plus belle des couronnes, il avait atteint le sommet de la vertu, donné de son courage une preuve évidente, déployé la plus admirable sagesse. Ce saint homme voulant montrer aussi combien la tristesse est plus à craindre que la mort, appelait la mort un repos. La mort, disait-il, est un repos pour l'homme. (Job, III, 123.) Et il la demandait comme un bienfait, afin d'être délivré de sa tristesse : Qui me donnera, disait-il, de voir se réaliser ma prière! Puisse le Seigneur m'accorder ce que je désire! Il a commencé, ah! qu'il achève, qu'il m'écrase et me fasse mourir! Que cette ville sur les murs de laquelle je dansais, soit enfin mon sépulcre ! (Job, VI, 8.) Ainsi donc rien de plus accablant que la tristesse; aussi reçoit-elle de plus grandes récompenses.

8. Comprenez bien l'avantage qui revient des souffrances. Quand même on ne souffrirait pas à cause de Dieu (ce n'est pas une exagération de ma part), on a beaucoup de mérite si l'on souffre avec courage et sans se plaindre. Job ignorait qu'il souffrît pour Dieu, et cependant il obtint la couronne du vainqueur, parce que sans savoir la cause de ses souffrances, il les supportait généreusement. Lazare tomba malade (certes, ce n'était point là souffrir à cause de Dieu) ; cependant il souffrait, il montrait de la patience, il ne recevait de soins de personne; il était rongé par ses ulcères, par la faim qu'il endurait; riche le traitait avec mépris et cruauté souffrit avec courage, aussi vous savez qu’ elles couronnes lui valurent ses souffrances. Peut-on citer une seule bonne oeuvre qu’il ait faite ? Eut-il pitié des pauvres, vint-il en aide aux opprimés , fit-il aucune action de ce genre? Non; mais il gisait à la porte du riche, il était malade; les chiens venaient lécher ses blessures, le riche le dédaignait , et tout cela lai causait d'horribles souffrances. Et cependant sans s'être distingué par aucun acte de générosité, pour avoir supporté courageusement tous ses maux, il eut les mêmes récompenses que le saint patriarche. Je vais plus loin, et ce que je vais ajouter, peut paraître étrange; mais cependant rien de plus vrai : accomplirait-on quelque action grande et généreuse, la récompense sera médiocre, si elle n'a exigé ni fatigues, ni dangers, ni souffrances ; Chacun en effet recevra sa récompense en proportion de son travail (I Cor. III, 8); non pas en proportion de la grandeur de l'acte accompli, mais en proportion des souffrances (420) qu’il a endurées. Aussi l'apôtre saint Paul se glorifie-t-il non pas du bien qu'il a fait, mais des grandes actions qu'il a exécutées, mais de l'excès des maux qu'il a soufferts. Après avoir dit en effet. Ils sont ministres du Christ; je le dirai, dussé-je passer pour imprudent, je le suis plus qu'eux (II Cor. XI, 23) ; il s'applique à montrer ce qui le rend supérieur aux autres. Il ne dit pas : J'ai prêché l'Evangile à tant et tara de peuples. Non, il laisse de côté ses actions pour ne parler que de ses souffrances, et il les énumère en ces termes : J'ai été accablé de fatigues, couvert de blessures, jeté souvent en prison, souvent aussi exposé à la mort, j'ai reçu des Juifs deux cents coups, j'ai été trois fois battu de verges, lapidé une fois, j'ai fait trois fois naufrage, un jour et une nuit j'ai été dans les profondeurs de la mer. Sans cesse en voyage, sans cesse en danger de périr, les tempêtes, les voleurs, ma nation, les autres peuples, les villes, les déserts, l'océan, les faux frères me font courir des dangers. Je suis accablé de travaux, de fatigues, de veilles, de faim, de soif, de pauvreté. En outre, les choses du dehors me pressent continuellement. (II Cor. XI, 23-28.)

9. Voyez-vous comme il énumère ses souffrances ; comme il y trouve matière à se glorifier ! Il rappelle ensuite les vertus qu'il a pratiquées, et encore leur mérite vient-il moins de l'acte lui-même que des souffrances endurées pour l'accomplir. Après avoir dit : Ces conjurations de chaque jour formées contre moi, c'est-à-dire : ces emprisonnements, ces tumultes, ces embûches (car telle est la force du mot employé par l'Apôtre), il ajoute : La sollicitude de toutes les Eglises. (Ib. XXVIII.) Il ne dit pas, la réforme, mais la sollicitude, expression qui désigne la souffrance plutôt qu'une action vertueuse. Il en est de même pour ce qui suit : Qui est malade, sans que je le sois aussi? Il ne dit pas, sans que je cherche à le guérir, mais bien, sans que je sois aussi malade. Et encore : Qui est scandalisé, sans que je brûle au dedans de moi? (Ibid. XXIX.) Il ne dit pas : Sans que je l'aie délivre du scandale; mais sans que j'aie partagé sa tristesse, Voulant ensuite montrer qu'il est surtout récompensé pour avoir souffert, il dit : S'il faut me glorifier, je me glorifierai de mes infirmités. (Ibid. XXX.) A tout ce qui précède il ajoute une autre circonstance de même nature, et rappelle qu'il sortit de prison par une fenêtre, au moyen d'une corbeille glissant le long des murs; n'était-ce pas là encore souffrir? Si donc les souffrances sont magnifiquement récompensées, s'il n'est point de souffrance plus grande que la tristesse, voyez quelles récompenses lui sont réservées ! Je ne cesserai de vous le redire; et comme je vous l'ai promis en commençant, c'est dans la tristesse même que je puiserai des motifs de consolation.

Soyez de plus en plus convaincue que la soi souffrance donne du prix aux belles actions, et qu'elles en ont beaucoup moins, si la souffrance ne s'y trouve jointe. Ce Nabuchodonosor, roi de Babylone, dont la main portait un sceptre et la tête une couronne, remplit un jour une mission, pour ainsi dire, évangélique. Après le miracle de la fournaise, il fit entendre ses prédications par tout l'univers; il ne se contenta point d'élever lui-même la voix, mais il envoya dans toutes les parties de la terre une lettre qui disait : Nabuchodonosor à tous les peuples, tribus et langues, qui habitent dans le monde entier, paix et bonheur ! Il m'a semblé bon de vous faire connaître les miracles et les prodiges que le Dieu Très-Haut vient d'accomplir parmi nous. Il a fait éclater sa grandeur et sa force; son règne est éternel, et sa puissance s'étend de génération en génération. (Dan. III, 98, 100.) Et il publia un décret portant que tout peuple, toute tribu, toute langue qui prononcerait une parole contre le Dieu de Sidrac, de Misach et d'Abdénago, serait mis à mort, et que la maison du coupable serait livrée au pillage. Il ajoutait: Il n'y a pas d'autre Dieu qui puisse ainsi sauver de la mort. (Ibid. 96.) Que de menaces dans cette lettre! N'est-elle pas vraiment terrible? Nabuchodonosor n'est-il pas un prédicateur sublime, et sa lettre ne se répand-elle pas dans tout l'univers? Or, dites-le moi, sera-t-il récompensé comme les apôtres, pour avoir publié la puissance de Dieu, pour avoir. déployé tant de zèle et d'activité pour la proclamer jusqu'aux extrémités du monde? Non, certes, il s'en faut bien. Cependant sa mission ressemble à la leur. Mais il la remplit sans éprouver de fatigues ni de souffrances, et voilà ce qui en diminue le mérite. Le roi de Babylone fait usage de sa souveraine puissance et ne court aucun danger; les apôtres, au contraire, on s'oppose à leurs efforts, ou les chasse, on les accable de coups; ils vivent dans l'indigence, ils sont précipités du haut des édifices, jetés à la mer, tourmentés par la faim ; ils meurent chaque (421) jour, et à toutes ces souffrances, s'ajoutent les douleurs de l'âme, ils sont faibles avec les faibles, un feu intérieur les dévore, quand un de leurs frères est scandalisé. Voilà les souffrances, voilà surtout la tristesse qui leur vaut de si belles récompenses. Chacun, dit saint Paul, recevra une récompense proportionnée à ses travaux. (I Cor. III, 8.) C'est ce que je ne cesserai moi-même ale vous répéter. Paul demanda souvent au Dieu miséricordieux d'être délivré de ses maux et de sa tristesse , de tant de douleur et de tant de périls, mais il ne fut point exaucé. Trois fois, je fis cette prière au Seigneur (II Cor. XII, 8), nous dit-il, et je n'obtins point ce que je désirais. Et comment, en effet, pouvait-il mériter une ample récompense? Etait-ce en prêchant sans fatigue, en vivant clans les délices, et le repos? Etait-ce en demeurant assis dans sa maison, n'ayant d'autre peine que celle d'ouvrir la bouche et de remuer les lèvres ? Rien de plus facile que tout cela, et rien qui s'accorde mieux avec la mollesse et la délicatesse de la vie. Ce que Dieu récompensera dans l'Apôtre, ce sont ces blessures, ces morts de tous les instants, ces courses sur terre et sur mer, cette tristesse, ces larmes, ces douleurs; ces récompenses, ces couronnes, il les recevra avec cette assurance que donne le mérite : Durant trois jours et trois nuits, dit-il, je n'ai pas cessé d'avertir chacun de vous, les larmes aux yeux. (Act. XX, 31.)

10. Méditez toutes ces choses, songez aux récompenses que promet une vie passée dans le travail et la douleur, et soyez transportée de joie. Oui, dès votre enfance vous avez mené une vie riche de mérites, et digne de couronnes sans nombre, une vie toute remplie de continuelles souffrances. Des maladies de toute sorte, des maladies mille fois plus cruelles que la mort ont sans cesse assiégé votre corps ; puis les insultes, les outrages, les calomnies n'ont cessé de fondre sur vous. Enfin, que de chagrins, que de larmes, ont fatigué votre âme, sans lui laisser un instant de repos ! Chacun de ces maux n'est-il pas pour celui qui les endure, la source des plus grands avantages Lazare, pour avoir été malade, jouit du même bonheur que le patriarche; quelques outrages valurent au publicain une justice bien supérieure à celle du pharisien, qui l'insultait; le prince des apôtres effaça par ses larmes cette faute qui venait de faire à son âme une si cruelle blessure. Une seule de ces souffrances, vous le voyez, fut magnifiquement récompensée dans chacun d'eux; quelles récompenses ne recevrez-vous donc pas, vous qui les avez endurées toutes ensemble, au plus haut degré et à tous les instants de votre vie? Ce qui surtout comble de gloire, ce qui ravit le plus d'admiration, ce qui vaut les plus grands avantages, ce sont les tentations fréquentes, les dangers nombreux, les fatigues, les chagrins, les embûches dressées par ceux qui à aucun titre ne devaient le faire , si on souffre tout cela avec patience. Savez-vous ce qui rendit surtout illustre et heureux le fils de Jacob? Ce fut cette calomnie imaginée contre lui, cette prison, ces chaînes et les souffrances qui en résultèrent. Oui, sa chasteté le couvrait de gloire, puisqu'elle triompha de la passion de l'égyptienne, et repoussa cette misérable qui voulait le séduire; et cependant ses souffrances lui furent plus méritoires encore. Quelle gloire y a-t-il, je vous le demande, à ne point commettre d'adultère, à ne point outrager un époux, à ne point souiller une couche nuptiale à laquelle on n'a aucun droit, à ne point faire injure à celui dont on a reçu des bienfaits, à ne point plonger la maison de son maître dans l'opprobre et l'infamie? Mais ce qui était glorieux pour lui, c'était le danger qu'il courait, c'étaient ces embûches qui lui étaient tendues, c'était la fureur de cette femme ivre de passion, la violence qu'elle lui faisait; c'était cette prison que l'adultère lui avait apprêtée dans la chambre nuptiale elle-même, ces filets qui l'enlaçaient de toute part, cette accusation, ces calomnies, cette captivité qui en résulta; c'était de se voir injustement condamné après un combat qui devait lui valoir une couronne, de se voir jeté dans les fers comme un criminel, de partager le sort des grands coupables, et d'être plongé avec eux dans les horreurs d'un cachot. A mes yeux, il brille d'un plus vif éclat, que dans ce temps où, sur le trône d'Egypte, il distribue du blé à ceux qui en demandent, met un terme à la famine, et se présente comme un port où tous se réfugient. Oui, je le . trouve plus illustre, les pieds et les mains enchaînés, qu'avec ses magnifiques vêtements et son immense pouvoir. Le temps de sa captivité, c'était le temps du négoce et du gain; le temps de sa puissance, c'était le temps du luxe, du repos, des honneurs , temps de jouissance, il est vrai, mais presque sans profit et sans bénéfice. Oui, je l'admire moins, lorsque son (422) père lui rend hommage, qu'à ce moment où 'l'envie de ses frères le persécute, où il trouve des ennemis jusque dans sa famille. Dès son enfance, ils s'acharnent contre lui, et sans avoir aucun motif de haine; ce qui les chagrinait, ce qui les enflammait de dépit, c'était cette bienveillance particulière dont Jacob le favorisait. Or Moïse, le législateur des Hébreux, nous dit que cette bienveillance avait sa cause ,non dans la vertu de l'enfant, mais dans l'époque où Joseph était venu au monde. Il était né longtemps après les autres, alors que Jacob avait atteint la vieillesse, et c'est pourquoi il l'aimait d'un amour plus tendre. Car les en1ants nés dans ces circonstances sont plus chers que les autres, puisqu'ils sont nés contre toute espérance. Son père l'aimait tendrement, dit la Genèse, parce qu'il l'avait engendré dans sa vieillesse. (Gen. XXXVIII, 3.)

11. Ces paroles de Moïse nous disent, je crois, non la véritable cause de cette bienveillance spéciale, mais plutôt le prétexte mis en avant par Jacob. Il voyait ce jeune homme en butte a la haine de ses frères, et pour essayer de remédier au mal, il imagina ce motif de sa bienveillante, qui ne pouvait exciter une bien vive ,jalousie. La vraie cause de cette tendresse, c'était la vertu toujours croissante et prématurée de Joseph; et la conduite de Jacob envers Benjamin nous le montre clairement; si l'ordre de la naissance eût déterminé la préférence de Jacob, il aurait aimé plus tendrement encore Benjamin qui était le plus jeune. Benjamin naquit après Joseph, et Jacob était plus âgé , quand il l'engendra. C'était donc, comme je l'ai dit, un prétexte inventé pour apaiser cette animosité des frères de Joseph contre lui. Mais il n'y put réussir; la flamme n'en fut que plus ardente. Pour le moment ils ne pouvaient lui nuire autrement qu'en faisant peser sur lui quelque accusation pleine de noirceur; ils lui reprochèrent donc un crime honteux, devançant ainsi cette misérable barbare, et montrant pires qu'elle, puisqu'ils étaient les frères de leur victime. C'était à un étranger qu'elle s'attaquait : pour eux ils exerçaient leur méchanceté contre leur frère.

Là ne se borna point leur cruauté : chaque jour c'étaient de nouvelles attaques: dans le désert, loin de la vue des hommes, ils résolurent de le faire mourir, ils le vendirent, le réduisirent à la condition d'esclave, et jamais servitude ne fut plus affreuse. Ils livrèrent Joseph non pas à des hommes de leur nation, mais à des barbares, qui s'en allaient dans un pays lointain. Dieu, qui voulait le couvrir de gloire, ne s'opposa pas à leurs desseins: il laissa les périls succéder aux périls, sans faire éclater sa colère. La jalousie, la calomnie fit place à un complot homicide, le complot à une servitude plus horrible que la mort. Ne vous contentez point d'effleurer ces réflexions : arrêtez-vous-y. C'est un jeune homme, plein de noblesse, élevé dans la maison paternelle, jouissant d'une entière liberté, tendrement aimé de son père, et le voilà soudain vendu par des frères qui n'avaient rien à lui reprocher, vendu à des barbares qui parlent une langue étrangère, à des hommes cruels, livré à des bêtes sauvages plutôt qu'à des hommes; le voilà, banni de son pays, exilé, esclave, forcé de vivre sur un sol étranger, après avoir joui de la liberté; le voilà réduit à la dernière infortune, après avoir vécu au sein du bonheur; il n'a jamais eu de maître, et il lui faut maintenant obéir à des maîtres cruels, dans un pays barbare et lointain. Mais ce n'est pas encore le terme de ses maux : les embûches succèdent aux embûches! que nous sommes loin de ces songes qui lui prédisaient une si prodigieuse élévation, qui lui annonçaient qu'il serait adoré par ses frères! Les marchands qui l'avaient acheté ne le gardèrent point, mais le vendirent à d'autres barbares plus méchants qu'eux-mêmes. Vous le savez, changer de maître dans de telles conditions, c'est un bien grand malheur. La servitude est bien plus insupportable encore, lorsqu'on tombe de nouveau aux mains d'étrangers plus cruels que les premiers. Le voilà en Egypte au milieu de ce peuple insensé, toujours en guerre avec le Seigneur, sans cesse lançant contre lui l'insulte et le blasphème; le voilà dans cette Egypte , où il suffit d'un homme pour bannir et chasser en exil l'illustre Moïse. Joseph put toutefois y respirer un instant: car ce Dieu miséricordieux dont la providence opère des miracles, avait changé en brebis cette bête féroce qui l'avait acheté. Mais bientôt l'arène s'ouvrit de nouveau, le stade fut de nouveau préparé; bientôt recommencèrent les luttes, les combats, les fatigues, et avec plus de violence que jamais ! L'épouse de Putiphar porta sur lui des regards criminels, elle se laissa captiver par la beauté de son visage, et la violence de la passion fit de cette femme une lionne furieuse. Cette fois encore, (423) c'est un ennemi domestique, mais animé d'autres intentions que ceux d'autrefois. Ceux-là étaient dévorés de haine, et c'est pourquoi ils exilèrent leur frère; celle-ci l'amour l'enflamme, et voici une double, une triple guerre, mille guerres du même coup. Il s'élança par-dessus les filets, il est vrai, en un instant il les eut mis en pièces; mais ne croyez pas qu'il n'eut besoin d'aucun effort. Au contraire il dut éprouver les plus grandes fatigues.

12. Pour vous en convaincre, demandez-vous ce que c'est que la jeunesse, ce que c'est que cette fleur de l'âge. Joseph était alors à la fleur de son âge. N'est-ce pas le moment où la flamme de la nature a le plus de violence, où se déchaînent toutes les tempêtes des passions, où enfin la raison a le moins de force? Les jeunes gens n'ont point d'ordinaire une bien grande prudence pour se soutenir, ni beaucoup d'ardeur pour la vertu; mais l'orage des passions gronde avec fureur, et la raison qui les modère et les gouverne, a trop de faiblesse pour les calmer alors. A tout cela joignez l'incontinence excessive de cette femme. Les Perses entretenaient avec soin les flammes de la fournaise, ils les alimentaient sans cesse en y jetant des matières combustibles. Eh bien ! cette misérable, cette impudique, entretenait une flamme plus ardente, plus dangereuse que celle de la fournaise : elle inondait sa tête de parfum, se couvrait les joues de fard, se peignait les yeux; la mollesse de sa voix, de ses mouvements, de sa, démarche, le luxe de ses vêtements, l'éclat de l'or, mille autres charmes, mille autres attraits pouvaient séduire le jeune hébreu. Un chasseur habile, qui veut prendre un animal difficile à saisir, met en mouvement tous les instruments de son art : elle aussi,qui connaissait la chasteté de son esclave (comment ne l'aurait-elle pas connue après le long séjour de Joseph dans sa maison ?) crut avoir besoin de grands apprêts pour s'emparer de lui, et elle mit cri jeu tous les artifices de la passion. Ce n'était pas assez ; elle sut choisir le temps et le lieu les plus favorables pour tomber sur sa proie. Elle se garda bien de l'attaquer, dès le jour où elle se sentit éprise d'amour pour lui : elle attendit longtemps encore, elle entretint en elle le feu de sa passion, et se prépara avec soin , craignant que trop de promptitude, trop de bruit dans l'attaque, ne mît en fuite sa proie. Mais un jour elle le rencontre seul, occupé à son travail ordinaire : alors elle creuse une fosse plus profonde, elle déploie de toutes parts les ailes de la volupté, comme si déjà elle tenait dans ses filets le jeune esclave : elle se glisse lentement,

et se trouve seule avec lui Non, elle n’était pas seule, car elle avait avec elle la jeunesse de Joseph, la nature, et les artifices qu’elle avait apprêtés : désormais elle emploie la violence pour entraîner au crime cette âme généreuse.

Quoi de plus terrible que cette tentation?  peut-il y avoir une fournaise plus ardente, une flamme plus vive et plus impétueuse? Un jeune homme plein de vigueur, esclave, abandonné de tous, sans patrie, étranger, exilé, se voit attaqué par une maîtresse passionnée jusqu'à la fureur, par une maîtresse riche et puissante, dans un lieu solitaire (circonstance bien favorable à la séduction); il est attiré par toutes sortes de charmes, entraîné vers le lit de son maître ; et cela après avoir couru déjà de si grands dangers, après s'être vu dresser des piéges si nombreux? Vous le savez, ceux que le malheur et la peine ont accablés, s'empressent d'accourir dès qu'on les invite à jouir, à se reposer, à mener une vie dissolue. Il n'en fut pas ainsi de Joseph ; mais il montra toujours la même fermeté. Cet attentat de la femme de Putiphar, je n'hésite pas, à le comparer à la fournaise de Babylone, à la. fosse aux lions où fut plongé Daniel, au ventre de la baleine où fut englouti Jonas : je le trouve plus terrible encore. Alors c'était la vie du corps qui était menacée ; ici c'était l'âme même qui était exposée à une mort éternelle; c'était un malheur irrémédiable. Voyez à combien. de titres ce lac était dangereux et funeste ; à la violence, aux artifices, se joignait une; passion effrénée, un feu violent, qui brûlait; non le corps, mais l'âme elle-même. Salomon va nous le redire, lui qui savait tout ce qu'il y avait de dangers à s'entretenir avec une femme unie à un homme par le rnariage. Voici donc ses paroles: Peut-on déposer des charbons sur son sein, sans que les vêtements s'enflamment ? Peut-on marcher sur des charbons ardents, sans se brûler les pieds ? De même si l'on entre vers la femme de son prochain, on peut demeurer pur une fois qu'on l'a touchée. (Prov. VI, 27, 29.) Or voici le sens qu’il a en vue : de même qu'il est impossible de se familiariser avec les femmes sans être consumé d’une flamme intérieure. Mais la situation de Joseph était bien plus effrayante encore. Il ne la toucha point : c'est (424) elle qui se jeta sur lui, et ils étaient seuls ! Et de plus, il avait enduré tant de malheurs, il avait soutenu tant d'assauts , il soupirait si vivement après le repos et la sécurité !

13. Que de filets, que d'attaques pour s'emparer de son âme ! comme elle le déchire de toutes parts ! Ce sont ses mains qui l'arrêtent; c'est le son de sa voix , c'est le fard et les parfums, ce sont les plus riches ornements, les plus riches vêtements, c'est la passion, la mollesse des paroles, une parure efféminée, une solitude qui promettait la sécurité ; ce sont les richesses et la puissance. De plus elle a pour auxiliaires l'âge, la nature, l'esclavage, le séjour en pays étranger. Eh bien ! Joseph triomphe de tout cela. Cette tentation, je n'hésite pas à la proclamer plus cruelle que la haine de ses frères et de ses proches , que cette servitude soufferte sous des maîtres barbares, que ces longs voyages, que ce séjour à l'étranger, que cette prison, ces chaînes, ces maux innombrables qu'il endura si longtemps. Après qu'il eut remporté ce triomphe, il souffla dans ce lieu comme un frais zéphyr, le zéphyr de la grâce de Dieu et de la vertu du jeune homme. Telle était sa tranquillité, telle était sa chasteté , qu'il essaya d'apaiser et d'éteindre la passion de cette femme. Le voilà donc sorti intact du milieu des flammes, comme autrefois ces jeunes hébreux sortirent intacts de la fournaise de Babylone : On ne sentait point en eux l'odeur du feu, dit le Prophète. (Dan. III, 38.) Le voilà cet illustre athlète de la chasteté, aussi ferme que l'airain. Qu'arriva-t-il ensuite et quelle fut la récompense de sa victoire ? Encore des embûches, encore des précipices , encore la mort, les dangers, la calomnie, des haines injustes et stupides. Cette misérable femme, en effet, se console par la fureur de la déception qu'elle vient d'avoir : elle entasse passion sur passion, et à cet amour impudique elle joint une colère criminelle; d'adultère elle devient homicide. Ne respirant plus que cruauté, lançant des regards sanguinaires, elle dresse un tribunal, y place un juge corrompu, le maître lui-même, son époux, un barbare, un Egyptien; et elle y dénonce un crime dont personne ne peut témoigner. L'accusé n'est même pu admis à comparaître ; elle est sûre de la sentence , puisqu'elle s'appuie sur la sottise et la bienveillance du juge, sur la foi de son propre témoignage, sur la servitude de l'accusé. Disant tout le contraire de ce qui avait eu lieu, elle triompha du juge, fit rendre la sentence qu'elle désirait. L'innocent est condamné, on lui inflige une peine terrible, on le charge de fers, on le jette en prison. Ainsi cet homme admirable fut condamné, sans même qu'il eût vu le juge. Ce qui est plus étrange, il fut condamné comme adultère , comme ayant attenté à la couche nuptiale , comme ayant porté les mains sur l'épouse de son maître, comme ayant été pris sur le fait et convaincu. Le juge, l'accusatrice, la peine infligée donnaient du crédit à l'imposture auprès de la multitude qui ignorait la vérité. Mais rien ne put ébranler son âme. Il ne dit pas : Est-ce donc ainsi que se réalisent mes songes ? Est-ce donc là ce que m'annonçaient mes visions ? Voilà donc la récompense de ma chasteté l Un jugement insensé, une injuste sentence, une mauvaise opinion sur ma conduite. On m'a chassé de la maison paternelle comme un débauché, maintenant voici qu'on me traite d'adultère, qu'on m'accuse d'avoir fait violence à la pudeur d'une femme, qu'on me jette en prison , et que tous me regardent comme un criminel. Mes frères , qui devaient m'adorer (c'est ce que prédisaient mes songes), vivent libres, tranquilles, heureux dans leur patrie et dans la maison de leur père; et moi, qui devais régner sur eux, je suis enchaîné avec les violateurs des sépulcres, avec les scélérats, avec les voleurs. Une fois éloigné de ma patrie, me voici plongé dans de nouveaux troubles, dans de nouveaux embarras; même en pays étranger, de nouveaux gouffres se sont ouverts devant moi, de nouveaux poignards ont été aiguisés contre moi. Cette femme, dont les calomnies m'ont attiré tous ces maux, par son double crime est digne du dernier supplice, et cependant elle danse , elle est ivre de joie , elle jouit de ses trophées et porte sur sa tête la couronne du triomphe ; moi, au contraire, moi qui suis innocent, on m'inflige les plus terribles peines. Non il ne dit rien de semblable , il ne pensa rien de semblable; mais, comme un athlète qui va de victoire en victoire, il était calme et joyeux, et ne conservait de ressentiment ni contre ses frères, ni contre cette femme criminelle. Et quelle preuve en avons-nous? Rappelez-vous ce qu'il disait à l'un de ceux qui se trouvaient enchaînés avec lui. Bien loin d'être lui-même plongé dans le désespoir, il dissipait la tristesse des autres. Il en vit dont l'âme était troublée , accablée (425) par le chagrin; aussitôt il s'approcha d'eux pour savoir la cause de leur désespoir. Lorsqu'il eut appris qu'il provenait de certains songes, il s'empressa de les leur expliquer. Ensuite il demande à l'un d'eux de se souvenir de lui auprès du roi : malgré son admirable générosité , il était homme cependant, et ne voulait point se consumer dans les angoisses. Il l'invite donc à se souvenir de lui auprès du roi, à demander sa mise en liberté. Il était forcé de dire la cause pour laquelle on l'avait jeté en prison, afin que l'intercesseur pût alléguer un motif plausible en faveur de son protégé. Or il ne dit pas un mot des injustices qu'il avait souffertes : il déclara son innocence, mais n'alla pas plus loin, et ne parla point de ceux qui l'avaient traité si injustement. On m'a enlevé, dit-il, du pays des Hébreux, et on m'a jeté dans cette prison, sans que j'aie commis aucun crime. (Gen. XL, 15.) Pourquoi donc ne dites-vous rien de cette prostituée, de cette adultère, de vos frères, de leur haine, de leur infâme trafic, de la passion de votre maîtresse, de son attentat, de son intempérance, des piéges qu'elle vous tendit, de ses artifices, de ses calomnies, de la sentence injuste qu'elle fit rendre contre vous, du juge qu'elle corrompit, de cette condamnation portée sans aucun fondement? Pourquoi taire, pourquoi cacher tout cela? Ah! je ne connais point le ressentiment, répond-il; toutes ces injustices me valent autant de couronnes et de palmes; elles sont pour moi d'un profit immense.

14. Quelle sagesse ! que cette âme est au-dessus de la colère, supérieure à l'adversité ! comme elle domine tous les dangers ! Vous le voyez, il déplore plutôt le sort de ses ennemis qu'il ne garde le souvenir des injures. Pour ne point nommer ses frères ni cette femme homicide : On m'a enlevé furtivement, dit-il, du pays des Hébreux, et je ne suis coupable d'aucun crime. Il ne désigne personne, il ne parle ni de la citerne, ni des Ismaélites, ni de qui que ce soit. Mais voici qu'une nouvelle et violente tentation se présente encore ; cet homme que Joseph avait consolé, qui selon sa prédication, s'était vu délivrer de ses chaînes , et rétablir dans son ancienne charge, oublie et le bienfait qu'il avait reçu et la demande que l'homme juste lui avait adressée. Lui , dans le palais du roi, il avait désormais en partage toutes les jouissances; pour Joseph, qui brillait comme le soleil dont la vertu lançait de tous côtés ses  rayons éblouissants, il habitait encore une prison, et personne ne songeait à demander au roi sa délivrance. Ce n'était pas encore assez de couronnes ; pas encore assez de palmes : le stade s’agrandissait devant lui, et offrait un plus grand espace à parcourir. Dieu permettait que la lutte se prolongeât; sans abandonner l’athlète, il laissait ses adversaires déployer tous leurs moyens, de manière que l'athlète ne succombât point et que cependant ses ennemis ne missent point de terme à leurs attaques. Il permit qu'il fût jeté dans une citerne, que ses habits fussent teints de sang; mais il ne voulut pas que ses frères le fissent mourir. Sans doute un des frères donna aux autres le conseil de ne pas le faire mourir : mais c'était la providence divine qui disposait toutes choses. Il en fut de même en ce qui concerne la femme de Putiphar. Pourquoi, je vous le demande , cet homme si ardent, si emporté (car vous le savez, tel est le tempérament des Egyptiens) ; cet homme emporté jusqu'à la fureur (la colère, en effet, exerce sur les Egyptiens un empire incroyable), pourquoi, dis-je , n'a-t-il pas fait mourir par le glaive ou jeté dans les flammes cet esclave qu'il regardait comme un adultère, qu'il condamnait comme ayant fait violence à son épouse? Pourquoi malgré cette impudence qui le portait à rendre une sentence, sans avoir entendu les deux parties, sans donner à l'accusé la liberté de parler, montra-t-il tant de clémence au moment du supplice, et cela, quand il était témoin de la fureur et de la rage de son épouse, quand elle se plaignait amèrement de la violence qui lui avait été faite, quand elle montrait les vêtements déchirés , quand redoublaient et sa fureur et ses cris et ses lamentations? Rien de tout cela cependant ne put l'amener à faire mourir Joseph. Pourquoi donc, je vous le demande? N'est-il pas évident que ce Dieu qui mit, pour ainsi dire, un frein à la fureur des lions, qui éteignit, pour ainsi dire, les flammes de la fournaise, contint aussi le courroux sauvage de cet homme, réprima cette colère inouïe pour rendre le supplice moins rigoureux? Dans la prison, c'est encore la même conduite de la Providence. Dieu permet, il est vrai, qu'on le jette dans les fers, au milieu des scélérats; mais il le soustrait aux mauvais traitements du geôlier. Vous n'ignorez pas ce que c'est qu'un (426) geôlier. Eh bien ! le geôlier se montra plein de douceur envers Joseph; non-seulement il ne lui imposa pas de rudes travaux, mais il lui donna autorité sur les autres, et il l'avait reçu comme un criminel, comme un infâme adultère. Ce n'était pas, en effet, à une femme de basse condition, mais à une femme environnée d'éclat et d'honneurs qu'il était censé avoir fait violence. Toutefois rien ne put effrayer le geôlier ni le faire agir cruellement à l'égard de Joseph. Ainsi donc en même temps les afflictions tressaient des couronnes pour l'homme juste, et Dieu l'environnait de secours abondants.

J'aurais voulu vous écrire plus longuement. Mais j'ai déjà dépassé de beaucoup la mesure ordinaire d'une lettre. Je m'arrête donc , et je vous exhorte , comme je l'ai toujours fait, à bannir de votre âme la tristesse qui la remplit encore, à louer Dieu , comme vous l'avez toujours fait et comme vous continuez à le faire, à lui rendre grâces à l'occasion de tant de calamités et de douleurs. Vous recueillerez des fruits abondants, vous ferez au démon de mortelles blessures, vous nous remplirez de consolations; vous n'aurez pas de peine à dissiper cette nuée de chagrins qui voile votre front et à jouir d'une tranquillité parfaite. Arrière donc toute mollesse : sortez, retirez-vous de cette fumée (car cette tristesse vous la dissiperez aussi facilement que la fumée.) Ecrivez-nous que vous avez suivi notre conseil ; et ainsi, même loin de vous, nous trouverons dans vos lettres de quoi réjouir notre coeur.

 

 

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