HOMÉLIE XLVII

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HOMÉLIE XLVII.

JÉSUS LUI DIT : EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS : SI VOUS NE MANGEZ LA CHAIR DU FILS DE L'HOMME, ET NE BUVEZ SON SANG, VOUS N'AUREZ POINT EN VOUS LA VIE ÉTERNELLE: — CELUI QUI MANGE MA CHAIR ET BOIT MON SANG, A LA VIE EN LUI-MÊME. (VERS. 54, 55, JUSQU'À LA FIN DU CHAPITRE.)

 

ANALYSE

 

326

 

1. Suite des admirables effets de la divine Eucharistie. — Jésus-Christ parle souvent de vie, pourquoi ?

2. Les disciples de Jésus-Christ trouvent dures les paroles de leur Maître.

3. Faire les reproches et. les réprimandes avec douceur.

4. Jésus prédit à Judas sa trahison. — Notre salut comme notre perte dépend de notre libre arbitre.

5. L'exemple de Judas doit faire trembler ceux mêmes dont la vocation est plus visible et plus certaine. — L'avarice, cause de la trahison de Judas, le sera aussi de notre perte. — Mépriser le pauvre dans sa misère, c'est trahir Jésus-Christ. — Celui qui communie indignement, sera puni comme ceux qui ont fait mourir Jésus-Christ. — Les richesses superflues et inutiles. Mépris des choses de la terre. — Contre ceux qui, non-seulement nourrissent des chiens, des ânes sauvages , des ours, et d'autres bêtes. — Le ciel est un plus beau toit que tous nos plafonds dorés, il est plus à nous que ceux-là : le regarder, il nous appelle, il nous invite d'aller au Créateur. — Jésus-Christ est nu, nos plafonds sont dorés, quelle honte pour nous, quelle folie! -Mépriser toutes les choses passagères, ne rechercher que celles qui sont permanentes.

 

1. Quand nous parlons des choses spirituelles, qu'il ne reste dans nos âmes aucune pensée charnelle ou terrestre; chassons, éloignons de nous toute idée semblable, pour nous attacher uniquement et tout entier à la divine parole. Si lorsque le roi vient dans la ville, on écarte de sa personne tout ce qui peut faire de l'embarras et du tumulte, n'est-il pas beaucoup plus juste que, lorsque le Saint-Esprit nous parle, nous l'écoutions dans une grande paix et une grande tranquillité, et avec beaucoup de crainte et de respect? Et véritablement elles sont effrayantes, les paroles qu'on nous a lues aujourd'hui. Ecoutez ce que dit Jésus-Christ : « En vérité, je vous le dis , quiconque ne mange pas ma chair et ne boit pas mon sang « n'aura point la vie en soi ». Auparavant les Juifs avaient dit que cela était impossible, le divin Sauveur leur montre que non-seulement cela n'est point impossible, mais que c'est encore très-nécessaire. C'est pourquoi il ajoute : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour ». Comme il disait : « Si quelqu'un mange de ce pain, il ne mourra jamais », et qu'il y avait toute apparence qu'ils s'en scandaliseraient de même qu'auparavant, lorsqu'ils avaient fait paraître leur scandale par ces paroles: « Abraham est mort, et les prophètes aussi, comment donc pouvez-vous dire : il ne mourra jamais? » (Jean, VIII, 52.) Il leur présente la résurrection, par laquelle il résout la difficulté, et leur fait voir que celui qui mange de ce pain ne mourra pas pour toujours.

Au reste, Jésus-Christ revient souvent sur ces mystères, pour faire connaître aux Juifs que la vérité, qu'il leur annonce, est très-importante et très-nécessaire , et qu'absolument il faut manger sa chair et boire son sang. Car il ajoute encore: « Ma chair est véritablement viande, et mon sang est véritablement breuvage (56) ». Que signifie cela? Ou que la viande véritable est celle qui nourrit l'âme, ou qu'il veut confirmer et persuader ce qu'il dit; afin qu'ils ne croient pas que ce soit là une énigme ou une parabole, et qu'ils sachent qu'il faut nécessairement manger son corps. Il dit ensuite: « Celui qui mange ma chair demeure en moi (57) », pour marquer qu'il s'incorpore en lui. Mais ce qui suit ne nous paraîtra pas se lier avec ce qui précède, [327] si nous n'y faisons beaucoup d'attention. En effet, après avoir dit : « Celui qui mange ma « chair demeure en moi », ajouter : «Comme mon Père qui m'a envoyé est vivant, moi aussi je vis par mon Père (58) » ; où est la suite, où est le rapport? Ces choses ont une étroite liaison et un parfait rapport entre elles. Car le Sauveur ayant souvent promis la vie éternelle , pour confirmer sa promesse , il ajoute: « Il demeure en moi ». Or, s'il demeure en moi, comme je vis, il est visible qu'il vivra aussi. Il dit ensuite: « Comme mon Père qui m'a envoyé est vivant », ce qui est une similitude, et revient à dire : Je vis comme mon Père vit. Et de peur que vous ne le crussiez « non engendré », il a incontinent ajouté : « par le Père », non que pour vivre il ait besoin d'aucune opération : car, afin d'en ôter la pensée, il a déjà dit : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir la vie en lui-même ». (Jean, V, 26.) Que si pour vivre il a besoin d'opération et de secours, il s'ensuivra ou que le Père n'a pas donné au Fils d'avoir la vie, et que cette proposition est fausse; ou, s'il la lui a donnée, qu'il n'a plus besoin dans la suite d'autre aide ni de secours. Que veut dire ce mot : « Par le Père? » Il insinue seulement la cause, le principe. Au reste, il veut dire ceci : Comme mon Père vit, moi je vis aussi : « De même, celui qui me mange, vivra aussi par moi ». Ici Jésus-Christ appelle vie, non toutes sortes de vies, mais la vie glorieuse : que le divin Sauveur n'entende point parler ici de la vie simple et commune, mais de cette vie glorieuse et ineffable, cela se voit manifestement, puisque tous les infidèles et les catéchumènes qui ne sont point initiés aux saints mystères vivent, quoiqu'ils n'aient point goûté à cette chair divine. Voyez-vous que Jésus-Christ ne parle point de cette vie, mais de celle du ciel? Voici ce que signifie ce qu'il dit : Celui qui mange ma chair, quoiqu'il meure et disparaisse à nos yeux, ne périra point et ne tombera point dans le lieu des supplices. D'ailleurs, il ne parle point de la résurrection qui est commune à tous les hommes, car tous ressusciteront pareillement; mais de cette adorable et glorieuse résurrection, qui sera suivie de la récompense.

« C'est ici le pain qui est descendu du ciel. Ce n'est pas comme la manne que vos pères ont mangée, et qui ne les a pas empêchés de mourir. Celui qui mange ce pain, vivra  éternellement (59) ». Jésus-Christ parle souvent de la résurrection, pour imprimer cette vérité dans l'esprit de ses auditeurs. Car c'était là le point le plus important de sa doctrine, d'établir et d'affermir la foi en ces choses, la résurrection et la vie éternelle. Et voilà pourquoi il ajoute la résurrection; soit parce qu'il a parlé de la vie éternelle, soit pour montrer que la vie qu'il promet n'est pas pour le temps présent, mais pour celui qui suivra la résurrection. Et par où, direz-vous, le prouvera-t-on? Par les Ecritures. Jésus-Christ y renvoie incessamment les Juifs, afin que par elles ils s'instruisent de ces vérités. Il a dit que « ce pain donne la vie au monde » (Jean, VI, 33), pour les exciter à en manger et leur donner de l'émulation et même du dépit, en voyant les autres jouir d'un si grand bien, de telle sorte qu'ils s'efforcent d'y participer eux-mêmes : et il fait souvent mention de la manne, tant pour leur en faire connaître la différence, que pour les attirer à la foi. Si effectivement, sans moisson, sans blé, sans aucun préparatif, Dieu a pu les nourrir pendant quarante ans, maintenant il le pourra bien mieux, puisqu'il est venu pour opérer de plus grandes merveilles. Et d'ailleurs, si ces choses étaient des figures, et si, sans sueurs et sans travail, ils ramassaient alors de quoi se nourrir, à plus forte raison aurons-nous toutes choses avec abondance, maintenant qu'il y a une si grande différence, qu'il n'y a véritablement point de mort, et que nous jouissons d'une véritable vie.

Au reste, c'est très à propos que le divin Sauveur parle souvent de la vie : la vie est ce que les hommes désirent le plus; rien aussi n'est plus doux ni plus agréable que de ne point mourir. Dans l'Ancien Testament Dieu promettait aux hommes une longue vie, maintenant non-seulement il nous promet une vie longue, mais aussi il nous en fait attendre une qui n'aura point de fin. De plus, Jésus-Christ veut en même temps nous faire connaître que la peine à laquelle le péché nous avait assujettis, est maintenant révoquée, et qu'il. a aboli notre sentence de mort par l'institution non d'une vie ordinaire, mais d'une vie éternelle, contrairement au régime antérieur. « Ce fut en enseignant dans la synagogue de Capharnaüm, que Jésus dit ces choses (60) »; il a fait dans ce lieu un  [328] très-grand nombre de miracles; ainsi on ne devait être nulle part plus attentif à sa parole.

2. Mais pourquoi Jésus enseignait-il dans la synagogue et dans le temple? C'était pour attirer le peuple et pour montrer qu'il n'était pas contraire au Père. « Plusieurs donc de ses disciples, qui l'avaient ouï, disaient : Ces paroles sont bien dures (61) ». Que veut dire cela : « ces paroles sont dures? » Elles sont rebutantes et fâcheuses, elles ordonnent des choses trop difficiles et trop pénibles. Mais Jésus-Christ ne disait rien de rebutant, ni de pénible : rien qui prescrivît des règles de vie; seulement il enseignait ce qu'il fallait croire, parlant de temps en temps de la foi qu'on devait avoir en lui. Comment donc ces paroles sont-elles dures? Est-ce parce que le Sauveur promettait la résurrection et la vie éternelle? Est-ce parce qu'il disait qu'il était descendu du ciel ? Est-ce parce qu'il enseignait que personne ne peut être sauvé, s'il ne mange sa chair? Ces choses, je vous prie, sont-elles dures? Qui le peut dire? Que signifie donc ce mot, « dur?» Une chose difficile à entendre, qui surpassait leur force et leur intelligence, qui les épouvantait et les effrayait. Ils croyaient que Jésus-Christ leur parlait de lui-même en termes trop magnifiques. Voilà pourquoi ils disaient : « Qui peut les écouter? » Et peut-être aussi parlaient-ils de la sorte pour excuser leur prochaine retraite.

« Mais Jésus connaissant en lui-même que ses disciples murmuraient sur ce sujet (62) », il était de sa divinité de révéler publiquement ce qu'il v avait de plus caché dans leur coeur. C'est pourquoi il leur dit aussitôt: « Cela vous a scandalise-t-il? » Que sera-ce donc « si vous voyez le Fils de l'homme monter où il était auparavant? (63) » Jésus-Christ avait dit la même chose à Nathanaël : « Parce que je vous ai dit que je vous ai vu sous le figuier, vous croyez ». (Jean, 1, 50.) Et à Nicodème : « Personne n'est monté au ciel, sinon le Fils de l'homme qui est dans le ciel ». (Jean, III, 13.) Quoi donc? le Sauveur ajoute-t-il difficulté à difficulté? Non, loin de nous cette pensée; mais il tâche d'attirer ses auditeurs et de les gagner par la grandeur et l'excellence de sa doctrine. Si, ayant dit : « Je suis descendu du ciel » , il n'avait rien ajouté de plus, il leur eût donné un plus grand sujet de scandale et de chute; mais quand il dit : « Mon corps donne la vie au monde », et : « Comme mon Père qui est vivant, m'a envoyé, je vis a aussi par mon Père » ; et : « Je suis descendu du ciel », il aplanit, il résout la difficulté. Celui qui dit de soi quelque chose de grand se rend suspect de mensonge; mais celui qui y joint ensuite de telles choses, ôte tout soupçon. Au reste, il n'omet rien pour les empêcher de croire qu'il soit le fils de Joseph. Jésus-Christ n'a donc pas dit ces choses pour augmenter le scandale, mais pour l'ôter. En effet, le regarder comme fils de Joseph, c'était montrer qu'on n'avait pas compris ce qu'il avait dit. Mais être persuadé qu'il était descendu du ciel, et qu'il y devait monter, c'était le vrai moyen d'entendre plus aisément et plus facilement ses paroles.

Après cela il apporte une autre solution de la difficulté : « C'est l'esprit », dit-il, « qui vivifie; la chair ne sert de rien (64) » ; c'est-à-dire, ce que je dis de moi, il faut l'entendre spirituellement; celui qui l'écoute avec un esprit charnel et terrestre n'y comprend rien et n'en retire aucun fruit. Or, c'était être charnel que de douter que Jésus-Christ fût descendu du ciel, et de le croire fils de Joseph, et de dire : « Comment peut-il nous donner sa chair à manger ? » Toutes ces pensées sont charnelles, et ce que disait Jésus-Christ, il fallait le prendre dans un sens mystique et spirituel. Et comment, repartirez-vous, pouvaient-ils entendre ce que cela voulait dire : « Mangez ma chair? » Certes, il fallait attendre un temps propre et favorable, il fallait interroger, et ne point cesser de faire des questions.

« Les paroles que je vous dis sont esprit et vie » ; c'est-à-dire, ce que je dis est tout divin et spirituel : je ne parle point de choses charnelles et qui soient soumises à la nature, mais de choses qui sont exemptes de ces sortes de nécessités et des lois de cette vie : ce que je dis a un sens tout autre et tout différent de celui que vous lui donnez. Comme donc ici le Sauveur a dit : Les paroles que je vous dis sont esprit, au lieu de dire, sont des choses spirituelles; de même lorsqu'il dit : La chair ne sert de rien, il ne l'entend pas de la chair en elle-même, mais il insinue qu'ils prenaient dans un sens charnel ce qu'il disait, eux qui n'avaient de goût et de désir que pour les choses charnelles, en un temps où tout les invitait à rechercher celles qui sont spirituelles. Prendre dans un sens charnel ce que dit Jésus-Christ, c'est en perdre tout le fruit et [329] le profit. Quoi donc? Est-ce que sa chair n'est pas chair? Elle l'est, sûrement. Pourquoi donc a-t-il dit: « La chair ne sert de rien?» Le divin Sauveur ne l'entend pas de sa chair, Dieu nous garde d'une telle pensée, mais de ceux qui recevaient charnellement ce qu'il disait ; et qu'est-ce qu'entendre charnellement? C'est prendre tout simplement et à la lettre ce qu'on dit, et ne rien penser, et ne rien imaginer de plus; c'est là voir les choses avec des yeux charnels. Or il n'en faut pas juger selon ce qu'elles paraissent aux yeux du corps, mais, tout ce qui est mystère, il faut Je voir et le considérer avec les yeux de l'âme, c'est-à-dire spirituellement. N'est-il pas vrai, n'est-il pas certain, que celui qui ne mange point la chair de Jésus-Christ et ne boit point son sang, n'a pas la vie en lui-même ? Comment donc la chair ne sert-elle de rien, cette chair sans laquelle nous ne pouvons pas vivre? Vous voyez bien que le Sauveur, ne parle point là de sa chair, mais de ce qu'on entend ses paroles d'une manière charnelle.

« Mais il y en a quelques-uns d'entre vous a qui ne croient pas (65) ». Jésus-Christ, selon sa coutume, relève ce qu'il dit; et lui donne de la dignité; il prédit ce qui doit arriver et fait voir que c'est pour le salut de ses auditeurs qu'il leur parle de ces choses, et non pour s'attirer de la gloire. Au reste, en disant : « Quelques-uns », il sépare ses disciples de ce nombre. Au commencement, il avait dit « Vous m'avez vu et vous ne m'avez point cru». (Jean, VI, 36.) Mais il dit ici : « Il y en a quelques-uns d'entre vous qui ne croient pas ». En effet, il savait dès le commencement qui étaient ceux qui ne croiraient point, et qui était celui qui devait le trahir. « Et il leur disait : C'est pour cela que je vous ai dit que personne ne peut venir à moi, s'il ne lui est donné par mon Père (66) ». L'évangéliste insinue ici que la dispensation des dons et des grâces du Père se fait librement et volontairement. Et il montre la patience de Jésus-Christ. Et ce n'est pas sans raison qu'il met ici ce mot: « Dès le commencement » ; c'est pour vous faire connaître la prescience de Jésus-Christ, et qu'il avait connu leur incrédulité et la trahison de Judas avant qu'ils eussent ouvert la bouche et qu'ils se fussent déclarés parleurs murmures; ce qui était une preuve bien évidente de sa divinité. Il ajoute ensuite : « S’il ne lui est donné par mon Père », pour les persuader et les engager à croire que Dieu était son Père et non pas Joseph, et leur faire connaître que ce n'était pas une chose commune que de croire en lui; comme s'il disait Qu'il y en ait qui ne croient pas en moi, je n'en suis nullement troublé, ni étonné; car longtemps auparavant que cela arrivât, je l'ai su, j'ai connu qui sont ceux à qui mon Père a donné.

3. Lorsque vous entendez ce mot : « Il a donné », ne pensez pas que le Père donne au hasard ou à l'aventure, mais croyez que celui qui s'est rendu digne de ce don, le reçoit. « Dès lors, plusieurs de ses disciples se retirèrent de sa suite et n'allaient plus avec lui (67) ». C'est avec juste raison que l'évangéliste n'a pas dit : Ils s'en allèrent, mais : « Ils se retirèrent de sa suite » ; pour montrer qu'ils avaient abandonné le chemin de la vertu, et qu'en se séparant de Jésus ils avaient quitté la foi dont jusqu'alors ils avaient fait profession ; mais les douze disciples ne firent pas de même. C'est pourquoi Jésus leur dit : « Et vous, voulez-vous aussi vous en aller? (68) ». Par où il leur fait connaître qu'il n'a pas besoin de leur ministère, ni de leur service, et que ce n'est pas pour cela qu'il les mène avec lui. Celui qui leur parle de cette manière, quel besoin aurait-il pu avoir d'eux?

Pourquoi ne les a-t-il pas loués, pourquoi n'a-t-il pas exalté leur vertu ? Premièrement, pour conserver sa dignité de maître; en second lieu, pour montrer que c'est de cette manière qu'ils devaient être attirés et engagés à sa suite. Si Jésus les eût loués croyant qu'ils l'avaient obligé, ils en auraient conçu quelques sentiments humains , quelque amour propre. Mais leur ayant fait connaître qu'il n'avait point besoin de leur compagnie, il les a mieux retenus dans leur devoir, et se les est encore plus fortement attachés.

Remarquez aussi, mes frères, avec quelle prudence il leur parle. Il ne leur a pas dit Allez-vous-en, car ç'aurait été là leur donner leur congé et les renvoyer. Mais il les interroge et leur dit : « Et vous, voulez-vous aussi vous en aller? » Par là il ôte toute contrainte et toute nécessité; il les prévient, leur donne la liberté de faire ce qu'ils voudront, afin ;que ce ne soit pas la honte qui les retienne, et qu'au contraire, ils lui soient obligés de la bonté qu'il a de les garder. Et encore, en évitant de leur faire ce reproche publiquement, [330] en les sondant sur leur volonté avec douceur et avec bonté, le divin Sauveur nous apprend comment nous devons raisonner et nous conduire en ces sortes de rencontres. Pour nous, qui faisons tout par vanité et avec hauteur, et qui croyons perdre de notre gloire si ceux qui nous honoraient nous délaissent, nous méritons par cela même qu'ils nous quittent. En un mot, Jésus-Christ n'a point flatté ses disciples : il ne les a pas congédiés, mais il leur a demandé ce qu'ils voulaient faire, en quoi il ne leur marque aucun mépris, mais seulement il leur témoigne qu'il ne veut pas qu'ils restent avec lui par contrainte et par force, car, autant vaudrait s'en aller que demeurer de cette manière.

Mais Pierre, que répondit-il donc à Jésus-Christ? « A qui irions-nous, Seigneur? vous avez les paroles de la vie éternelle (68). Nous croyons et nous savons que vous êtes le Christ Fils de Dieu (70) ». Ne voyez-vous pas dans cette réponse que ce n'étaient point les paroles de Jésus-Christ qui scandalisaient ses auditeurs, mais bien leur propre étourderie, leur paresse, leur corruption et leur méchanceté? Quand il aurait gardé le silence ils n'auraient pas cessé de se scandaliser, eux qui ne lui demandaient que la nourriture corporelle, et qui étaient uniquement attachés à la terre. Les uns et les autres ont tous ensemble entendu ce qu'a dit Jésus-Christ; mais les vrais disciples, étant dans des dispositions toutes contraires, ont dit : « A qui irions-nous?» Paroles qui marquent une grande affection et un véritable attachement. Elles font connaître que leur Maître leur était plus cher que toute autre chose, que leurs pères, que leurs mères, que leurs biens; et que ceux qui se séparent de Jésus n'ont plus de refuge. Ensuite, de peur qu'on ne crût que Pierre avait dit : « A qui irions-nous? » parce que ni lui, ni ses compagnons, ne savaient chez qui se retirer désormais, il ajoute aussitôt la raison pour laquelle ils veulent demeurer : « Vous avez les paroles de la vie éternelle ». Car les uns écoutaient la divine parole avec un esprit charnel et terrestre, mais les autres l'écoutaient spirituellement , mettant toute leur confiance dans la foi.

Voilà pourquoi Jésus-Christ disait : « Les paroles que je vous dis sont esprit »; c'est-à-dire : Ne pensez pas que ce que je vous dis soit sujet à l'enchaînement et à la dépendance des choses de ce monde : les choses spirituelles ne sont pas de cette nature, elles ne sont pas soumises aux lois de la terre. C'est aussi là ce que déclare saint Paul par ces paroles : « Ne dites point en votre coeur : Qui pourra monter au ciel ? c'est-à-dire pour en faire descendre Jésus-Christ. Ou qui pourra descendre au fond de la terre? c'est-à-dire pour appeler Jésus-Christ d'entre les morts ». (Rom. X, 6 et 7.) Déjà les disciples avaient reçu la doctrine de la résurrection et du partage céleste. Considérez, je vous prie, de quelle manière celui qui aime ses frères prend leur défense et répond pour tous. Pierre n’a point dit : Je sais, mais « nous savons ». Ou plutôt remarquez de quelle manière il suit et il imite les propres paroles de son Maître, et s'éloigne du langage des Juifs. Les Juifs disaient : Celui-là est le fils de Joseph ; mais Pierre répond : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant »; et : « Vous avez les paroles de la vie éternelle »; peut-être parce qu'il lui avait souvent entendu dire : « Celui qui croit en moi a la vie éternelle ». Car, se servant des mêmes paroles, il fait voir qu'il les a toutes retenues. Et Jésus-Christ, que répond-il? Il ne loue point Pierre, ne le vante point, ce que toutefois il fait ailleurs. Mais que dit-il donc? « Ne vous ai-je point choisi au nombre de douze? et néanmoins un de vous autres est un démon (71)». Comme Pierre avait dit : « Et nous savons », Jésus, comme de juste, exempte Judas de ce nombre. Il ne parla point des disciples, lorsqu'en une autre occasion, sur cette demande du Christ : « Et vous autres, qui dites-vous que je suis? » Pierre lui répondit : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant ». (Matth, X, 15, 16.) Mais ici, attendu qu'il avait dit: « Nous croyons », il retranche justement Judas du nombre, et il le fait longtemps auparavant pour détourner ce traître de sa perfidie, sachant que c'était peine perdue, mais voulant faire tout ce qui était en lui.

4. Admirez la sagesse du divin Sauveur: Il ne fit pas connaître Judas, et aussi il ne permit pas qu'il fût tout à fait inconnu ; d'une part, afin qu'il ne devînt pas plus impudent, et qu'il ne s'obstinât pas dans son crime; d'autre part, afin que, ne se croyant pas connu, il ne s'y portât pas avec plus de hardiesse et d'insolence. Voilà pourquoi il le reprit dans la suite plus ouvertement. Et certes, la première [331] fois il le comprit parmi les autres incrédules, en disant : « Il y en a quelques-uns d'entre vous qui ne croient pas ». C'est ce que l'évangéliste déclare par ces paroles : « Jésus savait dès le commencement qui étaient ceux qui ne croyaient point, et qui serait celui qui le trahirait ». (Jean, VI, 65.) Mais comme il persévérait dans son malheureux dessein, il lui en fait un reproche plus fort et plus piquant : « Un d'entre vous », dit-il, « est un démon ». Il parle à tous en commun, pour leur inspirer de la crainte à tous et pour couvrir encore Judas. Sur quoi il y a lieu de demander pour quelle raison les disciples ne répondent point -à une accusation si terrible, mais ils doutent, ils s'attristent, ils se regardent l'un l'autre et chacun d'eux dit : « Se«rait-ce moi, Seigneur?» (Matth. XXVI, 22.) Et Pierre fit signe à Jean de s'enquérir du Maître qui était le traître. (Jean, XIII, 24.) Quelle en est donc la raison? Avant que Pierre eut entendu cette foudroyante parole : « Retirez-vous de moi, Satan » (Matth. XVII, 23), il ne, craignait point ; mais après que son Maître l'eût si amèrement repris, et qu'ayant parlé avec beaucoup d'affection , il n'en fut point loué, mais il s'entendit même appeler Satan, il eut sujet de craindre pour lui, lorsque Jésus dit : « L'un de vous me trahira ». De plus, maintenant Jésus-Christ ne dit pas : « L'un de vous me trahira »; mais : « Un de vous autres est un démon ». (Matth. XXVI, 21.) Voilà pourquoi les disciples ne comprenaient pas ce qu'avait voulu dire leur Maître, et ils pensaient qu'il leur reprochait seulement leur peu de foi et leur imperfection.

Mais pourquoi le divin Sauveur a-t-il dit : « Ne vous ai je point choisi au nombre de

douze, et néanmoins un de vous est un démon (71) ? » C'était pour leur faire connaître que sa doctrine était éloignée de toute flatterie, que ce n'était point par l'adulation qu'il voulait se les attacher et les persuader. Lorsque tous se retiraient, qu'ils demeuraient seuls et qu'ils confessaient hautement le Christ par la bouche de Pierre; ne voulant même pas alors qu'ils s'attendissent qu'il les flatterait, il leur en ôte toute la pensée; c'est comme s'il leur disait : Rien n'est capable de m'empêcher de reprendre les méchants : ne croyez pas que, parce que vous demeurez arec moi, je vous flatte et je vous donne des louanges, ou que parce que vous me suivez, je m'abstienne de reprendre les méchants. Ce qui peut le plus flatter un maître ne me touche point, moi ; celui qui demeure donne une marque de son amour. Il arrivera que celui que le maître a choisi sera outragé et chassé par les insensés, comme s'il était lui-même insensé. Mais toutefois rien de tout cela ne m'empêche de reprendre ceux qui font le mal. Voilà sur quoi les gentils reprennent, aujourd'hui encore, Jésus-Christ de la manière la plus ridicule. Dieu n'a pas coutume de contraindre ni de forcer personne à devenir homme de bien; son élection et sa vocation ne contraignent point, mais il opère par la persuasion. Voulez-vous savoir et vous convaincre que la vocation ne force et ne contraint personne? voyez, examinez combien il y en a parmi ceux qui ont été appelés qui se sont perdus. Par là vous verrez manifestement que le salut et la perte dépendent de notre libre arbitre et de notre volonté.

5. Que ces vérités, mes frères, nous rendent donc extrêmement attentifs et toujours vigilants. Si celui qui était agrégé au sacré collège des apôtres, qui avait reçu un si grand don, qui avait fait des miracles; car il avait été envoyé avec les autres pour ressusciter les morts et guérir les lépreux; si, dis-je, un disciple, pour s'être laissé infecter de la cruelle et très-dangereuse maladie, de l'avarice, a trahi son Maître; si tant de bienfaits et de grâces; si, ni le commerce, ni la familiarité avec Jésus-Christ, ni le lavement des pieds, ni la société de table, ni la garde de la bourse, ne lui ont servi de rien, ou plutôt si toutes ces choses lui ont ouvert le précipice où il s'est jeté; tremblons et craignons nous-mêmes d'imiter un jour ce perfide par notre avarice.. Vous ne trahissez pas Jésus-Christ? Mais lorsque vous méprisez le pauvre qui sèche de faim, ou qui transit de froid, vous méritez le sort de Judas et la même condamnation. Et lorsque nous participons indignement aux saints mystères, nous tombons dans le même abîme, où se sont précipités ceux qui ont fait mourir Jésus-Christ. Lorsque nous volons, lorsque nous opprimons le pauvre et l'indigent, nous nous attirons une terrible vengeance : et certes nous la méritons bien. Jusques à quand serons-nous donc possédés de l'amour des biens de ce monde, de ces choses superflues et inutiles? car les richesses sont des choses vaines et sans utilité. Jusques à quand notre coeur [332] s'attachera-t-il à des vanités, à des bagatelles Jusques à quand différerons-nous de lever les yeux au ciel? de veiller, de mépriser les biens de la terre, les choses qui passent? Notre propre expérience ne nous apprend-elle pas combien toutes ces choses sont viles et abjectes?

Pensons à ces riches qui ont été avant nous tout ce que la mémoire nous rappelle d'eux, ne nous semble-t-il pas un songe? N'est-ce pas comme une ombre, une fleur, une eau qui coule, un conte et une fable? Cet homme était riche : mais ses richesses, que sont-elles devenues? Elles ont péri, elles se sont évanouies. Mais les péchés que ces richesses lui ont fait commettre demeurent, et le supplice qui lui est préparé l'attend à cause de ses péchés. Ou plutôt, quand même vous n'auriez point de supplice à craindre et de royaume à espérer, il vous faudrait avoir égard au sort de vos semblables qui ne diffèrent pas du vôtre.

Voyez plutôt : on nourrit des chiens; plusieurs même nourrissent des ânes sauvages, des ours et divers animaux; et l'homme que la faim dévore, nous l'abandonnons ! Nous faisons plus de cas d'une nature qui nous est étrangère que de notre propre nature. N'est-ce pas quelque chose de beau, direz-vous, que de bâtir de brillantes maisons, d'avoir un grand nombre de domestiques; et quand nous sommes couchés dans nos appartements, de voir des lambris tout éclatants d'or? C'est là un luxe superflu et inutile. Il y a d'autres édifices beaucoup plus brillants et plus imposants que ceux-là, dont vous devez vous réjouir la vue, et que personne ne peut vous empêcher de contempler. Voulez-vous voir un beau plafond? sur le soir regardez le ciel orné d'étoiles. Mais, direz-vous, ce plafond n'est point à moi : c'est tout le contraire, il est plus à vous que l'autre. Car c'est pour vous qu'il a été fait, et il vous est commun avec vos frères. Mais celui que vous dites à vous, n'est point à vous, il est à ceux qui hériteront de vous après votre mort. Celui-là peut vous être très-utile puisqu'il vous annonce le Créateur et vous invite à vous élever jusqu'à lui; mais celui-ci vous nuira beaucoup et il sera votre plus sévère et plus dangereux accusateur au jour du jugement, lorsqu'il paraîtra devant vous tout brillant d'or, Jésus-Christ n'ayant pas un seul habit pour se couvrir.

C'est pourquoi, gardons-nous, mes chers frères, de tomber dans un si grand excès de folie. Ne courons pas après ce qui passe, ne fuyons pas ce qui demeure, ne perdons pas notre salut; mais attachons-nous tous à l'espérance des biens futurs : les vieux, parce qu'ils savent qu'il leur reste peu de temps à vivre; les jeunes, parce qu'ils doivent être persuadés que la vie est courte : le jour du jugement arrivera, comme un voleur qui vient dans la nuit. (Luc, XII, 39.) Puis donc que ces vérités nous sont parfaitement connues; que les femmes avertissent leurs maris, et les maris leurs femmes. Apprenons-les aux jeunes garçons et aux jeunes filles, et exhortons-nous tous mutuellement les uns les autres à fuir les choses présentes et à ne rechercher et n'aimer que les biens de la vie future ; afin que nous puissions les acquérir, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il.

 

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